L'Affaire Champignon (Georges COURTELINE - Pierre VEBER)

Fantaisie judiciaire en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de La Scala, le 8 septembre 1899.

 

Personnages

 

CHAMPIGNON

LE PRÉSIDENT

BÉZUCHE

CANUCHE

L’AVOCAT

L’HUISSIER

LE SUBSTITUT

DÉSIRÉE

HORTENSE

 

 

L’HUISSIER, appelant

La dame Champignon Désirée !

DÉSIRÉE, dans la salle.

C’est moi.

L’HUISSIER.

Le tribunal va entrer en séance. Ça va être à vous. Approchez.

DÉSIRÉE.

Pour être jugée ?

L’HUISSIER.

Dame !

DÉSIRÉE.

Y a rien de fait.

L’HUISSIER.

Comment, rien de fait !

DÉSIRÉE.

Non. Mon mari retire sa plainte.

CHAMPIGNON, dans la salle.

Moi ?

L’HUISSIER.

Vous vous désistez ?

CHAMPIGNON, ironique.

Avec un peu de sauce ! Je maintiens ma plainte énergiquement.

DÉSIRÉE.

Champignon, tu ne feras pas ça !

CHAMPIGNON.

Je le ferai !

DÉSIRÉE.

Tu aurais le cœur de me faire fourrer en prison ?

CHAMPIGNON.

Probable.

DÉSIRÉE.

Champignon !...

CHAMPIGNON.

Cause ! Tu m’intéresses. – Va ! Tu n’y couperas pas de tes cinq ans !

DÉSIRÉE.

Cinq ans !!!

CHAMPIGNON, se frottant les mains.

À nous la paille humide, les fayots et la boule de son !... Ça t’apprendra à me faire cocu.

DÉSIRÉE.

Je ne savais pas que ça te contrarierait.

CHAMPIGNON.

Menteuse ! Je te l’avais défendu plus de cent fois. Seulement, voilà, tu ne veux en faire qu’à ta tête ; faut toujours que tu commandes ! Eh bien, tu verras ce coup-ci ; tu verras ce que ça te coûtera !

DÉSIRÉE.

Retire ta plainte, Champignon !

CHAMPIGNON.

Non !

DÉSIRÉE.

J’ai des remords.

CHAMPIGNON.

Tant pis pour toi.

DÉSIRÉE.

Laisse-toi attendrir !

CHAMPIGNON.

Impossible ! C’est une bouche de bronze qui te parle.

CANUCHE, dans la salle.

Champignon, pardonne à ta femme. Si tu ne le fais pas pour elle, fais-le pour moi.

CHAMPIGNON, avec dignité.

Vous, monsieur, foutez-moi la paix. Je suis pour les personnes distinguées dans leurs manières ; c’est vous dire le cas que je fais de vous.

CANUCHE.

Tutoie-moi !

CHAMPIGNON.

Non !

CANUCHE.

Je t’en prie.

CHAMPIGNON.

Impossible ! Je ne tutoie que les gens du monde. Quant aux propariens de votre espèce, bonsoir Coco !... J’ai mieux que ça dans ma table de nuit.

CANUCHE, plaintif.

Tu es dur avec moi, Champignon.

CHAMPIGNON.

Monsieur, je vous dirai ceci, qu’on ne prend pas la femme d’un ami, ou alors on est un sale mufle !... Surtout quand on a eu des relations intimes comme nous en avons eues ensemble, vous et moi, étant cousins issus de germains, nés dans le même patelin, sous le même toit : enfin, les deux doigts de la main, le cul et la chemise, autant dire !

CANUCHE, suppliant.

Champignon !

CHAMPIGNON, secouant la tête.

C’est une bouche de bronze qui vous parle.

CANUCHE.

J’ai du repentir.

CHAMPIGNON.

J’en suis fâché !

DÉSIRÉE.

Cependant...

CHAMPIGNON.

C’est bon !

CANUCHE.

Mais...

CHAMPIGNON.

Assez ! Quand on s’est comporté avec un proche parent comme c’est que vous vous êtes comporté avec moi, on avale sa chique, monsieur, et on fait le mort. Telle est ma devise ici-bas.

CANUCHE.

Si tu veux te désister, je te donnerai vingt-cinq francs.

CHAMPIGNON.

J’y perdrais.

CANUCHE.

Trente francs et un verre ?

CHAMPIGNON.

Pas pour un million !... Vous êtes un rien du tout, et même un pas-grand-chose. Je vous méprise.

