Asba (David Augustin de BRUEYS)

Tragédie en cinq actes et en vers.

 

Personnages

 

ASBA, Frère de l’Empereur de Tartarie

ONDATE, Fils d’Asba

THALMIS, Prince de Circassie

PALMIRE, Fille unique du Roi de Circassie

OSMAR, Capitaine des Gardes d’Asba

IDAL, Confident d’Ondate

BARSINE, Confidente de Palmire

ARGAN, Confident de Thalmis

GARDES

 

La Scène est dans le Palais d’Asba à Azac, dans la petite Tartarie.

 

 

AVERTISSEMENT DE L’AUTEUR

 

J’ai eu dessein de représenter dans ce Poème la juste punition d’un fameux Scélérat, qui après avoir commis mille crimes, et une infinité d’assassinats, porta enfin le poignard dans le sein de son fils unique, sans le connaître ; et s’abandonnant ensuite au désespoir, se livra lui-même à la Justice.

J’ai tiré ce sujet d’une Histoire véritable, dont une Pyramide que l’on voit encore dans la Ville de Poitiers, consacre la mémoire : mais pour le rendre plus propre au Théâtre, et conserver à la Tragédie la noblesse et la dignité qui lui conviennent, j’ai feint que ce qui s’est passé réellement dans une Ville de ce Royaume, entre des personnes de condition privée, se passe en Tartarie, entre des Rois et des Princes : ainsi les noms des Personnages sont de mon invention : l’amour d’Ondate, de Thalmis et de Palmire, le siège de la Ville d’Azac, et la bataille qui se donne sous ses murs, sont pareillement des fictions et des Épisodes que j’ai liées et intéressées au sujet principal.

Horace dit lui-même qu’on peut introduire sur la Scène des Personnages nouveaux et inconnus.

Si quid inexpertum scene commitris, et audes
Personam formare novam, servetur ad imum
Qualis ab incœpto processerit, et sibi constet.

Et j’ai crû, sur la parole d’un si grand Maître, pouvoir hasarder les licences que je me suis données, en gardant exactement les préceptes qu’il donne, lorsqu’on traite un sujet inconnu ; considérant d’ailleurs que la principale action Théâtrale, que je représente est tirée d’une Histoire véritable.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ASBA, OSMAR

 

ASBA.

Après mille travaux, cher Osmar, je respire ;

Enfin paix est faite, et j’oserai te dire,

Quoique j’ignore encor le destin qui m’attend,

Que tu n’as jamais vu ton Maître plus content ;

J’ai retrouvé mon fils !

OSMAR.

Ah ! Seigneur, quelle joie !

Quel bonheur !votre fils ? souffrez que je le voie.

ASBA.

Tu le verras bien tôt ; je vais en faire un Roi,

Et n’en veux confier le secret qu’à ta foi ;

Dès mes plus jeunes ans j’ai reconnu ton zèle ;

Tu sais tous mes malheurs, et tu me fus fidèle,

Lorsque me soulevant contre un père irrité,

Je vins dans ces déserts chercher ma sûreté :

J’y suis depuis trente ans, et j’y mène une vie,

Non d’un fils d’Empereur, qui, dans la Tartarie,

Devrais être élevé dans un rang glorieux ;

Mais d’un fameux brigand à moi-même odieux ;

Mon jeune frère règne ! et dans ces lieux sauvages,

Moi, nourri dans le sang, vivant de brigandages ;

Éloigné des honneurs, qui m’étaient destinés,

Je traîne, cher ami, des jours infortunés :

Tu sais de mes fureurs la cause véritable,

Et je pourrais m’en prendre au Ciel inexorable,

À ce fier ascendant, dont l’inflexible loi,

Aux plus grands attentats me porte, malgré moi.

OSMAR.

Oui, je sais que ce fils, votre unique espérance,

Par un parti Tartare enlevé dès l’enfance,

Sans qu’on pût découvrir son lâche ravisseur,

Contre tous vos voisins arma votre fureur ;

Je sais que pour venger un si cruel outrage,

Jusques en Circassie on vit fondre l’orage.

Tout fléchit sous vos lois, et depuis ce jour-là

Les Peuples d’alentour tremblent au nom d’Asba.

Mais tandis qu’à vos lois soumettant des perfides,

Je brûlais les hameaux des Palus Méotides ;

Par quel bonheur ce fils, qui vous fut enlevé,

Perdu depuis trente ans, est il donc retrouve ?

ASBA.

Apprends, mon cher Osmar, que pendant ton absence,

Sur les Circassiens j’exerçai ma vengeance,

Et que par un avis qui parvint jusqu’à moi,

J’enlevai près d’ici la fille de leur Roi ;

Au Chef de son armée elle était accordée ;

Pour prix de ses travaux il l’avait demandée.

C’est le fameux Ondate ; il a, par cent combats,

Du Roi de Circassie affermi les États.

Juge de ses transports, quand on courut lui dire

Que j’avais enlevé la Princesse Palmire :

Par son ordre aussitôt je vis de toutes parts,

Les troupes de son Roi fondre sur mes remparts ;

Sous Thalmis, jeune Prince, il commande l’armée ;

Et même, s’il en faut croire la renommée,

Tous les Circassiens après la mort du Roi,

De ce Chef redouté veulent suivre la loi.

C’est lui, qui pour ravoir cette jeune Princesse,

Capable d’inspirer la plus vive tendresse,

M’assiégea dans Azac ; (tu verras de tes yeux

Dans quel affreux état il a réduit ces lieux.)

Nous étions sur la brèche, ou Thalmis me fait dire,

Qu’il me rendra mon fils, si je lui rends Palmire :

Juge si j’acceptai cette offre avidement :

Mais Dieux ! quel fut l’excès de mon ravissement !

Quand j’appris que ce fils qu’il offrait de me rendre,

Était Ondate même, et qu’on me fit entendre

Que sur la fin du siège Idal avait appris

D’un Tartare mourant, qu’Ondate était mon fils ;

Que ce Tartare était de ceux qui l’enlevèrent,

Que de concert jamais ils ne le révélèrent,

Craignant d’être punis, et de se voir privés

Des immenses trésors qu’ils avaient enlevés ;

Enfin je sus qu’Idal, ayant eu connaissance

De tout ce qui pouvait confirmer sa naissance,

Le voyant contre moi combattre avec regret,

Avait dans tout le camp divulgué ce secret.

Ainsi la paix fut faite, et je me vis tranquille ;

Thalmis avec Ondate entrèrent dans la Ville :

J’ai revu ce cher fils, qui couvert de lauriers,

S’est rendu si fameux par cent exploits guerriers.

Thalmis loge au Palais, cette cour nous sépare ;

Il a sa garde, et moi j’ai ma garde Tartare ;

Palmire dans ce fond a son appartement,

Leurs troupes sous nos murs ont pris leur logement ;

Mais, dans un jour ou deux, et Thalmis et Palmire,

Et mon fils, et l’armée, enfin tout se retire,

Quoique Thalmis commande, ii est aisé de voir

Qu’Ondate a sur l’armée un absolu pouvoir ;

Même, je te l’ai dit, ici chacun publie

Qu’il sera proclamé Roi de la Circassie ;

Par l’hymen de Palmire il en acquiert les droits ;

L’armée en sa faveur fera parler les Lois,

Et Thalmis, quoiqu’issu des derniers de leurs Princes,

Verra régner mon fils sur ces riches Provinces.

Pour un dessein si grand tout doit m’être permis ;

Le seul obstacle à craindre est le Prince Thalmis,

Et j’ose t’avouer qu’une juste tendresse,

Dans le fond de mon cœur incessamment me presse

De délivrer mon fils d’un pareil concurrent,

Pour n’avoir rien à craindre en un projet si grand.

OSMAR.

Ah ! Seigneur, pouvez-vous avoir cette pensée ?

Votre gloire en serait à jamais effacée.

La paix a mis ce Prince au rang de nos amis ;

Contentez-vous d’avoir retrouvé votre fils,

Pour qui depuis longtemps témoin de vos alarmes,

J’avais vu mille fois vos yeux baignés de larmes ;

Respectez un accord par vous même juré,

Et ne violez point le droit le plus sacré.

ASBA.

Qu’importe, si mon fils règne un jour en sa place ?

J’ai voulu t’informer de tout ce qui se passe.

Sur ce que je souhaite, et sur ce que je crains,

Tu recevras bientôt mes ordres souverains,

Mais je vois que déjà dans ces vastes campagnes

Le soleil a doré le sommet des montagnes ;

Allons trouver mon fils, entrons.

OSMAR.

Allons, Seigneur ;

Mais quittez un dessein, dont je frémis d’horreur.

ASBA.

C’est assez, laisse-moi. Je vois venir Ondate,

Songe à bien seconder l’espoir dont je me flatte.

 

 

Scène II

 

ONDATE, ASBA

 

ASBA.

Approches-toi, mon fils, viens encor m’embrasser ;

De te voir, de t’ouïr, je ne puis me lasser.

On ignorait, mon fils, que je fusse ton père :

C’est ce qui t’a sauvé des fureurs de mon frère ;

J’en ai tremblé pour toi ; mais j’espère qu’un jour,

Nous le ferons trembler au moins à notre tour ;

Tes exploits sont connus, et par la renommée,

Jusques dans ces déserts, la gloire en est semée ;

De respect, à ton nom, je me sentais épris,

Sans savoir que ce nom fût celui de mon fils,

Que de mon propre sang tant d’honneur fût l’ouvrage ;

Mais enfin de plus près contemplant ton courage,

Je l’ai vu de ses mains étonnant ma valeur,

Dans Azac foudroyé devenir mon vainqueur ;

Mais Ondate, à ce prix, content de ma défaite,

Je ne regrette plus la perte que j’ai faite ;

J’en rends grâces au Ciel, puisque par-là je vois

Ce qu’Asba quelque jour doit attendre de toi.

Porte plus loin l’éclat d’une haine endurcie ;

Épouse ta Princesse, et règne en Circassie ;

N’épargne point le sang, et traite en ennemis,

Tous ceux qui s’oseront déclarer pour Thalmis.

Lorsque de ses États tu te verras le maître,

Et que tu seras craint, comme un Roi le doit être,

Nous nous joindrons, Ondate, et la flamme à la main,

Nous irons nous venger de ce frère inhumain,

Et punir le tyran, dont la perfide adresse,

D’un père chargé d’ans surprenant la tendresse,

Sans égard pour mes droits, régla la volonté,

Et me ravit un Trône où tu serais monté...

ONDATE.

Depuis deux jours, Seigneur, j’ai su ses injustices ;

Idal m’a raconté ses lâches artifices ;

Et je rougis d’avoir si longtemps ignoré

Les malheurs que sur vous il versait à son gré.

Tant que j’aurai de force et du sang à répandre,

Je sais quelle vengeance il est juste d’en prendre ;

J’ose vous la promettre, et dussai-je périr,

Bientôt le temps viendra qu’on m’y verra courir.

