L’Amour diable (Marc-Antoine LEGRAND)

Comédie en un acte et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 30 juin 1708.

 

Personnages

 

FOLIDOR, Souffleur

ÉLISE, Femme de Folidor

HORTENSE, Fille de Folidor et d’Élise

FRANCILLON, jeune Écolier, Fils de Folidor et d’Élise

LÉANDRE, Amant d’Hortense

POLYCRASSE, Précepteur de Francillon

NÉRINE, Suivante d’Hortense

VALENTIN, Valet de Léandre

MUSICIENS

MUSICIENNES

 

La Scène est à Paris dans la Maison de Folidor.

 

 

Scène première

 

HORTENSE, NÉRINE

 

NÉRINE.

Voilà plus de dix fois que je vais ; que je viens,

Personne ne paraît.

HORTENSE.

Quels chagrins sont les miens !

Les mesures sans doute auront été mal prises ;

Car Léandre m’écrie qu’à huit heures prises

Il saura se trouver dans cet appartement,

Il en est bientôt neuf.

NÉRINE.

Oh ! quel empressement !

Votre père vous tient dans ce lieu renfermée,

Depuis un mois ; et c’est pour être accoutumée...

HORTENSE.

Relisons cette lettre.

NÉRINE.

Hé bien, relisons-là,

Même chose toujours je crois s’y trouvera ;

Et sans qu’il soit besoin de la lire et relire,

Si vous voulez, par cœur, je m’en vais vous la dire.

Je suis occupé depuis trois jours à faire percer un plancher qui se trouve au dessous de la Salle voisine de votre appartement, j’espère...

HORTENSE.

Il se sera mépris peut-être de plancher.

NÉRINE.

Un peu de patience ; il faut encor chercher.

Regardant le parquet.

Je crois apercevoir ici quelque ouverture.

HORTENSE.

En effet, au parquet je vois une coupure,

Sans doute que par-là Léandre doit venir.

NÉRINE.

Que vous aurez de joie à vous entretenir !

Avec tous ses verrous, Folidor votre Père

Sera bien attrapé ! Ma foi, l’on a beau faire,

Il n’est rien dont l’amour ne vienne enfin à bout,

Porte, plancher, muraille, un Amant force tout.

Voyez-vous au parquet une espèce de trappe !

HORTENSE.

Et si par un malheur, tout l’ouvrage s’échappe ?

Et va blesser quelqu’un...

NÉRINE.

Qui pourrait-on blesser ?

HORTENSE.

Ceux qui chez Sauterot vont apprendre à danser.

Sa Sale fil là-dessous. Les leçons qu’il y donne...

NÉRINE.

Fy donc ! depuis trois mois il n’y vient plus personne ;

La Salle ne vaut pas par mois un quart d’écu.

Léandre à son secours est à propos venu.

Cent Louis qu’il lui donne, afin d’en être maître,

Lui seront bien plaisir.

HORTENSE.

Mais Sauterot peut-être

Ira tout découvrir ?

NÉRINE.

Peste ! il n’ose jaser ;

Allez, il est discret quoique Maître à danser ;

Et d’ailleurs s’il parlait il se perdrait lui-même,

N’est-il donc pas d’accord de tout le stratagème ?

On perce son plancher parce qu’il le veut bien,

On ne lui donne pas cent Louis d’or pour rien.

HORTENSE.

Et si mon Père vient dans le temps que Léandre...

NÉRINE.

Non, non, ne craignez point qu’il vienne vous surprendre,

Il s’est couché si tard qu’il est encore au lit.

HORTENSE.

Qu’est-ce donc qu’il fit tant hier au soir ?

NÉRINE.

Ce qu’il fit ?

Il se mit à souffler, il fondit nos mouchettes,

Ne trouvant sous ses mains cuillères ni fourchettes,

Il avait avec lui le petit Francillon,

Qui l’aidait à souffler.

HORTENSE.

Mon petit frère ? bon !

Tu te moques.

NÉRINE.

Ma foi, votre Père commence

À l’instruire déjà de sa belle Science.

Il lui montre comment par règle et par raison

Il faut un jour...

HORTENSE.

Fort bien ! ruiner sa maison.

Objet de mille fous, Pierre Philosophale,

Hélas ! qu’à mon repos tu te trouves fatale.

Que mon Père est cruel !

NÉRINE.

Ou bien fou. Les esprits

L’occupent tellement et les jours et les nuits,

Qu’il perd le sien. Ma foi c’est un visionnaire.

Il fait venir chez lui Léandre et le Notaire,

Ses amis, ses parents ; en un mot le Contrat

Était prêt à signer, lorsqu’il lui prend un rat.

Quoique Léandre eût fait de très grandes dépenses.

Il contremande tout, festin, musique, danses.

Et pourquoi tout cela ? Parce que par malheur

Il venait de manquer le degré de chaleur.

Bien plus, il fait serment qu’il n’aura point de gendre,

Qu’il n’ait achevé l’œuvre.

HORTENSE.

Et je jure à Léandre,

Que si mon Père encor diffère à l’accepter,

Pour me donner à lui je saurai tout tenter ;

Que je suivrai sa bonne ou mauvaise fortune.

NÉRINE.

Ce sera fort bien fait. Dès ce soir sur la brune,

Sans avertir personne et sans prendre congé,

Un bon enlèvement... et tout est délogé.

HORTENSE.

Dès ce soir ?

NÉRINE.

Pourquoi non ? Madame votre Mère,

Saura bien tenir tête à Monsieur votre Père.

