Argénis et Poliarque (Pierre DU RYER)

Tragi-comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois en 1629.

 

Personnages

 

LICOGÈNE, Prince de Sicile amoureux d’Argénis

OLOODÈME, Ami de Licogène

ÉRISTÈNE, Ami de Licogène

POLIARQUE, Roi de France, amoureux d’Argénis

GÉLANORE, son confident

MÉLÉANDRE, Roi de Sicile

EURIMÈDE, Conseiller d’État

SÉLÉNICE, Gouvernante d’Argénis

ARGÉNIS, Infante de Sicile

FLORICE, damoiselle d’Argénis

TIMONIDE, Gentilhomme sicilien

MÉNOCRITE, Capitaine de Licogène

ANAXIMANDRE, son neveu

SACRIFICATEUR

PREMIÈRE TROUPE DE SOLDATS DE LICOGÈNE

SECONDE TROUPE DE SOLDATS DE LICOGÈNE

SOLDATS DE MÉLÉANDRE

 

La scène est en Sicile.

 

 

À MONSEIGNEUR DE LA CHÂTRE,

Conseiller du Roi en ses conseils d’État et privé, Chevalier des Ordres de Sa Majesté, Capitaine de cent hommes d’armes de ses Ordonnances, et premier Maréchal de France

 

            Monseigneur,

 

            Si je voulais croire le respect, et considérer que je ne suis pas au nombre de ceux de qui les belles qualités forcent doucement les inclinations des hommes, et qui n’ont qu’à se faire voir une fois pour être désirés de tout le monde ; Je serais contraint d’avouer, que j’ai beaucoup de témérité, et que je trouve bien peu de mérite dans cet ouvrage pour en attendre de vous un favorable jugement ; Mais il ne m’importe pas d’être appelé témérité, pourvu  que l’on sache que vos commandements excusent ma témérité, et qu’il est impossible de les recevoir, sans concevoir en même temps une bonne opinion de soi-même. Les plus humbles en deviendraient injustement orgueilleux, et le désir de faire quelque chose, qui peut obtenir l’honneur de votre approbation, leur ferait entreprendre même ce qui serait impossible. Aussi vos opinions sont si bonnes, qu’elles donnent de l’estime à tout ce que vous approuvez, et vos jugements sont si sains, que l’on est obligé de la croire, non pas comme ces Oracles toujours douteux en leurs réponses, mais comme une chose aussi certaine que la vérité : Je ne vous offre donc pas les fruits de mon étude, mais les efforts de vos commandements, qui me font douter si Poliarque fut autrefois plus content de voir son Argénis, que je le suis maintenant, après que ma faiblesse s’est efforcée de vous obéir. Je sais bien que dans la grandeur des Princes que j’ose vous présenter vous ne trouverez rien qui soit digne de la vôtre ; mais si les hommes n’eussent offert aux Dieux, que ce qui était égal à leur diurnité, un trop grand respect les eût sans doute rendus méconnaissant et criminels. Cela seulement me fait espérer que vous reçûtes ce petit présent, et que comme le Soleil regarde d’un même œil l’effroi des déserts, et la magnificence des palais et des villes, vous verrez cet Ouvrage de la façon que l’on voit ordinairement es meilleurs. C’est la même Argénis mais un peu plus jeune, que vous ne la vîtes alors que ses passions, et ses beautés naturelles tirèrent de vous un jugement, dont elle fait beaucoup plus d’état que sa Couronne, et de la constante amitié de Poliarque. Elle s’assure que si vous la prenez en vôtre protection, il n’y a point d’aventures, ni de traverses, qui puissent ébranler son courage, et qu’elle se trouvera aussi heureuse dans ses peines, que je suis glorieux de me pouvoir dire,

 

            Monseigneur,

 

            Votre très humble, et très obéissant serviteur.

 

DU RYER.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LICOGÈNE, OLOODÈME, ÉRISTÈNE

 

ÉRISTÈNE.

Généreux confidents des secrets de mon Âme,

Qui se découvre à vous sur un cœur tout de flamme,

Véritables amis, dont le soin glorieux

Fait honte aux plus parfaits des siècles le plus vieux

Et de qui l’amitié naquit dans la tempête         

Qu’un malheur éternel assembla sur ma tête,

J’adore le destin, dont les sensibles traits

M’ont donné tant de maux, et des amis si vrais,

Je crois que sous mes pieds, la fortune asservie

A perdu les rigueurs qui traversaient ma vie,

Depuis que le démon de nos contentements

Me fit trouver en vous des trésors si charmants,

Ce n’est pas sans sujet, que ma voix avancée

Vous montre ainsi l’Image où se voit ma pensée :

Un ami véritable est un trésor bien cher

Que le hasard nous donne, et ne peut arracher,

Combien en voyons-nous, dont les feintes caresses,

Suivent leurs intérêts et non pas nos tristesses,

Dont la bouche est de rose, et le cœur est de fer,

Et qui n’embrassent point qu’à dessein d’étouffer.

OLOODÈME.

Prince à qui la vertu communique des charmes

Qui domptent la fortune, et qui brisent ses armes,

Quand les Cieux conjurés contre tous mes travaux

Lâcheraient sur moi seul l’influence des maux,

Quand l’enfer ferait voir l’horreur de son empire       

Contre les bons desseins, que la raison m’inspire

L’honneur de vous servir me conduira toujours

Au mépris des dangers qui poursuivent nos jours,

Et la constance même est bien moins assurée,

Que la fidélité que je vous ai jurée.       

ÉRISTÈNE.

Puisque le même cœur anime nos deux corps

Ses désirs et les miens font les mêmes accords,

Me fallut-il pour vous chercher des diadèmes,

Ou le malheur a mis les dangers plus extrêmes,

Vous me voyez tout prêt à tenter les hasards,

Qui se trouvent sans cesse à la suite de Mars.

La vertu ne craint rien, quoiqu’on lui fasse accroire,

Et toujours ses desseins s’achèvent dans la gloire.

LICOGÈNE.

Je ne reconnais plus tous ces desseins guerriers

Qui dressent nos tombeaux dans un bois de lauriers,

Les myrtes de l’amour ont pour moi plus de charmes,

Et mon courage cède au pouvoir de ses armes,

Le désir de la guerre a perdu ses appas,

Le Dieu des combattants s’éloigne de mes pas,

Et voyant dans mon cœur qu’un enfant le surmonte

Il rougit aujourd’hui moins de sang que de honte.

OLOODÈME.

Jamais Mars, et l’Amour ne furent étrangers

Dedans un cœur royal qui brave les dangers,

L’amour avec lui s’accorde et se modère

De même que le fils s’accorde avec le père,

Et l’on abuse fort des droits de la raison

De dire que l’amour est dans l’âme un poison,

Comme si les grands Dieux qui l’ont mis à leur table

Se nourrissaient au Ciel d’un poison détestable,

L’amour est un rayon de la divinité

Qui dépouille les cœurs de leur brutalité,

Nos corps prennent du Ciel une amoureuse flamme

Dès le même moment, qu’ils en reçoivent l’âme,

Si les esprits humains étaient sans amitié

L’on ne reconnaîtrait ni douceur ni pitié,

Nous vivons par l’amour, et même notre vie

Vient de l’amour qui tient l’âme au corps asservie,

Au contraire la mort n’est dedans ses efforts

Qu’une haine sans fin que l’âme porte au corps.

ÉRISTÈNE.

Il est vrai que l’amour ami de la Nature           

L’empêche de tomber dedans la sépulture,

Sans les feux éternels, qui sortent de sa loi

L’univers dépeuplé n’aurait que de l’effroi,

Si bien qu’en le chassant du séjour où nous sommes,

On se rend ennemi de Nature, et des hommes,

Et le vouloir bannir, c’est dire en même temps

Que l’on veut à la terre arracher son printemps.

Mais malgré l’ennemi qui leur ferait la guerre

L’un et l’autre sont faits pour réjouir la terre,

Le monde que l’hiver avait mis en langueur

Reçoit dans le printemps sa première vigueur,

Et ceux que retenait la faiblesse de l’âge

Trouvent dedans l’amour la force, et le courage,

Aussi pour faire voir, qu’il est fort ici bas,

L’on nous dit qu’il est né du grand Dieu des combats.         

LICOGÈNE.

Ainsi l’antiquité gouverna par des fables

Les crédules esprits et les moins raisonnables,

Mais la vérité montre à mes soins infinis

Qu’il est né seulement des beaux yeux d’Argénis,

Sa grâce qui me force, et me met à la gêne       

Me veut faire douter si je suis Licogène,

Je prise plus le bien de vivre sous sa loi

Que de voir l’Univers assujetti sous moi,

Et mon cœur glorieux de porter son image

Ne fait plus de desseins, que pour lui rendre hommage.     

Amis voila l’objet, dont la perfection

Attire tous les vœux de mon affection,

Ce n’est point le désir de régner avec elle

Qui m’échauffe le sang d’une flamme si belle

Bien qu’un jour la destine au sceptre de ces lieux,     

Ce titre plein d’appas en a moins que ses yeux,

Un véritable Amour se consacre aux personnes

Bien plutôt qu’à l’éclat des plus riches couronnes.

ÉRISTÈNE.

Le Destin qui vous lie à la race des Rois,

Vous permet d’espérer Argénis et ses droits,

Et votre ambition louable en son extrême

Peut porter vos amours jusques au Diadème.

OLOODÈME.

Rien ne peut empêcher l’effet de vos désirs,

Rien ne peut arrêter le cours de vos plaisirs,

Aussitôt que le roi connaîtra votre flamme      

Un mariage heureux soulagera votre âme.

L’égalité du sang et de votre grandeur

Autorise déjà votre amoureuse ardeur,

Et dans ce mariage aussi beau que facile

On puisera des biens pour toute la Sicile.        

LICOGÈNE.

Il faut secrètement s’instruire là-dessus

Des desseins, que le Roi peut en avoir conçus,

Et lire dans ses yeux, et dessus son visage,

Les sentiments du cœur éloignez du langage,

Notre front et nos yeux malgré nous indiscrets

Sont toujours les tableaux des pensers plus secrets.

Allez donc tous deux consulter cet oracle.

OLOODÈME.

Nous vous obéirons et contre tout obstacle

Opposant l’artifice, et la dextérité,

Nous ferons que bientôt il y sera porté.

 

 

Scène II

 

POLIARQUE, GÉLANORE

 

POLIARQUE, tenant le portrait d’Argénis.

Confesse avec moi, qu’une si belle image

A mérité l’encens d’un éternel hommage,

Et que pour adoucir ces peuples furieux

Que la cruauté même engendra sous les Cieux,

Il suffit de montrer cette rare peinture

Où l’art est en dispute avec la Nature,

Où le plus digne objet, que les yeux puissent voir

Découvre ses beautés ainsi que son pouvoir,

Gélanore vois-tu que sans ouvrir la bouche

Il enseigne l’amour à l’esprit plus farouche,

Dis-moi, ne sens-tu pas que ce portrait vainqueur

Se laisse par tes yeux tomber dessus ton cœur ?

Que ton âme s’allume en tes veines glacées,

Quelle forme des vœux de toutes tes pensées,

Et qu’enfin Argénis mérite plus d’autels          

Que notre piété n’en dresse aux immortels.

GÉLANORE.

Bien qu’il soit assuré qu’un portrait de la sorte

Puisse ressusciter une personne morte,

Que sa grâce ait rendu par des attraits si doux,

La terre glorieuse, et le Soleil jaloux,

Que votre Majesté m’excuse, et me pardonne,

Si je dis que l’amour trahit votre couronne,

Et que votre bonheur avec lui douteux

N’en saurait recevoir que des liens honteux.

POLIARQUE.

Honteux ne sais-tu pas, que c’est une Princesse         

À qui la Destinée a voué ma jeunesse.

GÉLANORE.

Vous aimez en Sicile, et ses sévères lois

Nient son alliance aux Monarques Gaulois.

POLIARQUE.

L’amour dont le pouvoir me livre ses atteintes

Est plus fort que les lois, et que les choses saintes.    

GÉLANORE.

Si vous ne craignez rien pour un Roi comme vous

Craignez à tout le moins pour le sceptre et pour nous,

Vous ne pourrez jamais abandonner la France,

Sans qu’elle perde en vous, sa plus belle espérance.

POLIARQUE.

J’y laisse des esprits dont les justes travaux

Veilleront dans le soin de détruire ses maux.

GÉLANORE.

Mais vous n’y laissez point de braves Poliarques.

POLIARQUE.

Mais en eux la vertu fait voir toutes ses marques.

GÉLANORE.

Sire le plus souvent le visage est trompeur.

POLIARQUE.

Leurs bons déportements dissipent cette peur.

GÉLANORE.

Leurs plus fortes raisons mettraient leur industrie

À rompre ce dessein de quitter la patrie.

S’ils voulaient voir ici le repos de l’État

Éloigné des assauts d’un tragique attentat.

Un état sans Monarque est un vaisseau qui flotte       

À la merci des vents sans guide et sans pilote,

Tout le monde y commande et l’absence d’un Roi,

Y fait toujours régner le désordre et l’effroi,

Un empire sans Prince, est comme un corps sans tête

Où la corruption facilement s’arrête.

