Le Prix Martin (Émile AUGIER - Eugène LABICHE)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 5 février 1876.

 

Personnages

 

FERDINAND MARTIN

HERNANDEZ MARTINEZ

AGÉNOR MONTGOMMIER

EDMOND BARTAVELLE

PIONCEUX, domestique de Martin

LOÏSA, femme de Martin

BATHILDE BARTAVELLE

GROOSBACK, servante d’auberge

 

Le premier acte à Paris, chez Martin. Le deuxième à Chamonix, et le troisième à la Handeck.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un petit salon bourgeoisement meublé. Au premier plan, à droite, une cheminée avec glace. Au deuxième plan, une porte. Au deuxième plan, à gauche, une porte. Portes dans les pans coupés. Porte d’entrée au fond. À droite, un canapé. Un petit guéridon près de la cheminée. À gauche, une table de jeu avec des cartes. Fauteuils, chaises, etc.

 

 

Scène première

 

MARTIN, AGÉNOR et PIONCEUX

 

Au lever du rideau, Martin et Agénor sont assis devant la table de jeu. Pionceux est debout derrière son maître et le conseille.

AGÉNOR.

À qui de faire ?

MARTIN.

À toi, capitaine.

Pendant qu’Agénor donne.

Quel beau jeu que le bésigue !

AGÉNOR.

C’est attachant et ça n’absorbe pas.

MARTIN.

On peut causer... on s’arrête... on repart... c’est une voiture à volonté... Avec le bésigue, nous tuons agréablement trois heures par jour, l’un dans l’autre.

AGÉNOR.

Oui, mais ça fait bisquer ta femme.

MARTIN.

Oh bien, qu’elle bisque ! si je m’abstenais de tout ce qui la fait bisquer, je ne ferais plus rien de rien !... C’est un dragon de vertu, ma femme, il faut lui rendre justice, un vrai dragon !... Eh bien, il y a des jours, ma parole, où je porte envie aux maris trompés... On les dorlote, ceux-là !... Tu as raison de rester garçon.

PIONCEUX, qui s’est assis derrière Martin.

Êtes-vous bête !

MARTIN.

Comment, je suis bête ?

PIONCEUX, indiquant.

Quarante de bésigue.

MARTIN.

C’est vrai, je ne le voyais pas.

Se retournant tout à coup.

Mais je vous prie, monsieur Pionceux, de surveiller vos expressions.

PIONCEUX, se levant et rangeant son siège.

Bah ! devant le capitaine !

MARTIN.

Soit ! mais ça pourrait t’échapper devant des étrangers et tout le monde n’est pas forcé de savoir que tu es mon frère de lait.

PIONCEUX.

Vous ne vous vantez pas de notre parenté, je le sais bien... Un domestique !...

MARTIN.

Tu m’ennuies, imbécile !... Va nous chercher de la bière.

PIONCEUX, sortant à part.

Les parents pauvres... voilà !

Il sort par le fond.

AGÉNOR.

Quand vous êtes seuls, il te tutoie ?

MARTIN.

Jamais ! Je ne le souffrirais pas.

AGÉNOR, comptant et étalant son jeu.

J’ai gagné ! Soixante de femmes.

MARTIN.

Ça ne m’étonne pas, tu as toujours été le favori des dames.

AGÉNOR.

Pas tant qu’on le croit.

MARTIN.

Voyons, entre nous, combien en as-tu eu ?

AGÉNOR.

Est-ce que je sais !

MARTIN.

Innombrables !... tu l’avoues !... Moi, j’en ai eu onze... je n’ai jamais pu aller jusqu’à la douzaine !... Quelle drôle de chose que la vie ! il y a des hommes qui ont toutes les femmes, tandis que les autres... Mais comment t’y prenais-tu ? Car enfin tu n’es pas plus beau que moi.

AGÉNOR.

Plus mince... beaucoup plus mince... et puis le prestige de l’épaulette !

MARTIN.

Et d’un beau nom ! c’est quelque chose ! Agénor Montgommier !... en déplaçant une lettre ça fait Montgommier ! grande maison ! tandis que moi je m’appelle Ferdinand Martin, petite enseigne... Dire que, si ma famille n’avait pas quitté le Guatemala, je m’appellerais Hernandez Martinez comme mon cousin... Voilà un nom à femmes ! et que, si j’avais su monter à cheval, j’aurais pu être comme toi dans l’état-major de la garde nationale... quand il y en avait une... Pas de chance !

AGÉNOR.

Tu perds onze cents points.

MARTIN.

Pas de chance ! Soufflons un peu.

Pionceux entre et pose la bière et les verres sur la table.

PIONCEUX.

Voici la bière ; mais vous avez bien tort d’en boire, gros comme vous êtes.

MARTIN.

Veux-tu me laisser tranquille, toi !

PIONCEUX.

Ça me fait mal de voir détériorer le nourrisson de ma mère.

MARTIN, se levant.

Je n’engraisse plus... j’ai fait mon effet.

PIONCEUX.

Je t’en fiche ! Vos pantalons me deviennent deux fois trop larges.

Il montre son pantalon.

MARTIN.

Veux-tu t’en aller, animal !...

PIONCEUX, sortant par le fond.

Les riches ne tolèrent pas la vérité.

AGÉNOR, qui a versé la bière, se levant et en présentant un verre à Martin.

Qu’est-ce que je te disais ! il t’a tutoyé.

MARTIN, prenant le verre.

Si je le croyais !

AGÉNOR.

Il t’a dit : « Je t’en fiche ! »

MARTIN.

Oh ! ça, c’est une locution... dont on peut se servir envers un supérieur... C’est comme « Je t’en souhaite »... ou « Je t’en ratisse »... À ta santé, mon vieux !... à tes maîtresses !...

Ils trinquent.

AGÉNOR.

Aux tiennes !

Ils boivent.

MARTIN.

Tu as dû avoir pas mal de femmes mariées, hein ?

AGÉNOR.

On en a toujours trop.

MARTIN.

Bandit ! Moi, je n’en ai eu qu’une... la mienne... C’est le regret de ma vie... Oh ! l’adultère ! l’adultère, c’est-à-dire la volupté assaisonnée de crime ! Comprends-tu le crime, Agénor ? Moi, je le comprends ! il y a des jours où je sens en moi l’étoffe d’un grand criminel !

Il va poser son verre sur la table.

AGÉNOR.

Tais-toi donc ! tu es le meilleur des hommes.

Même jeu.

MARTIN, descendant à gauche.

Ne crois pas ça ! j’ai du sang espagnol dans les veines ! Caramba ! comme dit mon cousin !... et puis ça passe... mais il y a tout de même un fond de regrets.

AGÉNOR.

 Console-toi, va ! Les femmes mariées, c’est amusant de loin ; mais, à l’user, c’est la scie des scies !...

MARTIN.

Quand tu me persuaderas ça...

AGÉNOR.

Dans les commencements, je ne dis pas... il y a de bons quarts d’heure.

MARTIN.

Je crois bien... la femme d’un autre !

AGÉNOR.

Oui, mais l’autre a parfois des vengeances...

MARTIN.

Oui... le sire de Vergy, qui fait manger à son épouse le cœur de son amant... Ça, c’est pénible... mais ça ne t’est jamais arrivé ?

AGÉNOR.

Il y a plus pénible encore.

MARTIN.

Fulbert ?

AGÉNOR.

Oh ! non ! mais je ne sais pas si au choix...

MARTIN.

Le reste est donc bien terrible ?

AGÉNOR.

Mon Dieu, ça n’a l’air de rien... As-tu vu aux Français le Supplice d’une femme ?

MARTIN.

Oui, une femme qui n’aime plus son amant et qui se remet à aimer son mari.

AGÉNOR.

Retourne la chose et tu as le supplice d’un homme.

Allant à la cheminée.

Un amant qui se met à aimer le mari et à ne plus aimer la femme.

MARTIN.

Que c’est bête ! Il n’a qu’à la lâcher.

AGÉNOR.

Si tu crois que c’est facile, de lâcher une femme romanesque !

MARTIN.

Ça ne m’a jamais gêné.

AGÉNOR.

Comment t’y prenais-tu ?

MARTIN.

Très simplement. Je portais alors un léger gazon, car j’étais déjà chauve ; au moment le plus... lyrique, j’ôtais ma perruque, la petite me flanquait à la porte en m’appelant : « Vieux déplumé !... » et bonsoir !... libéré !...

AGÉNOR, devant la cheminée.

Mais je ne porte pas perruque, moi !

MARTIN.

Non, mais tu te teins.

AGÉNOR.

Je t’assure...

MARTIN.

Farceur ! tu t’es encore donné une couche ce matin.

AGÉNOR.

Jamais !... Un peu de pommade peut-être.

MARTIN.

Eh bien, renonce à cette pommade-là et tu verras si on se cramponne.

AGÉNOR, à part.

C’est une idée !

MARTIN.

Encore une partie ?

AGÉNOR.

Ça va.

Ils se rasseyent à la table.

PIONCEUX, entrant du fond, une lettre à la main.

Une lettre qu’apporte un commissionnaire. Pas de réponse.

MARTIN.

L’écriture de mon cousin Hernandez.

Après avoir lu.

Il vient dîner avec nous. Tu mettras son couvert, Pionceux.

PIONCEUX.

Encore ! Il n’y a pas de bon sens de l’avoir comme ça tous les jours.

MARTIN.

Si je ne peux plus recevoir ma famille !

PIONCEUX.

Pas tous les jours, saprelotte !

MARTIN.

Est-ce toi qui payes ?

PIONCEUX.

Non, mais c’est moi qui nettoie l’argenterie, et ce monsieur change de fourchette à chaque plat. Les sauvages, ça devrait manger avec les doigts !

MARTIN.

C’est un grand seigneur, ce sauvage-là, monsieur Pionceux !... Je suis fier d’être de sa race, et je vous prie d’être avec lui de la plus obséquieuse politesse... dans votre intérêt même, car je vous préviens que sa botte est un peu nerveuse.

PIONCEUX.

Et ce n’est pas vous qui me défendriez... Je ne suis pas de votre race.

MARTIN.

Tu n’es d’aucune race, idiot ! fiche-moi le camp.

PIONCEUX.

Bien, bien ! reniez-moi ! reniez le sein qui nous a nourris !

Il sort par le fond en emportant le plateau de la bière.

MARTIN.

Cette brute-là me rendra fou !

Pendant qu’Agénor donne les cartes.

Tu dînes avec nous ce soir ?

AGÉNOR, sèchement.

Non.

MARTIN.

Pourquoi non ?

AGÉNOR.

Tu n’as pas besoin de moi... Tu as ton fameux cousin.

MARTIN.

Ça t’offusque, que je l’invite ?

AGÉNOR.

Moi ? pas du tout. Qu’est-ce que ça me fait ? Adopte-le, ton cousin ! Tu es bien libre !

MARTIN.

Agénor, tu me fais de la peine.

AGÉNOR.

Tu lâches les vieux amis pour les nouveaux, c’est naturel ! Tout nouveau tout beau !

MARTIN.

Agénor, vous êtes injuste.

AGÉNOR.

Tiens, veux-tu que je te dise ? Il te fait poser, ton cacique ; il te pousse des blagues grosses comme des maisons.

MARTIN.

Lesquelles ?

AGÉNOR.

Tu crois, par exemple, qu’il a épousé une reine ?

MARTIN.

Une reine des Peaux-Rouges, j’en suis sûr. J’en ai la preuve... J’ai vu le serpent !

AGÉNOR.

Quel serpent ?

MARTIN.

Le serpent qu’il porte tatoué sur sa poitrine et qui est le symbole de la royauté chez les Chichimèques.

AGÉNOR.

Les Chichimèques ? Tu crois aux Chichimèques, toi ?

MARTIN.

C’est une tribu d’Indiens dans l’Amérique centrale... Consulte Malte-Brun.

AGÉNOR.

Bêta, va !

MARTIN.

Si tu ne crois plus à la géographie !

AGÉNOR.

Tiens, Ferdinand, tu n’as qu’un défaut mais, sacrebleu ! tu l’as !

MARTIN.

Lequel, s’il vous plaît ?

AGÉNOR.

La gloriole.

MARTIN, blessé.

La gloriole, moi ?... Tenez, jouons, monsieur, jouons.

 

 

Scène II

 

MARTIN, AGÉNOR, LOÏSA, puis PIONCEUX

 

LOÏSA, entrant par le pan coupé de droite.

Comment ! vous voilà encore avec votre bésigue ?

MARTIN.

Nous finissons.

LOÏSA.

Non ! c’est insupportable ! depuis le matin jusqu’au soir !

Brouillant les cartes.

Tiens ! tiens !

MARTIN.

J’avais cent d’as.

Il se lève.

LOÏSA, à part.

Comment le renvoyer ?

Haut à Martin.

Vous oubliez que vous devez aller toucher aujourd’hui vos coupons au Crédit foncier.

MARTIN.

C’est juste... On a jusqu’à trois heures... J’y vais.

Il remonte puis redescend.

Je t’annonce que M. Agénor refuse de dîner avec nous.

LOÏSA.

Comment ?

MARTIN.

Monsieur prétend que, si nous invitons notre cousin Hernandez, c’est par gloriole !

AGÉNOR, debout.

Non, j’accepte, là... j’accepte !

MARTIN, lui tendant la main.

Capricieux ! Tu m’as fait de la peine.

PIONCEUX, entrant du fond.

Madame, c’est une visite... M. et madame Bartavelle.

LOÏSA, à part.

Ils prennent bien leur temps !

Haut à Pionceux.

Rangez cette table.

Pionceux range la table de jeu contre le mur à gauche.

AGÉNOR.

Les Bartavelle ? Je file.

LOÏSA, bas, l’arrêtant.

Restez. J’ai à vous parler.

AGÉNOR, à part.

Une explication ? J’aime mieux cela.

MARTIN.

Ils sont mariés depuis trois jours... ils font sans doute leurs visites de noces.

AGÉNOR.

Parbleu ! Je les ai déjà rencontrés hier dans l’exercice de leurs fonctions. La petite, que ça ennuie, ne faisait qu’agiter son mouchoir pour donner le signal du départ.

LOÏSA, à part.

Tant mieux, ils ne resteront pas longtemps.

Haut à Pionceux.

Allons, faites entrer...

PIONCEUX, gravement.

M. et madame Bartavelle !

 

 

Scène III

 

MARTIN, AGÉNOR, LOÏSA, PIONCEUX, EDMOND, BATHILDE

 

EDMOND, entrant avec Bathilde, et saluant.

Madame... messieurs... permettez-moi de vous présenter ma femme.

Pionceux sort.

LOÏSA.

Madame.

Elle fait asseoir Bathilde près d’elle, sur le canapé. Tout le monde s’assoit.

Vous faites déjà vos visites ?

BATHILDE.

Mon Dieu oui... Maman m’a dit : « Il faut vous en débarrasser tout de suite. »

EDMOND.

D’autant plus que nous partons ce soir. J’ai une botte de cartes avec P. P. C... pour prendre congé.

LOÏSA.

Et, quand vous ne rencontrez personne... vous dites : « Une de moins !... »

BATHILDE.

Autant de gagné !

EDMOND, toussant pour l’avertir.

Hum ! hum !

Haut, gracieusement.

Nous ne disons pas cela partout.

BATHILDE.

Oh ! presque !

MARTIN, à part.

Elle est charmante ! un peu bébête !

Haut.

Et où allez-vous passer votre lune de miel ?

EDMOND.

En Suisse. Je viens d’acheter le Guide.

Bathilde agite son mouchoir.

AGÉNOR, à part.

Le mouchoir ! Déjà !...

LOÏSA.

Quelle partie de la Suisse comptez-vous visiter ?

BATHILDE.

Oh ! je ne sais pas, moi, il faut demander ça à Edmond.

EDMOND.

Nous entrerons par Genève, Chamonix et ensuite l’Oberland... Je tiens surtout à faire voir à mademoiselle...

On rit. Se reprenant.

à madame Bartavelle ! la chute de l’Aar à la Handeck.

LOÏSA.

C’est curieux ?