L’honneur, vos intérêts, les miens m’en sollicitent ;

Mais, je ne suis pas libre, et d’autres soins m’agitent :

Palmire... par respect, je me tairai, Seigneur ;

Le seul Idal connaît le secret de mon cœur ;

Je l’attends, je voulais consulter sa prudence,

Et de tous mes ennuis lui faire confidence ;

Si selon mes souhaits, j’en puis rompre le cours,

Comme mon Roi, Seigneur, disposez de mes jours ;

Touché de vos malheurs, sensible à votre offense,

Vous me verrez servir votre juste vengeance ;

Et dût la Tartarie armer cent mille bras,

Contre elle mon secours ne vous manquera pas.

Trop heureux si je puis...

ASBA.

C’est assez, je te laisse ;

Je vois venir Idal. Du trouble qui te presse

Avec lui librement tu peux ici parler

D’un secret que tes yeux ont su ne révéler ;

Je conçois ton amour, tu me l’as fait connaître,

Et plus zélé qu’Idal, Asba saura peut-être,

(Si celui qu’il soupçonne a causé ton ennui)

Quand il en sera temps, te servir mieux que lui.

 

 

Scène III

 

IDAL, ONDATE

 

ONDATE.

Idal, il est trop vrai, Thalmis aime Palmire ;

Il s’oppose en secret au bonheur où j’aspire ;

Jamais de plus de feux on ne fut enflammé,

Et plus heureux que moi, peut-être est il aimé :

Car enfin mille fois je t’adressai mes plaintes,

Jamais, pour dissiper mes frayeurs et mes craintes,

Elle n’a d’un seul mot, d’un regard seulement,

Daigné finir ma peine, ou calmer mon tourment.

Non jamais, cher Idal, depuis que je l’adore,

Jamais dans ses beaux yeux je n’ai pu lire encore,

Qu’à mes tendres soupirs, sensible quelque jour,

Elle pourra répondre à mon ardent amour.

Enfin dans ses discours, même dans son silence,

Je ne vois que froideur, dédain, indifférence,

Qu’un esprit inquiet qui me glace d’effroi ;

Contente avec Thalmis, et triste auprès de moi,

Je n’aperçois que trop, que contrainte et gênée,

Elle obéit à ceux qui me l’ont destinée ;

Mais que si de son cœur elle suivait les lois,

Ce ne serait pas moi dont elle ferait choix.

IDAL.

Seigneur, je connais peu de la belle Palmire

Les secrets sentiments ; mais j’oserai vous dire,

Que d’un ardent amour c’est l’ordinaire effet,

De s’alarmer de tout, et souvent sans sujet ;

Il se peut que Thalmis ébloui de ses charmes,

Ait poussé des soupirs qui causent vos alarmes ;

Mais qu’à vous la ravir il veuille s’empresser,

C’est ce que je ne puis ni croire ni penser ;

Lui-même consentit qu’elle vous fût promise ;

Et toute la Cour sait qu’à son devoir soumise,

Sa timide pudeur déjà regarde en vous

Celui qui doit bientôt devenir son époux ;

Ainsi, quand près de vous elle paraît contrainte,

C’est dans son jeune cœur un effet de la crainte,

Et de cette première et douce émotion,

Que lui causa l’aveu de votre passion.

Thalmis s’oserait-il flatter de l’espérance,

De pouvoir obtenir sur vous la préférence ?

Le Roi vous la promit pour prix de ces travaux,

Qui de la Circassie assurent le repos.

Depuis le Tanaïs jusques à la mer noire,

Tout retentit au loin du bruit de votre gloire :

Dissipez vos soupçons, et songez seulement,

Qu’il faut de ce séjour vous bannir promptement

Vous savez que le Roi qui règne en Circassie,

Traîne depuis six mois une mourante vie ;

Et que de sa langueur rien n’arrêtant le cours,

Avec raison, Seigneur, nous tremblons pour ses jours.

Profitez des moments qu’encor le Ciel lui laisse :

Il le veut, hâtez-vous d’épouser la Princesse ;

Et par l’illustre hymen, que lui-même il poursuit,

Assurez-vous du Trône, où la main vous conduit.

ONDATE.

Je ne puis qu’approuver ta juste prévoyance ;

Je dois auprès du Roi me rendre en diligence,

Mon bonheur en dépend ; mais, cher Idal, je vois

Que le Prince Thalmis n’est pas connu de toi.

À l’hymen que j’attends sa parole l’engage ;

Ce n’est point par faiblesse, ou faute de courage,

Qu’il me cède aujourd’hui la Princesse et ses droits ;

Contre nos ennemis je l’ai vu mille fois

Dans l’horreur des combats excité par la gloire,

Étonner la Fortune et fixer la victoire ;

Aux périls les plus grands s’exposer des premiers,

Et de son propre sang arroser nos lauriers ;

Dans Azac cependant c’est lui qui nous arrête ;

Hier je crus partir, et Palmire était prête ;

Lui seul, pour éloigner le bonheur que j’attends,

Sur des prétextes vains en recule le temps.

Peut-être espère-t-il, sachant ce qui se passe,

Que par la mort du Roi tout changera de face,

Peut-être...

IDAL.

Il vient à nous.

 

 

Scène IV

 

THALMIS, ONDATE, IDAL

 

THALMIS.

Azac de ses remparts,

Prince, doit voir demain partir vos étendards ;

Votre père y consent, c’était pour lui complaire

Qu’ici votre séjour m’a paru nécessaire ;

Mais c’est assez jouir de ses embrassements,

Il est temps de répondre à vos empressements ;

Vous soupirez sans cesse après votre hyménée ;

Partons, je veux moi-même en hâter la journée ;

Palmire méritait un Prince tel que vous,

Il me tarde déjà de vous voir son époux,

Et sans examiner si la main de Palmire

Vous place sur un Trône où ma naissance aspire,

Je verrai sans regret, témoin de vos exploits,

De son père expirant tomber sur vous le choix.

ONDATE.

C’est à vous à régner, Seigneur, en Circassie ;

Pour moi, le sang m’appelle au Trône en Tartarie ;

J’en ai du moins les droits, pour prix de mes combats,

Je demande Palmire, et je n’aspire pas,

Par le don de sa main, à l’auguste héritage,

Qui doit dans quelque temps vous tomber en partage.

Mon cœur dans sa recherche, exempt d’ambition,

Se sent pour elle épris d’une autre passion ;

Je l’adore ; et pourtant certain bruit me révèle

Que quelqu’autre en secret soupire ici pour elle ;

Toutefois je veux bien encore l’ignorer,

Et puisqu’il faut partir, je vais m’y préparer.

 

 

Scène V

 

THALMIS

 

Oh, Ciel ! j’ai de mes feux dévoilé le mystère ;

Tout parle quand on aime, en vain j’ai crû me taire ;

Je n’ai pu dans mon cœur renfermer tant d’amour.

 

 

Scène VI

 

ARGAN, THALMIS

 

ARGAN.

Seigneur, par un courrier arrivé de la Cour

Palmire apprend qu’enfin du Roi de Circassie

Le Ciel depuis six jours a terminé la vie ;

Que la douleur qu’il eut de son enlèvement,

Avança de sa mort le funeste moment ;

Qu’on ignore au Conseil encor ce qui se passe

Pour le choix de celui qui doit remplir sa place ;

Qu’on doit dans ce dessein assembler les États,

Que le Roi sur ce choix, le jour de son trépas,

N’avait point déclaré sa volonté dernière ;

Mais qu’à l’instant fatal qu’il perdit la lumière,

Il ordonna lui-même, en présence de tous,

Que de Palmire enfin Ondate fût l’époux.

THALMIS.

Eh ! n’est-ce pas choisir celui que l’on désire ?

Qui pourrait disputer la Couronne à Palmire ?

Pour moi, quoi qu’il en soit, je te l’ai dit cent fois,

Je serai toujours prêt à lui céder mes droits ;

Ne t’en étonne point, Argan ; pour ce qu’on aime

On renonce sans peine à la grandeur suprême.

Hélas ! à son hymen on me fit consentir ;

Il est vrai que bientôt tu m’en vis repentir :

Éloigné de la Cour, occupé par les armes,

Je n’avais pas alors bien connu tous ses charmes ;

Je la vis au retour des Moldaves défaits ;

Qui ne se fût rendu, grands Dieux, à tant d’attraits !

Je l’aimai, je ne pus éviter de me rendre ;

J’eus beau me rappeler, pour pouvoir m’en défendre,

La parole du Roi fur cet engagement,

Et mon devoir fondé sur mon consentement :

Devoir, parole, trône, et ma propre défense,

J’immole tout, Argan, même sans espérance ;

Et de ce même amour en secret dévoré,

Des traits les plus cruels mon cœur est déchiré.

ARGAN. Pendant ce récit Thalmis rêve, et n’écoute peint Argan.

Je vous plaints ; mais, Seigneur, du moins laissez-moi croire

Que vous ferez céder votre amour à la gloire.

Eh ! quels biens ne sont point, Seigneur, à dédaigner,

Quand pour eux on renonce à l’espoir de régner ?

THALMIS.

Crois-tu que si j’osais déclarer ma tendresse,

Argan, j’offenserais cette belle Princesse ?

ARGAN.

Songez, Seigneur, songez qu’un Trône vous attend ;

Daignez vous occuper d’un soin plus important.

THALMIS.

Le Roi son père est mort, elle vient de l’apprendre ;

Que de pleurs, cher Argan, ses beaux yeux vont répandre !

Que je crains sa douleur ! Ô Ciel ! allons la voir.

Je veux, en m’acquittant de ce triste devoir,

Tâcher de découvrir si par cette nouvelle

Il n’est point arrivé de changement en elle,

Lui faire différer son départ de ces lieux,

Et reculer du moins un hymen odieux.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

PALMIRE, BARSINE

 

PALMIRE.

D’un père qui m’aimait le destin implacable

Vient de joindre à mes maux la perte irréparable ;

C’en est fait, et je puis, contemplant mon malheur,

Me livrer toute entière à ma juste douleur.

BARSINE.

Madame, à cette mort si justement pleurée,

Son âge, sa langueur, vous avaient préparée :

Un malheur est moins grand, lorsqu’il est attendu.

PALMIRE.

Tu ne sais pas encor tout ce que j’ai perdu.

BARSINE.

Votre malheur est grand, mais le Roi votre père,

Madame, a fait pour vous tout ce qu’il a dû faire ;

Puisqu’en mourant il a daigné songer à vous,

Et vous donne lui-même Ondate pour époux :

Sa volonté, dit-on, sera bientôt suivie.

PALMIRE. Ces deux vers bas et à part.

Ah ! que n’ai-je avec lui plutôt perdu la vie !

Où me vont exposer ses ordres souverains ?

