Arlequin Misanthrope (Louis BIANCOLELLI - Charles-Ignace BRUGIÈRE DE BARANTE)

Comédie en trois actes et un prologue.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 22 décembre 1696.

 

Personnages

 

ARLEQUIN

OCTAVE, Amant de Colombine

COLOMBINE

LE DOCTEUR, Père d’Octave

SCARAMOUCHE, valet d’Octave

PIERROT, valet d’Arlequin

MONSIEUR DISANVRAY, Philosophe

MADAME DE L’ARCHITRAVE, Architecte

MEZZETIN, intrigant

LA COMTESSE

LE CHEVALIER

UN VIEILLARD

FEMME DU VIEILLARD

DEUX GASCONNES

UN PEINTRE

UN LIBRAIRE

MONSIEUR DE COLAFON, Maître à danser

LE FILS du Docteur

LA FILLE du Docteur

JAQUET, Paysan

MACINE, Paysanne

MONSIEUR DE GERESOL, Maître à chanter

MONSIEUR DE LA CABRIOLE, Maître à danser

 

La scène est dans un bois.

 

 

PROLOGUE

 

 

Scène première

 

ARLEQUIN, COLOMBINE

 

ARLEQUIN.

Non, te dis-je, je ne la jouerai pas.

COLOMBINE.

Mais tu te moques.

ARLEQUIN.

Il n’y a point de plaisanterie à cela, et j’aimerais mieux être Arlequin Cochon, Arlequin Dogue, Cygne, Taureau, et tout ce qu’il te plaira, que d’être Arlequin Misanthrope.

COLOMBINE.

Eh bien, il faut donc se résoudre à faire rendre l’argent. Quoi renvoyer tout ce beau monde-là ? Il faut avoir le cœur bien dur. Ah ! ah !

ARLEQUIN.

Oh, je te connais, tu es tout comme les autres femmes ; il n’y a que l’intérêt qui te gouverne ; quand tu déplores ce beau monde-là, tu le regardes bien moins au visage qu’à la bourse.

COLOMBINE.

Mais sérieusement, crois-tu ne pouvoir être Misanthrope, sans déroger à ton Arlequinisme ?

ARLEQUIN.

Non vraiment, un Misanthrope est un homme d’esprit, une fois, et tout le monde sait que je ne suis qu’un sot.

COLOMBINE.

Tu n’es pas glorieux, à ce que je vois.

ARLEQUIN.

Oh, ma foi, si tous les sots rougissaient de l’être, on ne rencontrerait dans les rues que des visages d’écarlate.

COLOMBINE.

Parlons un peu raison.

ARLEQUIN.

Parlons plutôt un langage que tout le monde entende : mais s’il s’agit d’argumenter, me voilà sur mes bancs. Allons.

COLOMBINE.

Vous êtes un sot, dites-vous ?

ARLEQUIN.

Concedo majorem.

COLOMBINE.

Or est-il qu’il y a plusieurs pièces où vous faites l’homme d’esprit : donc pour être un sot vous ne laissez pas de pouvoir fort bien jouer le Misanthrope.

ARLEQUIN.

Nego consequentiam. N’est-ce pas bien raisonner. Vous êtes une salope, il y a des pièces où vous faites la femme d’importance. Ergo vous n’êtes pas une salope. Cela fait pitié.

COLOMBINE.

Mais ne fais-tu pas l’Apothicaire dans l’Empereur de la lune ?

ARLEQUIN.

Il est vrai qu’il faut un esprit bien profond, pour mettre adroitement un lavement bien en place.

COLOMBINE.

Ne fais-tu pas l’Avocat, le Procureur, le Baron, le Marquis ?

ARLEQUIN.

Et parmi les Avocats, les Procureurs, les Barons, les Marquis, n’y a-t-il point de sots ? Tiens ma pauvre Colombine, ne nous abusons point. Feuilletons toutes les Annales arlequiniques, repassons sur les faits et gestes de tous les Arlequins du monde, je te défie de trouver un Misanthrope. Nous sommes de bons petits hommes, qui faisons gracieusement une culbute, nous soupirons tendrement pour une belle marmitonne comme toi, nous faisons éloquemment le panégyrique d’une bonne soupe, et déployons avec énergie la cherté du vin et du fromage de Milan. Mais n’en demande pas davantage : c’est là le non plus ultra de notre savoir faire.

COLOMBINE.

Trêve de modestie. Je te réponds moi que tu te tireras fort bien du rôle qu’on t’a donné.

ARLEQUIN.

Il faudrait pour ma sûreté que ces Messieurs m’en répondissent solidairement avec toi. Mais supposons que je veuille jouer cette pièce, qui l’annoncera ? Tu sais bien qu’Octave ne veut pas s’en mêler, et qu’aujourd’hui une pièce ne saurait réussir si elle n’est annoncée, et si l’Auteur ne vient demander humblement quartier aux Auditeurs, les prévenir sur les défauts, et les prier de ne chercher pas plus d’esprit et de raison dans la prose que de rime et de mesure dans les vers.

COLOMBINE.

Est-ce là ce qui t’embarrasse. Je l’annoncerai, moi.

ARLEQUIN.

En ce cas, j’en augure bien ; car on ne parvient aujourd’hui que par le Canal des femmes.

COLOMBINE annonce.

Quelque liberté que donne notre Théâtre de grossir les traits et de changer les idées ; vous savez bien, Messieurs, qu’il y a une extrême différence entre un Arlequin et un Philosophe. Ainsi si vous nous trouvez dans quelques endroits un peu au-dessus de notre jeu ordinaire, n’en accusez que le désir ardent que nous avons de vous plaire : C’est lui qui nous a fait choisir le plan de Satire que nous allons vous donner, dans lequel nous avons néanmoins si bien mêlé toutes les gentillesses du Théâtre Italien, que si le goût du siècle était un peu moins difficile, nous oserions nous flatter d’y avoir mis de quoi contenter tout le monde. Heureux si nous avions pu atteindre à ce but qui doit être la seule fin de la Comédie, de corriger les mœurs en divertissant l’esprit, plus heureux encore, si à la fin de notre Pièce, que nous vous supplions d’écouter jusqu’au bout, vous nous donnez des marques que vous sortez contents.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ARLEQUIN, dans un bois parmi des Animaux qu’il salue

 

Bonjour camarade. Ah, de tout mon cœur ! Je suis votre très humble serviteur. Votre valet de toute mon âme. Ma foi il n’est point de pire animal que l’homme, et il n’en est pas de moins humain. Eh quoi, ces pauvres petites bêtes ne me disent pas le moindre mot : Je ne vois point ici de ces esprits aigres, qui se font un point d’honneur de ne convenir jamais. Je vis à ma fantaisie, et les Lions qui sont Seigneurs Hauts Justiciers et Magistrats en dernier ressort de ces bois, n’exigent point de moi que j’aille me morfondre sur leur escalier, ou m’ennuyer dans leur Antichambre. Je ne suis point éclaboussé par un parvenu, qui à la faveur d’une métamorphose qu’il a peine à concevoir lui-même, se trouve dans un Carrosse que son père menait jadis. Je n’essuie rien de la polissonnerie des petits maîtres, et ne suis point obligé de me récrier sur les fadaises d’un mauvais plaisant de qualité, qui fait vingt fois par jour passer en revue cinq ou six mauvais contes qu’il a pillés dans l’Espiègle ou dans le Tombeau de la mélancolie. Je ne vais point faire ma cour à un Grand de nouvelle édition, qui embarrassé de sa personne, et plus droit qu’un échalas, semble avoir perdu l’usage des mouvements de son corps ; qui jette à peine les yeux sur la foule d’adulateurs qui l’environne, et croirait m’honorer beaucoup, s’il pouvait prendre sur sa paralytique gravité un mouvement de Pagode pour faire voir qu’il m’a remarqué. Je ne prête point ici une attention de trois heures au récit burlesque des promesses d’un Fanfaron qui ne s’est jamais montré aux ennemis que par la croupe de son Cheval. Nulle complaisance ne m’engage de répondre aux mines enfantines d’une beauté surannée qui oublie qu’elle n’a pas une dent dans la bouche, sur laquelle Carmeline n’ait une hypothèque spéciale. Je me promène seul et ne gobe point la nuée de poudre, qu’excite dans la grande allée des Tuileries, le superflu du manteau des Coquettes à taille équivoque. Je n’y vois point de ces Marquises de contrebande qui en gourgandine et en petites mules, portent répandue sur toute leur personne une idée d’occasion prochaine. Enfin je suis ici à couvert des impertinences dont Paris est rempli, et je trouve que ce n’est qu’avec les Animaux qu’on se défait de la férocité qu’on a contractée avec les hommes. Oui, mes chers camarades, c’est avec vous seuls qu’on peut vivre en repos. Je hais les hommes, je les déteste, ils sont faux, doubles, hypocrites, méprisables.

Bien entendu, qu’en ceci,
La femme est comprise aussi.

Oui, si j’en trouvais quelqu’une, je me ferais un plaisir de la traiter comme elle mérite. Je la...

Il aperçoit Colombine.

Ohimé.

 

 

Scène II

 

COLOMBINE, ARLEQUIN

 

COLOMBINE.

Ah, Monsieur, que je suis heureuse de trouver une figure d’homme dans un lieu où je ne vois que des Bêtes.

ARLEQUIN, à part.

Figure d’homme ? Elle est toute jolie. Je me défie furieusement de moi-même.

COLOMBINE.

Monsieur, ne pourriez-vous point me dire des nouvelles de ce que je cherche ?

ARLEQUIN, à part.

Tenons bon.

COLOMBINE.

Il me tourne le dos. Que je suis malheureuse !

ARLEQUIN, à part.

La charmante pleureuse ! Que je crains pour le Misanthropie.

COLOMBINE.

Monsieur, ne me rebutez pas, je vous en conjure.

ARLEQUIN, allant et revenant.

Non... Ce sexe est fait pour tromper tout le monde.

COLOMBINE.

Ah, craignez-vous quelque chose d’une malheureuse qui implore votre secours ?

ARLEQUIN.

Vous êtes plus à craindre pour moi que toutes les bêtes de ces bois.

COLOMBINE.

Mais qu’appréhendez-vous ?

ARLEQUIN.

Mais que demandez-vous ?

COLOMBINE.

Que vous ayez la bonté de m’écouter et de me répondre.

ARLEQUIN.

Parlez : car c’est une folie de vouloir empêcher une femme de parler.

COLOMBINE.

Il y a huit jours, Monsieur, que je suis sortie de Paris, pour chercher un scélérat, un parjure, un perfide...

ARLEQUIN.

Quoi, ma mie, vous partez exprès de Paris, pour chercher un malhonnête homme ? Eh fi, vous n’y pensez pas ? Si j’avais à chercher un perfide, un parjure, un scélérat, sans aucun frais de quête j’irais tout droit à Paris.

COLOMBINE.

N’insultez point une malheureuse ; et si vous êtes insensible à mes maux, ne les rendez pas plus cuisants par vos railleries.

ARLEQUIN.

Hé bien, la Belle enfant, quelle est la cause de votre douleur ?

COLOMBINE.

Monsieur, il y a environ quatre ans que ma mère est veuve.

ARLEQUIN.

Tant mieux pour elle, et tant pis pour vous.

COLOMBINE.

Comme mon père n’avait pas laissé beaucoup de bien, elle fut obligée de se servir de ses meubles pour gagner sa vie.

ARLEQUIN.

C’est un expédient dont bien des femmes s’avisent.

COLOMBINE.

Je veux dire, qu’elle meubla une maison où venaient loger beaucoup de gens de qualité et surtout grand nombre d’Étrangers.

ARLEQUIN.

C’est-à-dire souvent, grand nombre de dupes.

COLOMBINE.

Ma mère qui n’avait que moi d’enfant, me donnait la meilleure éducation qu’il lui était possible, et tâchait de m’inspirer les airs d’une personne de condition.

ARLEQUIN.

Éducation bien conditionnée.

COLOMBINE.

À vous dire le vrai, je me suis toujours senti une furieuse inclination d’être grande Dame.

ARLEQUIN.

La pauvre petite !

COLOMBINE.

Je n’avais que douze ans, quand ma mère fit tirer mon horoscope. On dit que ma beauté ferait ma fortune ; et on assure même que j’ai dans la main une couronne bien marquée.

ARLEQUIN.

Pronostic pour la tête du futur.

COLOMBINE.

Parmi les Étrangers qui logeaient chez nous, il y avait un jeune Prince, Allemand fait à peindre et beau comme les amours ; nous apprenions à chanter du même Maître, et lisions des Romans ensemble.

ARLEQUIN.

Suite du pronostic. C’est ici le voyage de l’Île d’Amour ? Eh bien, comment vous embarquâtes-vous ?

COLOMBINE.

Un jour que nous étions dans le Jardin, il me fit une déclaration d’amour toute prise du troisième tome de Cyrus.

ARLEQUIN.

L’habile homme !

COLOMBINE.

Dame, comme j’avais les idées fraîches aussi bien que lui, je le payai sur le champ en même monnaie.

ARLEQUIN.

La belle présence d’esprit.

COLOMBINE.

Depuis ce temps-là, il ne me quittait presque plus, il s’ennuyait partout où je n’étais point, et me disait cent fois le jour qu’il m’aimait plus que lui-même.

ARLEQUIN.

Et votre mère vous prêtait ses meubles.

COLOMBINE.

Oh ! elle se défia de cette grande familiarité, elle savait par expérience... Enfin elle me défendit de le voir, et me mit en pension chez une de mes tantes.

ARLEQUIN.

De sorte que vous ne vîtes plus le godelureau, vous ne sûtes plus de ses nouvelles !

COLOMBINE.

Bon, à quoi nous aurait donc servi le Maître à chanter ? Le Prince le mit si bien dans nos intérêts, qu’il me donnait tous les jours un billet de sa part, et lui en reportait la réponse.

ARLEQUIN.

Il est vrai que ces Messieurs les Maîtres à chanter ont un précieux tendre pour les amants persécutés.

COLOMBINE.

Ce n’est pas tout. Comme le Prince ne pouvait me voir chez ma tante, le Maître à chanter obtint qu’elle me permettrait d’aller à un Concert où il y aurait beaucoup de gens de qualité.

ARLEQUIN.

Vous y fûtes sous le bon plaisir de la bonne tante ?

COLOMBINE.

Oui, j’y fus avec une fille du voisinage ; mais au lieu de Concert nous ne trouvâmes que le Prince : j’entrai dans la chambre où il était, pendant que le Musicien entretenait notre voisine.

ARLEQUIN.

Ouf maudit ménétrier ! Eh bien, eh bien, que fîtes-vous là ?

COLOMBINE.

Oh Dame, Monsieur, quand on s’aime bien, qu’un Maître à danser conduit l’intrigue, et qu’on a une si belle occasion de vérifier les prédictions... je songeai à mon horoscope, et mon jeune Prince me fit une promesse de Mariage.

ARLEQUIN.

Voilà le dénouement.

COLOMBINE.

Nous nous vîmes encore plusieurs fois chez le Musicien, sous le même prétexte de Concert.

ARLEQUIN.

Eh, que ces Concerts déconcertent de jolies filles, mais enfin.

COLOMBINE.

Mais enfin, il y a aujourd’hui six jours que j’appris par un bruit de Ville que le Prince avait disparu. Je vous laisse à penser si cette nouvelle me perça le cœur ; mais sans m’amuser à pleurer, je pris tout ce que j’avais d’argent, et quelques pierreries que ma mère m’avait données, et je montai à cheval, résolue de chercher mon infidèle par tout le monde ; et de le suivre jusqu’aux extrémités de la terre.

ARLEQUIN.

Voilà un beau dessein.

COLOMBINE.

Ah, Monsieur, je le trouverai, ou je mourrai à la peine ; il y a deux ans que je l’aime.