EDMOND.

C’est ce qu’on appelle une belle horreur. Figurez-vous des rochers à pic... non... je vais vous en lire la description.

Il ouvre son Guide. Bathilde agite son mouchoir.

MARTIN.

Madame est peut-être un peu pressée ?

BATHILDE.

Oh ! pas du tout ! nous avons tout le temps.

EDMOND, qui a cherché dans le Guide.

Ah ! voilà !... La Handeck. Écoutez ça.

Lisant.

« En approchant de ces vastes solitudes, l’âme est pénétrée d’un sentiment religieux. On prend un petit sentier à gauche... »

Bathilde agite plus vivement son mouchoir.

AGÉNOR, à part.

Le mouchoir a des attaques de nerfs !

EDMOND, lisant.

« Enfin l’on arrive. Quel admirable tableau !... Ô sceptique, découvre-toi ! Au sommet d’un rocher à pic, couronné de pins noirs (pinus nigra), deux torrents se précipitent, en se choquant avec un bruit formidable, dans un gouffre sans fond. »

LOÏSA, avec terreur.

C’est effrayant !

EDMOND, lisant.

« Le voyageur tremble, car l’abîme l’attire, et, courbé sous la main puissante de la nature, il plie le genou et s’écrie...

Tournant la page.

On trouve au chalet de la Handeck du pain, du fromage et du kirschwasser. »

S’arrêtant.

Mais ça ne se suit pas... Ah ! j’ai tourné deux pages.

Bathilde agite son mouchoir.

AGÉNOR, à part.

Il est donc aveugle ?

Il tire son mouchoir et l’agite aussi.

LOÏSA.

Que ça doit être beau, cette chute de l’Aar.

À Martin.

Mon ami, pourquoi n’irions-nous pas aussi en Suisse ?

MARTIN.

Oh ! la Suisse !... on s’en fait une idée... Figure-toi le mont Valérien... plus haut... Voilà la Suisse !

LOÏSA.

Oui, mais là on ne court aucun danger... tandis qu’à la Handeck...

EDMOND.

Il suffit d’un simple faux pas... On parle d’un Anglais qui avait à se plaindre de sa femme. Il la conduisit à la chute de l’Aar et, avec le petit doigt, il la poussa dans le trou !

LOÏSA.

Ah ! c’est horrible !

BATHILDE.

On ne l’a retrouvée que cinq ans après.

AGÉNOR.

Bien changée.

Bathilde agite son mouchoir.

LOÏSA.

Monsieur Edmond... Madame vous fait le signal du départ.

BATHILDE.

Oh ! non ! ce n’est pas ça... ce sont les mouches qui me tourmentent.

MARTIN, à part.

Elle est charmante ! un peu bébête !...

LOÏSA.

Combien vous reste-t-il de visites à faire ?

BATHILDE.

Vingt-cinq avant dîner !

LOÏSA, se levant.

Vous n’avez pas une minute à perdre.

EDMOND.

Puisque vous le permettez...

On se lève.

BATHILDE.

Nous resterons plus longtemps à notre retour.

LOÏSA.

Je vous souhaite un bon voyage, chère madame.

MARTIN.

Et prenez garde à la Handeck.

EDMOND, à Bathilde.

Oui. Si vous n’êtes pas gentille... je ferai comme l’Anglais : je vous pousserai dans le trou.

BATHILDE.

Oh ! je ne vous crains pas, allez !

Saluant.

Madame, messieurs...

MARTIN.

Je sors avec vous ; je vais au Crédit foncier.

Martin, Edmond et Bathilde sortent par le fond.

LOÏSA, à part.

Ce n’est pas malheureux, les voilà partis !

 

 

Scène IV

 

AGÉNOR, LOÏSA, puis PIONCEUX

 

AGÉNOR, à part.

Il faut en finir !... il faut me dépoétiser. Je dois ce sacrifice à l’amitié.

LOÏSA, descendant.

Monsieur Montgommier, je me suis plu longtemps à vous appeler mon beau gentilhomme.

AGÉNOR.

C’est vrai, Loïsa... vous avez cette innocente manie.

LOÏSA.

Je croyais que vous touchiez aux Montgommier par le cœur, comme par le nom... Je constate avec regret que vous n’êtes qu’un traîneur de sabre.

AGÉNOR, à part.

C’est elle qui commence... ça ira tout seul.

LOÏSA.

Voilà trois rendez-vous de suite auxquels vous vous dérobez lâchement.

AGÉNOR.

Mais chaque fois j’ai fait le signal !

LOÏSA.

Il n’aurait plus manqué que vous ne le fissiez pas !

AGÉNOR.

Pour lundi et samedi, je vous ai expliqué...

LOÏSA.

Soit... mais pour hier ?

AGÉNOR.

Pour hier, c’est autre chose... Je séchais.

LOÏSA.

Vous séchiez ?...

AGÉNOR.

Oui, Loïsa... et vous me réduisez à un aveu bien pénible. Ces cheveux dans lesquels vous avez parfois le doux caprice de passer vos doigts, ils n’ont qu’un éclat emprunté.

LOÏSA.

Eh bien ?

AGÉNOR.

Eh bien, hier, il faisait très humide, le vent soufflait de l’ouest... et ils ne voulaient pas sécher.

LOÏSA.

Est-ce bien vrai ?

AGÉNOR.

Que je me teins ? Sur ce qu’il y a de plus sacré...

LOÏSA.

Non, ça, je le savais.

AGÉNOR, très étonné.

Vous le saviez ?

LOÏSA.

Depuis trois ans.

Allant s’asseoir sur le canapé.

C’était pour me plaire, j’ai cru devoir reconnaître cette attention en feignant de ne pas m’en apercevoir... car j’ai toutes les délicatesses, moi.

AGÉNOR, assis près du canapé.

Toutes... vous les avez toutes ! Ah ! Loïsa, que vous me faites de bien ! Je tremblais de voir diminuer mon prestige en vous faisant cet aveu ! C’est si ridicule de se teindre ! c’est pire que de porter perruque... car enfin la perruque a une excuse... le rhume de cerveau... tandis que la teinture...

LOÏSA.

C’est de l’amour !

AGÉNOR.

Ah ! oui ! Les fausses dents aussi...

LOÏSA.

Les fausses dents ?

AGÉNOR.

Pendant que j’y suis, j’aime mieux tout vous dire, j’en ai trois.

LOÏSA, se levant.

Agénor, ce que vous faites est infâme ! Vous n’avez pas de fausses dents, vous voulez me désenchanter de vous.

AGÉNOR, à part.

Pincé !

LOÏSA.

Mais ce que j’ai aimé en vous, ce n’est pas votre physique... il est médiocre.

Agénor se lève.

C’est votre crânerie, c’est la noblesse de vos sentiments, la grâce de vos manières...

AGÉNOR, à part, tristement.

Chic funeste !

LOÏSA.

Croyez-vous que je me serais détournée de mes devoirs pour un bel homme ? J’étais un ange, monsieur ! Rappelez-vous mes remords ! en ai-je eu assez ? J’en étais assommante, disiez-vous alors !... et aujourd’hui on dirait que c’est vous qui en avez.

AGÉNOR.

Eh bien, oui, j’en ai ! et vous me feriez bien plaisir, mais, là, bien plaisir de les partager.

LOÏSA.

Il est trop tard, monsieur.

AGÉNOR.

Il n’est jamais trop tard pour bien faire... Quand je pense que j’attente depuis trois ans à l’honneur de l’homme... qui a sauvé le mien ! Sans lui, je faisais faillite, j’étais rayé des cadres de l’armée.

LOÏSA.

Vous l’avez remboursé.

AGÉNOR.

J’ai remboursé l’argent... Mais le reste !

LOÏSA.

Vous vous êtes battu pour lui, partant quittes.

AGÉNOR.

Non ! pas pour lui, Loïsa, pour vous.

LOÏSA.

À sa place, du moins.

AGÉNOR.

Mon Dieu... c’était dans la foule du feu d’artifice... derrière vous, un insolent vous avait arraché... un cri, je le giflai, c’était une affaire entre lui et moi.

LOÏSA.

Une affaire que M. Martin devait réclamer pour lui seul... il se borna à vous servir de témoin... c’est depuis lors que je n’ai plus le moindre remords.

AGÉNOR.

On peut n’être pas un gladiateur et avoir encore bien des qualités... Je vous assure qu’il vaut mieux que moi, cet homme... J’ai peut-être plus de brillant, mais il a plus de fond ! Si vous le connaissiez comme moi...

LOÏSA, haussant les épaules.

Je le connais mieux que vous !

AGÉNOR.

Non, puisque vous ne l’aimez pas... Enfin, que lui reprochez-vous, à part ce duel ?

LOÏSA.

Tout ! Il est grotesque jusque dans son sommeil, il ronfle !

AGÉNOR.

Ça, c’est un embarras de la muqueuse, le cœur n’y est pour rien.

LOÏSA.

Mettez-le sur un piédestal, n’est-ce pas ? C’est obligeant pour moi ! Ne voyez-vous pas que, si M. Martin est un ange, je suis un monstre ?

AGÉNOR.

Non, Loïsa, le monstre, c’est moi ! Vous ne pouviez tromper que lui, puisque vous êtes sa femme... tandis que moi...

LOÏSA.

Soyez franc ! c’est une rupture que vous cherchez ?

AGÉNOR.

Une rupture ? jamais ! Une simple modification. Le rôle de la femme sur cette terre n’est-il pas de revenir à son mari après l’avoir trompé ? Rentrons dans le giron, Loïsa.

LOÏSA.

Assez, monsieur. Je sais ce qu’il me reste à faire... je ne survivrai pas à votre lâche abandon, je vous en préviens.

AGÉNOR.

Vous dites toujours cela.

LOÏSA.

Vous le croirez peut-être quand je ne serai plus. J’ai dans le chaton de ma bague un poison subtil, celui dans lequel les Indiens trempent leurs flèches. Il m’a été rapporté par don Hernandez, le cousin de mon mari.

AGÉNOR, incrédule.

Ah ! ouat !

LOÏSA.

Ah ! ouat ?... Adieu, Agénor... adieu.

Elle fait le geste de porter la bague à ses lèvres.

AGÉNOR, l’arrêtant.

Pas de bêtises, Loïsa !

LOÏSA.

Je ne comprends que cette façon de rentrer dans le giron, comme vous dites.

AGÉNOR.

Alors n’y rentrez pas, j’aime mieux ça.

À part.

Avec les femmes romanesques, on n’est jamais sûr !

Haut.

Continuons à nous rouler dans le crime !

LOÏSA.

Non, monsieur... du moment que vous ne m’aimez plus...

Elle porte la bague à ses lèvres.

AGÉNOR, l’arrêtant de nouveau.

Je vous aime toujours, sacré mille baguettes ! je vous aime, je vous aime... là !

LOÏSA.

Ah ! je le savais bien ! je retrouve mon beau gentilhomme !

AGÉNOR, à part.

Faut-il que je sois bête... d’avoir peur !

LOÏSA.

Alors, dans une heure, rue de Paradis ?

AGÉNOR.

Oui.

À part.

Mon pauvre Martin !

LOÏSA.

J’ai mille choses à vous dire encore.

AGÉNOR, à part.

Mille !

PIONCEUX, entrant du fond.

Madame, c’est le sauvage.

LOÏSA.

Quel sauvage ?

PIONCEUX.

Le cousin de Monsieur.

LOÏSA.

Don Hernandez... Faites entrer.

Pionceux sort.

AGÉNOR.

Il m’agace, votre cousin... je préfère ne pas le rencontrer.

LOÏSA.

Dans une heure... rue de Paradis...

AGÉNOR.

N° 12... oui, je sais.

À part.

Je ficherai plutôt le feu à la maison.

Il sort par le pan coupé de gauche.

 

 

Scène V

 

LOÏSA, puis HERNANDEZ

 

LOÏSA, seule.

Immolez donc votre pudeur à un homme, pour vous voir préférer votre mari !

HERNANDEZ, entrant du fond.

Dieu vous garde, cousine ! Ferdinand n’est pas là ?

LOÏSA.

Non, mais il va rentrer. Comme vous êtes rouge !

HERNANDEZ.

Je viens de jouer à la paume. La paume est un jeu qui développe le muscle... et le muscle, c’est l’homme. Je vous apporte l’objet que vous m’avez fait l’honneur de me demander.

LOÏSA.

Quoi donc ?

HERNANDEZ, tirant une photographie de son portefeuille.

Le portrait de la reine mon épouse.

LOÏSA, prenant la carte.

Une photographie ! Il y a donc des photographes chez les Peaux-Rouges ?

HERNANDEZ.

Non, je l’ai fait faire de mémoire, rue Vivienne... Ça ne lui ressemble pas, mais ça me la rappelle.

LOÏSA, regardant la photographie.

Oh ! qu’elle est laide !

HERNANDEZ, avec complaisance.

Oui, elle est assez laide.

Loïsa lui rend la photographie.

LOÏSA.

Comment, mon pauvre cousin, vous avez eu le courage ?...

HERNANDEZ.

J’étais en verve ! Et puis l’éclat du diadème... D’ailleurs, il s’agissait de sauver ma vie... et celle de mon domestique. Nous étions tombés dans une embuscade de Chichimèques.

LOÏSA, à part, regardant la pendule.

Trois heures et demie... Et mon rendez-vous !

HERNANDEZ.

On me conduisit devant la reine, dans le costume du pays. Le roi était mort depuis huit jours, et le veuvage commençait à agacer sa veuve. Les Indiennes sont laides, mais elles ont du sang. À ma vue, elle se trouble. « Qu’on me laisse seule avec le visage pâle, dit-elle à ses gardes ; je veux l’interroger. » Je compris que mon salut était dans ses mains... et, le lendemain, Sa Majesté me suppliait de régulariser notre situation.

LOÏSA, à part, regardant la pendule.

Il n’en finira pas !

HERNANDEZ.

J’ai toujours été républicain ; mais un trône, ça ne se refuse pas... D’ailleurs, le plus fort était fait... J’acceptai... Et la reine fit appeler, séance tenante, son ministre des Beaux-Arts pour me tatouer roi.

LOÏSA.

Ah ! le fameux serpent ! Ça doit être curieux ?

HERNANDEZ.

Voulez-vous voir ?

LOÏSA.

Merci bien !

HERNANDEZ.

Le lendemain, quand elle me présenta au peuple, j’entendis des murmures... J’armai mon revolver.

LOÏSA.

Pardon... j’ai une visite à faire... très importante... et je ne suis pas habillée.

HERNANDEZ.

Ne vous gênez pas, cousine.

LOÏSA.

Vous nous conterez la suite ce soir au dessert. Vous trouverez des journaux sur cette table.

Le saluant.

Cousin...

HERNANDEZ.

Dieu vous garde !

Elle sort par le pan coupé de droite.

 

 

Scène VI

 

HERNANDEZ, puis PIONCEUX

 

HERNANDEZ, prenant un journal sur le guéridon et venant s’étendre sur le canapé.

Voyons le cours des cotons.

Lisant.

« La commission sur le travail des enfants dans les manufactures a tenu hier sa cinquante-deuxième séance... »

Rejetant le journal.

Ça m’embête, ces journaux d’Europe !... Je vais sonner la femme de chambre pour me tenir compagnie.

Il sonne à la cheminée.

PIONCEUX, entrant du fond.

Monsieur a sonné ?

HERNANDEZ.

Ce n’est pas toi... c’est la femme de chambre.

PIONCEUX.

Elle habille Madame.

HERNANDEZ.

Alors, fais-moi la conversation... à haute voix.

PIONCEUX, à part.

Il est sauvage mais pas fier...

Haut.

Qu’est-ce que Monsieur veut que je lui dise ?

Il prend un siège et s’assoit à gauche.

HERNANDEZ, après avoir fait lever Pionceux, se mettant à cheval sur une chaise près du canapé.

Maintenant, raconte-moi tes voyages.

PIONCEUX.

Je n’en ai fait qu’un... Je suis allé à Melun pour la révision.

HERNANDEZ, allumant une cigarette.

Va... intéresse-moi !