Elle est maîtresse femme alors qu’elle s’y met.

Proposons-lui. Gageons qu’elle vous le permet.

HORTENSE.

Il faut l’en avertir ; mais je crains pour Léandre.

NÉRINE.

Notre ami Valentin saura tout entreprendre.

HORTENSE.

Quel est ce Valentin ?

NÉRINE.

C’est un garçon bien fait,

Que depuis peu Léandre a choisi pour valet ;

C’est un rusé manœuvre. Et c’est un avantage,

Que votre Père encor n’ait point vu son visage ;

Il pourra le tromper bien plus facilement.

HORTENSE.

Nérine, que Léandre a peu d’empressement ?

Hé ! ne devrait-il pas... Mais la trappe remue.

La trappe s’ouvre.

NÉRINE.

Ce sont eux.

HORTENSE.

De frayeur je sens mon âme émue.

NÉRINE.

Et moi d’amour, Madame.

 

 

Scène II

 

LÉANDRE, HORTENSE, VALENTIN, NÉRINE

 

VALENTIN, sortant de la trappe avec Léandre.

Enfin nous y voici.

Hé bien, qu’est-ce ? comment se porte-t-on ici ?

LÉANDRE.

Enfin après un mois je vous revois, Hortense,

Que ce moment tardait à mon impatience !

Non, je ne songe plus à mes chagrins passés ;

Et quelque désespoir...

VALENTIN.

Ah ! comme vous jasez ?

Nous sommes par machine entrés céans ; peut-être

On nous fera tous deux voler par la fenêtre,

Allons d’abord au fait.

LÉANDRE.

Vous ne me dites rien ?

Hortense, votre amour n’est pas égal au mien.

HORTENSE.

De plus d’une façon l’amour se fait connaître.

Dans vos transports charmants le vôtre sait paraître ;

Et moi, lorsque je crains que dans votre entretien...

VALENTIN.

Suffit. Vous nous aimez, et nous le savons bien.

Nous avons entendu, cachés fous cette trappe...

NÉRINE.

On entend de là bas ?

VALENTIN.

Pas un seul mot n’échappe.

Tiens, Madame, a juré de se donner à nous,

Si l’on nous refusait plus longtemps pour Époux.

Toi...

NÉRINE.

Je n’ai rien juré.

VALENTIN.

Tu m’as rendu justice,

Tu m’as trouvé bien fait.

NÉRINE.

Mais par quelle malice

Nous faire tant languir ?

VALENTIN.

Moi, j’étais occupé

À croustiller là-bas les restes du soupé.

Nous avons travaillé la nuit comme le Diable,

Et bu... Nos ouvriers sont encor sous la table,

Je les ai bien grisés.

NÉRINE.

Pourquoi donc ce matin

Boir encor ?

VALENTIN.

Nous avons vingt bouteilles de vin,

Toutes pleines là-bas.

LÉANDRE.

Toujours parler de boire ?

Et l’affaire...

VALENTIN.

Elle est faite, et vous m’en pouvez croire.

HORTENSE.

Quelle affaire ?

VALENTIN.

Un moyen pour servir votre amour,

Et qui vous donnera l’un à l’autre en ce jour.

LÉANDRE.

Pour moi, je doute fort que cela réussisse,

Lorsque par un enfant se conduit l’artifice.

HORTENSE.

Quel enfant ?

LÉANDRE.

Francillon votre frère.

HORTENSE.

Comment ?

VALENTIN.

Instruit que votre Père avait fait un serment

De ne point marier absolument sa Fille,

Qu’il n’eût, en faisant l’or, enrichi sa famille ;

Jugeant de son esprit par cet entêtement,

Et qu’il ne voudrait pas fausser son beau serment,

J’ai gagné Francillon par de belles paroles,

Et j’ai fait à ses yeux briller quelques pistoles,

Il fera tout pour nous.

HORTENSE.

Que peut-il faire encor ?

VALENTIN.

J’ai mis entre ses mains un certain lingot d’or,

Que m’a donné Monsieur : et notre petit Drôle...

Suffit, il est instruit, et fera bien son rôle.

Votre Père croira...

HORTENSE.

J’entrevois ton projet.

Mais si malgré tes soins il n’avait point d’effet ?

VALENTIN.

Recours à d’autres. Moi, jamais je ne me lasse,

Et je pourrai jouer cent tours de passe-passe,

Par cette trappe-là ; nous sommes avancés,

La tranchée est ouverte, une fois, c’est assez.

Et comme le bonhomme a plus d’une folie,

Qu’il aime la Musique autant que la Chimie,

Au temps du dénouement ; avec une chanson,

S’il se fâche, on saura le mettre à la raison,

Sauterot a mandé ses amis, ses amies,

Tous gens de l’Opéra, dont les voix sont jolies,

Ils doivent se trouver ici tantôt.

LÉANDRE.

Fort bien.

VALENTIN.

Voyez-vous bien, Monsieur, qu’on n’a négligé rien.

NÉRINE.

Aussi sommes-nous sûrs d’une ample récompense.

Mais j’entends quelque bruit.

HORTENSE.

 

 

Scène III

 

HORTENSE, NÉRINE, LÉANDRE, VALENTIN, RANCILLON

 

VALENTIN.

Hé bonjour, Francillon.

FRANCILLON.

Ah ! Messieurs les Amants,

Je vous croyais dehors, et vous êtes dedans,

Est-ce que vous auriez enfoncé notre porte ?

La serrure pourtant en est rudement forte.