CANUCHE, douloureux.

Oh !... Champignon !

CHAMPIGNON.

Je m’appelle Champignon, en effet ; et je ne reconnais à personne le droit de submerger mon nom sous le ridicule et de le ravaler au rang de l’animal. J’ajouterai...

Sonnette du Tribunal.

Tiens, on a sonné !

L’HUISSIER.

C’est le Tribunal.

CHAMPIGNON.

Ah !... qu’il entre !

L’HUISSIER, stupéfait.

Est-ce que vous vous figurez qu’il a besoin de votre permission ?

CANUCHE.

Tu vois, tu te fais blaguer. Retire donc ta plainte.

CHAMPIGNON, dans un hurlement.

Non !!!

CANUCHE.

C’est curieux, cette idée fixe !

CHAMPIGNON.

C’est curieux, mais c’est comme ça. Voici les juges !

Entrée du Tribunal ; le Président le premier, puis les deux assesseurs et enfin le substitut. Les quatre magistrats se rendent solennellement à leurs fauteuils respectifs, tandis que :

L’HUISSIER, d’une voix retentissante.

Le Tribunal ! Levez-vous et découvrez-vous ! Silence, là !

En effet, pendant que le Tribunal s’installait, Champignon, sa femme et Canuche se sont dirigés rapidement vers le praticable qui conduit de l’orchestre à la scène, et l’ont bruyamment escaladé, la femme adultère et son complice persécutant le mari de : « Retire donc ta plainte, voyons !... Qu’est-ce que ça peut te faire de retirer ta plainte ? » auxquels l’inflexible Champignon est demeuré sourd comme une borne. À la fin :

LE PRÉSIDENT.

L’audience est ouverte !

CHAMPIGNON, s’avançant.

Monsieur le Président, je m’en rapporte à votre jugement arbitraire...

LE PRÉSIDENT.

Qu’est-ce que vous demandez ?

CHAMPIGNON.

Je demande cinq ans de prison pour mon épouse et vingt ans de travaux forcés pour mon cousin.

LE PRÉSIDENT.

Oui. Eh bien, laissez-nous tranquilles ! Vous répondrez quand on vous questionnera. Appelez, huissier !

L’HUISSIER, appelant.

Champignon contre femme Champignon, Désirée, et contre Canuche, Théodore. Adultère et complicité. Champignon !

CHAMPIGNON.

Présent ! – Monsieur...

LE PRÉSIDENT.

Tout à l’heure !

CHAMPIGNON.

Ah ! pardon !

L’HUISSIER.

La femme Champignon !

DÉSIRÉE.

C’est moi-même.

L’HUISSIER.

Canuche, Théodore.

CANUCHE.

Pour vous servir.

LE PRÉSIDENT.

Approchez, Champignon !

CHAMPIGNON.

Voilà.

Il s’avance.

LE PRÉSIDENT.

Vous avez déposé une plainte contre votre femme.

DÉSIRÉE, qui intervient.

Oui, monsieur ; mais il l’a retirée.

CHAMPIGNON, exaspéré.

Encore !... Ah çà, nom de Dieu ! est-ce que ça va durer longtemps ?

LE PRÉSIDENT.

Oh ! pardon ! Du calme, n’est-ce pas ?... où je vais vous retirer la parole.

CHAMPIGNON.

Mais enfin, monsieur le Président, on n’a pas idée de ça, non plus !... Aller dire que je retire ma plainte, quand il n’y a pas un mot de vrai !

LE PRÉSIDENT.

Vous la maintenez, alors ?

CHAMPIGNON.

Comment, si je la maintiens ?... Des deux mains, les quat’ doigts et le pouce, tout simplement !... comme déshonoré par madame au point de ne plus pouvoir passer sous la porte Saint-Denis, et même sous l’arche de Noé !...

DÉSIRÉE.

Ah ! c’est comme ça ? Eh bien, je dis tout !

LE PRÉSIDENT.

Un instant. Reconnaissez-vous, d’abord, avoir trompé votre mari ?

DÉSIRÉE.

Oui. Pour me venger. Il me battait.

LE PRÉSIDENT.

Est-ce vrai, Champignon ?

CHAMPIGNON.

Parfaitement !

LE PRÉSIDENT.

Vous battiez votre femme ?

CHAMPIGNON.

Tous les jours.

LE PRÉSIDENT, estomaqué.

Mais vous n’en aviez pas le droit !

CHAMPIGNON.

Pas le droit ?

LE PRÉSIDENT.

