Arlequin sauvage (Louis-François DELISLE DE LA DREVETIÈRE)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 17 juin 1721.

 

Personnages

 

LÉLIO, amant de Flaminia

MARIO, autre amant de Flaminia

PANTALON, père de Flaminia

FLAMINIA, amante de Lélio

VIOLETTE, suivante de Flaminia

ARLEQUIN, sauvage

SCAPIN, valet de Lélio

UN MARCHAND

UN PASSANT

L’HYMEN

L’AMOUR

TROUPE D’AMOURS

TROUPE DE PLAISIRS

TROUPE D’ARCHERS

 

La Scène est à Marseille.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

LÉLIO, SCAPIN

 

LÉLIO.

As-tu tout préparé pour mon départ ?

SCAPIN.

La Felouque est arrêtée, et vous pourrez partir demain à l’heure que vous voudrez.

LÉLIO.

Je prétends que le jour ne me retrouve pas dans Marseille : tous les moments que je passe loin de Flaminia, me semblent des siècles ; et je me livrerais avec plaisir à la fureur des tempêtes, si elles me poussaient vers cette belle avec plus de rapidité.

SCAPIN.

Laissons là les tempêtes, c’est une voiture trop incommode ; l’expérience que nous en avons faite dans notre naufrage, ne doit nous laisser aucune tentation pour leurs secours. Consultez un peu votre sauvage sur cela.

LÉLIO.

Il est vrai que sa frayeur était grande ; et si j’avais pu rire dans le péril où nous étions, je me serais diverti de sa colère, et des injures qu’il me disait à cause du danger où je l’avais exposé.

SCAPIN.

Il fut pourtant le moins embarrassé ; dès que le vaisseau fut échoué, il n’attendit pas la chaloupe pour se sauver, mais ; il se jeta à la nage, et fut le premier hors de danger sans s’embarrasser de ceux qu’il y laissait.

LÉLIO.

À propos d’Arlequin, où l’as-tu laissé ?

SCAPIN.

Il est dans l’admiration de tout ce qu’il voit, et vous ririez de son étonnement.

LÉLIO.

Je l’imagine assez ; c’est pour m’en ménager le plaisir, que j’ai défendu de l’instruire de nos coutumes. La vivacité de son esprit qui brillait dans l’ingénuité de ses réponses, me firent naître le dessein de le mener en Europe avec son ignorance : je veux voir en lui la nature toute simple opposé parmi nous aux Lois, aux Arts et aux Sciences ; le contraste sans doute sera singulier.

SCAPIN.

Des plus singuliers.

LÉLIO.

Va tout préparer pour demain ; je vais chercher dans cette campagne un homme avec qui j’ai quelques affaires.

 

 

Scène II

 

MARIO, LÉLIO

 

MARIO.

Je commence à croire sérieusement que les mariages sont écrits dans le Ciel, et qu’ils s’accomplissent sur la terre. À peine Flaminia est dans cette Ville, que je l’aime. Je parle, et son père me l’accorde : voilà mener les choses du bon-pied. Mais que vois-je ! N’est-ce pas Lélio ? Oui, c’est lui-même. Seigneur Lélio ?

LÉLIO.

Ah ! mon cher ami, est-ce vous ?

MARIO.

Je suis charmé de vous voir ; personne n’a pris plus de part à votre malheur que moi. Pardonnez à mon empressement ; votre naufrage a-t-il été aussi funeste à votre fortune que l’on me l’a écrit d’Espagne ?

LÉLIO.

J’y devais tout perdre ; mais heureusement j’ai retrouvé ce que j’avais de plus précieux, et ce que j’y ai perdu n’est pas considérable.

MARIO.

Voilà la nouvelle du monde qui pourrait le plus me flatter, et je vous en félicite de tout mon cœur. Mais par quelle aventure êtes-vous dans cette Ville ?

LÉLIO.

Par l’impatience de voir un objet aimable qui m’appelle en Italie. Je l’aimais avant mon voyage, le père me l’avait accordée, et nous étions sur le point d’être heureux, lorsque je me vis obligé d’aller aux indes, pour y recueillir une riche succession. Comme je trouvai les choses en règle, j’y eus bientôt fini mes affaires : je partis : j’ai fait naufrage sur la côte d Espagne. Après en avoir ramassé les débris, et donné ordre à quelques affaires, je me suis embarqué sur un vaisseau de cette Ville, pour passer d’ici en Italie.

MARIO.

Je suis charmé de tout ce que vous me dites. Pour vous rendre confidence pour confidence, je vous dirai que je suis amoureux aussi, et que je vais me marier.

LÉLIO.

Comme je suis persuadé que vous faites un choix digne de vous, je vous en félicite de tout mon cœur.

MARIO.

La personne est aimable, riche et d’un bon caractère.

LÉLIO.

C’est tout ce que l’on peut souhaiter. Est-elle de cette Ville ?

MARIO.

Non, elle est Italienne ; c’est la fille d’un de mes amis. Des affaires importantes l’ont appelé ici, où il est depuis quinze jours avec cette aimable personne. Comme il est logé chez moi, j’ai eu occasion de la voir souvent : elle m’a plu, je l’ai dit au père, il me l’accorde ; voilà un deux mots toute mon histoire.

LÉLIO.

Je souhaite que la possession de cette charmante personne, et le temps que vous aurez de vous mieux connaître, ne fasse qu’augmenter vos feux.

MARIO.

J’espère d’être heureux avec elle. Mais tous me ferez bien l’honneur d’assister à ma noce.

LÉLIO.

Je m’y convierais de moi-même, si je pouvais. Vous aimez, et vous connaissez l’inquiétude des Amants, lorsqu’ils sont éloignés de ce qu’ils aiment ; ainsi je n’ai besoin que de mon amour pour me justifier auprès de vous : j’ai quelques affaires dans cette Ville, auxquelles il faut que je donne ordre, et je pars demain. Adieu, je suis obligé de vous quitter ; j’aurai l’honneur de vous embrasser chez vous avant que de partir.

MARIO.

Je suis fâché de ne pouvoir pas vous arrêter, mais il faut vous laisser libre. Adieu.

 

 

Scène III

 

LÉLIO, ARLEQUIN

 

LÉLIO.

Allons. Mais voilà Arlequin.

ARLEQUIN.

Les sottes gens que ceux de ce Pays ! les uns ont de beaux habits qui les rendent fiers ; ils lèvent la tête comme des Autruches, on les traîne dans des cages, on leur donne à boire et à manger, on les met au lit, on les en retire ; enfin on dirait qu’ils n’ont ni bras ni jambes pour s’en servir.

LÉLIO.

Le voilà dans les réflexions, il faut que je m’amuse un moment de ses idées. Bonjour, Arlequin,

ARLEQUIN.

Ah ! te voilà : Bonjour, mon ami.

LÉLIO.

À quoi penses-tu donc ?

ARLEQUIN.

Je pense que voici un mauvais pays, et si tu m’en crois, nous le quitterons bien vite.

LÉLIO.

Pourquoi ?

ARLEQUIN.

Parce que j’y vois des Sauvages insolents qui commandent aux autres, et s’en font servir ; et que les autres, qui sont en plus grand nombre, sont des lâches, qui ont peur, et font le métier des bêtes : je ne veux point vivre avec de telles gens.

LÉLIO.

Tu loueras un jour ce que ton ignorance te fait condamner aujourd’hui.

ARLEQUIN.

Je ne sais : mais vous me paraissez de sots animaux.

LÉLIO.

Tu nous fais beaucoup d’honneur. Écoute : tu n’es plus parmi des Sauvages, qui ne suivent que la nature brute et grossière, mais parmi des Nations civilisées.

ARLEQUIN.

Qu’est-ce que cela, des Nations civilisées ?

LÉLIO.

Ce sont des hommes qui vivent sous des Lois.

ARLEQUIN.

Sous des Lois ! Et quels Sauvages sont ces gens-là ?

LÉLIO.

Ce ne sont point des Sauvages, mais un ordre puisé dans la raison, pour nous retenir dans nos devoirs, et rendre les hommes sages et honnêtes gens.

ARLEQUIN.

Vous naissez donc fous et coquins dans ce pays ?

LÉLIO.

Pourquoi le penses-tu ?

ARLEQUIN.

Il n’est pas bien difficile de le deviner. Si vous avez besoin de Lois pour être sages et honnêtes gens, vous êtes fous et coquins naturellement : cela est clair.

LÉLIO.

Bon : nous naissons avec nos défauts comme tous les hommes ; la raison seule soutenue d’une bonne éducation peut les réformer.

ARLEQUIN.

Vous avez donc de la raison ?

LÉLIO.

Belle demande ! sans doute.

ARLEQUIN.

Et comment est faite votre raison ?

LÉLIO.

Que veux-tu dire ?

ARLEQUIN.

Je veux savoir ce que c’est que votre raison.

LÉLIO.

C’est une lumière naturelle qui nous fait connaître le bien et le mal, et qui nous apprend à faire le bien et à fuir le mal.

ARLEQUIN.

Eh mort-non de ma vie, votre raison est faite comme la nôtre !

LÉLIO.

Apparemment, il n’y en a pas deux dans le monde.

ARLEQUIN.

Mais puisque vous avez de la raison, pourquoi avez-vous besoin de Lois ; car si la raison apprend à faire le bien et à fuir le mal, cela suffit, il n’en saut pas davantage.

LÉLIO.

Tu n’en sais pas assez pour comprendre l’utilité des Lois : elles nous apprennent à faire un bon usage de la vie pour nous et pour nos frères ; l’éducation que l’on nous donne, nous rend plus aimables à leur égard. Si nous leur offrons quelque chose, nous l’accompagnons de compliments et de politesses qui donnent un nouveau prix à la chose.

ARLEQUIN.

Cela est drôle. Fais moi un peu un compliment, afin que je sache ce que c’est.

LÉLIO.

Supposons que je te veux donner à dîner.

ARLEQUIN.

Fort bien.

LÉLIO.

Au lieu de te dire grossièrement : Arlequin, viens dîner avec moi ; je te salue poliment, et je te dis : mon cher Arlequin, je vous prie très humblement de me faire l’honneur de venir dîner avec moi.

ARLEQUIN.

Mon cher Arlequin, je vous prie très humblement de me faire l’honneur de venir dîner avec moi. Ah, ah, ah ! la drôle de chose qu’un compliment !

LÉLIO.

Vous ne serez pas traité aussi bien que vous le méritez.

ARLEQUIN.

Cela ne vaut rien : ôte-le de ton compliment.

LÉLIO.

Je voudrais bien vous faire meilleure chère.

ARLEQUIN.

Eh bien, fais-la moi meilleure, et laisse tout ce discours inutile.

LÉLIO.

Ce que je te dis n’empêche pas que je ne te fasse bonne chère ; ce n’est que pour te faire comprendre que je t’aime tant, et que mon estime pour toi est si forte, que je ne trouve rien d’assez bon pour toi.

ARLEQUIN.

Tu me crois donc bien friand ? Allons, je te passe le compliment, puisqu’il n’empêche point que tu ne me fasse bonne chère, quoiqu’à te parler franchement, j’aurais bien autant aimé que tu m’eusse dit sans façon, que tu me vas bien traiter.

LÉLIO.

C’est-là le moindre avantage que l’éducation produit chez les hommes.

ARLEQUIN.

À te dire la vérité, je trouve cet avantage bien petit.

LÉLIO.

Elle nous rend humains et charitables.

ARLEQUIN.

Bon cela.

LÉLIO.

Elle nous fait entrer dans les peines d’autrui.

ARLEQUIN.

Bon cela.

