Gusman d’Alfarache (Eugène SCRIBE - Jean-Henri DUPIN)

Comédie-Vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 22 octobre 1816.

 

Personnages

 

GUSMAN D’ALFARACHE

BERTRAND, riche orfèvre, oncle de Gusman

DON MESQUINOZ, prétendu de Rosine

CUISTADOR, aubergiste

PÉDRILLE, ami de Gusman

BAMBINOZ, premier garçon de la noce

ROSINE, nièce de Bertrand

PARENTS

 

À Tolède.

 

 

ACTE I

 

Un jardin attenant à la maison de Cuistador. À droite du spectateur un grand berceau de verdure ; à gauche, vers le fond et faisant face ou spectateur, une auberge avec cette inscription : Cuistador, Aubergiste ; dans le fond et à travers les arbres, on aperçoit la ville de Tolède.

 

 

Scène première

 

GUSMAN, seul, en habit déguenillé

 

Voilà donc les lieux où je suis né, ces lieux où l’on m’a méconnu, où d’avares parents se sont enrichis de mes dépouilles ! Murs de Tolède, après six ans d’absence, en quel état revoyez-vous Gusman d’Alfarache !

Air du vaudeville de La Robe et les Bottes.

Toujours, dit-on, le plaisir nous transporte.
Quand on revoit son pays, ses parents ;
Mais quand tous deux nous ont mis à la porte,
Les souvenirs ne sont pas très touchants.
J’ai su loin d’eux me suffire à moi-même,
Du monde je suis citoyen ;
Oui, ma famille est aux lieux où l’on m’aime,
Et mon pays partout où je suis bien.

Mon camarade Pédrille ne revient pas ; aura-t-il des nouvelles ?... Il fait une chaleur... Attendons-le sous ces arbres ; ils dépendent sans doute de cet hôtel ; mais pour se reposer on n’offense personne.

Air : Quand on est mort c’est pour longtemps. (La Paris.)

Si, comme un sage le prétend,
Cette vie
Est une comédie,
Remplissons nos rôles gaiement.
Et chantons jusques au dénouement !
Faut-il donc être
Fier d’un emploi
Où je ne dois
Qu’un seul instant paraître ?
Aujourd’hui maître,
Hier valet ;
Demain peut-être
Ou monarque ou sujet ?
Mais, chefs, soldats,
Rois et prélats,
Ne faut-il pas
Arriver à la tombe ?
Plus de héros,
Plus de rivaux...
La toile tombe ;
Nous sommes tous égaux !

Si, comme un sage le prétend,
Cette vie
Est une comédie,
Remplissons nos rôles gaiement,
Et chantons jusques au dénouement !

 

 

Scène II

 

GUSMAN, PÉDRILLE

 

GUSMAN.

Ah ! te voilà, Pédrille... Eh bien ! qu’as-tu appris ?... Ma belle inconnue...

PÉDRILLE.

Calme-toi ; tout est perdu... ainsi, ce n’est pas la peine de nous tourmenter ! J’ai découvert ta belle inconnue... et je sais qui elle est...

GUSMAN.

Eh bien ! elle est ?...

PÉDRILLE.

La plus jolie couturière de cette ville ; et l’on rend justice au mérite : dans deux heures, elle se marie.

GUSMAN.

Es-tu bien sûr...

PÉDRILLE.

Oh ! très sûr ; tu peux même prendre des informations ; car le prétendu n’est pas loin, il est arrivé hier, et loge en cette auberge.

Air : Ces postillons sont d’une maladresse.

Dans un instant la noce doit se faire,
N’y pensons plus, crois-moi, c’est le plus sûr,
Et tu ne comptes pas, j’espère,
Être invité par le futur.

GUSMAN.

L’hymen est un banquet, sans doute,
Où seul doit siéger le mari ;
Mais que de gens, sans qu’il s’en doute,
Viennent dîner chez lui !

PÉDRILLE.

Ce n’est pas que tu n’aies des droits à être garçon de la noce, car je te soupçonne d’être de la famille.

GUSMAN.

Moi, de la famille ?

PÉDRILLE.

Au moins cousin.

GUSMAN.

Cousin... une noce ; comment sais-tu tout cela ?

PÉDRILLE.

Comment, comment ?... Il faut prendre la peine de m’écouter... Tu sais qu’il n’y a que deux églises dans ce quartier, et depuis ce matin j’étais en embuscade dans celle de Saint-Dominique, bien persuadé que ta belle inconnue la fréquentait.

GUSMAN.

Elle y est venue ?

PÉDRILLE.

Au contraire ; je n’ai vu paraître personne, et, alors, j’ai présumé qu’il fallait nécessairement qu’elle allât dans l’autre.

GUSMAN.

Et tu l’as trouvée là ?

PÉDRILLE.

Justement. Mes pressentiments ne me trompent jamais... J’ai suivi elle et sa duègne, et les ai vues entrer chez un joaillier ; et comme elles n’en sortaient pas, j’ai présumé qu’elles étaient chez elles. – « Quel est ce joaillier ? » ai-je demandé à un voisin. – « Le seigneur Bertrand. »

GUSMAN.

Mon onde !

PÉDRILLE.

Lui-même !... Ah ! tu vas voir... « N’a-t-il pas une fille ? – Non, il n’a qu’une nièce. » – Et alors j’ai présumé que puisqu’elle était nièce de ton oncle, elle devait être ta cousine.

GUSMAN.

Eh ! fais-moi grâce de tes présomptions.

PÉDRILLE.

Alors, le voisin m’en a raconté plus que je n’en voulais savoir. – « Le seigneur Bertrand marie sa nièce Rosine à un riche habitant de Ségovie ; on dit qu’il lui donnera une dot, moi je n’en crois rien ; mais dans tous les cas, Dieu sait comme il l’a acquise, et ce n’est pas la peine de dépouiller un parent pour en enrichir un autre ; chacun connaît sa conduite avec ce pauvre Gusman d’Alfarache, son neveu, qu’il a feint de ne pas reconnaître, à qui il a nié un dépôt de cinquante mille francs, et enfin qu’il a chassé comme un mendiant, non pas que ce ne fût un mauvais sujet, un libertin, mais enfin... » – Et alors j’ai présumé que c’était toi, et je suis venu tout te raconter, indigné qu’un homme tel que toi... un homme dont je répondrais comme de moi-même, ait pour oncle un aussi grand fripon.

GUSMAN.

Que veux-tu ? tous les jours on est exposé à avoir des parents qui ne vous ressemblent pas.

PÉDRILLE.

C’est comme moi, j’ai un oncle qui est bien le plus honnête homme !

GUSMAN.

Allons... allons... il faut mettre la main à l’œuvre ; aussi bien, les cinquante mille francs me tiennent au cœur.

PÉDRILLE.

Ils nous viendraient bien à point, car nous n’avons pas un maravédis.

GUSMAN.

Noms emprunterons... Est-il si étonnant qu’on emprunte ?

