Japhet (Eugène SCRIBE - Louis-Émile VANDERBURCH)

Comédie en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 20 juillet 1840.

 

Personnages

 

JAPHET, jeune avocat

TIMOTHÉE, son ami

JACOBUS SCHOON, apothicaire

TRISTAM PLUMCAKE, industriel

UN DOMESTIQUE

LA MARQUISE DE SUNTHERLAND

MISS ESTHER, sa pupille

 

Londres, vers 1840.

 

 

ACTE I

 

Un appartement meublé simplement, chez Japhet.

 

 

Scène première

 

LA MARQUISE, ESTHER, JAPHET

 

Ils sont assis. Japhet est près d’une table, et prend quelques notes.

JAPHET.

Soyez tranquille, madame la marquise, je n’oublierai pas ces circonstances, et je les prends en écrit ; mais repoussez leurs offres, c’est un piège.

LA MARQUISE.

Vous croyez donc que nous gagnerons encore notre procès ?...

JAPHET.

N’avons-nous pas déjà un premier jugement qui nous est favorable ?

LA MARQUISE.

Grâce à vous... grâce à votre talent.

JAPHET.

C’est moi, au contraire, qui vous devrai ma réputation et mon avenir.

LA MARQUISE.

Ne me remerciez pas !... Sir Kennet, ce vieil et célèbre avocat, votre maître et votre patron, était tombé malade au moment de plaider ma cause...

JAPHET.

Et vous avez daigné me la confier... à moi, inconnu au barreau de Londres... à moi, dont c’était la première affaire !

LA MARQUISE.

Vous la connaissiez si bien... vous l’aviez étudiée avec tant de soin et de zèle...

ESTHER.

Sans contredit !... Et moi, cependant, si j’osais donner un avis... à votre place, ma tante... je ne plaiderais pas.

LA MARQUISE.

Et pourquoi ?

ESTHER.

N’êtes-vous pas assez riche ?

LA MARQUISE.

Je suis riche, certainement, mais on ne l’est jamais assez... Mon nom, mon rang à soutenir... Les sommes que, chaque année, j’ai l’habitude de donner à la paroisse... Enfin, je ne puis faire d’économies... Et ces biens que l’on me dispute... ces biens de lord Ephelston, dont je suis la plus proche parente... et l’unique héritière... serviraient alors, si vous gagnez ce procès, à l’établissement de ma nièce...

Ils se lèvent.

JAPHET, troublé.

Ah ! c’est à cela que vous destinez ?...

LA MARQUISE.

Oui, monsieur. Un parti superbe qui se présente pour elle ; et si je perdais, je ne pourrais la doter.

ESTHER.

Qu’importe ! j’attendrais et je ne plaiderais pas.

LA MARQUISE.

Quand M. Japhet nous assure que notre cause est excellente !

JAPHET.

Oui, madame... Refusez la transaction que l’on vous propose... Vous avez un titre incontestable... authentique... et je réponds que vous gagnerez !

ESTHER.

D’abord... et malgré tout le talent de monsieur... vous pouvez perdre ; sans compter les soins, les inquiétudes que vous donne ce procès, et les ennemis que de tous côtés il vous suscite... Et tout cela pour moi, pour me faire une fortune égale à celle d’un lord, que je ne connais même pas, qui fait encore la guerre en Chine ou au Canada.

LA MARQUISE.

Une alliance admirable !

ESTHER.

Moi, je ne suis pas de ces personnes qui n’estiment et n’admirent que ce qui vient de loin... Je crois qu’on peut trouver le bonheur à moins de frais !... et plus près de soi !

LA MARQUISE.

Ma nièce, ma nièce... dès qu’il s’agit de procès ou de mariage, vous n’y entendez rien... c’est nous que cela regarde !

À Japhet.

Nous la rendrons heureuse malgré elle. Sans adieu, mon cher avocat ; vous aurez tous les papiers dont vous avez besoin, je ne les confierai à personne, et je vous les apporterai moi-même, aujourd’hui si je le peux !

Elles sortent par le fond.

JAPHET.

Je suis à vos ordres, madame.

 

 

Scène II

 

JAPHET, puis TIMOTHÉE

 

JAPHET.