PIONCEUX, racontant.

Parti de Paris par le train du matin de six heures cinquante, nous arrivâmes à Melun à huit heures seize. M. le préfet nous invita à nous dépouiller de nos vêtements. En me voyant, le général dit : « Mal bâti !... Pas d’épaules ! Des jambes comme des tuyaux de pipe ! Je ne prends pas ça ! »

HERNANDEZ, bâillant.

Après ?

PIONCEUX.

Après, je repris le train de trois heures dix-huit, et j’arrivai à Paris à...

HERNANDEZ.

Ah ! tu m’embêtes ! Va-t’en.

PIONCEUX, continuant.

À cinq heures quarante-cinq.

Apercevant Martin qui rentre par le fond.

Ah ! voilà Monsieur.

Il sort par le fond.

 

 

Scène VII

 

HERNANDEZ, MARTIN, puis PIONCEUX

 

MARTIN, entrant.

Ah ! c’est toi !

HERNANDEZ.

Cousin... que Dieu te garde !

MARTIN.

Tu vas bien ? Dis donc, ça ne te contrarie pas que je te tutoie ?

HERNANDEZ.

Nullement. Pourquoi ?

MARTIN.

C’est qu’il y a des rois qui n’aiment pas ça.

HERNANDEZ.

Des aristos ! Moi, je n’ai pas de morgue... Ainsi, je causais avec ton nègre en t’attendant.

MARTIN.

J’étais allé au Crédit foncier pour toucher mes coupons, lorsque j’ai eu la chance de rencontrer Montgommier, le capitaine...

HERNANDEZ.

Le petit vieux qui sent la pommade ?

MARTIN.

Alors, je lui ai donné ma place à la queue et il va toucher pour moi en touchant pour lui... Où as-tu dîné hier ? on ne t’a pas vu.

HERNANDEZ.

Au cabaret... avec des jeunes gens... d’un certain âge... je me suis embêté, ils ont raconté des histoires stupides.

MARTIN.

Des histoires de femmes ?

HERNANDEZ.

Non, de maris.

MARTIN.

Il y en a de drôles.

HERNANDEZ.

Ils riaient tous à se fendre la narine en quatre... pas moi !... parce qu’à la dernière, j’ai cru qu’ils voulaient me faire poser.

MARTIN.

Toi ? pas possible !

HERNANDEZ.

Je t’en fais juge... et après, nous verrons ! Il paraît qu’un de leurs amis, qui n’était pas là, a pour maîtresse une femme mariée... et, quand il veut donner un rendez-vous à sa belle, il fait à la craie une raie dans le dos du mari... en travers, ça veut dire : « J’y serai. »

MARTIN.

Oh ! que c’est bête !

HERNANDEZ.

Et, au contraire, quand il ne peut pas aller au rendez-vous... il fait une raie en long... ça veut dire : « Je n’y serai pas. »

MARTIN.

Mais c’est impossible ! le mari s’en apercevrait. Essaye donc de me faire une raie dans le dos.

Il se tourne et montre une raie verticale dans le dos.

HERNANDEZ.

Ah ! caraï !...

MARTIN.

Va, essaye...

HERNANDEZ.

Mais tu l’as !

MARTIN.

Moi ?...

Allant à la cheminée et se regardant dans la glace.

C’est ma foi vrai...

HERNANDEZ, à part.

Est-ce que par hasard... ?

MARTIN.

Où diable me suis-je fourré ?

Il sonne.

Je n’ai pourtant pas joué au billard.

PIONCEUX, entrant du fond.

Vous avez sonné ?

MARTIN, tendant son dos.

Oui... brosse-moi !...

PIONCEUX, le brossant.

Encore de la craie !... Ah ! c’est trop fort !... Depuis quelque temps, vous en avez tous les jours.

MARTIN, stupéfait.

Tous les jours !

HERNANDEZ.

Caramba !

PIONCEUX, faisant un geste horizontal.

Autrefois, c’était comme ça.

HERNANDEZ, à part.

« J’y serai ! »

PIONCEUX.

Et, maintenant, c’est comme ça.

Il fait un geste vertical.

HERNANDEZ, à part.

« Je n’y serai pas ! »

MARTIN.

C’est bien, laisse-nous.

Pionceux sort par le fond.

 

 

Scène VIII

 

MARTIN, HERNANDEZ

 

MARTIN, accablé.

Eh bien, qu’est-ce que tu dis de ça ?

HERNANDEZ.

C’est clair... ça y est.

Lui serrant la main.

Dieu te garde !

MARTIN.

Ça me tombe comme un pavé... Loïsa ! coupable !... et moi qui me privais de lui faire des traits ! Jobard !

HERNANDEZ.

Je suis de moitié dans ton affront.

MARTIN.

Tu seras de moitié dans ma vengeance !

HERNANDEZ, lui tendant la main.

Même nom !

MARTIN.

Même cœur !

HERNANDEZ.

Même honneur !

MARTIN.

Le traître ne mourra que de ma main !...

HERNANDEZ.

Ou de la mienne, si tu le rates... Quelles sont tes armes ?

MARTIN.

Mes armes ?... Ah ! voilà le chiendent !... Je ne suis pas un duelliste de profession... J’ai déjà été sur le terrain, comme témoin, mais je ne connais ni l’épée ni le pistolet.

HERNANDEZ.

Diable ! Et la carabine ?

MARTIN.

Plutôt.

Passant à gauche.

J’ai cassé pas mal de pipes à la fête de Bougival.

HERNANDEZ.

Alors, le duel à l’américaine !

MARTIN.

Le duel américain ?

HERNANDEZ.

Oui... à la carabine... On se cherche dans une forêt...

MARTIN.

Au Vésinet ! Ma maison de campagne est par là.

HERNANDEZ.

On s’épie, on rampe derrière les arbres et les rochers... Le premier qui voit l’autre tire dessus !

MARTIN.

C’est que... j’ai la vue basse.

HERNANDEZ.

Enfant ! J’ai un truc superbe qui m’a toujours réussi.

MARTIN.

Je le prends !

HERNANDEZ, prenant sa canne et son chapeau et allant se placer derrière le canapé.

Je me couche derrière un buisson. Je mets mon paletot et mon chapeau au bout de ma carabine...

Il met son chapeau au bout de sa canne et se dissimule derrière le canapé.

Et je crie à mon adversaire : « Tu es mort ! » Pan ! il tire, il blesse mon chapeau, je me lève en souriant et je l’expédie !

MARTIN, un peu froid.

Oui, c’est ingénieux. Se coucher derrière un buisson... mais je trouve ça un peu terre à terre pour nous... Je rêve une vengeance plus cannibale et plus sûre... Je ne sais pas encore laquelle... mais je la trouverai !

HERNANDEZ.

Il ne faut pas que ça traîne... Où demeure-t-il ?

MARTIN.

Qui ça ?

HERNANDEZ.

Ton copartageant ?

MARTIN.

Comment, mon co... ? Ah, c’est juste ! Je n’en sais rien... Je ne le connais pas, moi !... Au fait, qui diable ça peut-il être ?

Agénor paraît au fond.

 

 

Scène IX

 

MARTIN, HERNANDEZ, AGÉNOR

 

AGÉNOR, entrant, à Martin.

Voilà ton argent. Quatre mille cinq cent vingt-huit francs... Tu me dois dix centimes pour le timbre.

Il lui remet la somme et échange un salut froid avec Hernandez.

MARTIN, allant poser l’argent sur la cheminée.

Il ne s’agit pas de ça ; tu arrives à point pour tenir conseil avec nous...

AGÉNOR.

Va... je t’écoute.

À part, regardant le dos de Martin.

Tiens, on a brossé mon signal.

Il tire un morceau de craie de sa poche.

MARTIN.

La destinée nous ménage souvent des surprises.

Apercevant dans la glace Agénor qui lui fait une nouvelle raie dans le dos, trébuchant, à part.

Oh ! lui ! lui !...

Il tombe dans les bras d’Agénor.

AGÉNOR, l’assistant.

Qu’est-ce que tu as, mon ami ? qu’est-ce que tu as ?

MARTIN.

Rien ! une crampe d’estomac.

HERNANDEZ, qui s’est approché.

Retiens ta respiration !

AGÉNOR, asseyant Martin sur le canapé.

Repose-toi. Quelques gouttes d’eau de mélisse sur un morceau de sucre !... Je reviens.

Il sort vivement par la porte du deuxième plan de droite.

 

 

Scène X

 

MARTIN, HERNANDEZ

 

MARTIN, se levant vivement.

Ah ! le gredin ! le gueux ! le misérable ! moi qui l’ai sauvé de la faillite ! qui l’aimais comme un frère ! qui faisais tous les jours son bésigue !

HERNANDEZ.

Qu’as-tu donc ?

MARTIN.

C’est lui... je l’ai vu !... Regarde dans mon dos.

HERNANDEZ, apercevant la raie.

Caramba ! veux-tu que je l’étrangle ?

MARTIN.

Non, ce serait trop doux ! Il faut un châtiment proportionné à son crime.

HERNANDEZ.

Oui !

MARTIN.

Une vengeance qui fasse pâlir celle du sieur de Vergy !

HERNANDEZ.

Ce n’est pas trop !

MARTIN.

Mais quoi ? quoi ?... Ah ! j’y suis ! j’ai trouvé !... ce sera épouvantable. Mes cheveux se dressent rien que... Il vient, dissimulons.

 

 

Scène XI

 

MARTIN, HERNANDEZ, AGÉNOR, puis PIONCEUX

 

AGÉNOR, rentrant avec un morceau de sucre dans une cuiller et un rouleau d’eau de mélisse à la main.

Tiens, avale ça !

MARTIN.

Merci, ça va mieux.

AGÉNOR, insistant.

Non, avale !... je le veux !

Lui fourrant le morceau de sucre dans la bouche.

Là, ne mâche pas... laisse fondre tout doucement.

Il va poser la cuiller et le rouleau sur la cheminée.

MARTIN, à part, son morceau de sucre dans la bouche.

Si on ne jurerait pas qu’il m’aime, le gredin !

AGÉNOR.

Maintenant, déboutonne ton gilet.

Le lui déboutonnant.

Ça n’a pas de bon sens de se serrer comme ça.

HERNANDEZ, à part.

Il me crispe avec ses petits soins.

MARTIN.

Merci, c’est passé !... Une crise nerveuse.

À Agénor.

Sonne.

Agénor sonne.

PIONCEUX, paraissant au fond.

Monsieur ?

MARTIN.

Priez Madame de venir.

Pionceux sort par le pan coupé de droite.

AGÉNOR, à part.

Comme ça, elle verra le signal !

HERNANDEZ, bas à Martin.

Que veux-tu faire ?

MARTIN, bas.

Tu vas voir... Ce sera effroyable !

 

 

Scène XII

 

MARTIN, HERNANDEZ, AGÉNOR, LOÏSA, puis PIONCEUX

 

LOÏSA, entrant de droite.

Vous m’avez fait demander, mon ami ?

MARTIN, très gracieux.

Oui, ma bonne... une surprise... Le coupon des omnibus a été excellent cette année, tu m’as parlé ce matin de faire un voyage en Suisse... Eh bien, ce voyage... je vous l’offre.

LOÏSA.

Ah ! quel bonheur !

HERNANDEZ, étonné, à part.

Qu’est-ce qu’il dit ?

MARTIN.

Agénor en sera.

AGÉNOR, passant à Martin.

J’accepte... mais je payerai ma part.

MARTIN.

Oui... tu payeras ta part... Sois tranquille !... Nous visiterons la mer de Glace, Interlaken...

Appuyant.

et la chute de l’Aar... à la Handeck... La chute de l’Aar...

LOÏSA.

Oh ! on dit que c’est si beau ! Quand partons-nous ?

MARTIN.

Tout de suite... après dîner !

LOÏSA, remontant avec Agénor.

Vite nos malles !... nos paquets !

Appelant.

Pionceux ! Pionceux !

PIONCEUX, entrant.

Madame ?

Elle lui donne des ordres à voix basse.

HERNANDEZ, sur le devant, bas à Martin.

Et c’est là ta vengeance ? un voyage en Suisse ?

MARTIN.

Ne vois-tu pas que c’est le voyage du condamné ?

HERNANDEZ.

Comment ?

MARTIN, bas.

Une fois à la Handeck... un gouffre sans fond... je le pousse dans le trou !... Il y a des précédents !

HERNANDEZ, bas.

Bravo !... la justice de Dieu est satisfaite...

MARTIN.

Et celle des hommes n’a rien à y voir.

HERNANDEZ.

Ah ! je reconnais mon sang !

MARTIN, lui serrant la main.

Même nom !

HERNANDEZ.

Même cœur !

MARTIN.

Même honneur ! Maintenant, ayons l’air gai.

Ils se mettent à fredonner.

LOÏSA, descendant.

Tout sera prêt dans une heure.

 

 

ACTE II

 

Un salon dans un hôtel de Chamonix. À droite, deuxième plan, la chambre d’Agénor. Au troisième plan, dans le pan coupé, celle des Bartavelle. Au fond, la porte d’entrée. À gauche, au deuxième plan, une fenêtre. Dans le pan coupé, la chambre de Loïsa. Au premier plan, un petit guéridon. Un divan devant la fenêtre. À droite, premier plan, une table avec tout ce qu’il faut pour écrire. Fauteuils, chaises, coussin, tabouret de pieds, etc.

 

 

Scène première

 

MARTIN, HERNANDEZ, LOÏSA, puis PIONCEUX

 

Au lever du rideau, Hernandez et Loïsa sont en scène, et Martin sort avec précaution, sur la pointe des pieds, d’une chambre à droite, celle d’Agénor.

LOÏSA, à Martin, à voix basse.

Eh bien, comment va-t-il ?

MARTIN, à voix basse.

Chut ! il dort !

LOÏSA, à voix basse.

Pauvre garçon ! il a été bien malade toute la nuit. Ses yeux semblaient nous dire adieu pour toujours.

HERNANDEZ, très haut.

Bah ! il est coriace !

MARTIN, à voix basse.

Pas si haut ! Il a attrapé hier un chaud et froid à la source de l’Arveyron.

LOÏSA.

Il faisait tant de vent !

HERNANDEZ, avec mépris.

Ça, des hommes ! Un courant d’air les met sur le flanc.

Très haut.

Moi, je me déshabille et je me promène au milieu de la tempête !

MARTIN.

Mais pas si haut !

HERNANDEZ.

Ah ! c’est embêtant de causer comme ça !

Il va s’asseoir sur le divan.

MARTIN.

Nous voilà encore obligés de coucher à Chamonix.

Échangeant un regard avec Hernandez.

Nous ne partirons donc jamais pour la Handeck !

LOÏSA.

Qu’est-ce qui nous presse ? Vous êtes insupportable avec votre Handeck ! Qu’est-ce que vous voulez y faire, voyons ?

MARTIN, vivement.

Rien ! Je parle comme touriste.

PIONCEUX, entrant du fond et très haut à la cantonade.

Non, ça ne peut pas durer comme ça.

MARTIN et LOÏSA.

Chut ! plus bas !

MARTIN, à Pionceux qui est descendu.

Voyons, qu’est-ce qu’il y a ?

PIONCEUX.

Il y a que je me plains de la nourriture ! On ne nous donne que les restes de la table d’hôte... et je ne mange que des carcasses et des têtes de lapin !

MARTIN.

Gourmand !

PIONCEUX.

Ce matin, j’ai demandé de la soupe : on m’a servi un œil de veau dans de l’eau chaude. Oh ! la Suisse !

MARTIN.

Tu veux peut-être qu’on te serve des blancs de poulet ?

PIONCEUX.

Pourquoi pas ?... Ma mère ne vous marchandait pas la nourriture, elle !

MARTIN, passant à droite.

Ah ! tu m’ennuies ! Va-t’en !

PIONCEUX, remontant, puis revenant.

Oui, monsieur... Ah ! j’oubliais de vous dire : le docteur est là.

MARTIN.

Et tu ne nous préviens pas, animal ! Fais-le entrer chez M. Montgommier, je le rejoins.

PIONCEUX.