Non seulement la nuit, mais encore le jour,

Notre Père la tient fermée à double tour.

Il extravague, au moins, le bonhomme de Père,

Parce qu’il hait ma Sœur, quand il est en colère,

Il lui donne par-ci, par-là quelque soufflet ;

Et moi, parce qu’il m’aime il me donne le fouet.

LÉANDRE.

Il est donc fort égal, qu’il aime, ou qu’il haïsse.

FRANCILLON.

Ma foi, je ne veux plus essuyer son caprice,

Je me lasse de voir son ménage de chien,

Je me vais enrôler au premier jour.

VALENTIN.

Fort bien.

FRANCILLON.

Il semble né pour faire enrager fils et fille.

Mais qui peut donc avoir mis dans notre famille

Ce Père-là ?

VALENTIN.

Laissons votre Père en repos.

FRANCILLON.

Qu’il nous y laisse, nous.

VALENTIN.

Pour changer de propos,

Peut-on savoir de vous, si...

FRANCILLON.

J’ai fait votre affaire.

LÉANDRE.

Et de quand ?

FRANCILLON.

D’hier au soir.

LÉANDRE.

Et qu’a dit votre Père ?

FRANCILLON.

Ma foi, je ne sais pas, car j’allai me coucher.

Mais je ne pense pas qu’il ait dû se fâcher,

Trouvant ce qu’il cherchait.

VALENTIN.

Contez-nous cette histoire ?

FRANCILLON.

Hier au soir le sachant dans son Laboratoire,

J’y monte, et sur le feu j’y vois un des creusets,

Où d’ordinaire il fait ses plus hardis essais.

Il était plein d’argent, et de quelqu’autre chose

Dont d’instant en instant il redoublait la dose,

Je m’approche et je souffle. Ah ! le joli garçon,

Dit-il, nous en ferons quelque chose de bon.

Je faisais l’innocent, en songeant en moi-même

Comment je pourrais mettre à bout le stratagème.

VALENTIN.

Après.

FRANCILLON.

Ayant soufflé trois bons quarts d’heure et plus,

Mon Père las de voir ses efforts superflus,

Entre en son cabinet brusquement, sans rien dire,

Je l’entends parler seul, après je l’entends lire ;

Mais il lisait des mots que je serais dix ans

À retenir. Enfin, sans perdre plus de temps,

Je vous prends le creuset avecque des pincettes,

J’en renverse l’argent ; et puis ces choses faites,

J’y mets le lingot d’or en la place.

VALENTIN.

Fort bien,

Il fut fondu d’abord.

FRANCILLON.

Bon, presque en moins de rien.

Mon Père s’en revint murmurant en lui-même ;

Les yeux tout égarés, et le visage blême.

Il approche du feu.

VALENTIN.

Sut-il s’apercevoir ?...

FRANCILLON.

Ma foi, je lui donnai sur le champ le bonsoir

Et ne vis point la suite. Oh çà, mon cher Beau-frère,

J’ai bien eu de la peine.

LÉANDRE.

En voici le salaire,

Trois Louis, et dans peu je saurai vous prouver...

FRANCILLON.

Quand ils seront mangés, j’irai vous retrouver,

Il s’en va, et revient sur ses pas.

J’entends mon Précepteur.

LÉANDRE.

Quoi ! Monsieur Polycrasse ?

FRANCILLON.

Lui-même.

HORTENSE.

Juste Ciel ?

LÉANDRE.

Que faut-il que je fasse ?

VALENTIN, voulant rentrer dans la trappe.

Rentrons. Mais il nous voit.

 

 

Scène IV

 

LÉANDRE, HORTENSE, FRANCILLON, POLYCRASSE, VALENTIN, NÉRINE

 

POLYCRASSE.

Ici que faîtes-vous ?

Quoi, dans la bergerie on enferme les loups ?

LÉANDRE.

Monsieur, parlez plus bas.

POLYCRASSE.

Deux garçons et deux filles !

De quoi nous servent donc les portes et les grilles,

Si ces loups ravissants sont parmi nos troupeaux ?

VALENTIN.

Nous ne sommes point loups, nous femmes des agneaux.

Lui présentant une bourse.

Si notre toison d’or apaisait votre bile ?...

POLYCRASSE.

Oh ! que je ne suis pas un mortel si facile.

FRANCILLON.

Hé ! Domine.

POLYCRASSE.

Tace.

LÉANDRE.

Ne faites point de bruit.

POLYCRASSE.

Il faut que de ceci Folidor soit instruit.

Il m’a fait précepteur de toute la famille ;

Ainsi que sur le Fils, j’ai pouvoir sur la fille.

LÉANDRE.

Hortense, dès longtemps a mon cœur et ma foi ;

Et vous savez, Monsieur...

POLYCRASSE.

Et que m’importe à moi ?

NÉRINE.

Il faut que je m’en mêle... Oh, ça, cher Polycrasse.

POLYCRASSE, la rebutant.

Vade retrò.

NÉRINE.

Je vois qu’il faut que je l’embrasse.

POLYCRASSE.

Ah ! Crocodile !

NÉRINE, l’embrassant.

Au nom de notre passion...

POLYCRASSE.

Ouf ! je crains de tomber dans la tentation,

Allons vite avertir...

HORTENSE.

Ô Ciel ! j’entends mon Père,

Que vais-je devenir ?

VALENTIN.

Et nous, qu’allons nous faire ?

LÉANDRE.

Valentin, tire nous promptement d’embarras.