Ah ! je suis fou d’aimer cette jeune personne !... Moi, aspirer à la main d’une fille titrée... moi, dont la réputation a commencé d’hier... moi, qui suis sans fortune... et plus encore, sans parents... sans famille... enfant obscur et délaissé... à qui on n’a pas même daigné jeter un nom... Eh bien ! ce nom je ne le devrai qu’à moi, à moi seul... Je m’en ferai un plus honorable... plus noble, peut-être, que celui qu’on m’a refusé !

TIMOTHÉE, ouvrant la porte du fond.

Ah ! il est seul !

JAPHET.

Timothée !... Que viens-tu faire ?

TIMOTHÉE.

Je viens... je viens l’embrasser... Je n’y tenais pas... voilà trois jours que je ne t’ai vu.

JAPHET.

Et ton magasin ?... et le marchand chez lequel je t’ai placé ?...

TIMOTHÉE.

Il peut se passer de moi, ce matin... Il a une vingtaine de commis... il en a plus que de pratiques... Et moi, je n’ai qu’un ami... qu’un frère... toute ma famille, c’est toi... Dès que nous sommes séparés, je n’ai plus de gaieté... plus de plaisir... je tourne au spleen... je suis malade... Mais je t’ai vu... ça va mieux !

JAPHET.

Mon pauvre Timothée, crois qu’il m’a fallu aussi toute ma raison... pour prendre un parti semblable...

TIMOTHÉE.

Oui, je sais bien comme toi que, chacun de notre côté, nous devons travailler... qu’il faut se faire un état... Quand on n’a ni fortune... ni parents... Pauvres petits malheureux... exposés tous les deux, le même jour... il y a vingt-quatre ou vingt-cinq ans, aux Enfants-Trouvés... frères de hasard et de rencontre...

JAPHET, lui tendant la main.

Depuis... frères de cœur et d’amitié...

TIMOTHÉE.

C’est là que nous nous sommes vus pour la première fois... Moi, Timothée, avec une assez piteuse mine et de misérables haillons... Mon camarade Japhet, avec un beau fourreau de soie, et un visage rayonnant de prince... Moi, fils de quelque porte-balle de la Cité... toi, enfant de quelque lord qui, partant pour les Indes ou l’Amérique, n’avait pas eu le temps de te chercher un gouverneur.

JAPHET.

Tais-toi... tais-toi !...

TIMOTHÉE.

Non, morbleu !... je suis fier de toi... je te respecte... je l’honore... et quand je parle de mon ami Japhet, je suis toujours tenté de dire : Milord !

JAPHET, souriant.

Allons donc !

TIMOTHÉE.

Ce sera ainsi... tu le verras !... Tu es d’une noble famille... c’est certain... c’est positif !... Quand nos vêtements ne seraient pas là pour nous servir d’indices... nos inclinations seules prouveraient assez la différence de nos conditions... Chez ce vieux curé irlandais, qui nous avait retirés tous deux de l’hospice pour nous faire enfants de chœur... j’étais toujours à courir, à me quereller, à boxer... et toi, à étudier dans ses livres... Et, comme c’était un savant... il t’a pris en affection... il t’a donné de l’éducation... moi, il ne me donnait jamais que des commissions, des ouvrages dans la maison... Ça m’allait... ça me convenait... du zèle... de l’activité... du dévouement... voilà ma partie... Des talents, du mérite... voilà la tienne... Aussi, pendant que je ne faisais rien... toi, tu acquérais de la science pour nous deux ! de la réputation pour nous deux... de l’argent pour nous deux... Oui... oui, je te dois tout... je ne vis que par toi... et je ne peux pas m’acquitter...

JAPHET.

Allons donc !... est-ce que de ton côté, tu ne fais pas ce que tu peux ?...

TIMOTHÉE.

Oui... mais je ne peux rien... je ne peux pas travailler assis dans un bureau... face à face avec des livres qui ont l’air de me narguer, et qui me mettraient en fureur... tu as voulu me placer dans l’étude d’un notaire et d’un procureur... j’y serais mort... avant de comprendre... Tu l’as vu, je dépérissais déjà...

JAPHET.

Aussi, je t’en ai retiré...

TIMOTHÉE.