PÉDRILLE.

Non, mais il serait bien étonnant qu’on nous prêtât ; dans tous les cas, ce ne sera pas sur gage.

GUSMAN.

Désespérerais-tu de mon étoile ?

Air : Il me faudra quitter l’empire. (Les Filles à marier.)

T’ai-je jamais trompé dans mes oracles ?
Auprès de moi craindrais-tu le destin ;
Et devons-nous regarder les obstacles,
Quand la fortune est au bout du chemin ?
En pareil cas, c’est moi seul que j’écoute.
Sans calculer quel sort m’est réservé ;
Et je ne songe à mesurer la route
Que lorsque je suis arrivé.

Faisons donc notre plan... Pauvre, on m’a dédaigné... Riche, on s’empressera de m’accueillir... Il faut donc imposer d’abord à mes parents par mon faste et ma magnificence.

PÉDRILLE.

Eh ! regarde- toi donc... avec un tel habit.

GUSMAN.

Qu’est-ce qu’il a, mon habit ? Il est bien.

PÉDRILLE.

Oui, mais il est déchiré.

Air : Connaissez mieux le grand Eugène.

Un bel habit est un point nécessaire ;
Ne risquons rien sans un pareil appui.
C’est par l’éclat qu’on trompe le vulgaire ;
On y voit mal quand on est ébloui.
Qu’il se rencontre un défaut, une tache,
Tout disparaît sous un manteau doré ;
Mais comment veux-tu qu’on les cache,
Lorsque l’habit est déchiré ?

GUSMAN.

Je songerai à en avoir un autre.

PÉDRILLE.

Songe plutôt à avoir à dîner... Il y a longtemps que je n’ai mangé, et tu as beau dire qu’on s’y habitue...

GUSMAN.

Tu as raison ; où dinerons-nous ?... Cette hôtellerie me paraît achalandée ; ne m’as-tu pas dit que le prétendu y demeurait ?... Nous l’aurons sous la main ; je loue l’appartement au second.

PÉDRILLE.

Hein?...

GUSMAN.

Oui, ce quartier me plaît ; attends... cependant je fais une réflexion.

PÉDRILLE.

À la bonne heure ! car il n’y a pas de raison...

GUSMAN.

Tout décidé... je prendrai le premier ; il ne me sera pas plus difficile de payer le premier que le second.

PÉDRILLE.

Mais...

GUSMAN.

Un rien t’étonne... Que diras-tu si, sans bourse délier, je te fais loger dans cette hôtellerie et traiter comme un grand seigneur, et sans tromper personne ? Car d’avance j’avertirai notre hôte que je ne paierai pas.

PÉDRILLE.

Il nous mettra à la porte.

GUSMAN.

Il sera trop heureux de nous recevoir, et je crois même qu’il nous offrira sa bourse. Tais-toi, le voici sans doute ; fais comme moi, et sois à ton rôle.

 

 

Scène III

 

GUSMAN, PÉDRILLE, CUISTADOR

 

CUISTADOR, à la cantonade.

Voyez le coquin... le gueux... le misérable !... Oser nier, quand je le prends sur le fait... Boire un verre de vin, et du vin étranger encore !... hors d’ici à l’instant !

PÉDRILLE.

Oh ! le vilain avare ; il ne nous hébergera jamais gratis.

CUISTADOR, avançant.

Hein ?... qu’est-ce ?... des étrangers devant ma porte, voudraient-ils entrer ? Point de malle, de valise, ce sont des marauds ; habit déchiré, ce sont des coquins.

PÉDRILLE.

Quand je te le disais ! l’habit fait son effet.

GUSMAN, faisant semblant de ne pas voir Cuistador.

Oui, mon cher comte, tu as beau rire de ma folie, moi j’aime les déguisements .

Bas à Pédrille.

Va donc !

Haut.

Depuis que j’ai quitté le palais du vice-roi, mon oncle, tu ne peux pas t’imaginer combien l’incognito m’a procuré d’aventures piquantes.

CUISTADOR, à part.

Qu’est-ce qu’ils disent donc ?... Un vice-roi...

Il va se cacher sous le berceau de fleurs, et écoute.

PÉDRILLE.

Cependant vous permettrez, monsieur le duc...

CUISTADOR, à part.

Un duc !...

GUSMAN.

Encore !... je l’ai défendu de me donner ce nom.

Air de Lantara.

Tu sais bien qu’ici mon Altesse
Est ton égale en ce moment ;
Ce n’est pas perdre ma noblesse,
Que de l’oublier un instant.
Perdre son nom, c’est peu de chose, certes.

PÉDRILLE.

C’est beaucoup, moi, je le soutien :
Combien de gens, s’ils faisaient cette perte,
Se trouveraient réduits à rien.

CUISTADOR, à part.

Une Altesse dans mon auberge !

GUSMAN.

Je suis curieux de savoir comment on nous recevra sous ce costume. Le maître de cette hôtellerie voudra sans doute nous congédier... Il nous traitera pour le moins de marauds... Oh ! j’y suis fait ; ça m’est arrivé tant de fois !

CUISTADOR, toujours à part.

Ça ne m’arrivera pas.

PÉDRILLE, feignant de se tromper.

Mais, monseigneur... je veux dire camarade... pourquoi vous... pourquoi l’exposer ainsi ?

GUSMAN.

Ah ! mon ami, la probité est si rare !

PÉDRILLE.

À qui le dites-vous ?

GUSMAN.

Air du vaudeville de L’Avare et son Ami.

Sous cette enveloppe grossière,
J’éprouve mes sujets nombreux,
Et pour juger leur caractère,
J’ai voulu tout voir par mes yeux,
Crois mon expérience extrême,
Tous les hommes ne valent rien.

PÉDRILLE.

Ah ! monseigneur, je le vois bien,
Les a tous jugés par lui-même.

GUSMAN.

Mais si par hasard il s’en trouvait dont je reconnusse la franchise et la loyauté, ils doivent s’attendre aux marques les plus touchantes de mon estime.

CUISTADOR, à part.

Quelle gaucherie j’allais faire !

GUSMAN.

Tu auras soin de faire tenir une centaine de pistoles à ce malheureux cabaretier qui nous logea hier au soir.

PÉDRILLE.

Oui, à l’auberge de la belle étoile.

GUSMAN.

Un repas détestable, je n’ai jamais plus mal soupe.

PÉDRILLE.

Nous pouvons même dire que nous n’avons pas soupe du tout.

GUSMAN.

N’importe ; il nous l’a offert de bon cœur et sans exiger de nous aucun paiement.

Air du vaudeville du Mariage de Figaro.

Prends garde qu’il ne connaisse
La main qui le soulagea...
Et qu’il l’ignore sans cesse.

PÉDRILLE.

Ah ! je vous reconnais là ;
Oui, celui que votre Altesse
Comble ainsi de ses bienfaits,
Ne s’en aperçoit jamais.

CUISTADOR, à part.