Barsine ! cet hymen est tout ce que je crains.

BARSINE.

Ciel ! que m’apprenez-vous ?

PALMIRE.

Il n’est plus temps de feindre,

Jusqu’à ce triste jour si je sus me contraindre,

C’est que je me flattais que pour me détacher,

Un Père qui m’aimait, se laisserait toucher ;

Je croyais que Thalmis, nourri dans l’espérance

D’un Trône où l’appelait le droit de la naissance,

Ne souffrirait jamais que le don de ma main,

De ses propres États lui fermât le chemin ;

Mais puisqu’enfin mon père a perdu la lumière,

Qu’il me fait annoncer sa volonté dernière,

Et que Thalmis se tait, j’ai perdu tout espoir ;

J’en mourrai ; mais enfin je suivrai mon devoir.

BARSINE.

Mais, Madame, pourquoi ces mortelles alarmes

Pour un hymen qu’on croit pour vous si plein de charmes ?

Ondate est le héros de notre Nation,

Vous connaissez mon zèle et ma discrétion,

Daignez vous expliquer...

PALMIRE, bas et à part.

Barsine en vain se flatte :

Asba, ce fier tyran, est le père d’Ondate,

Asba, le plus cruel de tous nos ennemis.

BARSINE.

Ah ! Madame, avouez que le Prince Thalmis,

Malgré vous... pardonnez si ma langue indiscrète,

Ose de votre cœur te rendre l’interprète,

Et tâche de surprendre ou de vous arracher

Le secret qu’à ma foi vous prétendez cacher.

PALMIRE

Eh ! quel service encore espères-tu me rendre ?

Quand j’aimerais Thalmis, Barsine, dois-je attendre,

Qu’en ma faveur le sort puisse si tôt changer,

Et d’une foi promise aille me dégager ?

Ce n’est pas que je cherche à t’en faire un mystère ;

Puisque tu l’as connu, je ne saurais le taire.

Oui, le jour qu’à mes yeux en triomphe il parut,

Un trouble tout nouveau, Barsine, et qui s’accrut

Par des cris redoublés excités à sa vue,

S’éleva tout d’un coup dans mon âme éperdue ;

Il était entouré d’armes et d’étendards ;

Il me vit, je ne pus soutenir ses regards ;

Il avait de son sang scellé notre victoire,

Le Palais de mon père était plein de sa gloire,

Tout parlait en faveur de ce jeune héros ;

Enfin tout conspirait à troubler mon repos.

J’ignore toutefois dans mon âme interdite,

Quel nom on doit donner au trouble qui m’agite.

Je ne sais si l’amour se fait sentir ainsi,

Et si j’aime en effet ; je ne sais même aussi,

Barsine, si Thalmis, qui de mon hyménée,

S’empresse à retarder la fatale journée,

Et qui paraît plongé dans un secret ennui,

Ne ressent point pour moi ce que je sens pour lui ;

Sa bouche encor du moins n’a pas osé le dire,

Mais je sais que jamais on ne verra Palmire,

(Quoiqu’en veuille la gloire ordonner autrement,)

En faveur de Thalmis balancer un moment.

 

 

Scène II

 

THALMIS, PALMIRE, BARSINE

 

THALMIS.

Madame, j’ose entrer, malgré votre défense ;

Mais vous pardonnerez ma désobéissance :

Je m’en flatte du moins, quand vous saurez qu’en moi,

Nos États assemblés ont reconnu leur Roi,

Par un Ambassadeur on vient de me l’apprendre.

PALMIRE.

À ce Trône, Seigneur, vous deviez vous attendre,

Nos États ont suivi la Coutume et les Lois ;

Ils ne pouvaient jamais faire un plus digne choix.

THALMIS.

Sur ce Trône avec moi, souffrez que je le dise :

Avec quel doux transport je vous verrais assise !

Pour y monter, Madame, on vient me demander ;

Et je saurai de vous si je dois l’accorder.

On prétend, pour payer les services d’Ondate,

Lui céder les pays arrosés par l’Euphrate,

Dont il puisse, à son gré, composer des États,

Pourvu qu’à votre main il ne prétende pas :

Sur le seul fondement qu’alors de sa naissance

Le Roi n’avait lui-même aucune connaissance.

Sans savoir que sur lui lorsque son choix tomba,

Il allait vous donner, Madame, au fils d’Asba,

Fléau de ses Sujets, qui dans la Circassie

Mille fois de leur sang a vu sa main rougie.

C’est ce qu’en ce moment Ondate va savoir

Par mon Ambassadeur qui pour moi doit le voir.

Si pourtant vous voulez, Madame, qu’on défère

À ce qu’en expirant ordonna votre père,

Si malgré les raisons qu’on va lui déclarer,

Du don de votre main vous voulez l’honorer ;

En un mot, si pour lui votre cœur s’intéresse,

Il faut vous obéir. Oui, charmante Princesse,

S’il est assez heureux pour être aimé de vous,

Je le sers contre moi, je le sers contre tous,

Je lui cède le Trône, et veux bien le lui rendre ;

Pour vous y voir monter, je suis prêt d’en descendre :

Le pouvoir souverain, que j’offre de quitter,

N’est pas ce que mon cœur va le plus regretter !

PALMIRE.

Demeurez sur le Trône, il est votre partage ;

Seigneur, de vos aïeuls c’est l’auguste héritage,

Vous devez en jouir, et j’atteste les Dieux

Que tout autre que vous y blesserait mes yeux.

Je veux bien ajouter qu’à ce triste hyménée,

Ou, sans me consulter, on m’avait destinée,

Mon cœur n’avait jamais consenti qu’à regret :

Je n’ose en découvrir encor tout le secret ;

J‘avouerai cependant que ma joie est extrême,

De pouvoir, à mon gré, disposer de moi-même

Ondate est fils d’Asba, l’objet de tant d’effroi ;

Et puisqu’enfin l’on vient de dégager ma foi,

(Je veux bien jusques-là vous ouvrir ma pensée)

De l’offre de ma main je me crois dispensée.

THALMIS.

Madame, je puis donc enfin vous révéler

Un amour, dont jamais je n’eusse osé parler ;

Je brûlais en secret de la plus pure flamme,

Que l’amour ait jamais allumé dans une âme ;

Et contraint à vos yeux de cacher mon ardeur...

 

 

Scène III

 

ARGAN, THALMIS, PALMIRE, BARSINE

 

ARGAN.

Seigneur, sans nul égard pour votre Ambassadeur,

On vient de l’arrêter, et chacun court aux armes ;

Tout frémit au Palais ; la Ville est en alarmes ;

Ondate a joint l’armée, et l’on voit des remparts

Vos drapeaux déployés flotter de toutes parts ;

L’on ignore pour qui les troupes se déclarent ;

Mais le désordre y règne, et leurs corps se séparent,

Seigneur, et sans savoir d’où ce bruit est parti,

Les Tartares, dit-on, embrassent son parti.

Paraissez, il est temps.

THALMIS.

Oui, ce soin me regarde ;

De la Princesse, Argan, va redoubler la garde ;

Et tandis que j’irai me montrer aux soldats,

Observe Asba de près, et ne le quitte pas.

 

 

Scène IV

 

THALMIS, PALMIRE, BARSINE

 

PALMIRE.

Quel attentat, Seigneur ! presque en votre présence...

THALMIS.

Le traître ! il me fera raison de cette offense ;

Et puisque vous daignez m’en donner le pouvoir,

Je rangerai, Madame, Ondate à son devoir.

PALMIRE.

Ah ! Seigneur, vous allez exposer votre vie ;

De Tartares cruels votre armée est remplie,

Et fier de leur secours, Ondate vous attend ;

Gardez de négliger cet avis important.

THALMIS.

Madame, encouragé par l’ardeur la plus belle,

Je vais chercher Ondate, et punir ce rebelle.

Défiez-vous d’Asba ; c’est lui seul que je crains ;

Mais je viendrai bientôt vous tirer de ses mains.

 

 

Scène V

 

PALMIRE, BARSINE

 

PALMIRE.

Que de troubles divers je sens mon âme atteinte !

Quel mélange confus et d’espoir et de crainte !

Barsine, quand Thalmis vient de se déclarer,

Et qu’à ce tendre Amant je comptais aspirer,

Quand d’un fatal hymen je me vois dégagée,

Faut-il que tout-à-coup ma fortune changée,

Vienne en mon triste cœur d’abord troubler la paix,

Et me réduire à craindre encor plus que jamais ?

Thalmis perdra le jour, je connais les Tartares ;

Le fils du fier Asba, chéri de ces Barbares,

Et Tartare comme eux, nourri dans leurs forêts,

Les a vus contre nous prendre ses intérêts ;

Contre Thalmis, Barsine, ils ont tourné leurs armes ;

Hélas ! pour lui, pour moi, que de sujets d’alarmes !

Car tu sais à présent, dans mon cruel ennui,

Tu sais combien mon cœur s’intéresse pour lui,

Et tout ce que je crains, si le sort m’est contraire,

De l’amour de ce fils, et des fureurs du père.

BARSINE.

À de plus grands périls le Ciel vous déroba ;

Mais quelqu’un vient, Madame ; on ouvre, c’est Asba.

 

 

Scène VI

 

ASBA, PALMIRE, BARSINE

 

ASBA.

De votre Ambassadeur j’ai puni l’insolence ;

Mais ne regardez pas comme une violence,

Madame, un châtiment que sa témérité,

Que son esprit hautain n’a que trop mérité ;

Il faut qu’à votre main, dit-il, mon fils renonce ;

Je l’ai sait arrêter, et c’est là ma réponse.

PALMIRE.

Sur un Ambassadeur oser porter les mains,

Seigneur, c’est violer le droit des Souverains.

ASBA.

Mais c’est le violer autant qu’il le peur être,

Que de rendre si mal les ordres de son Maître ;

Et vous-même, suivant les maximes d’État,

Êtes intéressée en un tel attentat.

PALMIRE.

On vous l’a dit, Seigneur, ce n’est plus un mystère ;

Ondate est votre fils, jamais le Roi mon père

Ne l’aurait accepté pour être mon époux,

S’il avait ici qu’Ondate était sorti de vous ;

De vous, son ennemi, l’effroi de ma patrie.

ASBA.

Il est vrai, j’ai porté la guerre en Circassie ;

Mais sans doute, Madame, on vous a raconté

Par quel indigne affront je m’y vis excité :

Des malheurs qu’elle entraîne on m’a rendu coupable ;

Madame, jugez-en d’un œil plus équitable ;

Ne vous prévenez point, et des maux que j’ai faits,

Rapprochez de mon fils les éclatants bienfaits,

D’un Prince, qui partout suivi de la victoire,

A couvert vos États d’une immortelle gloire.

PALMIRE.

Ondate n’a pas seul vaincu nos ennemis,

Et l’on sait quelle part y doit avoir Thalmis.