Tout de suite.

À part.

Il y a un poulet à la broche, je le guette !...

En sortant.

Oh ! la Suisse !

Il sort par le fond.

LOÏSA, à Martin.

Allez vite à la consultation... Je crains une fluxion de poitrine... Expliquez bien au docteur que M. Agénor a eu une bronchite en 69 et une entorse en 71.

MARTIN.

Oui, sois tranquille.

Il entre chez Agénor.

 

 

Scène II

 

LOÏSA, HERNANDEZ

 

HERNANDEZ, tirant de sa poche un bouquet complètement aplati.

Nous sommes seuls... tenez... prenez vite !

LOÏSA, assise près de la table.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

HERNANDEZ.

Un bouquet !

LOÏSA, riant.

Il ressemble à un nid d’écureuil.

Prenant le bouquet.

Ce n’est pas possible, on s’est assis dessus.

HERNANDEZ.

Ce sont les fleurs que vous avez admirées hier en haut de ce rocher inaccessible.

LOÏSA.

Oui, je les reconnais ; mais comment vous les êtes-vous procurées ?

HERNANDEZ.

Je suis parti cette nuit à trois heures, seul, sans guide, avec une grande échelle.

LOÏSA, posant le bouquet sur la table.

Comment ! vous avez pu porter une échelle ?

HERNANDEZ.

Le muscle, c’est l’homme ! Elle était trop courte... Alors j’ai grimpé ; j’ai déchiré mes mains, mon pantalon, ma peau...

LOÏSA.

Oh ! je suis désolée.

HERNANDEZ.

Ne vous inquiétez pas... ça repousse... Dieu vous garde ! Seulement, en dégringolant, je me suis appesanti sur le bouquet... J’aurais dû le mettre sur mon cœur... mais il serait brûlé.

LOÏSA.

Vraiment, pour un sauvage, on n’est pas plus galant !

HERNANDEZ.

Il s’est opéré en moi une révolution.

LOÏSA.

Où ça ?

HERNANDEZ.

À la douane... à Culoz... Jusqu’alors, je vous considérais comme un fragile enfant de l’Occident, comme une plante étiolée et maladive... mais vous êtes descendue de wagon... votre robe s’est accrochée au marchepied, et j’ai vu votre jambe.

LOÏSA, ramenant sa robe avec un mouvement de pudeur.

Oh ! monsieur !...

HERNANDEZ.

Ne cachez pas ! j’ai vu !

Se frappant le front.

C’est là, imprimé !

LOÏSA, à part.

Il me fait peur... il jette du feu par les naseaux !

 

 

Scène III

 

LOÏSA, HERNANDEZ, MARTIN

 

LOÏSA, à Martin qui entre, venant de chez Agénor.

Eh bien, qu’a dit le docteur ?

MARTIN.

Ça ne sera rien... c’est un malade qui se frappe...

LOÏSA.

Ça, c’est bien vrai.

MARTIN.

Un petit refroidissement qui s’est porté sur l’intestin. Le docteur a ordonné six gouttes de laudanum dans une tasse de tilleul.

LOÏSA.

Six gouttes, n’est-ce pas beaucoup ?

HERNANDEZ.

Moi, j’en prends tous les soirs dans mon café pour me faire digérer.

MARTIN.

Le docteur dit qu’il en faut cinquante gouttes pour tuer un homme... Ainsi, nous avons de la marge... Mais ce qu’il recommande, c’est du repos et surtout du calme... Agénor se plaint d’avoir entendu du bruit toute la nuit.

HERNANDEZ.

Ce sont les voisins du numéro 3. Ils ont fait un vacarme !...

MARTIN.

Je les prierai de se taire, et, demain, nous pourrons partir pour la Handeck.

Nouveau regard échangé avec Hernandez.

LOÏSA.

Encore ? Mais c’est une maladie !

MARTIN.

Je parle comme touriste.

LOÏSA.

Maintenant, je suis moins inquiète, je vous demande la permission de vous quitter... je vais m’habiller.

Elle entre chez elle, pan coupé de gauche.

 

 

Scène IV

 

HERNANDEZ, MARTIN

 

MARTIN.

Je vais commander le laudanum.

Il remonte.

HERNANDEZ, éclatant.

Non ! non ! je ne te comprends pas ?

MARTIN, revenant.

Quoi ?

HERNANDEZ.

Nature de coton ! Ce n’est pas du sang qu’on t’a mis dans les veines, c’est de la limonade.

MARTIN.

Qu’est-ce que j’ai fait ?

HERNANDEZ.

Tu le soignes, tu le dorlotes, tu te fais sa garde-malade !...

MARTIN.

Je le soigne !

D’une voix sourde.

Ne faut-il pas qu’il arrive à la Handeck en bon état, le condamné ?

HERNANDEZ.

Seras-tu ferme jusqu’au bout ?

MARTIN.

Moi ? Ah ! tu ne me connais pas ! Je voudrais déjà le tenir au bord du trou ! et le pousser !... et lui jeter des rochers sur la tête ! tiens !... en voilà encore ! Est-ce de la limonade, ça ?

HERNANDEZ.

À la bonne heure !

MARTIN.

Si tu savais ce que je souffre dans ce voyage... je me contiens, je me concentre pour ne pas éclater... Tantôt, c’est un signe d’intelligence, un regard que je surprends...

HERNANDEZ.

À Mâcon, ils se sont fait de l’œil. Je l’ai vu !... Dieu te garde !

MARTIN.

À Mâcon... je sais pourquoi... Il est descendu un monsieur qui avait du blanc à son habit, et alors Loïsa a regardé Agénor en souriant.

HERNANDEZ, furieux.

Valgame Dios !

MARTIN, de même.

Caramba ! Plus fort que ça ! l’avant-dernière nuit... dans le wagon... Loïsa s’est trompée de pied ; son brodequin est venu caresser ma bottine.

HERNANDEZ, exaspéré.

Et tu n’as pas étranglé ton rival ?

MARTIN.

J’ai été plus fin... j’ai rendu pression pour pression... pour voir jusqu’où ça irait.

HERNANDEZ.

Et jusqu’où ça a-t-il été ?

MARTIN.

Le lampiste a allumé et elle a retiré son pied.

HERNANDEZ, poussant un soupir de soulagement.

Dieu garde le lampiste !

MARTIN.

Et tu me demandes si je serai ferme jusqu’au bout ? Sois tranquille, ma haine le couve !

HERNANDEZ.

Tu le dorlotes trop !

MARTIN.

Quand un homme est condamné à mort, on lui accorde toutes ses fantaisies, du poulet, du tabac, de l’eau-de-vie...

HERNANDEZ.

Je trouve ça bête.

MARTIN.

C’est l’usage chez les nations civilisées. Dans ce moment, c’est du laudanum qu’il lui faut.

HERNANDEZ.

Et du calme, du silence, a dit le médecin.

MARTIN.

C’est vrai... Ainsi, toi, tu as rapporté des pays chauds une terrible habitude... tu cries comme un sourd !

À ce moment, on entend de grands éclats de rire dans la chambre numéro 3, pan coupé de droite.

Ah çà ! est-ce qu’ils vont recommencer leur sabbat ?

Courant à la porte et frappant.

Mais taisez-vous donc, par là ! il y a un malade, sacrebleu !

 

 

Scène V

 

HERNANDEZ, MARTIN, EDMOND, BATHILDE, tenant un album à la main

 

EDMOND, entrant suivi de Bathilde.

Mais nous sommes bien maîtres chez nous.

Reconnaissant Martin.

Tiens ! c’est vous !

BATHILDE.

Monsieur Martin !

Ils descendent en scène.

MARTIN, à part.

Le petit ménage !

Haut.

Eh bien ! vous pouvez vous vanter de faire un tapage...

BATHILDE.

C’est Edmond qui tournait autour de la table et qui avait parié que je ne pourrais pas l’attraper... J’ai gagné.

MARTIN.

Quoi ?

BATHILDE, baissant les yeux.

Mais...

EDMOND.

Un baiser... Nous jouons ! nous jouons !

HERNANDEZ, à part.

Si c’est pour ça qu’ils sont venus en Suisse !

MARTIN.

Vous ne pourriez pas jouer à autre chose ? Aux échecs, par exemple... ça ne fait pas de bruit ; nous avons un de nos amis malade.

BATHILDE, apercevant Hernandez.

Monsieur, peut-être ?

HERNANDEZ.

Moi, malade ? Hernandez malade ?

Se frappant la poitrine.

C’est en bronze, tout ça... tout ça... et le reste en acier !...

EDMOND, bas à Bathilde.

C’est un athlète qui court les foires. Ne le contrarie pas.

MARTIN, à Bathilde.

Eh bien, êtes-vous contente de la Suisse ?

BATHILDE.

Oh ! très contente !... Dans ce moment, nous allons voir le glacier des Bossons.

MARTIN.

Et vous emportez votre album pour dessiner ?

BATHILDE, déposant l’album sur la table.

Oh ! non, j’écris dessus mes impressions de voyage...

MARTIN.

Et qu’est-ce que vous avez déjà vu ?

BATHILDE.

Nous avons vu Lyon ; je voulais visiter Notre-Dame de Fourvière ; mais Edmond m’a dit que ce n’était pas intéressant... Alors, nous sommes restés à l’hôtel et...

Elle baisse les yeux.

MARTIN.

Et ?...

EDMOND.

Nous avons fait un peu de musique.

BATHILDE.

Ah ! jamais je n’oublierai Lyon !

EDMOND.

Ah ! moi non plus !

BATHILDE.

À Genève, nous avions le projet de faire une promenade sur le lac, mais Edmond a aperçu un nuage... il a craint une tempête... Alors, nous sommes restés à l’hôtel et...

MARTIN.

Et ?

EDMOND.

Et nous avons fait un peu de musique.

BATHILDE.

Ah ! je n’oublierai jamais Genève !

EDMOND.

Ah ! moi non plus !

HERNANDEZ, à part.

Ils voyagent pour la musique.

BATHILDE.

Aujourd’hui, Edmond veut absolument me montrer le glacier des Bossons... moi, je préférerais rester. Je suis un peu nerveuse, mais il dit que c’est très curieux.

EDMOND.

Très curieux ! très curieux !

MARTIN, à Bathilde.

On ne peut pas toujours faire de la musique.

EDMOND, prenant le bras de sa femme.

Dépêchons-nous ! le guide et les mulets nous attendent !

Ils saluent et sortent, en courant, par le fond.

MARTIN.

Je vais commander le laudanum.

Redescendant, à Hernandez.

Ah ! je n’ai pas fait ma barbe, fais-moi donc le plaisir de demander à ma femme la clef de mon nécessaire.

Il sort par le fond.

 

 

Scène VI

 

HERNANDEZ, puis LOÏSA, puis MARTIN

 

HERNANDEZ, seul.

Nous disons : La clef de son nécessaire.

Il se dirige vers la chambre où est entrée Loïsa et ouvre la porte.

Cousine !

LOÏSA, à l’intérieur, poussant un cri.

Ah !... On n’entre pas !

HERNANDEZ, refermant vivement la porte, revenant en scène, très agité.

Elle s’habille ! Caramba ! Demonio ! Valgame Dios ! Qu’elle est belle, éblouissante !... De l’air ! de l’air !...

Il ouvre la fenêtre.

Ah ! j’ai du feu dans les veines ! J’étouffe ! j’étouffe !

Il ôte son habit et son gilet.

Je me sens mieux !

LOÏSA, ouvrant la porte.

Vous voulez me parler ?

Elle l’aperçoit, pousse un cri et referme vivement la porte.

Ah !

HERNANDEZ.

Caraï ! Un peu plus, elle voyait mon tatouage !...

MARTIN, rentrant par le fond et l’apercevant en manches de chemise.

Qu’est-ce que tu fais là ?... Tu te déshabilles ?

HERNANDEZ.

J’avais un peu chaud, je prenais le frais.

MARTIN, à part.

Drôle de peuple !

Haut.

On va apporter le tilleul et le laudanum.

La voix d’AGÉNOR, dans sa chambre, à droite.

Ferdinand ! Ferdinand !

MARTIN.

C’est Agénor... Je t’en prie... ne le contredis pas... Tu le contredis toujours.

HERNANDEZ, remettant son habit et son gilet.

Il m’agace !

Il passe à gauche.

MARTIN.

Parbleu ! moi aussi, il m’agace !... Mais, puisqu’il est condamné... un peu de patience !... Couvrons le précipice de roses, donnons-lui son poulet.

Il va au-devant d’Agénor.

 

 

Scène VII

 

HERNANDEZ, MARTIN, AGÉNOR

 

AGÉNOR, entrant, il est en tenue de malade, et d’une voix dolente.

Ferdinand... tu me laisses seul... Voilà une heure que je t’appelle.

MARTIN.

Excuse-moi, mon ami, j’étais sorti un moment pour commander la potion. Eh bien, te sens-tu un peu mieux ?

AGÉNOR.

Non, ça ne va pas. On a encore fait du tintamarre à côté... Est-ce qu’il y a un billard ?

HERNANDEZ.

Les joueurs sont partis.

AGÉNOR, il est pris d’une quinte de toux.

Allons bien, voilà la poitrine qui se prend !

HERNANDEZ.

Secouez-vous, sacrebleu !

AGÉNOR, à Hernandez, avec aigreur.

Secouez-vous !... Est-ce que ça guérit les maladies de poitrine, de se secouer ?... Vétérinaire, va !

Il passe à droite.

HERNANDEZ, bondissant.

Hein ? qu’est-ce qu’il a dit ?

MARTIN, l’arrêtant.

Rien !

Bas à Hernandez.

Mais ne le contrarie donc pas !

À Agénor.

Tiens, assieds-toi.

Il le fait asseoir sur un fauteuil. À Hernandez.

Vite ! un tabouret !

HERNANDEZ, apportant un tabouret.

Pour la poitrine de Monsieur !

MARTIN.

Et un coussin sous la tête.

Hernandez prend un coussin du divan et le place derrière la tête d’Agénor.

AGÉNOR, à Martin.

Oh ! tu es bon, toi ! Tu m’aimes !

Hernandez va s’asseoir sur le divan. Agénor est assis au milieu de la scène. Martin est debout, près de lui.

MARTIN.

Oui... oui... sois tranquille ! Comment te trouves-tu ?

AGÉNOR.

Mal ! J’ai froid... je sens comme un faux frisson.

MARTIN, apercevant la fenêtre ouverte.

Parbleu ! on a laissé la fenêtre ouverte ! Quel est l’imbécile ?...

À Hernandez.

Ferme la fenêtre.

Hernandez la ferme avec humeur et revient s’asseoir sur le divan.

AGÉNOR.

Oh ! j’ai la bouche sèche... je boirais bien...

MARTIN.

Quoi ?

AGÉNOR.

Je ne sais pas quoi. Rien ne me dit.

MARTIN.

Parle. Dans ta position, tu peux tout demander.

AGÉNOR.

Eh bien, donne-moi un petit grappillon de raisin.

MARTIN.

Ah ! c’est qu’au commencement de juillet, il n’y a pas encore de raisin.

AGÉNOR.

Alors, une pêche au sucre.

MARTIN.

Ah ! c’est qu’au commencement de juillet, il n’y a pas de pêches non plus.

HERNANDEZ, à part.

Il n’a pas de chance, le condamné !

MARTIN.

Mais veux-tu du poulet... avec du tabac et un verre d’eau-de-vie... C’est ton droit !

AGÉNOR.

De l’eau-de-vie ! Tu veux donc me tuer ?

MARTIN, vivement.

Non ! pas encore ! c’est trop tôt !

AGÉNOR, poussant un cri.

Ah !

MARTIN.

Quoi ?

AGÉNOR.

Allons, bien ! voilà l’intestin qui se prend !

HERNANDEZ, à part, avec mépris.

Ah ! galette !

AGÉNOR.

Non, ça se calme. Je me suis levé pour écrire à mon oncle.

MARTIN.

Ça va te fatiguer.

AGÉNOR.

Approche-moi la table... Je vais essayer de tracer quelques lignes.

MARTIN.

Oui.

À Hernandez.

