Un Ange (Alfred CAPUS)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois sur le théâtre des Variétés, le 14 décembre 1909.

 

Personnages

 

SAINTFOL, 32 ans

LEBELLOY, 32 ans

LÉOPOLD, 42 ans

BARON DE SAUTERRE, 50 ans

LAMBRÈDE, 35 ans

SIVOIR

DE PRANGIS

GRANSON

D’INGRAND

ÉMILE, 50 ans

ANTOINETTE, 24 ans

MADAME RAMIER, 50 ans

EDMÉE, 23 ans

BERTHE, 18 ans

MADAME DE PRANGIS, 28 ans

MADAME GRANSON, 30 ans

ROSALIE

 

Acte premier, à Bégude, près de Nantes. Acte II, à Paris. Acte III, au château de Saintfol.

 

 

ACTE I

 

La terrasse du casino de Bégude. Décor fermé. La balustrade de la terrasse est au fond à gauche. À droite, la salle des petits chevaux. Au fond, face au public, la salle de baccara qui doit être très visible quand on ouvre la porte. Au lever du rideau, Lambrède est au centre d’un groupe composé de deux dames, madame de Prangis et madame Granson, et de trois messieurs, monsieur de Prangis, monsieur Granson et le jeune d’Ingrand. À droite, le baron de Sauterre est assis avec sa fille et Edmée. Il fume une cigarette pendant que les deux dames travaillent.

 

 

Scène première

 

LAMBRÈDE, MADAME DE PRANGIS, MADAME GRANSON, DE PRANGIS, GRANSON, D’INGRAND, LE BARON DE SAUTERRE, BERTHE, EDMÉE

 

UN DES JEUNES GENS, à Lambrède.

Aurons-nous un banquier un peu sérieux, cet après-midi, Lambrède ?

LAMBRÈDE.

Oui, monsieur ; oui, madame. Nous aurons Sivoir, le marchand de comestibles de Paris, qui est arrivé hier soir sur notre petite plage... Une petite plage de famille, mais qui commence à faire parler d’elle, comme vous voyez.

MADAME DE PRANGIS.

Il y a de quoi, la vie y est plus chère qu’à Trouville.

LAMBRÈDE.

Parce qu’il faut tout aller chercher à Nantes qui est à une douzaine de lieues. Mais, dans trois ou quatre ans, on vivra ici pour le même prix qu’à Paris.

MADAME DE PRANGIS.

C’est tout ce qu’on peut demander à une ville d’eaux.

LAMBRÈDE.

En tout cas, ce que vous ne pouvez pas nier, c’est que nous faisons l’impossible pour vous satisfaire, le conseil municipal de Bégude et moi. Nous vous donnons un climat excellent.

D’INGRAND.

Pour ce que ça vous coûte !

LAMBRÈDE.

Un casino admirablement aménagé. Notre société est une société d’élite.

MADAME GRANSON.

Évidemment, évidemment.

LAMBRÈDE.

Les femmes seules y sont rares et, quant aux femmes qui arrivent seules et qui s’en retournent avec quelqu’un, elles sont encore plus rares.

TROISIÈME JEUNE HOMME.

C’est même une lacune, ça.

LAMBRÈDE.

Nous la comblerons, donnez-nous le temps.

MADAME DE PRANGIS, désignait le baron et sa fille.

Faites attention, il y a une jeune fille.

LE BARON, regardant Lambrède qui s’est détaché un peu du groupe.

Lambrède ?

LAMBRÈDE, s’avançant.

Monsieur le baron ?

LE BARON.

Ces messieurs et vous me semblez partis pour une conversation plutôt légère. Vous seriez bien aimable de parler un peu plus bas. Ce n’est pas que ma fille comprenne...

BERTHE.

Mais si, papa, je comprends.

LE BARON.

Alors, raison de plus.

LAMBRÈDE.

Soyez tranquille, monsieur le baron. D’ailleurs, madame de Prangis vient d’en faire l’observation... et je vais moi-même...

MADAME DE PRANGIS, à Lambrède qui retient, à mi-voix.

C’est le baron de Sauterre, n’est-ce pas ?

LAMBRÈDE, même jeu.

Un des grands propriétaires de la région... Il est avec mademoiselle de Sauterre, sa fille. Ils sont arrivés depuis quelques jours, avec monsieur de Saintfol qui est également un des grands propriétaires du pays... Quand je vous disais que nous avions ici une société d’élite.

DEUXIÈME JEUNE HOMME, plus haut.

À propos de monsieur de Saintfol, on n’a pas encore vu l’aimable madame Lebelloy...

LE BARON, qui a entendu, agacé, à sa fille.

Viens, Berthe, retirons-nous.

BERTHE.

À quoi bon ? Si tu crois que je n’ai pas remarqué que monsieur de Saintfol fait la cour à cette femme et d’une façon indécente...

LE BARON.

Voyons, Berthe...

BERTHE.

Demande à Edmée...

À Edmée qui est à une table voisine et feuillette une revue.

N’est-ce pas ?

EDMÉE, rapprochant légèrement sa chaise.

Ma chère Berthe, je suis à Bégude depuis six semaines, j’ai fait la connaissance de madame Lebelloy, qui est une charmante jeune femme, et de son mari, qui est un homme tout à fait distingué, et je puis vous assurer que vous faites erreur...

BERTHE.

Et moi, je vous assure que monsieur de Saintfol, qui n’est ici que depuis huit jours, s’est plus lié en huit jours avec cette dame que vous en six semaines. Cela m’est d’ailleurs complètement indifférent.

EDMÉE, souriant.

Oh !

BERTHE, à son père.

Et j’aime mieux t’en prévenir tout de suite : je n’épouserai jamais monsieur de Saintfol.

Elle se lève.

Allons-nous-en.

À Edmée.

Si vous le voyez, par hasard, soyez assez aimable pour lui dire que nous sommes aux petits chevaux, mais qu’il ne se croie pas obligé de venir nous rejoindre.

EDMÉE, riant.

Je ferai votre commission, ma chérie, je vous le promets.

Sortent Berthe et le baron.

LAMBRÈDE, aux jeunes gens.

Ne vous éloignez pas trop, messieurs, mesdames... La partie commencera à cinq heures très précises...

MADAME DE PRANGIS.

N’ayez pas peur, monsieur Lambrède... Vous aurez vos victimes ordinaires...

LAMBRÈDE, les accompagnant vers le fond.

Vous allez tous vous refaire avec Sivoir... j’en suis sûr.

Revenant à Edmée qui est restée assise à droite.

Et vous, madame, aurons-nous l’honneur de vous voir aujourd’hui à notre petit jeu ?

EDMÉE.

Merci de cette invitation, cher monsieur Lambrède... Mais je ne suis pas aussi joueuse que ces dames... Et, en particulier, que mon amie madame Lebelloy.

LAMBRÈDE.

Le fait est qu’elle est intrépide. Cette nuit elle a fait le dernier banco de la soirée. Son mari, qui a horreur du jeu, l’avait envoyé chercher à dix heures dû soir. Elle a répondu : « J’arrive à l’instant », et elle est restée jusqu’à une heure du matin... Dans un quart d’heure elle sera aux petits chevaux, en attendant le baccara, et cinq minutes après nous apercevrons monsieur de Saintfol...

Apparaît au fond de Saintfol qui regardé par-dessus la balustrade.

Tiens !... aujourd’hui, c’est monsieur de Saintfol qui est là le premier.

 

 

Scène II

 

SAINTFOL, LAMBRÈDE, EDMÉE, puis ANTOINETTE

 

SAINTFOL, à Lambrède, qui s’est avancé au devant de lui.

Bonjour, Lambrède. Est-ce que vous n’auriez pas aperçu par hasard... ?

LAMBRÈDE.

Non, monsieur de Saintfol, pas encore. Mais elle ne tardera pas...

SAINTFOL.

De qui croyez-vous donc que je parle ?

LAMBRÈDE.

De madame Lebelloy.

SAINTFOL.

C’est vrai. Mais rien ne vous autorisait à le deviner. Je vous trouve indiscret, Lambrède, pour ne pas dire impertinent.

LAMBRÈDE.

Il est de mon devoir de directeur de casino d’être au courant des sympathies qui naissent entre mes clients et mes clientes, et même de les favoriser dans une certaine mesure.

SAINTFOL, tirant un carnet de sa poche.

Alors, vous allez me donner un petit renseignement...

Apercevant Edmée.

Ah ! chère cousine, comment vous portez-vous ?

EDMÉE.

Très bien, je vous remercie.

SAINTFOL, montrant le carnet.

Est-ce que ce gentil petit carnet n’appartient pas à madame Lebelloy ?

EDMÉE, le prenant.

Oui... je le reconnais.

LAMBRÈDE.

C’est son carnet de jeu... c’est là qu’elle marque les coups gagnés par le banquier ou par les pontes...

SAINTFOL.

Elle l’a laissé à sa place hier soir en s’en allant.

EDMÉE.

Et vous vous en êtes emparé.

SAINTFOL.

Pour le lui rendre, bien entendu.

EDMÉE.

Et avoir ainsi un sujet de conversation.

SAINTFOL.

Ça donnera ce que ça donnera.

EDMÉE.

Pas grand’chose.

SAINTFOL.

Nous verrons.

EDMÉE, qui a machinalement ouvert le carnet.

Tiens !

SAINTFOL, d’un air fat.

Oui.

EDMÉE.

Votre portrait !...

SAINTFOL.

Parfaitement.

EDMÉE.

Quand je dis votre portrait, c’est plutôt une charge...

SAINTFOL.

Elle est ressemblante.

EDMÉE.

Un peu flattée... Je ne lui savais pas ce talent-là, à madame Lebelloy... Vous êtes content ?

SAINTFOL.

Ravi.

EDMÉE.

Et vous en concluez qu’elle ne pense qu’à vous ?

SAINTFOL.

Non, mais elle était bien obligée de penser à moi en faisant ma caricature.

EDMÉE, apercevant Antoinette.

La voici. Rendez-lui son carnet et tâchez d’être convenable...

 

 

Scène III

 

SAINTFOL, LAMBRÈDE, EDMÉE, ANTOINETTE

 

ANTOINETTE, à Edmée.

Chère amie.

Elle lui serre la main.

EDMÉE, montrant Saintfol.

Mon cousin, monsieur de Saintfol, grille du désir de vous restituer lui-même cet objet que vous avez, paraît-il, égaré hier soir.

ANTOINETTE.

Oui... en effet...

Le prenant des mains de Saintfol.

Je vous remercie, monsieur, j’y tenais beaucoup.

SAINTFOL.

Alors, je suis d’autant plus heureux.

ANTOINETTE, souriant.

Je me rappelle même que, pendant que vous aviez la banque, j’ai risqué un petit portrait de vous. C’est une munie que j’ai. Elle ne vous a pas porté malheur, car vous avez passé cinq fois de suite... Sans reproche.

Déchirant la page.

Permettez-moi de vous l’offrir. Je ne voudrais pas que vous puissiez croire que j’ai fait ce dessin dans une intention malveillante...

SAINTFOL, avec fatuité.

Non... non... je ne le crois pas.

ANTOINETTE, le regardant.

Ou que je l’ai fait dans une intention trop bienveillante, ce qui serait encore plus loin de ma pensée...

Elle le salue. À Edmée.

Vous verra-t-on tout à l’heure, chère amie ?

EDMÉE.

Certes, oui...

ANTOINETTE, à Saintfol.

Monsieur...

SAINTFOL.

Madame...

LAMBRÈDE, à Antoinette.

Nous aurons Sivoir... Je vous garde votre place habituelle ?

ANTOINETTE.

Je vous en prie.

Elle sort.

LAMBRÈDE, à Saintfol.

Et vous, je vous conserverai la place à côté de madame Lebelloy.

SAINTFOL.

Merci, Lambrède.

Sort Lambrède.

 

 

Scène IV

 

SAINTFOL, EDMÉE

 

EDMÉE.

Vous voyez ? Ça n’a pas donné grand’chose, votre moyen !

SAINTFOL.

Vous vous moquez de moi, ce n’est pas gentil. Vous êtes ma cousine, vous êtes veuve, vous n’avez rien à faire, vous devriez être avec moi dans cette histoire-là. Et je suis sûr que vous me desservez.

EDMÉE.

C’est dans votre intérêt, cher cousin. Je connais madame Lebelloy, je l’ai observée, nous sommes presque des amies, ce n’est pas du tout votre affaire...

SAINTFOL.

Pardon...

EDMÉE.

Vous êtes un gros garçon sentimental et vigoureux, ce qui est un très joli mélange, un bon gentilhomme campagnard de l’ancienne école... Je vous aperçois souvent dans vos vignes, avec le veston de velours, les grandes bottes, le chapeau de feutre... Vous avez le teint animé, les oreilles rouges, vous êtes superbe. De temps en temps vous allez à la ville voisine ou à Paris, vous y restez quelques jours et vous vous figurez que vous avez fait la noce... C’est très bien ! c’est très bien ! Vous êtes dans la tradition. Il faut y rester, cher cousin. Et, aujourd’hui que vous avez dépassé la trentaine, il faut épouser une fille dans le genre de Berthe, qui a du goût pour vous, qui est bien portante et qui vous rendra aussi heureux que vous pouvez l’être.

SAINTFOL.

Mais je l’épouserai, je vous le promets... Seulement, je ne peux pas l’épouser tout de suite, c’est impossible. Ce ne serait pas loyal de ma part. Je suis emballé et amoureux, sincèrement, à fond, et pour la première fois... Quand je vous ai fait la cour à vous, aussitôt après votre mariage...

EDMÉE.

Vous m’avez fait la cour, à moi ?

SAINTFOL.

Vous ne vous rappelez pas ?

EDMÉE.

Bien vaguement.

SAINTFOL.

Vous m’avez repoussé et vous avez bien fait. Car je me rends compte maintenant que je ne vous aimais pas, ou du moins que je ne vous aimais pas comme vous méritiez d’être aimée... Vous, vous êtes une femme simple et nette, et claire comme un beau jour... Vous êtes la grâce et la tendresse... Vous seriez l’amie rêvée pour un homme malheureux et qui aurait été trahi par une autre femme.

EDMÉE.

Merci bien !

SAINTFOL.

Mais oui, cousine, il y a des femmes qui sont chargées de nous réconcilier avec la vie quand nous en sommes dégoûtés... Et d’autres qui sont chargées de nous apprendre la vie quand nous ne la connaissons pas. Eh bien, moi, je ne veux pas me faire plus malin que je ne suis... Je ne la connais pas, la vie... Ce n’est pas on me promenant dans mes vignes la pipe à la bouche que j’aurais pu l’apprendre... Alors, j’ai absolument besoin de quoiqu’un qui veuille bien s’en charger. Je me marierai après.

EDMÉE.

Et vous comptez sur madame Lebelloy ?

SAINTFOL.

J’y compte beaucoup.

EDMÉE.

Mon pauvre ami, madame Lebelloy est une femme aussi simple et aussi naturelle que moi : elle ne vous apprendra rien du tout.

SAINTFOL.

Vous ne la connaissez pas. Madame Lebelloy est une femme mystérieuse et énigmatique.

EDMÉE.

Énigmatique ?

SAINTFOL.

Parfaitement.

EDMÉE.

Et à quoi voyez-vous ça ?

SAINTFOL.

À sa façon de vous regarder.

EDMÉE.

Et comment vous regarde-t-elle ?

SAINTFOL.

Fixement, comme ça. Alors, on est content. On pense : « Elle m’a distingué. » Et puis, tout à coup, on s’aperçoit que ce n’est pas vous qu’elle regarde... On s’aperçoit qu’elle ne regarde rien. C’est délicieux.

EDMÉE.

C’est idiot, ce que vous dites là.

SAINTFOL.

Je n’ai pus la prétention d’être spirituel,

EDMÉE.

Madame Lebelloy adore son mari... Jamais elle ne le trompera avec vous.

SAINTFOL.

Elle vous l’a dit ?

EDMÉE.

Elle ne me l’a même pas dit... D’ailleurs, tenez, regardez-le, son mari... Il est charmant, il est bien mieux que vous... Épousez mademoiselle de Sauterre, mon cher cousin... je vous conseille même de vous dépêcher, vous n’avez que le temps.

Entre Lebelloy.

 

 

Scène V

 

SAINTFOL, EDMÉE, LEBELLOY

 

LEBELLOY.

Mes hommages, chère madame... Cher monsieur...

SAINTFOL.

Cher monsieur...

Les deux hommes se serrent la main assez froidement.

LEBELLOY, à Edmée.

Vous n’avez pas vu ma femme ?

EDMÉE.

Si ! si ! Elle est aux petits chevaux... Je vais moi-même y faire un tour.

LEBELLOY.

Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas joué aux petits chevaux... Il y avait longtemps.

EDMÉE.

Voulez-vous que je la prévienne que vous êtes là... ?

LEBELLOY.

Je vous en prie... Et que je l’attends... avec sa mère... pour ce qu’elle sait. Vous serez bien aimable de lui dire aussi que notre ami Léopold est arrivé, il y a un quart d’heure, de Paris.

EDMÉE.

Votre ami Léopold... C’est entendu.

LEBELLOY.

Excusez-moi de vous charger de toutes ces commissions.

EDMÉE.

Je suis enchantée, au contraire.

LEBELLOY.

Vous êtes si aimable, si simplement aimable, qu’on trouve tout naturel d’abuser de vous.

EDMÉE.

Abusez, abusez... Ça me fait une distraction. J’ai l’air d’être mêlée à des intrigues : c’est très agréable.

LEBELLOY.

C’est-à-dire que vous êtes exquise... Vous êtes une vraie femme, ce qui devient de plus en plus rare.

SAINTFOL.

C’est ce que je disais à ma cousine il y a trois minutes. Je suis heureux, monsieur, d’être de votre avis.

LEBELLOY, froidement.

Et moi du vôtre, monsieur.

EDMÉE.

Et moi, j’aurais mauvaise grâce à ne pas être de votre avis à tous les deux.

À Lebelloy, lui tendant la main.

À tantôt, cher monsieur.

LEBELLOY.

J’espère avoir le plaisir de vous rencontrer sur la plage.

EDMÉE.

Je crois bien...

SAINTFOL, à Lebelloy.

Monsieur...

LEBELLOY, froidement.

Monsieur...

Il s’éloigne.

SAINTFOL, en sortant, à Edmée, à mi-voix.

Dites donc, mais il me semble qu’il est bien galant, monsieur Lebelloy ?

EDMÉE, riant.

Allons ! Venez me faire une scène de jalousie.

SAINTFOL, même jeu.

Moi, à votre place...

Il désigne Lebelloy.

EDMÉE, même jeu.

N’y comptez pas, mon ami, n’y comptez pas...

Elle l’entraîne. Ils sortent.

 

 

Scène VI

 

LEBELLOY, seul, puis MADAME RAMIER et LÉOPOLD

 

LEBELLOY regarde sa montre, puis va à la rencontre de madame Ramier et de Léopold.

Oh ! ne cherchez pas... je suis tout seul... Elle est aux petits chevaux... Elle est allée s’enfermer par un temps pareil !...

MADAME RAMIER.

Ne la grondez donc pas constamment pour une petite manie, en somme inoffensive.

LEBELLOY.

Inoffensive !

À Léopold.

Savez-vous ce qu’Antoinette a perdu depuis un mois avec cette petite manie ?

LÉOPOLD.

Non, je descends du train... Je ne peux pas encore savoir.

MADAME RAMIER.

Quelques louis... Elle me l’a avoué.

LEBELLOY.

Quelques louis... !

À Léopold.

Cent cinquante louis, mon bon, trois mille francs !

LÉOPOLD.

C’est gentil, c’est très gentil !

LEBELLOY, à madame Ramier.

Qu’en dites-vous ?

MADAME RAMIER.

Je dis qu’il aurait mieux valu qu’elle les gagnât, mais vous êtes au-dessus de trois mille francs.

LEBELLOY.

Évidemment. La somme en soi-même n’a pas d’importance. Je la perdrais dans la rue, qu’au bout d’un an et un jour, je n’y penserais même plus... Dieu merci ! je ne suis pas avare...

Regardant Léopold qui a pris un air grave.

Je suis avare ?

LÉOPOLD.

Non, vous n’êtes pas gaspilleur, voilà tout, et vous ne donnez pas votre argent à tort et à travers, ce qui est d’ailleurs une habitude qui se perd de plus en plus.

LEBELLOY.

Et qui, peut-être, n’a jamais existé.

LÉOPOLD.

Il y a encore cette considération.

LEBELLOY.

C’est pourquoi je ne vois pas, jusqu’à nouvel ordre, la nécessité de me ruiner. Je ne connais pas de spectacle plus mélancolique que celui d’un homme ruiné ; et quand, par hasard, j’en rencontre un, si mon premier mouvement est de le plaindre, mon second...

LÉOPOLD.

...Est de le fuir.

LEBELLOY.

Parfaitement, Mais de toutes les façons de perdre son argent, je n’en connais pas de plus naïve, de plus bête, de plus prodigieusement bête que le jeu. Je suis arrivé à trente-deux ans sans toucher une carte, sans savoir ce que c’est que le baccara et la question du tirage à cinq.

LÉOPOLD.

On ne doit pas tirer à cinq.

LEBELLOY.

C’est possible, mais ça m’est égal.

LÉOPOLD.

Je vous le dis, pour le cas où vous seriez obligé un jour d’exprimer votre opinion.

LEBELLOY, à madame Ramier.

Alors, n’est-ce pas ? quand j’ai vu la passion du jeu se développer si brusquement chez Antoinette, je ne vous cache pas que j’ai été épouvanté...

À Léopold.

Figurez-vous qu’elle m’a demandé de la conduire cet hiver à Monte-Carlo !... Jamais de la vie, par exemple, qu’elle n’y compte pas ! Mais où a-t-elle pris ce vice ? C’est inconcevable !

À madame Ramier.

Dites-mol ? étant jeune fille, rien ne vous faisait prévoir qu’elle deviendrait joueuse ?

MADAME RAMIER.

Absolument rien. Elle tient peut-être cela de son père qui était un joueur incorrigible.

LEBELLOY.

Son père était un joueur incorrigible ! Et vous ne me l’avez pas dit ?

MADAME RAMIER.

À quoi bon !... Pouvais-je prévoir !... Oui... oui... il était terrible... Il avait perdu à peu près toute sa fortune à la roulette et au baccara, et il nous aurait certainement laissées sans un sou, sa fille et moi, s’il n’était pas mort presque subitement. Mais, à part ce détail, c’était un homme admirable, qui ne m’a jamais causé un chagrin. Léopold l’a connu...

LÉOPOLD.

Il était exquis.

MADAME RAMIER.

La dernière parole qu’il ait pu me dire a été celle-ci : « Il vaut mieux que je m’en aille, j’aurais perdu le reste. »

LEBELLOY.

N’importe ! Si j’avais pu soupçonner ce qui se passe, je n’aurais jamais épousé Antoinette, je vous en donne ma parole, malgré mon amour pour elle... J’aurais souffert, car elle était délicieuse... C’était la jeune fille dans toute sa grâce, la jeune fille d’un roman d’autrefois...

LÉOPOLD.

Oui... oui... c’est vrai...

LEBELLOY, à Léopold.

N’est-ce pas ? Impossible de lire derrière ce front, derrière ces yeux, d’autres pensées que les plus pures, les plus délicates... n’est-ce pas !

LÉOPOLD, ému.

Oui... oui... Oh ! impossible ! impossible !

LEBELLOY.

Je l’épouse donc et je me crois le plus heureux des hommes... Je me crois à l’abri de toutes les aventures, dans l’ordre, dans la famille, dans la quiétude, comme il convient à la profession que je dois exercer bientôt. Car enfin, il ne faut pas l’oublier, je dois succéder prochainement à mon père, qui va se retirer des affaires, et me laisser sa charge... Je vais donc être un de ces jours huissier, huissier près la cour de Paris.