C’en est assez... montrons-nous., et faisons semblant de n’avoir rien entendu.

 

 

Scène IV

 

GUSMAN, PÉDRILLE, CUISTADOR entrant, et faisant du bruit

 

CUISTADOR.

Hum... hum !... Peut-on savoir ce que veulent ces messieurs ? Veulent-ils me faire la faveur d’entrer chez moi ? Bon vin, bon gîte, et bonne table.

GUSMAN.

Seigneur aubergiste, nous vous remercions, mon camarade et moi, nous ne logeons pas d’ordinaire en si belles hôtelleries.

PÉDRILLE.

Air : Un homme pour faire un tableau. (Les Hasards de la guerre.)

Pour nous votre hôtel est trop cher,
Et nous aimons la promenade ;
Par goût nous logeons en plein air :
Demandez à mon camarade.

GUSMAN.

Oui, nous fuyons les grands repas ;
Sans qu’aucun de nous soit malade,
Quelquefois nous ne soupons pas :
Demandez à mon camarade.

CUISTADOR, à part.

Son camarade ; les y voilà.

Haut.

Eh ! pourquoi donc, messieurs ? chez moi, il n’en coûte pas plus cher qu’ailleurs... on y est mieux, voilà tout.

GUSMAN, à Pédrille.

Il a l’air d’un honnête homme.

CUISTADOR, à part.

Il me prend pour un honnête homme, il ne se doute de rien.

Haut.

Par Saint-Jacques de Compostelle ! c’est bien moi qui demanderais un maravédis de trop à un voyageur !

GUSMAN.

J’en suis persuadé, et c’est pour cela que je ne veux pas vous tromper ; nous pourrions faire beaucoup de dépense chez vous... et notre bourse ne nous permet pas...

CUISTADOR.

Que ne le disiez-vous ?... vous n’avez pas d’argent ?... Eh bien ! moi, j’en ai, vive Dieu ! Jérôme Inigo Cuistador n’est pas un juif ; non, seigneurs cavaliers.

Air de Marianne. (Dalayrac.)

Morbleu ! vous allez me connaître ;
Puisque vous ne pouvez payer,
Chez moi vous parlerez en maître,
Et vous logerez au premier.
Je veux, j’entends
Que tous mes gens
À vous servir soient prompts et diligents.
D’un malheureux
Lorsque je peux
Faire le bien,
L’or ne me coûte rien.
Non, jamais je ne le regrette ;
Par les bienfaits je m’enrichis.

À part.

Que j’en loge ainsi vingt gratis,
Et ma fortune est faite.

GUSMAN.

Nous sommes capables de nous en aller sans payer... suis même sûr que nous ne vous paierons pas.

À Pédrille.

Tu vois que je le préviens.

CUISTADOR.

Et vous croyez que je recevrais votre. argent... Ah ! vous ne méconnaissez pas : si les hommes sont frères, c’est pour s’obliger.

Air : Cet arbre apporté du Provence.

Si j’ai plus que le nécessaire,
Partager est un devoir, je crois.
Nous descendons tous du même père,
Et nous avons tous les mêmes droits ;
Le monde est une famille entière.

GUSMAN.

Et si je me trouve sans argent,
C’est qu’il faut que notre premier père
M’ait oublié dans son testament.

CUISTADOR.

C’est ça...

GUSMAN.

Je dois vous prévenir aussi que nous aimons la bonne chère, et surtout à avoir nos aises.

CUISTADOR, à part.

Ils se trahissent.

Haut.

Qu’à cela ne tienne ! Vous n’avez qu’à parler, toute la maison est à vous, et je vais vous faire préparer le plus bel appartement.

GUSMAN, lui prenant la main  et d’un air mystérieux l’amenant au bord du théâtre.

Mon cher hôte !

Air de M. Doche.

Ce qu’on donne à l’indigence
N’est jamais, jamais perdu ;
Et le ciel, quand il y pense,
Récompense la venu.

PÉDRILLE.

Avant peu vous pourrez connaître
Que la probité...

GUSMAN.

L’honneur...

PÉDRILLE.

Et cætera...

CUISTADOR.

C’est clair, je comprends tout cela.

PÉDRILLE.

Aucun de nous ne vous paiera, peut-être :
Mais ce sera... ce sera...
Le Ciel qui vous paiera.
Car...

GUSMAN.

Car...

CUISTADOR.

Car...

GUSMAN, PÉDRILLE et CUISTADOR.

Ce qu’on donne à l’indigence
N’est jamais, jamais perdu ;
Tôt ou tard la Providence
Récompense la vertu.

Cuistador rentre dans l’hôtellerie.

 

 

Scène V

 

GUSMAN, PÉDRILLE

 

GUSMAN.

Eh bien ! qu’en dis-tu ? Venez maintenant ; seigneur don Bertrand, nous vous recevrons dans le bel appartement au premier... Il est fâcheux que notre costume ne réponde pas...

PÉDRILLE.

Oui, le mien est assez bon pour un valet, mais le tien est trop modeste pour un maître... J’entends du bruit ; voyons ce que ce peut cire.

 

 

Scène VI

 

PÉDRILLE, GUSMAN, dans le fond, MESQUINOZ, avec un habit magnifique

 

MESQUINOZ.

Je crois qu’en cet étal je puis me présenter chez don Bertrand... Je vais prendre le plus long, afin de faire voir ma parure à toute la ville de Tolède.

PÉDRILLE.

C’est le futur !

GUSMAN.

Le bel habit !

MESQUINOZ.

Je crois que je ferai sensation avec ce pourpoint ; hier, déjà, à la promenade, c’était à qui me montrerait au doigt. Par exemple, on me l’a un peu manqué... Il est un peu large...

GUSMAN, bas, à Pédrille.

Emprunter l’habit du futur, ce serait un coup de maître.

MESQUINOZ.

Je fais une réflexion. Pourquoi avant la noce n’irais-je pas voir le seigneur Benarez, ce gros chanoine qui doit me recommander au duc de Medina-Cœli, pour me faire avoir une place de corrégidor à Ségovie ?... Un chanoine ! c’est une très bonne recommandation... S’il allait me procurer une entrevue avec son Excellence... Je suis sûr qu’elle aurait du plaisir à me voir.

GUSMAN, de même.

J’y suis ; il va me le prêter. Dis comme moi et sois à ta réplique.

 

 

Scène VII

 

MESQUINOZ, GUSMAN, PÉDRILLE, entrant en scène

 

GUSMAN, saluant Mesquinoz à droite.

Monsieur...

PÉDRILLE, le saluant à gauche.

Monsieur...

GUSMAN.

N’êtes-vous pas le jeune seigneur qui vous promeniez hier soir au Prado ?

MESQUINOZ.

Moi-même...

À part.

Ils me prennent pour un jeune seigneur... Comme ils regardent mon habit !

GUSMAN.

Nous venons de la part du duc de Medina-Cœli... Je suis son tailleur.