La table !... approchons la table !...

HERNANDEZ, à part.

Il me fait faire un métier de commissionnaire.

Ils placent la table devant Agénor. Hernandez va se rasseoir sur le divan.

AGÉNOR, écrivant.

« Mon cher oncle... »

S’interrompant, à Martin.

Tu ne peux donc pas m’avoir un petit grappillon de raisin ?... Je payerai ce qu’il faudra...

MARTIN.

Mais il n’y en a pas ! il n’y en a pas !

HERNANDEZ, à part.

Il est sciant avec son raisin !

AGÉNOR, reprenant la plume.

« Mon cher oncle, je suis bien malade à Chamonix, et, malgré toute mon énergie, je ne sais si je pourrai vous revoir jamais... »

Laissant tomber sa plume.

Non... je suis trop faible... La sueur me monte... Prends la plume, Ferdinand.

MARTIN.

Oui... repose-toi sur ce divan... Hernandez, aide-le !

Hernandez vient prendre Agénor par le bras et l’installe sur le divan face à la fenêtre.

Le coussin ! le coussin !...

HERNANDEZ, apporte le coussin en jurant.

Valgame a la porra !

Il va s’asseoir à droite.

MARTIN, s’asseyant à la table.

Maintenant, tu vas me dicter.

AGÉNOR, dictant.

« J’emprunte, pour continuer ma lettre, la main de mon meilleur ami. »

MARTIN, à part, écrivant.

Canaille !

AGÉNOR, dictant.

« De mon meilleur ami, dont la femme m’a soigné avec le dévouement d’une sœur... »

HERNANDEZ, à part, jaloux.

D’une sœur !

AGÉNOR, dictant.

« De charité. Je ne crains pas d’exagérer en disant que cette femme est un ange... »

Hernandez se lève.

MARTIN, à part.

Un ange !... elle !...

À Hernandez.

Tiens, prends la plume... je ne peux pas continuer !

Il se lève.

HERNANDEZ, protestant à voix basse.

Ah ! mais les écritures... ça m’embête !

MARTIN, bas.

Puisqu’il est condamné ! Nous ne devons rien lui refuser.

HERNANDEZ.

C’est juste. L’animal !

Il se met à table.

AGÉNOR, à Martin.

Tu n’écris plus ?

MARTIN.

Non, j’ai une convulsion dans le pouce... Don Hernandez va me relayer.

Il remonte.

HERNANDEZ, la plume à la main, à Agénor.

Quand il plaira à Monsieur ?

AGÉNOR, dictant.

« J’emprunte, pour continuer ma lettre, la main d’un indifférent. »

HERNANDEZ, à part.

Il a du nez !

AGÉNOR.

« Je sens bien que je ne pourrai pas continuer mon voyage. »

HERNANDEZ, se levant et allant à Agénor.

Hein ?

MARTIN.

Qu’est-ce qu’il dit ?...

Bas à Hernandez.

Il nous échappe !

À Agénor.

Voyons, un peu de courage, sacrebleu !

AGÉNOR.

Oh ! non !... les forces...

MARTIN.

Viens seulement jusqu’à la Handeck... Je ne t’en demande pas plus !

HERNANDEZ.

On dit que c’est si joli !

AGÉNOR, à Martin.

Tu m’achèteras la photographie.

MARTIN.

Ce n’est pas la même chose.

AGÉNOR, à Hernandez.

Continuez.

Dictant.

« Je quitterai sans regret ce pays... où l’on ne trouve même pas à acheter un grappillon de raisin. »

HERNANDEZ, à part.

Encore son raisin !

AGÉNOR, dictant.

« Je serai à Paris... »

HERNANDEZ, écrivant.

Pas si vite !

AGÉNOR, reprenant.

« Je serai à Paris mercredi. » Donnez que je signe.

Hernandez lui apporte la lettre avec le buvard. Il signe.

Ah ! cette lettre a épuisé mes forces. Je vais rentrer. Ton bras, Ferdinand !

MARTIN.

Oui, voilà !

Hernandez remet la table et le fauteuil en place, pendant qu’Agénor, soutenu par Martin, se dirige vers sa chambre ; puis Hernandez prend Martin par la manche de son habit et le ramène brusquement en scène. Agénor, tenant toujours Martin, trébuche et manque de tomber.

HERNANDEZ, à Martin, bas.

Que vas-tu faire ?

MARTIN, bas.

Je n’en sais rien ; mais il faut à tout prix que je le fasse changer d’avis.

À Agénor.

Appuie-toi... ne crains rien.

AGÉNOR, sortant, appuyé sur le bras de Martin.

Que tu es bon ! Tu es un ange aussi !

MARTIN.

Oui... nous sommes tous comme ça dans le ménage !... Appuie-toi.

Ils sortent à droite.

 

 

Scène VIII

 

HERNANDEZ, puis LOÏSA

 

HERNANDEZ, seul.

Et elle aime cet avorton... elle ! Vénus !... Oh ! ce petit bonhomme me gêne ! Ça finira mal !

LOÏSA, sortant de sa chambre et l’apercevant.

Ah !... c’est vous... pardon.

Elle fait mine de se retirer.

HERNANDEZ.

Vous me fuyez ?

LOÏSA, descendant.

Non, mais je n’ose pas lever les yeux devant vous. Vous avez ouvert ma porte si brusquement tout à l’heure...

HERNANDEZ.

Rassurez-vous... je suis myope... je n’ai rien vu !

Avec exaltation.

Mais quel éclat ! quelle blancheur !

LOÏSA, offusquée.

Monsieur !

Elle passe à droite.

HERNANDEZ.

Je parle de vos mains !...

Il veut lui prendre la main.

Ah ! Loïsa ! cousine !

LOÏSA, se reculant.

Mais, monsieur... je suis mariée !...

HERNANDEZ.

Si ce n’est que ça, moi aussi, et à une reine, encore !

 

 

Scène IX

 

HERNANDEZ, LOÏSA, MARTIN

 

MARTIN, sortant de la chambre d’Agénor.

Allons bon !

HERNANDEZ et LOÏSA, se retournant.

Quoi donc ?

MARTIN.

Voilà qu’il a la colique, maintenant.

LOÏSA.

Oh ! vous êtes révoltant avec vos expressions.

MARTIN.

C’est le nom ! comment veux-tu que j’appelle ça ?

LOÏSA.

Dites un refroidissement.

MARTIN.

C’est une belle et bonne indigestion... Je viens de lui commander un... Comment veux-tu que j’appelle ça ?... à l’eau de son.

HERNANDEZ.

Il a trop mangé avant-hier.

MARTIN.

Il s’est bourré de fraises et de fromage à la crème... il ne nous a laissé que le saladier !

HERNANDEZ.

Il est répugnant à voir manger !

MARTIN, à part.

C’est ça... abîmons-le !

Haut.

Répugnant ! Voilà le mot.

LOÏSA.

Tenez, vous êtes insupportable.

À Martin.

Quand on a un ami malade, je ne comprends pas qu’on s’exprime de la sorte.

MARTIN.

Mais...

LOÏSA.

Vous avez vraiment bien peu de charité ! Laissez-moi !

Elle entre dans sa chambre.

 

 

Scène X

 

MARTIN, HERNANDEZ, puis PIONCEUX

 

MARTIN, la regardant sortir.

Comme elle l’aime ! Elle ne prend même plus la peine de s’en cacher.

HERNANDEZ.

Patience !... notre heure viendra ! L’as-tu décidé à continuer le voyage ?

MARTIN.

Oh bien oui !... j’ai employé tous les arguments... j’ai été jusqu’à lui dire que ça ferait plaisir à ma femme. Mais il est buté !... Il se tient le ventre et il répond : « Non ! je veux retourner à Paris ! je veux retourner à Paris ! »

HERNANDEZ.

Eh bien, qu’est-ce que tu décides ?

MARTIN.

Je décide... que je ne décide rien !... J’avais mon plan... la Handeck !... Il ne veut pas y aller... Ça dérange tout !

PIONCEUX, entrant par le fond et à voix basse.

Monsieur...

Il tient dans ses mains une fiole et une tasse.

MARTIN.

Quoi ?

PIONCEUX, à voix basse.

C’est le tilleul et l’eau d’anum.

MARTIN, parlant très fort.

Oh ! tu peux parler haut, maintenant. Crie, chante, si tu veux.

PIONCEUX.

Il va mieux ?

MARTIN.

Oui.

Indiquant la tasse de tilleul.

Pose ça dans un coin... Ça ne me regarde plus. S’il croit que je vais continuer à être sa garde-malade !

PIONCEUX, posant la tasse et la fiole sur la table, à part.

Le poulet est presque cuit !

Il sort par le fond.

HERNANDEZ, regardant la fiole et se parlant à lui-même en espagnol.

Sangre de Dios ! no es por nada que esta botella habra venido sobre questa mesa. (Sang de Dieu ! ce n’est pour rien que cette fiole sera venue sur cette table.)

MARTIN, le regardant, étonné.

Qu’est-ce que tu dis ?

HERNANDEZ, tenant la fiole et la lui montrant.

Tu vois bien cette fiole ?

MARTIN.

Parbleu !

HERNANDEZ.

Qu’est-ce que tu en penses ?

MARTIN.

Eh bien, je pense que c’est une fiole !

HERNANDEZ.

Non... c’est le châtiment.

MARTIN.

Le châtiment ?

HERNANDEZ.

Le docteur a dit : « Six gouttes de laudanum... » Tu es distrait, je te parle... je te raconte mon règne... et tu mets cinquante gouttes.

MARTIN, se reculant.

Cinquante !... Mais le docteur a dit que cinquante...

HERNANDEZ.

Eh bien ?

MARTIN.

C’est un forfait !

HERNANDEZ.

Tu voulais bien le jeter dans le trou.

MARTIN.

Le trou... c’est un incident de voyage, tandis que la fiole...

HERNANDEZ.

Voilà bien la vieille Europe... flasque et sans énergie !... mais chez moi, sous ma zone... on échange continuellement des petites poudres dans des verres d’eau sucrée, on arrange des bouquets de roses qu’il suffit de respirer, et on n’est pas mal vu pour ça.

MARTIN.

Je ne dis pas...

HERNANDEZ, lui tendant la fiole.

Allons !

MARTIN.

Non, tiens, décidément, ça ne me sourit pas... le trou me souriait, mais pas la fiole.

HERNANDEZ, reposant la fiole sur la table.

Très bien... laisse-le rentrer à Paris... on va le soigner, lui bassiner son lit... avec du sucre, et, dans un mois, quand il sera bien portant, tu ramèneras ta femme.

MARTIN.

Saperlotte !

HERNANDEZ.

Et ils continueront à tracer leur petit signal sur ton dos complaisant.

MARTIN, furieux.

Sang de Dieu ! passe-moi la bouteille.

HERNANDEZ, la lui donnant.

Allons donc !

MARTIN, versant le contenu de la fiole dans la tasse que lui présente Hernandez.

Je verse tout, carambo !

HERNANDEZ.

Tout ! c’est peut-être beaucoup... mais le reste aurait été perdu...

Prenant la fiole et lui donnant la tasse.

Maintenant, porte-lui ça.

MARTIN, prenant la tasse.

Moi-même ?

Il va jusqu’à la porte d’Agénor ; sur le point d’entrer, il s’arrête, et, après un moment d’hésitation, il revient à Hernandez.

Non, vois-tu, c’est plus fort que moi... je ne pourrai jamais lui offrir... nous avons été trop liés.

HERNANDEZ, prenant la tasse.

Donne-moi ça, poule mouillée !

Il va jusqu’à la porte d’Agénor avec la tasse et s’arrête.

C’est drôle, dans ce pays-ci, ça me fait quelque chose... je crains l’opinion publique.

MARTIN.

Ah ! tu vois bien ! tu recules aussi !

HERNANDEZ.

Je ne recule pas... je me recueille...

MARTIN, sentencieux.

Vois-tu, Hernandez, il n’y a que Dieu qui ait le droit de tuer son semblable !

HERNANDEZ, qui est revenu près de Martin.

Tu me suggères une idée... Rapportons-nous-en au jugement de Dieu !

MARTIN.

Comment l’entends-tu ?

HERNANDEZ, plaçant la tasse près de la table.

Je pose la coupe fatale sur cette table... bien en vue... Agénor va venir... il boira si c’est son inspiration... Ça te va-t-il comme ça ?

MARTIN.

Comme ça, je veux bien... Poser une tasse sur une table n’est pas un crime.

HERNANDEZ.

Allons faire un tour.

Il remonte au fond, à gauche, pour prendre son chapeau.

MARTIN.

Je te suis.

À part.

Ce n’est pas un crime...

Il verse vivement l’encrier dans la tasse en se cachant d’Hernandez et à part.

Tout l’encrier ! maintenant, s’il boit... c’est qu’il aura une fière soif !

HERNANDEZ.

Viens-tu ?

 

 

Scène XI

 

MARTIN, HERNANDEZ, PIONCEUX

 

Pionceux entre par le fond ; en les voyant, il cache une tasse derrière son dos.

HERNANDEZ, l’apercevant, à part.

Pionceux ! Préparons-nous un alibi.

Haut à Pionceux, après l’avoir fait descendre et lui montrant la tasse qui est sur la table.

Remarque bien que la potion du capitaine est là intacte,

Tirant sa montre, Martin l’imite.

qu’il est midi et que nous allons tranquillement au café faire une partie de dominos.

MARTIN.

Tu en témoigneras au besoin.

Martin et Hernandez sortent par le fond.

 

 

Scène XII

 

PIONCEUX, puis AGÉNOR

 

PIONCEUX, seul.

Qu’est-ce qu’ils ont ?... Moi, j’ai chipé un bouillon à la cuisine en attendant que le poulet soit à point...

Soufflant sur le bouillon.

Il est trop chaud.

AGÉNOR, sortant de sa chambre.

J’ai dormi... je suis tout à fait bien... mais j’ai une soif !... Tiens, Pionceux ! qu’est-ce que tu bois là, toi ?

PIONCEUX, lui indiquant la tasse qui est sur la table.

Voilà votre potion, monsieur.

AGÉNOR.

Ah ! c’est vrai !

Il prend la tasse et la flaire.

Drôle d’odeur ! drôle de couleur !

À Pionceux.

Changeons.

Il prend la tasse de Pionceux et lui donne la sienne.

Il embaume, ton bouillon.

PIONCEUX, flairant sa tasse.

Le vôtre n’embaume pas... il infecte le vieux cassis.

AGÉNOR, qui a bu et replacé sa tasse sur l’assiette où était la potion.

Ah ! ce bouillon m’a mis en goût... Va me chercher un poulet et une bouteille de bordeaux.

PIONCEUX.

Un poulet ? Mais il n’y en a qu’un à la broche.

AGÉNOR.

Eh bien, je le prends !

PIONCEUX, à part.

Sapristi ! pas de chance !... Je vais repincer un autre bouillon.

Il sort par le fond, emportant la potion qu’il flaire.

Pouah ! je ne boirai pas ça.

AGÉNOR, seul.

Je me sens tout guilleret... Je renais... je vais faire venir le coiffeur.

PIONCEUX, rentrant avec un plateau garni.

Voilà le poulet.

Il pose le plateau sur le petit guéridon qu’Agénor a placé au milieu de la scène. Agénor se place devant la table et commence à manger.

AGÉNOR, flairant le poulet.

Il embaume !

 

 

Scène XIII

 

PIONCEUX, AGÉNOR, LOÏSA

 

LOÏSA, entrant par le fond.

Que vois-je ? M. Agénor à table !...

À Pionceux.

Laisse-nous.

PIONCEUX.

Mais...

LOÏSA.

Laisse-nous !

PIONCEUX.

On s’en va !...

Il sort par le fond en jetant un regard de regret sur le poulet.

AGÉNOR, mangeant.

Vous permettez ?...

LOÏSA.

Mon ami, pendant que vous étiez étendu sur votre lit de douleur, j’ai fait un vœu.

AGÉNOR, se servant à boire.

Lequel ?

LOÏSA.

J’ai fait vœu de ne plus tromper mon mari.