MADAME RAMIER.

C’est magnifique !

LEBELLOY.

Certes oui... Mais vous devez comprendre aussi que la femme d’un huissier ne peut être une personne légère, coquette, superficielle et joueuse...

MADAME RAMIER.

Pardon ! pardon ! Antoinette est peut-être joueuse... Mais elle n’est ni coquette, ni légère, ni...

LEBELLOY.

Permettez, à votre tour... Il y a ici une espèce de gentilhomme du pays, un monsieur de Saintfol, qui est constamment sur ses talons... Vous verrez ça, Léopold.

MADAME RAMIER.

Ce n’est pas de sa faute. On peut faire la conquête d’un monsieur le plus innocemment du monde.

LEBELLOY.

N’empêche qu’avec ses façons, ses toilettes, cette allure nouvelle qu’elle a depuis notre mariage, avec cet extraordinaire changement qui s’est fait en elle depuis un an, à notre arrivée ici, personne ne voulait croire qu’elle était ma femme légitime...

À Léopold.

Oui, mon cher, on la prenait pour ma maîtresse...

À madame Ramier.

Et alors, vous, sa mère, je me demande pour qui on vous prenait ?...

MADAME RAMIER.

L’important, mon gendre, c’est que cette erreur n’ait pas duré. Aujourd’hui, Antoinette est liée avec la meilleure société de la plage et elle plaît à tout le monde. Car, vous pouvez dire de votre femme tout ce que vous voudrez... Elle a ses défauts, comme chacun de nous... Elle est un peu joueuse... elle a perdu trois mille francs, et elle a eu tort... Elle est d’un caractère indépendant et elle a parfois une allure un peu libre, je ne dis pas le contraire... Elle ne vous obéit pas toujours, ni à moi non plus, c’est encore vrai... elle aime la toilette, elle est assez gaspilleuse, et parfois elle me déconcerte moi-même par l’incohérence de sa conduite. Mais c’est une honnête femme, dans la plus complète acception du mot... et, de ce côté-là, vous n’avez rien à craindre, Antoinette est un ange !

LEBELLOY.

C’est un ange, mais elle nous fait attendre depuis plus d’une heure... C’est inconvenant !... Je ne veux pas aller la chercher, j’ai horreur de ces endroits-là, et puis, en la voyant en train de jouer, je ne suis pas assez sûr de rester maître de moi.

LÉOPOLD.

Désirez-vous que j’y aille ?

LEBELLOY.

Oui, je vous en prie... Rappelez-lui que nous avons projeté une excursion dans la forêt de Penhoët et qu’il est l’heure... La voiture est prête.

LÉOPOLD.

Où est-ce, les petits chevaux ?

LEBELLOY, désignant la droite.

Tenez, par là...

LÉOPOLD.

Je vous la ramène, cher ami, ne vous fâchez pas.

Il va vers la droite.

 

 

Scène VII

 

LEBELLOY, MADAME RAMIER

 

LEBELLOY.

Savez-vous ce qui m’exaspère le plus ? C’est que, par la faute d’Antoinette, mon caractère à moi est en train de changer complètement... Je me sens devenir hargneux et rabâcheur... Quelqu’un qui m’aurait entendu tout à l’heure et qui ne me connaîtrait pas pourrait croire que je suis un mari tyrannique...

MADAME RAMIER.

Mais non, mais non...

LEBELLOY.

Tandis que je prétends qu’il n’y a pas de meilleur mari que moi.

MADAME RAMIER.

Il y avait le mien...

LEBELLOY.

J’adore ma femme.

MADAME RAMIER.

Elle vous le rend, mon ami, elle vous le rend. C’est un malentendu insignifiant qu’il y a entre vous...

Voyant entrer Léopold.

Tenez, la voici, embrassez-la et n’en parlons plus.

LEBELLOY.

Eh ! je ne demande pas mieux.

Entre Léopold.

 

 

Scène VIII

 

LEBELLOY, MADAME RAMIER, LÉOPOLD

 

LEBELLOY.

Eh bien ! Où est Antoinette ?... Vous ne l’avez pas vue ?

LÉOPOLD.

Si ! si ! Elle a une série... elle est en pleine veine. Elle arrive à l’instant.

LEBELLOY, furieux.

Allons bon ! toujours la même réponse !... Mais, cette fois-ci, en voilà assez... Et je vais...

MADAME RAMIER.

Calmez-vous, Fernand.

LEBELLOY.

Vous avez raison... pas de scandale ! Pas encore de scandale ! Seulement, vous resterez ici tant qu’il vous plaira... Moi, je m’en vais...

MADAME RAMIER.

Où allez-vous !

LEBELLOY.

Je vais dire au cocher d’attendre encore une heure ou deux !... Nous devions faire cette excursion dans la forêt de Penhoët... Il ne doit plus rien y comprendre. Si par hasard vous apercevez votre fille aujourd’hui, soyez assez aimable pour lui dire que je me promène devant la porte du casino, avec le cocher !

Il sort au fond.

 

 

Scène IX

 

LÉOPOLD, MADAME RAMIER

 

MADAME RAMIER.

Que voulez-vous que je vous dise ? Ce garçon-là a raison. J’ai défendu Antoinette devant lui, mais ne croyez pas que je l’approuve. Et je la sens avec beaucoup de chagrin s’engager dans cette voie. Je sais où elle mène par expérience. Vous qui, par votre âge et par votre caractère, avez de l’autorité sur elle, vous devriez la sermonner. Elle vous écouterait plus que moi.

LÉOPOLD, sèchement.

Rien, madame, vous pouvez compter sur moi.

MADAME RAMIER, le regardant.

Qu’est-ce que vous avez ? Vous venez de prendre tout à coup un air vexé.

LÉOPOLD.

Je suis vexé, en effet, madame... Parce que vous avez, si vous me permettez de vous parler ainsi, vous avez la petite manie d’invoquer sans cesse mon âge. Cela m’est désagréable... Quel âge me donnez-vous donc ?

MADAME RAMIER.

Ne vous fâchez pas, Léopold. Je sais bien que vous êtes encore jeune... un homme est encore très jeune à cinquante-deux ans, je vous demande pardon.

LÉOPOLD.

Mais je n’ai pas cinquante-deux ans ! Voilà plusieurs fois que je vous le dis... Quarante-deux, madame, quarante-deux !

MADAME RAMIER.

C’est vrai... c’est vrai... j’avais oublié.

LÉOPOLD.

Oh ! Je sais bien que je parais davantage... On ne mène pas impunément une vie calme et régulière... Mais revenons à la question... Je consens à faire des observations à Antoinette, mais je vous avertis que cela ne servira à rien... Je connais votre fille.

MADAME RAMIER.

Moi aussi, je suppose.

LÉOPOLD.

Moins que moi.

MADAME RAMIER.

Par exemple !

LÉOPOLD.

Je l’ai observée avec plus d’impartialité que vous, car j’ai depuis longtemps une grande affection pour elle comme pour vous-même.

MADAME RAMIER.

Mon bon ami... Si vous croyez que j’en doute !... Et que j’oublie tous les services que vous m’avez rendus quand je me suis trouvée seule... Toutes les démarches... Nous vous aimons beaucoup, Léopold... Nous ne pourrions plus nous passer de vous.

LÉOPOLD.

Je vous ai plus d’obligation encore, chère madame...

MADAME RAMIER.

Non... non...

LÉOPOLD, attendri.

Si ! J’étais seul, je venais, après un héritage, de donner ma démission de sous-directeur aux Finances... J’essayais en vain de m’amuser. Hélas ! je ne peux pas m’amuser, c’est une faculté qui me manque... En revanche, je ne m’ennuie jamais...

MADAME RAMIER.

Cher ami !...

LÉOPOLD.

J’ai rencontré au cercle votre mari... Nous sommes vite devenus des amis... Et, à sa mort, vous et Antoinette vous étiez devenues ma famille. C’est pourquoi tout ce qui vous touche l’une et l’autre m’intéresse passionnément. Eh bien, croyez-en mon impression sur ce qui se passe entre Antoinette et son mari. Cette impression n’est pas bonne... Elle ne fait que confirmer mes pronostics. Car vous devez vous rappeler que, lorsque vous m’avez annoncé le mariage de votre fille avec Lebelloy, j’ai fait la grimace...

MADAME RAMIER.

Vous la faites si souvent !...

LÉOPOLD.

Ce n’était pas du tout le mari qu’il fallait à votre fille.

MADAME RAMIER.

Voilà une autre histoire ! Et quel mari lui fallait-il ?

LÉOPOLD.

Il lui fallait un homme qui devinât ce qu’il y a dans Antoinette d’original et de compliqué... et qui l’épousât pour faire son bonheur à elle, et non son propre bonheur : car on ne peut pas faire les deux à la fois, il faut choisir... Un homme qui eût de la volonté, sans que sa femme s’en aperçût.

MADAME RAMIER.

C’est bien difficile.

LÉOPOLD.

Mais non... Ainsi, on ne doit jamais donner d’ordre à une femme que lorsque l’on est bien sûr d’avance d’être obéi... Et, par exemple, si l’on découvre qu’elle a envie d’aller au théâtre, on ne risque rien de lui ordonner le soir même d’y aller... Tout ça n’est pas difficile, mais c’est délicat. Et c’est pour ça qu’il fallait à Antoinette un homme... tranchons le mot... un homme comme il n’y en a pas.

MADAME RAMIER.

S’il n’y en a pas, je ne pouvais pas le trouver !... C’est absurde ce que vous dites !

Entre Antoinette.

 

 

Scène X

 

LÉOPOLD, MADAME RAMIER, ANTOINETTE

 

ANTOINETTE.

Où donc est Fernand ?

MADAME RAMIER.

Il nous attend avec la voiture.

ANTOINETTE.

Une voiture ? Pour quoi faire ?

MADAME RAMIER.

Pour cette excursion dans la forêt de Penhoët.

ANTOINETTE.

Une excursion à cette heure-ci, en pleine chaleur ! Vous trouvez ça original, Léopold ?

LÉOPOLD.

Ce n’est pas une idée profondément originale, mais c’est une promenade comme une autre.

ANTOINETTE.

Les excursions, ça se fait le matin... N’importe ! Fernand l’a décidé, inclinons-nous. Il n’admettra jamais que je ne sois pas disposée ou que j’aie la migraine.

LÉOPOLD, avec intérêt.

Vous avez la migraine ?

ANTOINETTE.

Une migraine atroce, mon ami.

MADAME RAMIER.

Qui ne l’empêche pas de jouer aux petits chevaux.

ANTOINETTE.

Autre chose est de regarder tourner tranquillement une mécanique sans se fatiguer ; autre chose est de traîner sur les grandes routes par un soleil de plomb. Ce que Fernand devient égoïste, tu ne peux pas te le figurer... Non seulement égoïste, mais grognon, boudeur et acariâtre... Si je vous disais qu’hier soir il m’a fait une véritable scène parce que j’avais perdu quelques sous au baccara.

MADAME RAMIER.

Trois mille francs ! Tu appelles ça quelques sous !

ANTOINETTE, riant.

Il s’en est déjà plaint. Ça ne m’étonne pas ! Il m’avait donné ces trois mille francs pour m’acheter ce que je voudrais. Je les ai perdus, je ne m’achèterai rien, voilà tout ! Qu’est-ce que ce sera, alors, oui, qu’est-ce que ce sera, quand je lui avouerai que ce n’est pas trois mille francs que j’ai perdus, mais le double !

MADAME RAMIER, scandalisée.

Le double ! Six mille !

ANTOINETTE.

Oui, maman, oui...

MADAME RAMIER.

Mais, malheureuse enfant, où les as-tu pris ?

ANTOINETTE.

On me les a prêtés !... C’est très drôle, voici ce qui est arrivé ! M. Lambrède... le directeur du casino, en voyant un soir que je ne jouais plus, m’a demandé pourquoi. Je lui ai répondu en riant : « Je suis décavée, monsieur Lambrède... » Il m’a répondu : « Mais, madame, ça n’a pas d’importance... Vous avez un crédit ouvert à la caisse du casino, comme tous les joueurs de votre situation et de votre honorabilité... » Oui, oui... il paraît que l’administration du casino, pour encourager les joueurs, a décidé...

MADAME RAMIER, l’interrompant.

Et tu as accepté ?

ANTOINETTE.

J’espérais me rattraper... et au lieu de me rattraper...

MADAME RAMIER.

C’est très grave, mon enfant, c’est excessivement grave. Dites-le-lui, Léopold, je vous en prie.

LÉOPOLD.

Ma chère Antoinette, vous savez quelle affection indulgente j’ai pour vous, mais dans l’espèce je suis obligé de vous déclarer que vous avez eu le plus grand tort.

ANTOINETTE.

Du moment que vous me le dites, Léopold, je dois avoir tort... C’est d’autant plus bête, que moi, vous savez, je ne joue pas pour gagner ou pour perdre.

MADAME RAMIER.

Et pourquoi joues-tu ?

ANTOINETTE.

Je joue pour savoir si je vais gagner ou si je vais perdre.

LÉOPOLD, indulgent.

C’est très différent.

MADAME RAMIER.

N’importe, c’est une curiosité qui pourrait te mener loin.

Lui prenant les mains.

Tu ne recommenceras plus ? Tu me jures de ne plus recommencer ?

ANTOINETTE, émue.

Je te le jure, maman.

MADAME RAMIER.

Tu me ferais beaucoup de peine.

ANTOINETTE.

Va, c’est fini... c’est bien fini...

MADAME RAMIER.

Maintenant, il faut rendre tout de suite cet argent à M. Lambrède... Malheureusement, je ne l’ai pas. Et vous, Léopold ?

LÉOPOLD.

Je ne l’ai pas sur moi. Mais je vais écrire à Paris... Vendre quelques valeurs...

ANTOINETTE.

Mais non, mais non... Ah ! bien, il ne manquerait plus que ça... Voyez-vous, ce qu’il y a encore de plus simple, puisque je suis bien décidée à ne plus jouer, c’est de tout avouer à Fernand.

MADAME RAMIER.

Mon Dieu ! mon Dieu ! pourvu que cela n’amène pas entre vous une scène...

LÉOPOLD.

Voulez-vous que je le prépare ?... Adroitement.

MADAME RAMIER.

Oui... oui... c’est ça.

LÉOPOLD.

Il est devant la porte. Laissez-moi faire. Attendez-moi. Je vais lui dire ça très gentiment.

MADAME RAMIER.

Merci, Léopold... oui... oui... c’est le meilleur moyen, vous avez raison. Allez, dépêchez-vous...

LÉOPOLD, sortant.

Il va être très curieux à voir... très curieux.

 

 

Scène XI

 

MADAME RAMIER, ANTOINETTE

 

MADAME RAMIER.

Et toi, je t’en supplie, mon enfant, sois raisonnable... Accepte les observations et les reproches que ton mari va te faire... Car il t’en fera...

ANTOINETTE.

Je m’en rapporte à lui.

MADAME RAMIER.

Dis-toi bien que ces reproches, tu les mérites mille fois.

ANTOINETTE.

Oui... je les mérite... J’ai tort... j’ai tous les torts. Mais qu’il n’en abuse pas, c’est un conseil que je lui donne.

MADAME RAMIER.

Je suis épouvantée de ce qui se passe, je ne te le cache pas... Qu’y a-t-il entre toi et ton mari ? N’êtes-vous plus d’accord ? Avez-vous eu des discussions graves ?

ANTOINETTE.

Jamais, maman, jamais ! C’est lui qui en fait des discussions graves.

MADAME RAMIER.

Voyons... il y a une question qui domine toutes les autres... Tu l’aimes encore, ton mari, n’est-ce pas ?

ANTOINETTE.

Oui, je l’aime encore... oui ! Mais je suis obligée de reconnaître qu’il a beaucoup changé.

MADAME RAMIER.

Il dit la même chose de toi.

ANTOINETTE.

C’est lui qui se plaint, comme c’est humain !

MADAME RAMIER.

Mais enfin, que lui reproches-tu ?

ANTOINETTE.

Je lui reproche de ne pas vouloir mener la vie qu’on mène aujourd’hui, quand on a de la fortune et même quand on n’en a pas. Je lui reproche d’avoir du mariage une idée qui est trop sévère. Que veux-tu que je te dise ? Il a sur un tas de petits détails des idées d’il y a vingt ans.

MADAME RAMIER.

Mais c’est dans ces idées-là que je t’ai élevée... Où as-tu pris les autres ? Qui te les a données ?

ANTOINETTE.

Mais personne. C’est dans l’air, ces choses-là, maman, c’est dans l’air. Toutes les jeunes femmes de maintenant te parleront comme moi.

MADAME RAMIER.

Alors, tu n’es pas heureuse ?

ANTOINETTE.

Si, je suis heureuse... si ! Mais j’ai le sentiment que je pourrais l’être davantage. Que veux-tu ? Il y a quelque chose entre nous qui ne va pas.

MADAME RAMIER.

Quoi ?

ANTOINETTE.

Je n’en sais rien... J’ai souvent cherché... je n’ai pas trouvé.

MADAME RAMIER.

Le voici... ne réponds rien, sois gentille... je t’en conjure.

 

 

Scène XII

 

MADAME RAMIER, ANTOINETTE, LEBELLOY, LÉOPOLD

 

LÉOPOLD, bas, à Lebelloy en entrant.

Rappelez-vous ce que vous m’avez promis.

LEBELLOY, même jeu.

Soyez tranquille.

Haut, à Antoinette.

Ma chère Antoinette, je viens de prendre vis-à-vis de Léopold l’engagement de ne te faire aucun reproche...

LÉOPOLD.

Bien.

LEBELLOY, se contenant.

Et cela vaut mieux. Car ce que j’aurais à te dire sur ta conduite serait tellement sérieux, tellement grave, que j’en arriverais à prononcer des paroles que je regretterais peut-être après. Tu dois sentir toi-même que je suis à l’extrême limite de la patience. Tu le comprends, n’est-ce pas ?

ANTOINETTE, doucement.

Je le comprends, mon ami.

MADAME RAMIER.

D’ailleurs, Antoinette vient de me jurer qu’elle ne jouerait plus jamais, jamais. N’est-ce pas, Antoinette ?

ANTOINETTE, même jeu.

Jamais, maman. C’est promis.

LEBELLOY.

Je ne doute pas de ta promesse, ma chère Antoinette. Néanmoins, tu jugeras bon, je l’espère, que je prenne désormais certaines précautions.

ANTOINETTE, un peu agacée.

C’est entendu... C’est entendu. Lesquelles ?

LEBELLOY.

La première, naturellement, sera de te tenir éloignée des lieux où l’on joue.

ANTOINETTE.

On joue partout.

LEBELLOY.

Je tâcherai de trouver des endroits où on ne joue pas.

ANTOINETTE.

Il y a les forêts... et encore.

LEBELLOY.

Je te prie de ne pas plaisanter.

ANTOINETTE, sèchement.

Je ne plaisante pas.

MADAME RAMIER, bas, à sa fille.

Antoinette... Voyons... sois calme.

LEBELLOY.

En conséquence, nous allons quitter immédiatement Bégude.

ANTOINETTE.

Quand ?

LEBELLOY.

Demain matin.

ANTOINETTE.

On pourrait même le quitter ce soir... Il y a un train de nuit.

MADAME RAMIER, bas.

Antoinette !

LEBELLOY.

J’y avais pensé, mais demain matin suffira... Maintenant, comme il ne me convient pas de rester plus longtemps le débiteur d’un tenancier de casino, nous allons rentrer à la maison, je te donnerai l’argent que je n’ai pas sur moi et tu reviendras immédiatement payer ce monsieur. Je le ferais bien moi-même, mais je ne veux pas me trouver en contact avec un individu de cette espèce. Tu me feras l’amitié de lui demander un reçu. C’est convenu ?

ANTOINETTE.

C’est convenu... Il abuse, j’en étais sûre.

LEBELLOY, à Antoinette.

Viens-tu ?

ANTOINETTE.

Je viens...

À sa mère.

Il m’agace ! Il m’agace !...

Elle sort avec sa mère.

LEBELLOY, à Léopold.

Je vous l’avais promis, je n’ai rien dit.

LÉOPOLD.

Presque rien, mon ami, presque rien.

Ils sortent en saluant le baron et Berthe qui viennent d’entrer.

 

 

Scène XIII

 

EDMÉE, BERTHE, puis LE BARON, puis SAINTFOL

 

BERTHE, entrant avec Edmée.

Qu’est-ce que je vous disais ?... Vous avez vu, hein ? tout à l’heure.

EDMÉE.

Non, je n’ai rien vu...

BERTHE.

Vous n’avez pas remarqué qu’il ne la quitte pas ?

EDMÉE.

« Il », c’est Saintfol... et « Elle », c’est madame Lebelloy, n’est-ce pas ?

BERTHE.

Oui... Vous n’avez pas remarqué qu’il s’est placé à côté d’elle ?

EDMÉE.

C’est de la camaraderie de ville d’eaux...

BERTHE.

Et tout ça en ma présence, comme si je n’existais pas... Et quand elle est partie, il a eu l’aplomb de venir me parler. Aussi, je l’ai reçu !...

EDMÉE, au baron.

Quelle enfant !

LE BARON.

N’importe... je vais parler à Saintfol. Emmenez-la, Edmée.

EDMÉE, à Berthe.

Allons, Berthe !... Ne soyez pas nerveuse.

Entre Saintfol.

SAINTFOL, à Berthe.

Vous partez ?

Berthe le regarde avec mépris. Saintfol, à Edmée.

Mais qu’est-ce qu’elle a ? Qu’est-ce qu’elle a donc ?

EDMÉE.

Vous voyez ? Elle s’éloigne de vous avec mépris... Venez, Berthe.

Elle sort avec Berthe.

 

 

Scène XIV

 

LE BARON, SAINTFOL

 

SAINTFOL.

C’est absurde ! c’est absurde !

LE BARON.

Mon cher, votre conduite est incompréhensible, permettez-moi de vous le dire. Comment ! nous sommes voisins de campagne... je vous laisse entendre qu’il ne tient qu’à vous d’épouser ma fille. Nous convenons d’aller passer un mois ensemble dans cette petite station afin que Berthe et vous puissiez vous apprécier... Vous acceptez cette combinaison...

SAINTFOL.

Avec joie !

LE BARON.

Mais à peine arrivé, au lieu de faire votre cour à ma fille, vous vous emballez sur une petite Parisienne, qui est gentille, je ne dis pas, mais qui est fabriquée avec un chapeau, une robe et des bottines... Je voudrais la voir habillée à Nantes, celle-là...

SAINTFOL, riant.

Elle ne fera jamais ça pour vous.

LE BARON.

Vous seriez bien aimable de me dire ce que vous entendez faire. Vous me mettez vis-à-vis de ma fille dans une situation embarrassante... Et puis, sacrebleu ! vous vous conduisez avec un sans-gêne !...

SAINTFOL.

Écoutez, baron. Je suis franc, moi... Je suis un honnête homme... j’aimerai certainement votre fille un jour, mais je ne l’aime pas en ce moment. Tenez ! savez-vous ce que je ferais, si, le lendemain de mon mariage avec votre fille, je rencontrais la petite femme dont nous venons de parler ? Eh bien, je tromperais instantanément votre fille avec cette petite femme-là. Ne vaut-il pas mieux le faire avant ?

LE BARON.

C’est parfait. Mais ne comptez pas sur moi. Je ne suis pas embarrassé pour marier Berthe, je vous prie de le croire.

SAINTFOL.

Ce serait absurde, baron... Elle n’est pas pressée, que diable !... Faites-la patienter...

Regardant par-dessus la balustrade.

Oh ! Voici madame Lebelloy... elle vient au casino... elle va passer par ici... Allez-vous-en, baron, je vous en prie, laissez-moi avec elle... C’est une occasion que je ne retrouverai pas... Laissez-moi.