ARLEQUIN.

Comment donc, deux ans ? et je ne croyais pas que depuis feue Artémise de constante mémoire, aucune femme eût aimé plus de vingt-quatre heures.

COLOMBINE.

Je l’aimerai jusqu’à la mort.

ARLEQUIN.

Cela n’est pas bien sûr. Mais aussi, n’est-ce point la Principauté que vous courez plutôt que l’Amant ; ce que les femmes de ce temps-ci ne mettent pas en amour, elles le dépensent bien et au-delà en ambition.

COLOMBINE.

Quelle injure vous faites à la sincérité de mes sentiments ! Ou, quand mon amant serait le dernier des hommes, je ne l’en aimerais pas moins.

ARLEQUIN.

Une fille qui n’aime, ni par ambition ni par intérêt ? quelle merveille ! Voilà mon fait. Mettons-nous bien dans son esprit. Mademoiselle, je vous plains, et vous offre tout ce qui dépend de moi. Venez vous reposer, nous tâcherons de savoir des nouvelles de ce que vous cherchez.

COLOMBINE.

Ce n’est pas un médiocre avantage, de trouver en l’état où je suis quelqu’un qui prenne part à mes disgrâces.

 

 

Scène III

 

OCTAVE, SCARAMOUCHE, en habit de livrée

 

OCTAVE.

Ô Ciel ! dans quel étrange situation me trouvai-je ? Je fuis Colombine, et mon cœur court après elle, depuis six jours que je l’ai quittée, j’ai souffert tout ce que... Mais ne vois-je pas Scaramouche que j’avais laissé à Paris pour m’en apporter des nouvelles ?

SCARAMOUCHE.

Gare, Monsieur, gare, prenez garde, hem, n’est-elle pas là ?

OCTAVE.

Qui ?

SCARAMOUCHE.

Colombine.

OCTAVE.

Colombine ?

SCARAMOUCHE.

Oui Colombine, elle doit être ici.

OCTAVE.

Mais comment veux-tu qu’elle soit ici puisque je l’ai laissée à Paris ?

SCARAMOUCHE.

Diable, une fille de Paris un peu jolie, fait bien du chemin en peu de temps.

OCTAVE.

Je n’entends rien à ton peste de galimatias.

SCARAMOUCHE.

Cela veut dire, Monsieur, que le lendemain de votre départ de Paris, Colombine monta à cheval pour vous suivre.

OCTAVE.

Eh bien, Scaramouche.

SCARAMOUCHE.

Eh bien, il y a cinq jours qu’elle vous suit, elle vous doit avoir joint.

OCTAVE.

Mais ne sachant pas où je suis, comment veux-tu qu’elle me trouve.

SCARAMOUCHE.

Oh Diable, Monsieur, une fille amoureuse a bon nez, et un amant aimé est un gibier dont il n’est pas malaisé de suivre la piste. Je vous dis encore un coup, que si Colombine n’est pas ici, elle y sera bientôt.

OCTAVE.

Mais dis-moi, Scaramouche, lorsque Colombine apprit mon départ, que fit-elle ? Que dit-elle de mon absence ?

SCARAMOUCHE, pleurant.

Ah, Monsieur, c’est une chose déplorable. La pauvre fille ! Je ne saurais m’empêcher de pleurer, car je suis sensible aussi.

OCTAVE.

Hélas !

SCARAMOUCHE, riant.

C’était la plus drôle de chose ; quand j’y songe, je ne puis m’empêcher de rire.

OCTAVE.

Et de quoi ris-tu, coquin ?

SCARAMOUCHE.

De la mine qu’elle fit quand vous fûtes parti.

OCTAVE.

Maraud !

SCARAMOUCHE.

J’entrai dans sa chambre, et je la trouvai sur son lit, toute en pleurs, qui s’arrachait les cheveux ; c’est donc ainsi, disait-elle qu’il m’abandonne, qu’il me...

Il pleure.

ah, ah, cela fait crever le cœur.

OCTAVE.

Pouvais-je faire autrement ?

SCARAMOUCHE.

Eh bien, Scaramouche, ajouta-t-elle, tu vois comme on traite un Prince que j’aime à l’adoration.

OCTAVE.

Elle ne sait donc pas qui je suis, et elle me croit toujours un Prince Allemand.

SCARAMOUCHE.

Vraiment, elle se donnerait à tous les diables, que vous êtes le plus grand Prince de toute la princerie ; on n’aurait qu’y lui dire que vous êtes un Comédien ; ma foi.

OCTAVE.

Tant pis Scaramouche, tant pis. Quand Colombine saura que je ne suis qu’un Comédien, quelle chute ? elle en mourra de douleur.

SCARAMOUCHE.

S’il fallait trépaner toutes les femmes qui font de ces chutes-là, les Chirurgiens gagneraient trop d’argent.

OCTAVE.

Continue ton récit.

SCARAMOUCHE.

Traître, infâme, scélérat... c’est elle qui parle.

OCTAVE.

Supprime ces épithètes.

SCARAMOUCHE.

Je suis Historien exact. Je mourrai. Oui, dit-elle, je mourrai de douleur...

Il pleure.

Ah, ah, cela m’arrache les larmes.

OCTAVE.

Hélas !

SCARAMOUCHE.

Et sur le champ elle se lève du lit. Oh pour celui-là il est trop plaisant,

Il rit.

prend les porcelaines de sa cheminée, les jette à terre, prin ; rompt les tableaux, crac ; renverse les meubles, ouvre la fenêtre, et se jette...

OCTAVE.

Où Scaramouche.

SCARAMOUCHE.

Dans un fauteuil.

OCTAVE.

Enfin.

SCARAMOUCHE.

Je n’en vis pas davantage, et je m’en allai.

OCTAVE.

Et pourquoi, coquin ?

SCARAMOUCHE.

Diable, Monsieur, une fille amoureuse qui a perdu son Amant se prend où elle peut ! Que sait-on ? Je ne suis pas dégoûtant et si elle n’était pas dégoûtée, sur ma parole.

OCTAVE.

Taisez-vous, Monsieur le mauvais plaisant. Mais comment sais-tu donc qu’elle est partie ?

SCARAMOUCHE.

C’est que le lendemain, je la vis sortir à cheval par la porte Saint-Honoré, et je conjecture de là qu’elle vous suit.

OCTAVE.

Me voilà plus inquiet et plus embarrassé que jamais.

SCARAMOUCHE.

Pour moi, il y a environ deux heures que je me suis arrivé, et je me suis mis au service d’un nommé Arlequin.

OCTAVE.

Ce Philosophe qui s’est retiré ici ?

SCARAMOUCHE.

Justement, j’ai mes raisons pour cela.

OCTAVE.

Et quelles raisons encore ?

SCARAMOUCHE.

De bonnes raisons pour vos intérêts et pour les miens ; mais retirez-vous, j’ai peur qu’on ne nous surprenne.

 

 

Scène IV

 

PIERROT, SCARAMOUCHE

 

PIERROT, à part.

Il n’y a point à dire, disait-il, il faut qu’un bon valet copie son Maître en tout et partout. Le nôtre est grave, sérieux, misanthrope ; je le veux devenir.

SCARAMOUCHE, à part.

C’est une chose bien dure à un valet un peu alerte, de servir un Philosophe rébarbatif. Mais justement, parce que mon Maître est un misanthrope, je veux rire, chanter, me divertir, n’engendrer point de mélancolie. Faut-il pas qu’il y ait de la différence du valet au maître ? Mais voilà Pierrot notre Cuisinier. Écoutons.

PIERROT, à part.

Je veux être grave comme un Rapporteur qu’on sollicite.

SCARAMOUCHE, riant.

Oui la gravité de Pierrot.

PIERROT, à part.

Ne parler que pas sentences, comme un Magister de Village.

SCARAMOUCHE, riant.

Cela sera beau.

PIERROT, à part.

Ne parler que rarement, comme un mari parle d’amour à sa femme.

SCARAMOUCHE, riant.

On entendra moins de sottises.

PIERROT, à part.

Un air austère et rébarbatif.

SCARAMOUCHE.

Une mine gaie, un visage ouvert, un air riant.

 

 

Scène V

 

MARINETTE, PIERROT, SCARAMOUCHE

 

MARINETTE.

Voilà les gens que je cherche. Abordons-les.

Se tournant vers Pierrot.

Fi le vilain homme ! quelle mine rechignée ? Il ne regarde pas le monde.

Vers Scaramouche.

En voilà au moins qui donne quelque signe de vie.

Vers Pierrot.

Encore ! C’est une pierre, non pas un homme. Tournons-nous devers l’autre.

PIERROT.

À qui en veut cette fille-là ?

SCARAMOUCHE.

Serviteur ma belle personne.

MARINETTE, à Pierrot.

Monsieur, je cherche...

À Scaramouche.

je suis votre très humble servante.

SCARAMOUCHE.

Vous voilà belle comme l’amour.

MARINETTE, à Scaramouche.

À votre service

À Pierrot.

je cherchais...

PIERROT.

Vous l’avez trouvé ? Testigué elle est gentille, démisanthropisons-nous un peu.

SCARAMOUCHE.

Pierrot, vois-tu l’aimable personne.

MARINETTE.

Bon bon, vous vous moquez ; mais si je ne suis pas belle je suis bonne.

PIERROT.

Sot qui s’y fie ? Mais que cherchez-vous ici ?

MARINETTE.

Je cherche condition, et je venais me présenter à vous et à votre Maître.

PIERROT.

Oh, ma foi, vous voilà bien chute ; Servante d’un Philosophe. C’est une bonne boutique : Je ni reste moi, que parce que je suis homme d’esprit.

MARINETTE.

Eh, là là, je ne suis pas si innocente que je le parais ; j’ai été à Paris et une fille ne revient pas de ce pays-là sans avoir appris quelque chose.

SCARAMOUCHE.

Oui dà, et même une fille n’oublie pas l’ordinaire ce qu’elle y apprend.

PIERROT.

Mais savez-vous bien que notre maître n’est pas un homme aisé.

MARINETTE.

Oh que j’en ai bien vu d’autres. Il sera diantrement difficile si je ne l’accommode, je suis faite à tout.

SCARAMOUCHE.

Voilà ce qu’il nous faut.

PIERROT.

Allez, allez, vous ne le connaissez pas. Mor-non pas de ma vie c’est un malin diable que notre Maître, il vous tarabustera rudement.

MARINETTE.

C’est comme je le veux. Laissez-moi seulement manier deux jours son esprit. J’ai servi un Procureur, qui quand j’entrai chez lui, passait pour l’homme de Paris le plus rude... Eh demandez un peu à sa femme comme je l’ai laissé, je l’ai rendu doux, doux comme un petit agneau.

SCARAMOUCHE.

Oh, parbleu après cela, il n’y a point de merveille qu’elle ne fasse.

PIERROT.

Mais comment ça se fait-il ?

MARINETTE.

Ça se fait, tenez... ça se fait moitié figue, moitié raisin, avec un petit air entre innocent et malin. De petites mines par-ci, de petits souris par-là... Tant y a que je ne saurais droitement vous dire comme ça se fait, mais il n’y a rien de si aisé quand on y est.

PIERROT.

An matoise, vus l’entendez.

SCARAMOUCHE.

Elle est parbleu jolie, menons-la à notre Maître.

MARINETTE.

Usez en bien, vous n’y perdrez pas, car je suis de ses filles qui ne négligent rien, et les soins du Maître ne me font pas oublier les valets.

PIERROT.

Je le crois. Allons trouver notre Maître.

SCARAMOUCHE.

Allons.

 

 

Scène VI

 

ARLEQUIN, MONSIEUR DISANVRAY

 

ARLEQUIN.

Eh bien, Monsieur Disanvray, qu’y a-t-il de nouveau à Paris ?

MONSIEUR DISANVRAY.

Quoi ! vous ennuyez-vous déjà dans votre retraite ! À quel changement vous attendez-vous depuis un mois que vous êtes hors de Paris ?

ARLEQUIN.

Un mois, Monsieur Disanvray, vous n’y pensez pas. Faut-il un mois pour changer du blanc au noir, une Ville qui est le mouvement perpétuel. Allez, allez, ma curiosité serait bien satisfaite si je pouvais savoir combien il s’y fait de changements en vingt-quatre heures.

MONSIEUR DISANVRAY.

Qu’est-ce à dire ?

ARLEQUIN.

Eh, faut-il plus d’une nuit pour faire d’une fille une femme, un Gentilhomme d’un roturier, et d’un roturier et d’un faquin, un homme d’importance ?

MONSIEUR DISANVRAY.

Vous avez raison ; mais il serait diantrement difficile de tenir un registre exact de ces changements, tant ils sont fréquents. Mais sans entrer dans un si grand détail, Paris est à peu près de même que vous l’avez laissé ; les hommes y sont fourbes, avides, âpres à l’argent : peu sensibles aux lois de l’honneur, et sacrifiant tout à leur intérêt. Les femmes sont prudes au dehors, et galantes au-dedans ; les vieilles se fardent, les jeunes minaudent. Il y a moins de jaloux que de Cocus.

ARLEQUIN.

Et les Coquettes comment se gouvernent-elles ?

MONSIEUR DISANVRAY.

Les Coquettes ? il n’y en a plus.

ARLEQUIN.

Oh, oh, point de Coquettes.

MONSIEUR DISANVRAY.

Non. Une Coquette n’est-ce pas une femme qui a plusieurs Amants ?

ARLEQUIN.

Oui.

MONSIEUR DISANVRAY.

Eh bien, il n’y a donc plus de Coquettes. Car loin qu’une seule femme ait plusieurs Amants, bien heureuse celle qui en a un à elle seule. Il y a tel homme sur qui dix ou douze femmes mettent l’enchère tout à la fois.

ARLEQUIN.

C’est comme de mon temps. Car j’ai connu autrefois une fort jolie personne intéressée pour un septième sur un Capitaine de Dragons qu’elle ne voyait pas six fois dans tout un quartier d’Hiver.

MONSIEUR DISANVRAY.

C’est une chose déplorable que de voir la disette d’hommes qui règne à Paris, et la cherté dont ils sont. Aussi une femme de bon sens, disait-elle ces jours passés, que dans une année abondante, la nature devrait produire pour le soulagement du pauvre sexe féminin, une certaine quantité d’hommes, comme elle produit du vin et du blé.

ARLEQUIN.

Bon, et quand cette année il serait né autant d’hommes qu’il s’est cueilli de grains de blé, de quelle utilité pourraient-ils être aux Coquettes. Elles seraient passées avant qu’ils fussent mûrs. Mais, Monsieur Disanvray, comment vivent les beaux Esprits à Pris, font-ils toujours corps de communauté, et n’ont-ils qu’un même Syndic avec les fripiers ?

MONSIEUR DISANVRAY.

Comment donc ?

ARLEQUIN.

C’est que de mon temps il leur était défendu de travailler de la besogne neuve, et ils ne s’occupaient qu’à rajuster ce qui avait été fait par les autres.

MONSIEUR DISANVRAY.

C’est donc toujours de même. Car quand vous allez acheter des Livres, vous entendez annoncer comme dans une friperie, Monsieur une petite pensée d’Horace bien proprement retournée. Monsieur, une Satire de Juvénal doublée de neuf. Une Comédie de Térence à grandes manches et grosses boutonnières, des Dialogues de rencontre. Les Oraisons de Cicéron à la pièce.

ARLEQUIN.

De sorte qu’il ne paraît plus de nouveautés.

MONSIEUR DISANVRAY.

Bon. On n’en a jamais tant vu. La rage possède les Auteurs pour imprimer, et si le grand flegme et la retenue du Public qui n’achète plus rien ne modéraient ce grand feu, il n’y aurait pas assez de papier en France. Tel qui n’a pas seulement apprit à lire, fait des Poèmes Dramatiques en Vers et en cinq Actes, qu’on joue cinq fois la semaine. Voilà la liste des Livres qui furent affichés mardi passé.