PÉDRILLE.

Et moi son laquais.

MESQUINOZ.

Monsieur, c’est bien de l’honneur pour moi.

GUSMAN.

Son Excellence vous a vu hier à la promenade avec cet habit, et elle l’a trouvé si galant qu’elle veut absolument s’en faire faire un tout pareil.

MESQUINOZ.

Je suis trop flatté !

À part.

Quel bonheur ! Quand ce serait un fait exprès...

GUSMAN.

Ce qu’il y a de plus heureux, c’est que je viens au nom de son Altesse emprunter votre habit et l’emporter.

MESQUINOZ.

Et vous dites donc que c’est heureux pour moi ?

PÉDRILLE.

C’est une marque de faveur très distinguée.

MESQUINOZ.

Justement, dans ce moment j’ai besoin de la protection de M. le duc.

GUSMAN.

Vous êtes sûr de l’obtenir. Mais qu’est-ce que vous regardez ?

MESQUINOZ.

C’est qu’il me semble que pour un tailleur de la cour, vous avez là un habit qui aurait besoin de pièces.

GUSMAN.

Monsieur, c’est que je suis un tailleur honnête homme.

Air du vaudeville de Partie carrée.

L’état, d’ailleurs, ne fait plus rien qui vaille,
Tout dégénère, et Dieu sait à quel point !
Oui, sur vingt habits que l’on taille,
À peine, hélas ! gagne-t-on un pourpoint !
Nos grands seigneurs, devenus économes,
Ont comprimé l’élan de mes ciseaux ;
Enfin, chacun, dans le siècle où nous sommes,
S’arrache les morceaux.

Voilà pourquoi je n’en ai pas. Mais dépêchez, il n’y a pas un moment à perdre ; il faut demain malin que monseigneur ait son habit.

MESQUINOZ.

C’est qu’aujourd’hui il faut que je porte le mien. Je me marie... Si son Altesse voulait seulement attendre...

GUSMAN.

Attendre !... Ne connaissez-vous pas les grands ? On ne les sert bien qu’en les servant promptement.

MESQUINOZ.

Voyez-vous, j’ai beaucoup d’autres habits... Mais pour l’instant je n’ai que celui-là d’un peu propre ; mon petit jaune est usé et mon gris camelot a le justaucorps déchiré, avec les manches pareilles.

Air : On culbute par compagnie.

Comment oser dans cet état
Rendre visite à ma future ?

GUSMAN.

Pour vous parer d’un vain éclat,
Vous devez trop à la nature.

PÉDRILLE.

Abjurez un art emprunté.

GUSMAN.

Oui, la vérité seule est belle.

MESQUINOZ.

J’estime fort la vérité ;
Mais doit-on s’habiller comme elle ?

GUSMAN, vivement.

Nous pouvons arranger tout cela... Vous montez dans votre chambre et vous vous y renfermez... Si votre oncle vient, vous êtes chez le duc de Medina-Cœli, qui vous a fait demander en son palais. Moi j’emporte l’habit, je me dépêche, j’agis, je prends mes mesures, et dans une heure je vous le rapporte... Il ne m’en faut pas davantage.

Air : Non più andrai. (Nozze di Figaro.)

Dès demain vous voyez son Altesse
Qui, pour vous, sur-le-champ s’intéresse ;
Vous avez, pour charmer son Altesse,
Votre esprit
Et surtout votre habit.

MESQUINOZ.

Quoi ! vous croyez, en conscience ?

GUSMAN.

Du succès je réponds d’avance.

MESQUINOZ.

Je ne fais plus de résistance,
J’obéis à son Excellence.

GUSMAN et PÉDRILLE, à part.

Ah ! pour nous quel heureux destin !

GUSMAN.

Allons, courage !
Vite à l’ouvrage ;
De mon message
Tout me présage
L’heureuse fin.

Oui, demain vous voyez son Altesse
Qui, pour vous, sur-le-champ, s’intéresse ;
Vous avez pour charmer son Altesse,
Votre esprit
Et surtout votre habit.

Ensemble.

GUSMAN et PÉDRILLE.

Ah ! l’heureuse circonstance !
Notre sort est décidé,
Et tout cède à l’influence
Qu’exerce un habit brodé.

MESQUINOZ.

Auprès de son Excellence,
Mon destin est décidé,
Et tout cède à l’influence
Qu’exerce un habit brodé.

Ils entrent dans l’hôtellerie.

 

 

ACTE II

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

PÉDRILLE, GUSMAN, sortant de l’hôtellerie, vêtu des habits de Mesquinoz

 

GUSMAN.

Eh bien ! que dis-tu de ce déjeuner ?

PÉDRILLE.

Ma foi, j’y ai fait honneur.

GUSMAN.

Et les soins... les égards... Ah çà ! tu ne m’en veux pas de ne t’avoir point donné de l’Altesse...

PÉDRILLE.

Tout le monde ne peut pas être grand seigneur... Il n’y aurait plus de valets de chambre...

Air du Verre.

J’étais né pour être servi ;
Mais la fortune me délaisse :
Tout comme un autre j’ai suivi
Le char brillant de la déesse.
Mais ses amants, ses courtisans,
En foule assiégeaient la portière ;
N’ayant plus de place dedans,
Elle m’a fait monter derrière.

GUSMAN.

Même air.

Le hasard seul fixe les rangs
Parmi celle foule enivrée ;
Mais il déplace en même temps
L’habit de cour et la livrée.
Ce char, qui traîne tant de gens,
N’a qu’à rencontrer une ornière...
Tout culbute ; et l’on voit dedans
Ceux qui jadis étaient derrière !

Ah çà ! dis-moi ?... Le futur ?

PÉDRILLE.

Sous la clef.

GUSMAN.

Notre hôte ?

PÉDRILLE.

Est à nos ordres, ainsi que toute la maison.

GUSMAN.

Et mon oncle, ma cousine, toute la famille ?

PÉDRILLE.

Ils vont arriver dans l’instant. Je leur ai fait dire qu’avant la cérémonie, le futur voulait leur donner dans son hôtel un grand déjeuner.

GUSMAN.

Bon ! mes amis, vous voilà tous en jeu... Il est temps de commencer... Il ne s’agit plus que d’avoir là... sous la main, deux ou trois cent mille francs...

PÉDRILLE.

Nous les aurons...

GUSMAN.

T’es-tu procuré cette cassette ?

PÉDRILLE.

C’est fait.

GUSMAN.

Tu l’as bien fermée ?

PÉDRILLE.

En voici la clef. N’as-tu pas peur qu’on ne vole ce que nous y avons mis ?... des cailloux.

GUSMAN.

Maintenant, tu remettras cette lettre à son adresse.

PÉDRILLE.

À Don Gusman d’Alfarache ! Comment, c’est à toi ?

GUSMAN.

Tu me la remettras quand je te ferai signe.... Mais voici notre

 

 

Scène II

 

PÉDRILLE, GUSMAN, CUISTADOR

 

CUISTADOR.