Non.

CHAMPIGNON.

Eh bien, elle est raide ! Je n’avais pas le droit de battre avec une canne à moi, dans mon domicile à moi, une femme à moi, qui me faisait des queues avec un cousin à moi ?

LE PRÉSIDENT.

Je vous dis que non !

CHAMPIGNON.

Drôle de justice !

LE PRÉSIDENT.

Si vous n’en voulez pas, laissez-la. Ce n’est pas elle qui est allée vous chercher.

CANUCHE.

Parbleu !

DÉSIRÉE.

Tu ne dis que des bêtises.

CHAMPIGNON.

C’est des bêtises, peut-être, que tu es la fainéantise même, et que, depuis notre entrée en ménage, tu n’en aurais seulement pas fichu le quart d’une secousse ?

DÉSIRÉE, s’excusant.

J’ai la vue basse.

CHAMPIGNON, sévère, mais juste.

La vue basse ? Pas pour me déshonorer en tout cas.

LE PRÉSIDENT.

Ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Vous accusez madame du délit d’adultère, de complicité avec le sieur Canuche.

CANUCHE, qui se lève.

Ici présent.

LE PRÉSIDENT.

Vous êtes Canuche ?

CANUCHE.

En personne. Et je dois à la vérité de dire que madame m’a pris de force. Sans cela !... Car pour ce qui est de m’être conduit avec M. Champignon comme le dernier des saligauds, j’en suis incapable, j’ose le dire. Songez donc, monsieur le Président, qu’étant cousins germains comme les quatre fils Aymon, nous étions camarades comme Castor et Pollux.

CHAMPIGNON.

Pollux n’aurait pas pris la moitié de Castor.

LE PRÉSIDENT.

Arrivons au fait. Champignon, vous vous portez partie civile ?

CHAMPIGNON.

Si vous voulez.

LE PRÉSIDENT.

Comment, si je veux ! Ça m’est égal !

CHAMPIGNON.

Et à moi de même.

LE PRÉSIDENT.

Il faut pourtant vous décider. Vous portez-vous partie civile, oui ou non ?

CHAMPIGNON.

Des fois.

LE PRÉSIDENT.

Quoi, des fois ?

CHAMPIGNON.

Je veux bien.

LE PRÉSIDENT.

Moi aussi. Seulement, de ce train-là, ça peut durer jusqu’à demain.

L’AVOCAT.

Je crains que le plaignant ne comprenne pas la question. – On vous demande si vous réclamez des dommages-intérêts.

CHAMPIGNON.

Moi ? Avec un peu de sauce ! Je ne mange pas de ce pain-là. Je demande seulement que la condamnation soit publiée dans les journaux et que la Chambre en vote l’affichage dans tous les départements.

L’AVOCAT, goguenard.

Vous en demandez peut-être un peu trop.

LE PRÉSIDENT.

C’est mon avis.

DÉSIRÉE.

Surtout qu’il ne dit pas comment les choses se sont passées. Car il le savait très bien, que ça lui pendait au nez comme un sifflet de quatre sous. Raconte donc un peu à monsieur comment les choses se sont passées ; non, mais raconte-le donc pour voir.

LE PRÉSIDENT.

Parlez.

CHAMPIGNON.

Eh bien, monsieur, voilà. Nous étions très copains, le père Pousserot et moi.

LE PRÉSIDENT.

Qui ça, le père Pousserot ?

DÉSIRÉE.

Papa. Je suis une demoiselle Pousserot.

LE PRÉSIDENT.

Ah ! Parfaitement. – Continuez.

CHAMPIGNON.

Un jour, je lui dis comme ça que j’avais sa demoiselle dans l’œil.

LE PRÉSIDENT.

Dans l’œil ?

CHAMPIGNON.

Oui ; une façon de parler ; histoire de dire que la jeune personne m’avait inspiré le pépin. Immédiatement, v’là le père Pousserot qui se met à pousser les hauts cris, disant que ça lui allait comme une paire de gants, que j’étais un gendre à son goût, qu’il me foutait sa fille ça ne faisait pas un pli, et que c’était une affaire conclue. « Ça va bien, que je lui fais alorss, mais faudrait tout de même s’assurer, des fois que ça soye pas dans ses manières de voir. – T’as raison, qu’y me répond, on va le savoir tout de suite. Arrive voir un peu, que je cause à Désirée ; t’écouteras à travers la porte. » C’est bon ; y passe dans la pièce à côté ; je me colle l’oreille à la serrure.