Je sais que le prétexte emprunté d’un grand vœu

Cache aux plus avisés l’ardeur de votre feu.

Ils pensent qu’un devoir d’offrandes légitimes

Vous oblige à porter autre part des victimes ;

Mais si le bien public se logeait dans leur sein

Ils auraient des raisons contre votre dessein,

Et leur facilité suspecte à mon courage

Ne consentirait pas au cours de ce voyage,

Ils diraient que les Rois qui sont nos vrais soleils

Traitent avec les Dieux comme avec leurs pareils,     

Et que quelqu’un commis dans les autres provinces

Peut accomplir les vœux, et les désirs des Princes.

POLIARQUE.

Plus je vois ce tableau, plus mes sens transportés

Sont forcés de chérir ses muettes beautés.

Sans doute, celui-là qui forma cette image       

Justement idolâtre adora son ouvrage,

Que son noble travail eut de témérité

De vouloir raccourcir une divinité !

Il faut, il faut la voir pour comble de ma gloire.

GÉLANORE.

Le rapport des tableaux en fait souvent accroire,       

Et le pinceau flatteur prodigue les appas,

Que la nature nie aux objets d’ici bas.

POLIARQUE.

Au rapport du renom, ses grâces sont sans nombre

Et ce rare portrait est moins beau que son ombre.

GÉLANORE.

Ce monstre composé d’oreilles et de voix        

Abuse bien souvent les peuples et les Rois,

Et sa légèreté qui ne peut rien connaître

S’accorde aux vains discours de ceux qui le font naître,

La plupart de ses voix se donne aux faussetés,

Pour ce que l’Univers a peu de vérités.

POLIARQUE.

Mais puisque mon amour choisit ta confidence,

Rejette en ma faveur les soins de la prudence,

Approuve mon dessein, et crois que les Amours,

Qui ne sont rien qu’enfants n’aiment point le discours,

Les appas sans pareils de la beauté que j’aime

Méritent pour le moins des recherches de même.

GÉLANORE.

À quoi que vous vouliez, Sire, me voila prêt,

Je suis prêt à mourir, si mon trépas vous plaît,

Ainsi que le devoir m’obligeait à vous dire

Les sentiments que j’ai pour le bien de l’empire,       

Il m’oblige à vous suivre, et mépriser pour vous,

La tempête sur mer et le sort en courroux.

POLIARQUE.

Aussitôt que la nuit dans sa noire carrière

Aura couvert la terre, et défait la lumière,

Sans instruire la cour d’un dessein si nouveau

Nous nous exposerons à la merci de l’eau,

Ni les chiens aboyants sous les ondes de Scille

Ni le gouffre conjoint aux bords de la Sicile,

Ni tout ce que la mer a de plus rigoureux

Ne pourraient divertir ce voyage amoureux,

Un généreux amour méprise les disgrâces

Et pour lui les dangers n’ont que de douces faces.

Qu’on ne s’étonne point si je quitte nos bords

Il faut passer des mers pour avoir des trésors.

 

 

Scène III

 

MÉLÉANDRE, EURIMÈDE, OLOODÈME, ÉRISTÈNE

 

MÉLÉANDRE.

Il est vrai que la loi d’un heureux Hyménée

Fait revivre les Rois dont la gloire est bornée,

Il arrête ici bas par son nœud florissant

Un peuple légitime et toujours renaissant,

Il assure aisément les couronnes tremblantes

Son pouvoir adoucit les âmes plus sanglantes,

Et ses liens sacrés nous captivent la paix

Si sujette à quitter la pompe des Palais,

Mais devant que d’entrer sous la loi qu’il nous donne

Il veut que l’on l’approuve et qu’on la trouve bonne,

Et qu’Amour et le temps disposent nos esprits

Au désirable effet du dessein qu’on a pris.

Il faut suivre partout la voix de la prudence

Et la faire toujours de notre confidence,

De là vous pouvez voir mon juste sentiment,

Que la même raison autorise aisément.

EURIMÈDE.

Sire vos sentiments sont des oracles mêmes,

La prudence établit le bien des diadèmes,

Son œil veille toujours, et va voir les dangers

Jusques dedans le sein des Princes étrangers,

C’est l’unique soleil qui chasse les tempêtes

Que les séditions élèvent sur nos têtes.

OLOODÈME.

Elle n’est pas toujours la mère du bonheur

Qu’un Royaume paisible ajoute à son honneur,

Bien souvent son conseil trop tardif à paraître

Laisse périr le bien qui commençait à naître,

On connaît qu’il s’envole, et que facilement

L’occasion se perd dans le retardement.

MÉLÉANDRE.

L’occasion renaît pour une telle affaire

Plus souvent que le jour dessus notre hémisphère.

L’amour n’est pas mortel, aussi nos vanités

L’ont mis pour ce sujet au rang des déités,

Portez donc mon vouloir au Prince Licogène,

Le temps soulagera son amoureuse peine.

ÉRISTÈNE.

Les divines raisons de votre Majesté

Réduisent nos esprits sous votre volonté,        

Trop glorieux d’avoir consulté des oracles,

Dont les moindres discours sont autant de miracles ;

Nous nous retirerons avec les désirs

De mourir et de vivre au gré de vos plaisirs.

Oloodème et Éristène se retirent.

MÉLÉANDRE.

Voyez-vous ce que peut l’ambition dans l’âme

Et combien Licogène en a tiré de flamme,

L’audace est un témoin de son ambition,

Et non pas des transports de son affection,

Nous savons dès longtemps qu’un amour de la sorte

A mis son espérance au sceptre que je porte.

EURIMÈDE.

Bien qu’amour soit tout nu, son pouvoir plein d’attraits

Sait triompher de tout avec ses petits traits,

Le discours des flatteurs, amis de Licogène,

Peut toucher aisément Argénis de sa peine,

On déguise l’Amour avec tant de couleurs      

Qu’aux rochers les plus durs, il arrache des pleurs,

Jugez donc de là, si des douleurs sans nombre

Bien que dedans l’effet plus légères qu’une ombre,

Si des maux que la feinte aurait faits infinis,

N’en pourraient pas tirer de l’âme d’Argénis :

Son âge faible encor, est d’autant plus sensible

Aux funestes efforts d’une pitié nuisible,

Et l’usage ordinaire apprend que la pitié

Fait souvent un passage aux traits de l’amitié,

Son cœur encore jeune est semblable à la cire

Qui reçoit aisément les formes qu’on désire.

MÉLÉANDRE.

Je veux mettre Argénis dans un château si fort

Que l’amour tout armé n’y ferait point d’effort,

Un Édit solennel en défendra l’entrée

Que l’on gardera mieux, qu’une chose sacrée,

Et si quelque désir portait les curieux

Jusques à visiter la porte de ces lieux,

Leur curiosité contre moi criminelle

N’y pourra rencontrer qu’un châtiment pour elle.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

SÉLÉNISSE, ARGÉNIS, FLORICE

 

SÉLÉNISSE, suivie d’une des Damoiselles d’Argénis.

Vous qui marchez toujours au dessus du Soleil,        

Qui jouissez d’un bien sans fin et sans pareil,

Protecteurs immortels des sceptres de la terre

Grands Dieux qui conduisez, et la paix, et la guerre,

Faîtes que mon devoir obligé par la loi

Gouverne heureusement l’héritier d’un Roi,

Répandez vos faveurs sur cette forteresse

Où la nécessité retient une Princesse,

Fermez cette demeure aux malheureux desseins,

Pernicieux enfants des courages malsains,

Soyez notre soutien, et que nos sacrifices         

Rendent à nos désirs vos puissances propices.

Et nous mépriserons l’attaque des ennuis

Alors que nous aurons de si fermes appuis.

Hélas ! que la grandeur si souvent poursuivie

A de contraires lois au repos de la vie,

Que les malheurs sont longs, que les plaisirs sont cours

Dans l’orgueilleux séjour de nos royales cours.

Et qu’à notre bonheur les vanités funestes

Dans les cœurs aveuglés sont de cruelles pestes :

Mais vous voulez montrer, influences des cieux,       

Qu’en cela les mortels sont différents des Dieux,

Et que la liberté que la nature donne

S’évanouit souvent auprès de la couronne.

La Princesse Argénis ne l’y conserve pas

Bien qu’elle ait dans son sort rencontré tant d’appas,

Sa naissance Royale est le sujet Unique

Qui lui fait éprouver sa grandeur tyrannique,

Et qui la renfermée en un lieu si fatal

Aux injustes Amours d’un Prince trop brutal,

Ici son cœur est franc de toute inquiétude        

Les hommes n’entrent point en cette solitude,

Et même on défendrait au Soleil d’y venir

S’il n’amenait le jour pour nous entretenir,

C’est ici qu’Argénis éprouve des délices

Que la même Innocence exempte de malices,

Tout le temps qu’elle emploie est si bien limité

Qu’elle ne connaît rien de sa captivité ;

Mille jeux différents, et changés à toute heure

Défendent aux ennuis de voir cette demeure,

Quelquefois l’arc en main en ces lieux raccourcis,     

On envoie des traits au devant des soucis,

Ou bien selon les pas d’une juste cadence,

On fait tourner le temps avec elle à la danse,

Ainsi le jour se passe, et l’abord du sommeil

Succède à l’entretien que donnait le Soleil,      

Et sans nous enquérir, si dedans les campagnes ;

Mais voici la Princesse avec ses compagnes,

À quoi donnerez-vous le reste de ce jour,

Déjà fort éloigné du milieu de son tour.

ARGÉNIS.

Nous venons du jardin où la voix de Florice

A mis tous les oiseaux dans un même exercice,

Le Rossignol honteux de céder à sa voix

Ne se plaint plus du mal qu’on lui fit autrefois,

Mais il se plaint de voir qu’une voix le surmonte,

Et muet quelquefois il témoigne sa honte,       

Recommencez Florice, et faites avouer

Que je sais sans flatter justement vous louer.

SÉLÉNISSE.

Il faut qu’encore un coup votre voix s’y dispose.

FLORICE.

À la fin je croirai que je sais quelque chose.

Chanson.

Damon, l’honneur de nos bergers,         

Qui voit les maux et les dangers

Devant qu’ils soient sortis des mains des destinées,

Rêvant auprès de ses ruisseaux

Partout couronnés d’arbrisseaux,

Par ces tristes accents menaçait nos années.

 

Ruisseaux, vrais portraits de nos jours

Vous précipités votre cours,

De peur d’attendre à voir l’excès de nos désastres,

Mais en dépit d’un cours si prompt

On verra rougir votre front          

Du sang que versera la malice des Astres.

 

Bois, où le printemps arrêté

Cache sa fraîcheur en été,

Vous ne servirez plus qu’au dessein de nous nuire,

Puisqu’on verra de toutes parts

Que vous aurez fourni de dards

À ces Rages d’enfer qui voudront nous détruire.

 

Mais malgré l’orage et les flots,

Qui combattent les matelots,

On trouve dans la mer des Îles fortunées.        

Et malgré le sort plus mauvais

Le Soleil d’une douce paix

Donnera le beau temps à nos tristes journées.

SÉLÉNISSE.

Cet Air est ravissant, mais allons dans le parc

Exercer votre adresse au maniement de l’arc,

Je vous propose un prix qui remplira de gloire

Celle à qui ce plaisir destine la victoire.

ARGÉNIS.

Allons voir si Florice y ferait des leçons,

Comme elle en pourrait faire à dire des chansons.

 

 

Scène II

 

POLIARQUE, GÉLANORE, arrivés en Sicile

 

POLIARQUE.

À quel Dieu favorable enverrai-je la plainte

Qu’arrache à mon esprit une amoureuse atteinte,

Hélas ! que ma tristesse a des efforts puissants

Dans la diversité des peines que je sens,

Mon mal trop violent ne se peut plus contraindre

Et je ne trouve plus de plaisir qu’à me plaindre,        

J’implore le trépas afin de me guérir

Mais j’en sens les douleurs et je n’en puis mourir,

Je ne sais maintenant si je suis en Sicile.

Ou sur les flots émus d’une mer indocile,

Tant mon cœur agité de soins impérieux         

Voit naître dans mes sens d’orages furieux.

Que profite à l’Amour d’avoir prêté ses ailes

Au vaisseau qui portait mes flammes immortelles ?

Que sert à mes désirs d’avoir passé ces flots

Qui ne laissent jamais d’espoir aux matelots,

Où des Vents éternels murmurent avec l’Onde

De la perte du Ciel, et de celle du monde,

Où le bruit fait juger, lorsque nous y flottons,

Que Neptune y punit les rebelles Tritons,

Que me sert tout cela, si le sort en colère         

Me refuse l’aspect des beautés que j’espère ?

S’il cache mon soleil, et n’offre que des nuits

À l’excès importun de mes profonds ennuis.

Que me sert que la mer ne m’ait point fait de guerre

Si l’orage me perd aujourd’hui sur la terre ?

Fortune impitoyable aux vœux de mon amour,

Ne verrai-je jamais tes faveurs de retour ?

N’assembleras-tu point ton bonheur à la flamme,

Qu’un généreux dessein entretient dans mon âme ?