Ces messieurs sont-ils satisfaits ?

À part.

Tudieu, quel habit ! Monsieur le duc a déjà commence à trahir l’incognito, ne faisons semblant de rien et redoublons de zèle.

GUSMAN.

Mon nouveau costume t’étonne.

CUISTADOR, à part.

Il me tutoie, signe de protection.

GUSMAN.

Je suis loin d’être un grand seigneur.

CUISTADOR, de même.

Il dissimule encore.

GUSMAN.

Mais je ne suis pas pourtant aussi misérable que je le paraissais.

CUISTADOR, jouant l’étonnement.

Quoi ! vous ne seriez pas ? Et moi qui croyais... C’est indigne de se jouer ainsi de ma sensibilité.

GUSMAN.

Air du vaudeville de Lasthénie.

Toi, qui n’aimes que le malheur,
Dans les plans le sort te dérange.
Et je m’en vais perdre ton cœur.

CUISTADOR.

Monseigneur, jamais je ne change ;
Malgré votre or, votre grandeur.
Comptez sur mon cœur, sur ma table :
Quand il est heureux, le malheur
N’en devient que plus respectable.

GUSMAN, lui prenant la main.

Vertueux Cuistador !

CUISTADOR, à part.

Ça va bien.

GUSMAN.

Je vous ai prédit que le ciel vous récompenserait... Et pour commencer, je vous annonce qu’il va vous arriver ici une noce tout entière...

CUISTADOR.

Serait-il vrai ?... Holà, garçons !

GUSMAN.

Je veux de plus vous donner une marque de ma confiance.

CUISTADOR.

Certainement... la confiance du malheur... C’est trop honorable.

GUSMAN.

Cette noce se compose de la famille des Bertrand... et afin de les éprouver... car j’ai la manie des épreuves...

CUISTADOR, à part.

Je le sais bien...

GUSMAN.

Je me ferai passer pour leur neveu Gusman...

CUISTADOR.

J’en ai entendu parler... Un mauvais sujet...

GUSMAN.

Auquel je m’intéresse beaucoup.

CUISTADOR.

Un parfait honnête homme !

GUSMAN, avec sensibilité.

Dans cette famille, il y a une petite fille... une pauvre couturière... une orpheline...

CUISTADOR, à part.

Monseigneur est un gaillard...

GUSMAN.

J’aurais deux mots à lui dire...

CUISTADOR.

C’est trop flatteur pour elle.

GUSMAN.

L’oncle Bertrand nous gênera peut-être... Et c’est vous, intègre Cuistador, que je charge de l’écarter pour quelques instants.

CUISTADOR.

C’est trop d’honneur pour moi ! Et je promets de m’acquitter de cette commission délicate... avec toute la probité... et l’intégrité dont je suis susceptible.

À part.

Quel bonheur que ce soit justement moi que son Altesse ait chargé d’un emploi aussi honorable !

Il sort.

GUSMAN.

Mais on vient... Pédrille, rentrons. Je vais te donner mes dernières instructions.

Ils entrent dans l’hôtellerie.

 

 

Scène III

 

BERTRAND, ROSINE, BAMBINOZ, PARENTS

 

LES PARENTS.

Air : La séance est terminée. (Flore et Zéphyre.)

Pour cette heureuse journée,
Réveillez-vous, tendre époux :
Tout est prêt pour l’hyménée,
Et l’on n’attend plus que vous.

BAMBINOZ.

Qu’il est doux d’êtr’ garçon d’ la noce !
On tient les gants du marié,
On fait avancer le carrosse,
Et puis l’on s’en retourne à pié !

LES PARENTS.

Pour cette heureuse journée, etc.

BERTRAND.

Comment, Mesquinoz ne paraît pas... Je devine, la toilette de noces.

BAMBINOZ.

Il est bien étonnant que le cousin ne soit pas encore prêt. La cérémonie est pour midi... Et nous tenons onze heures trois quarts.

ROSINE.

Je vous réponds qu’il n’est pas cela et que nous avons le temps.

BERTRAND, à Bambinoz.

Voyez donc, seigneur Bambinoz.... Pressez-le, hâtez sa toilette... Tout est prêt à l’église, et l’on va nous attendre.

BAMBINOZ.

Ah ! ah ! se faire attendre le jour de ses noces.

Il entre dans l’auberge.

 

 

Scène IV

 

BERTRAND, ROSINE, PARENTS

 

BERTRAND.

N’être pas encore prêt ! Moi qui, pour arriver à temps, viens de brusquer une excellente affaire !

Tirant de sa poche un écrin.

Un écrin de soixante mille francs qu’on m’a laissé pour cinquante mille. Si j’avais eu le temps de marchander... Eh bien ! qu’est-ce, Rosine ? D’où vient cet air sérieux ?... Tu verras, tu verras, je te promets que tu l’aimeras.

ROSINE.

Je n’ai pas dit cela.

BERTRAND.

Comment, comment ?

ROSINE.

Air : J’ai vu le Parnasse des dames. (Rien de trop.)

Quand vous nous donnez l’un à l’autre,
Dans l’hymen par vous projeté,
C’est mon goût bien moins que le vôtre
Que votre cœur a consulté.
De vous plaire je suis jalouse,
Et j’obéis à voire loi ;
Oui, c’est pour vous que je l’épouse...
Si vous pouviez l’aimer pour moi !

 

 

Scène V

 

BERTRAND, ROSINE, BAMBINOZ, PARENTS

 

BAMBINOZ.

Le croiriez-vous ?... Le futur n’y est pas... il est sorti !

TOUS.

Il est sorti ?

BERTRAND.

Au moment d’aller à l’église ?

BAMBINOZ.

Il y a là un monsieur qui m’a dit de sa part qu’on retardât la cérémonie de quelques heures ; que le duc de Medina-Cœli l’avait fait demander pour la place que vous savez...

BERTRAND.

Le duc de Medina-Cœli ! c’est autre chose... mais ce n’est pas moins très embarrassant ! La famille qui est invitée... Seigneur Bambinoz, passez à l’église... dites que c’est différé... et vous, messieurs...

BAMBINOZ.

Ah ! le cousin a fait dire qu’on déjeunât en l’attendant, vous pouvez commander en son nom.

BERTRAND.

C’est bon ! ça fait passer le temps... Entrez, messieurs !

À part.

Le duc de Medina-Cœli !

À Rosine.

Hein ? n’es-tu pas trop heureuse ? Entrons, entrons.

Ils vont pour entrer ; la porte de l’auberge s’ouvre ; Pédrille sort le chapeau à la main, suivi de Gusman. Tous s’arrêtent.

 

 

Scène VI

 

BERTRAND, ROSINE, BAMBINOZ, PARENTS, GUSMAN, PÉDRILLE

 

GUSMAN, à la cantonade.

Alvar, vous aurez soin que ma voiture m’attende au Prado. Si le comte de Torgas vient me visiter, vous lui direz que je serai de retour ici dans la soirée.