DÉSIRÉE.

C’était très délicat.

LE PRÉSIDENT.

Silence ! Laissez parler votre mari. – Donc, vous collez l’oreille au trou de la serrure.

CHAMPIGNON.

De la serrure, oui, monsieur. Et vous pensez, n’est-ce pas, si le cœur me battait dans mon pantalon !

LE PRÉSIDENT.

Oh ! pas de littérature. Nous n’avons pas le temps.

CHAMPIGNON.

Je vous demande pardon. Madame arrive et demande à son père qu’est-ce qu’y a.

« Y a que Champignon te demande en mariage, dit le vieux.

– En mariage ?

– Oui.

– Y veut m’épouser ?

– Faut croire.

– Je ne marche pas.

– Comment tu ne marches pas ?

– Non.

– À cause ?

– À cause qu’il a l’air d’une andouille. »

LE PRÉSIDENT.

Qui disait cela ?

CHAMPIGNON.

Désirée.

LE PRÉSIDENT.

En parlant de qui ?

CHAMPIGNON.

De moi.

LE PRÉSIDENT.

Ah, bon !

CHAMPIGNON.

« Tout ça, c’est des mauvaises raisons, que réplique le père Pousserot. Que Champignon ait l’air d’une andouille, c’est possible ; qu’il en ait même la chanson, c’est probable ; mais il a 1500 francs de côté : ça fait passer sur bien des choses. Bref, y veut t’épouser, j’y ai dit qu’y t’épouserait, et je te flanque mon billet que tu l’épouseras, quand je devrais te mener au curé avec mon pied dans le derrière. – Eh bien, qu’elle riposte, c’est bon ; je l’épouserai puisque tu m’y forces, seulement, je te préviens d’une chose : y sera cocu. »

LE PRÉSIDENT.

Désirée disait cela ?

CHAMPIGNON.

Désirée, oui, monsieur.

LE PRÉSIDENT.

Toujours en parlant de vous ?

CHAMPIGNON.

Toujours en parlant de moi.

LE PRÉSIDENT.

Bon ! Et alors ?

CHAMPIGNON.

Alors le père Pousserot a dit que c’était bien ; sur quoi il est venu me retrouver et m’a mis une tape sur l’épaule en disant : « Eh ben, t’es content ? Je t’ai enlevé ça en cinq sec, hein ? Dans un mois, tu seras marié. »

LE PRÉSIDENT.

Et un mois après ?

CHAMPIGNON.

Je l’étais.

LE PRÉSIDENT.

En tout cas, vous ne vous plaindrez pas d’avoir été pris en traître ?

CHAMPIGNON, très simple.

Pourquoi ?

LE PRÉSIDENT.

Pourquoi ?... Pour la raison qu’un homme averti en vaut deux, et que vous en valiez quarante à vous tout seul !

DÉSIRÉE.

Au moins !

LE PRÉSIDENT.

Oui, au moins !

CHAMPIGNON.

Permettez ! Je croyais que c’était du battage. À preuve que les premiers temps de notre ménage, nous étions censément comme des petits pains au lait. Jamais un mot !... toujours du même avis !... dont j’ai même fini un jour par dire au père Pousserot : « Vous savez, vot’ fille ? je crois qu’elle m’a dans l’œil, à son tour. »

LE PRÉSIDENT.

Et elle vous trompait ?

CHAMPIGNON.

À tue-tête !

LE PRÉSIDENT.

Quand vous en êtes-vous aperçu ?

CHAMPIGNON.

Le soir même du jour où je croyais qu’elle s’était mise à m’aimer.

LE PRÉSIDENT.

La vie a de ces surprises.

CHAMPIGNON.

C’est vrai, mais faut vous dire comment c’est arrivé. C’est arrivé d’un jour que j’avais attrapé la diarrhée pour avoir bu de l’eau trop froide.

LE PRÉSIDENT.

Ce détail est bien inutile.

CHAMPIGNON.

Pas du tout ; puisque c’est de là qu’étant rentré en tapis noir...

LE PRÉSIDENT.

En quoi ?

CHAMPIGNON.

En tapis noir.

LE PRÉSIDENT.

Comment, en tapis noir ? En tapinois !

CHAMPIGNON.

C’est ce que je disais !... C’est donc de là qu’étant rentré en tapis noir pour satisfaire aux besoins de la naturalisation, j’ai pigé Canuche chez moi avec ma femme sur ses genoux, en train de faire ensemble des choses qui ne se font pas.

L’AVOCAT.