LE BARON.

Mais permettez... voilà des façons !...

SAINTFOL.

Ce n’est plus au futur beau-père que je parle... C’est à l’homme... Laissez-moi... je vous revaudrai ça.

LE BARON.

Si vous croyez que je vous donnerai ma fille dans ces conditions-là !

Il sort.

 

 

Scène XV

 

SAINTFOL, ANTOINETTE, parlant à un valet de pied

 

ANTOINETTE, au valet de pied.

Je désirerais dire un mot à monsieur Lambrède. Est-il visible ?

LE VALET DE PIED.

Monsieur le directeur va rentrer à l’instant. Je l’envoie à madame.

SAINTFOL, s’approchant, après un temps.

Je ne sais pas si tout à l’heure je vous ai suffisamment remerciée...

ANTOINETTE.

De quoi ?

SAINTFOL.

De la caricature... que vous avez daigné faire de moi...

ANTOINETTE.

Ça n’en vaut pas la peine.

SAINTFOL, nouveau temps.

M’autorisez-vous, madame, à me placer à côté de vous ? Au numéro deux ?

ANTOINETTE.

Comme il vous plaira, monsieur. Je n’ai pas l’intention de jouer... Et d’ailleurs, je pars.

SAINTFOL.

Vous allez faire une excursion, je le sais par ma cousine.

ANTOINETTE.

Non. Je pars tout à fait.

SAINTFOL, vivement.

Vous quittez Bégude ?

ANTOINETTE.

Oui, monsieur.

SAINTFOL.

Pour toujours ?

ANTOINETTE.

Il est possible que j’y revienne... dans cinq ou six ans. Si vous y êtes encore, nous reprendrons cette conversation...

Elle se lève.

SAINTFOL, brusquement.

Écoutez-moi, madame, écoutez-moi...

ANTOINETTE.

Mais non, monsieur. Car je m’en vais précisément pour ne pas vous écouter. Voilà plusieurs jours que vous cherchez à me faire une déclaration. Je l’ai évitée jusqu’à présent. Ce n’est pas la peine de l’entendre au moment de partir et de ne plus nous revoir. Vous n’espériez pas, je suppose, que ce que vous alliez me dire aurait retardé mon départ. Alors, à quoi bon ? Au revoir, monsieur, je ne garderai pas de vous un mauvais souvenir, quoique je n’ose pas vous promettre que ce souvenir soit éternel.

SAINTFOL.

Je vois bien que je vous suis complètement indifférent. Oh ! Vous êtes bien la femme que je croyais et que j’ai aimée tout de suite... Partez ! allez-vous-en ! Ça m’est égal ! Mais si vous vous imaginez que vous ne me reverrez plus, vous vous trompez !

ANTOINETTE.

Comment ! vous vous permettriez !...

SAINTFOL.

Mais oui, madame. Je me permettrai tout ce que se permettent les gens qui aiment !... Je commettrai toutes les folies et toutes les imprudences qu’ils commettent et peut-être même davantage. Et pour commencer, j’irai habiter la même ville que vous et je tâcherai de me rapprocher de vous par tous les moyens possibles... jusqu’à ce que vous m’aimiez ou jusqu’à ce que je ne vous aime plus !

ANTOINETTE.

C’est trop fort ! Mais je ne vous aimerai jamais, jamais !

SAINTFOL.

Laissez-moi vous dire respectueusement que vous n’en savez rien. Pouvez-vous prévoir ce qui vous attend dans la vie ?... Et les sentiments que vous aurez pour moi quand vous me connaîtrez ?... Car, enfin, vous ne me connaissez pas. Vous avez fait ma caricature, ce n’est pas suffisant... Je suis le vicomte de Saintfol, je ne suis pas un va-nu-pieds.

ANTOINETTE.

Et moi, monsieur, je suis une femme mariée... et j’adore mon mari.

SAINTFOL.

Je ne vous demande pas ça.

ANTOINETTE.

Mais moi, je vous le dis... Et puis, vous m’agacez à la fin ! Qui vous autorise à me parler comme vous le faites ?...

SAINTFOL.

Excusez-moi si je vous ai blessée... Je suis horriblement maladroit... Jusqu’à présent, je n’avais fait de déclaration d’amour qu’à des femmes que je n’aimais pas, alors je m’en tirais très bien... Mais cette fois-ci, en apprenant votre départ, j’ai ressenti une véritable douleur, une douleur sincère... Je l’ai mal traduite et j’ai dû avoir l’air impertinent... Je vous demande pardon.

ANTOINETTE, radoucie.

Je ne suis pas rancunière et je vous pardonne bien volontiers.

SAINTFOL.

Oh ! Comme ce sera difficile d’être aimé de vous !... Ce sera très long... Et je ne suis même pas bien sûr d’y arriver... Mais enfin, rien ne me découragera, je lutterai jusqu’au bout. Ça en vaut la peine.

ANTOINETTE, souriant.

Je vous aime mieux sous ce jour-là...

SAINTFOL.

Que vous disais-je ? Quand vous me connaîtrez bien...

ANTOINETTE, toujours gaiement.

Je constate avec plaisir que vous souffrez déjà un peu moins que tout à l’heure. Au fond, vous êtes gai, vous souffrez gaiement.

SAINTFOL.

Ça dure bien plus longtemps.

ANTOINETTE.

Ça finira tout de même par passer. Tenez, dès que vous aurez épousé mademoiselle de Sauterre, il n’y paraîtra plus.

SAINTFOL.

Je ne l’épouserai pas. Je viens de le déclarer à son père avec la dernière énergie.

ANTOINETTE.

Vous aurez le plus grand tort : c’est une jeune fille charmante.

SAINTFOL.

Oh ! Je ne veux pas en dire de mal. Elle est délicieuse, elle est très bien élevée, elle a des tas de vertus et elle me rendrait très heureux, mais ce n’est pas du tout la femme qu’il me faut. Je suis jeune, je suis riche, j’ai un gentil petit nom qui me permet de me présenter partout. Eh bien, je veux mettre tout ça en banque, comme nous disons, nous autres joueurs, et faire la grosse partie. Et puis, vous savez, si un jour la fantaisie vous prend de devenir mon associée, le jour oui vous plaira, le plus tôt possible, bien entendu, vous n’aurez que le bout du doigt à lever, je viendrai me coucher à vos pieds et vous ferez de moi tout ce que vous voudrez. Et plus vous me demanderez d’extravagances, plus je serai content.

ANTOINETTE.

En fait d’extravagances, vous en avez assez dit et j’en ai assez entendu. Vous êtes très gentil, monsieur de Saintfol, et le jour où j’aurai absolument besoin que quelqu’un vienne se mettre à mes pieds, je vous ferai signe. Mais, pour l’instant, ce rôle est assez bien tenu par mon mari. Il ne s’y met pas toujours de très bonne humeur, mais il finit toujours par s’y mettre et quand il y est, il y est bien...

Voyant entrer Lambrède au fond.

Au revoir, monsieur, si je ne revois pas votre cousine, soyez assez aimable pour lui dire que j’ai été obligée de partir et lui faire mes amitiés.

 

 

Scène XVI

 

SAINTFOL, ANTOINETTE, LAMBRÈDE

 

LAMBRÈDE.

Vous partez, madame ?... C’est désolant... Je ne veux pas le croire.

ANTOINETTE.

C’est pourtant vrai, monsieur Lambrède, et dès demain...

À Saintfol, le congédiant.

Monsieur...

SAINTFOL.

Mes hommages, madame, et à bientôt, j’espère.

Elle ne répond pas. Sort Saintfol.

 

 

Scène XVII

 

LAMBRÈDE, ANTOINETTE

 

ANTOINETTE.

Voici, monsieur Lambrède, ce que vous avez bien voulu me prêter... Je vous en remercie encore une fois... Je vous prierai simplement de me donner un reçu. Ce n’est pas pour moi, c’est pour mon mari.

LAMBRÈDE.

Je vous donnerai un reçu si vous le désirez... Mais rien ne pressait, madame, rien ne pressait, je vous assure... Les personnes comme vous nous font trop d’honneur en se mêlant à notre petite partie, et, je le dis sans vergogne, nous sont d’un puissant secours pour lancer le casino dans la bonne société.

ANTOINETTE.

Enchantée alors d’avoir pu vous être utile, en échange du service que vous m’avez rendu.

LAMBRÈDE.

C’est d’autant plus désolant que vous ne restiez pas, que vous vous seriez certainement refaite... Nous avons Sivoir, depuis hier.

ANTOINETTE.

Sivoir ?

LAMBRÈDE.

De Paris... Le grand marchand de comestibles... Il arrive de Trouville, où il a eu une déveine noire... Mon collègue de là-bas me l’a télégraphié, et quand Sivoir a la déveine, c’est bien connu, il l’a toute la saison.

ANTOINETTE.

Ça arrive souvent.

LAMBRÈDE.

Depuis dix ans, ça n’a jamais manqué... Il y a même des gens qui le suivent en été de plage en plage, quand c’est son année de déveine. L’arrivée de Sivoir est une fortune inespérée pour tous nos baigneurs... Vous serez la seule à ne pas en profiter, j’en suis désolé.

ANTOINETTE, riant.

Il aurait dû venir plutôt... Aujourd’hui, il n’y a plus moyen.

LAMBRÈDE.

Ah ! le voici... regardez, il est très entouré. D’ailleurs, il connaît tout le monde. Vous permettez que je vous quitte ? La partie va commencer. Ah ! diable ! je n’ai pas le temps de vous faire un reçu... Reprenez ça, ce n’est pas pressé, vous me le rendrez ce soir.

 

 

Scène XVIII

 

LAMBRÈDE, ANTOINETTE, SIVOIR, GRANSON, DE PRANGIS, D’AUTRES JOUEURS, MADAME GRANSON, MADAME DE PRANGIS

 

Les joueurs de la scène première. D’autres aussi, messieurs et dames. Antoinette serre la main d’une ou deux dames et s’éloigne peu à peu, sans disparaître tout à fait de la scène.

SIVOIR, entouré et très familier.

Oui, mes enfants, je suis à vos ordres !... J’ai pris une culotte à Trouville... j’ai soif de carnage !... Qu’est-ce que vous voulez que je vous mette en banque ?

DE PRANGIS.

Cinq cents louis !... Je vous défie de ne pas mettre cinq cents louis...

SIVOIR.

Non, mon petit... Jamais cinq cents louis au début... J’ai quelques principes qui dirigent ma vie d’une façon absolue... et l’un de ces principes est de m’entrainer petit à petit... Vous aurez cinquante louis pour commencer, mes enfants... Je veux voir d’abord ce que vous avez dans le ventre.

GRANSON.

On n’en fera qu’une bouchée de vos cinquante louis.

SIVOIR.

On va voir ça, jeune homme.

LAMBRÈDE.

Cinq heures sonnent.

SIVOIR.

Je suis prêt, vieux brigand.

LAMBRÈDE, à un valet de pied.

Ouvrez !

Le valet de pied ouvre la porte du fond.

LE CHEF DE PARTIE, sur le pas de la porte.

Cinquante louis en banque par monsieur Sivoir... Une fois, deux fois, trois fois, personne ne met au-dessus ? La banque est adjugée.

On se dirige vers le fond.

LAMBRÈDE, à un joueur qui lui parle à voix basse.

Non... non... vous pouvez.

À Antoinette qui s’éloigne.

N’est-ce pas, madame ?

ANTOINETTE, se retournant.

Quoi, monsieur Lambrède ?

LAMBRÈDE.

Monsieur d’Ingrand me demande si vous gardez le numéro un comme d’habitude... et je lui réponds qu’il peut le prendre.

ANTOINETTE.

Qu’il le prenne ! Il y tient donc tant que ça au numéro un ?

LAMBRÈDE.

Comment ! s’il y tient... Ça lui permet de faire le banco le premier... Le banco contre Sivoir en ce moment-ci, c’est un coup sûr. Alors, on se l’arrache !

ANTOINETTE.

Ne me tentez pas, monsieur Lambrède, ne me tentez pas !

LAMBRÈDE.

C’est un coup sûr !

ANTOINETTE, résistant.

Non... non... Ah ! bien, si mon mari me voyait !...

LAMBRÈDE.

Il ne peut pas vous voir... je fais fermer les portes... et monsieur Lebelloy n’entre jamais dans la salle de jeu... Je veux que vous vous rattrapiez, moi...

À un valet de pied qui lui fait un signe.

J’y vais, mon petit.

À Antoinette.

Eh bien ! madame ?...

ANTOINETTE, vivement.

Ma foi, j’ai un quart d’heure !...

En riant.

Vous savez que si je perds, je ne vous rends pas votre argent... Ce sera tant pis pour vous !

LAMBRÈDE.

À vos ordres, madame, respectueusement à vos ordres !...

Antoinette se glisse dans la salle de jeu après avoir regardé vers la gauche. Lambrède, au valet de pied après être entré lui-même.

Fermez, Charles !

Le valet de pied referme la porte et reste seul en scène.

 

 

Scène XIX

 

SAINTFOL, LE VALET DE PIED, puis LEBELLOY et LÉOPOLD

 

SAINTFOL, au valet de pied.

La séance est ouverte ?

LE VALET DE PIED.

À l’instant, monsieur de Saintfol.

Il entrouvre la porte. Entre Saintfol dans la salle de jeu, qui se referme.

LEBELLOY, arrivant par la gauche, suivi de Léopold. Au valet de pied.

Avez-vous l’Indicateur ?

LE VALET DE PIED.

Certainement, monsieur.

Il va fouiller dans les journaux situés sur la table.

LÉOPOLD, à Lebelloy.

Vous voyez ?... Antoinette, au fond, est très raisonnable.

LEBELLOY.

Et moi-même... croyez-vous que je sois un sauvage ? Ah ! je ne lui demande pas grand’chose, allez !

LE VALET DE PIED, apportant l’Indicateur.

Voici, monsieur... Vous n’avez plus besoin de moi ?

LEBELLOY.

Je vous remercie.

Il s’assied et se met à feuilleter l’Indicateur pendant que te valet de pied se dirige vers la salle de jeu, à laquelle Lebelloy et Léopold, étant face au public, tournent le dos. La porte s’entrouvre et on entend la voix d’Antoinette.

Voix d’ANTOINETTE.

Banco !

Lebelloy fait un haut-le-corps. Le valet de pied referme la porte.

 

 

Scène XX

 

LEBELLOY, LÉOPOLD

 

LEBELLOY.

Ah ! c’est trop fort !...

Il se lève.

LÉOPOLD, naïvement.

Qu’est-ce qu’il y a, cher ami ?

LEBELLOY.

Vous n’avez pas entendu ? Banco ! C’est Antoinette qui...

Il s’avance furieux vers la porte.

LÉOPOLD.

Mais non, mais non... Où allez-vous ?

Il essaye d’arrêter Lebelloy.

LEBELLOY.

Laissez-moi, cette fois-ci !... Ah ! laissez-moi !... Ça ne se passera pas comme ça !

LÉOPOLD.

Je vous en prie... Diable !

Lebelloy le repousse et entrouvre brusquement et largement la porte du fond. On aperçoit très visiblement de la salle, la table de baccara, Sivoir qui taille et qui donne des cartes à Antoinette assise à coté de lui.

 

 

Scène XXI

 

LEBELLOY, LÉOPOLD, ANTOINETTE, SIVOIR, SAINTFOL, LAMBRÈDE, TOUS LES JOUEURS, VALETS DE PIED

 

Au moment où la porte s’ouvre, Sivoir se donne la dernière carte et regarde son jeu.

LEBELLOY, entrant.

Antoinette, je vous défends !

Il s’avance vers elle.

LAMBRÈDE.

Mais pardon, monsieur...

Il l’arrête.

D’abord, les cartes sont données...

SIVOIR, abattant.

Neuf ! C’est mon premier abatage de la saison !...

LEBELLOY, prenant les cartes des mains d’Antoinette et exaspéré.

Veuillez me suivre... En voilà assez !

ANTOINETTE, payant Sivoir avec un billet de mille francs.

Voici, monsieur.

Elle se lève.

PREMIER JEUNE HOMME.

C’est inouï !... Ça ne se fait pas !...

DEUXIÈME et TROISIÈME JEUNE HOMME.

Voilà une affaire !... Chut ! allez-vous-en !

SAINTFOL, à Lebelloy.

Vous troublez le jeu...

LEBELLOY, à Saintfol, directement.

Vous, la paix ! n’est-ce pas ?

SAINTFOL.

Bien, monsieur, j’ai compris.

LAMBRÈDE, à Lebelloy.

Il faut vous retirer, monsieur, et ne pas causer de scandale ! Il n’y a jamais eu de scandale ici.

LEBELLOY.

Il faut bien commencer.

SIVOIR.

Cette histoire-là est capable de me porter une veine énorme ! Garde à vous !

LÉOPOLD, à Antoinette.

Venez, Antoinette...

ANTOINETTE.

Oui... je viens... Mais ça, par exemple !... en public !... il me le paiera !

LAMBRÈDE.

Allons, monsieur...

LEBELLOY, à Antoinette.

Je vous attends, madame...

ANTOINETTE, à Lambrède, en sortant.

Vous m’excuserez, monsieur Lambrède, auprès de ces messieurs et de ces dames.

Elle arrive avec Léopold et Lebelloy sur le devant de la scène pendant que la porte se referme sur des exclamations indignées des joueurs et que le baccara redevient invisible.

 

 

Scène XXII

 

LEBELLOY, LÉOPOLD, ANTOINETTE

 

ANTOINETTE.

Cet éclat est ridicule, vous entendez ! pour ne pas dire odieux ! De quoi avons-nous l’air ?

LEBELLOY.

Je me moque de l’opinion de tous ces imbéciles ! Et en particulier de celle de ce monsieur de Saintfol à côté de qui vous étiez et qui vous parlait à l’oreille quand je suis entré... Oui, madame... oui, et je suis même curieux de savoir ce qu’il vous disait...

ANTOINETTE.

Il me disait de tirer à cinq.

LEBELLOY.

D’abord, c’est absurde, attendu qu’on ne doit pas tirer à cinq...

LÉOPOLD.

Jamais.

LEBELLOY.

En tout cas, il ne me convient pas que M. de Saintfol vous donne des conseils de quelque nature qu’ils soient. D’ailleurs, vous n’aurez plus l’occasion de les recevoir et je m’en charge.

ANTOINETTE, nerveuse.

Ah ! vraiment ?... Écoute-moi, mon chéri, et je te le dis devant témoin, afin qu’il n’y ait pas d’erreur... Je t’aime bien, je t’aime comme au premier jour et je ne demande pas mieux que de te garder comme mari.

LEBELLOY.

En voilà des expressions !

ANTOINETTE.

Je ne demande pas mieux que de rester ta femme, si tu préfères. Mais tu as pris depuis quelque temps des façons de despote qu’il m’est impossible d’accepter, je t’en préviens... Ne dirait-on pas que je te ruine, parce que je joue un peu, comme tout le monde ! Ce serait grave, si, toi aussi, tu jouais... mais il n’y a que moi, ça ne peut pas aller bien loin !...

LEBELLOY, à Léopold.

Qu’est-ce que vous dites de ce raisonnement ? C’est effrayant !

LÉOPOLD.

Oui, parce qu’il a l’air logique, au premier abord.

LEBELLOY, à Antoinette.

Mais comprends donc, malheureuse, que ce qui m’épouvante, c’est cette transformation inouïe qui s’est faite en toi depuis notre mariage ?... Où allons-nous ? Où allons-nous ?

ANTOINETTE.

Quelle transformation ? J’ai toujours été comme ça.

LEBELLOY.

Tu as toujours été joueuse et dépensière, toi !

ANTOINETTE.

Je ne jouais pas... parce que les jeunes filles ne jouent pas. Mais je sentais bien que j’étais joueuse, je le sentais !

LEBELLOY.

Et qu’est-ce que tu attendais pour me le dire ?

ANTOINETTE.

D’être mariée.

LEBELLOY.

Enfin ! j’espère qu’il n’est pas trop tard et que je pourrai couper le mal dans sa racine... Nous allons partir immédiatement.

ANTOINETTE.

Et tu supposes qu’après avoir reçu cette insulte devant tout le monde, je vais m’en aller, je vais m’enfuir comme une petite fille qui a eu le fouet ! J’ai plus de dignité que ça, mon cher !

LEBELLOY.

Alors, tu ne veux pas partir ?

ANTOINETTE.

Non. Je ne te demande pas d’excuses, mais je veux que tu aies l’air de m’en avoir fait. Et je reste !

LEBELLOY.

Vraiment !

ANTOINETTE.

Vraiment.

LEBELLOY.

Ah ! tu restes !... Eh bien, moi, je pars !...

ANTOINETTE.

Quand ?

LEBELLOY.

Ce soir.

ANTOINETTE.

Où vas-tu, que je puisse te rejoindre à l’occasion ?

LEBELLOY.

Chez moi, à Paris. M’accompagnes-tu, oui ou non ?

ANTOINETTE.

Non, non et non ! Je ne me laisserai pas traiter comme une pensionnaire !

LEBELLOY.

Comme il vous plaira.

Il sort vivement.

 

 

Scène XXIII

 

LÉOPOLD, ANTOINETTE

 

ANTOINETTE.

Retenez bien ceci, Léopold : à partir d’aujourd’hui, notre ménage est à la merci des événements... je ne réponds plus de rien !

LÉOPOLD.

Voyons... voyons... Ne faites pas de coup de tête... Et j’ai du mérite à vous donner ce conseil... je m’entends.

Entre Saintfol.

 

 

Scène XXIV

 

LÉOPOLD, ANTOINETTE, SAINTFOL

 

SAINTFOL, apercevant Léopold.

Pardon, monsieur. Vous êtes un ami de monsieur Lebelloy ?

LÉOPOLD.

Oui, monsieur... Léopold Bille...

SAINTFOL.

Vicomte Adrien de Saintfol.

LÉOPOLD, s’inclinant.

Monsieur...

SAINTFOL, même jeu.

Monsieur... Oserais-je vous prier de prévenir monsieur Lebelloy avant son départ, que je souhaiterais avoir quelques explications au sujet des paroles qu’il m’a adressées tout à l’heure ?

LÉOPOLD, se redressant.

Ah ! ah !... Et quelles sont ces paroles ?

SAINTFOL.

Il m’a dit : « Vous, la paix. »

LÉOPOLD.

Oui, j’ai entendu...

Avec hauteur.

Je ferai votre commission, monsieur.

ANTOINETTE, qui s’est tenue un peu à l’écart.

Léopold, soyez assez aimable pour aller m’attendre un instant dans la salle de lecture.

LÉOPOLD.

Pardon, chère amie...

ANTOINETTE.

Je vous en prie.

LÉOPOLD.

Bien.

Dignement.

Monsieur... à tout à l’heure.

SAINTFOL.

Monsieur, à vos ordres.

LÉOPOLD, sortant, à part.

S’il croit me faire peur !

 

 

Scène XXV

 

SAINTFOL, ANTOINETTE

 

ANTOINETTE.

Vous allez laisser mon mari tranquille... hein ?

SAINTFOL.

Oui, mais à une condition. Dites-moi où vous allez ? À Paris ?... Oui... bon ! J’y serai demain... Je suis votre esclave, vous entendez ? un esclave moderne, mais c’est encore pire... vous promettez, alors, qu’on se reverra ? Vous promettez ?

ANTOINETTE.

Vous y tenez ? Eh bien, je vous le promets... Mais je dois vous prévenir loyalement que, dans l’état de nerfs où je suis, toutes les promesses que je vous fais ou rien, c’est exactement la même chose.

Entre Léopold.

 

 

Scène XXVI

 

SAINTFOL, ANTOINETTE, LÉOPOLD

 

LÉOPOLD, à Antoinette.