POLYCRASSE.

Oh ! je vais...

VALENTIN, le retenant et l’enfonçant dans la trappe avec Léandre et Francillon.

Oh parbleu, tu descendras là bas.

POLYCRASSE, tombant.

Au secours !

FRANCILLON, tombant.

Ah !

VALENTIN, à Léandre.

Sur vous refermez bien la trappe.

Mais moi, comment faut-il qu’à, présent je m’échappe ?

NÉRINE.

Cache-toi sous la table.

VALENTIN, se cachant sous la table.

Il est vrai, c’est bien dit.

HORTENSE.

Que fera-t-on, dis-moi, de ce Pédant maudit ?

NÉRINE.

Ils ont de quoi là-bas ; qu’ils le fassent bien boire

Il ne hait pas le vin à ce que je puis croire.

HORTENSE.

Tais-toi, mon Père vient.

NÉRINE.

Et votre mère aussi.

 

 

Scène V

 

FOLIDOR, ÉLISE, HORTENSE, NÉRINE, VALENTIN, sous la table

 

ÉLISE.

Ne puis-je donc savoir quel chagrin, quel souci

Vous vient de réveiller en sursaut ?

FOLIDOR.

Ah ! ma femme,

Je suis perdu.

ÉLISE.

Quel trouble agite donc votre âme ?

Pourquoi courir ainsi de la cave au grenier,

Du grenier à la cave ? Il faudra vous lier

Si cela continue, au moins daignez m’apprendre...

FOLIDOR, à Nérine.

Où donc est Francillon ? il m’a semblé l’entendre.

ÉLISE.

Mon Dieu, sans ce cher Fils tout vous est odieux !

Ce n’est que pour lui seul que vous avez des yeux ;

Aussi le gâtez-vous, car jamais à son âge

On ne vit un enfant d’un tel libertinage.

Votre exemple, après tout, lui fait avoir raison,

Il vous voit gouverner si bien votre maison !

FOLIDOR, à Nérine.

Faites-le-moi venir.

HORTENSE, bas.

Ah ! je tremble, Nérine.

FOLIDOR, à Hortense.

Et vous, retirez-vous, votre aspect me chagrine.

 

 

Scène VI

 

FOLIDOR, ÉLISE, VALENTIN, sous la table

 

ÉLISE.

Comme vous renvoyez votre Fille !

FOLIDOR.

Ma foi !

J’ai toujours fort douté quelle fût bien à moi ;

Et je crois que quelqu’un l’a changée en nourrice ;

Que cela soit ou non, je la hais.

ÉLISE.

Quel caprice !

FOLIDOR.

Laissons-là votre Fille, et ne songeons qu’à moi :

Je suis au désespoir.

ÉLISE.

Mais sachons donc pourquoi ?

Ne me direz-vous point l’aventure fatale...

FOLIDOR.

Je t’ai trouvée enfin, Pierre Philosophale !

Mais hélas, à quel prix !

ÉLISE.

Quoi ! vous avez trouvé ?...

FOLIDOR.

Oui, ma femme, à la fin l’œuvre s’est achevé ;

J’ai fait de l’or.

ÉLISE.

De l’or.

FOLIDOR.

Oui, j’en ai fait, vous dis-je.

ÉLISE.

Vous avez fait de l’or, et cela vous afflige ?

Quoi, c’est là le sujet qui vous rend si fâché ?

Vous qui cherchiez...

FOLIDOR.

J’ai fait un fort mauvais marché,

Sans le savoir pourtant.

ÉLISE.

Ne pouvez-vous me dire...

FOLIDOR.

Écoutez, puisqu’il faut enfin vous en instruire.

Hier au soir, ennuyé de souffler vainement,

Et de manquer toujours ce fortuné moment,

Ce degré de chaleur où par certain mélange,

Par certaine vertu l’argent en or se change :

C’est trop, dis-je, c’est trop me fatiguer en vain,

Employons un pouvoir au dessus de l’humain.

En colère je sorts de mon Laboratoire,

J’entre en mon cabinet, et j’aveins un Grimoire,

Que j’avais eu jadis d’un vieil Égyptien ;

Je le lis tout du long, sans y comprendre rien,

Tremblant à chaque mot que ma bouche prononce ;

Et l’ayant lu, je suis sans attendre réponse.

ÉLISE.

Hé bien ! de tout cela, quoi ? qu’est-il arrivé ?

FOLIDOR.

Je trouve à mon retour que l’œuvre est achevé.

Vos mouchettes d’argent que vous croyez perdues...

ÉLISE.

Hé bien ?

FOLIDOR.

Je les avais dans un creuset fondues,

Et j’ai trouvé cet or en la place. Tenez.

En lui montrant le lingot d’or.

N’est-ce pas là de l’or ? voyez, examinez.

ÉLISE, prenant le lingot d’or.

Oui, c’en est en effet. Que j’étais malheureuse,

De vous tant quereller !

FOLIDOR.

Cela vous rend joyeuse,

Dans le temps que je suis accablé de chagrin.

ÉLISE.

Nous allons marier votre Fille à la fin,

Dès aujourd’hui je vais faire avertir Léandre.

Depuis assez longtemps vous le faites attendre ;

Mais voici l’heureux jour...

FOLIDOR.

Pas tout-à-fait encor.

ÉLISE.

Que voulez-vous de plus ? vous avez fait de l’or ;

Et vous avez promis...

FOLIDOR.

D’accord ; mais le Grimoire

N’a-t-il rien fait, ma femme ?