ASBA.

Je vous entends, Madame, et vois ce qui vous flatte,

Thalmis à vos refus a plus de part qu’Ondate :

Je vous dirai pourtant, puisque vous m’y forcez,

Que vous n’en êtes pas encore où vous pensez ;

Que mon fils est parti, prêt â tout entreprendre ;

Que vous me répondrez du sang qu’on va répandre ;

Et le plus cher pour vous peut-être va couler.

 

 

Scène VII

 

UN GARDE, ASBA, PALMIRE, BARSINE

 

UN GARDE.

Seigneur... mais oserai-je ?...

ASBA.

Ose, tu peux parler.

Le garde présente une lettre a Asba.

ASBA lit.

Tout répond à mes vœux, je n’ai fait que paraître,

Aussitôt et Chefs et Soldats

Se sont portés en foule au-devant de mes pas,

Et tous ont reconnu leur Maître :

Les seuls Circassiens contre moi déclarés

Se sont de mon parti lâchement séparés ;

Mais je les ai tous mis en fuite,

Idal achève leur poursuite ;

Et tandis qu’il défait ce reste d’ennemis,

Faites tout, pour garder la Princesse, et Thalmis.

PALMIRE, à part.

Juste Ciel !

ASBA, à part.

Et Thalmis...

Haut à Palmire.

Oui, le Ciel favorise,

Vous le voyez, Madame, une juste entreprise ;

Mais vous ne devez pas redouter un vainqueur,

Qui près de vous soumis n’en veut qu’à votre cœur.

À mon fils triomphant il faut que je me montre ;

Suis-moi, viens, il est temps, allons à sa rencontre.

Pour le revoir, Madame, ici d’un œil plus doux,

Daignez considérer qu’il combattait pour vous.

 

 

Scène VIII

 

PALMIRE, BARSINE

 

PALMIRE.

Pour moi, cruel, pour moi Thalmis peut-être expire !

Que vas-tu devenir, malheureuse Palmire ?

Voilà donc le succès de tes justes desseins,

Cher Prince, et c’est ainsi que les droits les plus saints...

BARSINE.

Il n’est pas temps encor de répandre des larmes,

Madame, on peut douter du succès de leurs armes

Thalmis n’avait pu joindre encore ses soldats,

Et n’a pu se trouver dans ces premiers combats.

Peut-être apprendrons-nous que le Ciel favorable...

PALMIRE.

Conçois-tu bien l’état de mon sort déplorable ?

Ah ! tout ce que je vois dans ce triste séjour,

Me prédit que Thalmis y va perdre le jour :

Tout m’alarme pour lui ; Princesse infortunée,

Dans quel affreux climat les Dieux m’ont amenée !

En arrivant ici, tu l’as vu comme moi,

L’air, la terre, la mer, tout inspirait l’effroi ;

L’horreur règne partout ; les forêts et les plaines,

De passants égorgés, de cadavres sont pleines ;

On n’entend dans les bois que des gémissements ;

L’herbe y croît à regret parmi les ossements,

Et tout ce que l’on voit dans ce désert sauvage,

Est du cruel Asba le détestable ouvrage,

Mais Argan vient.

 

 

Scène IX

 

ARGAN, PALMIRE, BARSINE

 

PALMIRE.

Eh bien ! confirme-t-on ce bruit,

Que nos gens sont défaits, et qu’Idal les poursuit ?

ARGAN.

Le seul Osmar, Madame, est venu de l’armée ;

À la nouvelle ici que ses soins ont semée,

Je ne vois succéder que des bruits peu certains ;

Du moins j’ose assurer qu’on est encore aux mains.

Déjà près de Thalmis j’aurais couru me rendre,

Sans l’ordre qui m’arrête ici pour vous défendre.

PALMIRE.

L’on est encore aux mains ? ah ! courez à Thalmis,

Soutenez ses efforts par vos vaillants amis ;

Ne craignez rien pour moi, courez en diligence ;

Mes Gardes suffiront ici pour ma défense.

ARGAN.

Moi vous laisser, Madame, au moment que le Roi

De vos jours précieux se repose sur moi !

PALMIRE.

Je me charge de tout, que rien ne vous étonne ;

Allez joindre Thalmis, c’est moi qui vous l’ordonne.

ARGAN.

Sans m’éloigner de vous, je vais m’en informer.

PALMIRE.

Tant de retardement a droit de m’alarmer.

Il sort.

Partez : jour plein d’horreur ! ô jour pour moi funeste !

Allons, Barsine, allons en attendre le reste.

Mais si j’apprends sa mort dans ce cruel moment,

C’en est fait, je suivrai mon père et mon amant.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ONDATE

 

La Fortune pour moi s’est enfin déclarée.

Des troupes de Thalmis la perte est assurée ;

Mais, Dieux ! à quoi me sert sa défaite en ce jour,

S’il triomphe de moi du côté de l’amour ?

Si ma triste victoire et mes cruelles armes,

Aux yeux de la Princesse ont arraché des larmes ;

Et si mon cœur, qui vient de braver les hasards,

Ne saurait, sans trembler, soutenir ses regards ?

Tout vainqueur que je suis, je crains d’avoir encore

Excité le courroux de celle que j’adore ;

Peut-être qu’elle-même en cet instant fatal

Honore de ses pleurs mon trop heureux Rival,

Et peut-être avec lui médite sa retraite.

Mais sachons de quel œil elle a vu sa défaite,

Et, tandis que mon père observe des remparts

Les bataillons rompus fuyants de toutes parts,

Pour apprendre mon sort, allons voir la Princesse.

 

 

Scène II

 

BARSINE, ONDATE

 

BARSINE.

Ah, Seigneur ! demeurez ; vous savez que sans cesse

Pour la mort de son père on voit couler ses pleurs ;

Votre vue à présent aigrirait ses malheurs ;

Dans son appartement elle s’est renfermée.

ONDATE.

Sa haine pour moi seul est assez confirmée ;

Cet ordre, ses mépris, me sont apercevoir

Que ce n’est que moi seul qu’elle ne veut point voir,

Jusques-là ses rigueurs retombent sur Ondate.

Barsine ! eh bien je veux sans égard pour l’ingrate,

Et malgré tout l’amour, dont je me sens épris,

Me montrer à ses yeux, et braver ses mépris ;

Je veux même, je veux, pour punir la cruelle,

Me servir du pouvoir qu’on m’a donné sur elle ;

Et puisqu’elle s’obstine à me vouloir trahir,

À son père, à son Roi la forcer d’obéir ;

Et ne consultant plus que ma jalouse rage,

Immoler à ses yeux le Rival qui m’outrage ;

C’est ce que de ce pas je vais lui déclarer.

BARSINE.

Ah, Seigneur ! arrêtez, je vais l’y préparer ;

Ou du moins, pour la voir, attendez qu’elle sorte.

 

 

Scène III

 

ASBA, ONDATE

 

ASBA.

Ainsi donc de Palmire, on t’interdit la porte,

Elle ne veut point voir mon fils et son amant.

ONDATE.

Seigneur, j’allais entrer dans son appartement,

Malgré le trouble affreux, dont son âme est émue ;

Je vous ai vu paraître, et votre chère vue

Arrête ici mes pas...

ASBA.

L’ingrate ! de quel front

Ose-t-elle te faire un si mortel affront ?

Plus de ménagements, il y va de ta gloire ;

Ses mépris impunis souilleraient ta victoire ;

Quoi ? pense-t-elle encore à d’autres intérêts ?

J’ai vu fuir ses soldats au fond de nos forêts,

Je les ai vus tremblants jusques dans leur retraite,

Tu devais achever toi-même leur défaite ;

Surtout pour l’immoler, cherchant partout Thalmis,

Te défaire en lui seul de tous tes ennemis.

ONDATE.

Je l’avouerai, Seigneur, il convenait sans doute

De pousser l’ennemi jusques dans sa déroute,

Et sans m’en reposer sur la valeur d’Idal,

Aller chercher partout ce dangereux Rival ;

Mais séduit par l’amour, j’oserai vous le dire,

J’ai crû trouver ici Thalmis avec Palmire,

Et la crainte de perdre un bien si précieux,

M’a, pour le conserver, fait voler en ces lieux.

Cependant la nouvelle en est ici semée,

Vous l’avez su, Seigneur ; quand j’ai quitté l’armée,

Pour chercher mon Rival, le Tartare vainqueur,

Avait déjà partout répandu la terreur.

Les ennemis en fuite assuraient la victoire,

Et ne laissaient plus rien à faire pour ma gloire.

ASBA.

Eh bien je t’en croirai ; mais afin que Thalmis

Ne te conteste plus ce que l’on t’a promis,

Afin que désormais l’injuste Circassie

Ne puisse mettre obstacle au bonheur de ta vie,

Et que Palmire enfin, pour te manquer de foi,

Ne te reproche plus un père tel que moi,

Épouse-la, mon fils, et dès cette journée,

Achève dans Azac cet auguste hyménée.

Profite du combat, que tu viens de gagner,

Et songe que sa main te doit faire régner :

En vain en violant la foi d’une promesse,

Ton Rival orgueilleux aspire à la Princesse ;

En vain il s’applaudit du vain titre de Roi.

Épouse-la, te dis-je, et le Trône est à toi ;

Je veux à cet hymen la disposer moi-même.

Je la vois ; pour Thalmis sa frayeur est extrême.

Et c’est ce qui vers moi la fait ici venir.

Laisse-moi ; sans témoins je veux l’entretenir.

 

 

Scène IV

 

PALMIRE, BARSINE, ASBA

 

PALMIRE.

Non, il n’est rien d’égal à mon inquiétude ;

Viens, il peut me tirer de mon incertitude.

Il est donc vrai, Seigneur, qu’Ondate est de retour ?

ASBA.

Oui, Madame, et pour vous toujours brûlant d’amour,

Heureux, si vous daignez, approuvant sa victoire,

Permettre qu’à vo, pieds il dépose sa gloire.

PALMIRE.

Eh ! le puis-je, Seigneur, lorsqu’elle vient m’offrir

Nos peuples expirants, leur Roi prêt à périr ?

Mais dans cette sanglante et funeste journée,

A-t-on su de Thalmis quelle est la destinée ?

Et le Ciel à ses droits ôte-t-il tout appui ?

ASBA.

Pourquoi, Madame, encor s’intéresser pour lui ?

Car enfin, il est temps d’avoir d’autres pensées ;

Il est temps de répondre aux ardeurs empressées

D’un Prince, qui charmé de se voir votre époux,

Pour prix de ses travaux n’a demandé que vous,

À qui la Circassie, à qui la foi jurée,

Et d’un père mourant la volonté sacrée,

Ont uni votre sort, et dont enfin le cœur

Ne va vous être offert que des mains du vainqueur.

PALMIRE.

À quel dessein, Seigneur, vous le faire redire ?