ARLEQUIN lit.

Relation véritable et remarquable de la sanglante défaite des Anciens par les Modernes, avec la liste des morts et des blessés. À la fin, ces maroufles ont donc été battus ?

MONSIEUR DISANVRAY.

Et comme il faut, il n’y en a pas un qui n’ait quelque vilain coup qui le défigure.

ARLEQUIN.

C’est donc par derrière, car nos braves Modernes ne regardent pas face à face ces poltrons-là. Topographie exacte du visage d’une femme, ou l’art d’y placer les mouches régulièrement, avec une dissertation sur les différentes manières de rire de bonne grâce. Le tout composé par un jeune Abbé de qualité.

MONSIEUR DISANVRAY.

Oh, nos jeunes Abbés se distinguent par l’érudition.

ARLEQUIN.

L’Art d’aimer, réduit en abrégé par un Ancien Fermier Général. Ouvrage enrichi de plusieurs Médailles d’or.

MONSIEUR DISANVRAY.

Celui-là est fort rare. On en trouve presque plus de la bonne édition.

ARLEQUIN.

Projet d’un Dictionnaire de Mines, Ouvrage fort utile aux lorgneurs, pour l’intelligence des grimaces des Coquettes.

MONSIEUR DISANVRAY.

Celui-là ne sera pas dur à la vente.

ARLEQUIN.

Traduction des Instituts de Justinien en langue vulgaire, pour le soulagement des Magistrats qui n’entendent pas le latin. Je réponds du débit de celui-là.

MONSIEUR DISANVRAY.

Il enrichira l’Imprimeur, si tous ceux qui en ont besoin en achètent un exemplaire.

ARLEQUIN.

Monsieur Disanvray, voilà de nouveaux visages qui me viennent, laissez-moi un moment, je vais vous rejoindre tout à l’heure.

 

 

Scène VII

 

LE DOCTEUR, LÉANDRE, UNE FILLE, SCARAMOUCHE, ARLEQUIN

 

LE DOCTEUR, faisant de grandes révérences.

Monsieur...

ARLEQUIN.

Sans compliment.

LE DOCTEUR.

Monsieur...

ARLEQUIN.

Eh, sans façon.

LE DOCTEUR.

Monsieur...

ARLEQUIN.

Sans cérémonie, ou je vous plante-là.

LE DOCTEUR.

Monsieur, la haute réputation que vous avez dans le monde, et l’estime générale que vous vous êtes acquise...

ARLEQUIN.

Moi, de l’estime, si je croyais être bien dans l’esprit de quelqu’un des hommes d’aujourd’hui, je m’irais pendre tout à l’heure.

LE DOCTEUR.

Mais Monsieur...

ARLEQUIN.

Oui, je veux que les hommes me haïssent, me méprisent, et me regardent à peu près du même œil que je les vois. De l’estime ? je voudrais bien voir quelqu’un m’estimer, je les y attends.

LE DOCTEUR.

Mais souffrez que je vous dise...

ARLEQUIN.

Souffrez que je vous dise moi, que le caractère du peu de mérite, est d’être estimé des hommes d’aujourd’hui, et que la vraie marque qu’on vaut quelque chose, est d’en être méprisé. Je veux qu’ils me méprisent, entendez-vous ?

LE DOCTEUR.

Soit.

ARLEQUIN.

Sans préambule, de quoi est-il question ?

LE DOCTEUR.

Monsieur, comme vous savez qu’on ne fait plus rien dans les Provinces, et que Paris est le seul Théâtre où l’on peut paraître un peu à l’avantage, je vais m’y établir avec ma famille, et je n’ai pas voulu passer par ces lieux, sans voir un Philosophe qui fait autant de bruit que vous, Monsieur.

ARLEQUIN.

Vous auriez pu retrancher plus de la moitié de votre longue période, aussi bien que les fréquents, Monsieur, dont vous entrelardez vos longues phrases ? Mais qui êtes-vous pour aller à Paris avec tant de confiance.

LE DOCTEUR.

Je suis, Monsieur, un homme de Lettres, dont le nom fait du bruit parmi les Savants.

ARLEQUIN.

Je m’en suis douté en vous voyant si jargonneur. Vous allez donc à Paris faire fortune, vous courez après quelque établissement considérable.

LE DOCTEUR.

Je ne suis guère embarrassé là-dessus. J’ai deux ou trois ouvrages fins, prêts à mettre sous la presse, et je ne serai pas plutôt arrivé à Paris, que les Libraires de ce pays-là, qui sont connaisseurs, riches et honnêtes gens, viendront au devant de moi m’offrir tout ce que je voudrai de mes Livres.

ARLEQUIN, riant.

Ah, ah, les Libraires connaisseurs, riches et honnêtes gens. Cet homme-là connaît la Librairie.

LE DOCTEUR.

Et la jeunesse de la Cour, qui est généreuse et délicate, sera ravie de m’avoir, et l’argent pleuvra chez moi, Dieu sait !

ARLEQUIN, riant.

Oui, oui, la jeunesse de la Cour généreuse et délicate ? Ah que voilà un homme bien instruit.

LE DOCTEUR.

Outre cela, comme je sais de bien des sortes de choses, et que les Magistrats sont curieux, appliqués et bienfaisants, ce sera un plaisir de voir comme je serai couru.

ARLEQUIN, riant.

Les jeunes Magistrats appliqués, bienfaisants. Il connaît aussi bien la Robe que l’Épée. Eh, mon ami, quand vous serez à Paris, que les choses vous paraîtront différentes de ce que vous les avez vues de votre Province. Les fortunes des gens de Lettres sont de belles perspectives, qui ne brillent que de loin. Mais qui sont ces gens-là !

LE DOCTEUR.

C’est ma famille, Monsieur, et j’ai encore un fils à Paris, qui est à ce qu’on m’a dit, dans un poste fort éclairant.

ARLEQUIN.

Ce jeune garçon-là, est-il votre fils ?

LE DOCTEUR.

Oui, Monsieur, mon cadet.

ARLEQUIN.

Va-t-il aussi faire fortune ?

LÉANDRE.

Je l’espère, Monsieur.

ARLEQUIN.

Et comment cela, Monsieur ?

LÉANDRE.

Monsieur, j’ai comme vous voyez un extérieur assez souffrable, j’ai bien fait mes exercices ; je manie bien un cheval, je danse passablement, je sais un peu les Langues étrangères, Monsieur.

ARLEQUIN.

Et avec tout cela vous prétendez, Monsieur ?

LÉANDRE.

M’attacher à quelque grand Seigneur, qui m’avancera à l’armée, et prendra soin de ma fortune.

ARLEQUIN.

Chimère, mon ami, chimère toute pure. Si, fait comme vous voilà, vous parliez de vous faire valet de chambre, ou premier Laquais de quelque vieille, passe.

LÉANDRE.

Eh, fi Monsieur, je n’ai pas l’esprit assez bas.

ARLEQUIN.

À quel étage croyez-vous donc qu’il faille avoir l’esprit pour faire fortune ? Mais dites-moi, cette grande fille est-elle votre sœur ; Elle n’est pas mal bâtie.

LÉANDRE.

Monsieur, elle danse bien, et a la voix assez jolie.

LE DOCTEUR.

Je lui ai donné la meilleure éducation que j’ai pu. Je voudrais la mettre auprès de quelque femme de qualité, qui après l’avoir gardée quelque temps chez elle, la mariât avantageusement.

ARLEQUIN.

Cela n’est pas bien sûr. On ne trouve presque plus d’épouseurs pour les filles qui sortent des grandes maisons.

LE DOCTEUR.

Et pourquoi cela ?

ARLEQUIN.

Mon dieu, c’est que les médisants jasent toujours, et qu’on ne saurait ôter de la tête de certaines gens, qu’une jolie fille qui rend les soins à Madame, reçoit souvent ceux de Monsieur. Mais puisqu’elle chante, savez-vous ce qu’il en faudrait faire.

LE DOCTEUR.

Eh quoi ?

ARLEQUIN.

La mettre à l’Opéra.

LE DOCTEUR.

À l’Opéra ?

ARLEQUIN.

Oui, à l’Opéra. Si elle peut y être reçue, s’entend. Car la presse y est diablement, depuis quelque temps. On pourra toujours par faveur la faire recevoir surnuméraire.

LE DOCTEUR.

Si vous vouliez, vous nous rendriez ce bon office.

ARLEQUIN.

Attendez, que j’examine votre fille. Dans le fonds, elle n’est pas propre à l’Opéra, elle n’a pas cet air ouvert-là, cette hardiesse... Je ne sais même si elle se tirerait bien d’un Duo, et vous savez pourtant que c’est le Duo qui place une fille à l’Opéra.

LE DOCTEUR.

De sorte que...

ARLEQUIN.

De sorte que, si vous et votre famille n’avez pas de meilleure ressource, vous pouvez à coup sûr épargner les frais du voyage. Croyez-moi, retournez-vous-en chez vous.

LE DOCTEUR.

Nous resterions volontiers avec vous, si vous y consentiez.

ARLEQUIN.

Oh, c’est une autre affaire, un Solitaire craint d’être trop accompagné.

Scaramouche se met à pleurer.

Eh, qu’as-tu donc, mon ami ? qu’est-ce qui t’afflige, parle, que veux-tu ?

SCARAMOUCHE.

Ah, Monsieur, si tous ces bonnes gens qui ont du mérite, qui savent tant de choses, ne savent pas faire fortune à Paris, que ferai-je donc, moi ?

ARLEQUIN.

Comment ?

SCARAMOUCHE.

Oui, qu’est-ce que je ferai, moi qui ne suis bon à rien, qui ne fais que de la bagatelle, qui ne sais que la bagatelle, et qui ne suis moi-même qu’une bagatelle.

ARLEQUIN.

Tu sais la bagatelle ?

SCARAMOUCHE.

Oui.

ARLEQUIN.

Tu fais la bagatelle ?

SCARAMOUCHE.

Hélas oui.

ARLEQUIN.

Ah, mon cher, viens que je t’embrasse, tu es né pour Paris, tu es né pour une grande fortune ? Avec une si belle disposition, tu peux aspirer à tout. La bagatelle ? Ah ! mon ami, si j’avais eu un noble penchant pour la bagatelle, je ne serais pas ici, je serais à Paris dans une fortune éclatante.

SCARAMOUCHE.

Quoi.

ARLEQUIN.

Pars hardiment, pars, vas, tu n’y seras pas plutôt, que tout le monde courra après toi.

SCARAMOUCHE.

Mais, pourtant...

ARLEQUIN.

C’est un pays où l’on ne respire que bagatelle, le sérieux y est marchandise de contrebande, et la bagatelle y est si universellement répandue, qu’on peut dire qu’à proprement parler, Paris n’est qu’une grande bagatelle.

SCARAMOUCHE.

Ainsi avec beaucoup de bagatelle je puis faire un peu de fortune.

ARLEQUIN.

Telle que tu voudras. La bagatelle est aujourd’hui la porte des honneurs et des richesses. L’un a épousé une vieille qui l’a rendu gros Seigneur pour avoir dit une bagatelle de bonne grâce ; celui-ci a donné dans l’œil à une femme du premier rang pour avoir fait un saut périlleux d’un air robuste ; cet autre possède une Charge de Judicature qui ne lui coûte qu’un petit tour de poignet, dans une rafle de six amenées à propos ; et j’en connais un élevé à de grandes dignités qui n’a qu’une jolie femme pour tout mérite. Compte en un mot, que je te réponds de ta fortune, et que je t’en prie de m’en mettre de moitié.

SCARAMOUCHE.

Volontiers. Voilà des bagatelles de ma façon.

On ouvre, et on voit un grand Cabinet illuminé. Il est soutenu par quatre Maures vêtus de gaze d’or. Il y a dans chaque niche, des figures richement vêtues.

Quatre Biscayens dansent.

UN ESPAGNOL chante.

Il ne faut qu’une bagatelle
Pour être heureux ou malheureux,
Pour faire un infidèle
De l’amant le plus amoureux,
Il ne faut qu’une bagatelle.

Un autre Espagnol danse seul.

UN ESPAGNOL chante.

Pour réduire une belle
À bien payer nos feux
Pour troubler la cervelle,
Du mari le moins soupçonneux,
Il ne faut qu’une bagatelle.

UNE ESPAGNOLETTE chante.

Pour le faire riche ou gueux,
Pour rendre son nom fameux,
Par un Croissant de bon modèle,
Il ne faut qu’une bagatelle.

Le second Espagnol et l’Espagnolette dansent.

L’ESPAGNOLETTE chante.

Sans un peu de bagatelle
Tout le monde finirait,
Qu’est-ce qu’on dirait
Qu’est-ce qu’on ferait
On craindrait une ruelle,
On s’ennuierait,
On s’enfuirait,
Rien ne plairait
Sans un peu de bagatelle.

Les quatre Biscayens dansent.

L’ESPAGNOLETTE chante.

Qui se marierait,
Qui nous voudrait
Que servirait d’être belle ?
On nous morguerait,
On s’en passerait
Sans un peu de bagatelle.

Les figures du cabinet se détachent, et font une danse de postures.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LA COMTESSE, LE CHEVALIER, ARLEQUIN

 

LA COMTESSE, à Arlequin.

Oh ça, Monsieur, en deux mots comme en mille, qu’il se mette à la raison, ou je le quitte.

ARLEQUIN.

Que veut-elle dire ?

LA COMTESSE.

Oui, oui, je sais comme on se sépare. À quelque Tribunal que nous plaidions, il y aura plus de la moitié de nos Juges qui seront de jeunes gens, et ces Messieurs-là, rendent bonne justice, aux femmes qui cherchent à rompre un nœud, auquel ils sont les premiers à donner de furieuses entorses.

ARLEQUIN.

Mais, Madame, parlez plus intelligiblement. Je n’entends rien à tout ce galimatias de séparations, de jeunes Juges, d’entorses à la foi conjugale. Que diantre veut dire tout cela !

LE CHEVALIER.

Quoi, Monsieur, vous ne comprenez pas que Madame a toutes les raisons du monde de se plaindre de Monsieur son Époux, qui la maintient dans une terre d’où il ne veut pas qu’elle parte sans son ordre.

ARLEQUIN.

Il est vrai qu’il y a près de huit jours que votre mari vous a laissé ici.

LA COMTESSE.

Eh bien, monsieur, huit jours, comptez-vous huit jours pour rien, savez-vous ce que c’est pour une jolie femme, d’être huit jours hors de Paris ? Une femme comme moi hors de Paris, c’est un poisson hors de l’eau. Entendez-vous, Monsieur, huit jours ? Si je n’avais trouvé le Chevalier ici, que serais-je devenue.

LE CHEVALIER.

En vérité, Monsieur, une jeune Dame comme Madame la Comtesse, est-elle faite pour demeurer à la campagne ! Tant d’appas doivent-ils demeurer cachés, ou n’être vus que par des gens qui ne leur rendent pas l’hommage que leur doivent toutes les personnes de bon goût ?

ARLEQUIN.

Eh, le godelureau ! comme il fait le doucereux. Depuis que les femmes affectent les airs Cavaliers, les jeunes gens ont pris toutes les manières féminines.

LE CHEVALIER.

Mais, Monsieur, vous êtes homme judicieux, mettez la main sur la conscience, que voulez-vous que Madame fasse dans cette maudite Gentilhommière ?

ARLEQUIN.

Qu’elle commence par vous en bannir, et vive ensuite comme les autres femmes.

LA COMTESSE.

Fort bien. Vivre comme les autres femmes. C’est parler d’or, si cela se pouvait.

ARLEQUIN.

Et pourquoi non !

LE CHEVALIER.

Puis-je, dites-moi, dans une solitude, me levant à midi, être jusqu’à deux heures à ma toilette, parmi mille nuances de justaucorps rouges et bleus qui me réjouiraient la vue.