LÉLIO.

Elle nous engage à prévenir leurs besoins.

ARLEQUIN.

Cela est excellent.

LÉLIO.

À protéger l’innocence, à punir les vides. C’est par elle que dans ce pays on trouve à sa porte tout ce que l’on a besoin, sans se donner la peine de l’aller chercher : on n’a qu’à parler, et sur le champ on voit cent personnes qui courent pour prévenir vos besoins.

ARLEQUIN.

Quoi ! l’on vous apporte ici tout ce que vous demandez pour vous épargner la peine de l’aller chercher vous-même.

LÉLIO.

Sans doute.

ARLEQUIN.

Je ne m’étonne donc plus si tu fais si bonne chère, et je commence à voir que dans le fond vous ne valez rien, mais que les Lois vous rendent meilleurs et plus heureux que nous ; puisque cela est ainsi, je te suis bien obligé de m’avoir mené dans ton pays ; pardonne à mon ignorance : tu vois bien qu’à voir tout ce que vous faites, je ne pouvais pas m’imaginer que vous suiviez si honnêtes gens.

LÉLIO.

Je le sais. Retourne au logis : je te dirai le reste une autre fois.

ARLEQUIN.

Ce pays-ci est original : qui diable aurait jamais deviné qu’il y eut des hommes dans le monde qui eussent besoin de Lois pour devenir bons ?

 

 

Scène IV

 

PANTALON, FLAMINIA, VIOLETTE, ARLEQUIN

 

PANTALON.

Que dites-vous de ce pays-ci, ma fille ?

FLAMINIA.

Qu’il est charmant, mon père !

PANTALON.

Aimeriez-vous à y rester ?

FLAMINIA.

Beaucoup, mon père.

PANTALON.

Eh bien, vous y resterez : notre hôte, le Seigneur Mario vous aime, il vous demande en mariage, et je vous ai promise.

FLAMINIA.

Ciel que m’apprenez-vous ? Et Lélio ?

PANTALON.

Il le faut oublier, il a perdu son bien par un naufrage, et son état ne vous permet plus de penser à lui, ni lui à vous.

FLAMINIA.

Et qu’importe de son état, s’il m’aime toujours, et s’il est toujours aimable ? il peut avoir perdu son bien, mais son mérite lui reste.

PANTALON.

C’est perdre son mérite que de perdre son bien.

FLAMINIA.

Oui, pour une autre âme que pour la mienne. Si ses malheurs sont vrais, ils me donneront le plaisir de le retirer des mains de la mauvaise fortune, pour lui rendre par celles de l’amour ce que la tempête lui a ravi.

PANTALON.

Consultez moins votre cœur que votre raison ; ce n’est que d’elle dont vous avez besoin aujourd’hui.

FLAMINIA.

Mon cœur et ma raison sont d’accord.

Arlequin pendant cette scène se promène sur le théâtre, et va donner dans le nez de Pantalon.

ARLEQUIN.

Oh ! le plaisant animal ! je n’en ai jamais vu comme celui-là. Ah, ah, ah, la ridicule figure !

PANTALON.

Qui est cet impertinent ?

ARLEQUIN, à Flaminia.

Dis-moi, comment appelles-tu cette bête-là ?

FLAMINIA.

Vous êtes un insolent. C’est un homme respectable, qui vous sera rouer de coups, si vous n’y prenez garde.

ARLEQUIN.

Lui, un homme ? ah, ah, ah, la drôle de figure ! Dis-moi, Barbette, de quel le diable d’espèce es-tu donc ? car je n’ai jamais vu d’hommes, ni de bêtes faits comme toi.

PANTALON.

Maraud, si tu ne te retire, tu pourras bien avec ta Barbette t’attirer une volée de coups de bâtons.

ARLEQUIN.

Quels diables de gens sont donc ceux-ci ? ils se fâchent de tout. 

Haut.

Je t’appelle Barbette, parce que tu as une barbe longue, longue.

VIOLETTE.

Ne lui faites point de mal, Monsieur, ne voyez-vous pas que c’est un pauvre innocent ?

ARLEQUIN.

Elle est bonne, celle-là ; elle sait apparemment mieux les Lois que les autres.

FLAMINIA.

Le pauvre homme a l’esprit troublé.

ARLEQUIN.

Vous en avez menti ; je suis un homme sage, un ignorant. À la vérité, un âne, une bête, un sauvage qui ne connaît point de Lois ; mais d’ailleurs un très galant homme, plein d’esprit et de mérite.

FLAMINIA.

Je le crois, mon ami. Cet homme-là me fait peur.

PANTALON.

Un homo savio, de spirito, un ignorante, un asino, una bestia, sua pur nomo de grand merito. ah, ah, ah !

FLAMINIA.

Il y a quelque chose de singulier en lui. Écoute, mon ami, de quel pays es-tu ?

ARLEQUIN.

Moi, je suis d’un grand bois où il ne croît que des ignorants comme moi, qui ne savent pas un mot de Lois, mais qui sont bons naturellement. Ah, ah ! nous n’avons pas besoin de leçons nous autres, pour connaître nos devoirs, nous sommes si innocents, que la raison seule nous suffit.

FLAMINIA.

Si cela est, vous en savez beaucoup. Mais comment êtes-vous venu ici ?

ARLEQUIN.

Je suis venu dans un grand canot long, long... pouf, il était long comme le diable ; nous y étions moi et puis le Capitaine, et puis trois autres nations que l’on appelle les Matelots, les Soldats et les Officiers.

FLAMINIA.

Sa simplicité est extrême, c’est un Sauvage, comme il le dit, qui ne sait rien encore de nos mœurs.

ARLEQUIN.

Oh pour cela pas un mot : tout ce que je sais, c’est que vous naissez fous et coquins, mais que les Lois vous rendent sages et honnêtes gens. C’est le Capitaine qui me l’a appris ; il les sait bien lui les Lois. Les sais-tu bien aussi toi ?

FLAMINIA.

Sans doute.

ARLEQUIN.

Tu es donc de ces honnêtes filles qui offrent aux passants ce qui leur fait plaisir ?

FLAMINIA.

Tu me fais bien de l’honneur.

ARLEQUIN.

Je crois que cette grâce-là les sais mieux que toi ?

FLAMINIA.

Pourquoi ?

ARLEQUIN.

Parce qu’elle est bonne, et qu’elle n’a pas voulu que tu me fis du mal. Dis-moi, je la trouve jolie ; crois-tu qu’elle m’aime ?

FLAMINIA.

Elle vous aimera, si elle vous trouve aimable : essayez.

À part.

Il faut que je me divertisse aux dépens de Violette.

ARLEQUIN.

Elle est appétissante. Je vous trouve bien aimable, et je n’ai jamais vu de fille qui m’ait plu davantage, en vérité.

VIOLETTE.

Vous êtes bien obligeant, Monsieur.

ARLEQUIN.

Je ne suis point Monsieur, je m’appelle Arlequin.

VIOLETTE.

Arlequin, que ce nom est joli !

ARLEQUIN.

Oui. Et le vôtre est-il aussi joli que nous. Dites-le moi, je vous en prie.

VIOLETTE.

Je me nomme Violette.

ARLEQUIN.

Violette ! le charmant petit nom ! il vous convient bien ; vous êtes si fleurie, que vous devez être de la race des fleurs.

FLAMINIA.

Comment ! cela est dit avec esprit.

PANTALON.

J’ai entendu dire que les Sauvages parlaient toujours par métaphore.

FLAMINIA.

Il est fort joli.

ARLEQUIN, à Violette.

Vous entendez bien, cette fille me trouve joli : me trouvez-vous joli, vous ?

VIOLETTE.

Très joli..

ARLEQUIN.

Vous m’aimez donc ? car on doit aimer ce que l’on trouve joli.

VIOLETTE.

On n’aime pas si facilement dans ce pays : il faut bien d’autres choses.

ARLEQUIN.

Eh que faut il de plus ? Vous verrez : que c’est encore là un tour des Lois que je n’entends pas ; foin de mon ignorance. Écoutez, je ne sais qu’aimer ; s’il faut quelque autre chose pour se rendre aimable, apprenez-le-moi, et je le ferai.

VIOLETTE.

Il faut dire de jolies choses, faire des caresses tendres.

ARLEQUIN.

Pour des caresses, je sais ce que c’est, et je vous en ferai tant que vous voudrez ; quant aux jolies choses, je ne les sais pas en vérité ; mais commençons toujours par les caresser, en attendant que j’aie appris le reste.

VIOLETTE.

Non pas cela ; il faut au contraire commencer par les jolies choses, afin de gagner le cœur de sa maîtresse, et d’obtenir d’elle la permission de lui faire des caresses.

ARLEQUIN.

Mais comment diable voulez-vous que je vous les dise, ces jolies choses, je ne les sais pas : apprenez-les moi, et je vous les dirai.

VIOLETTE.

Ce n’est point à moi à vous les apprendre.

ARLEQUIN.

Eh comment serai-je donc ?

FLAMINIA.

Le voilà bien embarrassé ! Écoute : dire de jolies choses, c’est louer la beauté de sa Maîtresse, la comparant avec esprit à ce qu’on voit de plus beau ; lui vanter ses feux et la sincérité de l’amour que l’on sent pour elle.

ARLEQUIN.

Eh ventre de moi ! nous en disons donc de jolies choses, lorsque nous sommes dans nos bois ? Peste de ma bêtise. Écoutez seulement, je vais vous dire les plus jolies choses du monde : écoutez, écoutez bien.

VIOLETTE.

J’écoute.

ARLEQUIN.

Vous êtes plus belle que le plus beau jour ; vos yeux sont comme le Soleil et la Lune lorsqu’ils se lèvent, votre nez est comme une montagne éclairée de leurs rayons, et votre visage une plaine charmante, où l’on voit naître des pleurs de tous les côtés. Eh bien, cela n’est-il pas joli ?

VIOLETTE.

Pas trop : je serais horrible, si j’étais faite comme vous dites-là. Deux grands yeux comme le Soleil et la Lune, un nez comme une montagne ! si je ferais peur !

ARLEQUIN.

Vous ne trouvez donc pas cela beau ?

VIOLETTE.

Non.

ARLEQUIN.

Je ne sais qu’y faire ; je n’en sais pas davantage. Tenez, cela me brouille, donnez-moi le temps d’apprendre ces jolies choses que je ne sais pas, et en attendant, faisons l’amour comme on le fait dans les bois : aimons-nous à la Sauvage.

FLAMINIA.

Arlequin a raison, Violette ; tu dois faire l’amour à sa manière, jusqu’à ce qu’il sache la tienne.

ARLEQUIN.

Oui, car ma manière est facile ; on la sait, celle-là, sans l’avoir apprise. Allons : dans mon pays, on présente une allumette aux filles, si elles la soufflent, c’est une marque qu’elles veulent vous accorder leurs faveurs ; si elles ne la soufflent pas, il faut se retirer. Cette méthode vaut bien celle de ce pays, elle abrège tous les discours inutiles.

Il allume une allumette.

PANTALON.

Que dis-tu de la conquête de Violette ?

FLAMINIA.

Elle n’est pas brillante, mais elle est plus assurée que la plupart de celles dont nos beautés se flattent.

ARLEQUIN, avec l’allumette.

Voici une cérémonie sans compliment qui vaut mieux que toutes celles de ce pays.

Il présente l’allumette, Violette la souffle.

Ah ! quel plaisir ! Allons, ne perdons point de temps : il ne s’agit plus de compliments ici, venez ma belle.

Il l’emporte dans ses bras.

VIOLETTE.

Ah ! ah ! Monsieur, au secours.