Si elles ne se font pas, ils ne pouvaient pas les faire.

CANUCHE.

C’est sûr.

DÉSIRÉE.

Et puis monsieur ne dit pas que c’était pas la première fois.

LE PRÉSIDENT.

Il vous avait déjà surprise ?

DÉSIRÉE.

Naturellement.

LE PRÉSIDENT.

Avec Canuche ?

CANUCHE.

Oui, monsieur !

LE PRÉSIDENT, à Champignon.

Et qu’est-ce que vous leur avez dit ?

CHAMPIGNON.

Je leur ai dit sévèrement : « Une fois, passe ! Mais il ne faudrait pas que ça recommence souvent ! »

LE PRÉSIDENT.

Vous êtes un mari de bonne composition.

CHAMPIGNON, à Désirée.

Ah ! tu vois ?... Tu entends ce que dit le président ?... D’ailleurs, je vous dirai une bonne chose : qu’on attrape plutôt du vinaigre avec du miel qu’avec des mouches. Seulement, ils ont abusé. Songez donc, monsieur le Président, qui z’avaient des coïncidences chaque fois que je n’étais pas là.

L’AVOCAT.

Alors, vous ne les avez pas vus ?

CHAMPIGNON.

Parbleu ! Ils ne m’invitaient pas à contempler le spectacle. Et notez bien que Canuche est aussi cocu que moi !

CANUCHE.

Moi ?

CHAMPIGNON.

Oui, vous !

DÉSIRÉE, à Canuche.

N’écoute pas ce qu’il dit ! C’est des blagues, tout ça ; des potins !

CANUCHE.

Tu devrais avoir honte, Champignon, de parler comme ça de ta femme ; une personne qu’est l’honnêteté même...

LE PRÉSIDENT, dubitatif.

Vous allez peut-être un peu loin.

CANUCHE.

Oui, monsieur ! l’honnêteté même !... À preuve qu’elle ne trompait Champignon qu’avec moi.

BÉZUCHE, à l’orchestre.

Quelle poire !

LE PRÉSIDENT.

Qu’est-ce qui se permet de parler ?

BÉZUCHE, qui se lève.

C’est moi. Je ris parce que M. Canuche est une poire.

LE PRÉSIDENT.

On ne vous demande pas votre appréciation. Asseyez-vous et taisez-vous.

BÉZUCHE.

Je veux bien m’asseoir et me taire, mais quant à être une poire, Canuche est une poire.

Se rasseyant.

Les cocus me font toujours rire.

CANUCHE, furieux.

Dites donc ! Cocu vous-même !

BÉZUCHE, qui se relève.

Oh ! moi, je suis tranquille ! Je peux avoir mes défauts comme tout le monde, mais quant à être trompé par ma femme, impossible, mille regrets ! Je m’en rapporte à elle. Hortense ?...

LE PRÉSIDENT.

À la fin, voulez-vous vous taire ?

À Champignon.

Continuez.

CHAMPIGNON.

Pour en revenir à ce que je disais, c’est si peu des blagues, monsieur, que je passe ma vie à trouver des hommes chez moi !... dans le buffet !... dans l’armoire au linge !... dans les lieux ! Et comme, avec ça, j’ai le trac, y me foutent des volées par-dessus le marché ! Est-ce que vous croyez que c’est drôle ? À la fin, j’ai perdu patience, et j’ai décidé que Canuche payerait pour lui et pour les autres.

LE PRÉSIDENT.

Femme Champignon, avez-vous des explications à fournir ?

DÉSIRÉE.

Ayez donc seulement l’obligeance de demander à mon mari ce que je lui ai dit le soir même de notre noce.

LE PRÉSIDENT, à Champignon.

Vous avez entendu la question ? Répondez !

CHAMPIGNON.

Ce qu’elle m’a dit, ce soir-là ?

LE PRÉSIDENT.

Oui.

CHAMPIGNON.

Elle m’a dit : « Finissez, Ernest ! »

DÉSIRÉE.

Non ! Non ! Avant ça ! Je vous ai dit que si vous me faisiez des canailleries avec une autre, je vous rendrais du pareil au même. Je vous ai rendu du pareil au même.

LE PRÉSIDENT.

Oh ! oh ! Vous avez donc commencé, Champignon ?

CHAMPIGNON, embarrassé.

Aucun souvenir !

DÉSIRÉE.

C’est trop fort ! Et Mme Bézuche ?

CHAMPIGNON.

Mme Bézuche ?

DÉSIRÉE.