ÉLISE.

Hé quoi, vous pouvez croire...

FOLIDOR.

Oui, je crois que cet or par le Diable est produit ;

Et pour vous dire tout, je l’ai vu cette nuit.

ÉLISE, riant.

Vous avez vu le Diable ? et qu’a-t-il pu vous dire ?

Que je sache...

FOLIDOR.

Oui, riez ; voilà bien de quoi rire.

ÉLISE.

Vous avez vu le Diable ?

FOLIDOR.

Oui, comme je vous voi.

ÉLISE.

Et dans quelle figure ?

FOLIDOR.

En homme, comme moi ;

Nais l’air d’un petit Maître, et rempli d’arrogance.

Il faisait le gros dos, et l’homme d’importance

Tout ce que tu voudras, en or sera changé,

Commande ; a t’obéir je me suis engagé,

M’a-t-il dit, de trésor je te ferai largesse :

Mais aussi souviens-toi de tenir ta promesse.

Dans un mois au plus tard je viendrai te chercher.

ÉLISE.

Ah ! que dites-vous-là ? Gardez de m’approcher.

Je ne veux plus vous voir.

FOLIDOR.

Ma femme !

ÉLISE.

Misérable,

Qu’avez-vous fait ?

FOLIDOR.

C’était...

ÉLISE.

Allez-vous-en au Diable.

FOLIDOR.

Quand j’ai lu ce Grimoire où je n’entendais rien,

C’était dans le dessein de m’acquérir du bien ;

Et je ne croyais pas au Diable rien promettre.

Un temps si court encor ! Quand je pourrais remettre,

Que pourrais-je espérer ?

ÉLISE, s’adoucissant.

Il faut prendre parti,

Et n’avoir pas du moins ici le démenti.

Puisqu’on vous a promis de l’or en abondance,

Souhaitez-en pour nous, nous prendrons patience ;

Il faut d’un mauvais pas se tirer comme on peut ;

Et que le Diable après...

FOLIDOR.

M’emporte s’il le veut,

N’est-ce pas ? Vous croyez qu’en mon état funeste

Je voudrais enrichir des gens que je déteste ?

Quoi, votre Fille et vous ?...

ÉLISE.

Autant qu’il vous plaira,

Haïssez-nous, le Diable au moins nous vengera.

FOLIDOR.

Hé ! de quel souvenir m’attristez-vous, ma femme

Hélas ! n’augmentez-point le trouble de mon âme.

Non, je ne vous hais point, pardonnez au transport...

ÉLISE.

Au transport de folie.

FOLIDOR.

Hé bien, j’en suis d’accord ;

Chacun a sa folie, et ma peur fait la mienne.

Je crains qu’en ce moment le Diable ne revienne.

Demeurez avec moi, vous pourrez l’amuser ;

On dit qu’avec le sexe il se plaît à jaser.

ÉLISE.

Peut-on être aussi fou ? Toute la nuit entière

Vous avez en dormant ronflé d’une manière

Que je n’ai pas clos l’œil, et si je n’ai rien vu,

C’est quelque songe affreux qui vous aura déçu.

FOLIDOR.

Quoi ! ce serait un songe ?

ÉLISE.

Oui, je vous en assure.

FOLIDOR.

Que je serais heureux ! Mais par quelle aventure

Aurais-je fait de l’or ? dites moi.

ÉLISE.

Par hasard.

N’aviez-vous pas espoir d’en faire tôt ou tard ?

FOLIDOR.

Oui, vous avez raison ; et c’est peut-être un songe,

Qui se mêlant d’abord au chagrin qui me ronge,

Aura dans mon esprit passé pour vérité.

 

 

Scène VII

 

FOLIDOR, ÉLISE, NÉRINE

 

NÉRINE.

Monsieur...

FOLIDOR.

Où Francillon s’était-il arrêté ?

NÉRINE.

Monsieur...

FOLIDOR.

Hé bien, Monsieur ?

NÉRINE.

Je ne trouve personne,

Ni Fils, ni précepteur.

FOLIDOR.

Ah ! que cela m’étonne !

Tirant ses clefs.

Voilà mes clefs, je sais que toute ma maison

Est doublement fermée ! Ah ! je perds la raison.

Je ne me connais plus, et je n’y vois plus goûte.

Le Diable les a pris pour les gages sans doute,

Polycrasse.

POLYCRASSE, de dessous la trappe.

Monsieur ?

FOLIDOR.

Je ne me trompais pas.

D’où me répondez-vous ?

POLYCRASSE.

On nous tient ici bas.

ÉLISE.

Je ne sais plus qu’en dire, et la chose est trop forte

Elle lui arrache ses clefs.

Donnez-moi promptement les clefs de notre porte.

Je veux sortir.

FOLIDOR.

Restez.

ÉLISE, fuyant.

J’ai trop de peur, je cours

Pour vous faire venir au plutôt du secours.

 

 

Scène VIII

 

FOLIDOR, VALENTIN, sortant de dessous la table pour rentrer dans la trappe

 

FOLIDOR.

Je sors aussi... Mais Ciel ? que vois-je sous la table ?

Ah ! me voilà perdu. Qu’est-ce là ?

VALENTIN, effrayé.

C’est le Diable.

FOLIDOR, effrayé.

Ah !

VALENTIN, se rassurant peu à peu.

Si tu fais du bruit je te tordrai le cou.

J’aurais pu me changer en Ours, en Loup-garou,

En Greffier, en Sergent, en bête plus vilaine.