PANTALON.

Tout beau, Arlequin, ce n’est pas comme cela qu’il saut s’y prendre.

ARLEQUIN.

Pourquoi m’ôtes-tu cette fille ?

PANTALON.

Parce que la violence n’est pas permise.

ARLEQUIN.

Je ne lui fais pas violence, elle le veut bien, puisqu’elle a soufflé mon allumette.

PANTALON.

Tu vois pourtant qu’elle crie.

ARLEQUIN.

Bon ! elles sont toutes comme cela, il n’y faut pas prendre garde.

FLAMINIA.

On ne va pas si vite dans ce pays.

ARLEQUIN.

Qu’est-ce que cela me fait ? ne sommes-nous pas convenus de faire l’amour à la Sauvage ?

FLAMINIA.

Oui, mais non pas pour l’allumette, cela ferait tort à Violette.

ARLEQUIN.

Eh pourquoi ? n’est-elle pas la maîtresse de faire ce qui lui fait plaisir, lorsque la chose ne fait mal à personne ?

FLAMINIA.

Non, cela est défendu.

ARLEQUIN.

Vous êtes des fous, de défendre ce qui vous fait plaisir.

FLAMINIA.

Écoute : si tu es sage, je te donnerai Violette. Tu vois bien cette Maison ?

ARLEQUIN.

Oui.

FLAMINIA.

C’est-là où Violette et moi demeurons ; viens nous y voir, et nous t’apprendrons à faire l’amour à la manière du pays.

ARLEQUIN.

Allons.

FLAMINIA.

Non pas à présent ; tu viendras une autre fois.

ARLEQUIN.

Et pourquoi pas à présent.

FLAMINIA.

Parce que Violette a des affaires.

ARLEQUIN.

Mais je n’en ai point moi y d’affaires.

FLAMINIA.

Je le crois ; mais Violette en a, et tu dois avoir de la complaisance pour elle.

ARLEQUIN.

Cela est-il joli, d’avoir de la complaisance.

FLAMINIA.

Sans doute, il n’y a rien de plus joli.

ARLEQUIN.

Allez donc faire vos affaires ; mais faites vite, car je suis pressé.

VIOLETTE.

Adieu Arlequin.

Elle sort avec Flaminia et Pantalon.

 

 

Scène V

 

ARLEQUIN, UN MARCHAND

 

LE MARCHAND.

Monsieur, voulez-vous acheter quelque chose ?

ARLEQUIN.

Eh.

LE MARCHAND.

Si vous voulez de ma marchandise, voyez.

Il déploie sa boutique.

ARLEQUIN.

Pourquoi me fais-tu voir cela ?

LE MARCHAND.

Afin que vous voyez s’il y a quelque chose qui vous fasse plaisir.

ARLEQUIN.

Et s’il y a quelque chose qui me fasse plaisir, tu me le donneras ?

LE MARCHAND.

Avec joie : je ne demande pas mieux.

ARLEQUIN, à part.

Le Capitaine a raison, Il ne ment pas d’un mot.

Haut.

Et tu vas donc par le pays porter ces choses, pour chercher des gens qui les prennent ?

LE MARCHAND.

Oui, Monsieur, il le faut bien.

ARLEQUIN.

Les bonnes gens ! les bonnes gens ! et la belle chose que les Lois !

LE MARCHAND.

Voyez donc, Monsieur, ce qu’il vous plaira.

ARLEQUIN.

Cela me passe :

Il regarde avec beaucoup de jeu, il voit le portrait d’une femme, qu’il croit être une femme véritable.

Ah ! qu’est-ce que cela ? une femme ! qu’elle est petite !

LE MARCHAND.

Elle est jolie, n’est-ce pas ?

ARLEQUIN, la caresse.

Petite amour ! quelle est gentille ! Mais comment diable l’a-t-on pu faire tenir là ?

LE MARCHAND.

Ah, ah ! vous vous divertissez.

ARLEQUIN.

Je ne comprends pas qu’il puisse y avoir de si petites femmes. Fait-on celles-là comme les autres ?

LE MARCHAND, lui montre un pinceau.

Voilà avec quoi on les fait.

ARLEQUIN.

Et comment nomme tu cela ?

LE MARCHAND.

Un pinceau.

ARLEQUIN.

Ah, ah, ah ! la plaisante chose, et les drôles d’instruments que ceux dont on fabrique ici les hommes ! ah, ma foi ce pays est original en toute chose. Dis-moi, mon ami, t’a-t-on sait aussi avec un pinceau ?

LE MARCHAND.

Moi ?

ARLEQUIN.

Toi.

LE MARCHAND.

Moi ! si l’on m’a fait avec un pinceau ? ah, ah, ah, ah. Et vous a-t-on fait avec un pinceau ?

ARLEQUIN.

Bon ! je suis d’un pays d’ignorants, ignorantissimes, où les hommes sont si bêtes, qu’ils n’en sauraient faire d’autres sans femmes.

LE MARCHAND.

Effectivement, voilà une grande ignorance : nous en savons bien davantage ici, comme vous voyez.

ARLEQUIN.

Le diable m’emporte, si j’y comprends rien.

LE MARCHAND.

Allons, Monsieur, voyez ce qui vous fait plaisir.

ARLEQUIN.

Tout me sait plaisir.

LE MARCHAND.

Eh bien, prenez tout.

ARLEQUIN.

Mais tu n’auras rien après.

LE MARCHAND.

Tant mieux : un Marchand ne demande pas mieux que de se défaire de sa marchandise.

ARLEQUIN.

Tu te nommes donc un Marchand ?

LE MARCHAND.

Oui.

ARLEQUIN.

Je suis bien aise de savoir le nom d’un si bonhomme. Donne. Voilà une bonté sans exemple : le Capitaine est trop aimable de m’avoir conduit chez de si bonnes gens.

Il prend tout.

LE MARCHAND.

Mais combien m’en voulez-vous donner ?

ARLEQUIN.

Moi ? Je n’ai rien à te donner, et j’en suis bien fâché, car je suis naturellement bon, quoique je ne sache pas les Lois.

LE MARCHAND.

Ce n’est pas là mon compte, il me faut cinq cent francs.

ARLEQUIN.

Je veux mourir si j’ai un franc, ni si je sais seulement ce que c’est.

LE MARCHAND.

Rendez-moi donc ma marchandise.

ARLEQUIN.

Bon ! tu veux rire ?

LE MARCHAND.

Je ne ris point : rendez ce que vous avez à moi, ou je m’irai plaindre.

ARLEQUIN.

Et à qui ?

LE MARCHAND.

Au Juge.

ARLEQUIN.

Quel animal est-ce que cela ?

LE MARCHAND.

C’est un honnête-homme qui fait exécuter les Lois, et pendre ceux qui y manquent : entendez-vous ?

ARLEQUIN.

Ainsi si tu manquais à la Loi il te ferait pendre.

LE MARCHAND.

Sans doute.

ARLEQUIN.

Il ferait sort bien : à ce que je vois, la bonté des gens de ce pays n’est pas volontaire, on les fait être bons par force.

LE MARCHAND.

Allons, Monsieur, je ne ris pas ; payez-moi, ou rendez-moi ma marchandise.

ARLEQUIN.

Je meure si j’entends rien de ce que tu dis : payez-moi, donnez-moi des francs ; quel diable de galimatias est-ce cela ?

LE MARCHAND.

Ah ! que de raisons.

ARLEQUIN.

Pourquoi te fâches-tu ? Tu m’es venu offrir ta marchandise de bon amitié, je l’ai prise pour te faire plaisir ; et à présent tu te mets en colère contre moi, si cela est vilain.

LE MARCHAND.

Vous n’êtes qu’un fripon ; et si vous ne me rendez promptement ce que vous avez à moi, je...

ARLEQUIN.

Holà, ho ! Si tu ne t’en vas bien vite je t’assommerai.

LE MARCHAND.

Comment, est-ce ainsi que l’on paye les gens ? au voleur.

Il se jette sur Arlequin qui le charge.

Au secours, miséricorde !

ARLEQUIN.

Il faut que j’arrache la chevelure à ce coquin.

Il lève le sabre, et le Marchand abandonne sa perruque en fuyant.

LE MARCHAND.

Ah mon Dieu ! me voilà ruiné.

 

 

Scène VI

 

ARLEQUIN, seul

 

Oh, oh ! Qu’est-ce donc que cela ? cette chevelure n’est point naturelle... Comment diable, à ce que je vois, les gens d’ici ne sont point tels qu’ils paraissent, et tout est emprunté chez eux, la bonté, la sagesse, l’esprit, la chevelure. Ma foi, je commence tout de bon à avoir peur, me voyant obligé de vivre avec de tels animaux : allons trouver le Capitaine, pour savoir de lui ce que c’est que tout cela.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ARLEQUIN, TROUPE D’ARCHERS, LE MARCHAND

 

ARLEQUIN, d’abord seul.

Le Capitaine m’a dit que les gens de ce pays étaient bons, et je les trouve tous méchants comme des diables ; cela viendrait-il de mon ignorance ?

UN ARCHER.

Voilà un homme qui ressemble à celui dont on nous a fait le portrait : abordons le. Bonjour, mon ami.

ARLEQUIN.

Bonjour.

Il tourne autour deux et les regarde, et dit à part.

Voilà des Sauvages de mauvaise mine.

L’ARCHER.

N’avez-vous point vu passer un Marchand ?

ARLEQUIN.

Qui portait de la marchandise pour attraper les passants ?

L’ARCHER.

Cela peut bien être.

ARLEQUIN.

Un petit vilain homme ?

L’ARCHER.

Justement.

ARLEQUIN.

Ah, ah ! je l’ai vu ; il m’a joué un tour du diable.

L’ARCHER.

Voyez ce coquin.

ARLEQUIN.

Il m’a fait, je vous dis, un tour exécrable ; mais il l’a bien payé ; car je n’aime pas que l’on se moque de moi.

L’ARCHER.

Vous avez raison : voyez si ce n’est pas un fripon ; il nous a dit que vous lui aviez pris sa marchandise, et que vous n’avez pas voulu la lui payer.

ARLEQUIN.

Il vous l’a dit ?

L’ARCHER.

Oui.

ARLEQUIN.

J’en suis bien aise, il vous a dit la vérité. Et vous a-t-il dit aussi que je l’ai bien battu ?

L’ARCHER.

Oui, il nous a rendu compte de tout fort exactement.

ARLEQUIN.

Cela me surprend, je ne lui croyais pas tant de bonne foi. Ce coquin m’est venu offrir sa marchandise : il m’a tant prié de la prendre, que je l’ai prise pour lui faire plaisir. Après cela, ce bélître voulait que je lui donnasse des francs ; si j’en avais eu, je lui en aurais donné de bon cœur ; mais je ne sais pas même ce que c’est. Il s’est fâché parce que je n’avais pas de francs à lui donner, et il voulait que je lui rendisse sa marchandise : cela m’a mis en colère, par ce que je voyais qu’il se moquait de moi, ainsi je lui ai donné tant de coups de bâton, que je l’aurais assommé, s’il n’avait pas pris la fuite.

L’ARCHER.

Fort bien.

ARLEQUIN.

Oh le voilà : écoutes, bélître, n’est-il pas vrai que tu es venu m’offrir ta marchandise ?

LE MARCHAND.

Oui : eh bien que voulez vous dire ? Messieurs, c’est-là le voleur.

ARLEQUIN.

Que je l’ai prise ?

LE MARCHAND.

Oui.

ARLEQUIN.

Qu’après cela tu voulais que je te donnasse des francs, ou que je te rendisse ta marchandise.