Vous ne savez que trop que je n’y puis souscrire.

Mais quand je ferais libre, et que, malgré nos lois,

Je voudrais l’accepter, puis-je faire aucun choix,

Tandis que dans le deuil, qui me remplit d’alarmes,

Je ne dois m’occuper qu’à répandre des larmes ?

ASBA.

Quoi, Madame, est-ce ainsi qu’au mépris de ses feux,

Parce qu’il est mon fils, vous rejetez ses vœux ?

Est-ce ainsi qu’oubliant l’éclat de ses services,

De vos peuples ingrats vous suivez les caprices ?

Ils refusent mon fils ! et pour vous dégager,

C’est moi que l’on insulte et qu’on ose outrager !

Eh bien ! c’est donc à moi, que ce refus offense,

À prévenir l’affront qu’on fait à sa naissance.

C’est à moi, que l’on haït, de vous faire obéir

Aux ordres souverains que vous osez trahir.

Votre père à mon fils vous avait destinée ;

Vous tiendrez, malgré vous, la parole donnée ;

Et puisqu’en expirant, ce sage et juste Roi

Vous a fait ordonner de dégager sa foi,

Je veux que sans délai, malgré votre caprice,

Avec lui dans Azac votre hymen s’accomplisse.

Je vous laisse y penser aujourd’hui, mais demain,

Madame, attendez-vous à lui donner la main.

PALMIRE.

Ô Ciel ! toute justice est-elle ici bannie,

Et peut-on aussi loin pousser la tyrannie ?

Eh dans quel temps encor ! lorsque de justes pleurs

Devraient faire du moins respecter mes malheurs,

On ose, sans égard pour ce que je suis née,

Dans ce lugubre état me parler d’hyménée ;

Que dis-je ? L’on en veut allumer le flambeau,

Quand mon père descend dans la nuit du tombeau.

Après l’événement que l’on vient de t’apprendre,

Tu crois, Tyran, tu crois pouvoir tout entreprendre ;

Mais sache que je suis maîtresse de mon sort ;

Que plutôt que ton fils je choisirai la mort :

Tes fureurs m’ont appris à mépriser la vie ;

Je suivrai, malgré toi, les lois de ma patrie ;

Nos États assemblés ont dégagé ma foi,

Et je ne crains plus rien de ton fils ni de toi.

ASBA.

Si je n’avais égard à l’indigne faiblesse,

Que mon fils a pour vous, orgueilleuse Princesse,

Vous sauriez tout à l’heure, et sans sortir d’ici,

Ce qu’on risque avec moi, d’oser parler ainsi.

Cependant je vois bien ce qu’il faut que je pense

D’un refus qui vous porte à tant de violence ;

Vos injures, vos cris, et votre désespoir,

Vos mépris outrageants me le font assez voir ;

Vous m’alléguez vos lois, le deuil de votre père :

Vains prétextes ! Thalmis, perfide, a su vous plaire ;

Mais vous pourriez pousser des soupirs superflus,

Peut-être risquez-vous de ne le revoir plus,

Et j’attends que bientôt par un conseil plus sage,

Vous ne nous tiendrez plus ce superbe langage.

Mais je revois Idal.

 

 

Scène V

 

ASBA, PALMIRE, BARSINE, IDAL

 

IDAL.

Seigneur, songez à vous.

ASBA.

Eh quoi ? déjà le sort...

IDAL.

Tout fuyait devant nous,

Et les Circassiens, sans presque se défendre,

Aux Tartares vainqueurs étaient prêts de se rendre.

Dans ce fatal instant Thalmis est survenu,

Ses troupes qui fuyaient, à peine l’ont connu,

Que prenant à sa vue une nouvelle audace,

Presque dans un moment tout a changé de face ;

Les soldats dispersés, ralliés par Thalmis,

Bannissant toute crainte, en bon ordre remis,

Et faisant des efforts qu’on aurait peine à croire,

Sont venus de nos mains arracher la victoire ;

Leurs bataillons serrés attaquent par les flancs

Ceux, qui pour les poursuivre avaient rompu leurs rangs :

De leurs foudres d’airain les vallons retentissent ;

Tout s’épouvante, on fuit ; les plus hardis pâlissent ;

Le Ciel est enflammé d’un million d’éclairs ;

Une grêle de plomb vole et perce les airs ;

Le sang coule à grands flots ; nos troupes enfoncées,

Sur le champ de bataille à mes yeux terrassées,

Laissent aux ennemis après de vains efforts,

Notre camp tout couvert de mourants et de morts.

ASBA.

Et mon fils ?

IDAL.

Vainement il a mis en usage,

Seigneur, tout ce que peut tenter un grand courage ;

Lorsqu’il nous a rejoint, les Tartares épars

Avaient abandonné déjà leurs étendards.

En vain pour conjurer cette horrible tempête,

Voulant vaincre, ou périr, il s’est mis à leur tête.

En vain il a chargé l’ennemi par trois fois,

Thalmis victorieux l’a poussé hors des bois :

Il a voulu, Seigneur, par d’autres avenues

Ramener au combat ses troupes éperdues ;

Mais voyant le carnage et l’effroi des soldats,

Du coté de la Ville il a tourné les pas.

ASBA.

Ne désespérons point encore, Idal ; sans doute

Mon fils s’est vu forcé de prendre une autre route.

IDAL.

J’ignore son destin ; de mille coups percé,

Mon cheval dans la foule en tombant m’a laissé ;

Je le suivais des yeux ; mais l’épaisse poussière,

Du jour prêt à finir me cachant la lumière,

M’a dérobé ses pas ; en vain l’ayant cherché,

De nos remparts, Seigneur, je me suis rapproché.

Cependant le vainqueur avance vers nos portes ;

On entend de nos murs les cris de ses Cohortes ;

Le fer étincelant frappe déjà nos yeux,

Et la nuit et l’horreur vont s’emparer des Cieux.

ASBA.

Ô malheur !

PALMIRE.

C’est ainsi que le Ciel équitable

Protège l’innocent et punit le coupable ;

Mais je connais Thalmis ; malgré ce grand succès,

Sa clémence vers lui vous ouvre tout accès.

Elle sort.

ASBA.

Vous triomphez, cruelle, et le malheur d’Ondate

Vous redonne un espoir, dont votre cœur se flatte ;

Votre vainqueur approche, et pense m’accabler ;

Mais je sais le moyen de le faire trembler.

Oui, je saurai peut-être, au milieu de sa gloire,

Lui faire détester son injuste victoire ;

Et l’on verra dans peu que, malgré mes malheurs,

Je ne serai pas seul à répandre des pleurs.

 

 

Scène VI

 

ASBA, IDAL

 

ASBA.

Ah Dieux ! ainsi toujours votre haine implacable,

Poursuit donc sans relâche un Prince misérable,

Qu’est devenu mon fils ? ô père infortuné !

Ce fils me fut ravi dans l’instant qu’il fut né ;

Parmi mes ennemis il a passé sa vie ;

Et quand on me le rend, la Fortune ennemie,

Pour le perdre à mes yeux aussitôt le poursuit,

Et fait tomber sur lui le malheur qui me suit :

Destin cruel !

IDAL.

Seigneur, Thalmis vient, le temps presse ;

Ne vaudrait-il pas mieux lui rendre la Princesse,

Pour s’opposer aux coups qu’il est prêt à porter ?

Azac, la triste Azac ne peut lui résister.

Nos remparts sont rasés : il n’est plus d’espérance ;

Suite d’un siège affreux, la Ville est sans défense,

Il est vainqueur, s’il entre, il ne sera plus temps,

Tout fléchira sous lui.

ASBA.

Qu’il entre, je l’attends.

Il ne sait pas encor tout ce qu’Asba peut faire,

Il a vaincu le fils, il connaîtra le père :

Vous voulez m’exciter à de nouveaux forfaits,

Eh bien ! injustes Dieux, vous serez satisfaits.

Et toi, qui te promets de voir d’un œil tranquille

Ce vainqueur orgueilleux, maître de cette Ville,

Malgré moi, de mes mains te venir arracher,

En vain à ma fureur tu prétends te cacher.

Oui, c’en est fait, je veux me saisir de Palmire ;

Au-devant de Thalmis, toi, couts, et va lui dire

Que pour rompre le cours de ses vastes projets,

Asba, le fier Asba l’attend dans son Palais.

Puisqu’on poursuit mon fils, qu’il songe à la conduite

De ceux qui sont chargés du soin de sa poursuite ;

Que si de ce péril je ne le vois sortir,

En mes mains j’ai de quoi le faire repentir ;

Enfin que le salut d’Ondate l’intéresse,

Et qu’il doit aujourd’hui trembler pour la Princesse.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ASBA, OSMAR

 

ASBA.

Quoi, dans ta course, Osmar, tu n’as donc rien appris,

Et je ne puis savoir le destin de mon fils ?

OSMAR.

Je n’ai trouvé partout que des objets funestes,

Des Tartares défaits les pitoyables restes,

Ou blessés, ou mourants ; les uns m’ont assuré,

Que dans le fond des bois il s’était retiré ;

D’autres (mais la nouvelle est encore incertaine)

M’ont dit qu’enveloppé du côté de la plaine,

Après un rude choc, abandonné des siens,

Il avait été pris par les Circassiens.

ASBA.

Les traîtres ! jusques-là pousser leurs perfidies,

Le poursuivre, et sur lui porter leurs mains hardies ;

Sur lui, qui tant de fois, pour sauver leurs États,

A prodigué pour eux son sang dans les combats !

OSMAR.

C’est un bruit que répand, Seigneur, la Renommée,

Mais dont la vérité n’est pas bien confirmée.

ASBA.

Elle est certaine, Osmar, Ondate m’est connu ;

Il est ou pris, ou mort, puisqu’il n’est pas venu ;

Je ne me flatte point d’une vaine espérance,

Et je dois seulement songer à sa vengeance.

 

 

Scène II

 

UN GARDE, ASBA, OSMAR

 

LE GARDE.

Seigneur, Argan qui vient du camp des ennemis,

Demande à vous parler de la part de Thalmis.

ASBA.

Qu’il entre.

 

 

Scène III

 

ARGAN, ASBA, OSMAR

 

ASBA.

Que veut-on ?

ARGAN.

Seigneur, le Roi mon maître

Qui vient de vaincre Ondate, et qui pourrait peut-être

Dans ce Palais ouvert entrer victorieux,

A voulu toutefois épargner à vos yeux

Dans l’horreur de la nuit le trouble et les alarmes,

Que causerait ici la terreur de ses armes ;

Et je viens de sa part, Seigneur, vous avertir,

Que du pied de vos murs il est prêt de partir ;

Qu’il sort de vos États, sans entrer dans la Ville,

Où, sans y rien prétendre, il vous laisse tranquille,

Pourvu que du bienfait mesurant la grandeur,

Vous lui rendiez Palmire et son Ambassadeur.