Pour me placer chez ce banquier, ton client... encore des livres... de maudits livres... et en partie double... encore... Ah ! avec ceux-là, goddam... j’ai cru que nous nous fâcherions, et que leurs damnés chiffres me rendraient fou... sans compter que je faisais à chaque instant, et quoique honnête homme, des erreurs de millions et de milliards... que la Banque d’Angleterre elle-même en était stupéfaite, et que notre caissier, qui ne s’y retrouvait plus, a été obligé de me mettre à la porte pour rétablir l’ordre dans la maison...

JAPHET.

À la bonne heure... mais chez le marchand de soieries où tu es maintenant ; pour auner du quinze-seize, il ne faut pas de génie...

TIMOTHÉE.

Non, mais il faut de la patience... et je n’en ai pas !... Il faut rester dans un comptoir... et j’aime le grand air... Ah ! si j’avais osé !... sans t’en rien dire, je me serais fait soldat... je ne suis bon qu’à cela...

JAPHET.

Je ne le veux pas... T’exposer aux fatigues... aux dangers...

TIMOTHÉE.

Et pis encore... À te quitter... à ne plus te voir... toi qui es ma famille et ma patrie ! Ça serait pour moi comme le mal du pays... je n’y résisterais pas... Et dernièrement, cependant... ça a bien manqué m’arriver...

JAPHET, souriant.

Oui... au bord de la Tamise, où tu regardais couler l’eau au lieu d’être à ton magasin.

TIMOTHÉE, vivement.

J’y allais !... par le plus long... Mais il y avait ce jour-là, sur le port, une presse de matelots... des coups, des querelles... une affaire dont je ne t’ai rien dit... parce que tu m’aurais grondé...

JAPHET.

Et dont cependant... j’ai su quelque chose... Mais n’en parlons plus... Il se fait tard... maître Gibson, ton marchand, va l’attendre.

TIMOTHÉE, avec embarras et se grattant l’oreille.

Non... j’ai idée qu’il ne m’attend pas !...

JAPHET.

Pourquoi donc ?

TIMOTHÉE.

Je t’en prie... Japhet... ne te fâche pas... mais il n’y a pas moyen que j’y retourne... je ne peux pas y vivre... Ils sont là une vingtaine de commis avec qui je me suis battu ce matin... moi seul... contre eux tous...

JAPHET.

Est-il possible ?...

TIMOTHÉE.

L’un d’eux avait fait quelques plaisanteries sur les bâtards... Ça nous touche... ça nous regarde...

JAPHET.

Eh bien !... est-ce que ça n’est pas vrai ?

TIMOTHÉE, vivement.

Non !... ce n’est pas vrai !... Pour loi, du moins... qui es fils d’un duc et pair... Pour moi... c’est différent... ça m’est égal...

JAPHET.

Alors, si cela ne te fait rien, pourquoi te fâcher ?...

TIMOTHÉE.

Parce que... parce que... j’avais d’anciens comptes à régler avec eux... Et puis, que veux-tu ? j’étais heureux de trouver une occasion de sortir du commerce...

JAPHET.

Et que veux-tu faire, malheureux ?

TIMOTHÉE.

Me livrer à une entreprise que j’ai conçue, et qui me semble bien plus profitable. Il ne sera pas dit que moi qui te dois tout... je ne t’aurai jamais servi à rien !... Tu as beau plaider et commencer à te faire connaître... le peu que tu gagnes... je le dépense... Il faut trop de temps pour que le talent devienne de la fortune... Et moi, je t’en veux une... tout de suite... Je te veux de la naissance, des honneurs, des titres... Tu en as... tu dois en avoir, il ne s’agit que de les retrouver... et je m’en charge.

JAPHET.

Y penses-tu ?

TIMOTHÉE.

Je ne pense qu’à cela... c’est mon idée fixe...

JAPHET.

Eh ! je ne le sais que trop ! et depuis longtemps déjà, je m’en suis aperçu... C’est devenu chez toi une monomanie... Nous ne rencontrons pas un lord ou une grande dame, que tu ne trouves tout de suite, entre eux et moi, quelques traits de ressemblance... un air de famille... Et vingt fois cette conviction, que tu te formes, a donné lieu aux méprises et aux désappointements les plus désagréables... car, dans tout ce que tu imagines, il n’y a jamais apparence de vérité...

TIMOTHÉE.