Ma chère Antoinette, il me semble...

SAINTFOL, allant à lui.

Votre main, monsieur ?

LÉOPOLD.

Plaît-il ?

SAINTFOL, lui prenant la main.

Vous m’êtes très sympathique. Nous nous reverrons, je l’espère...

LÉOPOLD, s’éloignant.

Voilà un particulier !...

Entre madame Ramier qui va vivement vers Antoinette.

MADAME RAMIER, bas.

Qu’est-ce qu’il y a encore, malheureuse enfant ?

ANTOINETTE, même jeu.

Ah ! maman, cette fois-ci, il a dépassé la mesure. En voilà assez !

SAINTFOL, s’approchant d’Antoinette.

Faites-moi l’honneur de me présenter à madame votre mère !

LÉOPOLD, à part.

C’est trop fort !

ANTOINETTE.

Maman, je te présente monsieur le vicomte de Saintfol.

MADAME RAMIER.

Monsieur, je suis charmée...

SAINTFOL, s’inclinant.

Madame...

MADAME RAMIER.

Partons-nous, Antoinette ?

ANTOINETTE.

Partons... Venez-vous, Léopold ?

LÉOPOLD.

Oui, madame.

Passant devant Saintfol.

Monsieur...

SAINTFOL.

Au revoir, cher monsieur, au revoir !

MADAME RAMIER, à Antoinette, en sortant avec Léopold.

Qui est donc ce monsieur que tu m’as présenté ?

ANTOINETTE.

C’est un ami de Léopold.

LÉOPOLD, avec un haut-le-corps.

Permettez, Antoinette, permettez...

Ils sortent.

 

 

ACTE II

 

Un salon très moderne de meubles et de dispositions. Escalier au fond. Une petite table à gauche, où sont dressés deux couverts. Un paravent, au lever du rideau, la sépare du reste de la scène.

 

 

Scène première

 

LE BARON, ÉMILE, puis SAINTFOL.

 

ÉMILE, introduisant le baron.

Que monsieur le baron se donne la peine d’entrer. J’ai prévenu monsieur, il arrive à l’instant... Il y a près d’un an qu’on n’avait pas vu monsieur le baron, sans reproche...

LE BARON.

Alors, mon bon Émile, vous voici installés a Paris ?

ÉMILE.

Hélas !

LE BARON.

Eh ! Pourquoi, hélas !

ÉMILE.

Si je dis hélas ! ce n’est pas pour moi, car moi, je m’amuse beaucoup... Mais je pense à monsieur le vicomte d’abord, comme c’est mon devoir de vieux serviteur... Et monsieur le vicomte est en train de faire des folies.

LE BARON.

Je m’en doute.

ÉMILE.

Et ce qui est plus grave, monsieur, c’est que ces folies, il les fait le sourire sur les lèvres... D’ailleurs, voyez vous-même.

Entre Saintfol.

SAINTFOL, allant vivement au baron et lui prenant les mains.

Cher ami, que je suis content de vous voir !

LE BARON.

Moi aussi !... Quelle mine vous avez !

SAINTFOL.

N’est-ce pas ? Vous êtes à Paris pour quelques jours ?

LE BARON.

Deux ou trois jours.

SAINTFOL, à Émile qui lui fait un signe.

Quoi ? Qu’y a-t-il ?

Il va vers lui.

ÉMILE, bas.

Je viens de faire passer une carte à monsieur.

SAINTFOL.

J’ai vu.

ÉMILE, même jeu.

C’est celle du bijoutier... Il est là.

SAINTFOL.

Ce n’est pas la peine de prendre des airs de mystère pour m’annoncer le bijoutier.

ÉMILE.

Que dois-je répondre ?

SAINTFOL.

Rien. Qu’il s’en aille. Je n’ai pas besoin de lui pour le moment.

ÉMILE.

Il dit qu’il a apporté sa note... pour la cinquième fois...

SAINTFOL.

Eh bien, qu’il s’en aille avec sa note.

ÉMILE.

Il demande quel jour il pourra revenir. Il n’est pas content...

SAINTFOL.

Qu’il revienne quand il sera content !

ÉMILE.

Comme monsieur voudra... Il y a aussi...

SAINTFOL.

En voilà assez. Laissez-moi !

ÉMILE.

Bien, monsieur.

Il sort.

 

 

Scène II

 

SAINTFOL, LE BARON

 

LE BARON, qui, pendant ce colloque, a examiné l’appartement.

Je ne connaissais pas votre installation... C’est somptueux, cher ami... c’est princier ! Vous avez acheté cet hôtel ?

SAINTFOL.

Non. Il n’était pas à vendre. Je l’ai loué, simplement... Je l’ai loué pour vingt ans... avec faculté de renouvellement pour vingt autres années... et ainsi de suite.

LE BARON.

Alors, vous êtes le plus heureux des hommes ?

SAINTFOL.

Mon cher baron, mon vieil ami, non, je ne suis pas le plus heureux des hommes... je suis mieux que cela... Je suis probablement le seul homme heureux qu’il y ait sur la terre... C’est idiot de dire ces choses-là... mais ça m’est égal !... Je vis dans un enchantement, dans un rêve délicieux, et j’ai, en même temps, la conscience que ce n’est pas un rêve... Comprenez-vous ?

LE BARON.

Non.

SAINTFOL.

Ça ne fait rien.

LE BARON.

Je devine que cette jeune personne n’a pas été trop cruelle !...

SAINTFOL.

Je vous en prie, ne la jugez pas légèrement. Vous ne vous imaginez pas l’honnêteté de cette petite femme-là !... « Je ne veux pas tromper mon mari, me disait-elle. Nous allons certainement divorcer un de ces jours, car la vie commune est de plus en plus insupportable... Attendez. »

LE BARON.

Et elle a fini par divorcer ?

SAINTFOL.

Oui, baron, oui... Et le lendemain du divorce... Permettez-moi de ne pas vous donner de détails sur ce qui s’est passé le lendemain du divorce.

LE BARON.

Je ne vous en demande pas.

SAINTFOL.

Alors a commencé le rêve dont je vous parlais tout à l’heure... Elle continuait à demeurer chez sa mère, pour les convenances... Mais, de temps en temps, on voyageait, on se donnait rendez-vous à Monte-Carlo, ou à Biarritz, ou à Aix-les-Bains... Tel que vous me voyez, je suis arrivé de Monte-Carlo cette nuit.

LE BARON.

Aix-les-Bains ! Monte-Carlo ! Je comprends que vous m’ayez chargé de vendre votre terre du Bouloi !

SAINTFOL.

Oui, cher baron.

LE BARON.

Mais vous avez donc besoin d’argent.

SAINTFOL.

Mettez-vous à ma place.

LE BARON.

Le fait est qu’avec les dépenses que vous faites et le train que vous devez mener... Mais, quand on est dans un rêve, on ne réfléchit pas... Pour en revenir à la réalité, je n’ai pas trouvé d’acquéreur à un prix convenable. Toutefois, je me mets à votre disposition pour la somme qui vous est nécessaire... Je suis bon homme, n’est-ce pas ?

SAINTFOL.

Vous êtes exquis.

LE BARON.

Vous me la rendrez quand vous hériterez de votre oncle, ce qui arrivera certainement un jour ou l’autre, le marquis ayant quatre-vingt-dix-sept ans... Avez-vous de ses nouvelles ?

SAINTFOL.

Elles sont excellentes, Dieu merci ! Il ira jusqu’à cent ans.

LE BARON.

Mais pas plus loin, je suppose...

SAINTFOL.

Je le suppose aussi, baron. Mais je ne peux pas m’engager...

LE BARON.

Je le conçois. Au revoir, cher ami.

SAINTFOL.

vous ne déjeunez pas avec nous ?

LE BARON.

Déjeuner ? Non... impossible.

SAINTFOL.

Après le déjeuner, nous avons quelques amis qui viennent faire un petit bridge. Serez-vous des nôtres ?

LE BARON.

Je le regrette, mais ma fille m’a accompagné à Paris. Je ne peux pas la quitter.

SAINTFOL.

Mademoiselle Berthe est toujours en bonne santé ? Elle est toujours exquise ?

LE BARON.

De plus en plus.

SAINTFOL.

Tant mieux... Elle m’a complètement oublié, j’espère ?

LE BARON.

Complètement. Hier, elle ne se rappelait même plus votre prénom.

SAINTFOL.

Elle est très moderne, votre fille. Vous lui direz que, moi, je me suis rappelé le sien.

LE BARON.

Je n’y manquerai pas.

SAINTFOL.

Vous êtes descendu à votre hôtel ordinaire ?

LE BARON.

Oui.

SAINTFOL.

J’irai vous serrer la main avant votre départ.

Il le reconduit.

 

 

Scène III

 

SAINTFOL, ÉMILE, puis ANTOINETTE

 

SAINTFOL, à Émile qui est entré après la sortie du baron.

Qu’est-ce qu’il y a encore ?

ÉMILE.

Peut-on parler sérieusement à monsieur ?

SAINTFOL.

Oui, mais pas longtemps.

ÉMILE.

Je l’aurais fait dès hier soir, mais monsieur était un peu fatigué...

SAINTFOL.

En effet.

ÉMILE.

Je dois prévenir monsieur que, pendant son voyage, il est venu non seulement le bijoutier, mais encore le tapissier, l’encadreur, et surtout le marchand de curiosités à qui monsieur et madame avaient acheté pour je ne sais combien de bibelots, sans les payer, d’ailleurs.

SAINTFOL.

Il n’était pas inquiet, j’espère ?

ÉMILE.

Non, mais il voulait être payé. Alors, il a écrit. Pas de réponse. Enfin, exaspéré de cette façon d’agir – ce sont ses propres expressions – il s’est permis d’adresser à monsieur du papier timbré. Il en a envoyé beaucoup.

SAINTFOL, haussant les épaules.

Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Ça regarde mon intendant !

ÉMILE, présentant des enveloppes.

Si monsieur veut y jeter un coup d’œil ?

SAINTFOL.

Plus tard. Portez cela dans ma chambre. J’attends une personne à déjeuner et me voyez-vous lisant ces machines-là ?

ÉMILE.

Cette désinvolture honore monsieur. Mais j’ai fait mon devoir qui était de prévenir monsieur le vicomte qu’il règne ici le plus grand désordre.

SAINTFOL, à Émile, voyant entrer Antoinette.

Laissez-nous.

ANTOINETTE, entrant.

Non... non... Émile, restez !

Voyant la table servie.

Ah ! on déjeune ici... Émile, mettez deux autres couverts... vite ! vite !

SAINTFOL.

Qu’y a-t-il ?

Il veut l’embrasser.

ANTOINETTE.

Attends, mon chéri...

À Émile.

Dépêchez-vous !

SAINTFOL.

Mais...

ANTOINETTE.

Je vais t’expliquer.

À Rosalie qu’elle a appelée.

Aidez-nous, Rosalie.

Elle aide à son tour Rosalie et Émile qui est allé dans la pièce voisine chercher des couverts, des verres, des assiettes.

Là, voyons, oui... comme ça. Les fleurs, là... Oui, ce sera gai... Bon !

Elle dispose tout, jette un dernier coup d’œil.

Tenez, Rosalie, prenez mon manteau.

Elle se débarrasse. Sortent Rosalie et Émile.

 

 

Scène IV

 

SAINTFOL, ANTOINETTE

 

SAINTFOL.

Eh bien ? Qu’est-ce qu’il y a ?

ANTOINETTE.

Tu ne devines pas qui vient déjeuner ? Mais par exemple, ça été dur !

SAINTFOL.

Ta mère ?

ANTOINETTE.

Avec Léopold.

SAINTFOL.

Ça, c’est gentil !

ANTOINETTE.

Oh ! j’en ai eu du mal à la décider. Maman a beau savoir que nous sommes fiancés et que nous allons nous marier dans trois semaines, ne nous faisons pas d’illusions : elle adorait Fernand et toi, elle ne peut pas te souffrir.

SAINTFOL.

Mais, nom d’un chien ! Elle ne me connaît pas ! Elle a toujours refusé de me voir !

ANTOINETTE.

Elle t’a vu une fois à Bégude, ça lui a suffi. Tu lui as fait l’effet d’un grand polichinelle. Elle sera très longue à revenir là-dessus.

SAINTFOL.

C’est trop fort !

ANTOINETTE.

Sans Léopold, jamais elle n’aurait consenti à venir visiter notre future installation... Je ne sais pas comment ça se fait, mais Léopold est parfait pour nous, dans cette affaire-là. Tiens ! lui, c’est le contraire de maman... il avait horreur de Fernand et toi, il te trouve très bon garçon.

SAINTFOL.

Je ne lui fais pas l’effet d’un grand polichinelle ?

ANTOINETTE.

Si ! mais il ne le dit pas... Maintenant, mon chéri, tout dépend de toi... Maman va venir... Elle me suit... Il faut du tact.

SAINTFOL.

On en aura.

ANTOINETTE.

Il faut être convenable... pas trop familier avec elle.

SAINTFOL.

Bien entendu.

ANTOINETTE.

Ni avec moi... Il ne faut pas lui faire sentir que...

SAINTFOL.

Naturellement.

ANTOINETTE.

Il ne faut pas affecter non plus des airs trop cérémonieux.

SAINTFOL.

J’ai compris.

ANTOINETTE.

Enfin, il n’y a pas d’autre mot, il faut du tact.

SAINTFOL.

Embrasse-moi avant qu’elle arrive.

ANTOINETTE, allant s’asseoir en riant.

Tu m’ennuies.

SAINTFOL, se mettant à genoux devant elle.

Dis-moi que je ne t’ennuie pas !

ANTOINETTE.

Tu m’agaces.

SAINTFOL.

Tu es heureuse, n’est-ce pas, ma petite Antoinette ?

ANTOINETTE, réfléchissant.

Oui... oui, je suis heureuse. Et ce qu’il y a de plus drôle, c’est que j’ai commencé par te trouver insupportable.

SAINTFOL.

Vraiment ?

ANTOINETTE.

Et non seulement tu n’es pas insupportable, mais tu es presque trop gentil.

SAINTFOL.

Oh !

ANTOINETTE.

Parfaitement ! Depuis notre liaison, j’ai eu les caprices les plus extravagants et j’avais à peine le temps de les avoir et d’en jouir un peu, ils étaient déjà satisfaits... Enfin, grâce à toi, je ne désire plus rien... et c’est même une sensation étrange de ne plus rien désirer.

SAINTFOL.

Ce sera ma seule façon de te corriger de tes défauts, si tu en as.

ANTOINETTE.

Voilà ce que mon mari ne voulait pas comprendre.

SAINTFOL.

Je te défends de l’appeler ton mari !

ANTOINETTE.

Comment veux-tu que je l’appelle ? Le monsieur que j’avais épousé ?...

Elle écoute.

Oh ! lève-toi, j’entends maman.

 

 

Scène V

 

SAINTFOL, ANTOINETTE, LÉOPOLD, MADAME RAMIER, puis ÉMILE

 

SAINTFOL, allant vivement à la rencontre de madame Ramier.

Madame... que c’est aimable à vous d’avoir bien voulu accepter notre petite invitation. C’est tout à fait sans cérémonie.

MADAME RAMIER, avec une certaine gêne.

Je l’espère bien... ce n’est qu’à cette condition... Je l’ai dit à Antoinette.

SAINTFOL.

Et votre santé a toujours été bonne ?

MADAME RAMIER.

Excellente, je vous remercie.

SAINTFOL, se tournant vers Léopold.

Et vous aussi, cher monsieur Léopold, je suis content de vous voir !...

LÉOPOLD.

Vous êtes bien bon.

SAINTFOL.

J’ai appris ce que vous aviez été pour Antoinette... et j’espère que vous vous considérerez ici comme chez vous.

Se retournant, à Antoinette.

N’est-ce pas, ma chère amie !

LÉOPOLD, à madame Ramier, bas.

Il est charmant.

Haut.

Je suis très touché, cher monsieur...

SAINTFOL.

Pas de cher monsieur entre nous... Et, pour commencer, je sais que vous avez l’habitude d’embrasser Antoinette chaque fois que vous la voyez... Embrassez-la tout de suite, je vous prie.

ANTOINETTE, s’avançant.

Allons, Léopold... embrassez !

LÉOPOLD.

Ce n’est pas de refus...

Il l’embrasse. À Saintfol.

J’avoue qu’il m’aurait été pénible de renoncer à cette petite habitude-là.

SAINTFOL, à madame Ramier.

Avez-vous faim ?

MADAME RAMIER.

Je commence.

SAINTFOL.

J’ai fait servir le déjeuner dans ce petit salon... C’est plus intime, plus familier... Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais j’ai horreur de manger dans des salles à manger... Et vous ?

MADAME RAMIER.

Moi, je vous avoue que je n’ai jamais mangé ailleurs.

ANTOINETTE.

On peut servir, maman ?

MADAME RAMIER.

Si tu veux, mon enfant.

ANTOINETTE, à Rosalie qui tient d’entrer, appelée à une réplique précédente.

Rosalie, débarrassez madame...

À madame Ramier.

Tu gardes ton chapeau ?

MADAME RAMIER.

Si tu permets.

Bas à Léopold pendant qu’on se place.

C’est plus fort que moi, mon ami, je ne suis pas à mon aise dans cette maison.

LÉOPOLD, conciliant.

Voyons, madame, voyons...

MADAME RAMIER, même jeu.

Que voulez-vous ? Ce garçon-là m’est antipathique... Je ne peux pas lui dire un mot...

SAINTFOL.

À table ! Vous, ici, à mon côté... Antoinette vis-à-vis... Vous, Léopold...

On se place. Entre Émile qui passe les hors-d’œuvre.

ANTOINETTE, s’asseyant.

Du vin blanc, maman ?

MADAME RAMIER.

Merci, ma fille... de l’eau.

ANTOINETTE.

De l’eau d’Évian, Émile... Vous, Léopold, du vin ?

LÉOPOLD.

Je l’avoue... je suis au régime du vin à tous mes repas.

SAINTFOL, riant.

C’est comme moi... Tenez, en voici de mes vignes.

Il fait un signe à Émile.

LÉOPOLD.

Où sont-elles situées, vos vignes ?

SAINTFOL.

Près de Nantes.

LÉOPOLD, retirant machinalement son verre.

Ah !

ANTOINETTE.

Il aimerait peut-être mieux du bourgogne... Émile ?

ÉMILE.

Oui, madame.

Il prend une carafe.

LÉOPOLD, à Saintfol.

Non... non, je vais d’abord goûter le vôtre... Il est bon... il est assez bon.

Il le goûte et prend néanmoins du vin de Bourgogne.

ANTOINETTE.

Ce sont de petites langoustes, maman... je sais que tu les aimes... Et, après ça, tu as...

Regardant le menu.

De la viande grillée... du pâté... et une salade. C’est très simple.

MADAME RAMIER.

C’est trop, ma fille, c’est trop.

Émile sort. Ici, un montent de silence, bruits de fourchettes. Une espèce de gêne commence et se devine à des coups d’œil qu’échangent Antoinette, Léopold et Saintfol. Cependant, Émile passe la grande grillée, Rosalie ayant desservi.

ANTOINETTE, profitant de ce que madame Ramier boit, bas à Léopold.

Dites à Adrien d’animer la conversation... d’être cordial avec maman. Il a l’air en bois.

LÉOPOLD.

Oui... oui.

Il fait semblant de laisser tomber sa serviette et, en la ramassant, bas à Saintfol.

Antoinette vous fait dire que vous avez l’air en bois.

SAINTFOL, ne comprenant pas.

En bois ? Pourquoi en bois ?

LÉOPOLD, même jeu.

Animez la conversation... dites quelque chose d’aimable à votre voisine...

SAINTFOL.

Ah ! j’ai compris.

ANTOINETTE, à Léopold, même jeu.

Avec du tact, bien entendu.

LÉOPOLD, même jeu, à Saintfol.

Ayez du tact.

SAINTFOL.

Naturellement...

Haut.

Hum ! Hum !

À madame Ramier, avec une soudaine cordialité.

Chère madame, vous ne savez pas ce que vous allez faire ? Ce sera très gentil et ça me comblera de joie ?

MADAME RAMIER, interloquée.

Quoi, mon ami ?

SAINTFOL.

Eh bien, puisque je vais épouser dans trois semaines ma chère petite Antoinette que j’adore, puisque nos bans vont être publiés demain, permettez-moi de vous appeler belle-maman et appelez-moi mon gendre...

Vif mouvement de madame Ramier.

ANTOINETTE, à Léopold.

Juste ce qu’il ne fallait pas dire !

LÉOPOLD.

Juste.

ANTOINETTE.

Il n’a aucun tact.

MADAME RAMIER, hésitant une seconde, puis avec éclat.

Écoutez... ! c’est plus fort que moi !

Émile, sur un signe d’Antoinette, pose le plat sur la table et sort discrètement. Madame Ramier à Saintfol.

Excusez-moi, mon ami... Mais je n’y tiens plus !... Il faut que je vous dise ce que j’ai sur le cœur... Et puis ce sera fini ! Eh bien, j’ai eu tort de venir déjeuner. J’ai accepté pour ne pas vous blesser, mais j’ai eu tort ! J’ai eu tort !... Vous avez pu remarquer que, depuis le commencement du repas, je ne suis pas à mon aise, n’est-ce pas ? Et savez-vous pourquoi je ne suis pas à mon aise ?... C’est que j’ai beau faire semblant d’ignorer dans quelle situation vous êtes... je le sais tout de même. Et alors, que voulez-vous ? j’ai des tas de préjugés qui ne sont plus de votre temps, mais entre vous deux, mes pauvres enfants, je suis gênée ! Je vous en demande mille pardon, mais, tant que vous ne serez pas mariés, ne m’invitez plus, ma place n’est pas ici !

SAINTFOL.

On va l’être dans trois semaines, belle-maman, c’est la même chose !

MADAME RAMIER.

Non, ce n’est pas la même chose. J’en appelle à Léopold.

LÉOPOLD.

Permettez ! permettez ! C’est très délicat !...

MADAME RAMIER.

Vous voyez !

LÉOPOLD.

Il est certain, chère madame, qu’en un autre temps votre démarche n’eût pas été peut-être d’une correction irréprochable.

MADAME RAMIER.

Je ne le lui fais pas dire.

LÉOPOLD.

Mais aujourd’hui...

ANTOINETTE.

Du pâté, Léopold ?

LÉOPOLD.

Certainement.

Reprenant.

Mais aujourd’hui, avec le relâchement des mœurs...

MADAME RAMIER.

Très bien !

LÉOPOLD, tout en mangeant.

Avec notre façon un peu légère d’envisager la cérémonie du mariage et avec les innombrables incohérences du divorce, je crois qu’on peut presque considérer comme légalement unis des êtres qui sont bien décidés à se marier dans une quinzaine de jours.

SAINTFOL.

Voilà la vérité !

LÉOPOLD.

J’ajoute que les gens qui se marient devenant de plus en plus rares, il est bon de les encourager par de l’indulgence et des concessions, et, par conséquent, chère madame Ramier, votre présence ici, malgré l’étonnement qu’elle vous cause à vous-même, ne peut manquer de porter bonheur à ces jeunes époux à la santé desquels je vous demande la permission de lever mon verre !

SAINTFOL.

Bravo, Léopold ! À votre santé !... À votre santé, belle-maman !

MADAME RAMIER, choquant son verre.

Je veux bien, mon ami... Je vous ai dit ce que j’avais à vous dire, ça m’a soulagé.

LÉOPOLD, à Antoinette.

À votre santé !

ANTOINETTE.

À votre santé, Léopold.

SAINTFOL.

C’est gentil, ce que vous faites là, belle-maman. Et on ne l’oubliera jamais, n’est-ce pas, Antoinette ?

ANTOINETTE, distraitement.

Non... non, jamais !

SAINTFOL, à madame Ramier.

