L'Habit vert (Émile AUGIER - Alfred de MUSSET)

Proverbe en un acte, en prose.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre des Variétés, le 23 février 1849.

 

Personnages

 

RAOUL, étudiant

HENRI, peintre

MUNIUS, marchand d’habits

MARGUERITE, grisette

 

Le théâtre représente une mansarde. Porte au fond donnant sur un corridor. Fenêtre à gauche. Porte à droite. Un devant de cheminée dans un coin à droite. Un chevalet de peinture à droite. Une petite table de noyer à gauche, devant la fenêtre. Trois chaises de paille. Au fond, à gauche, une armoire de noyer.

 

 

Scène première

 

RAOUL, HENRI

 

RAOUL, assis devant la table tournée vers la fenêtre ouverte.

Tu diras ce que tu voudras, mais tu n’empêcheras pas que ce soit aujourd’hui dimanche.

HENRI, assis sur une chaise renversée devant son chevalet, et arrangeant des couleurs sur sa palette.

Eh bien, après ?

RAOUL.

Après ? comme je ne vois pas un nuage en l’air, j’affirme et je maintiens qu’il fait beau.

HENRI.

Ensuite ?

RAOUL.

Ensuite ? je ne sais pas si je mourrai très vieux, mais je suis certainement né très jeune ; j’ai du plaisir à voir le ciel.

HENRI.

Enfin, où veux-tu en venir ?

RAOUL.

Je ne veux pas en venir, je voudrais m’en aller, m’en aller voir de quelle couleur est l’herbe, comme qui dirait à Chaville ou à Fleury.

HENRI.

Pourquoi à Chaville ? Tu voudrais aller à Chaville ?

RAOUL.

Ou à Fleury.

HENRI.

Mais tu sais bien que nous n’avons pas d’argent.

RAOUL.

Je ne dis pas que nous en ayons ; je dis que j’ai envie de voir de la campagne.

HENRI.

La belle découverte ! tu voudrais avoir tes aises, satisfaire toutes tes fantaisies, faire le grand seigneur, rouler en carrosse, être aimé d’une princesse.

RAOUL, se levant.

Pas du tout. Je voudrais que tu prisses ton chapeau et que tu t’en allasses au mont-de-piété mettre ta montre en gage pour vingt-cinq francs, avec lesquels nous dînerions très bien.

HENRI.

Je ne veux pas mettre ma montre en gage. Ma montre est le seul héritage que m’ait laissé ma grand’mère.

Il se lève, sa palette à la main.

C’est une superbe montre à répétition.

RAOUL.

À quoi cela sert-il ?

HENRI.

Quoi ? qu’elle soit à répétition ?

RAOUL.

Oui.

HENRI.

Parbleu ! cela sert à savoir l’heure quand on veut, même dans l’obscurité.

RAOUL.

Eh bien, mets-la en gage ; – nous achèterons un briquet.

HENRI.

C’est fort spirituel, je veux le croire ; mais je garde ma montre.

RAOUL.

Elle a bonne mine dans ta poche.

HENRI.

Elle y reste du moins, tandis que l’argent n’y reste pas.

RAOUL.

Bel avantage ! Mets-y un oignon véritable, il te sera aussi utile. Une montre peut servir à un commerçant qui a des affaires, à un amoureux qui a des rendez-vous, à un médecin qui a des malades. Mais, pour rester enfermés comme nous dans une mansarde, moi à dormir le nez dans un code, toi à m’empester avec ton badigeon, à quoi bon savoir l’heure qu’il est ? tu ressembles à un homme qui aurait un thermomètre accroché à la cheminée et pas une bûche à mettre dedans.

HENRI.

Fais de l’esprit tant que tu voudras. Tu n’as pas d’autre plaisir que de me taquiner, ainsi il faut bien que j’en prenne mon parti.

RAOUL.

Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

HENRI.

Je veux dire que ton unique passe-temps est de me tourmenter et de m’impatienter. Tu sais aussi bien que moi combien nous sommes pauvres ; quand nous avons loué ensemble ce grenier, c’était une misère qui en aidait une autre, et tes parents t’ont refusé autant de fois que les miens de renvoyer cent écus.

RAOUL.

Oui, avec deux morceaux de toile percée nous avons fait un sac. Le malheur est qu’il n’y a rien dedans.

HENRI.

Puisque tu en conviens, comment peux-tu en plaisanter ?

RAOUL.

Cela ne coûte pas plus cher que de fondre en larmes. Veux-tu mettre ta montre au mont-de-piété ?

HENRI.

Non, non et non. Quelle singulière idée as-tu aujourd’hui ?

Il pose sa palette.

RAOUL.

Parce que c’est dimanche.

HENRI.

Mais, mon Dieu, est-ce un autre jour que les autres ?

RAOUL.

Oui, un fort autre jour. C’est dimanche, il fait beau, je veux m’amuser, je veux voir quelque chose, j’ai envie de vivre... que diable veux-tu que je t’explique !... Me prends-tu pour un feuilleton ?

HENRI.

Si tu étais capable une fois de mettre un terme à tes plaisanteries, je te dirais quelque chose de sérieux, mais tu ne veux jamais m’écouter.

RAOUL.

Parle.

HENRI.

Non, tu ne fais aucune attention à ce que je te dis.

RAOUL.

Mais tu vois bien que je t’écoute.

HENRI.

Pas du tout.

RAOUL.