Jamais !... voilà comme tu exagères toujours... Tout à l’heure, par exemple, au moment où je montais l’escalier... cette dame qui sortait de chez to...

JAPHET, riant.

Lady Suntherland ? ma cliente.

TIMOTHÉE.

C’est frappant...

JAPHET.

C’est absurde... Une dame pieuse... une dévote !...

TIMOTHÉE, se grattant l’oreille.

Il est de fait que si c’est une dévote !... pourtant... ça s’est vu... enfin, elle ou une autre, je retrouverai ton illustre famille... ton noble père. Ni les courses, ni les démarches, ni les peines... rien ne me coûtera... Et maintenant que me voilà maître de mon temps, et libre comme l’air, je ne veux pas d’autre occupation... d’autre état...

JAPHET.

Que de courir à la recherche d’un père...

TIMOTHÉE.

Oui, sans doute...

JAPHET.

Qui n’existe pas...

TIMOTHÉE.

Qui existe... J’ai de l’espoir... j’ai des preuves... des commencements de preuve... des renseignements, des indices...

JAPHET, allant s’asseoir à la table à gauche.

Encore quelque folie... et puis, tu ne l’en aperçois pas, Timothée, avec cette habitude que tu as prise d’être toujours aux aguets, d’écouter, d’épier, d’interroger... tu deviens remuant, intrigant, et bavard surtout !...

TIMOTHÉE.

C’est ça, tu me grondes... j’ai tous les défauts... on a toujours tort quand on ne réussit pas... mais le succès me donnera raison !... Tiens, voici d’abord une annonce que j’ai fait insérer dans ce journal.

JAPHET.

Une annonce... qu’est-ce que je te disais !... cela a-t-il le sens commun ?...

TIMOTHÉE, prenant sur la table un livre qu’il va replacer dans la bibliothèque qui est au fond.

Lis toujours, à la troisième colonne.

JAPHET, lisant haut.

« Le docteur Irving, qui a trouvé un remède infaillible contre l’hydrophobie, doit en faire incessamment l’épreuve devant l’Académie royale de médecine. Il ne lui manque qu’un sujet. Il offre à la personne qui voudra bien lui en servir, deux cents guinées, la garantissant contre tout danger. S’adresser, pour les autres conditions, à M. Schoon, apothicaire, Billing-Street, chargé de payer la somme. » – Que diable cela veut-il dire ?... Un remède contre l’hydrophobie ?

TIMOTHÉE, revenant près de lui.

Eh non !... ce n’est pas cela !... le paragraphe au-dessous.

JAPHET.

Alors, dis-le donc...

Lisant.

« Les personnes qui auraient des renseignements relatifs à la naissance d’un enfant déposé le 13 juillet 1816 à l’hospice des enfants-trouvés, sont priées d’en donner avis à sa noble famille. S’adresser au sieur Timothée Dixon, Billing-Street, 42, qui promet une récompense de cent livres sterling. » Mais quelle extravagance !... C’est me compromettre.

TIMOTHÉE.

En quoi donc ? Il n’est pas question de toi, qui cherches une famille... mais de ta noble famille, qui cherche un de ses descendants, égaré dans quelque révolution... ou quelque guerre d’Amérique... Et c’est moi, l’intendant, l’homme d’affaires, le parent, si tu l’aimes mieux... qu’on a chargé de prendre des renseignements...

JAPHET.

Qui n’arriveront pas.

TIMOTHÉE.

Qui sont arrivés... Une lettre, où l’on me demande un entretien particulier... c’est ce noble père... ce grand seigneur... qui va peut-être venir lui-même... car je lui ai donné rendez-vous ici, chez toi.

JAPHET.

Chez moi !... Quelque intrigant que je ne veux pas voir.

TIMOTHÉE.

Que je recevrai.

JAPHET.

Quelque fripon, qui veut t’attraper une demi-guinée.

TIMOTHÉE.

Je ne dis pas que quelquefois déjà cela ne me soit arrivé.

JAPHET.

Tu vois bien.

TIMOTHÉE.

Mais, maintenant, je suis sur mes gardes... et je ne lâcherai pas un schelling qu’on ne m’ait dit d’abord, et avant tout, quel costume portait l’enfant... ou les deux enfants, moi compris ! qu’on ne m’ait parlé du chapelet que tu avais au cou, et que j’ai conservé, qu’on ne m’ait montré la moitié correspondante à cette médaille brisée, trouvée sur moi... Tu vois, par ce moyen...