Je suis content, je suis très content ! Il faut que je vous embrasse, vous permettez ?

MADAME RAMIER, riant.

Mais oui, mon ami.

SAINTFOL.

Maintenant, on va prendre une tasse de café.

MADAME RAMIER.

Avec plaisir.

SAINTFOL, à Émile, sonne.

Le café.

ÉMILE.

Rosalie l’apporte, monsieur.

Il sort, Rosalie entre et dépose les tasses sur la table.

SAINTFOL, se levant.

Un cigare, Léopold ?

LÉOPOLD.

Ce n’est pas de refus.

ÉMILE, rentrant.

Madame de Rias téléphone à monsieur.

SAINTFOL.

Ah ! Edmée. Elle téléphone de Paris ?

ÉMILE.

De l’hôtel, oui, monsieur.

SAINTFOL, à madame Ramier.

C’est ma cousine que vous avez vue à Bégude. Vous permettez ?

MADAME RAMIER.

Ne vous gênez pas, mon ami.

SAINTFOL.

Prenez votre café. Je reviens à l’instant.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

LÉOPOLD, MADAME RAMIER, ANTOINETTE, un instant ROSALIE, puis SAINTFOL

 

LÉOPOLD.

Il est gai... il me plaît beaucoup.

ANTOINETTE.

Et à toi, maman ?

MADAME RAMIER.

Mais à moi aussi... Il est très aimable... parfaitement élevé. Un peu bruyant...

À Antoinette.

Tu ne trouves pas ?

ANTOINETTE.

Un peu, oui.

MADAME RAMIER.

Et un peu superficiel.

ANTOINETTE.

Oui, un peu...

MADAME RAMIER.

N’est-ce pas, Léopold ?

LÉOPOLD.

En effet, en effet. Mais il est gai...

MADAME RAMIER.

C’est quelque chose.

LÉOPOLD.

Ah ! si j’avais été gai !...

MADAME RAMIER.

Par exemple, c’est bien le contraire de Fernand.

ANTOINETTE.

Absolument le contraire... Mais c’est ce qu’il me fallait.

MADAME RAMIER.

Dans ce cas, tu as bien choisi !

ANTOINETTE, riant.

Dis-donc, maman ?... Tu ne remarques pas que tu as la petite manie de parler tout le temps de Fernand ?... Il faudra la perdre.

MADAME RAMIER.

Que veux-tu ? Fernand était ton premier mari, il me sera toujours sacré. Vous avez divorcé dans un coup de tête... Vous n’avez pas voulu vous faire la moindre concession. Jamais je n’ai pu avaler ça. Enfin, espérons que vous ne vous en repentirez ni l’un ni l’autre.

Regardant sa montre.

Ah ! il faut que je m’en aille si tu veux que je fasse tes courses... Veux-tu me faire donner mon manteau et cet échantillon d’étoffe ?

ANTOINETTE.

Oui, maman.

Elle va tonner, entre Rosalie à qui elle parle à voix basse.

MADAME RAMIER.

Léopold ?

LÉOPOLD.

Chère madame ?

MADAME RAMIER.

Entre nous et franchement... qu’est-ce que vous pensez de ce mariage ?

LÉOPOLD.

Ce que j’en pense ?

MADAME RAMIER.

L’approuvez-vous ? ou ne l’approuvez-vous pas ? Votre avis sincère ?

LÉOPOLD, réfléchissant.

Eh bien, madame... je l’approuve.

MADAME RAMIER.

Ah ! vous me rassurez !

LÉOPOLD.

Je l’approuve dans une certaine mesure... Évidemment, ce n’est pas le rêve.

MADAME RAMIER.

Hélas !

LÉOPOLD.

Je vous l’ai déjà dit souvent. L’homme rêvé, Antoinette, avec son caractère, aura beaucoup de peine à le rencontrer. Mais, enfin, elle s’en rapproche peu à peu.

ANTOINETTE, remettant un petit paquet à sa mère que vient de lui donner Rosalie.

Voici l’échantillon, maman.

ROSALIE, mettant le manteau de madame Ramier.

Madame...

MADAME RAMIER.

Merci, mademoiselle.

Rentre Saintfol.

SAINTFOL, à Antoinette.

Ma cousine me téléphone qu’elle va venir nous voir.

ANTOINETTE.

Tant mieux !

SAINTFOL, à madame Ramier.

Comment, vous partez ?

MADAME RAMIER.

J’y suis obligée, mon ami...

SAINTFOL.

Mais vous reviendrez prendre une tasse de thé cet après-midi ? Nous avons un bridge, avec quelques amis... Madame de Rias, que vous connaissez... Sivoir, les Prangis... des camarades. C’est un petit bridge d’inauguration, le premier que l’on fait ici, il faut qu’il soit très brillant.

MADAME RAMIER.

Je tâcherai.

SAINTFOL.

Vous, Léopold, je compte sur vous.

MADAME RAMIER.

Allons, au revoir, mon ami... Léopold, je vous dépose chez vous...

Elle embrasse Antoinette.

Au revoir, ma fille... Amusez-vous, soyez gais, recevez vos amis, c’est de votre âge... mais, je vous en supplie, mes enfants, ayez de l’ordre. Vous allez vous marier bientôt... Eh bien, tâchez que votre mariage ne soit pas une simple plaisanterie, ça vaudra mieux pour vous deux.

ANTOINETTE.

Oui, maman... tu as raison.

MADAME RAMIER.

Et vous, mon gendre, la prochaine fois que je viendrai déjeuner avec vous...

SAINTFOL.

Demain, belle-maman, demain.

MADAME RAMIER.

Oui, mais vous me ferez déjeuner dans la salle à manger.

SAINTFOL, riant.

C’est promis.

Sortie de madame Ramier et de Léopold. Pendant les dernières répliques, Émile et Rosalie ont porté la table à manger dans la pièce voisine, à gauche dans la scène.

 

 

Scène VII

 

SAINTFOL, ANTOINETTE, puis EDMÉE

 

SAINTFOL.

Bonne femme, ta mère, excellente femme, je vais l’aimer beaucoup.

ANTOINETTE.

Oui, mais il ne faut pas seulement l’aimer, il faut encore l’écouter et suivre ses conseils... Car elle a raison. Il est temps de devenir sérieux, mon petit... il n’est que temps.

SAINTFOL, riant.

Comment ! C’est toi qui me fais de la morale !... Oh ! ma chérie...

ANTOINETTE.

Mais oui, c’est moi... Ça t’étonne, naturellement !... Tu ne me connais pas... Personne ne me connaît... Vous êtes tous à me prendre pour une petite femme frivole qui n’a aucune volonté, aucun bon sens... C’est agaçant, à la longue !...

SAINTFOL, essayant de la prendre sur ses genoux.

Voyons, ma chérie, voyons !...

ANTOINETTE, s’y refusant.

Toi, surtout... tu crois me faire plaisir en me laissant gaspiller ton argent et acheter des tas de bijoux dont je n’ai pas besoin... Eh bien, tu te trompes... Tiens la semaine dernière, par exemple... tu venais de vendre une de tes fermes, cinquante moutons, quinze vaches... Et tu me les as laissé perdre en une nuit à Monte-Carlo. Tu n’es pas raisonnable !

SAINTFOL, l’attirant sur ses genoux et l’embrassant.

Toi, tu es un ange !

Entre Edmée.

EDMÉE.

Ne vous gênez pas pour moi, je vous en prie.

ANTOINETTE, se levant et l’embrassant.

Bonjour, Edmée... Ça va ?

SAINTFOL.

Bonjour, cousine ! Quand êtes-vous arrivée ?

EDMÉE.

Hier soir... et vous voyez, ma première visite...

ANTOINETTE.

Très aimable.

SAINTFOL.

Vous nous restez pour le bridge ?

EDMÉE.

Ça dépend... D’abord, j’ai des tas de choses à raconter à Antoinette.

SAINTFOL.

Et à moi ?

EDMÉE.

Rien, à vous, rien...

SAINTFOL.

Alors, je vais faire préparer les tables. Dites-vous toutes vos petites horreurs.

Il monte par l’escalier.

 

 

Scène VIII

 

ANTOINETTE, EDMÉE

 

ANTOINETTE.

Mais vous m’intriguez !

EDMÉE.

Ma chère amie... ma chère amie... Prêtez-moi toute votre attention...

ANTOINETTE.

Oui... oui.

EDMÉE.

Toute votre sympathie... et toute votre franchise... surtout toute votre franchise.

ANTOINETTE.

En voilà des choses !... Asseyez-vous !

EDMÉE.

Ce n’est pas très commode à dire... D’abord, vous allez comprendre tout de suite pourquoi j’ai attendu qu’Adrien fût sorti. Il s’agit de monsieur Lebelloy.

ANTOINETTE.

De mon... ?

EDMÉE.

De votre... oui.

ANTOINETTE, empressée.

Dites ! dites !

EDMÉE, souriante et un peu timide pendant toute la scène.

Vous devez vous rappeler... au fait, non !... que je suis bête !... Vous ne pouvez pas vous rappeler ça... À Bégude, monsieur Lebelloy, qui était alors votre mari... et qui vous adorait... se montrait néanmoins avec moi... d’une amabilité toute particulière...

ANTOINETTE.

Mon Dieu ! je vous avoue...

EDMÉE.

Oh ! oui... je comprends... ça ne vous frappait pas, mais c’était visible... pour moi. Je n’irai pas jusqu’à dire positivement qu’il me faisait la cour, ce serait contraire à la vérité... Car il vous adorait, je le répète... Alors, il ne pouvait pas...

ANTOINETTE.

Il vous faisait la cour ?

EDMÉE.

Non, ma chère, non... pas du tout. D’ailleurs, j’étais votre amie, je n’aurais jamais toléré... vous ne me connaissez pas. Nous causions parfois ensemble, je crois que mon caractère ne lui déplaisait pas. Ça n’a jamais dépassé ça.

ANTOINETTE.

Ah !

EDMÉE.

Quelques mois se sont écoulés. J’étais rentrée dans ma propriété des environs de Nantes... bien tranquille... je ne pensais plus à toutes ces petites histoires... lorsqu’un jour...

ANTOINETTE.

Un jour ?

EDMÉE.

Un jour, ma chère, je vois arriver chez moi... devinez qui ?... Monsieur Lebelloy !

ANTOINETTE.

Ça, par exemple !... Et qu’est-ce qu’il était venu faire là-bas ?

EDMÉE.

Il était venu provoquer mon cousin, monsieur de Saintfol, dont le château est voisin du mien.

ANTOINETTE.

Mais je n’ai jamais su un mot de tout ça !

EDMÉE.

Attendez donc !.. Il n’a pas rencontré Saintfol, arrivé en effet la veille, mais qui n’était resté chez lui qu’une heure, et qui était reparti immédiatement pour Paris, comme un amoureux qu’il était.

ANTOINETTE, se calmant.

Alors, monsieur Lebelloy, profitant du voisinage, est venu... ?

EDMÉE.

Me rendre une petite visite... Il avait l’air fort malheureux... il m’a fait certaines confidences... Je me suis gardée de prendre parti, bien entendu... C’est toujours très délicat... Nous avons passé quelques instants ensemble... Je l’ai reconduit au train... et voilà tout. Sur ces entrefaites, je suis allée moi-même à Paris, comme je le fais tous les ans...

ANTOINETTE, ironiquement.

Vous lui avez rendu sa visite ?

EDMÉE.

Je lui ai rendu sa visite... Votre divorce avait été prononcé pendant ce temps-là... Nous nous sommes encore revus, monsieur Lebelloy et moi. Et, hier soir, devinez ce qu’il a fait, hier soir ?

ANTOINETTE.

Je crois deviner.

EDMÉE.

Non, ma chère... Il m’a demandé ma main !

ANTOINETTE.

Mais c’est admirable, ça, c’est très bien ! Je suis enchantée !... Vous avez répondu oui, j’espère ?

EDMÉE.

Ni oui, ni non, parce que je voulais vous voir... Parfaitement... Alors, écoutez, je suis une bonne fille, pas rosse du tout... incapable d’un certain genre de perfidie, vous verrez... Certes, monsieur Lebelloy me plaît assez comme époux, mais je ne suis pas entraînée vers lui par une passion irrésistible. En outre, je me rends compte que ce mariage peut amener des froissements avec mon cousin... avec vous... Par conséquent, ma chère, répondez-moi franchement... Tâtez-vous... examinez bien la nature des sentiments que vous avez conservés pour monsieur Lebelloy... on ne sait jamais... on ne sait jamais... je serais désolée de rouvrir en vous la plus petite blessure, ça n’en vaudrait pas la peine... Si monsieur Lebelloy est vraiment devenu pour vous un étranger, s’il n’est pas trop pénible à mon cousin de le rencontrer de temps en temps, ma foi, je vais me décider à l’épouser... Si, au contraire, ma chère amie, vous n’êtes pas sûre de vous, dites-le-moi de femme à femme, entre nous deux, et, comme au lit de mort de monsieur de Rias, je lui ai juré de ne pas me remarier, eh bien, j’en serai quitte pour tenir mon serment.

ANTOINETTE, lui prenant les mains.

Ma chère Edmée... je suis touchée. C’est d’une sœur, ce que vous faites là... Mais je vous jure, à mon tour, vous entendez ? je vous jure que vous pouvez épouser monsieur Lebelloy sans me causer autre chose qu’un petit chatouillement agréable et imprévu... Oui... je me tâte bien... pas autre chose. Tenez, pour que je sois plus sûre, dites-moi : « Fernand m’aime et nous allons nous marier. » Je vous en prie, dites-le-moi, que je m’observe bien.

EDMÉE, riant.

Fernand m’aime...

ANTOINETTE.

Bon !

EDMÉE.

...et nous allons nous marier.

ANTOINETTE.

Ça va !...

Avec un léger mouvement nerveux.

Oui... oui, ça va !

Un temps.

Vous serez très heureux ensemble.

EDMÉE.

Ma chère, je le crois... Il a de grandes qualités, vous savez.

ANTOINETTE.

Oui... oui.

EDMÉE.

Une jolie situation, après tout.

ANTOINETTE.

Oui... oui.

EDMÉE.

En outre, c’est un homme énergique, qui a une volonté...

ANTOINETTE, songeant.

Oui.

EDMÉE.

Et il y a des moments dans la vie où une femme a besoin d’être tenue par une main un peu ferme.

ANTOINETTE.

Oui.

EDMÉE.

Dites donc ? est-ce la peine de raconter ça à Saintfol aujourd’hui même ?

ANTOINETTE.

Il vaut mieux attendre... Je le lui dirai après le bridge.

EDMÉE, un temps.

On est amies ?

ANTOINETTE.

Grandes amies !

Paraît Émile.

 

 

Scène IX

 

ANTOINETTE, EDMÉE, ÉMILE, SIVOIR et MONSIEUR et MADAME DE PRANGIS, puis SAINTFOL, puis LES GRANSON

 

ÉMILE, allant à Antoinette.

Monsieur et madame de Prangis... Monsieur Sivoir...

ANTOINETTE.

Qu’ils entrent ! qu’ils entrent !

Entrent monsieur et madame de Prangis, puis immédiatement Sivoir.

MADAME DE PRANGIS, à Antoinette.

Chère madame.

À Edmée.

Chère amie.

À Antoinette.

Merci encore de cette charmante invitation, elle nous a fait un vrai plaisir. Et pas seulement l’invitation, mais la nouvelle, la nouvelle surtout...

ANTOINETTE.

Eh ! oui !

MADAME DE PRANGIS.

Nous nous en doutions un peu, d’ailleurs.

DE PRANGIS, avec des poignées de main.

Oui... oui. Nous en étions mêmes certains.

MADAME DE PRANGIS.

Et nous en avons parlé tout l’hiver.

SIVOIR.

C’est pourtant moi qui suis le parrain de ce mariage-là !

MADAME DE PRANGIS.

Vous ?

SIVOIR.

Rappelez-vous... à Bégude... le banco.

ANTOINETTE.

C’est vrai !

SIVOIR.

Dire que si je n’avais pas gagné ce banco, nous ne serions peut-être pas ici !

ANTOINETTE.

Je ne l’oublierai pas...

MADAME DE PRANGIS.

Mais c’est délicieux, votre installation... Où ça mène-t-il, cet escalier ?

ANTOINETTE.

Dans un grand atelier... C’est là que nous allons faire le bridge.

SIVOIR, à Saintfol qui entre.

Bonjour, Saintfol...

SAINTFOL.

Ça va, mon bon ? Vous êtes très gentils d’être venus... Chère madame...

MADAME DE PRANGIS.

On était en train de faire des compliments sur l’installation... sur le mariage, sur tout, enfin ?

DE PRANGIS.

Les Granson nous suivent... Ils m’ont prié de les annoncer.

ANTOINETTE.

Nous avons de quoi faire deux tables. Si on commençait ?

SIVOIR.

Allons ! On grimpe ?

ANTOINETTE.

On grimpe... Je passe devant.

Antoinette monte l’escalier suivie de Sivoir et d’Edmée. Entrent monsieur et madame Granson.

MADAME GRANSON.

Bonjour, Saintfol... Ah ! chère madame... je ne vous voyais pas... Mais c’est charmant !

ANTOINETTE, du haut de l’escalier.

Venez ! venez ! dépêchez-vous...

Au moment où Saintfol, le dernier, va monter l’escalier, paraît Émile, très ému.

 

 

Scène X

 

SAINTFOL, ÉMILE

 

Les autres invités finissent de monter.

ÉMILE, à voix basse.

Monsieur ! Monsieur !

SAINTFOL.

Eh bien ?

ÉMILE.

Ne montez pas, monsieur, restez... Ah ! quelle histoire !

SAINTFOL.

Ah çà ! vous êtes fou !... Qu’y a-t-il ?

ÉMILE.

Restez, monsieur... je vous en supplie !...

SAINTFOL, aux invités.

Commencez sans moi, j’arrive à l’instant.

Les invités disparaissent par le haut. À Émile.

Dépêchez-vous, hein ?

ÉMILE, s’assurant qu’ils sont bien seuls et avec angoisse.

L’huissier, monsieur !...

SAINTFOL, ne comprenant pas.

L’huissier ?...

ÉMILE.

J’en étais sûr que nous finirions par là !

SAINTFOL.

Qu’est-ce qu’il vient faire ?

ÉMILE.

Il vient saisir, monsieur, saisir !

SAINTFOL, en colère.

C’est trop fort !... Renvoyez-le !

ÉMILE.

Il ne veut pas partir.

SAINTFOL.

Ah ! il ne veut pas... ? Eh bien, je vais lui dire deux mots... Qu’il entre !

Sort Émile.

 

 

Scène XI

 

SAINTFOL, seul, puis LEBELLOY

 

SAINTFOL, seul, en faisant quelques pas.

Ces gens-là ont un aplomb !

Entre Lebelloy qui a laissé pousser ses favoris.

LEBELLOY, grave.

Monsieur...

SAINTFOL, s’avançant.

Monsieur... je...

Le reconnaissant.

Comment, c’est vous ?

LEBELLOY, sans geste, très simplement.

Je suis monsieur Lebelloy, huissier...

SAINTFOL.

Je me rappelle... huissier... Ah ! par exemple, je vous demande la permission de rire un peu.

LEBELLOY.

Riez, monsieur.

SAINTFOL, devenu très gai.

Mais donnez-vous donc la peine de vous asseoir.

LEBELLOY.

C’est inutile, monsieur, je vous remercie. Je viens en vertu d’un jugement rendu par le tribunal de la Seine, enregistré et signifié, étant en forme exécutoire et à la requête de M. Allegrain, marchand de curiosités, vous faire itératif commandement de par la loi et justice...

SAINTFOL, ricanant.

Itératif !... Vous êtes sûr qu’il est itératif ?

LEBELLOY.

J’en suis sûr... de payer à moi, huissier porteur, la somme de dix-sept mille cinq cents francs, plus les intérêts de droit, faute de quoi je me verrai contraint de procéder à la saisie exécutoire et à la mise sous autorité de justice des effets et meubles contenus dans votre hôtel... Si donc, monsieur, vous désirez que je ne fasse pas entrer les témoins que j’ai amenés avec moi, conformément à la loi, et qui sont restés provisoirement dans l’antichambre, je vous prie de me verser la somme de dix-sept mille cinq cents francs... plus les intérêts et les frais...

SAINTFOL.

Pardon, monsieur, un mot ?

LEBELLOY.

Je vous écoute.

SAINTFOL.

Me faites-vous une farce sur la drôlerie de laquelle je réserve mon opinion ? ou bien parlez-vous sérieusement ?

LEBELLOY.

J’ai rarement parlé avec autant de sérieux.

SAINTFOL.

Vous venez me saisir, moi, monsieur le vicomte de Saintfol ?

LEBELLOY.

Je vais avoir cet honneur.

SAINTFOL.

Alors, c’est bien, monsieur. J’enverrai demain régler à votre étude. Vous pouvez vous retirer.

LEBELLOY.

Il fallait envoyer hier. Vous avez reçu la copie du commandement.

SAINTFOL.

Je ne l’ai pas lue.

LEBELLOY.

Il fallait la lire.

SAINTFOL, le blaguant.

Monsieur, je me marie d’aujourd’hui en quinze. C’est vous dire que j’avais autre chose à faire.

LEBELLOY.

Monsieur, comme citoyen, je peux me réjouir de cette nouvelle ; comme huissier, elle me laisse complètement indifférent.

SAINTFOL, riant.

Et voilà le moyen que vous avez trouvé pour vous venger de moi ? Voyons, monsieur Lebelloy, voyons... entre nous, c’est un peu mesquin !

LEBELLOY.

Je ne songe pas à la vengeance, monsieur le vicomte. Me venger de quoi ? Je ne tenais pas à me laisser ruiner par la femme que j’aimais, c’était mon idée. Elle m’a fait comprendre qu’elle trouvait cela ridicule et que j’avais l’âme d’un clerc d’huissier... Je n’ai pas insisté. Que voulez-vous ? Dans ma profession, je fais la connaissance des hommes juste au moment où ils se ruinent et je ne les vois pas prendre la chose avec assez d’allégresse pour être tenté de les imiter. Mais vous, vous appartenez à cette forte race de héros ne croient jamais payer assez cher la possession de la femme aimée. Or, il arrive que, par un hasard symbolique, c’est moi qui suis chargé de vous signifier que vous vous êtes ruiné pour elle. Eh bien, monsieur le vicomte, vous me croirez si vous voulez, non seulement je n’éprouve aucun sentiment de vengeance, mais ce spectacle m’inspire, au contraire, la plus profonde mélancolie.

SAINTFOL.

Ne me plaignez pas, je vous en prie. D’abord, je ne suis pas ruiné, et je le serais demain que je ne le regretterais pas, ma parole... La plus simple délicatesse m’interdit de vous dire pourquoi... Mais j’ai eu depuis un an quelques moments comme vous n’en rencontrerez guère dans l’exercice de vos fonctions... Car, avec toute votre sagesse, mon cher monsieur, vous ferez peut-être des économies et, plus tard, vous vous retirerez à la campagne, mais laissez-moi vous dire que vous aurez mené une fichue existence.

LEBELLOY.

Nous verrons un jour l’opinion de madame la vicomtesse de Saintfol sur celle que vous lui réservez.

Tirant sa montre.

Il est temps que je procède à la saisie.

Dépliant sa serviette.

Je vous en constituerai gardien si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

SAINTFOL.

J’en serai charmé.

LEBELLOY.

Et nous fixerons la vente à jeudi prochain à l’hôtel des ventes, rue Rossini, numéro 6, au plus offrant et dernier enchérisseur.

SAINTFOL.

Ce sera une belle vente.

LEBELLOY.

Les meubles sont fort beaux, en effet... Je vous en fais mes compliments.

SAINTFOL.

Je les accepte.

LEBELLOY.