Voyons, par quel serment faut-il m’engager, quelle attitude dois-je prendre, sur laquelle de nos trois chaises faut-il que je m’assoie pour te prouver que je t’écoute ?

S’asseyant sur une chaise près de la table à gauche.

Suis-je bien là ? tu es forcé de parler, puisque tu prétends avoir une idée.

HENRI.

Eh bien, nous pouvons nous tirer d’affaire très aisément, d’une manière sérieuse et honorable.

Il va prendre le devant de cheminée et l’apporte au milieu de la scène.

Voici un paravent que j’ai peint de ma main ; tu n’as jamais voulu le regarder.

RAOUL.

Non ! je me doute trop de ce qu’il peut y avoir dessus.

HENRI.

C’est Roméo et Juliette.

RAOUL.

Ça ?

HENRI.

Oui... Ne vas-tu pas encore me chicaner là-dessus ? Tu sais que j’y travaille depuis six semaines. Je crois aujourd’hui mon œuvre achevée et je me détermine à m’en défaire.

RAOUL, se levant.

Les marchands, crois-le bien, ne se prêteront qu’avec peine à un tel sacrifice.

HENRI.

Je connais un papetier, homme de goût.

RAOUL.

Ah ! si le papetier que tu connais s’y connaît, tu as le droit de le lui donner pour rien.

HENRI.

Il l’estimera à sa juste valeur.

RAOUL.

C’est ce que je dis.

HENRI.

Ça ne vaut donc rien ?

RAOUL.

C’est un sujet usé. Si tu nous avais fait Daphnis et Chloé, je suppose, ou un invalide qui pêche une savate, ou tout simplement cet enfant, tu sais bien, qui gâte le pot-au-feu, tu pourrais te lancer dans le commerce... mais ça !

HENRI.

J’avoue que ce sujet-là est un peu sérieux pour un paravent.

RAOUL.

Tu l’as pourtant égayé et rajeuni par quelques détails heureux ; ainsi Juliette a une jambe de moins et un œil de trop.

HENRI.

Comment un œil de trop ? c’est son nez. Je ne sais même pas pourquoi je te consulte. J’emporte ce paravent, et tu vas voir que nous pouvons vivre de mes pinceaux.

Il charge le devant de cheminée sur son épaule.

RAOUL.

Vivre de tes pinceaux ! mais tes pinceaux eux-mêmes ne te rapporteraient rien si tu voulais les vendre.

Au moment où Henri va sortir, on entend la voix de Marguerite qui chante dans le couloir pendant tout ce qui suit.

HENRI.

Tiens, voilà mademoiselle Marguerite qui sort de chez elle.

RAOUL.

Qu’est-ce que ça te fait ?

HENRI.

Ça me fait que je ne veux pas qu’elle me voie avec un paravent sur le dos.

RAOUL.

Monsieur y met de la coquetterie ?

HENRI.

Je n’aime pas avoir l’air gauche devant les femmes.

RAOUL.

Tu renonces donc à te marier ?

MUNIUS, dans l’escalier.

Habits, galons ! vendez vos vieux habits !

HENRI.

Voilà le juif Munius qui monte à son galetas.

RAOUL.

Le gredin ! nous a-t-il assez grugés !

MUNIUS, en dehors.

Hé ! hé ! c’est mademoiselle Marguerite ! bonjour, voisine. Ça va bien ?

MARGUERITE, de même.

Toujours chantant, voisin. Et les galons ?

MUNIUS, de même.

La matinée est bonne, je viens de vendre une superbe friperie.

MARGUERITE, de même.

Quand on vend du galon on n’en saurait trop vendre.

MUNIUS, de même.

Je rapporte un jaunet.

RAOUL.

Si nous le lui empruntions à un intérêt exorbitant ?

HENRI.

Ne dis donc pas de billevesées.

MARGUERITE, en dehors.

Finissez donc, vieil homme, finissez !

RAOUL.

Voyez-vous, l’infâme séducteur !

On entend le bruit d’un soufflet.

MUNIUS.

Ah ! pour le coup, je vous embrasse !... Ça vaut un baiser.

Second soufflet.

MARGUERITE.

Vous me devrez la paire et je vous fais crédit... Je vais me fâcher.

RAOUL.

Se fâcher après deux soufflets ? Volons au secours de l’innocence en péril.

Il ouvre la porte du fond.

Qu’est-ce que c’est, monsieur Munius ?

 

 

Scène II

 

RAOUL, HENRI, MARGUERITE, MUNIUS

 

MUNIUS, paraissant au fond dans le corridor.

Habits, galons avez-vous de vieux habits ?

RAOUL.

Passez votre chemin, effronté. Notre défroque est pour nos gens.

Munius disparaît dans le corridor.

MARGUERITE, entrant.

Merci, monsieur Raoul.

Apercevant Henri qui cherche à se cacher.

Ah ! ah ! ah ! qu’il est drôle !

HENRI.

Là ! je ne devais pas l’échapper.

Il passe à droite.

MARGUERITE.

Pourquoi donc vous promenez-vous en paravent ?

HENRI.

Je ne me promène pas, je sors.

MARGUERITE.

Mais il ne fait pas de vent ! vous pouvez sortir sans tant de précautions.

HENRI, bas, à Raoul.

Ce qui m’arrive là est fort désagréable, tu en conviendras.