ARLEQUIN.

Vraiment, on sait bien que vous ne pourrez pas comme certaines femmes, destiner les différents jours de la semaine aux différentes professions, et donner le lundi aux gens de robe, le mardi aux Abbés, le mercredi aux étrangers, et le reste de la semaine au public.

LA COMTESSE.

Vous voyez donc bien, Monsieur, que Madame a raison, et que vous n’avez rien à répondre ?

ARLEQUIN.

Il est vrai, j’en suis sur la négative.

LA COMTESSE.

Eh, que répondrait-il ! me fera-t-il comprendre que si je donne à jouer dans un vieux château qui menace ruine, et qui est à vingt lieues de Paris, j’aurai tous les jours vingt coupeurs aux quatre pistoles.

LE CHEVALIER.

Difficilement les rondes d’un seul hiver vous vaudraient ici de quoi faire la fortune d’un joli homme.

LA COMTESSE.

En vérité, madame la Comtesse raisonne comme un charme, et je vois bien que Monsieur ne saurait résister à la force de son raisonnement.

ARLEQUIN.

Eh le petit butor. Il ne sait pas que la raison n’a rien à faire dans le raisonnement des femmes.

LA COMTESSE.

Dans un maudit pays comme celui-ci, a-t-on le moindre plaisir, et celui de la promenade, tout innocent qu’il est, ne vous est-il pas interdit.

LE CHEVALIER.

Ho pour cela, Madame, on vous a donné de mauvais mémoires, nous avons ici aux environs les plus belles promenades du monde.

LA COMTESSE.

Eh fi, de quoi me parlez-vous ?

ARLEQUIN.

Ne voyez-vous pas que Madame ne veut se promener que dans les rues de Paris ?

LA COMTESSE.

Non. Mais, vous n’avez ici ni Cours, ni Tuileries, ni Vincennes.

LE CHEVALIER.

Il est vrai. Mais nous avons des promenades qui ne valent guère moins.

ARLEQUIN.

Madame a raison. Dans nos promenades on n’a pas le plaisir de contrôler. Peut-on dire par exemple, voilà une telle qui est dans le Carrosse de son amant. Cette maigre échine qui est dans le fond leur sert de commode. Mon Dieu, que Célimène est mal coiffée aujourd’hui, ne se corrigera-t-elle jamais de mettre si peu de rouge sur deux doigts de blanc. Votre grand Président ne veut-il pas avoir un autre équipage, je crois qu’il a acheté le sien à la vallée de la misère ! Non, il n’y a point de carrosse de remise qui ne donnât quinze et bisque à ce vilain Fiacre-là.

LA COMTESSE.

Ce sont toutes ces gentillesses qui font l’âme de la conversation du Cours et des Tuileries.

LE CHEVALIER.

Madame dit cela d’un air malicieux qui enchante.

LA COMTESSE.

Oh point, on a tous les torts du monde de dire que je suis médisante, je suis la meilleure pâte de femme qui fut jamais.

ARLEQUIN.

La bonne pâte de femme ! On n’y a pas épargné la farine et le levain.

LA COMTESSE.

Enfin, monsieur, pour trancher court, je suis venue vous prier d’écrire à mon mari, que s’il ne me retire au plutôt d’ici, je m’en retirerai moi-même, qu’il prenne ses mesures là-dessus. Allons Chevalier, allons.

ARLEQUIN.

L’extravagante créature. Mais quel est cet homme-là ?

 

 

Scène II

 

MEZZETIN, ARLEQUIN

 

MEZZETIN, regardant Arlequin depuis les pieds jusqu’à la tête.

Serviteur, Monsieur.

ARLEQUIN.

Serviteur. Eh bien, m’aurez-vous bientôt assez regardé, à droite, à gauche, de face, de profil. À qui en voulez-vous ?

MEZZETIN.

À vous, Monsieur. C’est que je m’en retourne à Paris.

ARLEQUIN.

Et moi, grâce au Ciel, j’en suis revenu. Vous y avez donc déjà été ?

MEZZETIN.

Si j’y ait été ? Il y a dix ans que j’y sers le public, et que grâce à ses bontés, j’y fais une petite fortune assez raisonnable.

ARLEQUIN.

Vous en êtes fort content sur ce pied-là ?

MEZZETIN.

Oui. Tant en gros qu’en détail, je n’ai qu’à m’en louer.

ARLEQUIN.

Tant mieux pour vous. Mais en quelle qualité servez-vous le public quelle est votre profession ?

MEZZETIN.

Ma profession est de n’en point avoir. Homme d’importance ou faquin, suivant l’exigence des cas ; j’emploie tout mon talent à faire plaisir aux autres.

ARLEQUIN.

C’est le moyen d’être bienvenu partout.

MEZZETIN.

Gai, sérieux, tour à tour, l’un ou l’autre. Protée perpétuel, je change de plus de figures qu’une fille d’Opéra de Galants. Ami de tout le monde, je ne suis haï que des vieilles et des jaloux. Répertoire d’expédients et de facilités, j’ai cela de commun avec les Généraux et les Ministres, que mon art comme le leur consiste à profiter des occurrences, et saisir les occasions.

ARLEQUIN.

Cela s’appelle un beau portrait d’une vilaine profession.

MEZZETIN.

On me trouve aux bals, aux promenades, aux Spectacles, partout hors chez moi, et c’est là que je mets toute mon application à rendre service à d’honnêtes gens qui ne me laissent pas sans récompense.

ARLEQUIN.

Ces sortes de services ne sont pourtant guères bien payés, s’ils ne le sont d’avance. En pareille occasion le grand secret est d’être nanti.

MEZZETIN.

Cela est vrai. Aussi je ne laisse pas refroidir les choses.

ARLEQUIN.

Mais que pouvez-vous tant faire aux promenades ?

MEZZETIN.

La peste, c’est mon Théâtre le plus avantageux. Vois-je par exemple sur les neuf heures du soir dans la grande allée des Tuilleries, un vieux Seigneur rêvasser tout seul son chapeau sur les yeux, je me glisse auprès de lui, et lui murmure à l’oreille, Monsieur, Mademoiselle Javotte et Mademoiselle Fanchon sont dans l’allée des soupirs, sur le troisième banc à gauche ! Oh, mon homme ne se le fait pas dire deux fois le voilà allé et s’il n’a qu’un écu, il est pour moi.

ARLEQUIN.

Ce que c’est que le savoir faire. Mais, Monsieur le répertoire d’expédients, vous qui êtes si commode, ne trouvez-vous pas quelque incommodité en votre chemin ; là... quelque jaloux bastonnant, quelque mari rossant. Hem...

MEZZETIN.

C’est-là le casuel de la profession. Mais ces petits contretemps sont récompensés par mille douceurs clandestines, cent profits non attendus. Vous ne sauriez croire ou cela va ?

ARLEQUIN.

On est cependant bien corrigé là-dessus. Chacun fait ses affaires soi-même. Les femmes pour épargner la bourse de leurs amants sont les deux tiers des avances, et souvent suppriment l’autre pour venir plutôt au fait.

MEZZETIN.

Ce que vous dites est bon pour un tas de courtiers subalternes, mais les illustres trouvent toujours à travailler.

ARLEQUIN.

C’est-à-dire que vous êtes de la première volée.

MEZZETIN.

On me fait l’honneur de le dire ainsi. On me regarde comme une manière d’homme d’importance. Je suis le Doyen des grisons ; le Syndic général des coiffeuses, bouquetières et Revendeuses à la toilette, l’intendant des filles de bonne volonté, et le cousin germain banal de toutes les soubrettes de Paris.

ARLEQUIN.

Oh, diable vous êtes bien allié. On m’a dit pourtant, que depuis peu il s’était glissé dans votre profession quelque matrones, qui sous prétexte de confitures, de gants, et de pommades, trafiquent de billets doux. Cela est dangereux au moins.

MEZZETIN.

Bon. À mon arrivée je verrai tout cela disparaître. Je crosse ces gens-là, moi. Ces canailles croient avoir bien opéré, quand ils ont porté un billet et rendu la réponse. Le moindre de mes exploits est de ménager un tête à tête dans les formes. Je débute par là, et si vous ne sauriez croire combien peu cela coûte au temps où nous sommes. Je crois pour moi que les maris ne sont pas fâchés qu’on les trompe.

ARLEQUIN.

Hom les maris qui veulent être dupés ne sont pas toujours les plus dupes.

MEZZETIN.

Vous y voilà. Que vous avez d’esprit tenez-vous me gagner le cœur. Ça de quoi est-il question ?

ARLEQUIN.

De vous dire adieu.

MEZZETIN.

Venons au fait, me voici prêt, que faut-il que je lui dise ?

ARLEQUIN.

À qui ?

MEZZETIN.

Hai ! Vous ménagez le terrain. Là cette petite personne, que j’ai trouvé les yeux en larmes et le cœur en mouvement, qui va, qui vient et qui cherche ce que je vais lui offrir de votre part.

ARLEQUIN.

Bon, elle cherche un Prince en avez-vous à lui donner ?

MEZZETIN.

Oh, que ce n’est pas ce qui m’embarrasse. Mais dites-moi le bon mot, je m’en vais. Il vous vient quelqu’un, demain à votre lever nous parlerons à fonds. La toilette est le champ de bataille de gens de ma sorte. Adieu.

 

 

Scène III

 

OCTAVE, ARLEQUIN

 

OCTAVE.

Monsieur, vous êtes un homme illustre, au-dedans, je suis un homme illustre au dehors. Vous faites le sage quand il vous plaît, et je ne fais le fou que quand je veux. Vous vous cachez, et l’on vous suit. Je m’expose en public, et l’on ne me suit pas autant que je voudrais. Enfin, Monsieur, vous êtes Philosophe, et je suis Comédien ?

ARLEQUIN.

Ah, Comédien, je ne m’étonne plus s’il est gaillard. Eh bien, Monsieur, que cherche ici votre personne Comique.

OCTAVE.

Eh, Monsieur, dès que je suis Comédien, je cherche de l’argent, du plaisir et de la gloire.

ARLEQUIN.

Il n’y a guère ici de tout cela.

OCTAVE.

Monsieur, nous ne faisons plus rien dans les grandes Villes. Le public ne court plus après nous, nous avons songés dans notre Compagnie que la nouveauté de voir des Comédiens dans un désert nous ferait suivre par une multitude qui ne s’étonnait pas de nous voir bien solitaires dans une Ville.

ARLEQUIN.

Mais savez-vous que cela est bien pensé, moi qui ai souvent vu avec chagrin, la Comédie bien solitaire à Paris, je sens que je serais ravi de la voir bien fréquentée dans un désert.

OCTAVE.

Cela ne peut pas manquer pour peu que vous soyez de la partie. Tous les grands hommes sont d’excellents Comédiens, et on ne se distingue qu’à mesure qu’on joue mieux son personnage.

ARLEQUIN.

Eh comment, ceci est rare. On disait que les gens de plaisir n’avaient bien de l’esprit que le verre à la main, et celui-ci raisonne de sang froid.

OCTAVE.

Monsieur, je m’ouvre à vous. Les gens de ma profession ont besoin d’un peu de solitude pour se connaître. Nous faisons si souvent les Princes et les Rois, que nous sommes comme ces menteurs de profession, qui à force d’en imposer, se trompe eux-mêmes, et prennent leurs impostures pour des vérités.

ARLEQUIN.

Vous êtes riche dans vos comparaisons.

OCTAVE.

Je vous avoue donc, Monsieur, qu’en mon particulier, je ne saurais vivre dans une grande Ville sans y faire le Prince.

ARLEQUIN.

Ah, ah, ceci est plaisant. Le Prince de Colombine serait-il Prince de sang de ce Souverain-ci. Mais elle vient.

 

 

Scène IV

 

OCTAVE, COLOMBINE, ARLEQUIN

 

OCTAVE.

Ciel ! Qu’est-ce que je vois ? Colombine en ce désert, elle me surprend après que je me suis découvert ?

ARLEQUIN.

Bonjour la belle affligée. Venez, levez les yeux. Je vous présente ici un Prince qui pourra vous donner des nouvelles de celui que vous cherchez.

COLOMBINE s’évanouit.

Ô Dieux ! Octave...

ARLEQUIN.

Elle s’évanouit ? Quoi entre mes bras, adieu ma Philosophie.

OCTAVE.

Tout mon amour se rallume.

ARLEQUIN.

Que veut dire ... C’est tout de bon, je crois. Allons donc, réveillez-vous, voici votre Prince. Il n’y a pas de meilleur antidote que le retour d’un amant, pour ranimer une belle évanouie.

OCTAVE.

Souffrez, Monsieur...

ARLEQUIN.

Je ne souffre rien.

OCTAVE.

Mais, encore...

ARLEQUIN.

Mais retirez-vous de là, vous dis-je.

Octave veut secourir Colombine, Arlequin l’en empêche et emmène Colombine. Octave reste fort embarrassé. Le Docteur vient, qui le reconnait pour son fils. Octave feint de ne pas le connaître et s’échappe. Le Docteur le suit. Après cette Scène, qui est toute en Italien, Arlequin revient sur le Théâtre.

 

 

Scène V

 

ARLEQUIN, PIERROT

 

ARLEQUIN.

Notre évanouie est enfin revenue, et je comprends bien qu’elle pourrait faire le bonheur de quelqu’un qui vaudrait mieux que son Prince comique. Mais à qui en veut Pierrot ?

PIERROT.

Oh dame, en voilà bien d’un autre, le Coche de Paris veut vous voir, le ferai-je entrer.

ARLEQUIN.

Le Coche de Paris ?

PIERROT.

Oui le Coche de Paris. C’est-à-dire, non pas celui de Paris, mais qui va à Paris ; et ce n’est pas le Coche qui prétend avoir l’honneur de vous parler, ce sont les gens qui sont dedans ! Je m’entends bien, une fois.

ARLEQUIN.

C’est fort bien fait. Mais quelles gens sont-ce ?

PIERROT.

Oh, il y en a de toutes les façons, des hommes, des femmes.

ARLEQUIN.

Des femmes ?

PIERROT.

Oui, des femmes. Il y en a de jeunes et de vieilles. Il y en a de pimpantes comme des poupées du Palais, et d’autres qui ont l’air sainte nitouche. Il y a encore des Abbés.

ARLEQUIN.

Des Abbés ?

PIERROT.

Oh pour ceux-là, ils m’ont bien fait rire. Il y avait un petit rougeau qui se plaignait de vapeurs, et un autre en devait d’avoir perdu sa boîte à mouches.

ARLEQUIN.

Et je demeurerais ici ? Non, dussé-je... Mais non, fais les entrer, si la sagesse me faisait suivre, sans doute l’impertinence me fera fuir. Reprenons nos airs d’homme du monde, faisons le fat et le ridicule.

 

 

Scène VI

 

LE VIEILLARD, SA FEMME, ARLEQUIN

 

LE VIEILLARD.

Eh bien, Monsieur, n’est-ce pas dommage, belle comme la voilà, à vingt ans, ne pouvoir avoir d’enfants.

ARLEQUIN.

Et de quel tempérament êtes-vous la belle, mélancolique, bilieuse ?

LA FEMME, riant.

Mélancolique moi, mélancolique. Ah, ah.

ARLEQUIN.

Quel tempérament donc ?

LA FEMME.

Je n’en sais rien. Mais je suis fort à l’être. Je danse, je chante, je bois le petit coup, je prends du tabac, et si j’avais un mari qui me fournit de l’argent et du plaisir autant que j’en voudrais, je ne m’inquiéterais jamais de rien.

ARLEQUIN, au Vieillard.

Vous êtes son père, apparemment ?

LE VIEILLARD.

Non, Monsieur. Je n’ai l’honneur d’être père de personne. Je suis son mari.

ARLEQUIN.