Mais pour moins t’effrayer, j’ai pris figure humaine.

Tu t’étonnes de voir le Diable ainsi vêtu.

Cette nuit je te suis autrement apparu,

Beau diamant au doigt, pomme d’or à la canne,

L’air fier, j’étais alors Commis de la Douane :

Mais ayant par hasard trouvé dans mon chemin

Un laquais, qui lassé de son triste destin,

M’a dit qu’il se donnait à moi, si ma puissance

Le pouvait sur le champ tirer de l’indigence ;

Aussitôt j’ai troqué mon habit pour le sien ;

J’en ai fait un Commis, et l’ai changé si bien,

Que lui-même à présent a peine à se connaître.

FOLIDOR.

Hélas ! dans quelque état que vous puissiez paraître,

Sachant que c’est le Diable, en a-t-on moins de peur ?

VALENTIN.

Là, ne t’alarme point, dissipe ta frayeur ;

Je ne viens point encore pour prendre ta personne

Ce n’est que dans un mois.

FOLIDOR.

Au Diable l’on se donne

En lisant un Grimoire ?

VALENTIN.

Hé ! n’es-tu pas content ?

Je t’ai fait hier trouver ce que tu cherchais tant.

Tu n’as qu’à souhaiter.

FOLIDOR.

Je suis inconsolable.

Ayez pitié de moi.

VALENTIN.

Le Diable pitoyable ?

Tu te moques ; tes pleurs sont ici superflus.

FOLIDOR.

Et mon fils, mon cher fils ?

VALENTIN.

Tu ne le verras plus.

Car lorsque je serai contraint de te le rendre,

C’est dans ce même instant que je viendrai te prendre.

FOLIDOR.

Hé quoi ! tous mes efforts ne me servent de rien ?

Je ne me puis sauver ?

VALENTIN.

Il n’en est qu’un moyen.

FOLIDOR.

Quel est-il ? ah ! déjà l’espoir rentre en mon âme.

VALENTIN.

De me donner quelqu’autre en ta place.

FOLIDOR.

Ma femme.

Prenez, je vous la donne, et de grand cœur, ma foi.

VALENTIN.

Oh ! je n’en doute pas ; mais je n’en veux point, moi.

Des femmes j’en ai tant que je n’en sais que faire :

C’est de tous les maris le présent ordinaire.

Tu m’as donné la tienne un million de fois,

Je n’en ai point voulu.

FOLIDOR.

De qui donc faire choix ?

Si j’avais des parents encore ! mais ma famille

Consiste seulement en mon fils et ma fille.

VALENTIN.

Pour la fille, encor passe.

FOLIDOR.

Oui, mais...

VALENTIN.

Tu la hais fort,

Je le sais.

FOLIDOR.

Il est vrai, mais j’aurais un remord.

Donner ma fille au Diable ! Ah ! la chose est trop forte.

VALENTIN.

Fais comme tu voudras ; dans un mois je t’emporte.

FOLIDOR.

Si vous pouviez savoir le cruel embarras...

VALENTIN.

Pour t’en tirer, apprends ce que tu ne sais pas.

La fille en question n’est nullement ta fille,

Les Diables savent tout. Autrefois certain drille,

En contait à ta femme.

FOLIDOR.

Et c’est de leurs amours

Que cette fille vient ? je m’en doutai toujours.

Je cherchais la raison de ma haine implacable.

Puisqu’Hortense n’est point à moi, qu’elle aille au Diable,

Prenez-là, j’y consens. Mais parlons entre nous.

Alors que vous l’aurez, dites, qu’en ferez-vous ?

VALENTIN, embarrassé.

J’en ferai... Mais que sais-je ?... Une beauté brillante,

Qui ne trouvera point de cœur qu’elle n’enchante ;

J’en rendrai mille gens à la rage amoureux ;

Et comme elle n’aura que des rigueurs pour eux,

Ils se donneront tous au Diable pour lui plaire,

Et ce sont des Sujets qu’elle saura me faire.

FOLIDOR.

Vous la laisserez donc en pleine liberté ?

VALENTIN.

Assurément.

FOLIDOR.

Et moi, vous m’auriez emporté ?

VALENTIN.

Ça, concluons un peu ; crois-tu que cette Hortense

Consente à se donner à moi sans répugnance ?

FOLIDOR.

Vous connaissant pour Diable, elle n’en fera rien ;

Et vous croyant Laquais, c’est encor pis.

VALENTIN.

Hé bien

Je vais changer d’habit.

FOLIDOR.

Changez plutôt de mine ;

Car à voir vos yeux seuls, aisément on devine

Que vous êtes le Diable.

VALENTIN.

Ainsi, pour l’abuser,

Je vais en beau blondin me métamorphoser,

Elle avait un amant ?

FOLIDOR.

Oui, qu’on nommait Léandre.

VALENTIN.

J’en connais la figure, et je m’en vais la prendre.

FOLIDOR.

Ah ! pour ne vous point voir je détourne le yeux,

Et voudrais pour beaucoup être loin de ces lieux.

Dans le temps que Valentin s’enfonce dans la trappe, Léandre sort de dessous le Théâtre, et paraît à sa Place.

 

 

Scène IX

 

LÉANDRE, FOLIDOR

 

LÉANDRE.

Pourquoi ? ce changement est-il si formidable ?

FOLIDOR, effrayé.

Ah ! que vois-je ? où s’étend la puissance du Diable !

J’ai de la peine à croire encor ce que je vois.

Comment donc ? le visage, et la taille et la voix :

On dirait de Léandre.