Henri sort par le fond. Le paravent s’embarrasse dans la porte. Marguerite et Raoul rient aux éclats.

RAOUL, à Marguerite qui remonte.

De grâce, mademoiselle, laissez-le suivre sa pensée. Il va nous débarrasser d’un meuble qui nous encombrait.

 

 

Scène III

 

MARGUERITE, RAOUL

 

MARGUERITE.

En faire cadeau sans doute à sa maîtresse.

RAOUL.

Parlez-en mieux. Il va le vendre pour le prix en être distribué aux pauvres.

MARGUERITE.

Ah ! vous avez vos pauvres ?

RAOUL.

Oui, nous en avons chacun un.

MARGUERITE.

Ne serait-ce pas le vôtre qui vient de sortir ?

RAOUL.

Je crois que oui... Mais que chantiez-vous donc tout à l’heure ?

MARGUERITE.

Une romance ou une chanson, comme il vous plaira.

RAOUL.

Les deux me plaisent, car cela ressemblait à Jean qui pleure et Jean qui rit. Une larme qui court dans le pli d’un sourire, quoi de plus charmant ? Chantez-moi cela, je vous prie.

MARGUERITE.

Je ne suis pas en train, on m’a coupé la voix.

RAOUL.

Qui donc ?

MARGUERITE.

Ce pauvre paravent qui va vous chercher à dîner.

RAOUL.

Vous m’y faites songer ; voulez-vous monter en carrosse avec nous ? nous allons à Chaville.

MARGUERITE.

Vous m’invitez ?

RAOUL.

Je vous invite positivement.

MARGUERITE.

Et avec quoi, mon Dieu ?

RAOUL.

Avec toute la courtoisie dont je suis capable.

MARGUERITE.

Hélas ! on ne fait plus crédit là-dessus.

RAOUL.

Et pour quoi comptez-vous notre paravent, s’il vous plaît ? un paravent superbe qu’Henri a peint, une œuvre d’art, que nous allons troquer contre son pesant d’or.

MARGUERITE.

Vous croyez ?

RAOUL.

Parbleu ! il représente Roméo et Juliette.

MARGUERITE.

C’est le sujet de ma chanson. Oui, monsieur, Roméo et Juliette, ni plus ni moins. Vous connaissez l’histoire. Il s’en va, ce jeune homme ! il quitte sa maîtresse, il a un pied sur l’échelle de soie, ça lui fait de la peine et il dit... M’écoutez-vous ?

RAOUL, qui s’est mis à cheval sur une chaise à droite.

Je suis au balcon des Italiens... Eh bien, il lui dit ?

MARGUERITE, chante.

Air.

L’heure a sonné... pourtant ta main
Est encor dans la mienne ;
Il est déjà presque demain...
De moi qu’il te souvienne !
Épargne-moi : ne pleure pas.
Je pars, voici l’aurore,
Non, Margot, pas encore ! (Bis.)
Souffrir tant que tu voudras ;
Mais dire adieu, je ne sais pas.

RAOUL, applaudissant.

Bravo ! bravo ! Si je vous dis que vous êtes charmante, ça me fera ressembler à tout le monde.

Se levant.

Mais, dites donc, dans cet air-là, au lieu du nom de Juliette, il me semble qu’il y a Margot, mademoiselle Marguerite... Tant mieux pour Roméo, s’il existe !

MARGUERITE.

En musique et en peinture seulement.

RAOUL.

Tant mieux encore. J’aurais été fâché que la place fût prise.

MARGUERITE.

Vous allez me parler d’amour, je suppose.

RAOUL.

J’en conviens.

MARGUERITE.

À quoi bon ?

RAOUL.

Quand cela ne servirait qu’à intéresser le jeu.

MARGUERITE.

Bah ! il sera si court, qu’il n’aura pas le temps de nous ennuyer.

RAOUL.

Qu’importe ! Nous sommes deux ; il ne sera pas dit que nous n’aurons pas parlé d’amour. La belle collaboration ! le beau chef-d’œuvre !

MARGUERITE.

Est-ce que vous tenez à faire un chef-d’œuvre ?

RAOUL.

Point ; mais à collaborer. Quel plaisir plus divin qu’une conversation d’amour ! Ô Juliette ! pourquoi pensez-vous que le bon Dieu ait fait le soleil, les bois et le dimanche, sinon pour que deux jeunes gens marchent sur l’herbe et baissent les yeux en se disant qu’ils s’aiment ? Oh ! la belle chose que l’amour.

MARGUERITE.

Oui, le dimanche, comme vous le dites ; mais le reste de la semaine, on n’en sait quoi faire. Est-ce que vous oubliez, par hasard, que je travaille du matin au soir ? Écoutez-moi, et, une fois pour toutes, je vous dirai là-dessus ma façon de penser. Ne vous semble-t-il pas que ces belles dames, ces jolis petits messieurs, qui ont sans cesse ce mot charmant d’amour sur les lèvres, passent leur vie dans un désœuvrement tout royal, et que ce sont les plus habiles gens du monde à ne rien faire ? C’est pour eux que l’amour a été inventé ; car, sans lui, que deviendraient-ils ? Ils ont besoin de rêver pour ne pas dormir ; et plus ces rêves sont variés, nouveaux, plus ils les chérissent ! Sans quoi, ils périraient d’ennui un beau jour, entre deux coups de lansquenet. Moi, je vais en journée, je taille des robes, je raccommode de la dentelle... Vous comprenez que, si j’ai autre chose en tête, je vais broder de travers ou me piquer les doigts. Ah ! si j’avais dans le cœur un sentiment bien vrai, je ne dis pas, ces choses-là ne sont pas gênantes ; mais vos amourettes ! non, mon voisin, je n’ai pas le temps. Il faut que je pense à mon petit ménage, il faut que je songe à tout et à personne ; vous voyez bien que je n’aimerai jamais, à moins que je n’aime toute ma vie.