Oui, la femme de monsieur.

Elle désigne Bézuche.

CHAMPIGNON.

Je ne sais pas ce que vous voulez me dire.

L’AVOCAT.

Monsieur le Président, nous avons fait citer Mme Bézuche aux fins de déclarer qu’elle a été la maîtresse de la partie civile.

BÉZUCHE, au comble de la joie.

Ma femme ?... Hortense ?... Laissez-moi rire !

L’AVOCAT, à Bézuche.

Je regrette que les obligations professionnelles me contraignent à vous révéler ce détail.

BÉZUCHE.

Voulez-vous ma façon de penser ? Vous êtes une poire !

LE PRÉSIDENT, à l’avocat.

Vous tenez à l’audition de la dame Bézuche ?

L’AVOCAT.

Certainement ! Dans l’intérêt de la défense.

LE PRÉSIDENT.

Bien, maître. Appelez le témoin, huissier.

L’HUISSIER.

Femme Bézuche.

HORTENSE, dans la salle, se levant.

Présente !

L’HUISSIER.

Approchez-vous, madame.

BÉZUCHE.

Ma femme !... La maîtresse de cette brute !... Ces gens-là me feront mourir de rire !...

Hortense entre en scène.

DÉSIRÉE.

Bonjour, Hortense.

HORTENSE.

Bonjour, Désirée.

Elles s’embrassent.

HORTENSE.

Tu vas bien, mon chéri ?

DÉSIRÉE.

Pas mal. Et toi ?

HORTENSE.

Tu vois.

DÉSIRÉE.

Et ta mère ?

HORTENSE.

Toujours ses varices.

DÉSIRÉE.

C’est contrariant.

HORTENSE.

Ne m’en parle pas ! Elle m’a chargé de mille choses aimables pour toi.

DÉSIRÉE.

Merci. Tu l’embrasseras de ma part.

HORTENSE.

Je n’y manquerai pas.

LE PRÉSIDENT.

Je regrette de vous interrompre, mais quand vous serez prêtes, vous le direz.

DÉSIRÉE.

Pardon ! Je t’ai citée devant le tribunal, pour que tu lui donnes des tuyaux. N’est-ce pas que tu as été la maîtresse de mon mari ?

BÉZUCHE, dans la salle.

Non.

L’HUISSIER.

Silence !

DÉSIRÉE.

Réponds.

HORTENSE, gênée.

Mais...

BÉZUCHE, dans la salle.

Non !

DÉSIRÉE, agacée.

Zut ! Dis la vérité, ma mignonne.

HORTENSE, au tribunal.

Eh bien, messieurs, c’est exact. J’ai été la maîtresse de M. Champignon.

Rires énormes de Bézuche.

DÉSIRÉE.

Ah !... vous voyez ! Merci, Hortense.

HORTENSE.

Il n’y a pas de quoi.

CHAMPIGNON.

Ce n’est pas vrai.

DÉSIRÉE.

Ce n’est pas vrai ?

BÉZUCHE, dans la salle.

Non, ce n’est pas vrai !

LE PRÉSIDENT.

À la fin, allez-vous vous taire, oui ou non ?

BÉZUCHE, s’avançant vers le tribunal.

Je ne supporterai pas qu’on dise de ma femme des choses contraires à son honneur.

CHAMPIGNON.

Tu as raison. N’est-ce pas, Bézuche, je n’ai pas été l’amant de ta femme ?

BÉZUCHE.

Jamais de la vie !

CHAMPIGNON.

Vous entendez ? Merci, Bézuche.

LE PRÉSIDENT, à Bézuche.

Mais elle a avoué !

BÉZUCHE.

Rien du tout.

LE PRÉSIDENT.

Madame !

HORTENSE.

Monsieur ?

LE PRÉSIDENT.

Vous avouez ?

HORTENSE.

Oui.

LE PRÉSIDENT.

Voyons, faites bien attention à la question que je vous pose. Vous avez eu des relations avec le plaignant ?

HORTENSE.

Oui, monsieur.

LE PRÉSIDENT.

Des relations amoureuses ?

HORTENSE.

Des relations amoureuses !

LE PRÉSIDENT.

Vous le reconnaissez ?

HORTENSE.

Je le reconnais.

LE PRÉSIDENT.

Je vous remercie. – Eh bien, est-ce clair ?

BÉZUCHE.

Allons donc ! Si elle dit ça, c’est qu’elle a des idées de derrière la tête, mais pour ce qui est de m’avoir trompé, impossible, mille regrets !