Nous allons commencer par cette pièce, après quoi, je vous prierai de me conduire dans les autres.

SAINTFOL.

Pardon, monsieur... J’ai quelques amis, en haut, qui sont en train de jouer au bridge, j’aime à croire que vous ne les dérangerez pas.

LEBELLOY.

Nous sommes obligés, dans notre profession, de déranger des gens qui font des choses beaucoup plus étranges.

SAINTFOL, avec un commencement de colère.

Vous vous permettriez d’interrompre une partie de bridge ?

LEBELLOY.

À mon grand regret.

SAINTFOL.

Ah ! en voilà assez ! Je sors. Je vais trouver un de mes amis, monsieur le baron de Sauterre, qui a deux cent mille livres de rentes. Vous serez payé dans une demi-heure. En attendant, j’aime à croire que vous aurez la pudeur de ne pas bouger d’ici !...

LEBELLOY.

Soit, monsieur.

SAINTFOL.

Tenez, voici une table... Asseyez-vous et écrivez toutes vos petites incongruités... Je reviens à l’instant.

Il sort vivement.

 

 

Scène XII

 

LEBELLOY, seul

 

Très embêté, monsieur le vicomte, avec son air fendant.

Regardant autour de lui.

Jolie installation ! Ce sera une de mes meilleures saisies.

Il va examiner les meubles.

Bahut du XVIe siècle.

Regardant de plus près.

On fabrique admirablement aujourd’hui les bahuts du XVIe siècle.

Bruit de voix en haut.

Ah ! c’est le bridge. Il me semble que j’entends la vois de... d’Antoinette.

Montant deux marches de l’escalier.

Oui... c’est elle.

Un temps.

Sacrée petite femme ! Elle pourra se vanter, celle-là...

Un temps. Il descend brusquement, va à la table et avec rage, écrit.

« En vertu d’un jugement... »

Entre madame Ramier.

 

 

Scène XIII

 

LEBELLOY, MADAME RAMIER, puis ANTOINETTE

 

MADAME RAMIER, entrant, à la cantonade.

Prévenez ma fille...

Elle se retourne et aperçoit Lebelloy.

Ah ! bah ! Qu’est-ce que vous faites ici ?

Lui tendant la main.

Ce n’est pas que je sois fâchée de vous voir... Il s’en faut de beaucoup, mon ami, de beaucoup...

LEBELLOY.

Et moi donc, chère madame ! Je suis chez monsieur le vicomte de Saintfol pour affaires...

MADAME RAMIER, étonnée.

Pour quoi genre d’affaires, mon Dieu ? Vous m’épouvantez !...

Le regardant.

Vous vous battez ?

LEBELLOY.

Non... non, rassurez-vous. Je suis tout bonnement en désaccord avec monsieur de Saintfol sur le payement de quelques dettes urgentes... Nous nous battons avec du papier timbré... Et votre santé est toujours bonne, chère madame Ramier ?

MADAME RAMIER.

Voyons ! voyons !... du papier timbré ?... Il a donc des dettes, monsieur de Saintfol ?

LEBELLOY.

Il en est couvert, et ce qui est le plus curieux, c’est qu’il n’a pas l’air de s’en douter.

MADAME RAMIER.

C’est effrayant, ce que vous me dites... Mais je le croyais très riche...

LEBELLOY.

Fortune de province... Paris mange ça en une nuit.

MADAME RAMIER.

Ah ! ma pauvre Antoinette !... Mais j’ai toujours eu le pressentiment que ce mariage serait désastreux... Vous devez vous rappeler comme je me suis opposée au divorce, n’est-ce pas ?

LEBELLOY.

Je vous rends cette justice.

Apparaît Antoinette en haut de l’escalier.

MADAME RAMIER, à Lebelloy et brusquement, sans voir Antoinette.

Fernand ! il faut tirer ma fille de là !...

LEBELLOY.

Ah ! madame. Je n’y peux rien !

ANTOINETTE, à part.

Fernand !

Elle se penche.

Mais oui... ça !

Elle se penche en souriant et écoute madame Ramier.

MADAME RAMIER.

Si vous vouliez, Fernand... Ah ! si vous vouliez !... En tout cas, moi, je ne lui laisserai pas faire la folie de ce mariage ! Les huissiers... Du papier timbré ! comme mon pauvre mari... Il ne manquerait plus que ça ! Je vais consulter Léopold...

Serrant la main de Lebelloy.

Nous en reparlerons, mon ami, nous on reparlerons.

Elle sort précipitamment.

 

 

Scène XIV

 

LEBELLOY, ANTOINETTE

 

ANTOINETTE, se penchant sur l’escalier.

Eh ! bonjour ! ça va bien ?

LEBELLOY, se retourne et fait un mouvement.

Ah !

Il s’incline.

Madame...

ANTOINETTE, descendant.

Enchantée de vous rencontrer... C’est comme huissier que vous êtes ici ?... Oui... j’ai entendu quelques mots.

LEBELLOY.

En effet, madame... Mais ne vous alarmez pas...

ANTOINETTE, qui est descendue et très gaiement.

Je ne m’alarme jamais... Un huissier, dans un appartement, c’est très naturel... Chez nous, du temps de papa, il y en avait tout le temps... vous avez vu monsieur de Saintfol ?

LEBELLOY.

Il m’a prié de l’attendre, mais puisque vous êtes là, je vais me retirer. Je ne veux pas vous déranger davantage. Veuillez avoir la bonté de dire à monsieur de Saintfol qu’il peut envoyer payer à mon étude jusqu’à demain midi.

ANTOINETTE.

Vous serez payé, n’ayez aucune inquiétude.

LEBELLOY.

Je n’en ai aucune.

ANTOINETTE.

Monsieur de Saintfol est un peu négligent, voilà tout. Ce n’est pas un de ces hommes qui ne s’occupent que d’affaires et qui savent le code par cœur.

LEBELLOY.

Je m’en suis aperçu... C’est un grand seigneur.

ANTOINETTE.

Mon Dieu oui...

LEBELLOY.

Je vous fais tontes mes excuses d’avoir été obligé de le traiter comme un simple bourgeois... Je me retire donc, désolé de vous avoir causé ce petit dérangement.

ANTOINETTE.

Trop aimable. Et, à mon tour, laissez-moi profiter de l’occasion pour vous féliciter... J’ai vu Edmée, elle m’a appris vos projets de mariage.

LEBELLOY.

Oui, je pense que nos deux mariages auront lieu à peu près en même temps. Ce sera une charmante coïncidence.

ANTOINETTE.

Dont je suis ravie. J’aime beaucoup Edmée.

LEBELLOY.

Moi aussi.

ANTOINETTE.

Elle vous fera une très gentille petite femme. Elle est d’un caractère tendre, calme, un peu grave...

LEBELLOY.

Fidèle...

ANTOINETTE.

Fidèle, évidemment. Est-ce pour moi que vous ajoutez ça ?

LEBELLOY.

Je ne me permettrais pas. Je dis fidèle, parce que j’espère qu’elle est d’une nature fidèle...

ANTOINETTE.

Pardon, Je vous prie de me dire si c’est à moi que vous faites allusion ?

LEBELLOY.

Oh !

ANTOINETTE.

Pourquoi « Oh ! » Que signifie ce ricanement ? voudriez-vous laisser entendre que je ne vous ai pas été fidèle ?

LEBELLOY.

Eh bien, çà ! par exemple !

ANTOINETTE.

Et je vous souhaité, mon cher, de rencontrer la même fidélité chez toutes les femmes que vous épouserez par la suite. Je vous ai quitté parce que vous me rendiez la vie intolérable. Mais tant que j’ai porté votre nom, tant que le divorce n’a pas été prononcé, je me suis conduite d’une façon irréprochable... Croyez-le ou ne le croyez pas, ça m’est parfaitement égal, et si vous ne le croyez pas, c’est tant pis pour vous !

LEBELLOY.

Oh ! je le crois... je préfère le croire... Je suis même enchanté de le croire. Je proteste seulement contre le mot « intolérable ». Je ne vous rendais pas la vie intolérable... C’est excessif, je vous assure.

ANTOINETTE.

Excessif !

LEBELLOY.

Oui, madame, excessif !

ANTOINETTE.

Après tout ce que vous m’avez fait !... Car c’est inouï à quel degré de tyrannie vous en étiez venu ! Je ne pouvais plus faire un pas toute seule, causer avec n’importe qui sans être exposée à des reproches sournois et à des scènes où vous me traitiez comme une petite grue !

LEBELLOY.

Mais je proteste ! je proteste !

ANTOINETTE.

D’ailleurs, je m’explique tout, maintenant, je m’explique tout... En me poussant à bout, vous aviez votre idée.

LEBELLOY.

Qu’est-ce que ça signifie ?

ANTOINETTE.

Ah çà ! mon cher, est-ce que vous croyez par hasard que là-bas, à Bégude, je n’avais pas remarqué que vous faisiez la cour à Edmée ?... Mais moi, bonne fille, je prenais ça pour du flirt, du simple flirt... Et ce voyage à Nantes, où vous êtes resté avec elle tout un après-midi ?... Et, pendant ce temps-là, vous aviez le toupet de me faire des scènes de jalousie ! Alors, vous comprenez ? quand je vous vois essayer aujourd’hui de mettre tous les torts de mon côté, je me demande jusqu’où peut aller l’inconscience d’un homme !

LEBELLOY.

C’est trop fort, à la fin ! Je ne vous laisserai pas dire ça ?... Si j’ai accepté le divorce, madame, c’est pour une raison, pour une seule. Je ne voulais pas en arriver où en est monsieur de Saintfol ! Mais j’ai lutté... Oui, madame, j’ai lutté !... Car il y avait deux hommes en moi... Certes, il y avait l’homme régulier et normal qui était exaspéré par vos folies et par vos extravagances, mais il y avait aussi l’amoureux !

ANTOINETTE.

Ah ! ah ! l’amoureux... quand vous aimez une femme et que vous allez l’épouser !

LEBELLOY.

Ce n’est pas moi qui l’épouse, c’est l’huissier, c’est l’homme d’ordre ! Mais il y a l’autre, celui qui vous a connue et aimée quand vous n’étiez pas encore une femme insupportable... Et, lorsqu’il a été obligé de se séparer de vous, celui-là, il a crié, il s’est débattu... Il s’est cabré ! Il ne voulait pas, il ne voulait pas ! Il se rappelait mille choses, malgré tout...

ANTOINETTE.

Je vous défends de me rappeler ces choses-là !

LEBELLOY.

Ça m’est bien égal que vous me le défendiez : je vous les dirai tout de même... Il se rappelait vos yeux et votre sourire... et les heures où, le premier, il vous avait tenue contre lui, dans ses bras !

ANTOINETTE, un peu troublée.

Je vous défends... je vous défends !...

LEBELLOY, se rapprochant

Et puis, tenez, je ne ferai pas le malin, moi... mais, ces heures-là, je ne pense qu’à elles depuis un an ! En entendant tout à coup le son de votre voix, là-haut, il y a un instant, je me suis tenu à la rampe, comme si j’avais reçu un coup de trique sur les jarrets... Et j’ai failli monter et aller vous embrasser devant tout le monde...

ANTOINETTE.

Ç’aurait été joli...

LEBELLOY, se rapprochant encore et tout d’un coup.

Antoinette !

ANTOINETTE, se reculant.

Eh ! Eh ! là !

LEBELLOY, lui prenant brusquement la main.

Quitte cet idiot et reviens tout de suite avec moi !

ANTOINETTE.

Ah ! par exemple !... Vous osez ! Taisez-vous... Je ne sais pas pourquoi j’écoute tout ça, moi, allez-vous-en !

LEBELLOY.

Qui, mais avec toi.

ANTOINETTE, se dégageant la main.

Mais, laissez-moi, voyons... laissez-moi... Si on entrait !

LEBELLOY, allant toujours à elle.

Avoue-le donc ! que tu regrettes le temps où tu étais ma femme !

ANTOINETTE.

Non... non, jamais !

LEBELLOY, essayant de l’attirer à lui.

Avoue-le donc que tu n’es pas heureuse ? Si tu crois que je ne l’ai pas deviné !...

ANTOINETTE.

Trop tard... Il ne fallait pas... Non... éloignez-vous... Je ne veux pas... je ne veux pas !

LEBELLOY, très prêt d’elle.

Si ! tu veux... je te dis que tu veux !... Ah ! elle aurait été gaie, ton existence, avec ce gentilhomme décavé... couvert de dettes !

ANTOINETTE, se dégageant brusquement.

Ah ! tenez... vous avez bien fait de me dire ça, car je commençais à perdre la tête !... Comment ! vous me croyez capable de quitter un homme au moment où il est ruiné et ruiné par ma faute, encore... un garçon qui a été chic et généreux avec moi tant qu’il avait de l’argent... Mais c’est la seule raison pour laquelle je ne le quitterais pas, vous entendez ? quand même j’en aurais envie ! Vous ne me connaissez pas, mon cher !

LEBELLOY.

Alors, tu ne veux pas !

ANTOINETTE.

Non ! non ! et non !

LEBELLOY, la saisissant brusquement et l’embrassant sur la bouche.

Tiens ! alors... tiens ! tiens !

Entre Saintfol, un télégramme à la main, au moment où Lebelloy tient Antoinette renversée et l’embrasse avec frénésie.

 

 

Scène XV

 

LEBELLOY, ANTOINETTE, SAINTFOL

 

SAINTFOL, stupéfait.

Oh !

Il reste cloué sur place.

ANTOINETTE, à Lebelloy.

Là ! Vous êtes content ? Et maintenant, il va falloir démontrer que je suis innocente.

SAINTFOL.

Vous aurez de la peine.

À Lebelloy, s’avançant, menaçant.

Quant à vous, monsieur... !

LEBELLOY.

Monsieur ! Je suis à votre disposition !

SAINTFOL.

Je l’espère, monsieur... Et, d’abord, voici votre argent. Après, nous verrons...

LEBELLOY, allant s’asseoir.

Parfaitement, monsieur. Je vais vous donner un reçu.

SAINTFOL.

Oh ! inutile...

LEBELLOY, écrivant.

Si ! si. Cela fait, avec les intérêts et les frais... dix-huit mille cinq cent quatre-vingt-onze francs.

SAINTFOL.

Prenez, monsieur...

Il lui donne l’argent.

LEBELLOY.

J’ai neuf francs à vous rendre.

SAINTFOL.

Comme il vous plaira, monsieur.

Il prend la monnaie.

LEBELLOY, se levant.

Et voici votre reçu.

SAINTFOL.

Mes amis vous feront savoir ce que j’aurai décidé.

LEBELLOY, avec dignité.

Bien, monsieur. Je suis à vos ordres.

SAINTFOL.

Monsieur...

LEBELLOY, saluant Antoinette.

Madame...

Passant fièrement devant Saintfol.

Monsieur...

Il sort.

 

 

Scène XVI

 

SAINTFOL, ANTOINETTE

 

SAINTFOL, se promenant avec fureur.

C’est inouï !

ANTOINETTE.

Adrien !

SAINTFOL.

C’est inouï !... Mais je l’ai vu... il n’y a rien à faire... je l’ai vu !... Vous n’avez même pas songé à nier... D’ailleurs, j’aime mieux ça... Au moins, nous savons à quoi nous en tenir, nous savons sur quel terrain nous sommes !... Vous avez rencontré votre ancien mari, vous êtes tombée dans ses bras... Partons de là !

ANTOINETTE.

Dis-moi vite ce que tu as à me dire, et puis, je te répondrai.

SAINTFOL.

Ah ! Il le connaît, le cœur humain... Il venait de me le prédire, ce qui arrive... J’entends encore sa petite voix de fausset : « Nous verrons ce que dira madame de Saintfol. » Eh bien, je l’ai vu, ce qu’elle a dit... je l’ai vu !

ANTOINETTE.

Il faut que je sois bonne fille pour ne pas me mettre en colère, moi aussi ! C’est trop fort ! Quand je pense à ce que je venais de dire quand tu es entré !... Il fallait entrer à ce moment-là, tu aurais entendu ! il me proposait de me remettre avec lui, tout simplement. Et je lui répondais : « Moi ! quitter un homme qui est dans la peine !... Vous ne me connaissez pas, mon cher. Jamais de la vie ! » Voilà ce que tu aurais entendu, si tu étais entré plus tôt... Mais tu entres juste au moment où il m’embrasse... Comme c’est malin !

SAINTFOL.

Et c’est parce que vous lui avez répondu ça qu’il vous a embrassée, n’est-ce pas ?

ANTOINETTE.

C’est venu dans la conversation.

SAINTFOL.

Et tu supposes que je vais me contenter d’une explication pareille ! Qu’est-ce qui me prouve que tu disais ça quand je suis entré ?

ANTOINETTE.

Demande-le-lui.

SAINTFOL.

Je vais commencer par lui flanquer un bon coup d’épée.

ANTOINETTE.

Tu ne lui flanqueras rien du tout... Il faudra toujours que ce soit moi qui vous empêche de vous battre... Tiens ! Assieds-toi... assieds-toi... là, près de moi... et raisonnons. D’abord, tu ne vas plus penser à cette histoire... Il a voulu m’embrasser, évidemment, mais je l’ai repoussé, et tout est là...

SAINTFOL, s’essuyant le front.

Je suis abruti... abruti... Je ne sais plus où j’en suis !...

ANTOINETTE.

Maintenant, ce n’est plus l’heure de plaisanter... Tu t’es conduit comme un véritable gosse... Ah ! si tu avais suivi mes conseils !...

Apercevant le télégramme que Saintfol froisse machinalement dans sa main.

Qu’est-ce que c’est que ça ? Un télégramme ?

SAINTFOL.

Ah ! mon Dieu... je n’y pensais plus !... Je viens de le recevoir. C’est mon pauvre oncle qui est mort ce matin... subitement.

ANTOINETTE, vivement.

Ton oncle le marquis ?

SAINTFOL.

Oui. Il venait d’entrer dans sa quatre-vingt-dix-huitième année. Nous espérions tous qu’il irait jusqu’à cent ans...

ANTOINETTE.

Pour deux ans...

SAINTFOL.

Enfin ! il aura eu une existence magnifique... Et il est mort très simplement... en demandant son déjeuner, comme il avait vécu... Il faut même que je parte ce soir, on m’attend. Je suis son unique héritier.

ANTOINETTE, vivement.

Mais alors, tu vas être riche ?

SAINTFOL.

Oui.

ANTOINETTE.

Plus riche qu’avant ?

SAINTFOL.

Bien plus riche... Ça te fait plaisir ?

ANTOINETTE, lui prenant les mains.

Oh ! oui, ça me fait plaisir... oui... je suis contente, je suis contente !... Car, maintenant, je vais pouvoir te l’avouer sans crainte d’avoir l’air d’une sale petite femme... Eh bien, mon chéri, je ne t’aime pas !... Quand je te le disais, c’était pas vrai !

SAINTFOL, hors de lui.

Répète ! répète ! Tu ne m’aimes pas ?

ANTOINETTE.

Attends un peu, ne crie pas encore... J’ai pour toi une affection... non... tu ne peux pas te figurer... Mais je ne t’aime pas... d’amour, comprends-tu ? Je ne t’aime pas d’amour... Je l’ai cru dans les premiers temps, je me suis trompée, je t’en demande pardon !...

SAINTFOL, lui prenant les mains.

Malheureuse ! petite malheureuse !

ANTOINETTE.

Ne me serre pas comme ça, tu me fais mal !

SAINTFOL.

Et c’est depuis que tu as revu ton mari que tu t’en es aperçue ?

ANTOINETTE.

Non, c’est depuis que je l’ai quitté !

SAINTFOL fait un geste de menace et s’arrête.

C’est bien. Va-t’en ! Pourquoi restes-tu ?

ANTOINETTE.

J’attends que tu me dises quelque chose de gentil.

SAINTFOL.

Oh !

Se calmant.

Au fait... non... non... il vaut mieux me taire... il vaut mieux... Tu n’as pas de cœur, je ne peux pas t’en donner !

ANTOINETTE, indignée.

C’est honteux de dire ça ! Je n’ai pas de cœur, moi !... Quand je pense que, dès que j’ai été ta maîtresse, le jour même, tu entends, le jour même, je me suis aperçue que je ne t’aimais pas ! Et je te l’ai caché... Je n’ai pas de cœur, lorsque, pendant un an, je me suis appliquée à être gentille, lorsque j’ai fait ce que j’ai pu pour t’aimer... Je n’y suis pas arrivée, ce n’est pas de ma faute... Mais toi, au moins, tu le croyais, et tu étais heureux !... Et tu oses dire que je n’ai pas de cœur !... Et tu prends des airs de victime, au lieu de me consoler par des paroles un peu affectueuses !... J’espérais une séparation chic, élégante, fantaisiste, et voilà que tu en fais presque un drame... C’est bête ! c’est bête ! c’est bête !

SAINTFOL, avec une fureur comique.

Tu as raison, tu as raison, tu as raison !

Étendant la main.

À partir de cette minute, quoi qu’il m’arrive dans la vie avec les hommes ou avec les femmes, je jure que je me mettrai en rire comme un fou ! Quand une femme me trompera, je fais le serment que je l’aurai trompée le veille, et, lorsqu’un ami me fera une saleté, je m’arrangerai de manière que ça me fasse plaisir. Quant à toi, je te serai éternellement reconnaissant des heures que tu as daigné me consacrer et de la leçon que tu m’as donnée par-dessus le marché !

ANTOINETTE.

Voilà ce qu’il fallait me dire tout de suite !

Entre Léopold.

 

 

Scène XVII

 

SAINTFOL, ANTOINETTE, LÉOPOLD

 

ANTOINETTE.

Ah ! Léopold ! Arrivez... on va vous apprendra la nouvelle, la grande nouvelle... Eh bien, Adrien et moi, on se sépare, gentiment, sans se fâcher, en bons camarades.

LÉOPOLD, abasourdi.

Qu’est-ce que vous me chantez-là ?

ANTOINETTE.

Oui... on ne se marie plus...

Remettant son chapeau et à Saintfol.

Va, mon chéri, je te jure que ça vaut mieux. Tu aurais été heureux, mais moi pas. Alors, on n’aurait pas fait bon menace. Vois-tu ? il vaut mieux couper tout de suite. Adieu, je m’en vais. Laisse-moi t’embrasser.

Il se laisse faire froidement. Elle l’embrasse sur les deux joues, puis, à Léopold.

Au revoir, Léopold... Adrien va vous raconter.

À Saintfol, de la porte.

Raconte, mon chéri.

Elle sort en leur envoyant des baisers.

 

 

Scène XVIII

 

LÉOPOLD, SAINTFOL, puis MADAME RAMIER

 

SAINTFOL.

Oui, mon cher !... Voilà !

LÉOPOLD, gaiement.

C’est très drôle !...

SAINTFOL.

Hein ?

LÉOPOLD.

Je veux dire très curieux. D’ailleurs, c’était fatal !

SAINTFOL.

Vraiment !

LÉOPOLD.

Je l’avais prévu... Mais donnez-moi des détails. Les détails m’intéressent !

SAINTFOL.

C’est un monstre, cette petite femme-là !

LÉOPOLD, avec bonhomie.

Mais non, mon cher, c’est une femme que vous ne comprenez pas, et Lebelloy ne la comprenait pas plus que vous.

SAINTFOL.

Eh bien ! Il paraît qu’il a fini par la comprendre, car ils se remettent ensemble.

LÉOPOLD, changeant de couleur.

Répétez ! ils se remettent ensemble ?

SAINTFOL.

Parfaitement.

LÉOPOLD, furieux.

Et vous avez laissé faire ça !...

SAINTFOL.

Est-ce que je pouvais l’empêcher !... Si vous croyez que ça ne m’a pas coupé bras et jambes !

LÉOPOLD, éclatant.

Et moi, alors, qu’est-ce je dirais ?