LE MARCHAND.

Assurément : j’en voulais cinq cent francs, et c’était ton prix.

ARLEQUIN.

Écoutez bien : ne t’ai je pas dit que je n’avais point de francs ?

LE MARCHAND.

Oui.

ARLEQUIN.

Ne t’ai-je pas dit aussi que je ne voulais pas te rendre ta marchandise ?

LE MARCHAND.

Oui.

ARLEQUIN.

Ne t’es-tu pas fâché, parce que je n’avais pas des francs, et que je ne voulais pas te rendre ta marchandise ?

LE MARCHAND.

Assurément que je me suis fâché ; n’avais-je pas raison ?

ARLEQUIN.

Écoutez bien, écoutez bien, Messieurs : ne t’ai-je pas donné à la place des cinq cent francs, cinq cent coups de bâton ?

LE MARCHAND.

Si je l’avais oublié, mes épaules m’en seraient bien souvenir.

ARLEQUIN.

Eh bien, vous voyez que je ne mens pas d’un mot ; je ne le fais pas parler.

L’ARCHER.

Nous le voyons.

LE MARCHAND.

Il ne saut point d’autres preuves, Messieurs, que sa propre confession.

L’ARCHER.

Nous sommes suffisamment instruit, et l’on vous rendra justice.

ARLEQUIN, à l’Archer.

Écoutez, ce fripon ne sait la Loi qu’à moitié : savez-vous ce que je veux faire ?

L’ARCHER.

Que voulez-vous faire ?

ARLEQUIN.

Je veux aller trouver le Juge, pour lui faire donner encore une leçon des Lois.

L’ARCHER.

Vous avez raison : venez avec nous, nous allons vous y mener.

ARLEQUIN.

Je ne puis pas à présent.

L’ARCHER.

Il faut bien que vous le puissiez ; car cela est nécessaire.

ARLEQUIN.

Non, vous dis-je, je ne le puis pas en vérité, j’ai des affaires.

L’ARCHER.

Vous les ferez une autrefois.

ARLEQUIN.

Oh non, la chose presse ; je suis amoureux d’une jolie fille, lorsque je l’aurai vue, je vous irai trouver, si je le puis.

L’ARCHER.

Allons, Monsieur le fripon, vous faites l’innocent ; je vous connais, marchez.

ARLEQUIN.

Que veux donc dire cela ?

L’ARCHER.

Cela veut dire qu’il faut venir en prison.

ARLEQUIN.

Je n’y veux pas aller moi.

L’ARCHER.

On vous y fera bien aller.

ARLEQUIN.

Si tu me fâches, je prierai le Juge de te donner aussi une leçon des Lois.

L’ARCHER.

Marche : il va-t’en faire donner une, après laquelle tu n’en aura pas besoin d’autres.

ARLEQUIN.

Je ne veux pas de ses leçons moi ; le Capitaine m’apprendra bien les Lois sans lui.

L’ARCHER.

Il s’y est pris un peu trop tard ; et je te promets que demain à cette heure tu seras dûment pendu et étranglé.

ARLEQUIN.

Moi !

L’ARCHER.

Oui, toi.

ARLEQUIN.

Eh pourquoi ?

L’ARCHER.

Pour toutes les gentillesses que tu viens de nous raconter.

ARLEQUIN.

Écoute, si tu me fais mettre en colère, je t’assommerai, toi, et tous les coquins qui te suivent.

L’ARCHER.

Allons qu’on le saisisse.

Les Archers se jettent sur Arlequin, et l’enlèvent malgré si résistance. Sur ces entrefaites Lélio arrive.

 

 

Scène II

LÉLIO, ARLEQUIN, LES ARCHERS, LE MARCHAND

 

LÉLIO, à part.

C’est Arlequin que ces Archers ont pris, il aura fait quelque sottise.

Haut.

Meilleurs, où menez-vous cet homme ? il m’appartient.

L’ARCHER.

C’est un voleur de grand chemin que nous conduisons en prison, pour avoir volé ce Marchand.

LE MARCHAND.

Oui, Monsieur, il m’a volé.

ARLEQUIN.

Ah ! damné de Capitaine, que le diable te puisse emporter avec tous les honnêtes gens de ton pays, qui viennent poliment vous offrir les choses pour vous attraper, et vous faire ensuite étrangler : ah ! scélérat, ne m’as-tu mené de si loin que pour me jouer ce tour ?

LE MARCHAND.

Il fait ainsi l’innocent : je lui ai voulu vendre tantôt ma marchandise, il l’a prise, et puis il faisait semblant de croire que j’avais voulu la lui donner : il faisait le niais, comme s’il n’avait jamais vu d’argent, et à la fin il ne m’a payé qu’à coups de bâton.

LÉLIO.

Eh ! Messieurs, ce pauvre homme est un Sauvage que j’ai mené avec moi : il n’a aucune connaissance de nos usages ; et ce matin pour me divertir de son ignorance, je lui ai dit que l’on trouvait ici toutes les choses dont on avait besoin sans peine, et qu’il y avait des gens qui venaient vous les offrir, sans expliquer que c’est pour de l’argent : il a pris ce que je lui ai dit au pied de la lettre, parce qu’il n’en savait pas davantage ; ainsi je suis la cause innocente du mal qu’il vous a fait, et je veux le réparer. Dites-moi, Monsieur, ce qu’il a à vous, je vous le payerai.

L’ARCHER.

Si cela est ainsi, ce pauvre homme n’a pas tort : payez seulement ce marchand, et ramenez votre Sauvage chez vous.

LE MARCHAND.

Que Monsieur me fasse rendre ma marchandise, je ne demande que cela.

LÉLIO.

As-tu encore les choses que tu lui as prises ?

ARLEQUIN.

Oui, je les ai, mais je ne les veux plus, je serais bien fâché d’avoir rien à un bélître comme toi. Tiens.

L’ARCHER.

Voilà un procès bientôt fini.

LE MARCHAND.

Nous sommes tous contents ;

À Lélio.

mais votre Sauvage ne l’est peut-être pas ? Je voudrais bien pour qu’il n’eût rien à me reprocher, lui rendre les coups de bâton qu’il m’a donnés.

ARLEQUIN.

Je ne les veux pas moi : quand je donne quelque chose, c’est de bon cœur.

L’ARCHER.

Monsieur, je suis votre serviteur.

Ils s’en vont.

ARLEQUIN.

Allez-vous en a tous les diables.

 

 

Scène III

 

LÉLIO, ARLEQUIN faisant mine au Parterre sans rien dire, ni regarder son Maître

 

LÉLIO.

Le voilà bien fâché : je veux me donner la comédie toute entière.

Haut.

Et bien, Arlequin, voici un bon pays, et où les gens sont fort aimables, comme tu vois.

Arlequin le regarde sans répondre.

Tu ne dis mot : tu devrais bien au moins me remercier, de t’avoir empêché d’être pendu.

ARLEQUIN.

Que le diable t’emporte, toi, tes frères et ton pays.

LÉLIO.

Eh pourquoi me souhaite-tu un si triste sort ?

ARLEQUIN.

Pour te punir de m’avoir conduit dans un pays civilisé, où la bonté que vous faites semblant d’avoir n’est qu’un piège que vous tendez à la bonne foi de ceux que vous voulez attraper : je vois clairement que tout est faux chez vous.

LÉLIO.

C’est que tu ne sais pas encore ce qu’il faut savoir pour nous trouver aimables, mais je veux te l’apprendre.

ARLEQUIN.

Tu es un babillard, et c’est tout ? mais parle, parle, puisque tu en as tant d’envie : aussi bien je suis curieux de voir comment tu t’y prendras, pour me prouver que ce marchand n’est pas un fripon.

LÉLIO.

Rien n’est plus facile. Nous ne vivons point ici en commun, comme vous faites dans vos forêts : chacun y a son bien, et nous ne pouvons user que de ce qui nous appartient ; c’est pour nous le conserver que les Lois sont établies : elles punissent ceux qui prennent le bien d’autrui sans le payer ; et c’est pour l’avoir fait que l’on voulait te pendre.

ARLEQUIN.

Fort bien ! mais que donne-t-on pour ce que l’on prend ?

LÉLIO.

De l’argent.

ARLEQUIN.

Qu’est-ce que cela de l’argent ?

LÉLIO.

En voilà.

ARLEQUIN.

C’est-là de l’argent ? C’est drôle !

Il le porte à la dent.

Ahi ! il est dur comme un diable.

LÉLIO.

On ne le mange pas.

ARLEQUIN.

Qu’en sait-on donc ?

LÉLIO.

On le donne pour les choses dont on a besoin ; et l’on pourrait presque l’appeler une caution, puisqu’avec cet argent on trouve partout tout ce que l’on veut.

ARLEQUIN.

Qu’est-ce qu’une caution ?

LÉLIO.

Lorsqu’un homme a donné une parole, et que l’on ne se fie pas à lui, pour plus grande sûreté, on lui demande caution, c’est à dire, un autre homme qui promet de remplir la promesse que celui-là a faite, s’il y manque.

ARLEQUIN.

Fi ! au diable, éloigne-toi de moi.

LÉLIO.

Pourquoi ?

ARLEQUIN.

Parce que je crains les gens qui ont besoin de caution.

LÉLIO.

Je n’en ai pas besoin, moi.

ARLEQUIN.

Je n’en sais rien, et je voudrais caution pour te croire, après toutes les menteries que tu m’as dit. Mais cet argent n’est pas un homme, et par conséquent il ne peut donner de paroles ; comment donc peut-il servir de caution ?

LÉLIO.

Il en sert pourtant, et il vaut mieux que toutes les paroles du monde.

ARLEQUIN.

Votre parole ne vaut donc guère, et je ne m’étonne plus si tu m’as dit tant de menteries ; mais je n’en serai plus la dupe : et si tu veux que je te croie, donne moi des cautions.

LÉLIO.

Je le veux : en voilà.

ARLEQUIN.

Les vilaines gens que ceux avec qui il faut prendre de telles précautions : j’en ai honte pour lui ; mais cela vaut encore mieux que d’être pendu. Parle à présent.

LÉLIO.

Tu vois par ce que je viens de dire, qu’on n’a rien ici pour rien, et que tout s’y acquiert par échange. Or pour rendre cet échange plus facile, on a inventé l’argent, qui est une marchandise commune et universelle, qui se change contre toutes choses, et avec laquelle on a tout ce que l’on veut.

ARLEQUIN.

Quoi ! en donnant de ces berloques, on a tout ce dont on a besoin ?

LÉLIO.

Sans doute.

ARLEQUIN.

Cela me paraît ridicule, puisqu’on ne peut ni le boire, ni le manger.

LÉLIO.

On ne le boit, ni on ne le mange ; mais on trouve avec de quoi boire et de quoi manger.

ARLEQUIN.

Cela est drôle ! tes coutumes ne sont peut-être pas si mauvaises que je les ai crues. Il ne faut donc que de l’argent pour avoir toutes choses sans soins et sans peines.

LÉLIO.

Oui ; avec de l’argent on ne manque de rien.

ARLEQUIN.

Je trouve cela sort commode, et bien inventé. Que ne me le disais-tu d’abord, je n’aurais pas risqué de me faire pendre : apprends-moi donc vite où l’on donne de cet argent, afin que j’en fasse ma provision ?

LÉLIO.

On c’en donne point.

ARLEQUIN.

Eh bien, où faut-il donc que j’aille en prendre ?

LÉLIO.

On n’en prend point aussi.

ARLEQUIN.

Apprends-moi donc à le faire ?

LÉLIO.

Encore moins ; tu serais pendu si tu avais fait une seule de ces pièces.