Serai-je devant toi le but des déplaisirs,

Qui combattent sans fin mes plus justes désirs ?

Mais mon Amour attaque une aveugle déesse

Qui ne m’entend pas mieux, qu’elle voit ma tristesse ;

Et lorsque je me plains, que pour me mettre en paix

La fortune et l’amour ne se trouvent jamais,

La raison attentive à ma seule pensée

Prend le soin de répondre à mon âme blessée,

Que deux aveugles nés en se cherchant toujours

Se trouvent rarement pour joindre leurs secours.

Bel objet tout divin, que mon esprit contemple

À qui mon cœur captif sert d’autel et de temple,

Admirable beauté tu peux donc sans nous voir

Pousser dedans nos cœurs les traits de ton pouvoir,

C’est ainsi que sans voir, les veines de la terre,

Le Soleil y produit les trésors qu’elle enserre,

Mais il y produit l’or, et toi sans tes regards

Tu produits dans mon cœur des fers de toutes parts.

À quoi tient maintenant que ma force assouvie

N’arrache à Licogène, et l’amour, et la vie,

Et qu’un coup généreux n’immole à mes fureurs       

Cet infâme sujet de toutes mes erreurs ?

Et qu’enfin quelque effet n’oblige cet empire

À me récompenser du bien que je désire ?

Mais n’ai-je pas encor résolu ce dessein

Que la même raison me met dedans le sein ?

Suis-je encore à douter d’en faire une victime

Dessus les noirs autels d’une mort légitime ?

C’est un point arrêté ce tyran abattu,

Tirera de prison la grâce et la vertu.

Et dedans peu de temps Argénis dégagée       

Rendra par son aspect ma peine soulagée.

GÉLANORE.

Sire ne croyez pas ces premiers mouvements,

Qui ne naissent jamais pour nos contentements,

Leur conseil est semblable à ces flammes errantes,

Qui se lèvent de nuit sur les ondes courantes,

Dont la clarté maligne en nous offrant le port

Nous mène au précipice, où l’on trouve la mort.

POLIARQUE.

D’une ou d’autre façon elles seront propices

En me donnant le port ou bien les précipices.

GÉLANORE.

Ainsi qu’après les nuits on voit naître les jours          

Après ces mouvements la raison vient toujours,

Les jours nous font juger de l’horreur des ténèbres

Et la raison, combien les fureurs sont funèbres.

POLIARQUE.

N’oblige-elle pas d’étouffer un lion

Qui nourrit mon tourment et la rébellion.        

GÉLANORE.

Elle oblige à cela, mais sa force diffère

Les complots obstinés d’une prompte colère,

Non pas pour ruiner un dessein entrepris

Quelle inspire elle-même aux généreux esprits,

Mais pour leur enseigner les moyens nécessaires      

À triompher du sort des plus forts adversaires.

POLIARQUE.

La raison n’a souvent que des retardements

Qui trompent nos désirs et nos contentements,

Différer ce dessein, c’est prolonger ma peine,

Et me le conseiller, c’est s’acquérir ma haine.

GÉLANORE.

Le temps peut rendre en fin tous vos désirs contents.

POLIARQUE.

Je veux avoir de moi ce que j’aurais du temps,

Et noyer dans son sang ce monstre que les Astres

Devraient avoir perdu sous le fait des désastres.

GÉLANORE.

Cherchez à votre mal de meilleurs appareils

La seule défiance arme tous ses pareils.

L’on a vu quelquefois...

POLIARQUE.

Que le courage extrême,

A fait trembler la mort sur son rivage même,

Mais quel remède as tu, qui me peut soulager ?

GÉLANORE.

À la fin la raison le pourra bien ranger.

POLIARQUE.

Quel effort ouvrirait le château qui recèle

Ce trésor de beautés à ma flamme éternelle ?

Si l’édit, qu’aujourd’hui l’on publiait encor

Donne de l’impuissance à la force de l’or ?

Hélas ! s’il n’en fallait, qu’une agréable pluie

J’arriverais bientôt où mon bonheur s’appuie,

Et bientôt Gélanore, on verrait dans l’effet

Ce que la fable assure au vulgaire imparfait :

Jupiter amoureux s’y changerait encore

Pour jouir de l’aspect des beautés que j’adore.

GÉLANORE.

L’espoir est l’entretien d’un légitime amour

Qui ne paye jamais les services d’un jour,

Il faut avoir lavé ses autels de nos larmes,

Afin de recevoir les faveurs de ses charmes,

Mais l’apparence m’offre un remède assuré

Pour guérir aisément tout le mal enduré.

POLIARQUE.

Quel ! fais-moi voir enfin ce souverain dictame

Dont la Vertu s’étend jusques aux maux de l’âme.

GÉLANORE.

Donnez-vous le loisir d’attendre la saison,

Que Sélénisse sort d’une telle prison,

C’est elle dont les soins gouvernent la Princesse

Que votre élection vous donna pour maîtresse,

Et lors par le moyen des dons et du discours

Obliger son pouvoir à vous donner secours,

Elle sort tous les mois, pour apporter l’offrande        

Que doivent les mortels au Ciel qui la demande.

Bien souvent les présents nous ont fait mériter

Ce que même nos cœurs n’osaient pas souhaiter.

POLIARQUE.

Pourrait-on la gagner par ce commerce infâme ?

GÉLANORE.

C’est assez de savoir que Sélénisse est femme.

POLIARQUE.

Gélanore il est vrai, ton discours me fait voir

Qu’un peu de patience a beaucoup de pouvoir,

L’amour ingénieux présente à ma pensée

Le moyen d’adoucir ma douleur insensée,

Et cette invention, qui n’a rien de pareil,

Me promet une place où reluit mon soleil.

 

 

Scène III

 

LICOGÈNE, OLOODÈME, ÉRISTÈNE

 

LICOGÈNE.

Endurer cet affront, et montrer un courage

Insensible aux efforts, que nous livre l’outrage,

Ce n’est pas mériter que le flambeau des Cieux

Communique le jour plus longtemps à nos yeux,      

Quiconque ne sait pas se venger des injures

Doit être le jouet des traverses plus dures,

Il doit être le but des traits plus rigoureux

Que le destin emploie à faire un malheureux,

Si même le dessein de se venger console,        

Que peut faire l’effet, qui suit notre parole,

Alors qu’on est réduit dans ces extrémités

La vengeance est le miel des esprits irrités,

Et la raison n’est rien qu’une excuse importune

De qui la lâcheté déguise sa fortune,

Voyez chers compagnons, qu’enfanta la valeur

Si je suis combattu d’une juste douleur ?

Si mon esprit touché d’un refus si visible

Doit demeurer oisif et se rendre insensible ?

Et s’il doit repousser, en épargnant ma main

Cet injuste mépris par un autre dédain ?

Avoir fait enfermer une beauté si rare

Traiter avec moi, comme avec un barbare,

Ne reconnaître point mon service et mes veux !

Douter de mes transports être froid à mes feux !        

Et craindre mon amour ainsi qu’une furie ?

Ha mon âme se donne à la forcenerie ;

Je dépite j’enrage, et l’amour offensé

Demande à se venger de ce père insensé,

Si dedans peu de temps quelque effet ne l’accorde,

Sa torche allumera celle de la discorde,

Et le seul désespoir, dont je suis prévenu,

Armera cet amour qui paraissait tout nu.

Mais pourquoi différer je veux sans plus attendre

Découvrir ce brasier devant qu’il soit en cendre,        

Un dessein hasardeux trop longtemps digéré

Perd bien de sa vigueur lorsqu’il est différé,

Et les premiers transports, qui se servent d’amorce,

Sont toujours assurés d’une plus vive force.

Il est temps désormais de punir ce mépris       

Dont le ressentiment allume mes esprits,

Et qu’un effet sanglant puisse partout apprendre

Ce que mes passions voulurent entreprendre.

Ne me détournez point du plaisir où je cours,

Maintenant ma raison est sourde à vos discours,       

Et la vertu m’apprend que jamais le courage

N’endura que l’honneur soit sujet à l’outrage.

OLOODÈME.

Votre dessein est juste, et notre jugement

S’accorde sans contrainte à votre sentiment,

Mais afin d’éviter le mal d’une surprise           

Il faut que quelque force assure une entreprise,

Un dessein sans apprêts se tourne bien souvent

À la perte de ceux qui l’ont mis en avant,

Et les premiers transports dont vous vantez l’usage

Détruisent la raison et trompent le courage,

Leur effort est semblable à celui des fiévreux

Dont la fausse vigueur n’a qu’un moment pour eux.

LICOGÈNE.

Ce Conseil ennuyeux peut autant sur mon âme

Qu’un petit filet d’eau sur une grande flamme.

L’amour beaucoup plus fort que toutes vos raisons

Les met avecques moi dans ses dures prisons,

Et ses lois m’ont appris, que la flamme seconde

Me donne assez de feu pour brûler tout le monde.

ÉRISTÈNE.

Au lieu de détourner ce dessein glorieux

Qui pousse votre nom jusqu’aux voûtes des Cieux,

Au lieu de condamner une louable envie        

Dont le prix est toujours préférable à la vie,

Je me tiendrais heureux de consacrer mes jours

Au service adoré de vos saintes Amours ;

Mais...

LICOGÈNE.

Je vous entends bien, endurez que je vive

Que je fasse éclater ma passion captive,

Et que si je ne vois l’effet de mon amour

Mon courage du moins mette le sien au jour,

On apprendra partout dedans cette province

Qu’il ne faut pas choquer la colère d’un Prince,

Sa fureur provoquée est un feu véhément        

Qui ne peut s’amoindrir, ni manquer d’aliment.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

POLIARQUE, en fille, GÉLANORE, SÉLÉNISSE

 

POLIARQUE.

Adorons ce beau jour qui tire Sélénisse

Des soins d’une prison à ceux du sacrifice,

Et qui me fera voir un soleil animé

Qui me brûlant toujours ne m’a pas consommé.        

Toi qui suis dès longtemps mon destin tout de flamme

Unique avec l’amour confident de mon âme,

Ne sois pas étonné de voir ce changement,

Que la fidélité nous permet aisément.

Depuis le premier jour que les attraits des belles       

Donnèrent à l’amour, du pouvoir et des ailes,

Depuis que cet aveugle, auteur de nos tourments,

Se baigne dans les pleurs que versent les Amants,

Et depuis que ses traits domptèrent toutes choses

Sa force a bien fait voir d’autres métamorphoses.       

Les Dieux assujettis montrèrent autrefois

Qu’ils n’ont point de pouvoir qui ne cède à ses lois,

À l’ombre de ses traits leur grandeur s’humilie,

Leur gloire s’affaiblit, et leur raison se lie,

Et l’amour qui les rend sensibles à ses maux,

En a formé de l’or, et fait des animaux :

S’il change donc les Dieux au feu qui les consomme,

Vois sans étonnement le changement d’un homme,

Et confesse hardiment, que ce Maître des Dieux,

De lourd qu’était l’esprit le rend ingénieux,

C’est lui qui me fournit un habit de la sorte

Qui fait ressusciter mon espérance morte,

Qui donne de la force à mes vœux languissants,

Et promet une trêve aux maux que je ressens.

Je sais que maintenant tu te dis à toi-même

Que mon aveuglement passe jusqu’à l’extrême,

Alors qu’il fait choisir à mon affection

Un habit si contraire à ma condition,

Et tu crois que l’enfance, où l’Amour se veut rendre,

L’empêche de juger quel habit il doit prendre :          

Mais comment voudrais-tu qu’il fut sans jugement,

Puisqu’il sait l’arracher à tous également ?

Les amours sont tout nus non seulement pour dire

Qu’ils veulent que les cœurs soient nus en leur empire,

Mais afin de montrer aux esprits curieux         

Qu’ils attendent l’habit qui les parera mieux.

Si j’ai voulu loger dans mon cœur une fille,

N’est-ce pas la raison que ma peine l’habille ?

Ou bien que je témoigne à ses chastes beautés,

À qui j’ai consacré toutes mes libertés,

Que l’amitié nous rend par ses divines flammes

Semblables aux objets qu’elle met en nos âmes,

Ne t’imagine pas que l’amour m’ait séduit

Un Dieu ne peut tromper celui-là qu’il conduit,

Ne me remontre plus qu’une faiblesse infâme

Se cache bien souvent dessous l’habit de femme,

Mais apprends aujourd’hui de l’amoureuse loi,

Qu’on habille la force en fille comme moi,

Non, non, ne pense pas que le destin dérobe

La force, et la vertu, lorsqu’on prend cette robe,         

Hercule en cet habit fit voir à la rigueur,

Qu’il n’avait pas perdu sa première vigueur.

GÉLANORE.

À vous voir aujourd’hui de ceste sorte en terre,

Je pense voir la sœur du grand Dieu de la guerre,

Mais dedans ce dessein qui vous donne la loi,

Comment nommerez-vous la fille que je vois ?

POLIARQUE.

Théocrine est le nom que l’amour autorise,

Pour arriver au but d’une telle entreprise.

Théocrine entrera sans peine, et sans danger,

Où Poliarque seul n’oserait pas songer,

Cet habit servira d’effort, de clef, et d’armes

Pour m’ouvrir le séjour des beautés et des charmes.