Son mari ? Et quel âge, de grâce ?

LE VIEILLARD.

Soixante et dix-sept, au 19 avril.

ARLEQUIN.

Soixante et dix-sept ?

À la femme.

Et comment vous accommodez-vous de cela ?

LA FEMMME.

Moi ? Le mieux du monde. Mon petit mari a vingt mille livres de rente, il m’en a déjà donné la moitié, et l’usufruit du tout si j’ai un enfant. Oh, je n’oublie rien pour empêcher notre bien de passer en des mains étrangères.

LE VIEILLARD.

Quel malheur si je laissais mon bien à des cousins au huitième degré.

ARLEQUIN.

Ces cousins-là vous sont peut-être plus proches que les enfants de votre femme.

LE VIEILLARD.

Ils ont beau rire, nos cousins, ils ont beau rire, dans neuf mois je leur livre un héritier.

ARLEQUIN.

C’est parler bien positivement.

LE VIEILLARD.

Oh, je sais la recette présentement.

LA FEMMME.

On nous a appris le remède. Si nous l’avions su d’abord, vraiment, vraiment ?

ARLEQUIN.

Vous avez été jusqu’à soixante dix-sept ans, sans trouver le remède... Ma foi le mal est incurable. Mais peut-on savoir quel est ce remède ?

LA FEMMME.

Bon. Il n’y a point de femme qui ne s’en serve.

ARLEQUIN.

Pour cette cure-là, certaines femmes emploient des remèdes qui ne sont guère approuvés des maris.

LA FEMMME.

Oh, c’est un remède innocent, celui-là.

LE VIEILLARD.

Innocentissime. Les eaux de Forges...

ARLEQUIN.

J’y suis ?

LE VIEILLARD.

Croyez-vous bien qu’un Gentilhomme de mes voisins n’avait pu avoir d’enfants en vingt-quatre ans de Mariage ?

ARLEQUIN.

Eh bien ?

LA FEMMME.

L’Eau de Forges lui en a donné.

ARLEQUIN.

Entendons-nous. Sa femme a bu les eaux de Forges ?

LE VIEILLARD.

Oui.

ARLEQUIN.

Chez elle ?

LA FEMMME.

Vraiment, cela n’opère que sur les lieux.

ARLEQUIN.

Son mari y fut avec elle ?

LE VIEILLARD.

Non. Il lui donna seulement son valet de Chambre pour l’accompagner.

ARLEQUIN.

Fort bien. Remède innocentissime. Allez, bon homme, retournez-vous-en chez vous si vous m’en croyez, et laissez-là des eaux qui ne sont propres qu’à remettre la poitrine des Actrices de l’Opéra, et à ballier l’hydropisie de quelques filles de mauvais aloi.

LA FEMMME.

Mais, Monsieur...

ARLEQUIN.

Adieu. Dénichez.

LE VIEILLARD.

Cependant...

ARLEQUIN.

Que de raisons ! Allons, à d’autres. Qu’est-ce ces figures-là ?

 

 

Scène VII

 

DEUX GASCONNES, dont il y en a une chantant, ARLEQUIN

 

GASCONNE, chantante.

Bargé se vou m’as un pau
Plaigni m’un pau, peccaire,
Jo ne souffrissi tant de mau,
Qu’jo ne sabi que faire.
Se sers à ma plaço, jamais,
Bargé Cossi vous plaignerai.

ARLEQUIN.

En voilà d’un autre, voyons où cela ira ?

SECONDE GASCONNE.

Ah Mossu caigno jovo de vous vayre, votre servente de bon cor.

ARLEQUIN, à part.

Diable elle est servante des bons corps ? Mademoiselle, j’en suis fort aise, mon corps se porte bien à votre service.

SECONDE GASCONNE.

Ah, Mossu, vous souits plats aubligado, me fasets trop d’aunou.

ARLEQUIN, à part.

Elle est fatiguée de trop d’honneur ? que Diable de gens sont-ce ? Vraiment Mademoiselle, on sait bien que les gens d’au-delà de la Loire se fatiguent aisément de trop d’honneur, mais je n’en croyais pas les femmes tout à fait si rebutées.

SECONDE GASCONNE.

Mossu, à cos quiconque ravis, que d’entendre tout ce que disons de vous, peccaire.

ARLEQUIN.

Dison de bous, peccaire. De moi on dit que je suis un pécheur. C’est selon il y a telle femme pour qui je ne voudrais pas avoir fait la moindre petite faute. Mais pour des minois Gascons colle le vôtre, on ne me trouvera jamais Normand.

SECONDE GASCONNE.

Ah peccaire, Que bons raisounats plat !

ARLEQUIN.

Oh oui fort bien, je raisonne au plat.

SECONDE GASCONNE.

Ah, Mossu, nou disi pas accor.

ARLEQUIN.

Je ne paie pas mon écot, qui vous a dit cela ?

SECONDE GASCONNE.

Cousino cresi que se truffo.

ARLEQUIN.

Comment des truffes, est-ce que vous m’en apportez ? Où sont vos truffes cousine ? allons donc ;  mais vous reculez. Depuis quand les femmes de votre pays ont-elles appris à reculer ?

PREMIÈRE GASCONNE, chante.

Aro que souits grandetto,
Jo ne reculi plus
Ai conne sut l’abus,
Cal estre doucetto,
Et per poudets charma
Me cal aima.

ARLEQUIN.

Diable, c’est chanter cela. Et voilà une chanson que je trouverais fort jolie, si je l’entendais.

SECONDE GASCONNE.

Es plats jantio, Mossu, quello cançonetto. Ma fasés semblant de ne nous pas entendre.

ARLEQUIN.

Ah, Mademoiselle, les semblants sont plus de votre pays que du mien, mais qu’allez-vous chercher toutes deux à Paris.

SECONDE GASCONNE.

Fortuno, Mossu, fortuno. Dison que les gens de nouste pays, la fason tant vite.

ARLEQUIN.

Mais fortune pour une femme, c’est un mari.

SECONDE GASCONNE.

Ah, Mossu, bous venez tout d’un saut à l’essentiel. Eh donc.

ARLEQUIN.

Eh donc. C’est bien dit. Mais apprenez en votre patois, ce que vous trouverez où vous allez.

Il chante sur un Vaudeville.

Fillettes qu’anas à Paris
Per cercas amants et maris,
Troubarés prou fringaires, abé 
Ma guère d’espousaires, bou m’entendez bé.

SECONDE GASCONNE.

Anen, Cousino, anen, se truffo ma de nautres.

 

 

Scène VIII

 

MONSIEUR DE COLAFON, Maître à danser, ARLEQUIN

 

Monsieur de Colaphon a une jambe de bois, deux Fleurets sur les épaules, un Livre de Musique, et un Violon.

MONSIEUR DE COLAFON.

Serviteur très humble, Monsieur.

ARLEQUIN.

Bonjour.

MONSIEUR DE COLAFON.

Avez-vous, Monsieur, besoin d’une petite leçon.

ARLEQUIN.

Avec tout cet équipage, vous m’avez l’air de montrer le plus court chemin de l’Hôpital Général.

MONSIEUR DE COLAFON.

Non, Monsieur, ce n’est pas cela.

ARLEQUIN.

Mais, que voulez-vous, et qui êtes-vous ?

MONSIEUR DE COLAFON.

Hélas, Monsieur, sans exagérer, je puis me vanter, d’avoir couru la fortune au galop ; mais à présent...

ARLEQUIN.

À présent je vous défie d’aller au pas.

MONSIEUR DE COLAFON.

Si vous connaissiez mon talent, mon habileté, ma souplesse...

ARLEQUIN.

Et quelle est votre profession ?

MONSIEUR DE COLAFON.

J’étais Maître à Danser à l’Opéra de Lyon, mais comme l’Opéra est tombé...

ARLEQUIN.

Il vous est tombé sur le corps, et vous voilà tout estropié.

MONSIEUR DE COLAFON.

Comme l’Opéra est tombé, j’ai trouvé à propos de quitter la ville. Je n’avais pas beaucoup d’Écoliers, car mon fort est dans la danse haute, je n’ai pas la patience, de montrer la danse basse.

ARLEQUIN.

Eh, qui diable aurait la patience d’apprendre de vous. On disait bien que la danse était mal à cheval, mais je ne la croyais pas si mal à pied.

MONSIEUR DE COLAFON.

Oh, monsieur, j’ai renoncé à la danse.

ARLEQUIN.

C’est bien fait.

MONSIEUR DE COLAFON.

Je me suis jeté dans le Fleuret...

ARLEQUIN.

Tant pis, diable, tant pis.

MONSIEUR DE COLAFON.

Bon, je suis le premier homme du monde, pour escrimer. C’est moi qui ai eu l’honneur de mettre les armes à la main aux trois quarts de la petite Gendarmerie de la rue Au-fer, et de la rue Saint-Denis.

ARLEQUIN.

Tudieu ! quels écoliers ?

MONSIEUR DE COLAFON.

Vous allez voir ce que je sais faire. Allons, faites assaut contre moi.

Le Maître à danser présente un Fleuret à Arlequin qui le refuse d’abord, et le prend enfin. Après avoir escrimé quelques moments, le Maître à danser sort un pistolet, et fait rendre la bourse à Arlequin, et s’en va en disant.

Voilà une de mes bottes franches.

 

 

Scène IX

 

C’est une Scène de nuit, Italienne, entre Mezzetin, Pierrot et Scaramouche qui viennent donner une sérénade à Marinette.

 

 

Scène X

 

ARLEQUIN, MADAME DE L’ARCHITRAVE

 

Madame de l’Architrave accompagnée de plusieurs Maçons avec leurs outils, salue Arlequin.

ARLEQUIN.

Eh, bien Madame, qu’est-ce ? qu’y a-t-il ? Quoi plus ? De quoi est-il question ? Que demandez-vous ? et que veulent tous ces visages de plâtre.

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

Monsieur, je suis une fabricatrice de niches humaines, un antidote contre les injures du temps, un répertoire de la commodité des saisons, un alambic des aises de la vie ; Architecte à votre service, commandant pour l’honneur de vos commandements, une escouade de Limousins.

ARLEQUIN.

Eh bien, Madame, du répertoire, de l’alambic, et de l’escouade Limousine, de quoi est-il question.

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

D’une petite affaire de rien touchant notre métier, de bâtir une Ville.

ARLEQUIN.

Une Ville ? Il y en a déjà que trop. Quand les hommes logeaient dans les Bois, ils étaient humains, et ne se mangeaient pas les uns les autres. Le séjour des Villes les a gâtées, les a rendus féroces, et plus Ours et plus Tigres que les Ours et les Tigres qu’ils ont laissés dans les Forêts.

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

Oh, cela est vrai ; et cependant nombre de gens qui veulent profiter de votre Philosophie, viendront s’établir ici, et vivre avec vous sous vos lois.

ARLEQUIN.

Une ville ?

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

Sans doute, une Ville pour les mécontents, elle sera peuplée dans un instant. Vous aurez d’abord tous ces importants d’office, qui se plaignent éternellement que la Cour, qui ne les connaît pas, ne fait rien pour eux. Ces mères coquettes désespérées du mauvais goût des hommes, qui les quittent pour leurs filles. Ces Grisettes de conséquence, qui croient que les privautés d’un Duc ou d’un Marquis, leur ont acquis des droits incontestables sur le Carrosse et le nombre de Laquais. Ces gens de lettres pestant éternellement contre l’injustice de la fortune, et la dureté du siècle, et surtout ce nombre presque infini d’Auteurs altérés, dont tous les théâtres regorgent.

ARLEQUIN.

Voilà une Architecte qui a du bon. Vous êtes de belle humeur, Madame.

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

Pour vous servir, Monsieur. L’air joyeux, est la première partie d’un Architecte. Si nos bâtiments ne sont riants, je n’en donnerais pas une nèfle, la joie, la joie, partout. Il faut de l’air dans les maisons, la vue libre, l’abord aisé, l’aspect gracieux, les avenues faciles, les faux fuyants commodes, et les sorties borgnes et à discrétion.

ARLEQUIN.

Voici une femme rare ? Vous êtes donc bien employée, Madame ?

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

Oui ! Mais je n’aime à travailler que pour de jeunes veuves, et pour des gens d’affaires ; ce sont là les gens de bon goût, il faut primer avec eux. Ils ont plus d’invention et de goût pour placer une chaise percée, que les autres pour arranger un cabinet.

ARLEQUIN.

Les Abbés ne sont-ils pas de ce nombre, vous les oubliez ?

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

Oh, point, ce sont des goûts différents ? Les Abbés appuient sur la Cuisine, sur la Cave, et les fausses portes des ruelles.

ARLEQUIN.

Vous avez raison ! Diable, cette femme l’entend ? Est-ce vous qui avez inventé de mettre toutes les fenêtres en portes, surtout du côté des Jardins ?

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

Je n’ai pas trouvé cette invention, mais je l’ai perfectionnée ? Vous allez voir ici de quoi je suis capable.

ARLEQUIN.

Je vois bien qu’il faut s’y résoudre, il faut bien loger tant de gens qui viennent ici. Car de quoi est-il question ? Je vous avertis par avance que je veux une Ville, qui ne ressemble en rien à Paris, où l’on ne paye point de boues ni de lanternes, et dont les rues ne servent que pour les chevaux, les Mulets, les Crocheteurs, et les autres bêtes de Voiture.

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

Je suis votre fait. Voici comme je m’y prendrai. Je ferai qu’il y aura partout des balcons publics qui régneront sans interruption de maison en maison, et qui feront un saut par-dessus les rues qu’ils traversent ; les lumières qui éclairent les chambres éclaireront les balcons ; toutes les fenêtres seront des portes pour la commodité du public, et après cela ce sera la faute des particuliers s’ils ne se rendent pas visite.

ARLEQUIN.

Oui ; mais cette commodité me paraît trop commode. L’occasion fait le larron, ces balcons et ces fenêtres de communication sont cause que l’on communique plus qu’il ne faut. Tenez, depuis que vous avez inventé à Paris et à la campagne, ces larges gouttières en forme de Corridor autour des Mansardes, les jolies femmes ne logent plus qu’au grenier, et les hommes comme des chats passent la nuit sur les gouttières.

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

Oh Monsieur, c’est un abus que de s’abuser sur cela, les chats suivront toujours les chattes, et les femmes trouveront toujours des matous qui les suivront.

ARLEQUIN.

Je pense qu’elle a raison, c’est un mal sans remède. Mais revenons à notre Ville.

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

Nous pourrons fort bien la bâtir sue cette Rivière qui est ici près : cela sera fort commode.

ARLEQUIN.

Peste ! gardez-vous en bien. Une rivière ? et nous y verrions dans rien établir des Moulins de Javelles, des Charentons, des ponts à Langlois, des Îles... Enfin je ne veux point de Rivière.

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

Soit, soit ; je suis accommodante. Il faudra donc la bâtir ici, et ce grand espace nous servira pour faire un beau Jardin public, précédé d’une grande avenue d’arbres.

ARLEQUIN.

Eh oui, oui, un jardin, Madame, un jardin, voilà-t-il pas Paris tout revenu ? je ne veux ni Cours ni Tuileries, entendez-vous, parce que je veux bannir de notre Ville la Coquetterie et la médisance.

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

J’ai tout prévu, je m’en vais commander mon Escouade et placer mon monde dans les postes convenables.

Madame de l’Architrave se retire, et en même temps tous les maçons qui l’accompagnaient bâtissent en dansant, un magnifique Palais.

ARLEQUIN.

Diantre, c’est bâtir bien gaiement ; mais pour qui destinez-vous cette habitation superbe ?

UN MAÇON.

Superbe ? Monsieur ? Bon, c’est la maison de campagne d’une fille de l’Opéra, ce n’est rien que cela ; si vous voyez comme elle est meublée...

ARLEQUIN.