ASBA.

Va-t’en dire à ton Roi, que, malgré la victoire,

Dont au destin aveugle il doit toute la gloire,

Je ne puis, ni ne veux répondre à ses souhaits,

Dis-lui que je suis maître encor de ce Palais,

Que ceux qu’il me demande y sont en ma puissance ;

Que pour les enlever de force, s’il avance...

Tu m’entends, quel que soit l’état où je me vois,

Il a peut-être encore à craindre plus que moi.

ARGAN.

Il sait votre pouvoir, mais, Seigneur, il se flatte...

ASBA.

Va, je n’écoute rien, si je ne vois Ondate.

ARGAN.

Dans votre camp, Seigneur, le bruit est répandu

Qu’on devait l’amener, et qu’il s’était rendu.

ASBA.

Eh bien, va retrouver Thalmis ; tu peux lui dire

Qu’il me rende mon fils, s’il veut revoir Palmire.

ARGAN.

Je tremble des périls, où je vous vois courir.

ASBA.

Va, dis-je, je saurai me venger, ou périr ;

Retire-toi.

 

 

Scène IV

 

ASBA, OSMAR

 

ASBA.

Tu vois le péril qui s’apprête,

Et quel orage, Osmar, va fondre sur ma tête ;

Jusques dans ce Palais fais marcher sur tes pas,

Ce que tes soins pourront rassembler de soldats.

Rends-toi sans différer maître des avenues ;

J’ai dans Azac encor des troupes répandues ;

Qu’elles viennent ici planter leurs étendards ;

Fais-leur abandonner les murs et les remparts.

À l’insolent vainqueur laissons la Ville en proie ;

Qu’au gré de ses désirs sa fureur s’y déploie,

Que tout périsse ailleurs, pourvu qu’en sûreté

Je puisse exécuter ce que j’ai projeté.

Va, sans perdre un moment, cours, Osmar, le temps presse ;

Moi, je vais m’assurer ici de la Princesse ;

C’est un coup, cher Osmar, où moi seul je suffis ;

Elle me répondra du destin de mon fils,

Si le retour d’Idal, dans mes craintes mortelles,

Ne m’apporte de lui de meilleures nouvelles.

Mais je le vois.

 

 

Scène V

 

IDAL, ASBA

 

IDAL.

Seigneur, tout est perdu.

Au camp des ennemis, Ondate est attendu,

Il est pris ; à sa perte on est prêt à souscrire,

Dans les mains de Thalmis, ou remettez Palmire,

Ou pour les jours d’un fils tout est à redouter.

ASBA.

Enfin Ondate est pris, je n’en puis plus douter ;

Ne verrai-je jamais ta fureur assouvie,

Et seras-tu toujours acharné sur ma vie,

Destin cruel ? mon fils éprouvant ton courroux,

C’est moi que tu poursuis, je reconnais tes coups.

Oui, oui, fils malheureux d’un plus malheureux père,

N’accuse que moi seul si le Ciel t’est contraire.

Loin de mes tristes yeux, et loin de mes États,

La victoire toujours avait suivi tes pas ;

L’instant où je te vois, l’instant où je t’embrasse,

Est pour nous un signal d’horreur et de disgrâce ;

Mais, Idal, chez Palmire il nous faut pénétrer ;

Par des chemins secrets nous y pourrons entrer.

Allons nous saisir d’elle.

IDAL.

Une troupe s’avance,

Et vient à la faveur de l’ombre et du silence.

C’est le Prince Thalmis, Seigneur, je l’aperçois ;

Il s’approche de nous. Où courez-vous ?

ASBA.

Suis-moi.

 

 

Scène VI

 

THALMIS, ARGAN, GARDES avec des flambeaux

 

THALMIS.

Que ma garde s’avance, et m’attende à la porte.

Vous, Argan, demeurez, attendez que je sorte,

Afin que, s’il le faut, par ceux que j’ai postés

Mes ordres dans le camp aussitôt soient portés.

Ondate n’est pas loin, je sais qu’on me l’amène ;

Je viens d’en recevoir la nouvelle certaine ;

Peut-être en le voyant son père se rendra ;

Qu’on le conduise ici d’abord qu’il paraîtra.

Ô Ciel ! guide mes pas : tu sais à quoi j’aspire ;

Il faut périr, Argan, ou délivrer Palmire ;

Tandis que mes soldats forcent l’autre côté,

On peut par cette cour entrer en sûreté.

 

 

Scène VII

 

ASBA, IDAL, PALMIRE, THALMIS, GARDES

 

ASBA.

Arrête ici, Thalmis, et retiens tes cohortes ;

On dit que tes soldats veulent forcer les portes ;

Mais avant qu’on ait pu percer jusqu’en ces lieux,

Regarde quel objet je présente à tes yeux,

Si tu veux la sauver, commande qu’on s’arrête ;

Ou je vais à tes pieds faire voler sa tête.

Commande, ou sur le champ...

THALMIS.

Ah ! Seigneur, arrêtez.

ASBA.

Ordonne, ou tu vas voir ces lieux ensanglantés ;

Profite du moment que ma bonté te laisse.

 

 

Scène VIII

 

ONDATE, GARDES, ASBA, PALMIRE, THALMIS, ARGAN, IDAL

 

THALMIS.

Ton fils me répondra des jours de la Princesse,

Il est en mon pouvoir.

ASBA.

Ciel ! qu’est-ce que je vois ?

THALMIS.

Sa vie est en mes mains, elle dépend de toi.

ARGAN.

Princes, que faites-vous, et quel sort est le vôtre ?

De vos cruels desseins revenez l’un et l’autre ;

Faites finir l’horreur qui règne en ce Palais ;

Prenez trois jours de trêve en attendant la paix ;

Que sans rien entreprendre au camp, ni dans la ville,

De l’une et l’autre part tout demeure tranquille.

ONDATE.

N’acceptez point la paix que l’on veut vous offrir,

Seigneur, gardez Palmire, et laissez-moi périr ;

Tout est perdu pour moi, si je perds ce que j’aime.

ASBA, à Ondate.

Non, je veux te sauver, mon fils, malgré toi-même.

À Thalmis.

Je consens à la trêve, et Palmire est à vous.

THALMIS, à Ondate.

Vous ne pouviez, Seigneur, me rendre un bien plus doux...

Argan fait signe aux Gardes de se retirer.

Prince, quelque plaisir que donne une victoire,

Ce n’est point sans regret, et vous m’en pouvez croire,

Que contre vous aux mains pour la première fois,

Je me suis vu forcé de défendre mes droits.

Sans doute la Fortune a servi mon audace ;

Autant qu’il est en moi je plains votre disgrâce.

D’un reproche secret mon cœur est combattu,

Seigneur, et contre moi soulève ma vertu.

Je ne puis oublier qu’au sortir de l’enfance,

De la guerre sous vous j’ai fait l’expérience ;

Je ne puis oublier que dans les champs de Mars,

Vous m’apprîtes à vaincre, à braver les hasards,

À marcher sur les pas des héros de ma race,

Enfin à mériter d’en occuper la place.

Je sais que vous avez étendu mes États,

Et que toute leur gloire est due à vos bras :

Prince trop généreux, reprenez, je vous prie,

Ce fer à qui je dois tout l’éclat de ma vie,

Par qui tant de pouvoir en mes mains fut remis ;

Et, s’il se peut encor, Seigneur, soyons amis.

ASBA, à Ondate et à Thalmis.

Que vos derniers malheurs, s’il se peut, nous unissent !

Qu’avec plaisir je vois que vos haines finissent !

Que Palmire aujourd’hui calme vos différends !

Au gré de vos souhaits, Seigneur, je vous la rends ;

Daignez me pardonner ce que, pour me défendre,

Un affreux désespoir me faisait entreprendre :

Je viens de commander, comme on l’a souhaité,

Que votre Ambassadeur soit mis en liberté :

Pour me parler peut-être avec trop de licence,

Il s’était attiré lui-même cette offense.

À Palmire.

Oubliez mes fureurs, Madame, et désormais

Scellez une union qui ne cesse jamais.

PALMIRE.

Je ne me souviens plus que l’on m’ait outragée ;

Par votre repentir je suis assez vengée ;

Mais si la paix, Seigneur, vous plaît autant qu’à nous,

Écoutez des conseils plus justes et plus doux,

Souffrez sans passion ce que les lois demandent ;

Voyez ce que de vous tous vos peuples attendent,

Et pour les contenter, faites un noble effort ;

C’est à l’équité seule à régler cet accord.

THALMIS.

Prince, ne craignez point que, fier de l’avantage

D’avoir entre mes mains un si précieux gage,

De ce que l’on vous doit osant la détourner,

Sur le choix d’un époux je veuille la gêner :

Oui, de quelque côté que penche sa tendresse,

Il faut que de son sort elle toit la maîtresse,

Qu’elle règle le nôtre, et l’honneur de son choix

Doit devenir pour nous la plus sainte des lois :

Mais aussi consentez (on le doit quand on aime)

Qu’elle puisse, à son gré, disposer d’elle-même,

Et sans vous prévaloir de ses engagements,

Près d’elle n’employez que vos empressements ;

Afin que sans éclat notre union s’achève,

Va faire publier, Argan, trois jours de trêve ;

Ensuite, pour régler ce que nous résoudrons,

Prince, quand vous voudrez, nous nous assemblerons.

 

 

Scène IX

 

ASBA, ONDATE

 

ONDATE.

Seigneur, puisque Thalmis, sans tirer avantage

Du succès du combat, et du fort qui m’outrage,

Laisse libres ma flamme et mes vœux les plus doux,

Et semble jusques-là de sa gloire jaloux ;

Vous le voyez du moins, c’est avec apparence

Que nous pouvons encore former quelque espérance,

Lui-même à cet égard vous l’avez entendu...

ASBA.

Crédule ! tu crois donc, que je me sois rendu ?

Apprends que je feignais, que je veux encore feindre,

L’engager plus avant, et lui paraître craindre,

Le laisser s’applaudir de ce qu’il le promet,

Et rendre grâce aux Dieux des droits qu’il me remet :

Car enfin, ne crois point (quoiqu’il vienne de dire)

Qu’il puisse se résoudre à te céder Palmire,

À ranger cet objet lui-même sous ta loi,

Encore moins le trône : il est Amant et Roi ;

Mais il faut que l’effet passe encore sa promesse,

Qu’il remette en tes mains le sceptre et la Princesse

À ces conditions s’il n’accepte la paix,

Tu peux m’en croire, Ondate, il ne l’aura jamais.

ONDATE.

Mais si nous refusons, Seigneur, la paix offerte,

Sommes-nous en état d’agir à force ouverte ?

Dans les assauts du siège, ou bien dans nos combats,

Thalmis a vu périr presque tous nos soldats,

Et l’on voit de leur sang la terre encor trempée :

Que lui peut-il rester à craindre ?