CHAMPIGNON, ravi, au tribunal.

Hein !

LE PRÉSIDENT, à Bézuche.

J’ai vu des gens avoir la confiance robuste, mais pas à ce point-là !

BÉZUCHE.

Des bêtises !... Si je vous dis que ma femme est incapable de me tromper, c’est que j’ai des raisons d’en être sûr.

LE PRÉSIDENT.

Quelles raisons ?

BÉZUCHE.

La raison que mon père est un ancien militaire qui a eu la médaille de sauvetage comme ayant repêché un noyé. Et puis, voulez-vous que je vous dise ? Vous êtes aussi poire que Canuche, qui est aussi poire que monsieur.

Il montre l’avocat.

Vous êtes tous des poires, voilà mon opinion.

LE PRÉSIDENT.

Tâchez de vous exprimer d’une façon plus convenable, ou je vais vous faire mettre à la porte.

L’AVOCAT, se levant.

Une simple question. Est-ce qu’au mois d’octobre dernier, la dame Bézuche n’a pas disparu huit jours du domicile conjugal ?

BÉZUCHE.

Si !

L’AVOCAT.

Bien. Est-ce que le sieur Bézuche, au comble de l’inquiétude, n’a pas informé la police de cette disparition extraordinaire ?

BÉZUCHE.

Si !

L’AVOCAT.

Bien ! Est-ce que la police, après s’être livrée à des recherches, n’a pas fini, un beau matin, par retrouver la dame Bézuche dans un hôtel meublé de la rue des Petits-Carreaux, couchée dans le même lit que Champignon ?

BÉZUCHE.

Si !

L’AVOCAT.

Eh bien ?

BÉZUCHE.

Eh bien quoi ? Qu’est-ce que ça prouve, tout ça ?

L’AVOCAT, découragé, au Président.

Il n’y a rien à faire !

LE PRÉSIDENT.

C’est un cas incurable.

BÉZUCHE, haussant les épaules.

Vous me faites rire ! Ma femme est une indépendante, voilà tout. Je la connais mieux que vous, peut-être. Évidemment, elle a eu tort de rester huit jours sans rentrer, mais de là à s’être mal conduite !... D’abord, mon père est un ancien militaire qui a eu la médaille de sauvetage...

LE PRÉSIDENT.

...Pour avoir sauvé un noyé. Vous l’avez déjà dit.

BÉZUCHE.

Je le répète.

LE PRÉSIDENT.

Cela suffit. – Maître ?

L’AVOCAT.

Je n’insiste pas.

LE PRÉSIDENT, à Bézuche.

Vous pouvez vous retirer.

BÉZUCHE.

Merci. Viens, Hortense, rentrons.

HORTENSE.

Au revoir, Désirée.

DÉSIRÉE.

Au revoir. Et merci !

HORTENSE.

De rien.

BÉZUCHE, au tribunal.

Serviteur !... Arrive, ma fille, donne-moi le bras ! Vrai alors, ce n’est pas la peine d’avoir été une honnête femme toute sa vie !... Quel sale gouvernement, bon Dieu !... surtout qu’étant le fils d’un brave militaire...

LE PRÉSIDENT.

Eh ! pour Dieu, laissez-nous tranquilles avec votre brave militaire. À ce compte-là, Henri IV aussi était un brave militaire, et ça ne l’a pas empêché d’être... C’est cela, tenez ! Allez-vous-en ! Vous me feriez dire des bêtises.

Sortie de Bézuche.

Quel homme ! Vous n’avez pas cité d’autres témoins ?

L’HUISSIER.

Non, monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT.

Canuche !

CANUCHE, se levant.

Théodore.

LE PRÉSIDENT.

Vous reconnaissez avoir été le complice de la prévenue ?

CANUCHE.

Oh !... par occasion !... deux, trois fois !...

CHAMPIGNON.

Si j’avais ce qu’y a en plus, je serais tranquille pour mes vieux jours !

CANUCHE.

Champignon, je te jure !

CHAMPIGNON.

Avec un peu de sauce !

CANUCHE.

Et à mon corps défendant, qui plus est ! Barboter la femme d’un parent, ça n’est pas dans mes principes.

CHAMPIGNON, hors de lui.

Vos principes ?... Je vous les achète !... V’là cinq francs ; rendez-moi cent sous.

LE PRÉSIDENT.

Pas de colloque !... Asseyez-vous. – Monsieur le Substitut !

LE SUBSTITUT.