RAOUL.

Soit ! mais je maintiens mon dire, voisine. Vive l’amour ! le nom même en est doux !

MARGUERITE.

C’est pourquoi il n’en faut pas parler ici.

RAOUL.

Bah ! ça ne l’abîme pas ; qu’est-ce qui pourrait l’abîmer ?

MARGUERITE, écoutant.

Je l’entends.

RAOUL.

Qui ?

MARGUERITE.

Roméo.

On entend comme le bruit d’une chute.

RAOUL.

Patatras !

MARGUERITE, passant à droite et remontant.

Qu’est-ce qui lui arrive !

RAOUL.

En montant nos six étages, le pied lui aura manqué sur l’échelle de soie... Décidément vous ne voulez pas être Juliette ?

MARGUERITE.

Très décidément.

Raoul ouvre la porte du fond, Henri entre avec son devant de cheminée cassé et troué, et son pantalon déchiré au genou.

 

 

Scène IV

 

HENRI, RAOUL, MARGUERITE

 

MARGUERITE.

Êtes-vous blessé, monsieur Henri ?

HENRI.

Non, mademoiselle, le mal n’est pas grand, mais le malheur est irréparable.

Il montre son devant de cheminée crevé.

Ah ! mademoiselle, si vous saviez...

RAOUL.

Et ton papetier ?

HENRI.

C’est un crétin. Si vous saviez...

RAOUL.

Et ton pantalon ?

HENRI.

C’est un accident... Vous ne savez pas...

MARGUERITE, montrant une chaise.

Mettez votre pied là. Voici ma ménagère et je vais vous prouver que, de fil en aiguille, il est avec le ciel des raccommodements. Je vais vous faire une reprise.

Henri, qui a été mettre son devant de cheminée contre le mur à droite revient poser son pied sur la chaise que lui présente Marguerite.

HENRI.

Vous êtes bien bonne ; mais en ferez-vous jamais une à cette malheureuse peinture ? Ah ! mademoiselle, vous ne savez pas.

RAOUL.

Accoucheras-tu une fois ?

HENRI.

Vous ne savez pas ce que c’est que les souffrances d’un artiste !

MARGUERITE, cousant.

Pardon, je fais quelquefois de l’art, sur mon genou, lorsque je brode et que je compte mes points.

RAOUL.

Comme moi au billard. Mais pressez le ravaudage, mademoiselle Margot ; car les talons démangent à ce pauvre Henri.

HENRI.

Encore une commission ?

RAOUL.

J’ai invité mademoiselle Margot à dîner avec nous ; dans cette conjoncture, prends conseil de ton cœur, tu me comprends ?

HENRI.

Nullement.

RAOUL.

Montre-toi !

Lui faisant un signe.

Montre... toi !

HENRI.

Va te promener !... Aïe ! vous me piquez.

Il retire son genou.

MARGUERITE.

Aussi pourquoi remuez-vous ?

HENRI.

Pourquoi ? il veut que je mette ma montre en gage, mademoiselle ; vous savez, ma montre !

MARGUERITE.

En êtes-vous là ?

HENRI.

Sans doute, nous en sommes là, nous n’en bougeons pas.

RAOUL.

Henri est un imbécile, un alarmiste : ne l’écoutez pas.

MARGUERITE.

Cependant...

RAOUL.

Non ! il voit tout en noir. Jamais nos affaires n’ont été plus florissantes.

HENRI.

Jamais plus, c’est vrai !

MARGUERITE.

Voyons, pas de mauvaise honte, mes pauvres amis. Laissez-moi vous dire quelque chose sans vous fâcher. Je ne suis pas bien riche, mais vous êtes de grands fainéants ! et, moi, je suis une petite économe qui gagne vingt-cinq sous par jour. S’il vous faut vingt-cinq francs.

RAOUL.

Merci, ma bonne Margot ; nous n’empruntons jamais à nos amis.

HENRI.

Et nous n’avons pas d’ennemis.

MARGUERITE.

Et Munius ?

HENRI, avec éclat.

Oh ! ne me parlez jamais de cet homme. C’est un maître filou.

RAOUL, de même.

Le fait est qu’il nous a volés d’une façon bien condamnable.

MARGUERITE.

Comment cela ?

HENRI.

Figurez-vous que nous avions un gilet. Dans la poche de ce gilet, il y avait une pièce de cinq francs que j’avais amassée.

MARGUERITE.

Vous m’étonnez.

HENRI.

Eh bien, c’est comme ça. Pendant mon absence Raoul a vendu le gilet à Munius, il l’a vendu quarante sous. La pièce était dans le gousset droit, j’en suis sûr. Munius a emporté le tout, et quand j’ai réclamé mon bien, il a nié la chose et finalement il l’a gardée.

MARGUERITE.

C’est inconcevable, une chose pareille.

HENRI.

Demandez plutôt à Raoul.

RAOUL.

Je confesse ma légèreté et celle du juif.