BERTRAND et LES GENS DE LA NOCE, ôtant leur chapeau.

C’est quelque grand seigneur.

GUSMAN.

Quels sont ces bonnes gens ?

PÉDRILLE.

Monseigneur, c’est une noce.

GUSMAN.

Entrez, entrez... que je ne vous dérange pas.

Ils entrent tous en le saluant.

Et vous, Pédrille, tâchez de vous informer dans cette ville de la demeure du seigneur Bertrand...

Bertrand et Rosine s’arrêtent.

BERTRAND, à part.

Que me veut-on ! Serait-ce pour un achat de pierreries ?

GUSMAN, à Pédrille.

C’est un joaillier des plus riches et des plus honnêtes de Tolède.

BERTRAND.

Un des plus honnêtes... Faisons-nous connaître.

Haut.

Si monseigneur a besoin du seigneur Bertrand, je viens lui offrir mes petits services, car c’est moi-même.

GUSMAN.

Comment il serait possible ?... Eh ! oui. Quoi ! vous ne reconnaissez pas vos parents et vos meilleurs amis ? Il ne vous souvient plus de Gusman d’Alfarache ?

ROSINE, avec joie.

Mon cousin !

BERTRAND, à part.

En habit brodé ?

Haut.

Eh oui, ce cher Gusman !

À part.

Oui diable l’amène ?

GUSMAN.

Air : Daignez m’épargner le reste. (Les Visitandines.)

Depuis dix ans j’étais absent.

BERTRAND.

Mais qu’avez-vous donc fait, de grâce ?

GUSMAN.

Moi, j’ai fait fortune.

BERTRAND.

Vraiment !
Ce cher neveu ! que je l’embrasse !

GUSMAN.

Je puis le dire hautement :
Longtemps mon sort fut un problème ;
Mais je jouis en ce moment
Et d’une fortune et d’un rang
Que je me suis faits moi-même.

BERTRAND.

Quoi ! tu serais devenu ?...

GUSMAN.

Qu’importe qui je puisse être ! qu’il vous suffise de savoir que j’ai voulu me retrouver au milieu de ma famille, parmi de bons parents tels que vous, mon cher oncle, qui m’aimeront et me chériront plutôt pour moi que pour ma fortune.

PÉDRILLE, à part.

Où diable veut-il on venir ?

GUSMAN.

Nous avons bien quelques petits comptes à régler ensemble... Vous avez à moi, à ce qu’on m’a dit, quelques milliers de pistoles qui me viennent de l’héritage de mon père... Mais, qu’il ne soit pas question de ces misères-là ; parlons plutôt de vous, de la famille... comment tout le monde va-t-il ?

BERTRAND.

Bien, très bien ! Tu arrives fort à propos... C’est aujourd’hui que nous marions ta cousine Rosine.

GUSMAN.

Vous me permettez de lui faire mon compliment ?

Il l’embrasse.

Air : Femmes voulez-vous éprouver. (Le Secret.)

Que de grâces dans son maintien !
Qu’elle me paraît embellie !

BERTRAND.

Tu sais que Rosine n’a rien ?
Aussi, c’est moi qui la marie !
Elle n’est riche qu’en attraits !

GUSMAN.

Mais sa richesse est peu commune ;
Car chaque jour, je le croirais,
Semble ajouter à sa fortune !

Et il y a sans doute un grand repas ?

BERTRAND.

Non, non ; je n’ai invité personne... Je déteste le faste, et puis il y a un peu de brouille dans la famille ; on s’est très mal conduit avec moi.

Air : On dit que je suis sans malice. (Le Bouffe et le Tailleur.)

Je pourrais t’en dire de belles.

GUSMAN.

Eh ! songe-t-on à des querelles !
Un jour de noce, entre parents,
Doit terminer tous différends !

BERTRAND.

Aussi j’ai la délicatesse
De les inviter à la messe,
Parce que je suis bon chrétien !

PÉDRILLE, à part.

Et que cela ne coûte rien !

GUSMAN.

C’est donc moi qui vous donnerai à dîner ; je veux traiter toute ma famille pour célébrer mon retour. Pédrille, commandez le dîner le plus somptueux.

Pédrille sort.

BERTRAND.

Diable !... Comptez-vous rester longtemps parmi nous ?

GUSMAN.

Non... Je quitte cette ville dès demain.

ROSINE.

Dès demain ?

GUSMAN.

J’ai même, avant mon départ, un service à vous demander.

BERTRAND.

Comment donc ! parle.

GUSMAN.

Oh ! rien... Ce sont deux ou trois cent mille francs que j’ai là-haut en diamants.

BERTRAND.

Hein !

GUSMAN.

Pendant mon absence, il serait imprudent de les laisser dans une auberge.

BERTRAND.

Trois cent mille francs !

GUSMAN.

Et j’avais songé d’abord... Mais ce serait abuser de votre complaisance...

BERTRAND.

Pourquoi donc ?

GUSMAN.

Si je vous confiais ce dépôt.

BERTRAND.

Je le garderais, mon ami... et avec plaisir.

GUSMAN.

J’en étais persuadé... Là-dessus, je connais votre délicatesse... Je vous les remettrai donc tantôt... Mais courez, mon cher oncle, allez avertir mes chers parents... Non, laissez-moi ma cousine... elle sera ici en famille.

Bertrand sort.

 

 

Scène VII

 

GUSMAN, ROSINE

 

ROSINE.

Ah ! mon cousin, que je suis aise de vous parler !... Je n’ai d’espoir qu’en vous. Et ce mariage !...

GUSMAN.

Est-ce qu’il vous déplairait ?

ROSINE.

Oui, mon cousin.

GUSMAN.

Eh bien ma petite cousine, il ne se fera pas, rassurez-vous... Votre futur est un sot...

ROSINE.

Oui, mon cousin...

GUSMAN.

M’aimez-vous mieux que lui ?...

ROSINE.

Oui, mon cousin... Mais je n’oserais, vous êtes si riche !

GUSMAN.

Ah ! si ce n’est que cela, rassurez-vous.

ROSINE.

Air du vaudeville de Vadé à la Grenouillère.

Le destin vous a protégé ;
Mais pour nous un bonheur extrême
C’est qu’il ne vous a point changé,
Vous me semblez toujours le même.
Quand c’est par un air insolent
Que plus d’un parvenu s’affiche,
Vous êtes doux et complaisant,
Et, je vous en fais compliment,
Vous n’avez pas l’air d’être riche.

GUSMAN.

Eh bien ! ma cousine, vous avez plus d’esprit que toute la famille.

ROSINE.

Que dites-vous ?

GUSMAN.

La vérité. Il m’en coûterait trop de vous tromper. Apprenez...

 

 

Scène VIII

 

GUSMAN, ROSINE, BERTRAND, BAMBINOZ, PARENTS, puis PÉDRILLE, tenant une cassette

 

LES PARENTS.