ARLEQUIN.

Eh ! comment diable en avoir donc ? on n’en donne point, on ne peut pas en prendre, il n’est pas permis d’en faire : je n’entends rien à ce galimatias. 

LÉLIO.

Je vais te l’expliquer. Il y a deux sortes de gens parmi nous, les riches et les pauvres. Les riches ont tout l’argent, et les pauvres n’en ont point.

ARLEQUIN.

Fort bien.

LÉLIO.

Ainsi pour que les pauvres en puissent avoir, ils sont obligés de travailler pour les riches, qui leur donnent de cet argent à proportion du travail qu’ils sont pour eux.

ARLEQUIN.

Et que sont les riches tandis que les pauvres travaillent pour eux ?

LÉLIO.

Ils dorment, ils se promènent, et passent leur vie à se divertir et faire bonne chère.

ARLEQUIN.

Cela est bien commode pour les riches.

LÉLIO.

Cette commodité que tu y trouve fait souvent tout leur malheur.

ARLEQUIN.

Pourquoi ?

LÉLIO.

Parce que les richesses ne font que multiplier les besoins des hommes : les pauvres ne travaillent que pour avoir le nécessaire ; mais les riches travaillent pour le superflu, qui n’a point de bornes chez eux, à cause de l’ambition, du luxe, et de la vanité qui les dévorent : le travail et l’indigence naissent chez eux de leur propre opulence.

ARLEQUIN.

Mais si cela est ainsi, les riches sont plus pauvres que les pauvres mêmes, puisqu’ils manquent de plus de choses.

LÉLIO.

Tu as raison.

ARLEQUIN.

Écoute, veux-tu que je te dise ce que je pense des Nations civilisées ?

LÉLIO.

Oui : Qu’en pense-tu ?

ARLEQUIN.

Il faut que je te dise la vérité, car je n’ai point d’argent à te donner pour caution de ma parole. Je pense que vous êtes des fous qui croyez être sages, des ignorants qui croyez être habiles, des pauvres qui croyez être riches, et des esclaves qui croyez être libres.

LÉLIO.

Eh pourquoi le pense-tu ?

ARLEQUIN.

Parce que c’est la vérité. Vous êtes fous, car vous cherchez avec beaucoup de soins une infinité de choses inutiles : vous êtes pauvres, parce que vous bornez vos biens dans de l’argent, ou d’autres diableries, au lieu de jouir simplement de la nature comme nous, qui ne voulons rien avoir, afin de jouir plus librement de tout. Vous êtes esclaves de toutes vos possessions, que vous préférez à votre liberté et à vos frères, que vous feriez pendre, s’ils vous avaient pris la plus petite partie de ce qui vous est inutile. Enfin vous êtes des ignorants, parce que vous faites consister votre sagesse à savoir les Lois, tandis que vous ne connaissez pas la raison, qui vous apprendrait à fous passer de Lois comme nous.

LÉLIO.

Tu as raison, mon cher Arlequin, nous sommes des fous, mais des fous réduits à la nécessité de l’être.

ARLEQUIN.

Votre plus grande folie est de croire que vous êtes obligez d’être fous.

LÉLIO.

Mais que veux-tu que nous fassions ? il faut du bien ici pour vivre ; si l’on n’en a point, il saut travailler pour en avoir, car le pauvre n’a rien pour rien.

ARLEQUIN.

Cela est impertinent. Mais à propos, je n’ai point d’argent moi, et par conséquent je suis donc pauvre ?

LÉLIO.

Sans doute que tu l’es.

ARLEQUIN.

Quoi ! je serai obligé de travailler comme ces malheureux pour vivre ?

LÉLIO.

Tu n’en dois pas douter.

ARLEQUIN.

Que le diable t’emporte. Pourquoi donc, scélérat, m’as-tu tiré de mon pays pour m’apprendre que je suis pauvre ? je l’aurais ignoré toute ma vie sans toi ; je ne connaissais dans les forêts ni les richesses, ni la pauvreté : j’étais à moi-même mon Roi, mon Maître et mon valet ; et tu m’as cruellement tiré de cet heureux état, pour m’apprendre que je ne suis qu’un misérable et un esclave. Réponds-moi, scélérat, homme sans foi sans charité.

Il pleure.

LÉLIO.

Console-toi, mon cher Arlequin, je suis riche moi, et je te donnerai tout ce qui te sera nécessaire.

ARLEQUIN.

Et moi je ne veux rien recevoir de toi ; comme vous ne donnez ici rien pour rien, ne pouvant te donner de l’argent, qui est le diable qui vous possède tous, tu voudrais que je me donnasse moi même, et que je fus ton esclave, comme ces malheureux qui te servent : je veux être homme, libre, et rien plus. Ramène-moi donc où tu m’as pris, afin que j’aille oublier dans mes forêts qu’il y a des pauvres et des riches dans le monde.

LÉLIO.

Ne t’alarme point, tu ne seras point mon esclave : tu seras heureux, je l’en donne ma parole.

ARLEQUIN.

Bon ! belle parole, qui sans caution ne vaut pas cela.

Il fait un signe avec les doigts.

LÉLIO.

Et bien je te donnerai des cautions.

ARLEQUIN.

Allons, malgré le mépris que j’ai pour tes frères, je veux bien demeurer ici pour l’amour de toi, et d’une jolie fille qui se nomme Violette, dont je suis amoureux.

LÉLIO.

Violette, dis-tu ? la Suivante de Flaminia se nommait ainsi. Où as-tu vu cette Violette ?

ARLEQUIN.

Là où tu m’as trouvé tantôt.

LÉLIO.

Comment est-elle faite ?

ARLEQUIN.

Ah ! elle est bien belle.

LÉLIO.

Grande ?

ARLEQUIN.

Pas trop.

LÉLIO.

Brune, ou blonde ?

ARLEQUIN.

Blonde.

LÉLIO.

Était-elle seule ?

ARLEQUIN.

Non : elle était avec une autre fille plus maigre qu’elle, mais jolie, et avec un homme sait.... ah ! si tu le voyais, tu crèverais de rire : il a une robe noire et du rouge dessous, un couteau à sa ceinture, et une barbe, longue et pointue : ah, ah, ah ! Je n’ai jamais vu une figure si ridicule.

LÉLIO, à part.

C’est assurément Pantalon, voilà son portrait, et Flaminia est avec lui. Par quelle aventure se trouverait-elle à Marseille... Mais quoi ! Mario m’a dit qu’il te mariait avec une Italienne arrivée ici depuis quinze jours. Ciel ! éloigne de moi les maux que je crains. Il faut que j’approfondisse cette aventure, et que je revoie Mario.

ARLEQUIN.

Que dis-tu là ?

LÉLIO.

Rien.

ARLEQUIN.

Violette avait soufflé mon Allumette ; mais on n’a pas voulu que je l’aie menée avec moi, parce qu’on dit qu’auparavant il faut que j’apprenne à lui dire de jolies choses, pour obtenir la liberté de lui faire des caresses ; car c’est comme cela qu’on fait l’amour ici, n’est-ce pas ?

LÉLIO.

Oui. L’ingrate me trahirait-elle ?

ARLEQUIN.

Eh tu parles tout seul.

LÉLIO.

Oui, oui.

ARLEQUIN.

Oui, oui. Il est fou. Tu m’apprendras ces jolies choses.

LÉLIO.

Oui tantôt. Je suis dans une agitation où je ne me possède pas : il faut que j’aille trouver Mario. Mais le voici fort à propos.

 

 

Scène IV

 

MARIO, LÉLIO, ARLEQUIN

 

MARIO.

Je vous rencontre heureusement.

LÉLIO.

J’allais chez vous de ce pas : la précipitation avec laquelle je vous ai quitté tantôt, ne m’a pas permis de m’informer plus particulièrement des choses qui vous touchent : puisque je vous trouve, pardonnez quelque chose à ma curiosité : votre Épouse est Italienne, dites-vous ?

MARIO.

Oui.

LÉLIO.

Puis-je vous demander de quel endroit ?

MARIO.

De Venise.

LÉLIO.

Je connais cette Ville ; Quelle est sa famille ?

MARIO.

C’est la fille d’un riche Négociant de ce Pays-là.

LÉLIO.

Son nom ?

MARIO.

Il se nomme Pantalon, et elle Flaminia.

LÉLIO.

Ah ciel !

MARIO.

D’où vous vient cette surprise ? La connaissez-vous ?

LÉLIO.

Oui.

MARIO.

N’est-elle pas fille bien estimable ?

LÉLIO.

Elle a tout ce qui peut engager un honnête homme ; mais ce qui va vous surprendre, cette Flaminia est la même personne que j’allais chercher.

MARIO.

Vous !

LÉLIO.

Oui moi : vous pouvez juger par la passion que je vous ai fait voir pour elle, quelles doivent être à présent mes sentiments. Je l’aime. Que dis- je ! Je l’adore, et je perdrai la vie, plutôt que de souffrir qu’un autre me l’enlève.

MARIO.

Vous me surprenez, et je ne m’attendais pas de trouver en vous un rival.

LÉLIO.

Je m’attendais encore moins d’en voir un en vous, c’est le coup le plus funeste qui pouvait me frapper ; mais enfin l’amitié se tait dans les cœurs où l’amour règne. Seigneur Mario, prenez votre parti ; il me faut céder Flaminia, ou me la disputer par les armes.

MARIO.

Je ne m’attendais pas que notre entrevue dût finir par un combat ; mais puisque vous le voulez, Flaminia vaut bien un ami : si vous l’avez, vous ne l’aurez du moins qu’après m’avoir vaincu.

Ils mettent l’épée à la main.

ARLEQUIN.

Holà ai ! que faites-vous ?

Il se jette entre eux.

LÉLIO.

Ôte-toi de là.

MARIO.

Je te passe mon épée à travers le corps, si tu ne t’éloignes.

ARLEQUIN.

Et moi je vous assommerai tous les deux. Ah ! les bons amis qui s’embrassent, et après ils se veulent tuer.

LÉLIO.

Laisse-nous libres, nous avons nos raisons.

ARLEQUIN.

Et quelles raisons ? je les veux savoir.

LÉLIO.

Il faut s’en défaire, nous viderons notre différent ensuite. Nous sommes tous les deux amoureux de la même fille, et c’est pour savoir à qui elle sera que nous nous battons.

ARLEQUIN.

Eh bien, que ne courez-vous tous les deux l’allumette avec elle, l’un n’empêche pas l’autre.

LÉLIO.

Mais nous voulons l’épouser.

ARLEQUIN.

Ah, ah je ne savais pas cela : effectivement, vous ne pouvez pas l’épouser tous les deux.

MARIO.

Et c’est pour savoir qui l’épousera que nous nous battons. Ôte-toi de là.

ARLEQUIN.

Ah les sottes gens ! Mais dites-moi, celui qui tuera l’autre, épousera donc cette fille ?

MARIO.

Oui.

ARLEQUIN.

Oui : et savez-vous si elle le voudra ? Elle aime l’un ou l’autre ; ainsi il faut lui demander avant que de vous battre celui qu’elle veut que l’on tue.

LÉLIO.

Mais.

ARLEQUIN.

Mais, mais. Oui, bête que tu es ; car si c’est lui qu’elle aime, et que tu le tue, elle te haïra davantage, et ne te voudra pas.

MARIO.

Seigneur Lélio, je crois qu’il a raison.

LÉLIO.

Il n’a peut-être pas tant de tort.

ARLEQUIN.