MARGUERITE.

Eh bien, il me vient une idée ! oui, très bonne. Fiez-vous à moi, nous irons dîner.

HENRI.

Serait-il vrai ?

MARGUERITE.

Je vous en réponds. Avez-vous par hasard un vieil habit ?

HENRI.

Le hasard serait que nous en eussions un neuf.

MARGUERITE.

En avez-vous un vieux ?

RAOUL.

Certainement nous en avons un. Nous avons le fameux habit vert ! Est-ce que vous ne le connaissez pas ?

MARGUERITE.

Non !

RAOUL.

L’habit vert, surnommé Conquérant... Eh bien, je vais vous le montrer ! – Conquérant va paraître !... Conquérant va sortir de son tabernacle !...

Il va au fond, frappe avec solennité trois coups sur l’armoire.

HENRI.

As-tu peur qu’il ne soit déjà sorti ?

RAOUL.

Il ne sort jamais seul.

Il ouvre l’armoire et en tire un habit vert.

Le voilà ! mais... n’en demandez pas davantage.

Il étale l’habit vert sur une chaise, à gauche.

MARGUERITE.

Et qu’est-ce que vous faites de cet habit-là ?

HENRI.

Nous le mettons, mademoiselle, nous le mettons à tour de rôle, lorsqu’une tenue décente est de rigueur.

MARGUERITE.

Un habit pour deux ? Je serais curieuse de voir comment il vous va.

RAOUL.

Il est un peu large à Henri, je l’avoue.

HENRI.

C’est-à-dire qu’il étrangle Raoul.

RAOUL.

Vous allez en juger.

Il le met et passe à droite.

N’ai-je pas l’air d’un lion en négligé ?

MARGUERITE.

Ou d’un parapluie dans un étui trop court.

Raoul ôte l’habit et retourne à gauche.

HENRI.

Bravo ! il ne voulait pas le croire. Je l’avais pensé ce mot-là... À moi, maintenant. Vous allez voir.

Il passe l’habit.

MARGUERITE.

Tiens, vous passez la main gauche la première ?

HENRI.

Je suis gaucher.

RAOUL.

C’est la seule excuse de sa peinture.

HENRI, passant à gauche.

N’ai-je pas l’air d’un homme étoffé, d’un fils de famille ?

MARGUERITE.

Oui, d’un orphelin qui use son père.

RAOUL.

Attrape, outrecuidant mortel !

MARGUERITE, à Henri.

L’aviez-vous pensé aussi, celui-là ?... Cette harde ambiguë vous va très mal à tous deux, et vous devriez la vendre par coquetterie.

RAOUL.

Jamais ! nous y tenons.

HENRI, retirant l’habit et allant le poser sur une chaise à droite.

Et, d’ailleurs, on ne cous en offre que six francs.

RAOUL.

Et il nous en faut vingt pour aller à Chaville.

MARGUERITE.

J’en aurai ce que je voudrait si vous me laissez faire. C’est pain béni de voler un voleur.

HENRI.

Quel est votre projet ?

MARGUERITE.

Vous voulez tout savoir sans rien payer.

MUNIUS, dans le corridor.

Habits, galons !

RAOUL.

Tiens, Munius qui travaille le chant jusque sur le palier !... quel amour de son art !...

MARGUERITE.

Voici l’occasion... et le larron. Laissez-moi seule avec le brocanteur et l’habit.

Henri le lui donne.

Retirez-vous dans votre dortoir, et retenez votre souffle.

RAOUL.

Je vous préviens qu’Henri éternuera ; il a le nez intempestif.

MARGUERITE.

C’est bon ; je ne demande à son nez que cinq minutes de continence, montre en main, le temps de cuire un œuf à la coque. Prêtez-moi votre montre, monsieur Henri !

HENRI.

Pour quoi faire ?

MARGUERITE.

Puisque je vous demande cinq minutes, montre en main.

HENRI, tirant sa montre.

C’est qu’elle est à répétition.

MARGUERITE.

Avez-vous peur que je ne la garde ? Me prenez-vous pour un mont-de-piété ?

HENRI.

Non ; mais...

MARGUERITE.

Allons ; faites ce qu’on vous dit.

HENRI, donnant la montre.

Prenez bien garde au moins à ne pas la secouer. Elle est très quinteuse.

MARGUERITE.

Je le crois bien : à son âge ! Maintenant, allez vous tapir sous votre lit, et n’éternuez pas.

RAOUL, passant près de Henri.

Je lui tiendrai le nez.

HENRI, faisant des efforts depuis un instant pour réprimer une envie d’éternuer.

Que c’est bête de parler de ces choses-là !...

Éternuant.

Atchi !...

Raoul et Henri entrent dans la chambre à droite.

 

 

Scène V

 

MARGUERITE, puis MUNIUS

 

MARGUERITE, seule. Elle met la montre dans la poche de portefeuille de l’habit, qu’elle pose sur une chaise à gauche ; puis elle ouvre la porte du fond.

Hé, Munius !

MUNIUS, dans l’escalier.

Qu’est-ce qu’il y a ?

MARGUERITE.

Montez, qu’on vous parle.

MUNIUS.

Avez-vous encore des soufflets à placer ?

MARGUERITE.

Peut-être ça dépend de vous.

Munius paraît à la porte. Il est chargé de toutes sortes de friperies.

Entrez.

MUNIUS.