Est-ce que vos maisons se meublent à mesure qu’on les bâtit ?

LE MAÇON.

Elles sont faites, meublées, et occupées tout à la fois. Tenez voilà l’opératrice en question, sans doute elle veut répéter quelque chose.

LA CHANTEUSE sort du Palais, avance sur le Théâtre, et chante.

Bellezze.

Voi siete tiranne de cuori.
Col crime legate,
Cil guardo ferite ;
E troppo spietate
Vibrategli ardori.

Bellezze.

Voi siete tiranne de cuori.

ARLEQUIN.

Mais voilà qui est étonnant, je n’aurais jamais cru une fille d’Opéra si magnifiquement logée.

LE MAÇON.

Il y a quinze jours qu’elle occupait un grenier, et il n’est pas bien décidé si elle ne retournera pas à son premier gîte. En un mot, si vous voulez voir les fortunes de Théâtre, les voilà.

Tout le Palais se détruit.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ARLEQUIN, COLOMBINE

 

ARLEQUIN.

Je ne fais pas l’amour, Madame, en jeune sot

Et ne sais pas longtemps tourner autour du pot,

Je vais d’abord au fait. Je vous aime, ma Reine,

Vos yeux comme un forçat me tiennent à la chaîne

Mais sans perdre le temps en fades compliments,

Songez que les déserts sont faits pour les amants,

Profitez-en.

COLOMBINE.

Jamais d’une si brusque flamme

Le pétulant aveu ne touchera mon âme ;

Mais hélas ! suis-je encor maîtresse de mon cœur ?

Vous le savez, Octave...

ARLEQUIN.

Oh ma foi, serviteur,

Pour donner là-dedans je sais trop bien l’usage,

Ma mignonne, il n’est plus de novice à votre âge ;

À dix-huit ans passés quand on a de l’esprit,

Le changement d’amant réveille l’appétit.

Du lieu d’où vous venez oubliez-vous la mode,

Voulez-vous des Romans pratiquer la méthode,

À lorgner dans un bois croyez-vous m’obliger,

En Céladon moderne allez-vous m’ériger ?

Un héros de Cyrus sans crainte de faiblesse,

Pouvoir impunément enlever sa maîtresse ;

Avec lui sans façon la belle s’embarquait,

Il ne lui baisait pas le petit bout du doigt.       

Ces bons Chevaliers par combats et prouesses ;

Envers et contre tous défendaient leurs Princesses

Mais tout bien compassé, ces valeureux nigauds

N’étaient de leur honneur que les Custodinos.

Comme ce temps n’est plus, un autre a pris sa place

Les choses aujourd’hui se font de bonne grâce ;

Et dès qu’en pareil cas l’amant sait demander,

De son côté la belle est prête d’accorder.

Vous connaissez l’amour, je le connais de même

Nous sommes seuls ici, Madame, et je vous aime.     

COLOMBINE.

L’ai-je bien entendu ? quelle surprise, ô Dieux ?

Que me proposez-vous ? ah trop funestes lieux !

À de pareils propos me serais-je attendue.

Seigneur, rendez le calme à mon âme éperdue.

Voudriez-vous tout de bon... Non c’est pour m’éprouver.

ARLEQUIN.

Madame, en mes panneaux je n’irai pas crever.

Quel sot.

COLOMBINE.

Ah Seigneur, vous êtes Philosophe.

ARLEQUIN.

Bon bon, nous sommes de la même étoffe ;

Et Philosophe, ou non, Madame, il est écrit,

Que l’on a de l’amour, quand on a de l’esprit.

Cet esprit voit en vous de quoi me satisfaire,

Vos petites façons ont le secret de plaire,

Et le sort me donnant femme et lieux à mon choix

Je crois qu’il ne faut pas que j’en fasse à deux fois.

COLOMBINE.

Vous ne rougissez pas d’avoir tant de faiblesse,        

Vous que l’on voit prêcher une austère sagesse ?

Vous qui vous gendarmez sur les défauts d’autrui.

ARLEQUIN.

C’est là le grand talent du sage d’aujourd’hui.

Loup-garou, fier, hargneux, farouche, impraticable,

Sur les moindres défauts toujours inexorable,

Regardant les plaisirs d’un œil indifférent,

Voilà comme il se montre au vulgaire ignorant.

Mais quand se dérobant aux yeux de tout le monde

En un réduit rustique il peut mener sa blonde,

Qu’il sait bien au milieu des plaisirs les plus doux,

Épuiser de l’amour les plus exquis ragoûts ?

Tout cela ne nuit pas à l’austère sagesse,

Et la vertu ne gît qu’à cacher sa faiblesse,

Ne vous entêtez point d’un chimérique honneur,

Croyez-moi.

COLOMBINE.

Je ne puis en revenir, Seigneur,

Quoi vous, qui détestant tous les mauvais usages,

Cherchez de la vertu dans ces antres sauvages,

Qui voyez en pitié le reste des humains,

Osez faire éclater de criminels desseins ?

Mais quand il serait vrai que votre âme enflammée,

De mes faibles attraits se sentirait charmée,

Faut-il presser les gens, faut-il brusquer les cœurs ?

Si vous avez pour moi de sincères ardeurs,

D’un air moins violent faites-le moi paraître.

ARLEQUIN.

La mode est aujourd’hui d’aimer en petit maître,      

C’est le goût général, Madame, et les Abbés

Même avant les Robins y sont enfin tombés.

Tous nos hommes ont l’art d’attaquer et de prendre,

Mais nos femmes n’ont pas celui de se défendre.

COLOMBINE.

Mais nous voyons pourtant de graves Magistrats,

Des Abbés réservés...

ARLEQUIN.

Ne vous y fiez pas,

Tel qu’on voit en public faire le bon Apôtre

Sous deux doigts de verouil, est homme comme un autre.

La différence enfin du rabat au plumet,

Se réduit à ceci : l’un dit plus qu’il ne fait,       

L’autre en ses actions tout rempli de mystère,

Sait chercher son plaisir, en jouir et se taire.

Mais qui vient nous troubler en ce doux entretien

Examinons si c’est ou quelque chose, ou rien.

Vous fuyez mes transports, en amante discrète ?       

Allez, j’irai bientôt être leur interprète.

 

 

Scène II

 

ARLEQUIN, MONSIEUR DE LA CABRIOLE, Maître à danser, MONSIEUR DE GERESOL, Maître à chanter

 

Les deux Maîtres font plusieurs révérences.

ARLEQUIN.

Quelle révérence ! Encore... Ouf. Je n’y saurais durer.

MONSIEUR DE GERESOL.

Je ne sais, Monsieur, si vous nous connaissez.

ARLEQUIN.

Non, et je n’en ai même aucune envie.

MONSIEUR DE GERESOL.

Nous venons vous assurer de nos respects.

MONSIEUR DE LA CABRIOLE.

Nous n’avons pas voulu manquer cette occasion de vous faire la révérence.

ARLEQUIN.

En voilà déjà plus de quinze de faites.

MONSIEUR DE GERESOL.

Vous voyez, Monsieur, dans Monsieur de la Cabriole, les meilleurs pieds, et la plus belle jambe du monde. C’est le Héros des chaconnes et des rigodons.

MONSIEUR DE LA CABRIOLE.

Monsieur de Geresol est de mes amis, il me flatte ; mais il parlerait plus sincèrement, s’il vous disait qu’il est le Lulli de quatre-vingt-dix-sept.

ARLEQUIN.

À vous la balle, Monsieur.

MONSIEUR DE GERESOL.

Monsieur de la Cabriole est le Coryphée des Danseurs.

MONSIEUR DE LA CABRIOLE.

Monsieur de Geresol est la fleur, et la crème des Musiciens.

ARLEQUIN.

Eh bien, Monsieur le Coryphée, et vous monsieur la crème, que voulez-vous ?

MONSIEUR DE GERESOL.

Vous faire une proposition que vous ne pouvez refuser.

MONSIEUR DE LA CABRIOLE.

Vous donner des moyens assurés de joindre l’agréable à l’utile.

ARLEQUIN.

Promesses de Musicien !

MONSIEUR DE GERESOL.

Dites un mot, et nous vous faisons trente mille livres de rente.

MONSIEUR DE LA CABRIOLE.

Vous vous enrichissez sans appauvrir personne.

ARLEQUIN.

Ce n’est guères la manière de ce temps-ci. Mais enfin.

MONSIEUR DE LA CABRIOLE.

Mais enfin, si vous voulez nous croire, vous ferez dans votre nouvelle ville, une Académie de Danse et de Musique.

MONSIEUR DE GERESOL.

Il n’y a pas de divertissement plus agréable au public, ni plus utile aux particuliers.

ARLEQUIN.

Il est vrai que personne ne se plaint de l’Opéra, et que tout le monde y trouve son compte.

MONSIEUR DE LA CABRIOLE.

Son compte ? et sans l’Opéra que deviendraient les bons airs, les pieds bien tournés, les visages plâtrés, et les jolis gosiers ?

ARLEQUIN.

Il est vrai. Sans l’Opéra comment subsisteraient tant d’honnêtes fainéants ; que deviendraient tant de beautés, qui tirent tout leur mérite de l’orchestre.

MONSIEUR DE LA CABRIOLE.

L’Opéra est un trésor inépuisable dont on ne voit jamais le fonds.

MONSIEUR DE GERESOL.

C’est un abyme, un labyrinthe de ressources qu’on ne connaît qu’à mesure qu’on les creuse.

MONSIEUR DE LA CABRIOLE.

Tout y rapporte son revenu jusqu’aux rides d’une Coquette surannée.

MONSIEUR DE GERESOL.

C’est une terre où on sème des sons et des gambades pour recueillir des pistoles.

ARLEQUIN.

Mais, encore, sur quoi assignez-vous les trente milles pistoles de rente que vous proposez ?

MONSIEUR DE LA CABRIOLE.

Sur la souplesse de mon jarret.

MONSIEUR DE GERESOL.

Sur la douceur de mon gosier.

MONSIEUR DE LA CABRIOLE.

Sur la fraîcheur d’Oriane.

MONSIEUR DE GERESOL.

Sur les petites façons de Corisande.

MONSIEUR DE LA CABRIOLE.

Sur les minauderies des Chanteuses.

MONSIEUR DE GERESOL.

Sur le blanc et le rouge des Danseuses.

ARLEQUIN.

Sur les brouillards de la rivière de Seine, et sur la constance de l’amour. Je ne vois point mes sûretés là-dedans, et il me semble qu’une chacone, et une sarabande ne sont pas des marchandises de bon débit.

MONSIEUR DE LA CABRIOLE.

Eh, morbleu, si vous êtes si délicat, tant pis pour vous ; mais sachez qu’aujourd’hui dans le commerce, les meilleures Lettres de change sont celles qu’on tire sur l’Opéra.

MONSIEUR DE GERESOL.

Et qu’un créancier remet toujours le tiers de la dette, pour une rescription sur la Caisse de l’Académie Royale de danse et de Musique.

ARLEQUIN.

Je le crois. Mais je ne suis point tenté ; je ne veux dans la Ville que je bâtis, ni Musiciens, ni danseurs, il n’y aura que des gens sobres.

MONSIEUR DE LA CABRIOLE.

Ma foi, Monsieur le petit fondateur, nous y perdrons beaucoup, la menace est terrible, mais l’Opéra de Lyon nous tend les bras.

MONSIEUR DE GERESOL.

En tous cas, il ne tiendra qu’à nous d’assister au rétablissement de celui de Rouen.

ARLEQUIN.

À la bonne heure.

MONSIEUR DE LA CABRIOLE.

Pour votre petite bicoque, tout y sera de travers, et puisque vous en excluez les Maîtres à danser, jamais rien n’y sera sur le bon pied.

ARLEQUIN.

Soit.

MONSIEUR DE GERESOL.

Que les habitants de cette ville ne puissent jamais ouvrir la bouche sans détonner.

MONSIEUR DE LA CABRIOLE.

Que quand ils voudront danser la courante, ils dansent le rigodon.

MONSIEUR DE GERESOL.

Qu’ils chantent par bécarre les airs de bémol.

MONSIEUR DE LA CABRIOLE, en s’en allant.

En un mot, qu’ils soient impolis, mal faits, et sans goût, comme des gens qui méprisent la danse et la Musique.

MONSIEUR DE GERESOL, en s’en allant.

Que les femmes y aient des maris jaloux, et soupirent inutilement après un Maître à chanter, pour rendre leurs billets.

ARLEQUIN.

Quelles imprécations ! Mais voici mon Architecte.

 

 

Scène III

 

ARLEQUIN, MADAME DE L’ARCHITRAVE

 

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

Ma foi, Monsieur, voilà qui ne va point mal, j’ai mis bien des gens en besogne, la Ville s’avance, et nos ouvriers travaillent comme il faut.

ARLEQUIN.

Comment, travaillent ? À peine avez-vous eu le temps de faire le plan de ce que vous avez à bâtir ?

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

Bon, vous me prenez donc pour une Architecte d’eau-douce : j’ai déjà fait mettre des écriteaux pour attirer des Acheteurs et des Locataires.

ARLEQUIN.

Elle est folle ? Quoi, des maisons qui ne sont pas encore faites...

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

Vous voilà bien nouveau, et ne savez-vous pas qu’il est à présent du bel usage de vendre les maisons, dix ans avant d’en jeter les premiers fondements ?

ARLEQUIN.

D’accord. Mais il faut...

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

Et, que diriez-vous donc, si je vous montrais à présent les troisièmes étages tout faits ?

ARLEQUIN.

Je dirais, je dirais... morbleu, je ne dirais rien, et je dis que vous êtes une extravagante.

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

Mais, sérieusement je vous dis, que c’est là ma manière, je commence toujours par le haut, on travaille ensuite au reste.

ARLEQUIN.

La folle !

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

Chacun a son humeur, les uns bâtissent sur la terre, d’autres sur la mer : pour moi l’air est mon élément ; je bâtis toujours en l’air. Mais parlons d’autre chose. Ces trois filles, ou soi-disant telles, qui ont deux doigts de plâtre sur le nez, et qui sont arrivées avec un vieux Commandeur dans un carrosse, dont les Chevaux semblaient prêts à rendre l’âme...

ARLEQUIN.

Eh bien.

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

Eh bien, elles disent qu’elles s’accommoderont du troisième étage de la maison qui fera le coin auprès du marché, à condition que vous leur ferez faire une allée à part, et une porte de derrière sur la petite rue.

ARLEQUIN.

Les allées à part, et les portes de derrière sont merveilleuses, pour donner de l’air à l’honneur d’une femme. Mais gare le serein.

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

C’est de l’argent comptant, elles paieront le premier quartier d’avance.

ARLEQUIN.

Elles feront bien. Tout le monde n’est pas en humeur de se payer par ses mains comme leur dernier hôte.

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

Il est encore venu un Procureur qui prendra la maison la plus élevée de la grande rue : Mais il lui faut cinq pièces parquetées au premier étage. C’est pour loger sa femme.

ARLEQUIN.

Un Procureur ? Je ne veux point de cette vermine dans l’enceinte des murs, aux Faubourgs, aux Faubourgs.

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

Ah, Monsieur, gardez-vous en bien, il ferait payer à ses parties, ce qui lui en coûterait pour se faire voiturer au Palais. Nous ne sommes pas dans un temps où les Procureurs puissent aller à pied.

ARLEQUIN.

Madame de l’Architrave ?

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

Monsieur.

ARLEQUIN.

Avez-vous fait le plan des petites maisons.

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

Des petites maisons ? et vous ne voulez, dites-vous que des gens raisonnables.

ARLEQUIN.

Il me faut des petites maisons, vous dis-je. Mais je les voudrais petites, petites.

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

Et pourquoi, si petites, dès qu’il vous en faut ?

ARLEQUIN.