AGÉNOR, la bouche pleine.

Comme ça se trouve ! j’ai fait le même vœu !

LOÏSA.

Ah ! comme nos cœurs se comprennent !... Nous fuirons ensemble.

AGÉNOR, la regardant, stupéfait.

Hein !

LOÏSA.

Votre fortune suffira pour nous deux.

AGÉNOR.

Ah ! permettez !

LOÏSA.

Nous irons cacher notre bonheur dans un nid de verdure.

AGÉNOR, se levant, une cuisse de poulet à la main.

Écoutez, Loïsa, je suis convalescent... Je relève de maladie... Je ne suis pas en train d’enlever des femmes... Ma santé ne me le permet plus...

Il s’assied et se remet à manger.

LOÏSA.

C’est bien, monsieur, je vous comprends... Je sais ce qu’il me reste à faire... J’en ai assez, de cette vie de mensonges et d’hypocrisie... il faut en finir.

AGÉNOR, à part, mangeant toujours.

La bague ! le poison des Indiens ! Je l’attendais !

LOÏSA.

Agénor... regardez-moi bien en face. Vous savez si je suis une femme de résolution...

AGÉNOR, à part, mangeant.

Si elle croit que je vais couper dedans !

LOÏSA.

J’ai fait vœu de ne plus tromper mon mari... et ce que j’appelle ne plus tromper un homme... c’est lui tout avouer.

AGÉNOR, bondissant ; il se lève.

Hein ! voilà autre chose ! Vous ne ferez pas cela, Loïsa !

LOÏSA.

J’attends M. Martin... et vous allez voir !...

AGÉNOR.

C’est impossible... Ce serait lui porter un coup...

LOÏSA.

Voulez-vous fuir, oui ou non ?

AGÉNOR, hésitant.

Eh bien, oui... non... Je demande jusqu’à demain pour réfléchir.

LOÏSA.

Soit ! Mais pas plus tard !...

Elle remonte, arrivée près de la porte, elle se retourne pour dire.

Vous m’entendez !... Pas plus tard !

Elle entre dans sa chambre.

 

 

Scène XIV

 

AGÉNOR, puis MARTIN

 

AGÉNOR, seul ; jetant sa serviette sur la table.

Que le diable l’emporte !... Elle m’a coupé l’appétit. Je n’ai plus faim.

Il range le guéridon, à gauche, près de la fenêtre.

Ah ! j’ai besoin de prendre l’air. Un glacier me remettra. Voyons le temps.

Il ouvre la fenêtre et regarde au-dehors.

MARTIN, inquiet, entrant par la porte du fond.

J’ai lâché le domino. Je mettais du quatre sur du six, et du blanc sur du trois.

Apercevant Agénor, qui est à la fenêtre, lui tournant le dos.

Le voilà !

Allant à lui, très inquiet.

Eh bien, comment vas-tu ?

AGÉNOR, quittant la fenêtre.

Je suis tout à fait bien. J’allais sortir.

MARTIN, à part, avec joie.

Il n’a pas bu !

AGÉNOR.

Ah ! mon pauvre ami, je me suis cru bien près de ma fin... Eh bien, tu me croiras si tu veux, ce qui me faisait le plus de peine, ce n’était pas tant de passer l’arme à gauche que de te quitter.

MARTIN, à part.

Oui, oui ! de quitter ma femme !

AGÉNOR.

Aussi, ma dernière pensée a été pour toi.

MARTIN.

Merci.

AGÉNOR.

Croyant partir, j’ai fait mon testament... J’ai vingt-deux mille cinq cents francs de rente : je t’ai tout laissé, mon ami !

MARTIN.

À moi ?... Je ne veux pas ! je ne puis accepter !

AGÉNOR.

Pourquoi ? Je n’ai plus de parents.

MARTIN.

Je refuse... Déchire ce testament.

AGÉNOR.

Je viens de l’envoyer à mon notaire... Il est à la poste.

MARTIN.

Non ! c’est impossible ! Révoque-le...

S’approchant de la table.

Voilà du papier... des plumes.

Il s’approche de la tasse et, la trouvant vide, à part.

Ah ! il a bu ! il a bu !

Se trouvant mal et tombant sur un fauteuil.

Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu !

AGÉNOR, courant à lui.

Eh bien, qu’est-ce que tu as ? Martin ! mon pauvre Martin !

MARTIN, suffoqué.

Je... je... je ne peux parler !

AGÉNOR.

Tu m’as soigné... C’est à mon tour.

MARTIN.

Mais non ! Toi ! toi... De l’émétique !... de l’émétique !...

AGÉNOR.

Tu veux de l’émétique ? Tout de suite !

Appelant.

Holà ! quelqu’un ! du monde !

 

 

Scène XV

 

AGÉNOR, MARTIN, LOÏSA, HERNANDEZ, puis PIONCEUX

 

LOÏSA, entrant par le fond.

Qu’y a-t-il ?

HERNANDEZ, accourant aussi du fond.

Pourquoi ce bruit ?

Ils entourent Martin.

AGÉNOR.

Il se trouve mal ! il demande à l’émétique !

HERNANDEZ, s’approchant de Martin.

Eh bien, ça ne va donc pas ?

MARTIN.

Hernandez !...

Lui indiquant la tasse.

La tasse ! la tasse !

HERNANDEZ, à part.

Il a bu !

Il prend la tasse et la flaire.

Tiens ! ça sent le bouillon.

AGÉNOR.

Oui, je m’en suis offert un.

MARTIN et HERNANDEZ.

Hein ?

MARTIN, se levant.

Mais l’autre tasse... la potion ?

AGÉNOR.

Ne me gronde pas. Je ne l’ai pas bue !

MARTIN, suffoquant de joie et se pâmant de nouveau.

Ah ! mon Dieu Pas bue ! pas bue !

AGÉNOR, l’assistant.

Bon ! voilà que ça le reprend !... De l’émétique !...

MARTIN.

Ah ! ça va mieux... ça va mieux... ton bouillon... m’a remis.

AGÉNOR.

Quelle drôle de maladie !

MARTIN, se levant.

Ah ! quelle crise !

AGÉNOR.

Du repos... une bonne nuit, et nous pourrons repartir demain pour la Handeck.

MARTIN.

La Handeck !... Non ! je suis encore bien faible...

HERNANDEZ, à part.

Il cane.

AGÉNOR.

Bah ! je te soutiendrai... je te porterai, s’il le faut, mon bon Martin.

À Loïsa.

Je le porterai.

LOÏSA, bas à Agénor.

C’est là qu’il me faut une réponse.

AGÉNOR.

Oui.

À part.

L’enlever ? jamais ! Si elle persiste... eh bien, je la fourre dans le trou !

HERNANDEZ, bas à Martin.

Une fois là-bas, j’espère que tu tiendras ta parole ?

MARTIN, très froid.

Sans doute... sans doute... puisque c’est convenu.

HERNANDEZ.

Lui ou toi, tu m’entends ? Si tu hésites, je te fourre dans le trou !

MARTIN, à part.

Il en est capable ! Quelle situation !

HERNANDEZ.

Maintenant, ayons l’air gai !

Il se met à fredonner.

PIONCEUX, entrant du fond avec une volaille sur un plat.

J’ai pincé un dindon !

 

 

ACTE III

 

Un chalet à la Handeck. À droite, premier et deuxième plan, portes. Troisième plan, un couloir. Même distribution à gauche. Au fond, à droite, la porte d’entrée. Au fond, à gauche, une fenêtre. À gauche, premier plan, une table avec des cartes. Chaises, etc.

 

 

Scène première

 

UNE BONNE, costume de Suissesse, PIONCEUX

 

PIONCEUX, au public.

Eh bien, je ne m’amuse pas ici... Mon maître m’a fait partir hier pour le chalet de la Handeck, afin de lui retenir des chambres... et il n’arrive pas...

La Bonne entre.

Je n’ai pour toute compagnie que cette jeune Suissesse.

À la bonne.

Comment vous appelez-vous ?

LA BONNE.

Moi ? Je m’appelle Groosback.

PIONCEUX.

Nom d’un nom ! une femme qui s’appelle Groosback... Oh ! la Suisse !

À la bonne.

Au moins, savez-vous jouer au bésigue ?...

LA BONNE.

Le bésigue ? Connais pas.

PIONCEUX.

Et au piquet ?

LA BONNE.

Connais pas.

PIONCEUX.

Alors, nous allons jouer à la bataille.

LA BONNE.

Mais...

PIONCEUX.

Votre devoir est de distraire les voyageurs.

La faisant asseoir à la table de jeu.

Tenez, mettez-vous là.

LA BONNE.

Mais je ne connais pas la bataille.

PIONCEUX.

Je vais vous l’apprendre... ce n’est pas difficile... Jetez une carte.

Elle jette une carte.

Qu’est-ce que c’est que votre carte ?

LA BONNE.

Je n’en sais rien...

PIONCEUX.

Oh ! la Suisse !... C’est un huit de pique. À mon tour, je jette une carte, c’est un neuf de carreau... il n’y a pas bataille... Voilà le jeu... vous savez le jeu maintenant. Jetez une autre carte.

Elle jette une carte.

Dame de cœur. À mon tour, dame de trèfle... il y a bataille, bataille de dames. Alors, je vous embrasse.

Il se lève pour l’embrasser.

LA BONNE.

Je ne veux pas.

PIONCEUX.

Votre devoir est de distraire les voyageurs... et puis c’est la règle... Faut jouer la règle.

Se rasseyant après l’avoir embrassée.

Continuons...

Jetant une carte.

Valet de pique... à vous.

Elle jette une carte.

Valet de carreau... Encore bataille... bataille d’hommes cette fois... Alors, c’est à vous de m’embrasser.

LA BONNE.

Ah mais non !

PIONCEUX.

Faut jouer la règle ! Allons ! allons !

Elle l’embrasse.

Continuons.

LA BONNE.

Ah ! je ne joue plus... c’est trop échauffant.

PIONCEUX.

Paresseuse !

Humant l’air.

Tiens ! quelle drôle d’odeur... Sentez-vous par là ?

LA BONNE.

C’est mon dîner qui brûle.

PIONCEUX, se levant.

Vous avez un dîner qui brûle et vous ne le dites pas !

Il remonte.

LA BONNE.

Où allez-vous ?

PIONCEUX.

Je vais l’empêcher de brûler, ne vous occupez pas de moi.

Il sort par le couloir de droite.

 

 

Scène II

 

LA BONNE, EDMOND, BATHILDE

 

LA BONNE.

Il est bon garçon, mais il aime trop les cartes.

La voix d’EDMOND, au-dehors.

Holà ! du monde !

LA BONNE, remontant.

Ah ! des voyageurs... Enfin !

Edmond entre avec Bathilde. Ils sont en costume de voyage.

EDMOND.

Avez-vous une chambre ?

LA BONNE.

Oui, monsieur.

EDMOND.

Avec un grand lit et deux oreillers ?

BATHILDE.

Et un piano ?

LA BONNE.

Ah ! c’est que...

EDMOND.

Quoi ?

LA BONNE.

Nous n’avons que des petits lits en fer... pour un.

BATHILDE.

Ah !

LA BONNE.

Monsieur et Madame désirent-ils un guide pour visiter la sublime horreur ?...

BATHILDE.

La sublime horreur ?

LA BONNE.

Oui... la chute de l’Aar...

EDMOND.

Non... Plus tard.

LA BONNE, après avoir consulté une ardoise suspendue à droite.

Je puis vous donner la chambre numéro 4... deux lits jumeaux, séparés par une simple table de nuit en bois de sapin...

EDMOND, à Bathilde.

Ils sont jumeaux.

À la bonne.

C’est bien... Nous prenons le numéro 4.

LA BONNE.

Il sera prêt dans un minute.

Elle sort à droite.

 

 

Scène III

 

EDMOND, BATHILDE

 

À peine la bonne est-elle sortie que Bathilde se met à pleurer.

BATHILDE, pleurant.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

Elle va s’asseoir près de la table.

EDMOND.

Eh bien, qu’est-ce que tu as ?... tu souffres ?

BATHILDE.

Non !...

Pleurant.

La Suisse m’ennuie !

EDMOND.

Allons, bien ! Voyons, un peu de courage !... puisque nous y sommes... Depuis deux jours, je ne te reconnais plus... Tu es triste... presque maussade.

BATHILDE, pleurant.

Je n’ai pas de lettre de maman !

EDMOND, la relevant, après l’avoir embrassée.

Il en viendra, des lettres de maman... calme-toi... Ce n’est pas une raison pour faire des impolitesses aux étrangers... Tout à l’heure encore, tu as brusquement quitté la famille Martin, en mettant ton cheval au trot...

BATHILDE.

Tiens ! si tu crois que c’est amusant de voyager avec ces gens-là ! Depuis Chamonix, ils ne nous quittent pas une minute, nous ne sommes jamais seuls... Moi, je ne comprends pas la Suisse comme ça !

EDMOND.

Ma chère, il y a des relations du monde qu’il faut savoir cultiver.

BATHILDE.

Je ne suis pas venue en Suisse pour cultiver des relations... Je suis venue pour me promener avec mon mari, sans personne... Du reste, le pays n’est pas joli par ici.

EDMOND.

Par exemple ! Des montagnes, des cascades, des torrents !

BATHILDE.

Et M. et madame Martin !... et leur sauvage !... et le petit vieux qui a toujours peur de se refroidir !

Câline.

Si tu veux, nous retournerons à Genève, où il y a de si bons hôtels !

EDMOND.

Et la chute de l’Aar ?...

BATHILDE.

Oh ! la chute de l’Aar !... Est-ce que tu y tiens ?

EDMOND.

Non... mais il faut pouvoir dire qu’on l’a vue... Sans cela, à Paris, tout le monde s’écrierait : « Comment ! vous n’avez pas vu la chute de l’Aar ! Ah ! ils n’ont pas vu la chute de l’Aar !... » Ce serait un voyage raté...

BATHILDE.

Eh bien, nous y jetterons un coup d’œil demain, en nous en allant.

EDMOND.

C’est ça !... Il faut être consciencieux.

 

 

Scène IV

 

EDMOND, BATHILDE, LOÏSA, HERNANDEZ, puis LA BONNE

 

Loïsa porte un costume de montagne et un bâton ferré. Hernandez tient à la main un énorme sapin en guise de bâton.

HERNANDEZ, à Loïsa.

Entrez, madame, Dieu vous garde !

LOÏSA, entrant et apercevant Bathilde.

Enfin, vous voilà ! Mais comme vous avez couru !...

BATHILDE.

C’est mon cheval qui s’est emporté...

LOÏSA.

Il nous a été impossible de vous suivre... comme Monsieur était à pied...

HERNANDEZ.

Oui, la marche développe le muscle.

EDMOND, examinant le bâton d’Hernandez.

Ah !... qu’est-ce que c’est que ça ?

HERNANDEZ.

C’est une canne que j’ai herborisée sur la route.

LOÏSA, à part, avec admiration.

Quel homme ! Il est prodigieux !

BATHILDE.

Mais je ne vois pas M. votre mari et M. Montgommier ?

LOÏSA.

Ils vont arriver. Ils ont voulu pousser tout de suite jusqu’à la chute de l’Aar.

EDMOND.

Sans même s’arrêter à l’hôtel ? Quelle impatience !

LOÏSA.

Mon mari rêve de ce spectacle depuis que nous sommes en route.

HERNANDEZ, à part.

Je l’ai remonté... Il veut en finir.

LA BONNE, venant de droite, à Edmond.

Monsieur, votre chambre est prête.

BATHILDE, bas à Edmond.

Allons-nous-en vite !

Saluant.

Madame... monsieur...

Bas à Edmond, en sortant.

Non ! je ne comprends pas la Suisse comme ça !

EDMOND, la suivant.

Mais puisqu’ils sont jumeaux !

Edmond et Bathilde sortent par la droite.

LA BONNE, à Hernandez.

Monsieur et Madame désirent-ils un guide pour visiter la sublime horreur ?

HERNANDEZ.

Quoi ?

LA BONNE.

La chute de l’Aar.

HERNANDEZ.