Chez ces mauvais sujets ?

MARGUERITE.

Ils sont sortis et je range leur chambre. Entrez, nous causerons tout en époussetant...

Munius entre.

Fermez la porte.

MUNIUS.

Petite capricieuse ! je vous disais bien que vous ne l’enverriez pas toujours promener, le père Munius.

MARGUERITE.

Qu’imaginez-vous donc, Gédéon ? Je veux faire un marché avec vous.

MUNIUS.

C’est ce que j’imaginais.

MARGUERITE.

Pas celui que vous pensez, Mardochée. Un simple marché d’habits.

MUNIUS.

Je veux bien. Je vous achète tous ceux que vous avez sur vous.

Riant.

Hé ! hé ! hé !

MARGUERITE, passant près de l’habit.

En vérité ?... Regardez toujours celui-ci.

MUNIUS.

J’aimerais mieux vous regarder, mam’selle.

MARGUERITE.

Je le crois, mais ce n’est pas le moment.

MUNIUS.

Quand donc ça sera-t-il le moment ? Ah mam’selle, vous refusez votre bonheur. Je vous parle pour le bon motif, savez-vous ?

MARGUERITE.

Est-ce qu’il y en a un bon, à votre âge ?

MUNIUS.

Oui-da, très présentable.

MARGUERITE.

Je vous dis de regarder cet habit.

Elle le fait passer à gauche.

MUNIUS.

Je le connais déjà. J’en ai offert six francs, il y a quinze jours.

MARGUERITE.

Il en vaut vingt à présent.

MUNIUS.

Parce qu’il a vieilli ? Vous voyez bien que la vieillesse a son prix. Allez, si vous m’épousiez, vous ne vous en repentiriez pas. Je suis très vieux, et je décéderais au bout de six mois.

MARGUERITE.

Taisez-vous, brocanteur. Vous me voleriez un an.

MUNIUS.

Non, je vous jure. J’ai eu une jeunesse très orageuse, très évaporée. Je vous laisserais tout mon bien.

MARGUERITE.

Nous en reparlerons de demain en quinze. Voulez-vous me donner vingt francs de cet habit ?

MUNIUS.

J’ai huit cents livres de rente sur le grand-livre, savez-vous, et un catarrhe, un vrai catarrhe.

MARGUERITE.

Malin ! Vous voulez placer vôtre cœur en viager. On connaît ces tricheries-là.

MUNIUS.

Si on peut dire ! voyez plutôt...

Il tousse.

MARGUERITE.

Vous ne savez pas faire.

Elle tousse.

Voilà ce qu’on appelle tousser... Je suis poitrinaire. Allez, mon petit Munius, vous n’attraperez personne. Vous êtes frais comme une rose.

MUNIUS.

Son petit Munius ! frais comme une rose ! Cueillez-moi donc, méchante !

MARGUERITE.

Vous êtes un enfant.

MUNIUS.

Oui, c’est le mot ! Vous me mènerez par le bout du nez... un véritable enfant. Tout ce que vous voudrez, vous l’aurez. Aimez-vous les mouchoirs de soie, les boucles d’oreilles en similor, les chaînes de sûreté, les cannes à pommes d’argent ? Je vous couvrirai de guipures ; j’ai des monceaux de percaline et bien d’autres choses... Ô Marguerite !

MARGUERITE.

Comme vos yeux brillent ! Pourquoi dit-on que vous êtes si laid ?

MUNIUS.

Ce sont les mauvaises langues ; n’en croyez rien ; si vous voulez m’aimer, je ferai de la toilette ; je mettrai une redingote à brandebourgs que j’ai, avec des olives et de l’astrakan au collet ; j’aurai l’air distingué ; vous verrez.

MARGUERITE, passant à gauche.

Vous seriez bien plus comme il faut avec cet habit-là. Il est à peine décati.

MUNIUS.

On nous prendrait pour des gens huppés. Je vous donnerais une petite robe de taffetas couleur d’araignée turbulente, à peine mangée sous les bras.

MARGUERITE.

C’est bien tentant, mais...

MUNIUS.

Voulez-vous que j’aille vous chercher une croix en filigrane avec des glands pareils et le tour de cou en velours ? C’est joli, ça.

MARGUERITE.

Nous verrons plus tard. Pour l’heure, voulez-vous m’être agréable ?

MUNIUS.

Si je le veux, Marguerite de mon cœur ! Vierge de Sion ! Rose de Saarons !... Ton cou ressemble à la tour de David !

MARGUERITE.

Vous vous enthousiasmez, Munius !

MUNIUS.

Oui, je m’exalte ! Descends du Liban, mon épouse, descends avec moi !

MARGUERITE.

Écoutez-moi donc.

MUNIUS.

Oui, je t’écoute... ta poitrine ressemble à une grappe de raisin. – Je voudrais bien grappiller.

MARGUERITE.

Vous êtes insupportable, à la fin !

MUNIUS.

Je me tais.

MARGUERITE.

Il s’agit...

MUNIUS.

Parle !

MARGUERITE.

Il s’agit, pour me plaire...

MUNIUS.

De changer de religion ? Jamais. Tout, excepté ça.

MARGUERITE.

Il s’agit de regarder cette friperie en honnête fripier.

MUNIUS.

Ah !... Voilà tout ?

MARGUERITE.

Pour le moment... Voyons, examinez cette harde.

Elle lui donne l’habit.