Tenez, vous êtes deux ânes, au lieu de vous battre, allez trouver cette fille, et demandez-lui celui qu’elle veut : celui-là l’épousera, et l’autre ira en chercher une autre, sans se fâcher mal-à-propos contre un homme qui ne lui fait point de tort, puisqu’il a autant de raison de vouloir cette fille que lui, et que ce n’est pas sa faute si elle l’aime davantage.

LÉLIO.

Arlequin n’est qu’un Sauvage ; mais sa raison toute simple lui suggère un conseil digne de sortir de la bouche des plus sages ; voulez-vous que nous le suivions ?

MARIO.

Nous serions plus Sauvages que lui, si nous refusions de nous y rendre ; mais convenons de nos faits auparavant. Si Flaminia vous a oublié, et si elle me présente à vous, vous ne me la disputerez plus.

LÉLIO.

J’en serais bien fâché. Pour peu même que son cœur balance, je m’éloigne d’elle, pour ne la revoir de ma vie.

MARIO.

Et moi je vous déclare, que si elle vous aime encore, je renonce à elle.

LÉLIO.

Vous a-t-elle marqué de l’amour ?

MARIO.

Elle vit d’une manière avec moi à pouvoir me faire espérer : le peu de temps je l’ai vue, ne m’a pas permis encore de connaître son cœur ; mais son père m’assure de son obéissance, et j’ai lieu de croire qu’il connaît les dispositions. Vous, vous a-t-elle aimé ?

LÉLIO.

L’ingrate au moins me le disait, et son père approuvait mes feux : apparemment que les bruits qui ont couru de mes pertes l’ont sait changer : je le pardonne à son âme intéressée ; mais si Flaminia a été capable du même sentiment, je n’en veux plus entendre parler. Ne perdons plus inutilement le temps ; il faut éclaircir la chose.

MARIO.

Mais si vous paraissez, et que votre présence dissipe les bruits de votre malheur, l’intérêt qui vous était contraire étant rempli par votre fortune, Flaminia peut sentir renaître sa tendresse pour vous par le seul objet de son intérêt.

LÉLIO.

Non, je n’en veux point, si sa flamme n’est aussi pure et aussi désintéressée que la mienne.

MARIO.

Faisons-là donc expliquer sans paraître ni l’un ni l’autre, afin que son cœur agisse avec plus de liberté.

LÉLIO.

Je le veux : il ne s’agit que d’en trouver le moyen.

MARIO.

Il est tout trouvé : je dois donner ce soir une fête à Flaminia, et je vais la disposer pour notre dessein. Nous y paraîtrons sous des habits déguisés, et par un moyen que j’imagine, nous la serons expliquer avant que de nous découvrir.

LÉLIO.

Rien n’est mieux pensé : allons tout préparer ; et toi, mon cher Arlequin, viens avec nous, nous t’avons obligation d’être devenus plus sages.

ARLEQUIN.

C’est-là du compliment ; mais celui-ci vaut mieux que celui que tu m’as fait tantôt.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ARLEQUIN, seul, en petit Maître

 

Me voilà drôlement beau ; une chevelure empruntée, un habit beau à la vérité, mais qu’est-ce que tout cela a de commun avec moi, puisque ces beautés ne sont pas les miennes ? Cependant avec ce harnais on veut que je sois plus beau : ah, ah, ah ! le Capitaine est fou ; il trouve des impertinences de sort belles choses. Ce pauvre garçon a l’esprit gâté par les Lois de ce pays ; j’en suis fâché, car dans le fond il est bon homme.

 

 

Scène II

 

ARLEQUIN, UN PASSANT

 

LE PASSANT.

Dans le malheur qui m’accable, la solitude est ma plus grande ressource : je puis du moins m’y plaindre avec liberté de l’injustice des hommes.

ARLEQUIN.

Cet homme-là est fâché.

LE PASSANT.

Heureux mille fois les Sauvages ! qui suivent simplement les Lois de la nature, et qui n’ont jamais connu Cujas ni Bartolle.  

ARLEQUIN.

Oh, oh ! voilà un homme raisonnable. Tu as raison, mon ami ; vous êtes tous des bélîtres dans ce pays.

LE PASSANT.

À qui en veut ce drôle-là ?

ARLEQUIN.

Dis-moi la vérité : je gage qu’on t’a voulu pendre.

LE PASSANT.

Vous êtes un sot, on ne pend pas des gens de ma sorte.

ARLEQUIN.

Pardi tu me la donne belle ! on en pend qui valent mieux ; et sans aller plus loin, sais-tu bien que j’ai failli à être branché moi, il n’y a qu’un moment.

LE PASSANT.

Vous ?

ARLEQUIN.

Oui, moi-même, en propre personne.

LE PASSANT.

On avait apparemment de bonnes raisons pour cela.

ARLEQUIN.

On n’avait que des raisons de ton pays, c’est-à-dire des impertinences. Un coquin de marchand est venu m’offrir la marchandise, moi je l’ai prise de bonne amitié ; il voulait ensuite que je lui donnasse de l’argent. Je n’en avais point : il s’est fâché et moi aussi, et pour le punir je l’ai payé à bons coups de bâton. Voilà toutes les raisons que l’on avait : cependant ce fripon en est allé chercher d’autres pour m’étrangler ; et mon affaire était faite, si le Capitaine ne m’eût tiré de leurs mains.

LE PASSANT, à part.

Il ne me manquait plus que cette rencontre, un voleur de grand chemin qui a sa bande et son Capitaine dans le voisinage.

ARLEQUIN.

Que dis-tu là ?

LE PASSANT.

Je dis que ce marchand a tort.

ARLEQUIN.

Sans doute, c’est un faquin.

LE PASSANT.

Assurément, et vous avez raison d’être en colère ; car c’est une affaire sérieuse que d’être pendu.

ARLEQUIN.

Comment morbleu, des plus sérieuses ; et quand j’y songe, j’entre dans une colère que je ne me possède pas.

LE PASSANT.

Il faut prendre garde de ne plus vous y exposer. Adieu, Monsieur.

ARLEQUIN.

Où vas-tu ?

LE PASSANT.

Je vais joindre ma compagnie qui n’est pas loin d’ici.

ARLEQUIN.

Non, je veux que tu demeure ; je suis bien aise de causer avec toi.

LE PASSANT.

Je n’ai pas le temps.

ARLEQUIN.

Il faut le prendre, je le veux moi.

LE PASSANT.

Je serai bienheureux si j’en suis quitte pour la bourse.

ARLEQUIN.

Dis-moi, es-tu honnête homme ?

LE PASSANT.

J’en fais profession.

ARLEQUIN.

Et comment veux-tu que je te croie, si tu ne me donne pas des cautions ? car vous en avez tous besoin dans ce pays ? allons, donne m’en, et après nous causerons.

LE PASSANT.

Où voulez-vous que je les prenne ?

ARLEQUIN.

Fouille dans ta poche, c’est-là où vous les mettez.

LE PASSANT, à part.

La chose n’est plus équivoque : tâchons d’en sortir à meilleur marché que nous pourrons. Je vois bien, Monsieur, ce que vous souhaitez : voilà ma bourse, c’est tout mon bien.

ARLEQUIN.

Si quelqu’un m’en demandait autant, je le tuerais ; car je suis honnête homme moi, et qui n’est pas sujet à caution.

LE PASSANT.

Je le vois bien, Monsieur. Adieu.

ARLEQUIN.

Arrête.

LE PASSANT, à part.

Encore. Ciel ! tirez-moi de ce pas.

ARLEQUIN.

Je suis fâché d’en agir ainsi avec toi, parce que tu me parais bon homme, et que tu estimes les Sauvages.

LE PASSANT.

Plût au Ciel que je fusse né parmi eux, je ne serais pas exposé à tous les maux qui me suivent.

ARLEQUIN.

Voilà tes cautions : je te crois honnête homme sur ta parole, puisque tu voudrais être Sauvage.

LE PASSANT.

Mais, Monsieur.

ARLEQUIN.

Sais-tu bien que je suis un Sauvage moi.

LE PASSANT.

Vous ?

ARLEQUIN.

Oui. Je suis arrivé aujourd’hui dans ton pays, et depuis que j’y suis, j’y ai vu plus d’impertinences, que je n’en aurais appris en mille ans dans nos forêts.

LE PASSANT.

Je le crois.

À part.

Dieu soit loué, je respire.

ARLEQUIN.

Dis-moi donc ce qui te fâche ?

LE PASSANT.

C’est la perte d’un procès.

ARLEQUIN.

Quelle bête est-ce là, un procès ?

LE PASSANT.

Ce n’est point une bête, mais une affaire que j’avais avec un homme.

ARLEQUIN.

Et comment est faite cette affaire ?

LE PASSANT.

Mais elle est faite comme un procès.

À part.

Me voilà fort embarrassé pour lui faire comprendre ce que c’est qu’un procès.

Haut.

Savez-vous que nous avons des Lois dans ce pays ?

ARLEQUIN.

Oui.

LE PASSANT.

Ces Lois sont administrées par des gens sages et éclairés.

ARLEQUIN.

Que l’on appelle des Juges, n’est-ce pas ?

LE PASSANT.

Oui. Or si quelqu’un prend votre bien, vous le faites citer devant ces Juges, qui examinent vos raisons et les siennes pour vous juger ; et l’on nomme cela un procès.

ARLEQUIN.

Je comprends à présent ce que c’est.

LE PASSANT.

Il y a dix ans que j’intentai un procès à un homme qui me devait cinq cents francs, et je viens de le perdre, après avoir essuyé trente Jugements différents.

ARLEQUIN.

Et pourquoi donner trente Jugements pour une seule affaire ?

LE PASSANT.

À cause des incidents que la chicane fait naître. 

ARLEQUIN.

La chicane ! Qu’est-cela ?

LE PASSANT.

C’est un art que l’on a inventé pour embrouiller les affaires les plus claires, qui deviennent incompréhensibles, lorsqu’un Avocat et un Procureur y ont travaillé six mois.

ARLEQUIN.

Et qu’est-ce qu’un Avocat et un Procureur ?

LE PASSANT.

Ce sont des personnes instruites des Lois et de la formalité.

ARLEQUIN.

De la formalité. Je ne sais pas ce que c’est.

LE PASSANT.

C’est la forme et l’ordre dans lequel on doit présenter les affaires aux Juges pour éviter les surprises.

ARLEQUIN.

C’est bon cela ; ainsi avec cette forme qui ne craint plus de surprise ?

LE PASSANT.

Au contraire, c’est cette même forme qui y donne lieu.

ARLEQUIN.

Et pourquoi ?

LE PASSANT.

Parce que c’est d’elle que la chicane emprunte toutes ses forces pour embrouiller les affaires.

ARLEQUIN.

Mais puisque les Juges sont des gens établis pour rendre justice, pourquoi n’empêchent-ils pas la chicane ?

LE PASSANT.

Ils ne le peuvent pas ; parce que la chicane n’est qu’un détour pris dans la Loi et auquel la forme que l’on a établie pour éviter la surprise a donné lieu.

ARLEQUIN.

Il faut donc que cette Loi et cette forme soient aussi embrouillées que votre raison. Mais dis-moi, puisque les Juges n’ont pas le pouvoir d’empêcher cette injustice, et que vous savez que ces Avocats et ces Procureurs embrouillent vos affaires, pourquoi êtes-vous si sots que de les y laisser mettre le nez ? Par la mort ! si j’avais un procès, et que ces drôles-là y voulurent toucher seulement du bout du doigt, je les assommerais.

LE PASSANT.

Il n’est pas possible de s’en passer ; ce sont des gens établis par les Lois, par le ministère desquels les affaires doivent être portées devant les Juges ; car il ne vous est pas permis de plaider votre cause vous-même.