LÉANDRE.

Avec cette figure

Pourrons-nous l’abuser ?

FOLIDOR.

Oh ! la chose est bien sûre.

LÉANDRE.

Qu’elle vienne au plutôt.

FOLIDOR.

Oui, mais auparavant

Je veux revoir mon fils ; vous trompez fort souvent,

Vous autres Diables.

LÉANDRE.

Non, ne crains rien.

FOLIDOR.

Oh ! de grâce,

Rendez-moi mon cher fils, et même Polycrasse.

LÉANDRE, à part.

Je crains malgré l’argent que je leur ai donné,

Que le vin qu’ils ont bu...

FOLIDOR.

Vous semblez étonné.

Qu’a-t-on fait de mon fils ! hélas ! que j’appréhende...

Comment ? ne pouvez-vous m’accorder ma demande ?

LÉANDRE.

Il faut te satisfaire. Esprits qui m’écoutez,

Qu’on relâche à l’instant ceux qu’on tient arrêtés.

 

 

Scène X

 

FOLIDOR, LÉANDRE, POLYCRASSE et FRANCILLON sortants de dessous le théâtre, ivres

 

FOLIDOR.

Ah ! voilà mon cher fils ! Viens-ça que je t’embrasse.

Et je revois aussi ce pauvre Polycrasse !

Ils ne me disent rien, et semblent endormis.

LÉANDRE.

C’est que du charme encore ils ne sont pas remis.

À part.

Qu’ils sont ivres !

FOLIDOR.

Enfin j’ai brisé votre chaîne.

LÉANDRE.

Finissons notre affaire.

FOLIDOR.

On a bien de la peine

Pour ravoir...

POLYCRASSE, ivre.

Facilis descensus Averni.

FOLIDOR.

Mon fils, reconnais-moi.

FRANCILLON, ivre.

Bonjour, vinum vini.

LÉANDRE, à part.

J’enrage, ils vont parler.

FOLIDOR.

Comment donc ? qu’est-ce à dire ?

FRANCILLON, ivre.

C’est-à-dire du vin.

FOLIDOR.

Du vin ?

POLYCRASSE, ivre.

Je sais l’instruire.

Avant qu’il soit dix ans j’en veux faire un Docteur.

FRANCILLON, ivre.

Non, non, je ne veux pas, je veux être souffleur.

Je ne souffle pas mal ; au moins.

FOLIDOR.

Il paraît ivre.

FRANCILLON, ivre.

La bouteille sera désormais mon seul livre.

Je ne veux point avoir un autre rudiment.

FOLIDOR.

Quels discours sont-ce-là ?

LÉANDRE.

C’est un enchantement.

FRANCILLON, ivre.

Oui, je suis enchanté. Votre vin, cher beau-frère,

Est un vin... Il en faut faire boire à mon père.

Retournons aux Enfers.

LÉANDRE, à part.

Ah ! me voilà perdu !

À Polycrasse.

Faites-le taire au moins ?

POLYCRASSE, ivre.

Oui, paix ; le voilà tu.

Et moi, je vais parler. Le vin...

LÉANDRE, à part.

Que va-t-il dire ?

POLYCRASSE, ivre.

Voilà la grande erreur.

LÉANDRE, à part.

Je souffre le martyre.

POLYCRASSE, ivre.

Quand on trouve du vin mauvais, on dit d’abord :

Voilà du vin du Diable.

FOLIDOR.

Hé bien !

POLYCRASSE, ivre.

On a grand tort.

Le vin du Diable est bon, n’est-il pas vrai ?

FRANCILLON, ivre.

Sans doute.

Allons-en boire encore, et que mon père en goûte.

FOLIDOR.

Resteront-ils longtemps dans cet égarement ?

LÉANDRE.

Je vais les en tirer dans ce même moment.

Le charme finira tout aussitôt qu’Hortense,

Livrée entre mes mains... La voici qui s’avance.

 

 

Scène XI

 

FOLIDOR, ÉLISE, LÉANDRE, HORTENSE, NÉRINE, POLYCRASSE et FRANCILLON, ivres

 

ÉLISE, à Hortense, bas.

Je suis assez instruite, et vais vous seconder.

À Folidor.

Et bien, vous aviez tort de vous intimider.

Votre fils retrouvé vous tire enfin de peine,

Mais Léandre en ces lieux ! quelle affaire l’amène !

FOLIDOR, à Élise.

Je lui donne ma fille.

À Hortense.

Oui, je veux aujourd’hui.

Après tant de refus que vous soyez à lui.

N’y consentez-vous pas ?

HORTENSE.

Si j’y consens, mon Père ?

Ah ! je ferai toujours ce qui pourra vous plaire.

ÉLISE.

Léandre, emmenez-la chez vous, et promptement,

De crainte qu’il ne change encor de sentiments.

FOLIDOR.

Je n’en changerai point, et consens qu’il l’emmène.

LÉANDRE, emmenant Hortense.

Monsieur, jusqu’au revoir.

FOLIDOR.

N’en prenez pas la peine.

 

 

Scène XII

 

FOLIDOR, ÉLISE, POLYCRASSE et FRANCILLON, ivres

 

ÉLISE.

Ça réjouissons-nous.

FOLIDOR.

Vous en avez sujet.

À qui croyez-vous donc donner ce cher objet,

Ce bel enfant, qui m’est venu de contrebande ?

ÉLISE.

A Léandre. Voyez la plaisante demande ?

FOLIDOR.