Air : Où peut-on être mieux.

Ô jour trois fois heureux !
Où peut-on être mieux
Qu’au sein de sa famille !
Ce fortuné retour
Le rend à notre amour
Qu’ici la gaîté brille !

GUSMAN.

Mes chers parents,
Quels doux instants !

LES PARENTS.

Pour vos parents,
Quels doux instants !
Embrassons-nous,
Que ces moments sont doux !

GUSMAN.

Assez... assez...

BERTRAND, aux parents.

Hein ! quelles manières ! quelle tournure !... Je reconnais là mon neveu. Ce n’est pas comme ce petit malheureux qui, il y a dix ans, voulut se faire passer pour toi, que tous ces messieurs mirent à la porte, et que moi je fis chasser à coups de bâtons... Ah ! ah ! je te raconterai cela.

BAMBINOZ.

Ah ! le tour était bon... n’est-ce pas ?

GUSMAN.

Oui... ce devait être très plaisant.

À part.

Morbleu !

Haut.

Que de reconnaissance... Combien je suis flatté, mes chers parents, de pouvoir vous traiter enfin comme vous le méritez...

À Bertrand, lui montrant la cassette que tient Pédrille.

Voila les diamants dont je vous ai parlé ; un de mes gens va les porter chez vous.

BERTRAND, prenant la cassette.

Pourquoi donc !... Êtes-vous bien sûr de ce valet ?... En pareille occasion, il ne faut s’en rapporter qu’à soi... et j’aimerais mieux... les emporter moi-même.

GUSMAN.

Comme il vous plaira.

UN PARENT, à Bertrand.

Est-ce que c’est un présent que le cousin vous fait ?... Ce coffre est magnifique !

BERTRAND, mettant le coffre dans la poche de son manteau.

Non, non ; c’est une affaire entre nous... Tu m’assures qu’il est...

GUSMAN.

Rempli de pierres...

BERTRAND.

Précieuses !

GUSMAN.

Ah ! précieuses, si on veut.

BERTRAND, bas à Pédrille.

Sont-elles grosses ?

PÉDRILLE.

Il y en a qui pèsent jusqu’à dix-huit carats.

Il sort.

GUSMAN.

Je vous les ferai voir après dîner ; je vous donnerai la clef. Malheureusement on ne peut s’en servir... Elles ne sont pas encore montées... Sans cela, j’en aurais offert quelques-unes à ma jolie cousine... pour présent de noces...

BERTRAND.

Je me charge de les monter... si tu le veux...

GUSMAN.

Très volontiers... mais voici le dîner...

 

 

Scène IX

 

GUSMAN, ROSINE, BERTRAND, BAMBINOZ, PARENTS

 

On apporte une grande table, richement servie.

BERTRAND.

Quel luxe !...

GUSMAN.

Et cette argenterie... comment la trouvez-vous ?

BERTRAND.

Superbe !

GUSMAN.

C’est ma vaisselle de voyage.

 

 

Scène X

 

GUSMAN, ROSINE, BERTRAND, BAMBINOZ, PARENTS, PÉDRILLE

 

PÉDRILLE, à Gusman.

Monseigneur, on apporte une lettre... C’est le laquais du seigneur don Antonio de Mellos.

BAMBINOZ.

Comment... l’intendant de cette ville ?...

GUSMAN.

Que me veut-il ?... Voulez-vous permettre ?...

Il lit.

« Mon cher Gusman, il y a bal à la cour. Ma femme n’a pas apporté avec elle ses diamants ; et comme je sais que vous en avez de fort beaux, je vous prie de me les prêter seulement pour un jour... Votre ami, etc. » C’est fort embarrassant... Ceux que j’ai ne sont pas montés.

À Pédrille.

Dis à son valet qu’il m’est impossible...

PÉDRILLE.

Mais, monsieur, il va croire que c’est une défaite.

GUSMAN.

Tu as raison... D’ailleurs, c’est un homme à ménager, et plutôt que de le désobliger... j’aime mieux louer des pierreries... Va prendre là-haut un millier de pistoles, et cours chez le premier joaillier... Tu en donneras le prix qu’il demandera.

BERTRAND, à part.

Diable ! une bonne affaire.

Haut.

Comment donc, mon neveu, et pourquoi aller si loin ? Ne sommes-nous pas joailliers ? Ces messieurs et moi sommes prêts à vous louer des diamants au prix que vous voudrez, plutôt pour vous rendre service que pour le faible gain que nous prétendons en retirer.

TOUS.

Certainement !

GUSMAN, à part.

Les juifs !

Haut.

J’accepte avec reconnaissance.

BAMBINOZ.

Je me flatte de faire affaire avec vous, et vous serez content.

UN PARENT.

J’espère que le cousin me donnera la préférence... Je vais envoyer chez moi.

BERTRAND, à part.

Comme ils sont avides !

Haut.

Point du tout, messieurs, je me flatte que ce sera avec moi...

Tirant un écrin de sa poche.

car j’ai là justement un écrin qui m’a coûté ce matin cinquante mille francs. J’ai déjà refusé d’en louer les diamants sur le pied de deux pistoles par jour !... Mais, pour mon neveu...

GUSMAN.

J’en donne quatre...

Prenant l’écrin et l’ouvrant.

Ils sont assez beaux... moins que les miens... mais, n’importe. Pédrille, portez cet écrin à don Mellos, et dites-lui que demain je lui en enverrai d’autres, car je ne veux pas désobliger ces messieurs, et je veux aussi leur prendre quelque chose.

Pédrille sort.

MESQUINOZ, à la fenêtre de l’auberge.

Le tailleur de monseigneur est bien longtemps à revenir... Ah !mon Dieu ! qu’est-ce que je vois donc là ?... L’oncle Bertrand et mon habit qui est près de lui !

TOUS.

Le cousin est trop bon !

GUSMAN.

Je suis fâché que ce message ait retardé notre dîner. Plaçons-nous, je vous prie...

 

 

Scène XI

 

GUSMAN, ROSINE, BERTRAND, BAMBINOZ, PARENTS, MESQUINOZ en petite veste, sortant de l’hôtellerie

 

BERTRAND.

Que vois-je ? c’est mon futur neveu Mesquinoz !... Soyez le bienvenu !... Nous vous croyions chez le duc de Medina-Cœli.

MESQUINOZ.

J’en suis tout revenu.

BERTRAND.

Dans cet accoutrement ?

MESQUINOZ.

Non ; c’est un petit négligé.

À Gusman.

Ah çà ! monsieur, il y a assez longtemps que je vous attends... Me rendrez-vous mon habit ?

TOUS.

Son habit !...

GUSMAN, froidement.

C’est juste... quelle heure avez-vous, mon oncle ?

BERTRAND.

Cinq heures dans l’instant.

GUSMAN.

Je suis dans mon tort... Il y a plus d’une heure que je vous l’ai emprunté...

TOUS.

Emprunté ?