JAPHET.

Je vois, mon cher ami, mon bon Timothée, que le mieux serait de renoncer à tes folles idées... ce n’est pas à elles qu’il faut demander notre avenir !... C’est à l’étude et au travail... ceux-là ne vous manquent et ne vous trompent jamais. Reste donc ici, puisqu’il le faut... Mais, je t’en supplie, ne t’y occupe de rien... ne t’y inquiète de rien... je suffirai à tout... Adieu, je rentre.

TIMOTHÉE.

Pour travailler ?

JAPHET.

Oui...

TIMOTHÉE.

Surcroît de peine.

JAPHET.

Surcroît de plaisir... car c’est pour nous deux... Je ne suis visible pour personne... entends-tu ?... que pour la marquise de Suntherland.

Il sort.

 

 

Scène III

 

TIMOTHÉE, seul, avec attendrissement

 

Oui, Japhet... oui, mon frère...

Vivement.

Rester tranquille... ne m’occuper de rien... quand il se tue pour moi... Non, ce ne sera pas ainsi ; non, monsieur le marquis... non, monsieur le duc... car avec un cœur comme celui-là... il doit l’être !... il est impossible qu’il ne le soit pas... Eh bien ! puisque ça le fâche... puisque ça le contrarie... je ne lui parlerai plus de mes démarches... j’agirai sans rien dire... Mais, par amitié... par amour-propre... et pour mon honneur à moi... je veux découvrir sa noble famille... je veux lui trouver un père... et je lui en trouverai un, aussi bien conditionné que possible. Je sais bien qu’il aurait pu me répondre... mais il n’a pas voulu me le dire de peur de m’humilier : « Mon pauvre Tim, travaille d’abord pour toi-même ; commence par trouver tes parents, à toi, tu chercheras les miens ensuite... » Ah ! bien oui, mes parents... je ne m’en inquiète guère !... quelque malheureux porte-balle, quelque gros butor de matelot... cela me rappelle que dernièrement j’ai manqué en boxer un dans Bond-Street, et, le bras levé, je me suis arrêté court, en me disant : « C’est peut-être mon père !... » L’idée seule qu’on peut à chaque instant heurter sa parenté vous rend affectueux avec tout le monde... je suis toujours tenté d’ôter mon chapeau ou de donner une poignée de main à ceux qui passent près de moi... « Bonjour, mon oncle, bonjour, ma cousine... » Il y a en bas une petite marchande de gaufres qui doit être de ma famille... de la grande famille !... nous en sommes tous... et dès que mon cher Japhet sera reconnu et placé grand seigneur... si je me trouve un père qui soit bon enfant... je lui ferai avoir dans l’hôtel de mon ami le marquis une petite place de concierge ou d’intendant ; il faut faire quelque chose pour les siens... Mais, dans ce moment... Ah ! mon Dieu... il me semble que l’on a frappé à la porte !... c’est sans doute ce respectable lord... le père de mon ami...

Il va ouvrir.

 

 

Scène IV

 

TIMOTHÉE, SCHOON

 

SCHOON.

M. Timothée Dixon... s’il vous plaît ?

TIMOTHÉE.

C’est ici, milord ; donnez-vous la peine d’entrer.

À part.

Ça se voit tout de suite... c’est un grand seigneur déguisé.

SCHOON.

Je vous demanderai la permission de m’asseoir, je suis horriblement fatigué...

TIMOTHÉE.

Faites donc comme chez vous, milord.

À part.

Il a beau faire ! quelle taille distinguée... quel air vénérable... il y a des gens qui sont nobles malgré eux !

À demi-voix.

Nous sommes seuls, et vous pouvez sans crainte me faire connaître votre rang et votre nom...

SCHOON.

Mon nom... mon rang... vous voulez plaisanter, jeune homme... Je me flatte cependant d’être assez connu dans notre bonne ville de Londres... Pas un marchand de la Cité qui ne vous parle avantageusement de maître Jacobus Schoon, apothicaire.

TIMOTHÉE.

Hein !... plaît-il ?... vous êtes apothicaire ?

SCHOON.