MUNIUS, l’examinant.

Je l’ai vue. Il y a une reprise perdue dans le pan gauche, les boutonnières s’effilent et les parements sont râpés au pli. Cela vaut trois francs comme un liard.

MARGUERITE.

Vous ne savez ce que vous dites. C’est moi qui vous donne la berlue, je pense ; – je vais m’éloigner pour vous éclaircir la visière.

Elle se met à la fenêtre à gauche en fredonnant.

MUNIUS, sur le devant de la scène, l’habit à la main.

Ils le vendraient mieux, comme amadou que comme habit.

Il le secoue.

Tiens, il y a quelque chose dans la poche...

Tirant la montre.

Oh !... une montre... en or massif !

La pesant.

elle est lourde !... Sont-ils étourdis ces jeunes gens ! Voilà la seconde fois. Fi ! Munius ! La première fois, il ne s’agissait que de cinq francs. Mais une montre, ce serait un vol, car enfin ça représente un joli denier, ce bijou... ça vaut bien... Peuh ! Elle est vieille ! c’est une casserole. On n’en tirerait que le poids de l’or !... Est-elle en or ? En tout cas, la boîte est bien mince. Voyons donc un peu : l’habit vaut trois francs, bien payé. En en donnant vingt, est-ce que je ne paye pas la montre à peu près ?

Il la remet dans la poche de l’habit.

MARGUERITE, revenant à Munius.

Eh bien, qu’en dites-vous ?

MUNIUS.

Ça vous ferait donc bien plaisir ?

MARGUERITE.

Sans doute !

MUNIUS.

Eh bien, mam’selle, vous allez voir si je vous aime. Voilà les vingt francs.

Il lui donne quatre pièces de cinq francs.

MARGUERITE.

Non pas ! vous avez un jaunet, je crois. Donnez-le-moi. C’est une fantaisie que j’ai d’une pièce d’or ; c’est plus gentil.

MUNIUS.

Hum ! l’or est très cher.

MARGUERITE.

Je vous paye le change.

MUNIUS.

Un petit baiser ?

MARGUERITE.

Doucement c’est plus chef que l’or.

Elle lui prend la pièce des mains.

Merci, mon petit Munius.

Allant à la porte de droite.

Monsieur Raoul !

MUNIUS.

Qu’est-ce que vous faites donc ?

Entrent Raoul et Henri.

 

 

Scène VI

 

HENRI, RAOUL, MARGUERITE, MUNIUS

 

MARGUERITE.

Tenez, mes voisins ; voici votre voyage à Chaville, en or.

Elle donne la pièce à Raoul.

RAOUL, passant près de Munius.

Ce brave Munius ! La vertu redescend sur la terre !

MARGUERITE.

Sous ce déguisement.

HENRI, à Marguerite.

Et ma montre ?

MARGUERITE.

Votre montre ?

À part.

Amusons-nous un peu du juif et du chrétien.

MUNIUS, remontant.

Bonsoir, la compagnie. Je m’en vais.

MARGUERITE, le retenant.

Restez donc. On a quelque chose à vous dire.

HENRI, à Marguerite.

Mais ma montre ?

MARGUERITE.

Je l’ai posée sur la table.

Henri va chercher sur la table.

Munius, comme vous avez été grand, je vous invite à venir dîner à Chaville...

Elle fait un signe d’intelligence à Raoul.

RAOUL.

C’est trop juste. Vertueux Munius, nous folâtrerons sur l’herbette.

HENRI, qui cherche toujours.

Je ne la trouve pas. Vous avez dit sur la table ?

MARGUERITE.

Ou sur la chaise, je ne sais plus.

MUNIUS.

Il faut que j’aille faire un bout de toilette.

Il veut sortir.

MARGUERITE, le retenant encore.

Vous êtes très bien comme ça ; c’est sans façon.

RAOUL.

Munius, je vous donne le droit de choisir un plat. Pensez-y bien.

HENRI, qui est revenu à droite.

Je ne déteste pas une plaisanterie de temps en temps ; mais il y en a pourtant... Voyons, mademoiselle Marguerite, rendez-moi ma montre.

MARGUERITE.

Est-ce que vous ne la trouvez pas ?

MUNIUS, cherchant à s’éloigner.

Je vais déposer mes habits chez moi.

MARGUERITE, le retenant toujours.

On dirait que notre société vous déplaît. Restez donc.

RAOUL.

Que vous semble un pigeon aux petits pois, arrosé de ce bon petit vin d’Orléans ?

MUNIUS.

Hé ! hé !

HENRI.

J’ai beau chercher.

MARGUERITE.

C’est singulier ; je l’avais à la main il n’y a pas un quart d’heure.

HENRI.

Me voilà propre si elle est perdue ! Je suis un garçon rangé, moi. Je ne peux pas vivre sans savoir l’heure qu’il est.

MUNIUS.

Elle aura roulé sous un meuble.

HENRI.

Il n’y en a pas.

RAOUL, passant près de Henri.

Laisse-nous donc tranquilles avec ta montre ; elle se retrouvera demain.

HENRI.

Si elle ne se retrouve pas tout de suite, elle est perdue.

RAOUL.

Eh bien, tu en achèteras une autre.

HENRI.

Ce ne sera plus la même. Celle-là, je la connaissais. Elle ne ressemblait pas aux autres. Elle avait sur le cadran un petit soleil d’émail bleu auquel j’étais habitué. C’était ma montre enfin, ma pauvre montre !