SAINTFOL.

Vous ?

LÉOPOLD.

Oui... Moi qui l’aime depuis des années et des années ! Et qui l’ai vu épouser par Lebelloy !... Je n’ai rien dit parce que je sentais bien que ça ne durerait pas... Mais j’espérais qu’après lui ce serait mon tour. Et pas du tout... Ç’a été vous !...

SAINTFOL, machinalement.

Mon pauvre Léopold ! mon pauvre Léopold !

LÉOPOLD.

Et encore là, je me suis consolé ! Car j’étais sûr qu’elle ne vous aimait pas et je comptais bien qu’après vous elle me reviendrait ! Et vous la laissez retourner avec son mari ! Alors, elle ne sera jamais pour moi, jamais !

SAINTFOL.

Tout ce qui arrive, voyez-vous, Léopold, c’est la faute de sa mère !

LÉOPOLD.

Mais oui, c’est de sa faute...

Entre madame Ramier.

SAINTFOL, à madame Ramier.

Ah ! vous voilà !

MADAME RAMIER.

Où donc est ma fille ?

SAINTFOL.

Votre fille, madame ! Ah ! Vous pouvez vous vanter de lui avoir donné une jolie éducation !

LÉOPOLD, avec rage.

Oui, madame.

MADAME RAMIER.

Qu’est-ce qu’elle a encore fait ?

SAINTFOL, l’entourant avec Léopold.

Savez-vous où elle est en ce moment, votre fille ?

MADAME RAMIER.

Non, je ne sais pas !...

LÉOPOLD.

Eh bien, madame, elle est chez son mari !...

SAINTFOL.

Oui, madame !...

MADAME RAMIER, avec joie.

Chez son mari ! Elle est réconciliée avec lui !... C’est un ange ! c’est un ange !

 

 

ACTE III

 

Le château de Saintfol. Salle basse d’un château du temps de la Renaissance. Meubles anciens.

 

 

Scène première

 

SAINTFOL, LÉOPOLD

 

Au lever du rideau, Saintfol et Léopold, en costume de chasse, grandes bottes, sont assis autour d’une table et trempent des biscuits dans du madère.

SAINTFOL, à Léopold qui a prit un air sombre et soupire.

Sacrebleu, Léopold !... égayez-vous ! Voilà que vous retombez dans le marasme... Ne vous laissez pas aller... réagissez !... Tout à l’heure, à la chasse, vous étiez plein de verve !

LÉOPOLD.

Oui, quand je m’agite... quand je flanque des coups de fusil à tort et à travers, ça va encore... Je me sens devenir une espèce de sauvage... Alors, je suis content, j’oublie !... Mais, dès que je me repose, mon pauvre ami, les souvenirs me reviennent... Mes souvenirs d’homme civilisé !...

SAINTFOL.

Voyons, prenez exemple sur moi ! J’ai reçu le coup, j’ai crié : « Touché ! » et puis j’ai réagi. Mais, par exemple, j’ai eu du mal ! J’étais bien mordu par cette mâtine-là. Le lendemain du jour où elle m’avait quitté avec tant de désinvolture, j’étais prodigieusement dégoûté de la vie, je voulais tout casser, vous vous rappelez ?

LÉOPOLD.

Enfant !

SAINTFOL.

Puis, j’ai été obligé de venir ici !... Je vous ai emmené. Alors, le pays natal, mes vieilles pierres, les promenades dans les bois avec vous, tout cela m’a repris !...

LÉOPOLD.

Vous êtes un sanguin... Les gens sanguins ne connaissent pas l’amour...

SAINTFOL, riant.

Bah !

LÉOPOLD.

Ils croient que c’est de l’amour. C’est de l’appétit.

SAINTFOL.

Eh bien, je vous assure que j’ai encore très faim... Seulement, j’ai assez de la cuisine de Paris.

LÉOPOLD.

Taisez-vous, vous devenez vulgaire.

Un temps.

Vraiment, vous avez oublié Antoinette ?

SAINTFOL.

Je ne l’ai pas oubliée. On n’oublie pas qu’on a failli être tué dans un accident. Mais on se félicite d’y avoir échappé. À la votre !

Il tend son verre.

LÉOPOLD.

À la vôtre, mon bon ami.

Après avoir bu.

Mais, qu’est-ce qu’elle peut devenir ?

SAINTFOL.

Antoinette ? Je n’en sais rien !

LÉOPOLD.

Voila deux fois que je lui écris. Il est incroyable qu’elle ne me réponde pas, elle ou sa mère ! Elles doivent voyager... Lebelloy doit être avec elles... Mais si Lebelloy est avec elles... !

SAINTFOL.

Voilà, que vous vous tourmentez encore ! Buvez donc !

Entre Edmée.

 

 

Scène II

 

SAINTFOL, LÉOPOLD, EDMÉE

 

EDMÉE.

Messieurs...

SAINTFOL.

Ah ! chère cousine... comme c’est gentil de venir un peu avant le dîner.

EDMÉE.

Je précède le baron et Berthe.

SAINTFOL.

Nous revenons de la chasse. Nous ne sommes pas encore habillés... Vous nous excusez ?

EDMÉE.

Mais, Voyons !... Et vous allez bien, monsieur Léopold ?

LÉOPOLD.

Heu !

SAINTFOL.

Si ! il va bien... Mais il n’est pas gai... Ce n’est pas galant, Léopold, d’avoir cet air lugubre devant Edmée.

EDMÉE.

Ne l’écoutez pas, monsieur Léopold... restez comme vous êtes... Votre histoire est très touchante : elle vous fait honneur.

LÉOPOLD, étonné.

Vous êtes au courant ?

EDMÉE.

Mon cousin m’a tout raconté.

LÉOPOLD.

Ça ne vous a pas donné envie de vous moquer de moi ?

EDMÉE.

Me moquer de quelqu’un qui souffre !... Oh !

Elle lui tend à main.

SAINTFOL, les regardant.

Bien, bien.

EDMÉE, à Léopold.

À propos, j’ai de ses nouvelles.

LÉOPOLD, se levant brusquement.

Des nouvelles d’Antoinette ?

EDMÉE.

Oui. Je viens de recevoir une lettre de madame de Prangis qui l’a rencontrée à Biarritz...

LÉOPOLD.

Seule ?

EDMÉE.

Avec sa mère. Elles attendaient monsieur Lebelloy. Madame de Prangis ajoute qu’elle a l’air très heureuse.

LÉOPOLD.

Tant mieux ! tant mieux !

EDMÉE.

Monsieur Lebelloy aussi doit être très heureux... Vous ai-je dit, monsieur Léopold, que, la veille du jour où il s’est remis avec sa femme, monsieur Lebelloy m’avait demandé ma main !

LÉOPOLD.

Non. Mais vous l’avez dit à Saintfol et il me la répété.

EDMÉE.

C’est délicieux, n’est-ce pas ?

LÉOPOLD, un temps, et comme à lui-même.

Comment va-t-on de Nantes à Biarritz ?

SAINTFOL, avec une espèce de colère.

Qu’est-ce que vous demandez ?

LÉOPOLD.

Calmez-vous... calmez-vous. C’est par pure curiosité. Je demande... si on voulait aller par hasard de Nantes à Biarritz ?...

SAINTFOL.

Il n’y aurait qu’à prendre le rapide de Nantes à Bordeaux... ou vous seriez en huit heures... et vous arriveriez trois heures après à Biarritz, parce qu’il y a la correspondance... Seulement vous n’irez pas, parce que je ne vous laisserai pas partir !

LÉOPOLD.

Permettez !... Permettez !

SAINTFOL.

C’est trop fort ! Vous êtes ici bien tranquille. J’ai fait réparer pour vous la tour nord-est de Saintfol qui n’avait pas été habitée depuis Louis XV et vous songez à me quitter !... Mon cher Léopold, et vous, cousine, venez ici...

Il les prend par la main.

Vous êtes deux victimes de la même catastrophe, je pourrais dire, nous sommes trois victimes, mais, moi, je suis rescapé... Eh bien, mes braves amis, il ne tient qu’à vous d’en faire autant, avec la jolie minute d’énergie dont nous sommes tous capables. Regardez-vous dans les yeux !... Songez à la belle revanche que vous pouvez prendre sur cette diablesse de femme, et que je suis décidé à prendre, moi, parce que, tel que vous me voyez, je vais demander au baron la main de sa fille avant qu’il soit un quart d’heure !... Oui, mes amis... Allons, un bon mouvement... vous êtes faits l’un pour l’autre, ou je ne m’y connais pas !

EDMÉE, après s’être consultée de regard avec Léopold.

Vous ne vous y connaissez pas, cousin. Ni monsieur Léopold ni moi ne sommes de ceux qui oublient. Moi, avant que monsieur Lebelloy m’eût fait cet affront sanglant, j’aurais facilement renoncé à lui... je l’aimais paisiblement... comme un mari. Maintenant, je le déteste, mais je ne pense qu’à lui. Quand j’ai su où il était, j’ai failli prendre le train pour aller lui reprocher son odieuse conduite à mon égard et lui dire qu’il avait en moi une ennemie mortelle !...

LÉOPOLD, à Saintfol.

Voilà ce que c’est que l’amour !

EDMÉE.

C’est pourquoi, malgré l’estime que nous avons l’un pour l’autre, jamais monsieur Léopold et moi nous ne pourrions nous aimer, ni même nous marier !

LÉOPOLD.

Et c’est profondément regrettable !...

Lui et Edmée se serrent la main.

SAINTFOL.

Et dire que tout ce qui arrive est de la faute de Léopold !

LÉOPOLD.

De ma faute ?

SAINTFOL.

Parfaitement. Lorsque Lebelloy l’a épousée, vous aimiez Antoinette, n’est-ce pas ? Eh bien ! Vous auriez dû avoir le courage de le lui dire ! Elle ne connaissait pas la vie, elle ne savait pas ce que c’est qu’un homme... elle vous aurait peut-être aimé aussi...

LÉOPOLD.

Permettez !... Permettez !

SAINTFOL.

De votre côté, à cette époque, vous n’aviez pas encore cinquante-deux ans...

LÉOPOLD.

Mais quelle rage ont-ils tous de me donner cinquante-deux ans ! Quarante-deux... quarante-trois, si vous voulez...

SAINTFOL.

Raison de plus ! C’est vous qui êtes la cause de tous nos malheurs !

Entrent le baron et Berthe.

 

 

Scène III

 

SAINTFOL, LÉOPOLD, EDMÉE, LE BARON, BERTHE

 

SAINTFOL.

Cher baron... Mademoiselle Berthe !

LE BARON, à Léopold.

Bonne chasse, cher monsieur ?

LÉOPOLD.

Le hasard m’a favorisé, mon cher baron.

LE BARON.

Quand le hasard commence à favoriser les chasseurs, c’est qu’ils deviennent très adroits.

SAINTFOL, à Berthe.

Ma chère petite Berthe, venez un peu ici... J’ai quelque chose, à vous dire.

BERTHE, le rejoignant.

C’est si pressé ?

SAINTFOL.

C’est très pressé. Voici : je vais demander, ce soir, votre main à mon vieil ami, monsieur le baron de Sauterre, votre papa. Bien entendu, je n’admets pas une seconde qu’il me la refuse.

LE BARON, prêtant l’oreille.

Permettez... votre conduite...

SAINTFOL, l’éloignant du geste.

Laissez-nous, baron, laissez-nous...

À Berthe.

Ce qui m’intéresse, ma petite Berthe, ma chère petite Berthe, c’est votre réponse à vous.

BERTHE.

Monsieur de Saintfol, je tiens à vous dire d’abord que je sais tout ce que vous avez fait depuis un an...

LE BARON.

Qu’est-ce qu’elle dit ?

Edmée et Léopold l’empêchent de se mêler à la conversation.

BERTHE.

Je sais que vous avez été très amoureux d’une femme qui s’est moquée de vous.

LE BARON, même jeu.

Berthe !

BERTHE.

Et c’est probablement pour que je vous console que vous vous décidez à demander ma main.

SAINTFOL.

Je vous jure, Berthe, que je n’ai jamais aimé que vous.

BERTHE.

Vous reconnaissez, n’est-ce pas ? que votre conduite à mon égard a été odieuse ?

SAINTFOL.

Oui, ma petite Berthe.

BERTHE.

Et vous trouverez tout naturel que je ne vous la pardonne pas de longtemps ?

SAINTFOL.

Tout naturel.

BERTHE.

Dans ces conditions-là, Adrien, je consens à être votre femme.

Elle lui tend la main.

SAINTFOL, lui baisant la main.

Ma chérie...

Il va au baron.

Merci, cher baron, merci.

Il lui tend la main.

LE BARON.

Permettez... permettez !... tout cela est irrégulier.

SAINTFOL.

Oui, baron... mais nous régulariserons un de ces jours... L’important, c’est que je sois très heureux.

EDMÉE.

Dites donc, messieurs, vous n’avez pas la prétention de garder vos bottes pour dîner ?

SAINTFOL.

Nous allons nous habiller. Faites un tour dans le parc ou dans la serre... je suis à vous.

À Léopold qui sort.

Vous voyez, c’est net... c’est carré ! Allez vous habiller aussi... allez ! allez !

EDMÉE.

Et dépêchez-vous.

LE BARON, à Saintfol.

Au moins, vous nous avez fait ce lièvre à la royale ?

SAINTFOL.

Oui, baron.

Sortent Berthe et Edmée, puis le baron et Léopold, à droite, côté parc.

 

 

Scène IV

 

SAINTFOL, ÉMILE, entré sur la réplique précédente, puis ANTOINETTE

 

SAINTFOL, regardant ses bottes.

Émile, venez m’aider à enlever...

ÉMILE.

Oui, monsieur le vicomte, oui... Ah ! quel bonheur, monsieur !

SAINTFOL.

Plaît-il ?

ÉMILE, se retournant vers la porte.

J’ai cru comprendre...

SAINTFOL.

Pas de réflexions, je vous prie...

ÉMILE.

Ah ! cette année que nous avons passée à Paris ! Quel cauchemar, monsieur.

SAINTFOL.

Assez, n’est-ce pas ?

ÉMILE.

Monsieur le vicomte était, si j’ose le dire, tombé sur une de ces femmes...

SAINTFOL.

Vous m’ennuyez ! Dépêchez-vous...

Il sort à droite.

ÉMILE, suivant Saintfol.

Rien que les yeux de cette femme-là auraient dû mettre en garde monsieur le vicomte. La première fois que je l’ai vue...

ANTOINETTE, entrant par la gauche en costume de voyage.

Tiens ! Émile !...

ÉMILE, stupéfait.

Oh !

ANTOINETTE.

Bonjour, Émile, comment allez-vous ?

ÉMILE, balbutiant.

Bien, madame, bien...

ANTOINETTE.

Monsieur le vicomte de Saintfol est-il au château ?

ÉMILE.

Je le... je le pense, madame... Je vais le prévenir... que madame.

ANTOINETTE.

Je vous en prie.

Sort Émile.

 

 

Scène V

 

ANTOINETTE, SAINTFOL, puis UNE FEMME DE CHAMBRE

 

Antoinette se regarde dans une glace,

NTOINETTE.

Je vais d’abord te demander l’hospitalité pendant quelque temps... pour réfléchir, pour prendre une résolution.

SAINTFOL, très embêté.

Antoinette... ma chère Antoinette...

ANTOINETTE.

Je voudrais me reposer un peu ds’assied sans rien dire. Entre Saintfol.

ANTOINETTE, lui tendant la main.

Je n’ai pas voulu passer près de Nantes sans vous serrer la main... Je ne vous dérange pas ?

SAINTFOL, lui serrant la main.

Ah ! bien, si je m’attendais !

ANTOINETTE.

Vous êtes fâché de me voir ?

SAINTFOL.

Non... certes... Mais surpris, un peu surpris. Mais, comment se fait-il ?...

ANTOINETTE.

Je venais de Biarritz, j’étais à Bordeaux... et je rentrais à Paris retrouver Fernand qui n’avait pas pu nous rejoindre.

SAINTFOL, machinalement.

Il va bien ?

ANTOINETTE.

Oui, je vous remercie. J’étais donc à Bordeaux quand je me suis rappelé que vous aviez offert l’hospitalité à Léopold... C’est lui qui nous l’a écrit. Alors, l’idée m’est venue de faire un petit crochet par Nantes... pour vous serrer la main à tous les deux.

SAINTFOL.

Vous avez bien fait... Je suis ravi, maintenant, ravi...

ANTOINETTE, gaiement.

Je vois que vous êtes tout à fait consolé...

SAINTFOL, galamment.

Pas consolé... résigné... résigné seulement.

ANTOINETTE.

Une autre à ma place en éprouverait un peu de dépit... Moi, je suis très contente... vraiment.

SAINTFOL.

Merci, ma chère Antoinette. Voyez-vous, au fond, moi, je suis un provincial. Je n’étais pas digne de ma délicieuse aventure, je m’en rends compte. J’avais les doigts un peu lourds pour manier un joujou aussi délicat et aussi fragile que vous. Je vous ai laissé tomber, c’était inévitable. II ne me reste plus qu’à me marier un jour ou l’autre et à tâcher d’être heureux : c’est tout ce que je mérite. Vous serez heureuse de votre côté et personne ne s’en réjouira plus que moi, pas même votre mari.

ANTOINETTE, hochant la tête.

Oh ! vous, vous serez heureux... je n’en doute pas... Mais moi !

SAINTFOL.

Vous aussi... Au fond, vous n’avez jamais aimé que Lebelloy et lui... de son côté...

ANTOINETTE.

Lui ! Ah ! mon ami !...

SAINTFOL.

Il ne vous aime plus ?

ANTOINETTE.

Si ! oh ! si !... Mais c’est son caractère, mon ami, c’est son caractère...

SAINTFOL.

Il n’a pas changé ?

ANTOINETTE.

Lui ? Changé ! Ah ! mon cher, vous ne vous imaginez pas ce qu’il est devenu ! Voulez-vous que je vous dise ? Il est pis qu’avant !

SAINTFOL.

Allons donc !

ANTOINETTE.

Avant, certes, il était autoritaire, il était tyrannique, tout ce que vous voudrez, mais il n’était pas jaloux... ou presque pas... enfin, c’était supportable... Aujourd’hui, il en est arrivé à me reprocher d’avoir été votre maîtresse pendant un an ! Comme si c’était de ma faute !... Et en quels termes ! Et tout le temps, sans répit, sous tous les prétextes, à table, au théâtre, partout... partout ! Ma vie est un enfer ! Au point qu’il y a quelques jours, après une de ces scènes où il avait été plus violent et plus injuste que d’habitude, je n’ai fait ni une ni deux, je suis partie !

SAINTFOL, stupéfait.

Hein ! qu’est-ce que vous dites ?

ANTOINETTE.

Je suis partie.

SAINTFOL.

Vous l’avez quitté ?

ANTOINETTE.

Net !

SAINTFOL.

C’est de la folie !...

ANTOINETTE.

Attendez... laissez-moi finir... Je vais annoncer ma résolution à maman. Je lui dis : « Je n’y tiens plus. Allons faire un petit voyage. Si tu ne veux pas venir avec moi, je pars seule. » Elle était affolée...

SAINTFOL.

Il y avait de quoi.

ANTOINETTE.

Nous allons à Biarritz, toutes les deux. Nous nous installons. Je joue un peu... pour passer le temps. Car je ne suis plus joueuse, ça, c’est fini !

SAINTFOL.

Et vous avez perdu, naturellement ?

ANTOINETTE.

J’ai eu une déveine, quelque chose d’incroyable. Je n’ai pas gagné un soir, vous entendez, pas un. D’ailleurs, qui est-ce qui gagnerait dans l’état où j’étais ? Je perds donc tout ce que j’avais apporté, tout ce que maman avait sur elle... Je mets mes bijoux au clou, je perds encore... Je vous assure, ça en devenait comique...

SAINTFOL.

Quelle existence ! quelle existence ? Mais...

ANTOINETTE.

Attends. Tu vas voir le comble... Je télégraphie à Fernand pour lui demander de l’argent... Il ne me répond pas... Je lui télégraphie de nouveau... Rien ! C’est alors que j’ai pensé à toi...

SAINTFOL.

Oui...

ANTOINETTE.

J’ai emprunté au petit chasseur du casino de quoi faire le voyage jusqu’à Nantes... Quand je suis arrivée à Nantes, il ne me restait que dix francs. J’ai pris une auto... Et même, tu seras bien gentil de la faire payer... Mais qu’est-ce que tu dis de la conduite de Fernand ?

SAINTFOL.

Est-ce que ta mère sait que tu es venue ici ?

ANTOINETTE.

Absolument. Et Fernand peut l’apprendre aussi, ça m’est égal...

SAINTFOL.

Mais alors, qu’est-ce que tu vas faire ? Qu’est-ce que tu vas faire ?

Aans ce beau pays... près de toi.

SAINTFOL.

Oh ! oh !

ANTOINETTE.

Tâcher de te faire oublier tous les torts que j’ai eus. Vrai ! j’ai un petit remords ! Ah ! c’est quand on se sépare des gens et qu’on les compare avec d’autres, qu’on aperçoit leurs véritables qualités...

SAINTFOL.

Antoinette, ma chère Antoinette... j’ai beaucoup d’amitié pour vous, mais c’est très difficile, ce que vous me demandez là. Nous sommes en province...

ANTOINETTE.

Je sais bien.

SAINTFOL.

Et tout se sait très vite, en province... Et alors... on bavarde... Et puis, j’aime mieux vous le dire tout de suite... Ça ne peut pas vous fâcher... Eh bien, mon mariage est décidé... et alors, vous comprenez ?

ANTOINETTE.

Vous vous mariez ?...

SAINTFOL.

Eh ! oui... il fallait bien en arriver là !

ANTOINETTE.

Avec mademoiselle de Sauterre ?

SAINTFOL.

Oui, ma chère Antoinette.

ANTOINETTE.

C’est bon... c’est bon... Je vais rentrer à Paris et vous n’entendrez plus parler de moi... Et je connais les hommes, vous ne vous demanderez pas souvent ce que je deviens. Ah ! ce n’est pas vous qui en aurez du remords !

SAINTFOL.

Et pourquoi en aurai-je ?... Si l’un de nous deux a fait du mal à l’autre... il me semble...

ANTOINETTE, l’interrompant.

Oh ! j’ai eu des torts, je l’avoue. Mais il ne faut rien exagérer et, en somme, je n’aurai pas joué un trop vilain rôle dans votre existence... Vous avez été malheureux pendant quelques jours, c’est vrai, mais ce n’est pas grave, ça... c’est un souvenir... C’est peut-être même ce souvenir-là qui vous empêchera de vous ennuyer plus tard, quand vous serez marié. Tandis que moi, mon cher, c’est autre chose. Quand je vous ai rencontré, j’étais dans une situation régulière, j’étais sans reproche. Je peux dire qu’il n’existait pas une femme plus honnête que moi... Évidemment, dans ce qui est arrivé, il y a autant de ma faute que de la vôtre, mais, tout de même, je n’aurais pas divorcé si vous ne vous étiez pas trouvé là pour me supplier de le faire. Enfin, mon cher, vous n’allez pas comparer l’influence que vous avez eue sur ma vie et celle que j’ai eue sur la vôtre !

SAINTFOL.

Il ne fallait pas me quitter pour retourner avec votre mari !

ANTOINETTE.

Il ne fallait pas me faire quitter mon mari pour aller avec vous !

SAINTFOL.

Ma parole, avec votre façon de raisonner, c’est moi qui ai l’air d’être dans mon tort.

ANTOINETTE.

Je ne dis pas ça.

SAINTFOL.

Mais c’est qu’elle le pense !

ANTOINETTE.

Et puis, bah ! tant pis pour moi ! On n’échappe pas à sa destinée. J’ai fait ce que j’ai pu pour rester à peu près honnête jusqu’à présent... Mais vous voulez tous que je tourne mal ! N’en parlons plus, je vais mal tourner...