GÉLANORE.

Gardez que Théocrine oubliant son devoir

Ne trompe Poliarque, et ne le fasse voir,

Mais quel est cette dame avec tant d’artifice.

POLIARQUE.

À son port sérieux je l’accrois Sélénisse.

SÉLÉNISSE.

Quelle est cette étrangère, où la bonne façon

Pour attirer les cœurs peut servir d’hameçon !

Que cherchez-vous ma fille, à quelles destinées

Le Ciel oblige-il le cours de vos années ?         

POLIARQUE.

À ces destins cruels, dont les fatales mains

Ne travaillent jamais, qu’au malheur des humains.

SÉLÉNISSE.

Quel pays vous reçut, quand la céleste envie

Vous mit au rang de ceux, qui respirent la vie.

POLIARQUE.

La France infortunée est le lieu d’où je sors,

Qui vit naître mes maux aussitôt que mon corps.

SÉLÉNISSE.

Dans les rudes assauts d’un sort si difficile,

Que venez-vous en fin rechercher en Sicile ?

POLIARQUE.

Nous cherchons Sélénisse, en qui les Cieux ont fait

De toutes les vertus un ouvrage parfait.

SÉLÉNISSE.

Auriez-vous bien connu dans vos terres étranges

Celle à qui vos discours donnent tant de louanges ?

POLIARQUE.

Nullement, mais sachez, que la voix du renom,

Apporta jusqu’à nous ses vertus et son nom.

SÉLÉNISSE.

Vous la voyez.

POLIARQUE.

Hé Dieux ! j’abandonne ma crainte,   

GÉLANORE.

Que l’amour inventif poursuit bien une feinte.

POLIARQUE.

Si l’humaine pitié réserve quelques pleurs,

Qu’elle donne sans fard au cours de nos malheurs ;

Vous en qui seulement tout mon bonheur se fonde,

Soulagez dans son mal la plus triste du monde,         

Par ces genoux sacrés que j’embrasse aujourd’hui

Comme le seul asile, où se perd mon ennui,

Madame, recevez les vœux d’une Princesse

Que les Dieux irrités repoussèrent sans cesse.

SÉLÉNISSE.

Ce discours m’épouvante, et me donne un désir,       

De savoir le sujet de votre déplaisir.

POLIARQUE.

Mais puis-je le compter sans troubler la nature,

Au funeste récit d’une telle aventure,

Les sceptres n’ont jamais qu’une fausse splendeur,

Et les plus grands dangers sont joints à leur grandeur :        

Que je l’éprouve bien malheureuse, chétive,

Que les maux assemblés tiennent comme captive,

Vous voyez à vos pieds la fille d’un grand Roi,

Qui n’a pour tout son train que l’horreur et l’effroi.

Et vous voyez la sœur de l’héritier de France,

Qui perd avec lui son unique espérance.

SÉLÉNISSE.

Je demeure confuse, et cet événement

Ne me saurait donner, que de l’étonnement,

Achevez ce récit, dont les pointes sévères

Obligeraient l’envie à plaindre vos misères.

POLIARQUE.

Aussitôt que le Roi qui me donna le jour,

Eut aux lois de la mort satisfait à son tour,

Son frère, ou bien plutôt la rage déguisée,

Troubla de cent discords la France divisée,

Et le mien attaqué des rigueurs d’un poison,

Rencontra le trépas dedans sa trahison.

SÉLÉNISSE.

Ô cruauté brutale, hé Dieux, votre puissance

Ne s’occupe donc plus à venger l’innocence,

Et votre foudre oisif épargne les mortels,

Dont le vice établi démolit vos autels.

POLIARQUE.

Ma mère en fin voyant qu’une même aventure

M’allait précipiter dedans la sépulture,

Aima mieux pour un temps m’éloigner de ses yeux

Que de plaindre à jamais mon sort injurieux,

Elle m’adresse à vous avec cette missive          

Toute pleine des traits d’une peine excessive,

Ou sa plainte provoque un fidèle entretien

De conserver en moi les restes de son bien,

Ou son ressentiment que l’injustice offense

Invite vos vertus à prendre ma défense,

Jugez des déplaisirs que la mère conçoit,

Par les maux infinis que la fille reçoit.

SÉLÉNISSE.

Si le désir suffit à vous donner de l’aide

Vous pouvez de son choix espérer du remède :

Mais quelque volonté, que forme mon devoir,

L’honneur qu’elle me fait surpasse mon pouvoir.

POLIARQUE.

Vos seules volontés me sont beaucoup plus chères

Que le pouvoir d’un autre en mes longues misères.

SÉLÉNISSE, après avoir leu la lettre.

Je vous puis bien offrir un lieu de sûreté

Je vous puis assurer de votre liberté,

Non pas selon ses vœux vous donner un asile

Dans le château qui tient l’Infante de Sicile,

Le Roi que les soupçons n’abandonnent jamais

Qui craint à tous moments la perte de la paix,

En défendit l’entrée, et destina des peines       

À quiconque ferait ces entreprises vaines.

POLIARQUE.

Madame, vous pouvez triompher aisément

De la difficulté d’un tel empêchement,

Je ne veux point douter que la Reine ne vous donne

Un absolu pouvoir auprès de sa couronne,

Puisqu’en vous remettant Argénis en ces lieux

Il a mis sous vos soins ce qu’il aime le mieux :

Madame par les pleurs d’une Reine affligée,

Qu’un Astre rigoureux vous veut rendre obligée,

Si l’on peut assembler les biens avec les maux,          

Accordez ce bonheur à mes tristes travaux,

Où je ne puis trouver de sûretés en terre,

À qui la trahison ne déclare la guerre,

Ou bien je ne faits rien, en venant sur vos bords

Que différer l’effet de ses cruels efforts,

Puisque son artifice a des secrets sinistres,

Qui font partout glisser ses outrageux ministres,

Pour le moins conservés ce qu’un peu de loisir

Entre tous mes trésors me peut faire choisir.

SÉLÉNISSE.

La pitié de vos maux oblige mes poursuites,

À loger avec nous l’honneur de vos mérites,

Je ferai que le Roi touché de vos malheurs

Vous sera complaisant, et tarira vos pleurs.

 

 

Scène II

 

LICOGÈNE, OLOODÈME et SES AMIS

 

LICOGÈNE.

Amis votre conseil favorable à mon âme

Diffère les effets des fureurs de ma flamme,

Et mes justes transports reposent dans mes sens

Pour se rendre à la fin plus forts et plus puissants,

Semblables aux torrents, de qui l’onde forcée

Se laisse captiver d’une fière chaussée,

À dessein seulement que leurs flots courroucés         

Détruisent cet orgueil qui les avait pressés.

Tous ces retardements, que je fais par contrainte,

Ne passent point chez moi pour témoins d’une crainte,

Celui qui suit l’honneur et le prend pour objet,

Ne sort point par la peur d’un généreux projet :         

Et ses complots hardis, animés par la gloire

Trouvent partout l’entrée au temple de mémoire.

Ce feu sans cesse ardent, de qui je suis atteint,

Lorsqu’il semble assoupi, n’est pas pourtant éteint,

Il ressemble au soleil toujours plein de lumières,      

Bien que la nuit le cache à nos faibles paupières,

Un brasier amoureux se nourrit dans mon sein,

Des désirs d’accomplir un tragique dessein :

Mais devant que d’ouvrir les portes de la guerre,

Et d’éclater ici comme un autre tonnerre,         

Je désire hasarder quelque secret effort

Sur le château qui tient mes amours et mon sort,

Je veux qu’un bel effet suive mon espérance,

Et ravir Argénis du sein de l’assurance :

Déjà ma prévoyance en ce dessein nouveau

A séduit des soldats qui gardent le château,

Et déjà leur secours utile à mon courage

Assure ma poursuite, et me donne un passage,

Mais sachant que le Roi visite ce séjour

J’en attendrai du temps le désirable jour,         

Afin qu’un même coup favorable me donne,

La Princesse Argénis, le sceptre, et la couronne,

Voilà ce que l’amour et ma condition

Ordonnent maintenant à mon ambition,

Voilà de mes pensers le tableau nécessaire,

Qui ne saurait souffrir l’aspect de son contraire,

Et vouloir de mon cœur arracher ces complots,

C’est vouloir empêcher que la mer ait des flots.

OLOODÈME.

Notre fidélité pour vous seul occupée

Ne peut plus justement employer notre épée,

Et dedans ce désir, nous nous plaignons souvent

De n’avoir qu’une vie à perdre en vous servant.

 

 

Scène III

 

MÉLÉANDRE, POLIARQUE, SÉLÉNISSE, EURIMÈDE

 

MÉLÉANDRE.

Qui pourrait refuser à l’excès de vos plaintes

De se rendre sensible à leurs vives atteintes,

Bien qu’un nombre infini de gouffres et de flots         

Tienne tout ce pays horriblement enclos,

Que des monts nourriciers d’une flamme immortelle

N’offrent aux passagers qu’une horreur éternelle,

Ces soupiraux d’enfer, où règne le courroux,

Ne peuvent étouffer la pitié parmi nous,         

La rage de la mer qui nous joint, et nous touche,

N’apporte rien ici de son humeur farouche,

Et les afflictions des plus tristes nochers,

Trouvent chez nous des cœurs et non pas des rochers

Princesse apprenez donc hors des dangers extrêmes,

Que ceste île en ces bords n’a plus de Polyphèmes,

Mais quand par des efforts, et des effets divers

La pitié serait morte en tout cet univers,

Quand son éclat éteint ne pourrait plus paraître,

Vos malheurs sont si grands qu’ils la feraient renaître.         

J’accorde à vos attraits, que les pleurs ont ternis,

Une place au château qui conserve Argénis,

Je veux que le repos, qui la rend assurée,

Partage avec vous sa faveur désirée,

Et qu’elle ait pour compagne en cette sûreté

Une grande Princesse et la même beauté.

POLIARQUE.

Grand Roi l’honneur des Rois, je serai trop contente,

Si le titre d’esclave y borne mon attente,

Et dedans cet état, que je crois bienheureux,

Le destin cessera de m’être rigoureux,

Ma fortune y perdra cette funeste envie,

Qui fait aimer la tombe et mépriser la vie,

Et ses traits ennuyeux qui me suivent toujours,

Se changeront en fleurs en ce lieu plein d’amours.

MÉLÉANDRE.

Tant qu’un cruel destin vous tirera des larmes,          

Tant qu’il n’aura pour vous que de rudes alarmes,

Je veux absolument, que vous soyez ici

Compagne d’Argénis sans l’être du souci,

En dépit des rigueurs des plus grandes misères,

L’espérance adoucit leurs pointes plus sévères,         

Le Ciel bien qu’irrité ne fait rien qu’à dessein,

Même alors qu’il nous met la mort dedans le sein.

POLIARQUE.

Hélas ! Sire, il est vrai, le Ciel sourd à ma peine

Permit que le malheur me mit en cette gêne,

À dessein de montrer aux malheureux mortels          

Que votre piété mérite des autels,

Que vous êtes enfin le plus doux des monarques,

Où la vertu grava ses plus fidèles marques.

MÉLÉANDRE.

Je ne fais rien à quoi notre humaine amitié

N’oblige mon pouvoir ainsi que ma pitié,       

Puisqu’un arrêt du Ciel nous rend les infortunes

À tous également fatales et communes,

Sa force doit aussi faire voir entre nous

Une sainte pitié, qui soit commune à tous.

Sélénisse menés cette Dame affligée,

Où sa condition se verra soulagée,

Et qu’elle soit traitée avec autant d’honneur,

Qu’un misérable sort lui ravit de bonheur.

SÉLÉNISSE.

Votre commandement, et votre seule envie,

Sont les plus belles lois qui captivent ma vie.

Théocrine et Sélénisse se retirent.

MÉLÉANDRE.

Ce n’est pas seulement chez les Siciliens,

Où le désir du sceptre a porté ses liens,

L’exemple infortuné de cette pauvre dame

Enseigne que ce feu découvre ailleurs sa flamme,

Et que la cruauté, l’horreur, la trahison,

Abolissent partout les droits de la raison,

Le vice est le plus vieux des objets de ce monde,

Sa force croît toujours, sa vieillesse est féconde ;

Et la vertu mourante, a perdu les appas,

Qui tiraient les humains de l’oubli du trépas.

EURIMÈDE.

Si nous songions au mal, qui nous poursuit sans cesse,

La seule prévoyance en serait la maîtresse,

Ou si nos faibles soins ne pouvaient détourner,

Ce qu’un mauvais destin nous voulut ordonner,

Du moins les maux prévus ne pourront nous surprendre,

Comme toujours munis, et prêts à nous défendre

Les plus cruels malheurs ont des traits languissants

Lorsque la prévoyance y prépare nos sens,

Elle arrache aisément à la misère apprise

La première vigueur qu’elle a dans sa surprise,         

Et peut heureusement affranchir un état

Des désordres sanglants d’un funeste attentat.

MÉLÉANDRE.

Le moyen d’empêcher que ces âmes blessées

Contre notre repos ne portent leurs pensées.