ARLEQUIN.

Et pourquoi ne m’est-il pas permis ?

LE PASSANT.

Parce que vous n’avez pas étudié les Lois, et que vous ne savez pas la formalité.

ARLEQUIN.

Quoi ! parce que je ne sais pas l’art d’embrouiller mon affaire, je ne puis pas la plaider ?

LE PASSANT.

Non.

ARLEQUIN.

Écoute, je pourrais bien te casser la tête pour prix de ton impudence ; est-ce parce que je t’ai rendu tes cautions que tu veux te moquer de moi ?

LE PASSANT.

Je ne me moque point, je ne vous dis que trop la vérité : les Lois sont sages, les Juges éclairés et honnêtes gens ; mais la malice des hommes qui abusent de tout, se sert de l’autorité de la Justice pour soutenir l’iniquité. Comme il faut continuellement de l’argent, les pauvres ne peuvent faire valoir leurs droits, et les autres s’épuisent.

ARLEQUIN.

Quoi ! vous donnez de l’argent.

LE PASSANT.

Sans doute ; il le faut toujours avoir à la main ; sans quoi Thémis est sourde, et rien ne va.

ARLEQUIN.

Les gens de ce pays ont le diable au corps pour faire argent de tout ; ils vendent jusqu’à la justice.

LE PASSANT.

On la donne quant au fond ; mais la forme coûte bien cher ; et la forme chez nous emporte toujours le fond : je me suis épuisé pour soutenir mon procès ; et je le perds aujourd’hui parce que la forme me manque.

ARLEQUIN.

Et cela te fâche ?

LE PASSANT.

Belle demande !

ARLEQUIN.

Pardi tu es un grand sot ! tu dois en être bien aise.

LE PASSANT.

Pourquoi ?

ARLEQUIN.

Parce que tu t’es défait d’une mauvaise chose, que tu serais bien aise d’avoir perdu il y a dix ans : pour moi je t’assure que si j’avais un tel meuble, je l’aurais bientôt jeté dans la rivière. Mais à propos, ne m’as-tu pas dis que ton procès était de cinq cents francs ?

LE PASSANT.

Oui.

ARLEQUIN.

Je suis bien fâché que tu l’aie perdu ; si tu l’avais encore, je te prierais de me le donner, j’irais chercher mon fripon de Marchand, qui vouloir cinq cents francs de sa marchandise, et je lui donnerais ton procès en paiement, pour le punir de la pièce qu’il ma faite.

LE PASSANT.

Vous ne pourriez mieux vous venger. Vos réflexions charment mes ennuis, et je suis bien fâché que mes affaires m’empêchent de jouir plus longtemps du plaisir de votre conversation. Adieu, Monsieur, puissiez-vous toujours conserver cette innocence et cette simplicité.

ARLEQUIN.

Adieu. Si tu es sage, n’aie plus de procès.

 

 

Scène III

 

ARLEQUIN, seul

 

C’est une détestable chose qu’un procès ! j’ai peur d’en trouver quelqu’un sous mes pas ; mais c’est les biens qui en sont la cause ; Oh, oh ! j’attraperai bien la chicane et la formalité : je n’aurai rien ; ainsi il n’y aura point d’Avocat ni de Procureur qui veuille se donner la peine d’embrouiller mes affaires.

 

 

Scène IV

 

FLAMINIA, VIOLETTE, ARLEQUIN

 

FLAMINIA.

Voilà notre sauvage. Où a-t-il pris cet équipage ?

VIOLETTE.

Bonjour, Arlequin.

ARLEQUIN.

Ah ! bonjour, Violette.

VIOLETTE.

Vous êtes bien beau.

ARLEQUIN.

Vous me trouvez donc beau comme cela ?

VIOLETTE.

Assurément.

ARLEQUIN.

J’en suis bien aise.

À part.

Si la tête n’a pas tourné aux gens de ce pays, je ne suis qu’une bête.

FLAMINIA.

Tu trouves donc extraordinaire que l’on te trouve mieux comme cela ?

ARLEQUIN.

Je trouve fort plaisant de me voir si beau, sans qu’il y aille rien du mien.

FLAMINIA.

Ainsi tu te moques de Violette de dire que tu es beau ?

ARLEQUIN.

Je ne me moque pas de Violette, parce que je suis bien aise qu’elle me trouve beau ; mais je ris de la folie du Capitaine, qui m’a dit des choses impertinentes, qu’il veut me faire croire. Par exemple il m’a dit, ah, ah, ah, ah !

FLAMINIA.

Et bien, que t’a-t-il dit ?

ARLEQUIN.

Il m’a dit que les jolies gens de ce pays étaient faits comme me voilà, ah, ah, ah !

FLAMINIA, à part.

Je ne puis m’empêcher d’en rire aussi.

ARLEQUIN.

Il m’a dit encore, que c’étaient les beaux habits qui faisaient que l’on recevoir bien les gens ; que l’on avait honte d’aller avec ceux qui n’étaient pas bien propres : ah, ah, ah ! il me croit assez simple pour y ajouter foi.

FLAMINIA.

Cela est pourtant bien vrai, et les plus honnêtes gens donnent dans ce travers comme les autres : il semble qu’un bel habit augmente le mérite.

ARLEQUIN.

Il n’y a pas un Sauvage, pour bête qu’il fût, qui ne crevât de rire, s’il savait qu’il y a d’honnêtes gens dans le monde, qui jugent du mérite des hommes par les habits.

FLAMINIA.

Ils auraient raison.

ARLEQUIN, à Violette.

Je suis donc beau, comme vous voyez, et tout cela pour vous plaire.

VIOLETTE.

Je vous suis bien obligée de vos soins.

ARLEQUIN.

Ah, ah ! ce n’est pas là tout, et le Capitaine m’a aussi appris les grimaces et les contorsions qu’il faut faire sous cet habit. Tenez, voyez si je sais bien.

Il contrefait le Petit Maître.

FLAMINIA.

Assurément, voilà un drôle d’original.

VIOLETTE.

Est-ce là tout ce que le Capitaine t’a appris ?

ARLEQUIN.

Oh que non : il m’a encore appris à dire de jolies choses : écoutez. Mademoiselle, je rends grâce à mon heureuse étoile qui m’a tiré des forêts de l’Amérique pour... pour... des forêts de l’Amérique pour...

VIOLETTE.

Eh bien. Pour...

ARLEQUIN.

Pour ne rien dire du tout. Foin de ma mémoire, j’ai oublié tout ce que j’avais appris.

VIOLETTE.

J’en suis bien fâchée, car cela était bien beau.

ARLEQUIN.

Eh comment ferai-je donc ?

VIOLETTE.

Je n’en sais rien en vérité.

ARLEQUIN.

Vous verrez que je serai obligé de m’en aller sans vous rien dire.

VIOLETTE.

Quoi ! vous ne savez pas me dire que vous m’aimez.

ARLEQUIN.

Je vous le dirais bien dans les bois, mais ici je suis bête comme un cheval.

FLAMINIA, à part..

Il est sort plaisant.

Haut.

Crois-moi, Arlequin, laisse-là ces jolies choses, et dis-lui seulement ce que tu penses, cela vaudra encore mieux.

ARLEQUIN.

Vous avez raison, et je l’aime mieux aussi ; car j’ai trouvé dans le compliment que j’ai oublié des choses que je ne pensais pas. Par exemple, il y avait que je voudrais mourir pour elle, et cela n’est pas vrai ; ainsi j’étais fâché de le dire à Violette, de crainte de la tromper, et cela fait que je ne suis pas si fâché de l’avoir oublié.

FLAMINIA.

Tu viens de dire là de plus jolies choses que toutes celles que l’on pourrait t’apprendre, et Violette en doit être fort contente.

VIOLETTE.

Je le suis aussi beaucoup.

ARLEQUIN.

Je puis donc vous épouser sans plus de cérémonies.

FLAMINIA.

Il faut avoir du bien pour cela : es-tu riche ?

ARLEQUIN.

Non : je suis pauvre, à ce que le Capitaine m’a dit ; car je n’en savais rien.

FLAMINIA.

Tant pis : mon père de qui Violette dépend, ne voudra pas te la donner si tu es pauvre.

ARLEQUIN.

Comment faire donc ? écoute, je suis pauvre à la vérité, mais je ne vais rien faire, et pour tout le bien du monde je n’irais pas d’ici là : cela n’est-il pas bon pour le mariage.

FLAMINIA.

Non assurément : de quoi nourriras-tu ta femme ?

ARLEQUIN.

Je partagerai avec elle ce que le Capitaine me donnera.

FLAMINIA.

Mais de quoi l’habilleras-tu, si tu n’as point d’argent, et si tu n’en veux pas gagner ?

ARLEQUIN.

Te voilà bien embarrassée : elle ira toute nue.

VIOLETTE.

Fi donc !

ARLEQUIN.

Eh bien je te donnerai mes habits, et j’irai nu moi.

FLAMINIA.

Cela n’est pas permis ici, et l’on te mettrait aux Petites Maisons. 

ARLEQUIN.

Tant mieux, je les aime mieux que les grandes, où je me perds toujours, et cela m’ennuie.

FLAMINIA.

Oui : mais les Petites Maisons sont des endroits où l’on ne met que les fous.

ARLEQUIN.

C’est bien plutôt dans les grandes que vous les mettez : n’y a-t-il pas de la folie de bâtir un Village entier pour une seule personne ?

FLAMINIA.

Tu as raison ; mais avec tout cela, on ne te donnera pas Violette si tu n’as rien.

ARLEQUIN.

Ah ! les vilaines gens que ceux de ton pays : écoute, Violette ; m’aimes-tu ?

VIOLETTE.

Oui.

ARLEQUIN.

Eh bien, viens-t-en avec moi, je te mènerai dans un pays où nous n’aurons pas besoin d’argent pour être heureux, ni de Lois pour être sages : notre amitié sera tout notre bien, et la raison toute notre Loi : nous ne dirons pas de jolies choses, mais nous en serons.

FLAMINIA.

J’aime trop Violette pour la laisser aller ; mais ne te mets pas en peine : je n’aime pas le bien moi, et je ferai en sorte que l’on te donne Violette malgré ta pauvreté.

ARLEQUIN.

Me le promettez-vous ?

FLAMINIA.

Oui.

ARLEQUIN.

Es-tu sujette à caution comme les autres ?

FLAMINIA.

Non, tu peux te fier à ma parole.

ARLEQUIN.

Je le crois, puisque-tu n’aimes pas le bien ; car il n’y a que ceux qui préfèrent l’argent à leurs amis qui aient besoin de cautions.

Violette laisse tomber un miroir qu’Arlequin ramasse : Il s’y voit et croit d’abord que c’est encore un portrait.

Ah, ah ! tu portes aussi des hommes en poche : il est bien joli celui-là, il remue.

Arlequin diverti par les mouvements de l’homme qu’il croit voir, fait cent postures bizarres.

Ah, ah, ah ! Ce drôle-là est bouffon.

Il continue a faire des grimaces.

Pardi voilà un plaisant original, regarde un peu, Violette, il se moque de moi.

Violette regarde, et Arlequin surpris de la voir dans le miroir, marque son étonnement dans tous ses mouvements.

Oh ! est-ce que tu es double ? te voilà dans deux endroits tout à la fois.

VIOLETTE.

C’est ma figure.

ARLEQUIN.

Mais comment diable est-elle venue là ?

VIOLETTE.

Ah, ah, ah, ah !

ARLEQUIN.

Regarde, regarde, elle rit aussi, ah, ah, ah ! et cet autre aussi, ah, ah, ah !