SAINTFOL.

Je ne veux pas ça le moins du monde.

ANTOINETTE.

Mon cher, je n’ai qu’à envoyer une dépêche à quelqu’un et demain vous serez tous débarrassés de moi.

SAINTFOL.

Qui est ce quelqu’un ?

ANTOINETTE.

Un Anglais. Un Anglais qui me suivait partout à Biarritz et que j’ai repoussé avec indignation... Oh ! mon Dieu ! comme il faudra toujours en arriver là, un peu plus tôt, un peu plus tard...

SAINTFOL.

Mais je ne veux pas... je ne veux pas... Sacrée mâtine... Sacrée mâtine ! Voilà qu’elle me pose un cas de conscience à la veille de mon mariage. Il ne pouvait rien m’arriver de plus désagréable... Vous êtes contente, n’est-ce pas ? de me troubler l’esprit ? Si encore j’en étais sûr de ne pas être un peu dans mon tort... Mais ce qu’il y a d’effrayant, c’est qu’à mesure que je réfléchis, je n’en suis pas sûr du tout... Oui... c’est un cas de conscience ! Et moi qui en ai horreur... Moi qui aime marcher droit... Je suis un honnête homme... que le diable vous emporte !

Avec une inspiration subite.

Oh ! Attendez ! attendez donc...

Il appuie sur boulon.

D’abord, vous, vous n’allez pas partir tout de suite, vous allez vous reposer un instant.

ANTOINETTE.

Oh ! merci... Je ne suis plus fatiguée.

SAINTFOL.

Ça ne fait rien... reposez-vous... reposez-vous... Vous devez avoir faim, je vais vous faire préparer à goûter.

À la femme de chambre qui est entrée.

Préparez une collation pour madame.

LA FEMME DE CHAMBRE.

Bien, monsieur.

SAINTFOL, à Antoinette.

Allez ! Allez !

ANTOINETTE, à Saintfol.

Vous voudrez bien me faire conduire jusqu’à la gare ?

SAINTFOL.

Ne vous en occupez pas.

LA FEMME DE CHAMBRE.

Si Madame veut me suivre.

 

 

Scène VI

 

SAINTFOL, ÉMILE

 

ÉMILE, arrivant, effaré.

Monsieur !

SAINTFOL.

Quoi ?

ÉMILE.

Que Monsieur pardonne son émoi à un vieux serviteur ! Monsieur le vicomte est bien certain de n’avoir pas laissé de dettes à Paris ?

SAINTFOL.

Qu’est-ce que vous me chantez là ?

ÉMILE.

Monsieur le vicomte est bien certain de ne plus rien devoir à personne ?

SAINTFOL.

Ah çà ! expliquez-vous ?

ÉMILE.

C’est encore l’huissier, monsieur !

SAINTFOL.

Hein ? Quel huissier ?

ÉMILE.

Le même qu’à Paris, monsieur, le même !

SAINTFOL, stupéfait.

Lebelloy ?

ÉMILE.

Oui...

SAINTFOL.

Eh bien, tant mieux, nom d’un chien, tant mieux !

ÉMILE.

Ah ! Monsieur me rassure !...

SAINTFOL.

Faites-le entrer tout de suite... dépêchez-vous.

Sort Émile.

 

 

Scène VII

 

SAINTFOL, LEBELLOY

 

LEBELLOY, s’arrêtant sur le seuil.

Cette fois-ci, monsieur, je vous prie de m’excuser de me présenter chez vous à l’improviste.

SAINTFOL.

Inutile, monsieur. Vous êtes le bienvenu.

LEBELLOY.

Croyez bien que j’arrive dans les intentions les plus conciliantes... Il peut se présenter dans la vie certaines circonstances où deux hommes qui, au premier abord et pour des esprits superficiels, paraissent des ennemis irréconciliables, aient, au contraire, des intérêts communs, et parfois même, l’un pour l’autre, comme une estime secrète.

SAINTFOL.

Vous avez raison, monsieur. Deux hommes trahis par la même femme sont un peu parents. Donnez-vous la peine de vous asseoir.

LEBELLOY, après s’être assit.

Madame Ramier m’a télégraphié de Biarritz que sa fille se rendait chez vous.

SAINTFOL.

Elle a débarqué ici il y a une heure, à ma grande surprise.

LEBELLOY.

Que vous a-t-elle raconté ?

SAINTFOL.

Qu’elle avait emprunté l’argent du voyage au petit chasseur du cercle... qu’elle avait mis ses bijoux au clou...

LEBELLOY.

Tout cela parce que je refusais de lui envoyer de l’argent ?... Remarquez que c’est la vérité... Elle n’est pas menteuse... Mais elle a une façon originale de dire la vérité qui la travestit complètement. Elle a ajouté, n’est-ce pas ? je l’entends d’ici, que j’étais jaloux, hargneux, avare... Oui... oui. Mais vous a-t-elle dit, monsieur, qu’en quinze jours, elle avait transformé ma maison en un casino ? Oui, monsieur, un casino, une maison de jeu, un tripot !... Elle invitait une société inouïe... Surtout pour moi... dans ma situation... des gens de cercle... ce Sivoir... les Prangis... des ménages formés d’un homme et d’une femme mariés, mais pas ensemble... C’était le baccara et le poker jusqu’à trois heures du matin... Enfin ! pour tout dire, c’était pis qu’avant et j’allais au scandale ! Alors, j’ai pris une résolution énergique. Je lui ai interdit de recevoir désormais ce monde-là... Elle m’a menacé de me quitter. Je l’ai laissée faire. Je vous jure, monsieur, qu’elle n’est pas possible, elle n’est pas possible !

SAINTFOL.

Voilà le vrai mot. Certes, elle est charmante... elle est pleine de fantaisie...

LEBELLOY.

Elle est même loyale...

SAINTFOL.

En réalité, c’est une très honnête petite femme, et je ne sais pas ce qui lui manque pour en avoir l’air... Mais, disons le mot carrément, pour un homme normal comme vous ou moi, elle n’est pas possible ! C’est un fléau !

LEBELLOY.

Un fléau délicieux, je n’en disconviens pas...

SAINTFOL.

Mais un fléau.

LEBELLOY.

Partons de là et concertons-nous. C’est pour cela d’ailleurs que je suis venu.

SAINTFOL.

Nous sommes les principaux intéressés.

LEBELLOY.

Nous sommes même les seuls. Car, si nous n’y prenons pas garde, Antoinette passera sa vie à aller de vous à moi, et réciproquement.

SAINTFOL.

Ça deviendra une habitude.

LEBELLOY.

Nous n’aurons plus une minute de sécurité...

SAINTFOL.

Nous ne pourrons plus nous marier tranquillement.

LEBELLOY.

Elle tombera sur nous au moment où nous nous y attendrons le moins.

SAINTFOL.

Et nous ne serons jamais assez forts pour lui résister.

LEBELLOY.

C’est notre vie gâchée.

SAINTFOL.

Nous voilà bien d’accord.

LEBELLOY.

Tout cela n’empêche pas, cependant, d’avoir une véritable affection pour elle.

SAINTFOL.

Moi aussi, je vous assure...

LEBELLOY.

Il s’agit donc de nous en débarrasser, mais galamment, proprement.

SAINTFOL.

En braves garçons qui veulent bien être embêtés par les femmes, mais pas tout le temps par la même. Il me semble que ce n’est pas trop immoral ce que nous disons en ce moment ?

LEBELLOY.

Personne n’aurait le courage de nous blâmer... Eh bien, avez-vous une idée ?

SAINTFOL.

Oui.

LEBELLOY.

Ah !

SAINTFOL.

Et j’y songeais précisément quand on vous a annoncé.

LEBELLOY.

Voyons ?

SAINTFOL.

Nous avons aimé Antoinette, chacun avec notre tempérament, mais soyons justes, nous ne l’avons peut-être pas aimée d’une façon profonde et absolue... Elle nous a fouetté le sang, elle nous a menés à la cravache, elle nous a fait crier, elle a mis notre existence sens dessus dessous, mais elle ne nous a jamais fait pleurer... Moi, du moins.

LEBELLOY.

Moi non plus.

SAINTFOL.

Eh bien, il y a un homme qui, lui, l’aime d’une façon profonde et absolue.

LEBELLOY.

Et qui, mon Dieu ?

SAINTFOL.

Devinez !

LEBELLOY.

Je le connais donc ?

SAINTFOL.

Léopold.

LEBELLOY, ébahi.

Léopold !

SAINTFOL.

Vous ne vous en étiez jamais aperçu ?

LEBELLOY.

Jamais !

SAINTFOL.

Vous n’êtes guère perspicace.

LEBELLOY.

Et vous-même, comment le savez-vous ?

SAINTFOL.

Il me l’a dit. Eh bien, le problème, c’est de faire ce mariage-là à nous deux. Car, si nous le ratons, c’est l’imprévu, c’est le gâchis, c’est le précipice...

LEBELLOY.

Vous avez raison.

SAINTFOL, regardant par la baie.

Voici Léopold... De la décision...

 

 

Scène VIII

 

SAINTFOL, LEBELLOY, LÉOPOLD, tout habillé

 

LÉOPOLD, à Lebelloy, lui serrant la main.

Vous ?

Il interroge Saintfol du regard.

SAINTFOL.

Ne perdons pas notre temps en explications... Vous ne comprenez pas la présence de Lebelloy ?... Dites-vous qu’il s’agit d’Antoinette... et, dès qu’il s’agit d’Antoinette, on ne comprend plus. On est dans l’incohérence. Eh bien, on ne peut pas rester éternellement dans l’incohérence !... Il y a un moment de la vie où il faut de l’ordre... comprenez-vous ? à présent... de l’ordre !...

LÉOPOLD.

Je comprendrai mieux quand vous sortirez des généralités.

SAINTFOL.

Oui... Eh bien, l’ordre, la logique, le bon sans, c’est que j’épouse mademoiselle de Sauterre, c’est que Lebelloy épouse ma cousine...

LEBELLOY, vivement.

Oui... oui !

LÉOPOLD.

Mais...

SAINTFOL.

Et c’est que vous, Léopold, vous épousiez Antoinette, ce que vous auriez dû faire il y a longtemps...

LEBELLOY.

Voilà !

LÉOPOLD.

Épouser Antoinette !

SAINTFOL.

Elle est libre.

LEBELLOY.

Définitivement libre.

LÉOPOLD, ému.

Mes amis, mes bons amis, je vous remercie d’avoir pensé à moi... Mais ce serait trop beau, c’est impossible !

SAINTFOL.

Pourquoi ? Pourquoi ?

LÉOPOLD.

Parce que ça a été le rêve de toute ma vie... Et comment voulez-vous qu’on réalise le rêve de toute sa vie ?... Il n’y a plus d’exemple...

À Lebelloy.

Oui, mon ami, j’aime Antoinette... Si je ne vous l’ai pas dit plus tôt...

LEBELLOY.

Je l’avais deviné.

SAINTFOL.

Remettez-vous, Léopold ! voyons !... de l’audace... de la vigueur... Vous avez une belle revanche à prendre. Voilà l’occasion !... Allez trouver Antoinette... déclarez-lui votre amour... soyez éloquent et enlevez-la d’assaut !...

LEBELLOY.

Vous nous devez bien ça !

LÉOPOLD.

Savez-vous ce qui me gêne pour lui déclarer mon amour ? C’est que j’ai peur qu’elle ne me rie au nez ?... Ah ! j’ai supporté bien des choses... mais ça, je ne le supporterais pas !... Vous entendez ? Si elle me riait au nez quand je lui dirai que je l’aime, je serai capable de tout !...

LEBELLOY.

Bien ! Bien ! Montez-vous !

LÉOPOLD.

Maintenant, laissez-moi réfléchir, laissez-moi examiner mes chances... Je ne lui suis pas indifférent.

LEBELLOY.

Certes, non !

LÉOPOLD.

Elle a de l’affection pour moi... une certaine affection... j’étais son confident. Chaque fois qu’elle faisait une bêtise, à qui l’avouait-elle le premier ? à moi... Elle ne pouvait pas se passer de moi... Elle se laissait embrasser... d’une façon à la fois candide et malicieuse... Se doutait-elle que je l’aimais ?

LEBELLOY.

Qui sait !

LÉOPOLD.

Il y a une chose assez curieuse...

SAINTFOL et LEBELLOY.

Voyons ?

LÉOPOLD.

Jamais elle ne m’a fait la moindre plaisanterie sur mes maîtresses.

SAINTFOL.

Comment ! vous aviez des maîtresses ?

LÉOPOLD.

Je veux dire, sur les maîtresses que j’aurais pu avoir. Et, quand je me permettais une parole un peu légère... dans cet ordre d’idée, elle me regardait avec sévérité et me défendait de continuer.

LEBELLOY.

C’était de la jalousie inconsciente.

LÉOPOLD, se redressant.

Enfin ! je vais essayer... Vous avez raison, Saintfol, il faut de l’audace... N’ayez pas peur, j’en aurai. Car je joue la grosse partie... Si elle me refusait maintenant, voyez-vous, ce serait effrayant !... Je ne suis pas un vieux monsieur, après tout !... Je suis un parti acceptable... Sans être millionnaire, comme vous, j’ai cependant quarante-deux mille francs de rente ! Allons ! Allons ! je vais partir ce soir pour Biarritz...

SAINTFOL.

Elle n’est plus à Biarritz, elle est ici...

LÉOPOLD.

Ici !

SAINTFOL.

Vous allez lui parler tout de suite.

LÉOPOLD.

Ah ! non... Je ne suis pas préparé... Il est trop tôt.

LEBELLOY.

Demain, il sera trop tard.

SAINTFOL.

Demain, je ne réponds plus de rien. Restez ici... Je vous l’envoie.

LÉOPOLD.

Mes bons amis !... Laissez-moi le temps...

LEBELLOY, sévèrement.

Êtes-vous un homme, oui ou non ?

LÉOPOLD.

Je crois que oui.

SAINTFOL.

Alors, du nerf !

Regardant par la baie.

D’ailleurs, elle vous cherche. Venez, Lebelloy.

Il sort avec ce dernier.

 

 

Scène IX

 

LÉOPOLD, seul, puis ANTOINETTE, puis SAINTFOL, puis LE BARON, BERTHE, EDMÉE et LEBELLOY

 

LÉOPOLD.

Je ferais mieux de m’en aller !...

Entre Antoinette.

ANTOINETTE.

Léopold ! Bonjour, Léopold !... Bonjour, mon ami !

Elle va à lui et l’embrasse sur les deux joues.

LÉOPOLD.

Ma chère Antoinette... ma chère Antoinette !

ANTOINETTE.

Ça me fait plaisir de vous voir... surtout en ce moment.

LÉOPOLD.

Ah !

ANTOINETTE.

Oui... j’en ai des événements à vous raconter !

LÉOPOLD.

Je m’en doute... je m’en doute...

ANTOINETTE.

Adrien vous a mis au courant ?

LÉOPOLD.

À peu près... J’ai vu aussi Lebelloy...

ANTOINETTE.

Fernand ?

LÉOPOLD.

Fernand.

ANTOINETTE.

Et où l’avez-vous vu ?

LÉOPOLD.

Ici.

ANTOINETTE.

Ça ne m’étonne pas !... Maman a dû le prévenir et alors... Il était furieux ?

LÉOPOLD.

Qui ?

ANTOINETTE.

Fernand.

LÉOPOLD.

Non. Il n’avait pas l’air furieux.

ANTOINETTE.

Et Adrien, comment l’a-t-il reçu ?

LÉOPOLD.

Très bien.

ANTOINETTE.

Naturellement... ils devaient finir par se réconcilier ! Ah ! ils ont dû en dire, sur moi ! ils ont dû en dire !

Regardant par la baie.

Mais les voilà ensemble !... c’est touchant... Tiens ! il y a une femme avec eux... Comment ? Fernand lui prend la main !... Mais c’est Edmée !

LÉOPOLD, regardant.

Oui, c’est madame de Rias...

ANTOINETTE, nerveuse.

Ah ! je m’explique !... Il n’est pas venu pour moi... Il veut l’épouser décidément... Eh bien, qu’il l’épouse, ce n’est pas moi qui l’en empêcherai... Ah ! non... Qu’ils se marient tous les deux ! Quant à moi...

Elle va vivement à une table.

Je vais me gêner, maintenant... je vais me gêner...

Elle écrit.

LÉOPOLD.

Qu’est-ce que vous faites ?

ANTOINETTE, assise.

Ce que je fais, Léopold ?

LÉOPOLD.

Oui.

ANTOINETTE.

Tenez...

Elle va lui montrer ce qu’elle écrit, puis, hésitant.

Non... ça ne vous regarde pas.

LÉOPOLD.

Permettez !

ANTOINETTE.

Non, je ne veux pas...

LÉOPOLD, avec autorité.

J’ai le droit de savoir ce que vous écrivez.

ANTOINETTE.

Comment ? vous avez le droit ?

LÉOPOLD.

Je suis votre ami, je suis votre confident...

ANTOINETTE.

Ah ! vous voulez le savoir ?...

LÉOPOLD.

Parfaitement.

ANTOINETTE.

Eh bien, lisez !

Elle lui tend le papier.

LÉOPOLD, lisant.

William Crab, Biarritz. Qu’est-ce que c’est que ce William Crab ?

ANTOINETTE.

C’est un Anglais.

LÉOPOLD, relisant.

William Crab, Biarritz, hôtel Métropole... J’accepte, Antoinette.

Parlé.

Vous acceptez quoi ?

ANTOINETTE, le regardant.

Quoi ?

LÉOPOLD.

Oui... quoi ? Qu’est-ce que ça signifie : « J’accepte » ?

ANTOINETTE.

Ça signifie, mon petit Léopold, que j’ai assez de la vie que je mène et que je vais en mener une autre. Voilà !

LÉOPOLD, serrant les dents.

Avec cet Anglais ?

ANTOINETTE.

Avec.

LÉOPOLD, froidement.

Bien !

Il ferme brusquement sa jaquette.

Je vais le tuer !

ANTOINETTE, stupéfaite.

Hein !

LÉOPOLD.

Ah ! un Anglais, maintenant !

ANTOINETTE.

Qu’est-ce qui vous prend, Léopold ?

LÉOPOLD.

C’est la colère qui me prend, c’est l’indignation ! Alors, moi, jamais !... Vous ne vous en apercevrez jamais que je vous aime ! Ce n’est pourtant pas difficile !

ANTOINETTE.

Je le sais bien que vous avez de l’amitié pour moi.

LÉOPOLD.

Non, madame, pas de l’amitié, de l’amour... de l’amour !

ANTOINETTE, étonnée, puis souriant.

De l’amour !

LÉOPOLD.

Oui.

ANTOINETTE, riant.

Oh ! Léopold !...

LÉOPOLD.

Ah ! ne riez pas !... je vous en prie, ne riez pas !

ANTOINETTE.

Là... je ne ris plus... Et je n’en ai même plus envie. Ça me fait beaucoup de chagrin, ce que vous venez de me dire. Vous étiez mon ami, Léopold, vous étiez le seul être au monde qui eût pour moi une affection sérieuse, le seul à qui je pouvais me confier, et voilà que vous me traitez comme les autres... C’est mal, Léopold, c’est très mal !

LÉOPOLD.

Antoinette, ma chère Antoinette, je vous aime... je vous ai toujours aimée. J’ai commencé quand vous aviez quinze ans... J’en avais trente-cinq. Je ne pouvais pas vous le dire, ça aurait été ridicule... Je me suis contenté de vivre auprès de vous. Je n’espérais rien et, en même temps, je ne désespérais pas. C’était très curieux... Puis, peu à peu, vous avez eu vingt ans ; et alors, moi, j’en avais quarante. Et j’allais me décider tout de même à demander votre main quand j’ai appris, par madame votre mère, que Lebelloy l’avait demandée la veille. Au lieu d’être votre mari, j’ai été votre témoin. Je vous donne ma parole que ça fait une différence, quand on aime. Après Lebelloy, j’ai failli encore vous l’avouer, que je vous aimais et, le jour où j’ai failli vous l’avouer, j’ai découvert que vous étiez la maîtresse de Saintfol. Aujourd’hui, vous n’êtes plus la femme de l’un ni la maîtresse de l’autre. Eh bien, devenez ma femme à moi. Je vous jure que c’est juste !

ANTOINETTE.

Non, mon petit Léopold. Je suis touchée, je suis émue de ce que vous me racontez, mais c’est justement parce que vous avez assisté à mon existence, parce que vous la connaissez trop bien, que je ne veux pas devenir votre femme. J’ai une certaine expérience des hommes, maintenant, et je sais d’avance que vous seriez malheureux.

LÉOPOLD, se contenant.

Vous ne voulez pas ?

ANTOINETTE.

Non, Léopold.

LÉOPOLD.

Bon.

Il fait mine de sortir.

ANTOINETTE.

Je vous défends de vous en aller et surtout d’aller tuer ce monsieur... D’abord, c’est lui qui vous tuerait.

LÉOPOLD.

C’est la même chose. Je suis arrivé à l’extrême limite de la patience et à l’extrême limite de la résignation !... Madame, j’ai l’honneur de vous demander votre main !

ANTOINETTE.

Ce que vous faites là, ça s’appelle du chantage !...

LÉOPOLD.

Oui, madame. J’en ai assez que tout le monde soit heureux, excepté moi !

SAINTFOL, entrant brusquement.

Bien, Léopold, très bien !

Il sort.

LÉOPOLD, à Antoinette.

Pour la dernière fois, madame, j’ai l’honneur...

ANTOINETTE.

Permettez-moi de vous dire, Léopold, que vous employez un drôle de moyen !

LÉOPOLD.

Antoinette, ma chère Antoinette, vous ne le regretterez pas. Le mari qu’il vous faut, maintenant, c’est moi ! Je ne dis pas qu’il vous l’aurait fallu pour commencer, mais, aujourd’hui, il est temps, je vous le jure.

Il lui baise la main avec passion.

ANTOINETTE, un long temps.

Comme ce serait bizarre, si nous allions être heureux ensemble !

LÉOPOLD.

Nous le serons, Antoinette, oui !

ANTOINETTE.

Essayons toujours.

SAINTFOL, rentrant.

Mes enfants, l’auto est prête... elle vous attend.

À Antoinette.

Je suis obligé de vous quitter, ma chère Antoinette. Léopold vous reconduira. Au revoir, mes amis.

LÉOPOLD.

Au revoir, mon bon, au revoir.

ANTOINETTE, tendant la main à Saintfol.

Au revoir, mon cher vicomte.

SAINTFOL.

Madame, mes hommages.

ANTOINETTE, tout à coup.

Ah ! diable ! j’oubliais !... Mais il faut que nous y allions tout de même à Biarritz ! Figurez-vous que je n’avais plus d’argent. Alors, j’avais laissé maman à l’hôtel, en gage !

LÉOPOLD.

Allons la délivrer.

À Saintfol.

Heureusement que j’ai fait des économies...

ANTOINETTE.

Eh bien, Léopold, je vous attends !

Ils sortent tous les deux. Entrent le baron, Berthe, Edmée et Lebelloy, dès que sont sortis Antoinette et Léopold.

LEBELLOY, à Edmée.

Ah ! madame... si vous daigniez... si vous daigniez oublier !...

EDMÉE.

Nous verrons plus tard. Ça ferait trop de mariages en même temps.

LE BARON.

Mais je ne vois pas monsieur Léopold ?

SAINTFOL.

Ah ! ne nous parlez plus jamais de cet homme-là !

LE BARON.

Qu’est-ce qu’il a fait ?

LEBELLOY.

Il vient de s’enfuir avec une femme !

Allant à Saintfol.

Enfin, Antoinette est partie !

SAINTFOL.

C’est un ange !

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