C’est que j’y veux enfermer les gens raisonnables, de peur que le commerce des autres ne les gâte. Vous voyez qu’il ne faut pas pour cela grand espace.

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

À propos, que voulez-vous faire de ce grand Hôpital d’Incurables ?

ARLEQUIN.

Diable, faites-le grand. Je le destine pour loger les Marchands qui vendent à crédit aux gens de Cour, les vieilles qui épousent de jeunes gens ; s’il y avait place, j’y logerais aussi les amants contemplatifs, et les filles qui s’embarquent sur la parole des épouseurs.

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

On y travaille déjà, il sera au coin de la grande place vis-à-vis de l’horloge.

ARLEQUIN.

Comment l’horloge ? Je ne veux dans ma Ville ni horloge ni cadran.

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

Point d’horloge ?

ARLEQUIN.

Non, sans doute, je veux qu’on fasse toutes choses selon l’occasion, et l’opportunité, et qu’on ne se règle pas sur un coup de marteau. D’ailleurs, les femmes des gens de robe n’entendant pas sonner les heures, ne se précautionneront pas contre l’arrivée de leur mari, qui trouvera au retour du Palais, les galants à la toilette de sa femme.

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

Quelle malice !

ARLEQUIN.

Et les écornifleurs n’entendant jamais sonner midi, ne se précautionneront pas pour dîner en Ville.

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

Oh ; pour cela, précaution inutile, je vous garantis les parasites suffisamment avertis par l’acide de leur estomac, et assez réveillés par l’odeur des viandes. Mais qui est cet homme qui vient, ne serait-ce point quelque futur habitant.

ARLEQUIN.

Nous allons voir.

MADAME DE L’ARCHITRAVE.

Pour moi je vais donner ordre à tout, afin que les choses s’avancent.

 

 

Scène IV

 

LE LIBRAIRE, ARLEQUIN

 

LE LIBRAIRE.

Vous voyez, Monsieur, un homme qui, si la fortune lui en avait dit, se serait tenu en carrosse aussi bien qu’un autre. Je n’ai jamais manqué de cœur, Dieu merci, et j’ai bien autant d’ambition qu’aucun libraire de Paris.

ARLEQUIN.

Ce n’est pas peu.

LE LIBRAIRE.

Quant à moi, je crus en m’établissant, qu’une belle femme était le premier ornement d’une Bibliothèque, et qu’un joli minois faisait plus d’effet derrière un comptoir que cent in-folio sur des tablettes.

ARLEQUIN.

Il y a du vrai à cela, au moins ; et je connais plus d’un Marchand dont l’étalage vaut mieux que le fonds.

LE LIBRAIRE.

Je choisis pour épouse une jeune personne, belle, bien faite, de bon air, et par-dessus cela, bel esprit, et bel esprit juré.

ARLEQUIN.

Ce dernier point n’est pas tout à fait décisif pour la paix du ménage, et pour la douceur du commerce. Mais enfin, votre moitié vous attirait-elle bien des chalands ?

LE LIBRAIRE.

Mon heureuse boutique ne désemplissait point : à quelque heure qu’on y vint, on y trouvait gens d’Épée, de Robe, de Finance, Abbés et surtout grand nombre de Provinciaux.

ARLEQUIN.

Tous ces gens-là attirés bien plus par les agréments du tendron que par l’envie d’acheter des Livres.

LE LIBRAIRE.

C’est ce que je n’ai jamais bien pu décider, car quoi qu’ils parussent fort empressés auprès de ma femme, et qu’il n’y en eût pas un, qui par-ci par là, ne lui décochât quelque fleurette, ils ne laissaient pas d’acheter fort cher les bagatelles que me fournissaient trois grands diseurs de rien, et un Auteur femelle, dont la plume avait encore plus de rapidité que la langue.

ARLEQUIN.

Je ne m’étonne pas si elle a fait tant de Volumes.

LE LIBRAIRE.

C’était une aimable femme. Elle faisait un Livre en une nuit.

ARLEQUIN.

Les jolies femmes de ce temps-ci, n’emploient pas si mal les leurs. Mais comment en usait la vôtre ?

LE LIBRAIRE.

Le mieux du monde, et je n’ai jamais vu personne se plaindre d’elle.

ARLEQUIN.

Femme si accommodante accommode pour l’ordinaire un mari de toutes pièces.

LE LIBRAIRE.

Oh, pour moi j’ai cela de bon, je ne suis point sujet au mal de tête. Il est vrai que quelques contrôleurs de profession remarquaient que de mes enfants aucun ne me ressemblait, et qu’ils avaient de l’air, l’un d’un Colonel, l’autre d’un jeune Magistrat, à qui j’ai dressé une Bibliothèque de Romans.

ARLEQUIN.

C’est-à-dire qu’il en était de vos enfants comme de ces Livres dont l’Épître dédicatoire est sous votre nom, vous faites les honneurs de l’ouvrage d’autrui.

LE LIBRAIRE.

Ma foi, si on regardait de près, on trouverait autant de plagiaires dans les familles que dans la République des Lettres. Heureux qui sait s’accommoder de sa femme. Je me trouvais fort bien de la mienne, et tant qu’elle a été jeune et jolie, j’ai triomphé. Mais à présent qu’elle n’est que jolie sans être jeune...

ARLEQUIN.

Vous n’avez plus cette affluence dans votre Boutique ?

LE LIBRAIRE.

Pardonnez-moi, j’ai encore assez de gens chez moi. Mais, Monsieur, ma femme a plus de quarante ans.

ARLEQUIN.

Ainsi ils n’y viennent que pour la conversation.

LE LIBRAIRE.

Justement. Ils ont fait de ma Boutique une Académie de beaux esprits, où ma femme régente parmi les Historiens, les Poètes, et les diseurs de bons mots.

ARLEQUIN.

Il faut bien de ces gens-là pour échauffer une cuisine.

LE LIBRAIRE.

Que voulez-vous, j’ai dupé le public, et le public m’a dupé ; chacun à son tour... Je lui troquais d’abord des bagatelles pour de bon argent, il les prenait avidement, je crus qu’il se laisserait tromper plus longtemps, et me donnerait celui de faire une fortune complète.

ARLEQUIN.

Le public est un compère capricieux dont il faut brusquer le goût : pendant qu’il vous en disait que n’en profitiez-vous mieux ?

LE LIBRAIRE.

Si je puis revenir sur l’eau, que je profiterai de vos avis : plus de Romans, ni d’Historiettes, j’y renonce... de bons Livres de Maximes, et de Caractères. Ce sont ceux-là dont on voit en quatre mois doubler le prix, et multiplier les Éditions. Voilà ce qui fait rouler un Libraire en Carrosse.

ARLEQUIN.

Cela n’est pas tout à fait sûr, le goût change là-dessus ; et on plonge dans la bagatelle. Ainsi, si vous voulez avoir de l’argent du Public, il faut l’endormir par des Contes ce Fées, le réveiller par des rapsodies, ou l’amuser par de petits jeux ; comme le Gage-touché, Cache-mitoulas, et Colin-maillard : Voilà des titres cela !

LE LIBRAIRE.

Ah, Monsieur, si vous me permettez de m’établir dans votre Ville, voilà les Livres par où je débuterai. Le Gage-touché, quel effet dans une Affiche ?

ARLEQUIN.

Fort bien, nous penserons à cela une autre fois ; laissez-moi un moment en repos.

LE LIBRAIRE.

Je vais en écrire à ma femme : qu’elle sera aise de venir débiter ses Romans en style coupé ! Pour peu que vous y donniez la main, notre fortune est faite.

ARLEQUIN.

Adieu, bon soir, et bonne nuit.

LE LIBRAIRE, en s’en allant.

L’heureuse rencontre, l’heureuse rencontre.

 

 

Scène V

 

UN PEINTRE, ARLEQUIN

 

LE PEINTRE.

Comme tout ce qu’il y a d’illustres dans le monde, semble s’être donné rendez-vous pour venir peupler votre nouvelle Ville où vous ne voulez rien de commun, agréez que je vous présente un homme en la manière des plus extraordinaires qui se fassent.

ARLEQUIN.

Où est-il ?

LE PEINTRE.

Le voilà.

ARLEQUIN.

Je le crois. Mais qui êtes-vous ?

LE PEINTRE.

Monsieur, je suis un original sans copie, un Poète muet, un imposteur de bonne foi, un beau morceau moderne qui ne deviendra que trop antique avec le temps.

ARLEQUIN.

Et avec tout cela, vous êtes gueux comme un Peintre ?

LE PEINTRE.

Il est vrai qu’un Peintre ne va pas si tôt en carrosse qu’un Caissier ; mais enfin, on ne laisse pas de se tirer d’intrigue, et depuis que les gens d’affaire se sont jetés dans le goût des tableaux, notre profession est un peu réconciliée avec la fortune. D’ailleurs, j’ai un talent merveilleux pour le portrait.

ARLEQUIN.

Et attrapez-vous bien l’air des gens ? Faites-vous ressembler ?

LE PEINTRE.

À merveille... J’attrape cela... le tour du visage, le feu des yeux, le coloris du teint... Il n’y a pas un de mes portraits qui ne ressemble parfaitement.

ARLEQUIN.

Et avec ce beau talent, peignez-vous bien des femmes ?

LE PEINTRE.

Oui da.

ARLEQUIN.

Vous peignez des femmes, et vous faites ressembler ? Poursuivez, mon ami, poursuivez, vous êtes dans le grand chemin de l’Hôpital. Un bon Peintre de femmes doit être un imposteur de profession.

LE PEINTRE.

Cela est vrai. Il y a quelque temps qu’une vieille Marquise me pria de faire son portrait, je fus assez sot pour me piquer de sincérité, je la peignis comme deux gouttes d’eau.

ARLEQUIN.

Eh bien.

LE PEINTRE.

Elle ne se vit pas plutôt comme la nature l’avait faite, qu’elle voulut me faire jeter par les fenêtres, disant que je la rendais hideuse. À huit jours de là, je lui portai un Portrait que j’avais fait d’une jolie petite personne de dix-huit ans. Je lui dis que c’était le sien que j’avais raccommodé, elle me fit donner cinquante pistoles, et publie partout, que je suis le premier homme du monde.

ARLEQUIN.

Bon, si l’on peignait les gens tels qu’ils sont, ils se feraient peur les uns aux autres.

LE PEINTRE.

À vous parler naturellement, mon grand gain n’est pas de faire des Portraits.

ARLEQUIN.

À quoi donc, gagnez-vous davantage ?

LE PEINTRE.

À retoucher les anciens originaux.

ARLEQUIN.

Quoi, vous vous mêlez barbouiller ce qui nous reste de l’antiquité !

LE PEINTRE.

Vous ne m’entendez pas. Je dis que je travaille sur les vieux Originaux naturels.

ARLEQUIN.

Encore moins.

LE PEINTRE.

N’avez-vous jamais vu un visage sur lequel les années ou la petite vérole ont sillonné des trous, où les amours à coup sûr ne jouent plus à la fossette... tac... tac... Je vous remplis cela, et rétablis à une face sexagénaire un embonpoint de dix-huit ans.

ARLEQUIN.

Ah, vous êtes fort intelligible à présent.

LE PEINTRE.

Je répands sur des joues décrépites un incarnat... Oh, ma foi, cinq ou six coups de pinceau touchés à propos, donnent un terrible soufflet à l’extrait baptistaire le mieux collationné.

ARLEQUIN.

La malepeste, vous devez être à votre aise avec un si beau talent. Mais ne s’aperçoit-on pas que ce n’est que de la peinture ?

LE PEINTRE.

Bon, si vous aviez vu une paire de sourcils que j’ai livrée il y a huit jours à une vieille Présidente, vous y seriez trompé vous-même. Son mari ne s’en aperçut qu’en y regardant avec ses lunettes.

ARLEQUIN.

Monsieur le Peintre, ne pourriez-vous me montrer quelque chose de votre façon ?

LE PEINTRE.

Volontiers. J’ai une pièce curieuse... Oh là, oh, apportez ce tableau.

On apporte un Tableau qui représente un Abbé avec un habit brodé, et une cravate en Steinkerque.

Voyez cela. Est-ce bien peint ? Tenez, pour qui prendriez-vous cet homme-là ?

ARLEQUIN.

Pour un Colonel, s’il avait une épée.

LE PEINTRE.

Bon, c’est un Abbé qui a voulu se faire peindre dans cet habit-là. C’est son habit d’occasion, et celui-là même dans lequel il fut ces jours passés volé, et battu, en faisant porter son souper en ville. Mais ce serait bien pis si vous le voyiez à sa toilette.

ARLEQUIN.

Comment donc ?

LE PEINTRE.

Il a voulu que je le peignisse en déshabillé. Voulez-vous le voir ?

ARLEQUIN.

Est-ce que vous l’avez là ?

LE PEINTRE.

Et n’ai-je pas le secret de changer ce tableau comme il me plaît ? Voyez, voyez.

Le Tableau change, et l’Abbé paraît devant une toilette pleine de quarrez, de pots de pommade, et de rouge.

ARLEQUIN.

Oh parbleu, Monsieur le Peintre, vous vous moquez de moi. C’est une femme.

LE PEINTRE.

Oui vraiment une femme. Les femmes de ce temps-ci y sont bien plus cavalièrement. Tenez, voilà une toilette de femme.

Le Tableau change. Une femme paraît devant une table pleine de bouteille de ratafia. Elle a une pipe à la bouche et un verre à la main.

ARLEQUIN.

Oh, pour celui-là, je ne m’y attendais pas.

LE PEINTRE.

Voulez-vous voir votre portrait en petit ? J’ai tous les gens illustres. Voyez. Cela vous ressemble-t-il ?

On voit un petit Arlequin dans le Tableau qui salue, descend, danse et s’en va.

 

 

Scène VI

 

OCTAVE, SCARAMOUCHE, COLOMBINE, cachée

 

COLOMBINE.

Voilà l’homme que j’ai vu tantôt avec mon Prince, cachons-nous, et écoutons ce qu’il dit.

SCARAMOUCHE.

Ah, amour, amour, petit scélérat, que tu fais faire de folies ! Il n’y a pas jusqu’au cerveau d’un Comédien que tu ne t’avises de déranger. Octave était habile, goûté de tous ceux qui l’écoutaient, il s’est avisé de devenir amoureux, et n’est plus qu’un... Ma foi, Monsieur, Octave, ce n’est pas là votre métier, et pour un Comédien qui s’est enrichi à faire l’amour, j’en connais trente qui s’y ruinent. Mais le voilà, comme il est fait ? Le pauvre garçon me fait pitié. Eh bien comment va le cœur ?

OCTAVE.

Ah ! mon pauvre Scaramouche, je suis le plus malheureux de tous les hommes, j’adore Colombine.

SCARAMOUCHE.

Le grand malheur ! si vous l’aimez, elle ne vous hait pas ; et je suis bien trompé si elle ne vous cherche.

OCTAVE.

Et c’est ce qui me confond. Elle me croit un homme de grande qualité, elle ne s’est embarquée que sur cette espérance, et je dois mourir de honte d’avoir abusé de sa crédulité.

SCARAMOUCHE.

Allez, allez, nous sommes dans un temps où l’on ne meurt pas plus de honte que d’amour.

OCTAVE.

Admire la cruauté de ma destinée : je fuyais Colombine, je commençais à sentir que je guérissais, lorsque quelque démon ennemi de mon repos me la fait trouver en ces lieux, comme par enchantement, et redonne à mon cœur toute sa première sensibilité.

SCARAMOUCHE.

Vous l’aimez, elle vous aime... hem, y a-t-il tant de façons, épousez-la.

OCTAVE.

Que je lui donne un Comédien, après lui avoir promis un Prince.

SCARAMOUCHE.

Elle ne serait pas la première qui aurait fait succéder à un grand Seigneur, un homme de moindre étoffe. De tout temps la Comédie s’est faufilée avec les gens du beau monde.