EURIMÈDE.

Si l’on ne peut dompter leurs pensers imparfaits       

On peut en empêcher les tragiques effets,

Le secours toujours prêt d’une légère armée

Serait un puissant frein à leur rage animée,

À son fatal aspect les esprits mutinés

Perdraient dedans l’effroi leurs desseins obstinés,     

Comparables à ceux, qui portent leurs blasphèmes,

Et leurs impiétés jusqu’au sein des dieux mêmes,

Mais qui changent d’humeur aussitôt que leurs mains,

D’un foudre menaçants étonnent les humains.

MÉLÉANDRE.

Lorsque l’aveuglement passe jusqu’à nos âmes,        

Que la raison n’a plus de clartés ni de flammes,

Nous ne croyons plus rien que les sottes erreurs,

Dont le dérèglement entretient nos fureurs.

EURIMÈDE.

La plus grande vigueur, les meilleurs artifices,

Que la rébellion promette à ses complices,      

Et ses plus grands secours ne peuvent consister,

Qu’en ce qu’elle surprend ceux qu’elle veut dompter

Ayant toujours connu que telles entreprises,

Portent l’étonnement dans les âmes surprises,

Et que l’effroi ravit aux plus braves humains

Le jugement de l’âme, et les armes des mains :

Si bien que l’entretien des troupes toujours prêtes

Dissiperait l’horreur de toutes ces tempêtes,

En ôtant la surprise à la rébellion.

On ôterait aussi la force à ce lion,           

Et cette prévoyance, à qui les infortunes

Se rendent par respect rarement importunes,

Ferait un corps sans bras de la sédition,

Toujours plein de désirs et jamais d’action.

MÉLÉANDRE.

Si ce conseil propice au cours de nos affaires,

Faisait voir chez les Rois ses effets nécessaires,

On ne verrait pas tant de trésors épuisés,

De palais démolis, ni de sceptres brisés,

Mais ayant découvert vu ce céleste remède,

Je désire assurer mon sceptre de son aide,       

Et sur vos bons avis établir désormais,

Les plus sûrs fondements d’une éternelle paix.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LICOGÈNE et SES CONFIDENTS

 

LICOGÈNE.

Enfin selon mes vœux la fortune prospère

A mis en même endroit Argénis et son père,

Dont le mauvais destin le loge en ce château,

Pour lui faire trouver son lit et son tombeau,

Déjà les miens poussés d’un courage fidèle

Escaladent les murs qui captivent ma belle,

Et l’ombre complaisante à mes soins amoureux

Couvre fidèlement mon dessein généreux,

Toute chose consent à ma longue poursuite,

Pour m’ôter des tourments où mon âme est réduite,

L’Univers engagé dans le sein de la nuit

Respecte le silence et condamne le bruit,

La lumière s’est fait un passage dans l’onde

Pour aller visiter l’autre face du monde ;

Les soldats endormis ont obligé leur sort

Au paisible pouvoir du frère de la mort ;

Et tous les immortels et les hommes sommeillent,

Si ce ne sont les miens, que mes flammes réveillent,

La Lune, dont l’aspect me serait ennemi,

Caresse plus longtemps son amant endormi,

Et prend quelque faveur de ce dormeur qu’elle aime,

Cependant que ma peine en recherche de même,

Toi dont les yeux brillants font couler dessus nous

Et les biens, et les maux, et l’amer et le doux,

Déesse ténébreuse, et mère du silence,

Redouble ton ombrage à notre violence,

Et cache tous les feux de ton noir vêtement,

Celui de mon amour me suffit seulement,       

Pour trouver un soleil au travers de tes voiles,

Nous n’avons pas besoin de petites étoiles,

Puisque les moindres feux d’eux-mêmes se font voir

Un Soleil plus ardent aura bien ce pouvoir,

Mais allons de ce pas sur la place assignée      

Attendre ce bonheur de notre destinée,

J’espère que bientôt nos desseins réussis

M’arracheront du cœur les soins et les soucis.

 

 

Scène II

 

POLIARQUE, ARGÉNIS et SES FILLES, SÉLÉNISSE, PREMIÈRE TROUPE DE SOLDATS DE LICOGÈNE

 

POLIARQUE, seul, déguisé en fille dans le château.

Agréable prison, qui tiens dans ton espace

Le plus parfait objet, où respire la grâce,         

Où les perfections animent les trésors

Que prodigua le Ciel à former un beau corps,

Que tes liens sont doux, que tes chaînes sont belles

Et propres à dompter les âmes plus rebelles,

Quant je vois tant d’attraits et de feux glorieux          

Sur un même visage et dans les mêmes yeux,

Et sentant les effets de leur flamme Divine

Dans ce ravissement mon esprit s’imagine,

Qu’une éternelle nuit doit couvrir l’horizon,

Puisque ce lieu retient le Soleil en prison,       

La Nature a rendu cette place si forte,

Pour garder le plus beau des trésors qu’elle porte

C’est ici que l’Amour déchu de tous ses droits

Se trouve enfin captif dessous ses propres lois,

Je le vois dans les yeux de celle qui m’enflamme       

Qui tâche à se loger et vivre dans son âme,

Et toujours je l’entends qui me dit en ce lieu

Que je suis trop hardi d’être rival d’un Dieu,

Et qu’étant né mortel le transport qui me presse

Me rend coupable et fou d’aimer une Déesse ;

Mais s’il croit en cela, que je sois insensé,

Que peuvent ses raisons sur un esprit blessé ?

N’est-il pas comme moi dans la mélancolie

D’être si raisonnable avec ma folie.

Non non, c’est sans sujet, qu’un soupçon envieux      

Me fait ainsi parler du plus puissant des dieux,

Hé ? quoi pensers ingrats, n’avez vous peu connaître

Qu’il est le seul auteur du bien que je vois naître ?

Et qu’il est seulement dans les yeux d’Argénis

Pour disposer son âme à mes feux infinis,       

Déjà de beaux effets m’assurent qu’il s’emploie

À mettre ici d’accord ma fortune, et la joie,

L’amitié d’Argénis flatte déjà mes sens

De l’espoir de guérir des maux que je ressens,

Tous les plus grands plaisirs, que le Ciel lui destine,

Lui semblent imparfaits sans avoir Théocrine,

Elle me dit souvent sans malice et sans fard,

Qu’elle craint plus la mort, que mon triste départ

Que je suis de ses maux le souverain remède

Que je suis tout son cœur, qu’enfin je le possède,      

Et que puisque le sort me fait présent du sien,

Pour vivre heureusement il lui faudrait le mien,

Vivez donc sans ennui, beau sujet de ma flamme,

Puisque vous possédez et mon cœur et mon âme,

Ainsi l’amour tarit les ruisseaux de mes pleurs,         

Et présente à mes vœux son carquois plein de fleurs,

Mais que me servira ma poursuite amoureuse,

Si l’on ne m’aime ici, qu’en fille malheureuse.

ARGÉNIS.

Vous plairez vous toujours d’entretenir ainsi

L’importune vigueur d’un rigoureux souci,

Il faut enfin quitter vos plaintes et vos larmes,

Et que votre entretien nous redonne ces charmes.

POLIARQUE.

Me voilà toute prête à vos commandements,

Je ne respire rien que vos contentements.

ARGÉNIS.

Reprenons maintenant l’agréable aventure,

De qui votre discours nous a fait l’ouverture.

SÉLÉNISSE.

C’est assez discourir, il est temps que le bruit

Nous laisse disposer du repos de la nuit,

Déjà l’heure nous presse, et le somme convie

À prendre les faveurs qu’il donne à notre vie,

La nuit est arrivée au milieu de son tour,

Je crois que vous voulez en faire un autre jour.

ARGÉNIS.

Ma mère excusez-nous, cette histoire finie

Portera dans le lit toute la compagnie.

SÉLÉNISSE.

Réservons ce récit à faire une autre fois.

ARGÉNIS.

Je ne pourrais dormir si je ne le savais.

POLIARQUE.

Mais à peine je puis remettre en ma mémoire

Le point où nous étions demeurés de l’histoire.

ARGÉNIS.

Vous en étiez au point, qu’un dessein sans raison :

Après beaucoup d’ennuis mit la fille en prison.         

POLIARQUE.

L’amant désespéré d’un affront si sensible

À la fidélité d’un amour invincible,

S’abandonne à la plainte, et ses cris furieux

Épouvantent la terre, et menaient les Cieux :

Le désespoir l’emporte à sa dernière rage,       

Toutefois il veut vivre, et venger cet outrage.

Il dit qu’il n’aime plus, et ses feux trop ardents

Qui paraissaient dehors se cachent au dedans,

Il feint un grand voyage, et qu’en changeant de terre

Il chassera l’amour, qui lui faisait la guerre,

Mais au lieu de pays, il changea seulement

Sa parole son nom, et son habillement,

Si bien qu’il fit en sorte après beaucoup de peines

Qui rendirent cent fois ses espérances vaines,

Qu’il fut pris pour servir celle à qui les amours

Avaient déjà voué son service, et ses jours.

Que diriez-vous Madame après cette entreprise ?

ARGÉNIS.

Que le seul désespoir bien souvent favorise.

POLIARQUE.

N’eussiez vous pas puni cette témérité ?

ARGÉNIS.

J’eusse excusé l’amour et sa fidélité.

POLIARQUE.

Je n’aurais pas souffert cette injuste licence.

ARGÉNIS.

Pourquoi ? si son amour était dans l’innocence ?

POLIARQUE.

C’est là mon sentiment, qui n’a jamais appris,

Ce que peut l’amitié sur les faibles esprits.

SÉLÉNISSE.

Vous parlez sainement en parlant de la sorte.

Mais d’où vient ce grand bruit, on enfonce la porte !

Que veulent ces soldats !

ARGÉNIS.

Ils s’adressent à moi.

PREMIÈRE TROUPE DE SOLDATS DE LICOGÈNE.

Madame vous viendrez.

POLIARQUE arrache une épée au premier qui se présente.

Ministres de l’effroi,

Traîtres vous mentirez, et de vos propres armes,

Je mêlerai bientôt votre sang à ses larmes.       

SÉLÉNISSE.

Au secours, au secours, que ses coups sont certains !

Quelqu’un des Dieux gouverne et sa force et ses mains.

POLIARQUE.

Assassins vantez vous dans les nuits éternelles,

Qu’une fille y poussa vos âmes criminelles,

Rassurez-vous Madame, et voyez de leur flanc          

Sortir pour les noyer des rivières de sang,

Mais quelque bruit encor vient toucher mon oreille.

ARGÉNIS.

N’attenterait-on point sur le Roi qui sommeille ?

POLIARQUE.

Si quelque audacieux est encore debout,

Mon courage, et ce bras en viendront bien à bout ;

Renfermez-vous Madame, et chassez votre crainte.

SÉLÉNISSE.

Immortels qui voyez une si rude atteinte,

S’il est vrai que les Rois soient des dieux ici bas

Secourez vos pareils qui vous tendent les bras.

 

 

Scène III

 

MÉLÉANDRE, SECONDE TROUPE DE SOLDATS DE LICOGÈNE, POLIARQUE

 

MÉLÉANDRE, dans son lit.

Cruels exécuteurs d’une infernale envie,          

Le moment de ma mort vous coûtera la vie,

Ha ! la force me manque et mon corps languissant

Ne me saurait fournir qu’un effort impuissant.

Grands Dieux !

SECONDE TROUPE DE SOLDATS DE LICOGÈNE.

Ils ne sauraient empêcher que la Parque

Ne vous porte du lit en la mortelle barque.

POLIARQUE.

Que faites-vous cruels vos desseins odieux

Rencontreront ici la Justice des Dieux.

SECONDE TROUPE DE SOLDATS DE LICOGÈNE.

Une fille ne peut nous vaincre par ses charmes.

POLIARQUE.

Mais elle pourra bien vous vaincre par vos armes.

MÉLÉANDRE.

Quel miracle est-ce là ? quel secours à mes maux ?

Une fille étouffer ces monstres infernaux !

POLIARQUE.

Ces traîtres surmontés, ces parricides pestes

Reçoivent le loyer de leurs rages funestes,

Mais songez maintenant à vous fortifier,

Il faut craindre le sort et ne s’y pas fier,

Cependant mes travaux aidez de mon courage,

Vont partout dissiper le reste de l’orage.

MÉLÉANDRE.

Puissant Maître des Dieux, d’où relèvent les Rois

De qui nous empruntons nos Sceptres et nos droits

Quel encens, quels autels, quelles justes offrandes

Rendront à ses faveurs des grâces assez grandes ?

Si j’offre mon pouvoir à vos sacrés genoux

Je ne vous offre rien qui ne vienne de vous,

Mais puisque ma grandeur n’a que de l’impuissance,

Vous n’aurez que des vœux de mon obéissance.        

Il parle à ses gardes qui entrent.

Infidèles soldats, vous voila préparés

À chasser les dangers lorsqu’ils sont retirés,

Quel assoupissement, ou bien plutôt quels charmes

Retenaient le devoir qui m’oblige vos armes ?

Mais suivez Théocrine, et qu’on n’épargne rien          

À me faire trouver un si précieux bien,

Vous aurez assez fait si votre utile peine

Après tant de périls me la ramène saine.