Violette et Arlequin rient, et les ris d’Arlequin augmentent à mesure qu’il se voit rire.

Pardi, voilà les plus drôles de corps que j’aie vu ; ils sont tout comme nous. Baisons-nous un peu, pour voir s’ils se baiseront aussi.

Il la baise.

FLAMINIA.

Voilà une plaisante scène !

ARLEQUIN.

Vois, vois, comme ils se baisent : ah, ah, ah !

Il regarde derrière le miroir, pour voir ou ils sont.

FLAMINIA.

Que cherche-tu ?

ARLEQUIN.

L’endroit où ces gens-là sont : il est aussi grand que celui-ci, et cependant je ne puis voir sa place.

Il regarde encore dans le miroir et n’y voyant plus Violette.

Ah ! et où diable est allée cette fille qui te ressemblait ?

FLAMINIA.

Je veux t’expliquer la chose. On nomme cela un miroir : c’est un secret que nous avons pour nous voir ; car ce que tu vois n’est que ton image que cette glace réfléchit ; et il en sait de même de toutes les choses qui lui sont présentées.

ARLEQUIN.

Voilà un fort beau secret ! mais dis-moi, puisque vous savez faire de ces miroirs, que n’en faites-vous qui représentent votre âme et ce que vous pensez, ceux-là vaudraient bien mieux ; car je pourrais voir dedans si Violette ne me trompe pas, lorsqu’elle me dit qu’elle m’aime.

FLAMINIA.

Effectivement, de tels miroirs seraient beaucoup plus utiles.

ARLEQUIN.

Sans doute, et si j’en avais eu un lorsque mon fripon de marchand est venu pour m’attraper, je l’aurais regardé dedans, et connaissant ses mauvais desseins, je n’en aurais pas été la dupe.

VIOLETTE.

Cela serait bien nécessaire.

 

 

Scène V

 

PANTALON, FLAMINIA, VIOLETTE, ARLEQUIN

 

FLAMINIA.

Ah ! mon père, si vous étiez venu un moment plutôt, vous vous seriez bien diverti de la surprise d’Arlequin à la vue d’un miroir et de ses effets : il nous a donné la comédie.

PANTALON.

Je suis bien fâché de ne m’y être pas trouvé. Les plaisirs naissent ici sous vos pas ; Mario vous en prépare de nouveaux dans une fête galante qu’il vous donne : elle va paraître, je vous prie de faire les choses de bonne grâce.

FLAMINIA.

Il sera content de ma politesse.

PANTALON.

Voici la fête.

 

 

Scène VI

 

PANTALON, FLAMINIA, VIOLETTE, ARLEQUIN, L’HYMEN, L’AMOUR, TROUPE DE JEUX et DE PLAISIRS

 

L’AMOUR.

Mon frère, à la fin vous ruinerez votre empire, pour y vouloir engager trop de monde sans moi. Croyez une fois mes conseils : laissez la fortune et les vains brillants dont vous séduisez les âmes plutôt que vous ne les gagnez, et ne recevez point de cœur sous vos Lois, si l’amour même ne vous les livre.

L’HYMEN.

Il est vrai que je le devrais, mais c’est votre faute et non la mienne. Je ne refuse point les cœurs que vous me présentez : depuis longtemps vous êtes conjuré contre mon empire, et les feux que vous allumez ne tendent qu’à me détruire.

L’AMOUR.

Finissons aujourd’hui nos débats en faveur de Flaminia : elle doit entrer sous vos Lois, je vous offre tous mes feux pour elle : je la blessai autrefois du plus doux de mes traits en saveur de Lélio ; vous lui destinez Mario : pour accorder notre différend sur cela, souffrez que je lui présente les cœurs de l’un et de l’autre, et tenons-nous à son choix.

L’HYMEN.

À cette condition je consens de me raccommoder sincèrement avec vous.

L’AMOUR, à Flaminia.

Je vous offre ces cœurs charmante Flaminia : ils sont tous les deux dignes de vous ; Mario est tendre et riche à la fois, Lélio n’a pour tout bien que les sentiments purs et sincères que je lui ai inspirés pour vous : choisissez, l’Amour et l’Hymen ne veulent aujourd’hui vous engager que par votre propre choix.

FLAMINIA.

Je vois bien, charmant Amour, que vous favorisez secrètement Lélio, puisque vous employez la pitié que ses malheurs exigent de mon cœur, pour aimer encore mes sentiments pour lui.

PANTALON.

Songez, Flaminia, à la soumission que vous devez avoir pour mes volontés, et que c’est Mario qui vous donne cette fête.

FLAMINIA.

Je ne perds point de vue mes devoirs ; mais je sais que tout est réciproque, entre les pères et les enfants, comme entre le reste des hommes : il est sans doute juste que les enfants respectent leur père en tout, mais il n’est pas moins juste que les pères bornent leur autorité sur leurs enfants, dans les bornes d’une exacte équité, et qu’ils ne la poussent pas jusqu’à les sacrifier à leurs prétentions.

PANTALON.

Ce n’est point vous sacrifier, que de vouloir vous rendre heureuse.

FLAMINIA.

Vous croyez me rendre heureuse, et moi je dis le contraire : ainsi vous et moi sommes parties, et il n’y a qu’un tiers qui puisse en décider, choisissons-en un.

PANTALON.

Ce serait un plaisant arbitrage !

FLAMINIA.

Qu’Arlequin nous juge.

PANTALON.

Voilà assurément un Juge bien grave !

FLAMINIA.

Écoutons-le, cela ne coûte rien.

PANTALON.

Tu es folle.

FLAMINIA.

Il aime la vérité et la dit toujours lorsqu’il la connaît ; il ne faut que lui bien expliquer la chose, et je suis assurée qu’il décidera sainement.

PANTALON.

Voyons.

FLAMINIA.

Écoute, Arlequin : j’aime un Amant depuis longtemps, mon père m’avait promis de me le donner, il était riche lorsque je commençai à l’aimer, aujourd’hui il est pauvre ; dois-je l’épouser, quoiqu’il n’ait point de bien ?

ARLEQUIN.

Si tu n’aimais que son bien, tu ne dois pas l’épouser, parce qu’il n’a plus ce que tu aimais ; mais si tu n’aime que lui, tu dois l’épouser parce qu’il a encore tout ce que tu aime.

FLAMINIA.

Oui ; mais mon père qui vouloir me le donner quand il était riche, ne le veut plus aujourd’hui qu’il est pauvre.

ARLEQUIN.

C’est que ton père n’aimait que son bien.

FLAMINIA.

Et il veut m’en donner un autre qui est riche, que je ne puis aimer, parce que j’aime toujours le premier.

ARLEQUIN.

Et cela te fâche.

FLAMINIA.

Sans doute.

ARLEQUIN.

Écoute : fais perdre encore à celui-ci son bien, et ton père ne te le voudra plus donner.

FLAMINIA.

Cela n’est pas possible. Que dois-je donc faire ? obéirai-je à mon père, en prenant celui que je n’aime point, ou lui désobéirai-je, en prenant celui que j’aime ?

ARLEQUIN.

Te maries-tu pour ton père ou pour toi ?

FLAMINIA.

Je me marie pour moi seule apparemment.

ARLEQUIN.

Et bien, prends celui que tu aimes, et laisse dire ce vieux fou.

PANTALON.

Le Juge et la fille sont deux impertinents. Taisez-vous.

FLAMINIA.

Je ne lui ai pas dicté ce qu’il vient de me dire ; mais au terme de fou près, c’est la nature et la raison toute simple qui s’expliquent par sa bouche.

PANTALON.

La nature et la raison ne savent ce qu’elles disent, vous n’êtes qu’une sotte ; on ne vit pas de sentiments, il faut du bien dans le mariage.

MARIO.

Ne vous emportez pas, Monsieur : les sentiments de Mademoiselle sont aussi beaux, que le jugement d’Arlequin est raisonnable, et vous devez vous rendre à ses vœux ; quoiqu’ils me soient contraires, je ne les approuve pas moins, et je vous demande comme une preuve de l’amitié dont vous m’honorez, d’être favorable à Lélio.

PANTALON.

Vous prenez, Monsieur, votre parti en galant homme, et moi je saurai le prendre en père sage, et qui sait ce qui convient à sa fille.

MARIO.

Voici un homme qui vous rendra plus traitable.

Il lui présente Lélio.

LÉLIO.

Si il n’y a, Monsieur, que les bruits de ma mauvaise fortune qui vous aient indisposé contre moi, il est facile de les détruire ; je suis plus riche que je n’ai jamais été : et si d’ailleurs vous ne me jugez pas indigne de votre alliance, ma fortune ne mettra point d’obstacle à ma félicité.

PANTALON.

Il n’est donc pas vrai que vous êtes ruiné ?

LÉLIO.

Non, Monsieur ; un naufrage que j’ai fait sur les côtes d’Espagne a donné lieu ; à ces bruits : vous pouvez, lorsque vous voudrez approfondir la vérité.

PANTALON.

Je me rends, ma fille a raison.

LÉLIO.

Permettez, charmante Flaminia, que je vous marque ma reconnaissance à vos pieds.

FLAMINIA.

Levez-vous, Lélio ; je suis si saisie que je n’ai pas la force de vous répondre.

PANTALON.

Je vous demande pardon, Seigneur Lélio, de l’injustice que je vous faisais ; oubliez les, et recevez ma fille pour gage de notre amitié.

ARLEQUIN.

À ce que je vois, les Amants valent mieux ici que les autres ; ils sont plus naturels. Écoutez, vous trouvez donc mon jugement bon ?

MARIO.

Des meilleurs, mon cher Arlequin.

ARLEQUIN.

Je connais que tout ce que vos Lois peuvent faire de mieux chez vous, c’est de vous rendre aussi raisonnables que nous sommes, et que vous n’êtes hommes qu’autant que vous nous ressemblez.

FLAMINIA.

Tu as raison.

ARLEQUIN.

Vous voyez que j’aime Violette comme vous aimez Lélio, c’est-à-dire, sans songer à l’argent, donnez-là moi.

FLAMINIA.

Je le veux, si Violette y consent.

VIOLETTE.

Mais il est bien joli.

LÉLIO.

Je t’entends : je me charge de vous rendre heureux.

MARIO.

Allons, qu’on ne parle plus ici que de plaisirs.

Les Jeux et les Plaisirs font un Ballet, après lequel on chante les Vers suivants.

Air.

Les pompeux nuages
De nos vanités,
Dans tous nos usages
Nous rendent sauvages ;
Et des lueurs de vérité
Font tout le lustre de nos Sages.
Du noir abîme des erreurs,
S’élèvent de brillants mensonges :
Leur vis éclat séduit nos cœurs,
Sous le nom de vertus, nous consacrons des songes.

Vaudeville.

Vous achetez vos Maîtresses,
Chez vous sans or, point d’amour ;
On y vend jusqu’aux tendresses ;
Tandis que les ours,
Dans les antres sourds,
Donnent leurs caresses.

On voit ici la plus belle
Cacher ses traits sous le fard ;
Mais la Guenon naturelle,
Sans rouge, sans art,
Au Singe camard 
Ne plaît que par elle.

Laissez le rouge des femmes,
Il ne produit point d’erreurs ;
Blâmez le fard de vos âmes,
Que masquant vos cœurs,
Les rend plus trompeurs
Que le fard des Dames.

Au parterre.

Je ne cherche qu’à vous plaire,
Et j’en fais tout mon objet ;
Si mon discours trop sincère
Fait mauvais effet,
Parlez, s’il vous plaît,
Je saurai me taire.

PDF