Plus tard... Quand nous serons casés... Couche-t-on dans ta bicoque ?

LA BONNE.

Parfaitement !... Je puis vous offrir le numéro 7. Deux lits jumeaux séparés par une simple table de nuit.

LOÏSA, pudiquement.

Deux lits jumeaux !...

LA BONNE.

Dame ! Nous n’avons pas de lit de ménage...

HERNANDEZ, posant son arbre sur le pied de la bonne, bas.

Tentatrice !

LA BONNE.

Aïe !

À part.

Qu’est-ce qu’il a ?

LOÏSA.

C’est quatre chambres qu’il nous faut.

LA BONNE, étonnée.

Quatre chambres !...

À part.

Pour deux !

HERNANDEZ.

Va ! dépêche-toi.

Il va déposer son arbre à gauche.

LA BONNE, sortant, à part.

Il se dédoublent alors.

Elle sort à gauche.

 

 

Scène V

 

HERNANDEZ, LOÏSA

 

HERNANDEZ.

Cette fille me prend pour votre mari... Que ne le suis-je en effet !

LOÏSA.

Je vous en supplie, Hernandez... n’embarrassez pas ma reconnaissance par des propos... que je ne puis entendre.

HERNANDEZ.

Votre reconnaissance, cruelle ?

LOÏSA.

Sans vous, n’étais-je pas foulée aux pieds par ce taureau furieux qui fondait sur nous ?

HERNANDEZ, à part.

C’était une vache !

LOÏSA.

J’en suis encore tout émue.

Lui tendant la main avec effusion.

Merci, Hernandez !

HERNANDEZ, lui serrant la main.

De rien !

LOÏSA, poussant un petit cri.

Ah ! vous serrez trop !

HERNANDEZ.

Pardon... c’est le muscle.

LOÏSA.

Mais je suis indignée de la conduite de M. Montgommier... À la vue de l’animal, il me cria : « Prenez garde ! » et il se jeta devant mon mari en lui faisant un rempart de son corps.

HERNANDEZ.

Oui... c’est le rempart des maris !

LOÏSA.

Mais vous étiez là !... Vous avez saisi le monstre par les deux cornes, et vous l’avez forcé à se mettre à genoux devant moi.

HERNANDEZ.

J’y voudrais mettre le monde entier !

LOÏSA.

Tant de courage, de sang-froid, de vigueur !

HERNANDEZ.

De rien, vous dis-je... C’est un jeu de mon pays.

LOÏSA, regardant Hernandez.

Quel pays ! quels jeux ! quels hommes ! Ah ! quand je vous compare à mon pauvre mari... Il était blanc comme un linge.

HERNANDEZ.

C’est la peur... Mais M. Agénor n’était pas plus foncé en couleur.

LOÏSA.

Oh ! lui... il relève de maladie...

Souriant.

Une indisposition très débilitante.

HERNANDEZ.

Le fromage à la crème.

 

 

Scène VI

 

HERNANDEZ, LOÏSA, MARTIN

 

Martin entre ; il est dans la plus vive agitation. Sa cravate est dénouée... Il ferme vivement la porte.

MARTIN.

Me voilà !...

HERNANDEZ et LOÏSA.

Qu’as-tu donc ?

MARTIN, s’asseyant près de la table.

J’ai soif... C’est le soleil...

HERNANDEZ, bas à Martin.

Tout est consommé ?

MARTIN, de même.

Tout ! Il est dans le trou !

LOÏSA.

Eh bien ? Et M. Montgommier, qu’en avez-vous fait ?

MARTIN.

Il est dans le tr...

Se reprenant.

Il croque un point de vue...

Se levant.

Partons pour Meyringen !

LOÏSA.

Comment, partons ! Et la Handeck ?

MARTIN.

C’est vu ! c’est vu !

HERNANDEZ.

C’est vu ! c’est vu !

Ils remontent.

LOÏSA.

Mais je ne l’ai pas vue, moi... C’est pour cela que nous sommes partis de Paris.

MARTIN.

Eh bien, s’il faut tout dire... j’ai oublié mon portefeuille à Meyringen... dans la commode qui ne ferme pas... Filons !...

HERNANDEZ.

Elle ne ferme pas... Filons !

LOÏSA.

Comment, sans même attendre M. Agénor ?

MARTIN.

Il nous rejoindra.

HERNANDEZ.

Vite, nos sacs, nos valises.

Agénor paraît au fond.

 

 

Scène VII

 

HERNANDEZ, LOÏSA, MARTIN, AGÉNOR

 

AGÉNOR, entrant.

Ah ! quel pays !

HERNANDEZ, stupéfait.

Lui !

MARTIN, à part.

Voilà ce que je craignais ! Il revient trop tôt.

HERNANDEZ, bas à Martin.

C’est comme ça que tu l’as jeté dans le trou !

MARTIN, bas.

Il se sera sauvé à la nage !...

HERNANDEZ.

Oui, il a nagé...

AGÉNOR.

Est-ce qu’on ne va pas dîner ?

LOÏSA.

Ah bien oui... nous repartons.

AGÉNOR.

Comment ?

MARTIN, découragé.

Oh ! ce n’est plus la peine.

LOÏSA.

N’avez-vous pas oublié votre portefeuille ?

MARTIN.

Oui... mais il n’y avait rien dedans.

LOÏSA.

Eh bien, alors, qu’est-ce que vous nous chantez ! Nous restons, nous irons voir demain matin la chute de l’Aar.

AGÉNOR.

C’est superbe ! mais c’est épouvantable... Si j’étais poète, je me permettrais de dire que c’est une sublime horreur !

HERNANDEZ.

La Bonne l’a déjà dit.

AGÉNOR.

Ah !... je ne le savais pas... Il y a là un petit pont qui tremble au-dessus du gouffre... J’ai eu le vertige... et sans Ferdinand qui m’a retenu...

HERNANDEZ.

Ah ! il vous a retenu ?

MARTIN.

Moi ? Pas du tout.

AGÉNOR.

Tu m’as dit : « Prends garde ! »

MARTIN.

Non, je ne t’ai pas dit : « Prends garde ! » Je t’ai dit : « Fais attention... » Il ne faut pas exagérer !...

LA BONNE, entrant de gauche.

Les chambres sont prêtes.

MARTIN.

Ah ! c’est très bien ! Rentrons chacun chez nous... Je suis fatigué...

HERNANDEZ, bas, en lui posant la main sur l’épaule.

Reste !

MARTIN, à part.

L’explication !

Haut.

Allez, je vous rejoins.

AGÉNOR, à part.

Pas un mot de la réponse !... pas un signe... Si je pouvais en être quitte !...

Agénor sort par le couloir de droite et Loïsa sort à gauche.

 

 

Scène VIII

 

HERNANDEZ, MARTIN

 

HERNANDEZ, se croisant les bras.

Eh bien, il est gentil, il est bien combiné, ton petit stratagème.

MARTIN.

Je vais te dire : il y avait là un photographe qui m’aurait pris en flagrant délit... Alors...

HERNANDEZ.

Me prends-tu pour un idiot ?

MARTIN.

Je t’assure...

HERNANDEZ.

Silence ! je vois clair dans ton jeu ! Il s’agissait de te débarrasser de moi, de me faire croire que notre honneur est satisfait, de me cacher ta lâcheté.

MARTIN, offusqué.

Don Hernandez !

HERNANDEZ.

Je suis à tes ordres.

MARTIN, se calmant.

Non... continue...

HERNANDEZ.

Alors tu t’es dit : J’irai seul avec Agénor, je le laisserai en route ; je dirai à ce bon Hernandez qu’il est dans le trou et nous repartirons dare-dare pour Meyringen. Est-ce vrai ?

MARTIN, passant à gauche.

Eh bien, oui, là !... fiche-moi la paix ! Je ne suis pas né pour le crime, moi ! je ne suis pas une nature d’assassin... tout le monde n’est pas doué...

HERNANDEZ.

C’est bien... n’en parlons plus !

MARTIN, respirant.

Ah !

HERNANDEZ, d’une voix sombre.

Serais-tu un homme à venir faire avec moi, et sans témoins, un tour à la cascade ?

MARTIN.

Sans témoins ?... Pour quoi faire ?

HERNANDEZ, sombre.

Mais pour causer de choses et d’autres.

MARTIN, effrayé.

Nous pouvons causer de ça ici.

HERNANDEZ, d’une voix sinistre.

M’est avis que nous serions mieux sur le petit pont qui tremble.

Lui prenant le bras.

Qu’en penses-tu ?

MARTIN, reculant.

Ne me touchez pas ! Je suis fatigué, je n’ai pas envie de me promener.

HERNANDEZ.

Nature microscopique ! Et tu crois que tu m’auras fait venir jusqu’ici pour assister à ta réconciliation avec le larron de notre honneur ?

MARTIN, vivement.

Ma réconciliation ?... Ah ! bien oui !... tu ne me connais pas ! Je prétends au contraire lui infliger un châtiment plus impitoyable... et en tout cas plus digne d’une nation civilisée !

HERNANDEZ.

Que veux-tu faire ?

MARTIN.

Je veux lui plonger dans le cœur un fer rouge !...

HERNANDEZ.

À la bonne heure !

MARTIN.

Un fer rouge qui s’appellera le remords.

HERNANDEZ.

Le remords... Oui.

MARTIN, s’exaltant.

Un fer rouge qui le poursuivra partout, qui lui rongera le foie... comme un vautour... et dont le miroir implacable lui représentera son crime en lui criant : « Misérable ! tu as trompé ton ami !... » Voilà de la vengeance ! de la vraie !

HERNANDEZ.

Eh bien, c’est ça... fais-lui ça tout de suite.

MARTIN.

Va me le chercher... Je ne te dis que ça !

HERNANDEZ, sortant.

C’est ça... un fer rouge... qui lui rongera le foie... avec un miroir... Ah ! nous allons rire !

Il sort par le couloir de gauche.

 

 

Scène IX

 

MARTIN, puis AGÉNOR

 

MARTIN, seul.

Voilà un Espagnol qui m’ennuie ! Mais, s’il n’est pas content de moi cette fois-ci, il sera bien difficile.

Apercevant Agénor.

Voilà la victime.

AGÉNOR, entrant par le fond ; il tient un rond de serviette en bois sculpté ; à Martin.

Vois donc comme on travaille bien le bois dans ce pays-ci... Permets-moi de t’offrir... ?

MARTIN.

Qu’est-ce ?

AGÉNOR.

Un rond de serviette avec le mot : Amitié.

MARTIN, avec amertume.

Amitié !... Asseyez-vous, monsieur, écoutez-moi, et vous me direz ensuite si je puis accepter votre rond. Asseyez-vous !

AGÉNOR, à part, s’asseyant pendant que Martin s’assoit près de la table.

Qu’est-ce qu’il y a ?

MARTIN.

Ah ! ils ont raison, les hommes qui ne s’endorment pas sur la foi punique de l’amitié.

AGÉNOR, étonné.

Pourquoi ?

MARTIN.

Ils ont raison, ceux qui se méfient... ceux qui ne confient pas leur honneur à cette barque fragile et capricieuse qu’on appelle la femme.

AGÉNOR.

Que veux-tu dire ?

MARTIN, éclatant.

Je veux dire que vous m’avez indignement trompé !

AGÉNOR, se levant.

Moi ? c’est faux, je te jure !

MARTIN, se levant et allant à lui.

Vous avez trahi ma confiance ! En un mot, vous m’avez fait...

Baissant la voix.

vous m’avez fait une raie dans le dos !

AGÉNOR.

Qui est-ce qui t’a dit ça ?

MARTIN.

Don Hernandez Martinez, mon cousin, qui m’a ouvert les yeux. Dieu le garde !

AGÉNOR, à part.

Oh ! il me le payera, celui-là.

MARTIN.

Ainsi c’est vous... vous à qui j’ouvrais tous les jours mon foyer, ma table à manger... ma table de jeu ! vous n’avez pas craint de...

AGÉNOR.

Oh ! si tu savais le chagrin que ça me faisait, ce que j’ai souffert !

MARTIN.

Ta ta ta ! répondez... Que feriez-vous à ma place ?

AGÉNOR.

À ta place, je dirais : « Agénor, c’est mal, ce que tu as fait là... mais je sais que tu m’aimes bien... Jure-moi que tu ne recommenceras pas... jure-le-moi !... et je te pardonne ! »

MARTIN.

Tu tu tu !... ça ne peut pas se passer comme ça... Je pourrais vous tuer, monsieur !

AGÉNOR.

Ah !

MARTIN.

Je l’ai même essayé...

AGÉNOR.

Oh !

MARTIN.

Mais vous avez jugé à propos de prendre un bouillon... Le jury est très bienveillant pour ce genre de représailles... mais assez de sang répandu !

AGÉNOR.

Oui !... qu’exiges-tu de moi ?... Je me soumets à tout.

MARTIN.

J’y compte bien... Je vous donne d’abord l’ordre de ne plus me tutoyer... un mur de glace nous sépare.

AGÉNOR.

Comme tu voudras.

MARTIN.

À la bonne heure ! Maintenant voici ce que j’ai décidé... et pas de prières, pas de supplications... Je suis inflexible !

AGÉNOR.

Parle.

MARTIN.

Je veux perpétuer par un monument plus durable que le marbre et l’airain... le souvenir de votre trahison.

AGÉNOR.

Tu veux faire bâtir quelque chose ?

MARTIN.

Je vous ai défendu de me tutoyer, monsieur.

AGÉNOR.

Pardon, monsieur.

MARTIN.

Je continue. Vous fonderez à vos frais... et sous mon nom, un prix à l’Académie.

AGÉNOR.

Le prix Martin ?

MARTIN.

Un prix pour l’auteur du meilleur mémoire sur l’infamie qu’il y a à détourner la femme de son meilleur ami... Vous pourrez concourir.

AGÉNOR.

Vous êtes bien dur !...

MARTIN.

Ce n’est pas tout. Ce prix... annuel... sera de vingt-deux mille cinq cents francs.

AGÉNOR, se récriant.

Toute ma fortune !

MARTIN.

Pas un sou de moins !

AGÉNOR.

Après moi, alors ?...

MARTIN.

Bien entendu.

AGÉNOR.

J’accepte !

MARTIN, à part.

Si tous les maris trompés agissaient avec cette rigueur, on verrait moins de scandales dans les familles.

AGÉNOR.

Mais, à cette condition... vous me pardonnez, monsieur ?

MARTIN.

Peut-être, monsieur.

Ému.

Mais nous ne devons plus nous revoir...

Il se dirige vers sa chambre, à droite, premier plan.

AGÉNOR.

Oh !... jamais ?

MARTIN.

Jamais !... les préjugés du monde nous séparent ! Adieu, monsieur, nous nous sommes vus pour la dernière fois.

AGÉNOR, suppliant.

Ferdinand !

MARTIN.

Pour la dernière fois !

 

 

Scène X

 

MARTIN, AGÉNOR, HERNANDEZ

 

AGÉNOR, apercevant Hernandez qui entre par le fond.

Ah ! sacredienne ! vous arrivez bien, vous ! Je cherchais quelqu’un sur qui tomber.

HERNANDEZ.

Qu’est-ce que c’est ?

MARTIN, passant au milieu.

Monsieur Montgommier, je vous prie de respecter ma famille.

AGÉNOR.

C’est lui qui est cause de tout !

MARTIN.

Il n’a fait que son devoir.

AGÉNOR, à Hernandez.

Faux sauvage !

HERNANDEZ, bondissant.

Faux sauvage !... Retirez le mot !

AGÉNOR.

Je le double ! je le triple !

HERNANDEZ, furieux.

Valgame Dios !

AGÉNOR, exaspéré.

Ah ! si tu crois me faire peur avec ton espagnol !... Fandango ! Olla podrida ! Castagnette !

MARTIN.

Du calme, messieurs !

À Hernandez.

Ne fais pas attention, c’est la fureur du condamné qui insulte le tribunal... Je viens de rendre un arrêt terrible.

HERNANDEZ.

Alors, qu’il me fasse des excuses, caramba !

AGÉNOR, exaspéré.