 

 

Scène IV

 

POLIARQUE, ARGÉNIS, SÉLÉNISSE, MÉLÉANDRE

 

POLIARQUE.

Princesse il n’est plus temps de contraindre l’Amour,

Dessous ce vêtement qui le cachait au jour,

Enfin il ne faut plus se feindre de la sorte,

Ou le sexe dément cet habit que je porte,

Non, je ne suis pas fille, et des faits si puissants

Ont peut-être déjà désabusé vos sens,

Au moins il ne se peut qu’une telle victoire

Ne fasse voir au Roi ce que vous devez croire,

Et que ses yeux témoins des maux que je domptais,

Me prennent plus longtemps pour celle que j’étais ?

Craignant donc que l’effroi d’une telle tempête,

Ait réservé son foudre à tomber sur ma tête,

Madame je vous quitte, et vous laisse la foi

Et le cœur amoureux d’un esclave, et d’un Roi,

Esclave des beautés que vos vertus méritent,

Et Roi de ce pays où les français habitent,

Mais devant que le Ciel m’éloigne de vos yeux,         

Pardonnez à l’amour qui me mit en ces lieux,

Mon crime est un effet de sa haute puissance,

Que les dieux ont commis sous son obéissance ;

C’est plutôt un effet de vos attraits vainqueurs,

De qui l’amour se sert à surprendre les cœurs,

Pouvez-vous donc blâmer l’apparence d’un crime,

Dont vous avez été la cause légitime.

Mon nom est Poliarque, et mes plus grands plaisirs,

Consistent maintenant à suivre vos désirs,

Tous vos commandements, après qui je soupire,       

Me seront bien plus chers que les droits d’un Empire :

Voulez-vous que je meure, et que ce bras content

Qui vous vient de sauver me perde au même instant ?

Voulez-vous que ce fer, Amour, et mon courage

Vous montrent sur mon cœur votre céleste image ?

Suis-je enfin criminel, et ma témérité

Aurait-elle offensé votre divinité ?

Parlez, parlez, Déesse, ou si j’en suis indigne,

Permettez à vos yeux de m’en donner un signe,

Et lors j’aurai la gloire en me donnant la mort,

D’avoir puni celui qui vous a fait du tort.

ARGÉNIS.

Dans cet étonnement ma parole refuse

D’exprimer les pensers de mon âme confuse ;

Dormez-vous, Théocrine, en tenant un discours

Contraire de tout point à l’honneur de mes jours ?

Où malgré vos raisons ma honte se remarque ?

POLIARQUE.

Théocrine n’est plus où paraît Poliarque,

Conservez à mes feux découverts à leur tour

Le bien que Théocrine avait dans votre amour.

ARGÉNIS.

Que j’aime un criminel dont l’homicide envie

Pour perdre mon honneur me vint sauver la vie.

POLIARQUE lui présente une épée.

Si je suis criminel, tenez voilà de quoi

Me punir d’un forfait commis sous votre loi.

ARGÉNIS.

Ce fer ne suffit pas, il faut qu’un juste foudre

En prenne la vengeance et vous réduise en poudre,

POLIARQUE.

La foudre sans pouvoir à l’égal de vos yeux

En laisse la vengeance à leurs traits glorieux.

ARGÉNIS.

Ai-je évité la mort pour trouver une peine

Dont l’atteinte fatale est bien plus inhumaine ?

SÉLÉNISSE.

Pour qui dois-je parler ? le voulant pour tous deux,

Je ne saurais parler ni contre, ni pour eux.

ARGÉNIS.

Que ferai-je réduite à cette inquiétude ?

Dois-je payer un bien par une ingratitude ?

Deux extrêmes puissants agitent mes esprits

De leurs émotions également surpris,

La crainte et le devoir me viennent entreprendre,

Et ma raison ne sait de quel parti se rendre,

Elle flotte inconstante avec son pouvoir,

Et n’oserait blâmer la crainte ou le devoir ;

Le devoir nous apprend aux maux qui nous martyrent,       

Que nous devons l’amour à ceux qui nous en tirent,

Et la crainte qui suit remontre à mon bonheur,

Qu’une Amour de la sorte offense mon honneur :

Tristes ressentiments d’une fille avisée,

À qui rejoindrez-vous ma raison divisée ?       

À qui vous la joindrez, hélas n’en doutez plus

L’aspect de ce plaisir rend vos soins superflus,

Je ne vous puis haïr sans être plus cruelle

Que l’attentat mortel d’une troupe infidèle,

Le ciel dont la faveur voulut vous employer

Ne veut pas qu’un mépris vous serve de loyer

Il vous a fait verser ce sang en cette place

À dessein seulement d’en signer votre grâce.

POLIARQUE.

Permettez-vous enfin à mes profonds soupirs

De céder devant vous à l’espoir des plaisirs ?

Que vos discours sont forts de me rendre la vie

Que leur sévérité m’avait déjà ravie,

Ils réparent le mal qu’avaient fait vos rigueurs

En me faisant mourir avec tant de langueurs.

ARGÉNIS.

Vos mérites vivront toujours dans ma mémoire.        

POLIARQUE.

Ô Salaire, cent fois plus grand que ma victoire

Ô favorable Amour, qui se sert de la nuit

Pour faire mieux reluire un feu qu’il a produit.

ARGÉNIS.

Mais de peur que le Roi découvre votre audace,

Sortez de ce séjour où le sort vous menace.

Certain avec moi que cet exploit guerrier

Couronne vos vertus de myrte et de laurier,

Et lorsque le grand bruit aura fermé sa bouche

À ce que nous fit voir un dessein si farouche,

Présentez-vous au Roi comme jeune étranger

Que pousse dans l’honneur le mépris du danger,

Et sans rien emprunter du fait de Théocrine

Signalez en tout lieux votre force divine.

POLIARQUE.

Je vois dedans vos yeux, et dedans vos discours

Des liens et des lois, que je suivrai toujours,

Je vous quitte, Madame, et mon esprit me laisse

De peur de partager avec moi ma tristesse :

Si déjà mille maux m’attaquent devant vous

Pourrai-je loin d’ici résister à leurs coups ?

Hé Dieux peut-on trouver de si cruels supplices,      

Où règne la douceur avec les délices ?

Maintenant dans mon cœur les amours sont en pleurs

Ils empruntent ma voix pour dire leurs douleurs,

Et contraints par eux même aujourd’hui de me suivre

Se plaignent de quitter celle qui les fait vivre,

Et s’ils n’espéraient rien du sceptre que je tiens

Vous les verriez mourir dans leurs propres liens.

Poliarque s’en va.

SÉLÉNISSE.

Que faites-vous madame en ce dessein contraire ?

ARGÉNIS.

Ce qu’un juste devoir me commande de faire ;

Ce que tous les démons dégagés de leurs fers

Voudraient même exercer dans l’horreur des enfers.

SÉLÉNISSE.

Étouffez cet amour qui séduit l’innocence,

Il paraît toujours faible au point de sa naissance,

Le plus léger effort, qu’on lui fasse en naissant

Désarme son pouvoir et le rend impuissant.

ARGÉNIS.

Il est tel en naissant dans nos âmes blessées

Lorsqu’un faible sujet le monstre à nos pensées,

Mais le mien a des traits si justes et si forts

Que même la raison approuve ses efforts.

SÉLÉNISSE.

Alors que ce tyran du bonheur de nos âmes

Fait offre à nos désirs de ses premières flammes,

C’est un soleil d’Été qui caresse les fleurs

Au point que son réveil modère ses chaleurs,

Mais qui montre à midi, que ses rayons superbes

Gâtent l’honneur des fleurs, et font pâlir les herbes,

L’amour n’est que douceur dans son commencement.

Mais on éprouve en fin que ce n’est qu’un tourment,

Quand il a pris un cœur, quelque effort que l’on fasse

Il fait voir qu’il sait bien en défendre la place.

ARGÉNIS.

Aussi ne veux-je pas qu’il en sorte jamais        

Quelque fâcheux ennui qu’il m’offre désormais.

SÉLÉNISSE.

Aimer un inconnu ! vous pouviez bien Madame

Lui faire un autre don que celui de votre âme.

Et croire un étranger qui flatte son ardeur

Du titre imaginé d’une feinte grandeur,

Madame, songez y.

ARGÉNIS.

Mon amour se limite

Au défaut de ce titre (à son rare mérite)

Si je doutais du rang dont il veut s’honorer,

Son courage royal m’en pourrait assurer.

SÉLÉNISSE.

Un désir téméraire indigne de louanges           

Nous porte bien souvent à des effets étranges.

ARGÉNIS.

Téméraire ou prudent, qu’importes si la main

Nous tire du danger d’un trépas inhumain ?

SÉLÉNISSE.

Puisque ma voix se perd, et que le vent l’emporte,

Considérez la fin d’une amour de la sorte,       

On connaîtra bientôt vos desseins indiscrets,

L’amour n’est pas de ceux qui se tiennent secrets.

ARGÉNIS.

Ma mère pouvons-nous sans paraître barbares

Nier si peu de chose à des biens faits si rares ?

SÉLÉNISSE.

Comment si peu de chose ? ha ! vous ne savez pas

Combien le don du cœur nous cause de trépas,

Ce n’est pas un présent de légère importance,

Puisque nous en faisons si longtemps pénitence

Madame croyez-moi, ces frivoles Amours

Vous rendront misérable et terniront vos jours.          

ARGÉNIS.

Que votre voix m’accuse, ou bien qu’elle me flatte

J’aime mieux demeurer misérable, qu’ingrate :

Le poison de la mort distillé dans mon sein

Peut bien m’ôter la vie, et non pas mon dessein,

Montrez-vous seulement et fidèle, et discrète

Aux premières ardeurs de ma flamme secrète.

SÉLÉNISSE.

Puisque vous le voulez mais le Roi vient à nous

Tout étonné du bruit, qui s’est fait parmi nous !

MÉLÉANDRE.

Avez-vous ressenti l’insolence brutale

Qu’animait à ma perte une rage fatale ?

ARGÉNIS.

La main de Théocrite ardente à nous venger

A délivré nos jours de ce commun danger,

Et si nous respirons en dépit de l’envie

Nous lui devons le bien d’une seconde vie.

MÉLÉANDRE.

Ô fille généreuse ! et sortie autrefois

De la race des Dieux, non de celle des Rois,

Tu peux bien disputer au démon de la guerre

Les autels et l’encens qu’on lui donne sur terre :

Son bras, son même bras a délivré mon sort

Du plus triste appareil d’une tragique mort,

Ne pourrai-je point voir cette belle guerrière

Qui nous a conservé la céleste lumière ?

ARGÉNIS.

Après cette défaite, où son bras empêché

A cueilli des lauriers dans ce sang épanché,

Nous la vîmes sortir sans aucune parole          

Bien plus légèrement que l’oiseau qui s’envole.

MÉLÉANDRE.

Mais voici mes soldats ; les ennemis battus

Ne m’ont-ils point ravi ce miroir de vertus ?

Vous ne l’amenez point ?

SOLDATS.

Sire, on ne la point vue.

Il semble que la nuit la couvre d’une nue,       

Nous n’avons rien laissé partout dedans ces lieux

Où la loi du devoir n’ait occupé nos yeux.

MÉLÉANDRE.

Une divinité sous ces habits couverte

Délivre la Sicile, et détourne sa perte,

Et Pallas elle-même employa sa valeur

À briser devant nous les traits de ce malheur,

Dieux sans vous offenser, on ne saurait pas croire

Que quelque force humaine en ait eu la victoire,

Non il fallait un Dieu pour chasser tant d’horreur,

Qu’accompagnait ici la force et la fureur,         

Mais afin de montrer, que l’on sait reconnaître

Les faveurs que le Ciel a voulu faire naître,

N’ayant rien de plus cher à rendre aux immortels

Ma fille je vous offre au pied de leurs autels,

Je veux que désormais votre jeunesse serve

À l’office divin du Temple de Minerve,

Ne me refusez pas un tel contentement

Jusqu’à ce que le Ciel en dispose autrement,

Les autels embrassez vous seront un asile

Où vous éprouverez votre destin facile,

Et nous ne craindrons plus ses complots furieux

Alors que vous serez en la garde des Dieux.

ARGÉNIS.

Sire le plus grand bien, qui suivra ma jeunesse,

Est l’honneur de servir une telle déesse.

MÉLÉANDRE.

Mais il faut cependant que des soins plus pressés,

Ferment la porte aux maux qui nous ont menacés.

 

 

Scène V

 

LICOGÈNE, accompagné des siens

 

Infâmes, ce château ne reçut de vos armes

Qu’une légère atteinte et de faibles alarmes

La même lâcheté compagne de vos pas

Étonna vos esprits de la peur du trépas :         

Suffisait-il d’avoir dans votre âme parjure

Le désir de venger mon Amour d’une injure ?

Ha ! vous deviez porter d’un courage inhumain

La vengeance dans l’âme et ses effets en main :

Mais vous ne voulez pas cruelles destinées

Qu’un bonheur si soudain se mêle à mes années,

Qu’après tant de soucis les plaisirs que j’attends

Succèdent au malheur qui me suit de tout temps.