OCTAVE.

Je ne puis me pardonner de l’avoir trompée.

SCARAMOUCHE.

Tarare, pardonner, les femmes sont plus indulgentes que vous ne pensez, pourvu que...

OCTAVE.

Mon cher Scaramouche, je t’ouvre mon cœur. Quelque envie que j’eusse de rester en ces lieux, il faut absolument que je m’en arrache, j’irai me cacher quelque part au bout du monde, où je ne verrai jamais...

COLOMBINE paraît.

Tu ne me verras jamais, traître : tu m’as trompée, et tu veux me fuir ?

OCTAVE.

Ah, Ciel !

COLOMBINE.

Vous m’aimez, Octave ? vous m’aimez ? Quelle preuve vous m’en donnez, partir sans me dire adieu !

SCARAMOUCHE.

Voici bien une autre histoire.

OCTAVE.

Vous vous abusez, madame, je ne suis pas...

COLOMBINE.

J’ai tout entendu, j’ai appris ce que vous êtes de votre propre bouche, et mon cœur a raison de se plaindre du peu de confiance que vous avez en mon amour. Vous ne savez pas aimer, Octave. Avez-vous pu croire que je n’aimasse en vous que la grandeur qui paraissait à mes yeux. Désabusez-vous, rendez-moi justice ; et comptez que ce n’est pas le Prince, mais Octave que je suis venu chercher ici.

SCARAMOUCHE.

La peste, qu’une fille amoureuse a d’esprit.

OCTAVE.

Ah trop généreuse Colombine, par où pourrai-je vous exprimer...

COLOMBINE.

Voici Arlequin. Vous savez les raisons que j’ai de le ménager, c’est un homme de poids, et qui malgré ses caprices, pourra nous être d’une grande utilité : retirez-vous, que je lui parle seule, je lui ferai mieux entendre mes raisons.

 

 

Scène VII

 

ARLEQUIN, COLOMBINE, SCARAMOUCHE

 

ARLEQUIN.

Ah, bonjour, Seigneur Bagatelle. Quoi vous êtes encore ici ?

SCARAMOUCHE.

Signor si con tutte le mie Bagatelle, al Servitio di V.S.

ARLEQUIN.

Je vous rends grâces, je vous ai déjà dit que vous pouvez les porter à Paris.

SCARAMOUCHE.

Io Sentito dire, che V.S. et bâtissait une grande Ville Famosissima citá é cosi, je venais avec toutes mes Bagatelles, pour divertir votre femme et vos petits enfants.

ARLEQUIN.

À Paris, à Paris. Je ne veux point de fadaises chez moi, et la bagatelle en sera bannie aussi sévèrement, que l’amour l’est du mariage.

COLOMBINE.

Quoi ! Seigneur Arlequin ? seriez-vous de l’opinion de ceux qui croient que le premier jour de l’Hymen, est le dernier de l’amour, et du bon temps ?

ARLEQUIN.

De l’amour, oui. Pour du bon temps, c’est selon. Certaines femmes ne commencent à en prendre, que lorsqu’elles commencent à être épousés ; d’autres ne le goûtent qu’au veuvage, tout cela est très bien partagé. Mais à propos de femme, savez-vous que dans ma Ville nouvelle, pour épargner aux Plaideurs la moitié de ce qui leur en coûte, les femmes rendront la Justice.

SCARAMOUCHE.

Des femmes Juges ! Que de prises de corps ?

ARLEQUIN.

J’ai remarqué, que presque tous les plaideurs paient leurs Arrêts aux belles qui sont bien dans l’esprit du Juge.

COLOMBINE.

Fort bien.

ARLEQUIN.

Cependant, il n’en est pas moins inexorable sur les Épices ; de sorte que le pauvre diable de plaideur paye des deux côtés.

COLOMBINE.

J’entends.

ARLEQUIN.

Vous voyez bien, que si les femmes rendaient la justice en leur nom, on en serait quitte pour ce qu’on leur donne.

COLOMBINE.

Il y même en cela un autre avantage. Car, une belle Magistrale qui trouvera quelque plaideur de bonne dégaine, lui fera gratis des Épices.

ARLEQUIN.

Justement, comme il arrive tous les jours à nos vieux Magistrats avec de jeunes Solliciteuses.

COLOMBINE.

Ma foi je crois qu’il fera beau voir un Sénat féminin ; toutes ces femmes auront bonne grâce en robe, et en bonnet ? Cela fera bien leste.

ARLEQUIN.

Eh, je les défie d’être plus poupines et plus musquées ; que quelques-uns de nos jeunes Sénateurs de Paris.

COLOMBINE.

Je vous avoue que ce dessein m’enchante, et que je brûle de le voir exécuté.

ARLEQUIN.

Pourquoi ?

COLOMBINE.

Je me figure avec plaisir, une trentaine de femmes aux opinions. Le bruyant Tribunal ! Il faut convenir que toutes vos Lois sont admirables.

ARLEQUIN.

Vous savez bien que tous les ans je marierai trente filles aux dépens du Public.

SCARAMOUCHE.

Belle réparation.

COLOMBINE.

Et qui fera grand plaisir à quantité de jeunes personnes qui n’ont pas assez de bien.

ARLEQUIN.

Comment donc jeunes ! Marier de jeunes filles. Je n’emploie pas si mal mon argent. Les jeunes et jolies personnes se marient assez gratis. Je destine ce fonds pour ces vieilles filles de dur débit, qui ont resté trente ans dans une arrière-boutique, dont on ne se charge qu’à bonnes enseignes, et qui demeureraient éternellement à la porte de l’Hymen, si l’argent ne leur servait de véhicule.

 

 

Scène VIII

 

JAQUET, MACINE, ARLEQUIN, COLOMBINE

 

JAQUET.

Monsieur, je venons vous prier de nous donner un petit brin d’avis, en payant, s’entend, comme de raison.

MACINE.

Oui, Monsieur, je voulons faire les choses de bonne grâce ; et s’y n’y a pas assez des quinze sols j’irons jusqu’à la pièce neuve.

ARLEQUIN.

Ces gens-là me prennent pour un Avocat ou un Médecin. Allez mes enfants, je ne vends pas mes paroles : mais de quoi s’agit-il ?

JAQUET.

De boutre la paix dans notre ménage.

ARLEQUIN.

Vous êtes donc mariés ?

MACINE.

Pas encore ; mais je pourrons l’être sans miracle avant jour failli.

ARLEQUIN.

Vous n’êtes pas encore mariés, et il vous faut un tiers pour terminer vos différents. Ah, ah... Eh, comment ferez-vous donc si vous l’êtes une fois.

MACINE.

C’est que Jaquet est un entêté, un vilain.

JAQUET.

C’est que Macine est une éventée, et une glorieuse.

ARLEQUIN.

Déjà des invectives, voilà les naturelles dispositions pour l’assortiment que demande l’Hymen.

JAQUET.

Jugez si j’ai tort ?

MACINE.

Voyez si je n’ai pas raison ?

ARLEQUIN.

Un plus d’honnêteté. Vous êtes brusques comme des gens mariés.

MACINE.

Monsieur je suis la plus riche fille du Bourg, et mon père me donne en mariage quarante bons écus.

JAQUET.

Sans vous démentir, n’y a que cent dix livres.

MACINE.

Or, comme je nous disions tantôt queque petite doucereusité amoureuse, je sommes venus de fil en aiguille à parler de notre mariage.

ARLEQUIN.

Mettre sa dot en habits et en bijoux de noces, c’est à présent le grand usage.

COLOMBINE.

Heureux le Mari quand cela n’excède pas.

MACINE.

Ça n’est-il pas juste, Monsieur. Il dit lui qu’il en veut acheter deux arpents de tarre.

JAQUET.

Oui, qui me rapporteront un bon revenu, au lieu d’un habit, ça n’est que de l’argent mort.

MACINE.

De l’argent mort da, j’ai pourtant ouï dire à une Madame de Paris, qu’une Procureuse de ses amies avait un habit de velours vert cramoisi dont elle retirait cinq cent bonnes livres de rente. Bon an mal an.

ARLEQUIN.

Et j’ai connu, moi, une femme qui faisait valoir de simples grisettes à un denier plus haut.

MACINE.

Oh, je sais un peu vivre, va Jaquet, conte qu’une jolie femme un peu ajustée vaut toujours son prix, et rapporte son revenu.

COLOMBINE.

Je trouve que Macine a raison, il faut toujours suivre la grande route, et faire comme les autres.

JAQUET.

Quoi, tout notre bien en un guenillon ?

ARLEQUIN.

Oui, que comme les autres femmes, elle se mette sa dot sur le corps : dût-elle à leur exemple mettre dans quinze jours ses habits en gage.

JAQUET.

Puisque vous le trouvez bon, qu’alle fricasse comme alle l’entendra, j’aurai le plaisir de voir ma femme brave. Adieu, Monsieur, et grand merci.

MACINE.

Bonsoir, Monsieur.

ARLEQUIN.

Bonsoir.

MACINE, revenant.

Mettrai-je de l’or sur cet habit, Monsieur ?

ARLEQUIN.

Oui, des Diamants même, si vous en trouvez à crédit.

MACINE.

Pour les Cornettes, je les prendrai de papier ? ça ne dure guères, mais ça reluit beaucoup : Votre servante.

Ils sortent.

ARLEQUIN.

Voilà qui prouve bien que la vanité est de partout. Mais, Madame, parlons d’autre chose, je vous aime, je vous l’ai déjà dit. Je vous offre ici un établissement : faites mon bonheur, je tâcherai de faire le vôtre.

COLOMBINE.

Je vous ai déjà répondu que mon cœur ne se donnait pas deux fois. J’aime Octave.

ARLEQUIN.

Qui ? ce Prince-là...

COLOMBINE.

N’insultez point ? Mais le voici avec un homme que je ne connais pas.

 

 

Scène IX

 

LE DOCTEUR, OCTAVE, COLOMBINE, ARLEQUIN

 

LE DOCTEUR.

Monsieur, Monsieur, voilà par le plus grand bonheur du monde, ce fils dont je vous ai parlé tantôt.

ARLEQUIN.

Qui était dans un poste si éclatant. Vous aviez raison, il brille trois fois la semaine parmi des lustres et des bougies.

OCTAVE.

Oui, Monsieur, je suis Comédien. Mais votre Philosophie n’est pas fort éloignée de la mienne ; et ma profession comme la vôtre, est de corriger les hommes en les rendant ridicules.

ARLEQUIN.

C’est bien fait. Mais Docteur, savez-vous que voilà une personne qui aspire à être votre bru.

LE DOCTEUR.

On m’a tout conté, et je la prie de recevoir mon fils pour son mari.

COLOMBINE, à Arlequin.

Consentez à notre Mariage, et souffrez que nous nous établissions ici avec vous. J’ai eu toute ma vie un furieux penchant pour la Comédie, la belle occasion de le satisfaire ! Nous composerons une Troupe admirable.

ARLEQUIN.

Je consens à tout, à condition que dans vos Pièces, vous ne louerez jamais personne, et que vous ne ferez pas quartier à la moindre impertinence. Outre cela, vous observerez, s’il vous plaît, les Lois que je prescris à mes Citoyens. Je les ai mises par écrit, écoutez.

Il lit.

I.

Que toute Charge s’abolisse,
Dans ma ville nouvelle une seule me plaît,
Et je ne veux pour tout Office,
Qu’un bon prêteur sans intérêt.

II.

Qu’avec mépris on regarde les biens,
Qu’un coffre-fort, une grosse marmite,
Ne fasse point tout le mérite,
De mes nouveaux Concitoyens.

COLOMBINE.

Adieu les Abbés bien nourris.

ARLEQUIN.

Je ne veux point de fainéants.

Il lit.

III.

Qu’un fat ne règle point son estime grossière,
Sur le dehors pompeux des carrosses brillants.
Et quiconque a monté derrière,
Qu’il soit exclu d’entrer dedans.

COLOMBINE.

Si cette Loi s’observait à Paris, les deux tiers des carrosses resteraient sous la remise.

ARLEQUIN lit.

IV.

Je bannis ces Docteurs qui de mots assassins
Ont pour toute science, une longue tirade,      
Et veux comme à Chaudray que tous mes Médecins,
Sachant et ne rien prendre, et guérir un malade.

COLOMBINE.

Oh, pour celui-là, il est directement contre les Statuts de la Faculté.

ARLEQUIN lit.

V.

Qu’en intrigue à vingt ans toute fille soit neuve,
Fût-ce un tendron aux coulisses nourri,
Mais je défends à riche et vieille veuve,
D’épouser un jeune mari.

VI.

Sortez de mes États, brelandières coquettes,
Qui rassembliez joueurs et galants confondus,
Et chez qui tous les jours lansquenets et bassettes ;
Sont les jeux les moins défendus.

COLOMBINE.

Vous achèverez une autre fois le reste. Voyons à présent la noce de Jaquet et de Macine.

Le Théâtre représente un fort beau bocage. On voit plusieurs Bergers assis auprès de leurs Bergères qui jouent de différents instruments. Un Berger et une Bergère héroïques chantent ce duo Italien.

LA BERGÈRE.

Mia Luce.

LE BERGER.

Mio Core.

LA BERGÈRE.

Mia vita.

ENSEMBLE.

Mia Spene.
Quando fia che triomphi il nostre amore.
Su queste spiaggie amene ?

LA BERGÈRE.

Mia Luce.

LE BERGER.

Mio core.

LA BERGÈRE.

Mia core.

ENSEMBLE.

Mia Spene.

Quatre paysans dansent une entrée.

UNE BERGÈRE chante.

Nous ne brillons jamais d’un éclat emprunté
Notre beauté
Doit toute sa parure
À la seule nature ;
Notre teint n’est point frelaté,
Nous n’y mettons point de peinture ;
Et quand le hâle l’a gâté,
C’est avec de l’eau toute pure,
Que revient sa vivacité.

Un sabotier danse tout seul.

OCTAVE chante.

Le seul amour est inutile,
Parmi les amants de la Ville
Il faut par des présents exprimer son ardeur,
Pour attendrir une inhumaine ;
Il faut avec de l’or que l’on forme la chaîne,
Dont on veut arrêter son cœur.

Un Paysan et une Paysanne dansent.

Mais, Monsieur le Philosophe, ne voulez-vous pas aussi vous réjouir : allons chantons et dansons en rond.

ARLEQUIN.

Je le veux bien. À la charge que chacun chantera son couplet, et y mettra une comparaison.

OCTAVE.

Volontiers. Commencez.

ARLEQUIN chante.

Comme l’hiver a des roupies,
Cérès des blés, Flore des fleurs ;
Ainsi Paris a des harpies,
Greffiers, Sergents, et Procureurs.

OCTAVE chante.

Comme on voit pencher la balance
Du côté du poids le plus fort ;
Ainsi femme à qui plus finance,
Se livre sans aucun effort.

COLOMBINE chante.

Comme au Soleil cèdent la place
Les nuages les plus épais ;
Ainsi l’éclat du plumet chasse
Les grands et les petits collets.

LÉANDRE chante.

Comme on voit que la pleine Lune
Par degrés monte au Firmament ;
Ainsi j’en sais dont la fortune
A commencé par le Croissant.

MEZZETIN chante.

Comme les abeilles habiles
Puisent des fleurs les sucs nouveaux ;
Ainsi les Coquettes subtiles
Sucent la bourse des nigauds.

SCARAMOUCHE chante.

Le fétu d’abord pirouette
Qu’il est auprès de l’ambre chaud ;
L’Ambre à Paris c’est la Grisette,
Et le fétu c’est le Courtaud.

ARLEQUIN chante.

Comme un Coucou que l’amour presse,
Prend un nid qui n’est point à lui ;        
Ainsi l’Officier a l’adresse,
De pondre dans le nid d’autrui.

Ils dansent en rond, et la Comédie finit.

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