De joie en ce moment vos sens en sont ravis.

ÉLISE.

Sans doute.

FOLIDOR.

C’est donc là Léandre, à votre avis ?

ÉLISE.

Si ce n’est pas Léandre, il est en tout semblable.

Et qui serait-ce donc, s’il vous plaît ?

FOLIDOR.

C’est le Diable,

Qui sans ce beau présent m’aurait rompu le cou.

ÉLISE.

Par ma foi, mon Mari, vous êtes un grand fou.

 

 

Scène XIII

 

FOLIDOR, ÉLISE, VALENTIN, POLYCRASSE et FRANCILLON, ivres, NÉRINE, MUSICIENS, MUSICIENNES

 

VALENTIN.

Place, place, Messieurs ; voici de la Musique

Que le Diable conduit.

FOLIDOR.

Du moins que l’on m’explique...

UNE MUSICIENNE chante.

Tu crois au Diable abandonner Hortense,

Elle se voit dans les bras de l’Amour.

De son Amant tu trompais l’espérance ;

Mais il a su tromper ta vigilance.

Chacun à son tour.

DEUXIÈME MUSICIENNE.

Pour obtenir la main de sa Maîtresse,

Léandre fait le Diable dans ce jour ;

Et dès demain, pour prix de sa tendresse,

Elle fera peut-être la Diablesse.

Chacun à son tour.

FOLIDOR.

Comment donc, s’il vous plaît ? Que veut dire ceci ?

Laissez-là vos chansons ! je veux être éclairci.

ÉLISE.

Quel éclaircissement vous faut-il davantage ?

Vous êtes pris pour dupe.

FOLIDOR.

Oh ! qu’entends-je ? j’enrage.

Comment donc, malheureux, vous osez me duper ?

VALENTIN.

Monsieur, je vous trompais, je viens vous détromper,

Je ne suis point le Diable.

FOLIDOR.

Et quel es-tu donc traître ?

VALENTIN.

Mon nom est Valentin, et Léandre est mon Maître.

Sachant que vous vouliez trouver absolument,

Ce que tant d’autres fous ont cherché vainement

J’ai voulu là-dessus contenter votre envie ;

Et ce que n avaient pu vos secrets de chimie ?

Votre fils Francillon l’a fait par mon moyen.

J’ai mis entre ses mains un lingot d’or.

FOLIDOR.

Hé bien ?

FRANCILLON, ivre.

Hé bien, je l’ai jeté dans le creuset mon père.

FOLIDOR.

Comment, coquin, c’est toi ?...

FRANCILLON, ivre.

Tout doux point de colère.

FOLIDOR.

Puis-je croire...

FRANCILLON, ivre.

Croyez que je ne vous mens pas.

POLYCRASSE, ivre.

L’Enfant dit vrai, Monsieur, in vino veritas.

Mais il faut châtier le vin dans la jeunesse.

FRANCILLON, ivre.

Me châtier !

FOLIDOR, à Polycrasse.

Et vous, avec votre sagesse,

Avec votre air cagot, vos discours de Pédant...

FRANCILLON, ivre.

Il faudrait lui donner le fouet.

POLYCRASSE, ivre.

Impertinent !

FRANCILLON, ivre.

Vous êtes un ivrogne.

FOLIDOR.

Ah ! je me désespère.

Se peut-il ?... Mais j’ai tort de me mettre en colère,

Personne n’a jamais au monde eu tant de peur.

Mais puisque je me vois remis de ma frayeur,

Je vous pardonne à tous, et ne veux de ma vie

Ni souffler, ni chercher de secrets de chimie.

Mais que je sache au moins comment dans ma maison...

VALENTIN.

Suffit. De tout cela nous vous rendrons raison.

Nous en ferons tantôt l’entretien de la table,

À présent achevons la musique du Diable.

 

 

Divertissement en Musique

 

PREMIER MUSICIEN.

L’Honneur, l’Argent, l’Amour,

Sont trois Diables

Impitoyables,

Qui se combattent tour à tour.

La Place d’Armes

Est un jeune cœur,

Que défend le Diable d’Honneur.

Le Diable d’Amour par ses charmes,

Par ses larmes,

Cherche à s’en rendre vainqueur,

Avec ses flèches

Il fait des brèches :

Mais le Diable d’Argent d’un plein faut

Monte à l’assaut.

FRANCILLON, ivre.

Du vin de mon Beau-frère

Je boirais soir et matin.

Plus de Despautère,

De Rudiment, de Grammaire,

Du vin.

PREMIER MUSICIEN.

Une femme toujours égale,

Des Amants heureux et discrets ;

C’est la Pierre Philosophale,

Qu’on ne trouvera jamais.

DEUXIÈME MUSICIEN.

Un Gascon qui souvent régale,

Un Normand qui hait le Procès,

C’est la Pierre Philosophale,

Qu’on ne trouvera jamais.

PREMIER MUSICIEN.

Ah ! que l’Hymen est agréable

Pour un jour ;

Tout y plaît, tout en est aimable,

C’est l’Amour,

Le lendemain n’est pas semblable.

Dans une nuit

Tout est détruit.

Le Soleil luit,

L’Amour s’enfuit,

C’est le Diable.

VALENTIN.

Ah ! que le Parterre est aimable,

Dans ce jour !

Son bon goût nous est favorable,

C’est l’Amour.

Quand une Pièce est détestable,

Quelle rumeur !

Quelle fureur

Contre l’Acteur,

Contre l’Auteur !

C’est le Diable. 

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