Et qu’à la fin mon cœur que votre rage éprouve

Rencontre dans la nuit le repos qu’on y trouve,          

Vous pouvez bien tromper mes amoureux désirs

Vous pouvez en naissant étouffer mes plaisirs,

Mais malgré vos rigueurs et leurs vives atteintes

Qui me donnent toujours quelques nouvelles plaintes,

Ce bien me restera sous le fait de vos coups

Que j’aurai vu sans peur votre injuste courroux

Puisqu’un secret assaut inutile à ma peine

A rendu de tout point mon espérance vaine,

Ma force et mon dessein paraîtront à leur tour

Non pas dedans la nuit, mais en face du jour

Les armes et les soins de notre diligence,

Soûleront mes désirs du fruit de la vengeance

Je graverai partout l’image de l’horreur

On verra tout brûler des feux de ma fureur,

Et leur moindre étincelle en ces guerres civiles

Consommera bientôt des peuples et des villes

Les champs où les épis remplissaient les sillons,

Ne seront plus foulés que de mes bataillons,

Les bois seront honteux d’avoir moins de feuillage

Que j’aurai d’assassins animés au carnage.

La licence partout agréable aux soldats.

En fera des lions dessous mes étendards.

Nous pousserons en l’air des traits en si grand nombre,

Que malgré le soleil, nous combattrons à l’ombre ;

Et les dieux, que nos dards sembleront provoquer

Croiront une autre fois qu’on les veuille attaquer,

Je veux que sous le fait de tant d’hommes de guerre

L’on entende gémir la masse de la terre,

Je veux qu’au lieu de fleurs ces prés soient tapissés

Des éclats tous sanglants d’ossements fracassés,        

Que le sang ennemi lave toutes ces pleines,

Qu’il les fasse rougir jusque dedans leurs veines,

Et qu’en fin ma victoire en me tirant des fers

Contente mon désir, la mort, et les enfers.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

POLIARQUE, GÉLANORE

 

POLIARQUE.

Considère combien l’audace est nécessaire      

Aux desseins hasardeux d’une amour volontaire,

Et reconnais qu’elle est le meilleur instrument

Qui fasse réussir les désirs d’un amant,

Elle met mon espoir au sommet de la gloire,

Elle me met en main une riche victoire,

Et promet à mes feux justement infinis

Le trésor de beautés que possède Argénis,

Si l’Amour n’est conduit par l’audace animée

Les effets de son feu ne sont rien que fumée,

Et ses plus grands projets sont des traits sans archer

Qui ne peuvent jamais d’eux-mêmes se lâcher,

Ou bien disons plutôt qu’ils ressemblent sans elle

Aux oiseaux enfermés à qui l’on coupe l’aile,

Regarde maintenant ce que peut sa vertu

Regarde sous mes pieds le danger abattu,       

Et qu’après les ennuis d’une attente importune

La bonne occasion a flatté ma fortune,

J’éprouve plus content que le bien qui me suit

Pour se montrer au jour est sorti de la nuit,

Ainsi que le soleil dont la clarté naissante       

Promet de réjouir la terre languissante,

Depuis l’heureux moment que mon bras satisfait

Rendit à ma Princesse un service parfait,

Tu sais bien que le Roi sans m’avoir peu connaître

M’a reçu dans sa cour où l’on m’a vu paraître,

Où le temps favorable à mon intention

M’a donné le bonheur de son affection.

Ses faveurs me font dire, au rang qu’il me destine

Qu’il me donne le prix qu’il doit à Théocrine,

Et déjà mon destin m’a fait naître en ces lieux

Bien peu de vrais amis, et beaucoup d’envieux,

Mais les grandes faveurs, qui suivent notre vie,

Ne peuvent refuser la naissance à l’envie ;

C’est là que la fureur d’un désir impuissant

Entretient les soucis de son teint palissant,      

Honteuse de savoir que sa triste naissance

Dépend de la vertu non pas de sa puissance,

Elle ronge son cœur et le veut déchirer

Pour ce que c’est lui seul, qui la fait respirer,

Si bien qu’en m’assurant contre son artifice,

Qui peuple l’Univers d’outrage et de malice,

Je n’ai plus désormais qu’à conserver les biens

Que la bonne fortune attache à mes liens.

GÉLANORE.

Vous parlez d’Argénis, comme si votre flamme

Vous avait découvert les secrets de son âme,

Comme si jusqu’ici vos désirs, et vos vœux

Avaient tiré du temps la preuve de ses feux,

Peut-être que voulant flatter votre présence

Son humeur se couvrit de quelque complaisance,

Mais sans douter de rien, je crois que cet Amour       

Qui naquit dans la nuit, ne vint pas jusqu’au jour.

POLIARQUE.

Que tu sais mal juger d’une âme généreuse,

Et des puissants effets d’une flamme amoureuse,

Insensé penses-tu que l’infidélité

Se loge dans le cœur d’une divinité ?

Crois plutôt que le feu se nourrira dans l’onde,

Et que même la mort repeuplera le monde.

GÉLANORE.

Si les bienfaits reçus se gardaient dans le cœur

Aussi fidèlement qu’un outrage vainqueur,

Vos désirs assurés dessus quelque apparence

Se pourraient bien nourrir d’une ferme espérance,

Mais hélas l’on dirait que le plaisir n’est rien,

Et que le souvenir n’est pas fait pour le bien.

POLIARQUE.

Le plaisir est toujours plus puissant que l’outrage,

Dans le ressouvenir d’un vertueux courage.

GÉLANORE.

Notre mémoire ingrate a ce mauvais effet,

Qu’elle s’ouvre à l’injure et se ferme au bienfait,

POLIARQUE.

Mais, après tout, dis-moi, quelle injure obstinée

Pourrait m’ôter la foi qu’Argénis m’a donnée ?

GÉLANORE.

Son esprit offensé d’un tel déguisement

En peut bien retenir quelque ressentiment,

POLIARQUE.

Ne crois pas ce soupçon, moins assuré qu’un songe,

La vertu ne saurait embrasser le mensonge,

GÉLANORE.

Depuis votre départ vous a-elle fait voir

Quelque signe assuré d’un amoureux devoir ?

POLIARQUE.

Une fois seulement mon Aurore aperçue

Sans beaucoup de discours m’entretient de la vue.

Mais toutefois le temps lui donna le loisir,

De me dire sa peine et son chaste désir,

Elle m’offrit sa foi, je lui donnai la mienne,      

Je vis dedans ses yeux mon âme avec la sienne,

Son serment assura mes pensers inconstants

Que sa bouche et son cœur parlaient en même temps,

Et puisque le destin trop contraire à nos âmes

Refusait le discours à nos secrètes flammes,

Qu’alors qu’elle ferait le service des Dieux,

Où le Roi la consacre au bonheur de ses lieux,

Elle m’adresserait tous ses vœux manifestes

Au lieu de les offrir aux puissances Célestes,

Que le nom de Pallas couvrirait aisément        

Ce dessein nécessaire à mon contentement :

Après une amitié si vivement dépeinte

Pourrais-je m’arrêter aux avis de ta crainte.

GÉLANORE.

Ce témoignage seul n’empêche le discours,

Et me fait à la fin approuver vos Amours.        

POLIARQUE.

Et croire que mon âme heureusement captive

Peut donner de l’envie au plus content qui vive,

Mais allons chez le Roi dont le commandement

Oblige mon devoir à le voir promptement.

 

 

Scène II

 

MÉLÉANDRE, EURIMÈDE, POLIARQUE

 

MÉLÉANDRE.

Orgueilleuse grandeur, dont la triste coutume,          

Découvre peu de miel et beaucoup d’amertume,

Que ta face trompeuse a des charmes puissants,

Pour aveugler une âme, et séduire les sens,

Et que l’ambition contagieuse aux hommes

Trouve d’adorateurs dans le siècle où nous sommes !

Ce monstre en veut toujours au bonheur d’un état,

Les sceptres sont le but de son triste attentat,

Et ses traîtres complots attachés aux personnes

Font qu’il tonne sans cesse à l’entour des couronnes,

Si le sort qui nous loge au sommet de l’honneur        

Assemblait ici bas la constance au bonheur,

Si l’aveugle rigueur des fières destinées

Ne se repaissait point de grandeurs ravinées ;

La recherche des biens qui seraient éternels

Excuserait toujours les desseins criminels,      

Mais le sceptre en sortant des mains de la fortune

Reçoit les qualités de sa face importune,

Il se change comme elle, et ne fait que passer

Dans la main de celui, qui pense l’embrasser.

Toutefois ses appas nous ont fait reconnaître,

Que les premiers géants commencent à renaître,

Licogène en fait voir les effets périlleux

Et ma félicité le rend plus orgueilleux

Mais je lui montrerai que les dieux ont un foudre

Qui cache les rochers sous l’herbe, et dans la poudre.

EURIMÈDE.

Les Dieux, dont le vouloir établit nos destins,

Permettent quelquefois la fureur des mutins,

À dessein que leur fin proche de leur naissance

Remette leurs pareils dedans l’obéissance,

La honte, le mépris, et la punition         

Suivent tous les complots que fait l’ambition ;

Elle apprête une guerre où préside l’envie,

Et pense que le trouble assurera sa vie,

Mais malgré l’injustice où paraît son effort,

L’appareil de sa vie est celui de sa mort.          

MÉLÉANDRE.

Déjà ce furieux, que la force accompagne,

Ainsi que le respect foule aux pieds la campagne

Et mon malheur est tel, qu’un rigoureux aspect

M’a rendu depuis peu tout le monde suspect,

Les plus grands de ma cour sont froids à mon service,         

Et leur fidélité n’est plus rien qu’artifice,

Si bien que mon conseil voyant tant de froideur,

Où la même vertu faisait voir son ardeur,

Pour chef de mon armée établit à ma place

Poliarque animé d’une guerrière audace,

Sa valeur, son mérite, et sa fidélité

L’appellent justement à cette qualité,

Je sais bien que ce choix d’où dépend la victoire,

Rendra quelques esprits jaloux de cette gloire,

Mais j’aime mieux m’aider d’un fidèle étranger,        

Que d’un traître sujet qui fuirait le danger.

EURIMÈDE.

Un chef si généreux sera notre assurance :

La valeur se nourrit dans le sein de la France,

Elle a toujours fait voir que ses moindres guerriers

Arracheraient à Mars ses plus riches lauriers.

MÉLÉANDRE.

Le voici qui survient ; voyez sur son visage

L’union des vertus avec le courage.

POLIARQUE.

Votre commandement m’amène à vos genoux

Disposé de m’offrir en victime pour vous.

MÉLÉANDRE.

Vos jours me sont plus chers que l’air que je respire,

Et j’aimerais mieux voir la fin de cet empire

Étant bien assuré que vos rares vertus

Relèveraient bientôt des sceptres abattus.

Mais allons demander aux puissances divines

Que désormais nos jours s’écoulent sans épines,       

Et que par leurs secours ces esprits mutinés

Succombent sous les maux qu’ils nous ont destinés.

Déjà selon mes vœux Argénis avertie

Doit avoir immolé notre première hostie ;

Et durant le chemin je vous ferai savoir

Quelle part vous avez aux droits de mon pouvoir.

 

 

Scène III

 

SACRIFICATEUR, ARGÉNIS, MÉLÉANDRE, POLIARQUE, TIMONIDE

 

SACRIFICATEUR, dans le Temple.

Fondateurs immortels du Ciel et de la terre,

Qui vous faites partout des armes du tonnerre,

Et de qui la justice a des traits éternels

Contre les factions des esprits criminels,          

Célestes vengez-nous d’une injuste licence,

Dont l’orgueil effronté choque votre puissance :

Ou bientôt vous serez dans l’oubli des mortels,

Et leur impiété détruira vos autels,

Si la rébellion attaque les Monarques,

Qui sont vos vrais enfants et qui portent vos marques,

Sans doute dedans peu ses desseins factieux

Attaqueront aussi la demeure des Cieux,

La terre ne verra que les maux et les vices

Recevoir des humains de nouveaux sacrifices,

Et vous voyant enfin de vos temples absents

Elle ne produira qu’à regret de l’encens,

Mais le Roi vient ici, préparez-vous, Madame,

À porter à Pallas des vœux qui soient de flamme.

ARGÉNIS.

Quel plaisir plus parfait peut être souhaité,

Que celui de parler à la divinité ?

MÉLÉANDRE.

Avez-vous observé dans la victime ouverte,

Ou nos biens, ou nos maux, la victoire, ou sa perte.

SACRIFICATEUR.

Les Dieux prennent toujours la querelle des Rois,

Comme en cet Univers successeurs de leurs droits

Rien ne vous est contraire, et la même victoire

Joindra votre couronne à celle de la gloire.

Il reste maintenant à notre saint devoir,

D’implorer de Pallas l’adorable pouvoir.

Nos vœux percent le Ciel, même dans sa colère,        

Pour en faire sortir les faveurs qu’on espère.

ARGÉNIS, se tournant vers Poliarque.

Stances.