Je m’en rapporte à la sagesse du Tribunal.

LE PRÉSIDENT.

La parole est au défenseur.

L’AVOCAT, debout.

Messieurs, je serai bref.

LE PRÉSIDENT.

J’allais vous le demander.

L’AVOCAT.

L’homme surprenant, inattendu, fantastique, surnaturel, l’extraordinaire Sganarelle, en un mot, qui vient de quitter cette audience, vous disait, il y a un instant, que les cocus le faisaient toujours rire. Le cas que vous avez à juger n’est pas fait pour lui donner tort. M. Champignon apparaît, en effet, comme le type achevé, comme la formule définitive, du classique mari de comédie.

CHAMPIGNON, furieux.

Je proteste !

L’AVOCAT.

Mettons de vaudeville.

CHAMPIGNON.

Je n’accepte pas le mot.

L’AVOCAT.

Je le retire.

CHAMPIGNON.

C’est heureux.

L’AVOCAT, poursuivant.

...Comme le type achevé du classique mari d’opérette.

CHAMPIGNON.

Comment, d’opérette !

L’AVOCAT.

Sans doute. Vous n’acceptez ni la comédie, ni le vaudeville ; j’en conclus que vous préférez les infortunes conjugales en musique et je me fais un plaisir de me rendre à vos vœux.

CHAMPIGNON.

Mais...

L’AVOCAT.

Je poursuis. L’adorable jeune femme que le plaignant a le bonheur de posséder, – bonheur inexpliqué autant qu’inexplicable...

CHAMPIGNON, suffoqué.

Pourquoi ?

L’AVOCAT, discret et souriant.

Le tribunal me permettra, je l’espère, de masquer derrière un sourire mon embarras bien naturel à l’énoncé d’une question que le plaignant ne m’eût pas posée, s’il eût pris le soin, au préalable, de se regarder dans la glace.

DÉSIRÉE.

Bravo ! Très bien !

CHAMPIGNON.

Ah ! çà, vous vous fichez de moi !

L’AVOCAT.

N’en croyez rien ! Messieurs...

LE PRÉSIDENT.

La cause est entendue.

L’avocat salue et se rassoit. Puis.

L’AVOCAT, bas, à Désirée.

Vous êtes acquittée, chère madame.

LE PRÉSIDENT, prononçant.

« Le tribunal...

Tout le monde se lève.

LE PRÉSIDENT.

« Le Tribunal : Après en avoir délibéré :

« Attendu que Champignon a introduit une plainte en adultère contre sa femme et son cousin ;

« Attendu qu’il résulte clairement des débats que le délit d’adultère a été consommé, en violation de l’article du Code qui assure au mari, de la part de sa femme, fidélité et obéissance, que dès lors, le bon droit de Champignon est acquis, que sa plainte est fondée et qu’il y a lieu de faire droit à sa juste réclamation »...

CHAMPIGNON.

Ça y est !... Cinq ans pour elle !... Vingt ans pour lui !

L’HUISSIER.

Silence !

LE PRÉSIDENT.

« Mais attendu...

CHAMPIGNON.

À nous la paille humide...

L’HUISSIER.

Je vous dis de vous taire !

CHAMPIGNON.

Les fayots...

LE PRÉSIDENT.

« Attendu...

CHAMPIGNON.

...Et la boule de son.

LE PRÉSIDENT.

Silence donc !... « Attendu, dis-je, que le flagrant délit, bien qu’avoué par les prévenus, n’a pas été constaté par le magistrat officiel connu sous le nom de commissaire de police, ou plus vulgairement de Quart-d’œil ;

« Que la loi, en commettant le commissaire de police au constat des flagrants délits d’adultère, moyennant une rétribution de dix francs à lui versée par le mari, a voulu ainsi augmenter, dans une modeste proportion, le traitement du fonctionnaire vulgairement appelé « Quart-d’œil », et du coup permettre à l’État de concourir, sans bourse délier, au bien-être de ce dévoué serviteur.

« Considérant que Champignon, mû par des instincts d’avarice que le Tribunal ne saurait trop flétrir, a cru devoir passer outre aux us et coutumes établis, et économiser dix francs sous prétexte que son bon droit crevait les yeux d’évidence.

« Par ces motifs :

« Déclare Champignon mal fondé en sa plainte, l’en déboute. Acquitte la dame Champignon (Désirée) et le sieur Canuche (Théodore). Condamne Champignon aux dépens et fixe à six mois la durée de la contrainte par corps. »

L’audience est levée.

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