MESQUINOZ.

Et m’expliquerez-vous au moins comment je le retrouve sur votre corps ?

GUSMAN.

Dans un instant, vous allez le savoir.

À Bertrand, en lui présentant une clef.

Mon oncle, prenez cette clef... Mon cher Cuistador, mes chers parents... Je vous dois une petite explication... Je suis à vous dans la minute.

Il sort.

 

 

Scène XII

 

ROSINE, BERTRAND, BAMBINOZ, PARENTS, MESQUINOZ, CUISTADOR

 

BERTRAND.

Comment ! c’est toi qui as prêté un habit à notre neveu Gusman ?

CUISTADOR.

Leur neveu... Comme ils sont dupes ! il ne l’est pas plus que moi ; sachez que c’est pour vous éprouver.

BERTRAND.

À d’autres !... Je l’ai bien reconnu, peut-être ? C’est Gusman d’Alfarache qui est devenu un grand seigneur, et qui est notre parent.

CUISTADOR.

Lui !... c’est un neveu du vice-roi, et je soupçonne que c’est le duc de Medina-Cœli lui-même.

MESQUINOZ.

Eh ! non, vous êtes tous dans l’erreur. C’est le tailleur du prince... je le sais bien.

BERTRAND.

Son tailleur... ah !... ah !... comme on l’a attrapé, ce pauvre Mesquinoz... un tailleur qui a pour vaisselle de voyage de l’argenterie comme celle-là.

CUISTADOR.

Comment ? mais elle est à moi, cette argenterie.

BERTRAND.

Et les pierreries qui sont dans cette cassette sont peut-être à vous ?

Il l’ouvre avec la clef que Gusman vient de lui remettre.

Des cailloux !

ROSINE.

Un papier ! lisons : « Je reconnais avoir reçu fidèlement de mon oncle Bertrand la somme de cinquante mille francs que mon père avait mise chez lui en dépôt, de laquelle somme je lui donne quittance. Signé : Gusman d’Alfarache. »

BERTRAND.

Je suis atterré.

MESQUINOZ.

C’est en bonne forme. Ah çà ! vous lui deviez donc de l’argent ?

TOUS LES PARENTS, apercevant Gusman.

Que vois-je ?

 

 

Scène XIII

 

ROSINE, BERTRAND, BAMBINOZ, PARENTS, MESQUINOZ, CUISTADOR, GUSMAN en habit déguenillé, comme à la première scène, PÉDRILLE tenant à la main l’habit de Mesquinoz

 

GUSMAN.

Votre neveu Gusman... Aussi pauvre qu’autrefois, mais un peu plus rusé. L’apparence est tout pour vous, mes chers parents, et sous mon véritable costume vous m’auriez peut-être encore fermé votre porte.

Air : Le briquet frappe la pierre. (Les deux Chasseurs.)

De cet habit l’influence
M’a seule acquis vos bontés.

À Mesquinoz.

Je vous le rends, et comptez
Sur notre reconnaissance.
Je vous dois tout mon esprit,
Je vous dois tout mon crédit :
Car je vous dois mon habit.
Ma conduite, que l’on fronde,
N’est pas nouvelle, je croi,
Et bien d’autres avant moi
Avaient brillé dans le monde
Avec des habits pompeux
Qui n’étaient pas faits pour eux.

BERTRAND.

Comment ! et mon écrin de cinquante mille francs ?...

GUSMAN.

Je le garde, et nous sommes quittes ; j’aurais pu, en invoquant les lois, vous forcera cette restitution... mais les procès sont trop chers, même à gagner. D’ailleurs, une pareille affaire n’aurait pas fait honneur à la famille. Restons donc comme nous sommes : chacun a recouvré sa fortune... et j’offre la mienne à ma chère Rosine ; car vous voyez, seigneur Mesquinoz, que la dot est entre mes mains, et que la place de corrégidor n’est pas encore entre les vôtres.

À Bertrand.

Oui, mon oncle, vous donnez votre consentement. C’est à cette condition que je garderai le silence.

CUISTADOR.

Ah çà ! seigneur, et mon dîner ?

PÉDRILLE.

Que nous demandez-vous ? Nous vous avons prévenu que nous ne vous paierions pas.

GUSMAN.

Non, Pédrille, je cesse d’être grand seigneur, je paye mes dettes.

BERTRAND, montrant Pédrille.

Et ce fripon-là qui était aussi d’intelligence : ils pèsent dix-huit carats !

PÉDRILLE, lui montrant une pierre.

Vous ai-je trompé ? En voilà une qui en pèse plus de vingt-quatre.

BERTRAND.

Allons, puisqu’il faut en passer par là, je puis au moins compter sur votre discrétion à tous ?

GUSMAN.

En pouvez-vous douter ? Ces messieurs n’ont-ils pas pour vous la même amitié que pour moi ?

Vaudeville.

Air du vaudeville de Irons-nous à Paris.

GUSMAN.

Quel plaisir en ces lieux j’éprouve,
Je vous revois après dix ans !
Ah ! le vrai bonheur ne se trouve
Qu’au milieu de ses bons parents.
Oui, leur cœur nous chérit sans cesse ;
Mais ici-bas pour être heureux,
Croyons toujours à leur tendresse.
Mais ne comptons jamais sur eux.

BERTRAND.

De la fortune dans ce monde,
Chacun veut briguer les faveurs ;
On court, on s’intrigue à la ronde...
Hélas ! pauvres solliciteurs,
Le hasard fait la réussite ;
Et pour parvenir aujourd’hui,
Vantez tout haut votre mérite,
Mais ne comptez jamais sur lui.

MESQUINOZ.

Voyez ces rois d’humeur guerrière,
Au loin conquérant des États,
Sur leur promesse mensongère
Pauvres humains ne comptez pas ;
Mais, au sein d’une paix profonde,
Ces rois qui bornent tous leurs vœux
À rendre le bonheur au monde,
Peuples, comptez toujours sur eux.

PÉDRILLE.

Voyez cette troupe frivole
Qui sans cesse assiège les cours ;
C’est vers le plaisir qu’elle vole ;
N’y comptez que dans les beaux jours.
Quant à ces preux, pleins de vaillance,
Tandis que vous serez heureux,
Ne comptez pas sur leur présence ;
Mais au combat comptez sur eux.

CUISTADOR.

Des aubergistes vrai modèle,
Je suis un traiteur du bon ton,
Et moi jamais je ne me mêle
Des détails de notre maison ;
C’est un autre qui s’en acquitte :
Aussi ma femme, je le voi,
Rend bien justice à mon mérite,
Mais ne compte jamais sur moi.

ROSINE, au public.

De recouvrer son héritage,
Gusman a trouvé le moyen ;
Mais s’il n’obtient votre suffrage,
À quoi lui servira son bien ?
Pour lui, messieurs, je sollicite
Des juges indulgents et doux ;
Il compte peu sur son mérite,
Mais il compte beaucoup sur vous.

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