ASBA.

Mon épée.

Moi-même dans son sein je prétends la plonger.

ONDATE.

Dieux !

ASBA.

Quoique la vertu te fasse envisager,

Songe pour détourner l’état le plus funeste,

Que de tous les moyens c’est le seul qui nous reste :

As-tu quelque pitié d’un rivai odieux ?

Attends-tu de le voir triompher à tes yeux ?

Ou crois-tu que je tente un dessein inutile ?

Lui mort, tout fléchira, tout nous devient facile ;

Et tu verras les Dieux, sans penser si j’ai tort,

Prendre sans balancer le parti le plus fort.

Enfin, quand je devrais en être la victime,

Heureux ou malheureux, je prends sur moi le crime.

ONDATE,

Vous la victime, ô Ciel !

ASBA.

J’y suis tout préparé.

ONDATE.

Seigneur, rien n’est encor pour moi désespéré :

Attendons à demain, et si la Circassie,

Oubliant des travaux qui l’ont si bien servie,

Ose me refuser ce que l’on m’a promis,

J’entre dans vos projets, et malheur à Thalmis.

ASBA.

Tu le veux, attendons ; mais à ne te rien feindre,

Au parti que tu prends je vois beaucoup à craindre :

J’y consens à regret ; et sans plus différer,

Pour s’assembler demain, je vais tout préparer.

 

 

Scène X

 

ONDATE

 

Ô trop heureux Thalmis ! ta victoire est parfaite.

Je m’oppose à ta mort, qu’en secret je souhaite.

Un reste de vertu combat encor pour toi :

Mais je sens qu’à ta perte excité, malgré moi,

Si demain je n’obtiens enfin ce que j’espère,

Je vais m’abandonner aux fureurs de mon père.

 

 

Scène XI

 

IDAL, ONDATE

 

IDAL.

L’on vient de m’avertir, Seigneur, que cette nuit

Palmire du Palais se dérobe sans bruit ;

Thalmis craint en ces lieux de la voir exposée

Aux lenteurs de la paix que l’on a proposée.

ONDATE.

Ciel ! Qu’entends-je : est-ce ainsi qu’au mépris de sa foi

Le perfide Thalmis ose s’en prendre à moi ?

IDAL.

Sans scrupule un rival cherche son avantage,

Quoiqu’avec vous, Seigneur, sa parole l’engage.

ONDATE.

Opposons-nous, Idal, à cet enlèvement :

Mais il faut nous conduire avec ménagement.

Thalmis prétend sans bruit, comme on vient de te dire,

Cette nuit du Palais sortir avec Palmire :

Et moi sans bruit aussi, les observant de près,

Je veux faire garder les portes du Palais ;

En secret, sans éclat, veiller sur leur conduite,

Et ne rien négliger pour empêcher leur fuite :

Mais si, malgré mes soins, je ne puis l’éviter,

Et que dans leur dessein ils veuillent persister,

Alors m’abandonnant aux fureurs qu’on m’inspire,

J’immolerai Thalmis, et... peut-être Palmire !

De soldats affidés appuyant mes projets,

Toi fais garder surtout les portes du Palais :

Qu’elle ne puisse au moins, sans en être aperçue,

Pour sortir de ces lieux trouver aucune issue.

Va, pour combler mes vœux, préparer ce qu’il faut,

Et tu viendras ici me rejoindre au plutôt.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

PALMIRE, BARSINE

 

PALMIRE.

Oui, du cruel Asba, Barsine, on nous sépare,

Pour ne m’exposer plus aux fureurs d’un barbare ;

Et pour mieux éluder ce qu’il peut en ces lieux,

On cherche à dérober mon départ à tes yeux,

Craignant, si le cruel en avait connaissance,

Qu’il n’abusât encor d’une injuste puissance.

Bientôt nous allons voir mon sort plus éclairci ;

Thalmis doit me rejoindre, et je l’attends ici.

BARSINE.

Le Ciel, n’en doutez point, soutient votre entreprise ;

De ses voiles obscurs la nuit vous favorise :

Quand le Roi reviendra, sans crainte on peut sortir,

Et dans l’obscurité secrètement partir.

PALMIRE.

Mon cœur devrait se plaire à goûter par avance

D’un départ imprévu la flatteuse espérance.

Tout me rit, il et vrai : cependant, malgré moi,

Je ne suis point tranquille, et je ne sais pourquoi.

Au milieu du bonheur que le Ciel nous envoie,

Ce cœur, ce triste cœur se refuse à la joie,

Et quoiqu’Asba tantôt nous ait ici promis,

Je ne puis m’empêcher de trembler pour Thalmis.

Tu sais que dès l’instant qu’il nous aura conduites,

Il revient, et qui peut me répondre des suites ?

BARSINE.

Madame, Asba lui-même, au gré de vos souhaits,

Vient d’assurer Thalmis qu’il consent à la paix,

Et sans déguisement il vous l’a fait connaître.

PALMIRE.

Barsine, ah ! se peut-on reposer sur un traître ?

Élevé dans le crime, et de sang altéré,

Craint-il de violer le droit le plus sacré ?

Que sais-je ? En ce moment sa noire perfidie

Aux derniers attentats s’est peut être enhardie ;

Peut-être affecte-t-il d’amuser son vainqueur,

Pour trouver le moment de lui percer le cœur ;

Et sans doute c’est là ce qui l’oblige à feindre.

Je voulais que Thalmis, pour n’avoir rien à craindre,

De ces tristes déserts s’éloignant pour toujours,

Auprès de ce Tyran n’exposât plus ses jours :

Mais, malgré mes frayeurs, telle est sa destinée,

Il y doit revenir, sa parole est donnée.

BARSINE.

Asba n’est plus à craindre, et lui-même est réduit...

Mais, Madame, l’on vient ; rentrons, j’entends du bruit.

 

 

Scène II

 

ONDATE, PALMIRE, BARSINE

 

ONDATE.

Vous me fuyez, Madame : eh quoi ! mon infortune

Vous rend-elle en ces lieux ma présence importune ?

Le caprice du sort, qui pour moi se dément,

Est-il à votre fuite un juste fondement ?

PALMIRE.

Ce n’est point vous, Seigneur, que je fuis ; mais si j’ose

De mes justes frayeurs vous apprendre la cause,

Je croyais fuir d’Asba les regards dangereux,

Et je sais respecter d’illustres malheureux.

ONDATE.

Je parois devant vous vaincu ; mais j’ose croire

Qu’un seul jour de malheur n’a point terni ma gloire,

Et vous n’ignorez pas que, malgré cet affront,

Assez d’autres lauriers ceignent encor mon front.

PALMIRE.

Je sais, Prince, je sais l’éclat de votre vie,

Et que votre valeur sauva la Circassie ;

Elle vous doit sa gloire, on ne peut l’oublier ;

Et ma bouche cent fois a su le publier.

Par vos travaux, Seigneur, on va jusqu’à l’Euphrate...

ONDATE.

Madame, est-ce de vous tout ce qu’attend Ondate ?

Vous le savez assez, mon espoir le plus doux

N’était que de me rendre un jour digne de vous :

Le Ciel avait enfin rempli mon espérance,

Vos injustes États m’opposent ma naissance :

Vos peuples contre Asba soulevés aujourd’hui,

Me reprochent le sang que j’ai reçu de lui.

Ah ! n’ont-ils pas cent fois vu sortir de mes veines

Ce sang infortuné, triste objet de leurs haines ?

Et combattant pour eux, n’ont-ils pas aperçu

Que j’en ai plus versé, que je n’en ai reçu ?

PALMIRE.

Seigneur, ce sang alarme encor la Circassie ;

Vous savez qu’à ses lois je suis assujettie ;

Que je ne puis trahir ma naissance et mon rang,

Et que je dois, comme elle, aussi craindre ce sang.

ONDATE.

Et toutefois ce sang, j’oserai vous le dire,

Peut un jour élever mes destins à l’Empire,

Et par lui je puis voir, en rentrant dans mes droits,

La vaste Tartarie obéir à mes lois.

Mais que me sont sans vous tous les trônes du monde ?...

PALMIRE.

Que voulez-vous, Seigneur, que mon cœur vous réponde ?

Vous savez que je suis esclave de mon sort.

Vous savez...

ONDATE.

Oui, je sais que vous voulez ma mort ;

Je sais trop contre moi ce qu’on ose entreprendre,

Et que c’est à Thalmis à qui je dois m’en prendre ;

Mais quoique son orgueil lui fasse concevoir,

Il doit du moins, il doit craindre mon désespoir :

Votre père, l’amour, le Ciel, tout m’autorise

À me faire garder la foi qu’on m’a promise.

Quel intérêt plus fort doit régler mon destin ?

La vertu trop poussée est faiblesse à la fin ;

Et puisque de rigueurs vous payez ma constance...

PALMIRE.

Asba paraît, je dois éviter sa présence ;

Demain vous parlerez de paix avec Thalmis ;

Il vous tiendra, Seigneur, tout ce qu’il a promis.

 

 

Scène III

 

ASBA, OSMAR, ONDATE

 

ASBA, bas à Osmar.

Osmar à mon dessein tu sais comme il s’oppose,

Feignons et cachons-lui ce que je me propose,

Haut à Ondate.

Sur ce qu’elle t’a dit, Ondate, en te quittant,

Et d’elle et de Thalmis, tu dois être content ;

Il vient de consentir que demain on s’assemble,

De tes prétentions nous parlerons ensemble ;

Vois son Ambassadeur, et tâche à le porter

Sur des prétextes vains à ne plus contester,

Pour garantir Azac cette nuit de désordres.

Osmar se rend ici, pour recevoir mes ordres.

Va, laisse-nous, et songe à ne pas oublier

Que des Circassiens tu dois te défier ;

Hier sur ton hymen tu sais ce qu’ils nous dirent,

Et même sur tes jours on prétend qu’ils conspirent.

Pour rompre le dessin qui peut être arrêté,

Dans ton appartement demeure en sûreté...

Je le veux.

ONDATE.

J’obéis.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

ASBA, OSMAR

 

ASBA.

Thalmis va donc se rendre,

Dans ce passage obscur où je le veux attendre.

Il mourra de ma main : le dessein en est pris ;

Cependant j’ai voulu le cacher à mon fils.

Je te l’ai déjà dit, sa vertu trop austère,

Hésite à consentir au coup que je vais faire,

Et tout prêt à frapper m’arrêterait le bras :

Mais as-tu fait sans bruit assembler mes soldats,

Mes Gardes et tous ceux, qui prompts à me défendre,

Au signal convenu, doivent ici se rendre ?

OSMAR.

Oui, Seigneur ; mais si j’ose encor vous en parler,

S’il faut ouvrir mon cœur, je ne puis sans trembler

Voir l’affreux attentat que vous allez commettre ;

D’ailleurs, de ce dessein que peut-on se promettre ?