Des excuses !

À Hernandez.

Va te promenados tra los montes !

MARTIN, à Hernandez.

La colère égare sa langue, ne fais pas attention.

HERNANDEZ.

Tu as raison... Je vous méprise, mon petit ami !

AGÉNOR.

Sais-tu bien, mon grand ami, que je suis un homme à te manger le nez ?

HERNANDEZ.

Le nez ! Pas un mot de plus... je le tiens pour mangé.

MARTIN, cherchant à les calmer.

Ah ! il est mangé ! il n’y en a plus ! C’est fini, maintenant.

HERNANDEZ.

J’ai le choix des armes comme insulté...

MARTIN.

Hernandez !... Agénor !...

HERNANDEZ.

Laisse-nous tranquilles, toi... C’est une affaire entre hommes... tu n’en es pas...

Il le fait pirouetter à droite.

Je choisis la carabine...

AGÉNOR.

Je m’y attendais... Le duel à l’américaine... à l’affût... comme pour les lapins... J’accepte !

MARTIN, à part.

Ah ! le malheureux ! il est mort !

HERNANDEZ.

Le bois est à deux pas... Le duel commence dès maintenant. Garde-toi, je me garde !

AGÉNOR.

Et Dieu pour tous !

MARTIN, à part.

Ça va être horrible !

HERNANDEZ.

Je vais chercher mon outil... cherchez le vôtre.

Sortant.

Faux sauvage ! Attends un peu, roquet !

Il sort vivement par le fond.

 

 

Scène XI

 

MARTIN, AGÉNOR

 

AGÉNOR, bondissant.

Il a dit : Roquet !

Courant à la porte.

Espagnol de carton !

Il va pour sortir à gauche.

MARTIN.

Monsieur Montgommier, un mot : J’ai été trop lié avec vous pour assister de sang-froid à la boucherie qui se prépare. Le châtiment que je vous ai infligé me suffit ; je ne veux pas votre mort.

AGÉNOR.

Si tu savais à quel point je me fiche de ton Inca...

MARTIN.

Je vous ai déjà prié de ne pas me tutoyer.

AGÉNOR.

Ça m’est échappé.

MARTIN.

Au nom de notre défunte amitié, écoutez un dernier conseil... Pendant qu’il vous cherche dans la forêt, filez sur Paris !

AGÉNOR, froissé.

Ah ! monsieur, vous oubliez que j’ai porté l’épaulette !

MARTIN.

Je ne peux pas m’expliquer, mais c’est fait de vous si vous acceptez ce duel formidable !

AGÉNOR.

Eh bien après ? Que m’importe l’existence maintenant... je n’ai plus d’ami !

MARTIN, ému.

Vous êtes d’âge à faire de nouvelles connaissances.

AGÉNOR, ému.

Non, Ferdinand !

MARTIN.

Ne m’appelez pas Ferdinand... Nous sommes en froid... Au surplus, je vous ai donné cet avertissement... Maintenant, le reste vous regarde, monsieur.

Il remonte.

AGÉNOR, s’inclinant.

Je vous remercie, monsieur.

MARTIN, revenant tout à coup.

Mais, malheureux, ce n’est pas à un combat loyal que vous marchez, c’est à un guet-apens ! Don Hernandez a un truc !

AGÉNOR.

Lequel ?

MARTIN.

Non, j’en ai déjà trop dit... Vous n’espérez pas que je trahirai pour vous un parent, le chef de la famille, le champion de notre honneur !... Jamais, monsieur, jamais !

Changeant de ton.

L’animal se cache derrière un buisson ; il met son chapeau et son paletot au bout de sa carabine, bien en vue ! Vous tirez ; il vous crie : « Je suis mort ! » Vous vous avancez... et il vous escoffie... C’est épouvantable !

AGÉNOR.

Très canaille, son truc ! Je le prends !

MARTIN, vivement.

Je vous le défends, monsieur !

AGÉNOR.

Mais cependant...

MARTIN.

Je vous le défends !... vous n’avez pas le droit d’abuser d’un secret qui m’est échappé... Donnez-moi votre parole...

AGÉNOR.

C’est bien, monsieur, mon adversaire est votre parent... Sa vie me sera sacrée !...

MARTIN, inquiet.

Hein ?... Qu’est-ce que vous entendez par là ?

AGÉNOR.

Je saurai m’immoler !

MARTIN.

Mais je ne vous demande pas ça ! Défendez-vous, au contraire... tâchez de le...

Se reprenant.

de l’éviter !... mais ne vous servez pas de son truc, c’est à lui ce truc, c’est le truc de la famille... Cherchez-en un autre... un bon ! un meilleur !

Avec émotion.

Adieu... et bonne chance !

AGÉNOR.

Nous ne nous reverrons probablement jamais...

MARTIN, très ému, sur la porte de sa chambre.

Après tout, je ne le connais que depuis quinze jours, cet Espagnol !... prenez son truc si vous voulez !

AGÉNOR.

Ah ! tu as beau dire, tu m’aimes toujours !

MARTIN.

Non, monsieur... là où il n’y a plus d’estime, il ne saurait y avoir d’amitié.

Il rentre dans sa chambre.

 

 

Scène XII

 

AGÉNOR, puis LOÏSA

 

AGÉNOR, seul.

Plus d’estime !... Il me couvre de son mépris ! Ah ! je suis maudit !

Il s’arrache les cheveux, regarde sa main noircie et l’essuie avec son mouchoir.

Ces coiffeurs de Genève ont de bien mauvaise pommade.

Apercevant Loïsa, qui entre de gauche.

Vous, madame ?

LOÏSA, à part.

Ah ! monsieur Agénor !

AGÉNOR.

Vous arrivez bien !

LOÏSA.

Quoi ?

AGÉNOR.

Vous venez chercher ma réponse ? vous venez savoir si je suis prêt à vous enlever ?

LOÏSA.

Mais, monsieur...

AGÉNOR.

Eh bien, la voici, ma réponse : « Jamais ! jamais ! »

À part.

Je vais louer une carabine.

Haut, sur la porte.

Jamais ! jamais !

Il sort par le fond, à gauche.

LOÏSA.

Et qui vous dit que je vous aime encore, mon petit monsieur ?...

Allant à la fenêtre.

Est-il assez ridicule, ce bout d’homme, avec ses cheveux jaunes ?... Et j’ai pu aimer ça ! tandis que l’autre !...

Elle continue à regarder par la fenêtre.

 

 

Scène XIII

 

LOÏSA, HERNANDEZ

 

HERNANDEZ, entrant par le fond, sans voir Loïsa. Il est tout habillé de vert et porte du feuillage à son chapeau. Il a une carabine à la main.

Je viens chercher ma gourde... J’ai changé mon truc... Martin est capable de l’avoir indiqué à son copain... je me suis méfié... et alors, je me suis habillé en feuillage... Le roquet doit être déjà sous bois ; cherche, mon bonhomme, cherche, je te retrouverai tout à l’heure.

LOÏSA, se retournant.

Qu’est-ce que c’est que ça ? Don Hernandez ?...

HERNANDEZ.

Loïsa !

LOÏSA, riant.

Pourquoi ce costume ? Vous avez l’air d’un buisson.

HERNANDEZ, déposant sa carabine et son chapeau à droite.

Le buisson qui marche. C’est ce qu’il faut.

LOÏSA.

Et cette carabine ? Vous allez à la chasse ?

HERNANDEZ.

À la chasse à l’homme ! Votre mari sait tout...

LOÏSA, étonnée.

Tout... quoi ?

HERNANDEZ.

Eh bien... Agénor. !

LOÏSA.

C’est faux !... c’est une calomnie !

HERNANDEZ.

Pas de marivaudage ! il a des preuves !

LOÏSA.

Certaines ?

HERNANDEZ.

Certaines !

LOÏSA, effrayée, passant à droite.

Mais alors, je suis perdue !

HERNANDEZ.

Ça m’en a l’air... Il est furieux... il rumine une vengeance dans la manière des Borgia.

LOÏSA.

Ah ! mon Dieu !

HERNANDEZ, à part.

Ça prend !

Haut.

Si vous m’en croyez, vous ne mangerez rien tant que vous serez en Europe.

LOÏSA.

Merci bien !

HERNANDEZ.

Excepté des œufs à la coque, parce qu’on ne peut rien fourrer dedans.

LOÏSA, éperdue, passant à gauche.

Mais que faire ? que devenir ? Je ne peux pas rester ici !

Elle s’assied près de la table.

HERNANDEZ.

Je vous offre un asile ! Venez dans mes Etats.

LOÏSA.

Ah ! non, c’est trop loin !

HERNANDEZ, s’approchant d’elle.

Une promenade... toujours sur l’eau... Vous ne connaissez pas mon pays... Quelle nature ! le ciel est bleu, la mer est bleue, la terre est bleue... Vous serez continuellement en palanquin... et, la nuit, je vous donnerai quatre Indiens dans leur costume national, pour écarter les mouches de votre gracieux visage... Quant à la nourriture...

LOÏSA.

Oh ! ne parlons pas de ça !

HERNANDEZ, se jetant à ses genoux.

Dites un mot, señora, et je dépose mon trône à vos pieds.

LOÏSA.

Ah ! Hernandez... ne me tentez pas !

Languissamment.

Vous êtes donc veuf ?

HERNANDEZ, se relevant.

Hélas non !

LOÏSA, se levant.

Vous m’offrez votre trône... Et votre femme ?

HERNANDEZ.

La reine ? J’ai pensé à elle... je lui donnerai une place dans ma lingerie... rien à faire !... Abandonnez-vous à moi, c’est le ciel que je vous ouvre.

LOÏSA.

Et mes devoirs ?

HERNANDEZ.

Lesquels ?

LOÏSA.

Je ne sais pas ce que je dis... vous me grisez, vous me charmez... et puisque mon mari a oublié sa mission, qui est de me protéger... don Hernandez, ramenez-moi chez ma mère !

HERNANDEZ, la serrant dans ses bras et l’embrassant.

Ta mère ! c’est moi qui serai ta mère ! c’est moi qui serai ta mère !

 

 

Scène XIV

 

LOÏSA, HERNANDEZ, MARTIN, puis AGÉNOR

 

MARTIN, entrant de droite.

Hein ?... que vois-je ?

LOÏSA.

Mon mari !

Elle se sauve par le fond à gauche.

MARTIN, sautant sur la carabine déposée par Hernandez et le couchant en joue.

Ah ! toi aussi !...

HERNANDEZ.

Ne tirez pas !

AGÉNOR, entrant de l’autre côté avec une carabine et couchant en joue Hernandez.

Garde-toi !

HERNANDEZ.

Ne tirez pas ! je me rends !

AGÉNOR.

Trop tard !

MARTIN, à Agénor.

Bas les armes !

AGÉNOR.

Mais notre duel ?...

MARTIN.

Assez de sang répandu ! Moi seul ai le droit de donner des ordres ici !

À part.

Il me vient une idée de vengeance raffinée...

Haut.

Votre vie est entre nos mains, don Hernandez : vous soumettez-vous d’avance à ce que je décide de vous ?

HERNANDEZ.

Parbleu ! je n’ai pas d’arme, et vous êtes deux.

MARTIN.

Voici mon arrêt... et pas de prières, pas de supplications... Je suis inflexible !

AGÉNOR, à part.

Il va lui faire fonder un second prix.

MARTIN, à Hernandez.

Vous allez emmener celle qui fut madame Martin dans vos pampas du nouveau monde, de manière que l’ancien ne soit plus troublé par cette Hélène moderne.

AGÉNOR.

Ah ! voilà une bonne idée !

HERNANDEZ.

J’accepte.

À part.

Est-il bête !

MARTIN, à part.

Je crois que, si tous les maris agissaient avec la même rigueur, on verrait moins de scandales dans les familles !

HERNANDEZ.

Et quand veux-tu que nous partions ?

MARTIN.

Je vous prie de ne plus me tutoyer... un mur de glace nous sépare... Vous partirez sur-le-champ.

HERNANDEZ.

On y va !

À Agénor.

Quand à vous, monsieur, dans votre intérêt, je vous interdis toutes les forêts d’Amérique !

AGÉNOR, fièrement.

Et moi celles d’Europe... y compris le Vésinet !

MARTIN, à part.

Ah ! que c’est beau, le courage !

HERNANDEZ, à Martin.

Me donnes-tu la main ?

MARTIN.

Jamais !

HERNANDEZ.

Boudeur !

Il remonte un peu, puis, se retournant.

Je vous méprise ! Dieu vous garde !

Il sort par le fond à gauche.

 

 

Scène XV

 

AGÉNOR, MARTIN

 

Martin et Agénor restent en face l’un de l’autre, leur carabine à la main. Moment de silence. Puis ils vont déposer leurs carabines, se saluent très froidement. Agénor s’assoit près de la table, la tête dans ses mains ; Martin remonte comme pour sortir.

MARTIN, au fond, se retournant.

Eh bien, monsieur, voilà la femme à qui vous avez sacrifié notre amitié.

AGÉNOR, assis.

Quelle leçon !... J’étais jeune, j’étais beau, j’appartenais à l’état-major...

MARTIN.

L’état-major n’est pas une excuse... Enfin nous voilà veufs !

AGÉNOR.

Ça, c’est un petit malheur !

MARTIN.

Je dis : Nous... parce que vous êtes logé à la même enseigne que moi... et j’en suis bien aise... Ce que j’étais, vous l’êtes.

AGÉNOR, timidement.

Je le suis même plus que vous... c’est plus frais.

MARTIN, souriant et à part.

C’est juste, c’est plus... Il a de l’esprit !

Haut, sérieux.

Nous n’avons plus rien à nous dire... Adieu, monsieur !

Il remonte.

AGÉNOR, se levant.

Inexorable ?

MARTIN.

L’honneur exige.

AGÉNOR, gagnant la droite en le suivant.

Cependant, si un jour le ciel voulait que vous fussiez malade...

MARTIN, se retournant.

Eh bien ?

AGÉNOR.

Me permettriez-vous de venir m’asseoir à votre chevet ?

MARTIN.

J’ai Pionceux.

AGÉNOR.

Un mercenaire !... Je n’oublierai jamais avec quel dévouement vous m’avez soigné à Chamonix.

MARTIN, vivement.

Ne parlons pas de ça !

À part.

Le laudanum...

Il est descendu à gauche, près de la table.

AGÉNOR.

Avant de nous séparer, accordez-moi une dernière faveur.

MARTIN.

Laquelle ?

AGÉNOR, tirant le rond de serviette de sa poche et le posant sur la table.

Acceptez mon rond.

MARTIN, après une courte lutte, tirant une tabatière de sa poche et prenant une prise.

Soit... mais, comme il ne me convient pas d’être en reste avec vous... voici ma tabatière.

Il la pose sur la table.

AGÉNOR.

Oh ! merci !

Il la couvre de baisers.

Elle ne me quittera plus !

MARTIN.

Abrégeons cette scène déchirante... Adieu pour jamais !

AGÉNOR, s’éloignant.

Pour jamais !... pourrons-nous nous écrire ?

MARTIN.

Bien entendu.

AGÉNOR.

Fatal honneur !

MARTIN.

Fatal honneur !

Il s’assoit devant la table et prend machinalement un jeu de cartes.

Quand je pense qu’un jour, cet homme s’est battu pour moi... qu’il a exposé son sang !...

AGÉNOR, s’approchant de la table.

Vous m’avez bien sauvé de la déconfiture.

Il s’assied en face de Martin.

MARTIN.

Ne parlons pas de ça !

Par habitude.

Coupe donc.

AGÉNOR, coupant.

Ah ! ne l’oublierai jamais ! J’ai pu être étourdi, léger même... mais je ne suis pas un ingrat. On ne m’a jamais accusé d’être un ingrat.

MARTIN, qui a donné les cartes.

C’est vrai... vous avez d’autres défauts.

AGÉNOR, annonçant son jeu.

Soixante de dames !

MARTIN, bondissant.

Encore !

AGÉNOR, vivement.

Non ! non ! je ne les marque pas !

MARTIN, à part.

Son repentir commence ! La leçon a porté ! 

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