Toi dont le bras victorieux

Détourna les traits de l’envie,

De qui le dessein furieux,

Nous fit douter de notre vie ;

Déesse, à qui les immortels

Étonnés de cette victoire

Doivent céder tous les autels,

Que l’on a vouez à leur gloire,

Regarde en cet endroit mes plaisirs limités     

À captiver mes soins dessous tes volontés.

 

Depuis que le sort dépité

Nous a dérobé ta présence,

Je crois que le Ciel irrité

N’a plus pour moi de complaisance,

Mes yeux ne voient que des nuits,

Ma bouche est ouverte à la plainte,

La triste image des ennuis

À toute heure augmente ma crainte,

Qui ne craindrait aussi la fortune et ses coups,

Puisque les immortels ne sont plus avec nous ?

 

Je ne puis vivre sans te voir,

(Déesse à qui je rends hommage)

Aussi les lois de mon devoir,

Me montrent toujours ton image,

Ton agréable souvenir,

Et tes adorables merveilles,

Viennent sans cesse entretenir

L’aimable souci de mes veilles,

Tu demeures enfin, chère race des Dieux,        

Plus souvent dans mon cœur que non pas dans les Cieux.

 

Je te donne de vrais encens,

Et mes paroles sans contrainte

Ignorent ces douteux accents,

Qui sortent toujours de la feinte,

Mes vœux, mes soupirs, et mes yeux

Te portent mon cœur invincible,

Et bien que le plaisir des Dieux

Ait rendu notre âme invisible,

Bel astre qui conduit le bonheur de mes jours,

La mienne se fait voir dans ce juste discours.

 

Jette l’œil sur nos déplaisirs,

Romps l’appareil de nos supplices,

Et donne enfin à nos désirs

La jouissance des délices :

Si j’ai tant mérité de toi,

Montre à ce peuple qui soupire,

Qu’après avoir sauvé son Roi,

Tu peux délivrer son empire,

Et que l’humaine envie avec tout son fiel,        

Est partout impuissante où travaille le Ciel.

SACRIFICATEUR.

Que l’on amène ici la dernière victime,

Pour en donner aux dieux l’offrande légitime.

MÉLÉANDRE.

Mais que veut Timonide étonné comme il est.

TIMONIDE.

Sire tout est en trouble, et l’ennemi paraît,       

Maintenant devant lui la poussière élevée

Nous annonce de loin sa funeste arrivée,

Un effroyable bruit de tambours et de voix

Fait partout retentir les antres et les bois.

MÉLÉANDRE.

Vous savez Poliarque, à quoi je vous destine.

Contre la trahison d’une rage mutine.

Allez accompagné des Dieux et du bonheur,

Cueillir mille lauriers dans le champ de l’honneur

Tous les miens avertis du rang que je vous donne,

Fléchiront dessous vous comme sous ma couronne.

Ayant partout appris, que pour vaincre aisément,

L’obéissance était le meilleur instrument.

Et cependant nos vœux sans feinte et sans exemple

Chargeront à l’envi les autels de ce temple.

POLIARQUE.

Votre commandement gravé dessus mon cœur          

Augmentera ma force et me rendra vainqueur.

Belle divinité justement adorable

Conservez à ma vie un aspect favorable.

ARGÉNIS.

Généreux cavalier, que la victoire attend,

Soyez tout assuré que Pallas vous entend.       

MÉLÉANDRE.

Grands Dieux, qui foudroyez l’insolence et le vice,

Faites luire sur nous, le soleil de justice,

Et renvoyez les traits injustement lancés

Contre le flanc de ceux, qui nous les ont poussés.

 

 

Scène IV

 

LICOGÈNE, avec son armée, POLIARQUE, avec son armée

 

LICOGÈNE, parlant aux siens.

Fidèles compagnons, à qui cette victoire          

Réserve les trésors, et les fruits de la gloire,

Ici braves soldats vos courages guerriers,

Se doivent consacrer des forêts de lauriers.

Ici votre valeur d’elle-même conduite

Doit enfin m’assurer de ma longue poursuite.

Ici le désespoir le carnage, et l’horreur

Doivent servir d’effet à ma longue fureur.

Et dedans ce projet, qu’elle rendra facile,

Ne faire qu’un tombeau de toute la Sicile.

Témoignez aux destins à me nuire constants,

Que vous viendriez à bout du dessein des Titans,

Et que si mes amours ne m’étaient point plus chères

Que le trône du Ciel seul exempt de misères,

Votre invincible effort attaquerait les Dieux,

Et me mettrait en main leur sceptre glorieux.

Laissez-vous gouverner au gré de vos furies,

Que l’on n’épargne rien de leurs forceneries,

Et que les champs couverts d’ossements et de corps

Fassent croire au Soleil, qu’il reluit chez les morts,

Mais l’ennemi paraît, tenons nos forces prêtes,

À lui faire sentir les coups de nos tempêtes.

POLIARQUE, parlant aux siens.

À quel heureux effet de gloire et de bonheur

Vous invite aujourd’hui le dessein de l’honneur,

Voyez si maintenant la Sicile affligée

Après un tel exploit vous doit être obligée.     

Fondons sur l’ennemi, dont les faibles soldats

Tremblent déjà de peur comme leurs étendards,

Que sur lui vos fureurs vivement occupées,

Rencontrent un salaire au bout de vos épées,

Et que chacun de vous hors du dérèglement

Limite son courage à mon commandement.

Une division dedans un camp semée

Nous annonce toujours la perte d’une armée,

Et le discord ne sert qu’à nous faire périr

Alors que notre esprit travaille à le nourrir.

LICOGÈNE.

Faisons voir en ce lieu, qu’en ce que je propose

Le tonnerre et nos coups sont une même chose.

Ôtons aux ennemis la gloire d’attaquer.

POLIARQUE.

Courage compagnons, nous ne pouvons manquer,

La Justice Divine a pris pour nous les armes.

Ceux de Licogène se retirent.

LICOGÈNE.

N’avez-vous que des pieds dans l’effroi des alarmes ?

POLIARQUE.

Les traitres sont à nous, ils sont notre butin.

LICOGÈNE fuit.

Faut-il ainsi céder aux rigueurs du destin.

POLIARQUE.

Enfin malgré l’effort vos mains victorieuses

Ombragent votre front de palmes glorieuses.

Ces corps froids et sans âme en mille endroits percés

Palissent de l’horreur de leurs crimes passés,

Et leur sang criminel, qui finit cette guerre,

Tout honteux d’être vu se cache dans la terre :

Et ceux à qui la fuite a conservé le jour,

Que le Ciel outragé doit éteindre à son tour,

Combattus de l’effroi de notre renommée,

Diront que le bon droit est un bon chef d’armée.

Malheureux Licogène après tant de fureurs,

Je doute si je dois condamner tes erreurs,

Ou si je dois louer ton orgueil que je dompte,

Puisque tout mon bonheur ne vient que de ta honte.

Mais allons dire au Roi, que ses vues entendues

Nous ont fait obtenir les lauriers attendus.      

 

 

Scène V

 

LICOGÈNE, MÉNOCRITE, ANAXIMANDRE

 

LICOGÈNE.

Injurieux sujets de mes peines diverses,

Astres sanglants auteurs de toutes mes traverses,

Qu’ai-je encore à souffrir devant que votre effort,

M’arrache du pouvoir d’un misérable sort ?

Cruels sans plus tarder de lâcher sur ma tête

Les éclats plus mortels d’une rouge tempête.

Mais je suis insensé d’appeler le trépas,

D’où l’immortalité fait goûter ses appas.

C’est dedans les enfers, que la Parque assouvie

Aiguise le ciseau qui nous coupe la vie.

C’est là parmi l’horreur de l’éternel oubli

Qu’elle veut faire voir son séjour établi.

Sortez donc de là-bas, homicide déesse,

Qu’accompagnent toujours le deuil et la tristesse

Et poussez dans mon cœur ces traits armés de fer,

Qui dépeuplent le monde et remplissent l’enfer.

Ne vous souvient-il plus que mes longues misères

Obligèrent ma vie à vos traits plus sévères ?

Quoi voulez-vous montrer en retardant vos coups,

Que l’oubli de l’enfer a passé jusqu’à vous ?

Avez-vous donc perdu l’agréable coutume

D’adoucir les douleurs dont je sens l’amertume ?

Me ferez-vous enfin désormais soupçonner

Que le tombeau n’a plus de repos à donner.

Fortune n’as-tu point quelque flèche de reste,

Qui porte dans mon sein une mortelle peste ?

Achève de me perdre, et pousse tant de traits,

Que l’Esprit, et le corps succombent sous leur faits ;

Ha je te parle en vain ; tu crains que les misères

Perdent en me perdant le but de tes colères.

Il se tourne vers les siens.

Hélas rien que vos bras, ne m’offre du secours,

La fortune, l’enfer, et les astres sont sourds,

Vous qui malgré l’horreur d’un si sanglant orage

M’avez jusques-ici voué votre courage,

Si l’excès du malheur à qui je suis soumis,

Vous a laissé le nom de fidèles amis,

Montrez en aujourd’hui la preuve plus certaine

En finissant mes jours pour abréger ma peine,

Quoi vous me refusez bien, bien, ces propres bras,

Meilleurs Amis que vous, ne me refusent pas,

Ô Cieux, enfers, rigueurs, et tout ce que l’envie

Peut employer au monde à travailler ma vie,

Vous pouvez m’empêcher de vivre bienheureux,

Mais non pas de mourir en homme généreux,

MÉNOCRITE.

Monsieur que faites-vous ? quel excès de manie        

Exerce dessus vous sa dure tyrannie ?

LICOGÈNE.

Après tant de desseins, qui trompent mes désirs,

Romprez-vous ce dernier, qui m’offre des plaisirs

MÉNOCRITE.

Les esprits courageux méprisent la disgrâce,

Et jamais la vertu ne doit changer de face.       

LICOGÈNE.

Ces leçons de vertu sont bonnes aux esprits,

Qui nous parlent des maux sans en être surpris.

MÉNOCRITE.

C’est être généreux d’opposer son courage

Aux plus sensibles traits, du mal qui nous outrage.

LICOGÈNE.

Mais c’est être insensé, jusques au dernier point,       

Que de voir son remède, et ne le prendre point.

MÉNOCRITE.

Hélas comment la mort viendrait-elle à votre aide,

Puisqu’elle est elle-même un grand mal sans remède.

LICOGÈNE.

Du moins j’aurai ce bien, en avançant ma mort

D’avoir ainsi forcé la volonté du sort.

MÉNOCRITE.

Les Dieux ne veulent pas, que contre la nature.

Le désespoir nous porte à notre sépulture.

LICOGÈNE.

Si les Dieux ont donné le libre arbitre à tous,

Ils nous laissent le droit de disposer de nous.

MÉNOCRITE.

Non pas en ce qu’on prend une injuste licence

De mépriser ainsi leur divine puissance.

LICOGÈNE.

Amis dissimulés qui me peut secourir

Si vous m’ôtez ainsi les moyens de mourir ?

MÉNOCRITE.

La fortune en tournant comme elle fait sans cesse

Nous peut en fin montrer un front qui nous caresse.

LICOGÈNE.

Ses tours sont si soudains, qu’elle ne laisse pas

Le loisir de juger s’il a quelques appas.

ANAXIMANDRE.

Nous ne pouvons trouver sur terre qu’une vie,

Qui ne se file plus, alors qu’elle est ravie,

Cependant qu’elle dure on espère toujours,

Mais notre espoir finit où finissent nos jours.

Bien qu’un temps si fâcheux soit tout rempli d’orages

Un rayon de clarté dissipe ses ombrages.

LICOGÈNE.

D’où viendrait la clarté reluire dans l’Enfer ?

Et quel heureux effort en pourrait triompher ?

ANAXIMANDRE.

La clémence du Roi doucement implorée

Présente à nos malheurs une fin désirée.

LICOGÈNE.

En demandant la paix.

ANAXIMANDRE.

Non, pas ouvertement.

LICOGÈNE.

Je ne me puis résoudre à ce consentement.

MÉNOCRITE.

Nous la pouvons trouver dans un peu d’artifice.

LICOGÈNE.

Endurerai-je ainsi, que mon honneur pâtisse.

ANAXIMANDRE.

Ce n’est pas renoncer à l’honneur languissant,

Que de prendre en ses maux la loi d’un plus puissant.

LICOGÈNE.

Puisque le Ciel me livre une si rude atteinte

Il faudra donc fléchir dessous cette contrainte,

Espérant toutefois que les astres plus doux

Uniront quelque jour le bonheur avec nous,

Que ce même destin, qui préside aux alarmes,

Après m’avoir battu prendra pour moi les armes,

Et que dans peu de temps, ses effets journaliers        

Me rendront inconnus tant de maux familiers.

MÉNOCRITE.

La fortune sans yeux, et toujours vagabonde

Préside au changement des affaires du monde ;

Et comme l’homme seul, est l’objet sans pareil

Qu’éclairent ici bas les rayons du soleil,

C’est lui qu’elle entreprend pour avoir plus de gloire

Alors que ses fureurs en auront la victoire,

Mais bien qu’elle s’obstine à vaincre les plus forts,

La vertu ne craint point ses funestes efforts.

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