D’un monde d’ennemis ces murs sont entourés ;

Contemplez les périls, Seigneur, où vous courez :

Évitez les malheurs qu’attire la vengeance :

Peut-être votre sang lavera cette offense ;

Songez que vous allez, par ce meurtre odieux,

Allumer contre vous la colère des Dieux ;

Ils vengent tôt ou tard...

ASBA.

Que veux-tu que je fasse ?

Ces Dieux m’ont envoyé disgrâce sur disgrâce ;

Et s’attachant sans cesse à me persécuter,

Ils semblent aux forfaits eux-mêmes m’exciter.

Dès mes plus jeunes ans, leur injuste colère

Me chasse indignement de la Cour de mon père ;

Un fils m’en consolait, et ce fils m’est ravi,

On me le rend ; ces Dieux aussitôt l’ont trahi :

Il est prêt à régner, époux d’une Princesse ;

Un rival lui ravit le Trône et sa Maîtresse ;

Et sitôt que de moi l’on apprend qu’il est né,

De ses plus chers amis il est abandonné,

Ainsi, sans t’alarmer pour ce qui me regarde,

Ni, sans être surpris de ce que je hasarde,

Du dessein que j’ai pris cesse d’être étonné,

Et fuis exactement l’ordre que j’ai donné.

Le moment est venu, qu’il faut que j’accomplisse

Le projet que tu sais, ou bien que je périsse :

Un secret mouvement voudrait m’en détourner ;

Mais quel affront, Osmar, de vivre sans régner !

 

 

Scène V

 

IDAL, OSMAR

 

IDAL.

La Garde est disposée, et si je ne me flatte,

J’aurai bientôt ici des nouvelles d’Ondate ;

Mais... j’entrevois quelqu’un... Serait-ce vous, Osmar ?

OSMAR.

Oui, c’est moi.

IDAL.

Dans ces lieux qui vous conduit si tard ?

OSMAR.

J’attends Asba... pourquoi vous-même vous y rendre ?

IDAL.

C’est par son ordre ; mais quel bruit viens-je d’entendre ?

 

 

Scène VI

 

ASBA, IDAL, OSMAR

 

ASBA.

Osmar.

OSMAR.

Seigneur.

ASBA.

Sortons ; c’en est fait : mais, dis-moi,

Quelqu’un te parle ici, quelqu’un est avec toi.

OSMAR.

Oui, Seigneur, c’est Idal.

ASBA.

Idal, Thalmis expire ;

Il est mort ; à mon fils va promptement le dire ;

Et que sur toutes choses il ne diffère pas

À briguer la faveur des Chefs et des Soldats.

IDAL.

J’y cours, Seigneur...

 

 

Scène VII

 

ASBA, OSMAR

 

ASBA.

Osmar, suis-je maître des portes ?

OSMAR.

Oui, Seigneur, au Palais j’ai conduit trois Cohortes ;

Vos Gardes, vos Soldats par mes soins redoublés,

Résolus de périr sont ici rassemblés ;

C’est là tout le secours que vous pouviez attendre ;

Ainsi dans ce Palais nous pourrons nous défendre ;

D’ailleurs, Ondate instruit de la mort de Thalmis,

Viendra bientôt à nous suivi de ses amis.

ASBA.

Demeurons donc, Osmar, et ne courons aux armes,

Que quand nous entendrons les premières alarmes,

Et pour lors je dirai, que regrettant son sort,

J’assemble mes soldats pour venger cette mort :

À la force tu sais qu’il faut joindre l’adresse :

Cependant il te faut avouer ma faiblesse ;

Moi, qui depuis trente ans dans ces déserts affreux

Fais couler sans pitié le sang des malheureux ;

Moi, qui par mon destin endurci dans les crimes,

Ai d’un bras assuré frappé tant de victimes ;

Aujourd’hui quand Thalmis s’est approché de moi,

J’ai frémi, tout mon sang s’est retiré d’effroi :

Mais bannissant d’abord ma ridicule crainte,

Il a d’un premier coup si bien reçu l’atteinte,

Que sans y revenir par un second effort,

J’ai senti qu’à mes pieds il était tombé mort.

La nouvelle, fans doute, en sera bientôt sue ;

Car ceux qui l’attendaient après notre entrevue,

Dans le temps que je suis sorti de ce côté,

Sont entrés sur ses pas, et l’auront emporté...

 

 

Scène VIII

 

PALMIRE, BARSINE, ASBA, OSMAR, GARDES

 

PALMIRE,

Qu’ai-je entendu, Seigneur : Partout Idal publie

Qu’on vient d’assassiner le Roi de Circassie !

Moi-même dans ces lieux où je viens de passer,

J’ai vu les flots du sang que l’on vient de verser ;

Autour de ce Palais, j’entends des cris funèbres,

Qui mêlant leurs horreurs à l’horreur des ténèbres,

Laissent mon âme en proie au plus barbare sort.

Vous vous taisez, Seigneur : ô Ciel : Thalmis est mort.

ASBA.

Madame, il n’est plus temps d’en faire un vain mystère,

ÀA regret je le dis, mais je ne puis le taire

Oui, Thalmis ne vit plus, dans ces sombres détours,

Quelque ennemi secret vient de trancher ses jours.

PALMIRE.

Quelque ennemi secret ?

ASBA.

On l’assure de même

PALMIRE.

Hélas ! il n’eut jamais d’ennemi que toi-même.

ASBA.

Moi, d’un semblable coup je serais soupçonné !

PALMIRE.

Oui, monstre, s’il est mort, tu l’as assassiné.

ASBA.

Madame, jusques-là me croiriez-vous perfide ?

PALMIRE.

Oui, barbare, c’est toi, qui de son sang avide :

Et ne pouvant souffrir que mon cœur aujourd’hui,

Au mépris de ton fils, se déclarât pour lui,

Sur ce jeune héros viens d’assouvir ta rage :

Mais ne te flatte pas d’en tirer avantage :

Quoique d’un sang si cher ton cœur se soit promis,

Cruel, tout mort qu’il est, j’adore encore Thalmis.

Gardes, qu’on cherche Argan ; qu’il fasse entrer l’armée ;

Qu’à venger cette mort justement animée,

Elle n’écoute plus de trêve ni de paix :

Qu’elle vienne réduire en cendres ce Palais :

Je commande à présent, allez, qu’on m’obéisse

Mais, que dis-je : Tyran, s’il faut un sacrifice,

S’il faut donner du sang aux mânes de Thalmis ;

Ne crains pas pour le tien, mais tremble pour ton fils.

 

 

Scène IX

 

THALMIS, PALMIRE, BARSINE, ASBA, OSMAR, GARDES

 

ASBA.

Ciel ! que vois-je ! Et comment peut-il ici se rendre ?

THALMIS.

Ah ! Madame, est-ce vous ? Quels cris viens-je d’entendre !

Quel trouble vous agite, et d’où vient cet effroi ?

Vous pleurez.

PALMIRE.

Ah ! Thalmis, est-ce vous que je vois ?

Vous, qu’Asba m’assurait avoir perdu la vie.

Votre mort de la mienne aurait été suivie ;

Mais plein d’un noir projet, fur tout autre que vous

Le destin a voulu qu’il ait porté ses coups.

 

 

Scène X

 

IDAL, THALMIS, ASBA, PALMIRE, BARSINE, OSMAR, GARDES

 

IDAL.

Ah Seigneur ! quel spectacle ! ô perte irréparable !

Ô nuit pleine d’horreur ! ô père misérable !

ASBA.

Ah ! de ce que j’entends, ciel ! que dois-je penser ?

Parle, retiens tes pleurs, que viens-tu m’annoncer ?

Tu vois que sur ce Prince un avis infidèle,

M’a donné de sa mort une fausse nouvelle :

L’as-tu dit à mon fils ? la sait-il ?

IDAL.

Eh comment ?

Peut-être expire-t-il, Seigneur, en ce moment.

ASBA.

Ô Ciel ? mon fils expire !

IDAL.

Armez-vous de constance :

Vous ne pourrez, Seigneur, soutenir sa présence.

Il va bientôt ici paraître devant vous,

Porté par des soldats, et tout percé de coups.

ASBA.

Est-il mort ?

IDAL.

Non, Seigneur, mais à peine il respire.

ASBA.

Qui sont ses assassins ?

IDAL.

Il n’a pu nous le dire.

Mais ce crime pourrait avoir été commis

Par les Circassiens les mortels ennemis.

 

 

Scène XI

 

ONDATE, ASBA, THALMIS, PALMIRE, OSMAR, BARSINE, IDAL, GARDES

 

ONDATE.

Ah Seigneur !

ASBA.

Ah mon fils ! te pourrai-je survivre !

Quand je t’aurai vengé, je suis prêt à te suivre :

Mais sur qui te venger, parle ? de quelle main

Vient de partir hélas ! ce coup trop inhumain ?

ONDATE.

Je l’ignore, Seigneur : dans cet état funeste

Laissez-moi profiter... du moment qui me reste ;

Puisqu’encor le Ciel offre à mes regards mourants

Ce que j’ai de plus cher aux lieux où je me rends ;

J’ai joui peu de jours, Seigneur, je le confesse,

Et de votre présence, et de votre tendresse,

Je n’ai qu’un seul regret ; vous êtes outragé

Par un frère, et je meurs sans vous avoir vengé.

Ah ! divine Princesse, hélas ! ce cœur encore

Mourant... percé de coups, soupire, vous adore :

Je devais être heureux ! mais je meurs... et je vois

Que la mort qui s’approche est un bonheur pour moi :

Tant que j’aurais vécu, j’aurais troublé le vôtre :

Je ne vous verrai point entre les bras d’un autre.

Je voulais m’opposer à votre enlèvement,

Et me tenant caché dans votre appartement,

J’attendais... mon malheur, dans ce sombre passage,

M’a sous un fer cruel.

ASBA.

N’en dis pas davantage...

Mon fils, ne cherche point ailleurs ton assassin,

J’ai moi-même enfoncé ce poignard dans ton sein ;

J’en voulais à ce Prince, à présent je l’avoue :

Ainsi de nos projets la Fortune se joue.

Les Dieux ne pourraient voir ce parricide affreux ;

Ma détestable main l’a fait, en dépit d’eux,

Contre un crime pareil, Ciel, soutiens ta justice :

Prends garde, en l’épargnant, de t’en rendre complice ;

Et pour venger mon fils, dans cet effort nouveau,

Rends-moi comme le sien moi-même mon bourreau,

Il se tue.

OSMAR.

Seigneur.

ASBA.

Puisqu’à mon fils la lumière est ravie,

Hâte plutôt ma mort, c’est toute mon envie.

OSMAR.

Ils expirent.

THALMIS.

Sauvons ce spectacle à nos yeux,

Venez, Madame, allons, abandonnons ces lieux.

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