Marguerite suit tous les mouvements de Munius pour l’empêcher d’ôter la montre de la poche de l’habit.

MUNIUS, à part.

Je voudrais bien m’en aller.

RAOUL, à Henri.

Qu’est-ce que tu as donc ?

HENRI.

J’ai... que je ne l’ai plus.

MARGUERITE.

Aidez-moi donc à la chercher, Munius.

HENRI.

Ah ! oui, vous ne la trouverez pas. C’est fini !

Il s’assied à droite d’un air chagrin.

MARGUERITE.

Il faut qu’elle soit envolée.

MUNIUS.

Volée ! Par qui ? Il n’est entré personne.

MARGUERITE.

J’ai dit envolée.

RAOUL.

C’est plus vraisemblable ; mais ce pauvre Henri a l’air d’avoir perdu son fils aîné.

Munius cherche encore à s’esquiver ; Marguerite le retient.

HENRI.

Moque-toi de moi si tu veux. Je l’aimais ; je l’avais admirée longtemps à la cheminée de ma grand’mère, dans la chambre verte, où il y avait si bon feu. Je ne savais pas alors ce que c’est qu’être pauvre. Je jouais tout le long du jour dans un coin devant cette montre. Il semblait qu’elle me regardait tranquillement. Il est passé, le bon temps des confitures et des lits bassinés... Ma montre s’en souvenait, et son tic tac m’en parlait tout bas... Je l’aimais !

MARGUERITE, à part.

Il me fait de la peine, ce bon garçon.

RAOUL.

Voyons ! voyons ! ne vas-tu pas pleurer ?

HENRI.

Et quand je pleurerais ? Est-ce que je suis un viveur, moi ? un dépensier, un joueur de dominos comme toi ? mon seul plaisir est de rester chez moi à travailler. J’avais ma montre, qui me tenait compagnie... Elle est perdue !

MARGUERITE.

Attendez donc... je me rappelle à présent ! Je l’ai mise par mégarde dans la poche de votre habit.

MUNIUS, à part.

Aïe !

HENRI, s’élançant sur Munius, retirant la montre de la poche de l’habit, et l’élevant en l’air.

La voilà ! la voilà !

Il la baise en dansant.

Le verre est cassé, j’en ferai mettre un autre ! Qu’est-ce que ça me fait ! je l’ai.

Il repasse à droite.

MUNIUS.

Rendez l’argent alors.

MARGUERITE.

Quel argent ?

MUNIUS.

Est-ce que vous croyez que j’aurais payé cette loque vingt francs ?

RAOUL.

Tout beau, Munius ! Vous saviez donc que la montre était dans la poche ?

MUNIUS.

Je ne dis pas cela.

Marguerite a repris l’habit des mains de Munius et est allée le poser sur une chaise à droite.

MARGUERITE, redescendant entre Henri et Raoul.

Quelle idée avez-vous là, monsieur Raoul ? Ce pauvre Munius ! la crème des honnêtes gens !

RAOUL.

Ce ne serait pas son coup d’essai. Nous avons déjà oublié dans un gilet un louis...

MUNIUS.

Ce n’est pas vrai : il n’y avait que cinq francs.

RAOUL.

Il en convient. Je vous prends à témoins.

Il passe à gauche.

MARGUERITE.

Ah ! Munius ! je n’aurais jamais cru cela de vous.

HENRI.

Il a gardé ma pièce, le scélérat ! comme il voulait garder ma montre !

MUNIUS.

Je vous assure que, pour la montre, j’ignorais... Quant aux cinq francs, c’était plutôt par plaisanterie ou encore pour vous donner une leçon d’ordre... car je vous regarde comme mes enfants, ainsi que je fais de tous mes pratiques... Il est bien dur d’être soupçonné à mon âge, devant une dame !

MARGUERITE.

Ne pleurez pas, honnête Munius. Le commissaire ne sera pas averti.

RAOUL et HENRI.

Vive Margot !

HENRI.

Embrassons-la.

MARGUERITE.

Pas de ça, mes amis. Voisine et voisins, mais pas de si près. Habillez-vous et partons ! Seulement, c’est vous qui m’avez invitée, et c’est moi qui paye, sans reproche.

Passant près de Munius.

Eh bien, mon pauvre Munius, à trompeur, trompeur et demi !

Pendant ces derniers mots, Raoul et Henri s’approchent de l’habit que Marguerite a accroché sur le dos de la chaise ; Henri passe la main gauche, Raoul la droite en regardant tous deux Marguerite. Ils cherchent un instant l’autre manche, puis se retournent l’un vers l’autre. L’habit se déchire en deux par le dos.

RAOUL.

C’est ta faute ! il faut que tu sois toujours fourré dans cet habit !

HENRI.

Eh bien, tant mieux, nous ne nous disputerons plus.

RAOUL et HENRI, jetant les morceaux de l’habit à Munius.

À vous, Munius !

MARGUERITE.

Voilà une fière reprise à faire ! Mais partons, ou nous manquerons le coche.

TOUS.

Partons ! partons !

CHŒUR FINAL.

Air : C’est la grisette étudiante. (Les Étudiants.)

Nous n’avons ni pain sur la planche,
Ni doux loisir pour tes amours
Ne perdons pas notre dimanche
Dieu n’en fait qu’un tous les huit jours.

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