Pharmacien, comme ils disent maintenant, si vous l’aimez mieux.

TIMOTHÉE, à part.

On ne peut pas tomber de plus haut !...

Haut.

Et comment se fait-il que vous veniez pour sir Japhet... avocat ?...

SCHOON.

Je viens, avec une autre personne, pour un nommé Timothée Dixon... Serait-ce vous ?...

TIMOTHÉE, interdit.

Pour moi ?... Ah ! mon Dieu !...

SCHOON, le regardant.

Eh ! oui... il me semble bien que c’est vous-même...

TIMOTHÉE, à part.

C’est de mon côté... c’est de ma famille !... Après tout... apothicaire ! je pouvais tomber plus mal !... c’est même mieux que je n’avais droit d’attendre...

Haut, avec sentiment.

Honnête vieillard, vous daignez donc me reconnaître !...

SCHOON, qui a mis ses lunettes.

Parfaitement... pour vous avoir soigné... il va trois mois... lors d’une discussion à coups de poing, avec ces matelots... qui vous avaient laissé pour mort devant ma boutique...

TIMOTHÉE.

C’est donc cela que je ne remettais pas vos traits ?

SCHOON.

Je le crois sans peine... une heure sans connaissance, même pendant qu’on vous rapportait chez maître Gibson, votre marchand... Et sans les ventouses que j’ai eu l’heureuse idée de vous appliquer entre les deux épaules...

TIMOTHÉE, vivement.

Très bien !... très bien... je me rappelle maintenant... Vous m’apportez votre mémoire ?...

SCHOON.

Il est payé depuis longtemps.

TIMOTHÉE.

Et par qui ?

SCHOON.

Par un jeune avocat... dont vous me parliez tout à l’heure, M. Japhet...

TIMOTHÉE.

Encore lui !... et il ne m’en a rien dit... Japhet ! c’est moi qui te ruines... c’est moi qui suis cause de...

Se retournant vers Schoon.

Mais, alors, je ne devine pas, monsieur Schoon, le motif de votre visite...

SCHOON.

Ce n’est pas étonnant... vous n’avez pas remarqué que, depuis mon arrivée, vous parlez toujours, et que vous ne m’avez pas laissé le temps de placer une parole...

TIMOTHÉE.

C’est juste... chacun son tour...

SCHOON.

Eh bien !... je viens au sujet d’une annonce que vous avez fuit insérer dans le Morning-Chronicle.

TIMOTHÉE.

Ô ciel !... vous savez, en ce cas, de quoi il s’agit !

SCHOON.

Pas le moins du monde... Voici le fait en deux mots : J’ai soigné, pendant quelques jours, chez moi, un nommé Gondolfin...

TIMOTHÉE.

Lord Gondolfin...

SCHOON.

Eh non !... au haut de ma maison... dans un grenier, un pauvre diable d’assez mauvaise mine, et qu’au premier abord je vous aurais livré pour un vrai gibier de potence.

TIMOTHÉE.

Ce n’est pas cela... ce n’est pas cela du tout.

SCHOON.

Eh ! si vraiment... c’est cela !... laissez-moi donc achever... Mon hôtesse, qui est une excellente femme, lui servait de garde-malade, et pour le distraire lui lisait le journal.

TIMOTHÉE, avec compassion.

Pauvre homme !...

SCHOON.

J’arrive pour voir l’effet d’une potion que je lui avais fait prendre le matin, comme elle lui lisait les annonces... et, à côté de la mienne sur l’hydrophobie...

TIMOTHÉE.

C’est vrai, nous la lisions tout à l’heure : s’adresser chez M. Schoon, apothicaire...

SCHOON.

C’est moi-même... après mon annonce, venait la vôtre.

TIMOTHÉE.

Celle qui commence par ces mots : « Les personnes qui auraient des renseignements relatifs à la naissance... »

SCHOON.

Justement... à cette lecture, le malade parut violemment agité... il essaya de se soulever, et me fit signe de m’approcher, indiquant qu’il avait un aveu pénible à me faire.

TIMOTHÉE.

Je sue à grosses gouttes... et il a parlé ?...

SCHOON.

Il l’aurait fait à l’instant même, sans une paralysie qu’il avait sur la langue.

TIMOTHÉE.

Que le diable l’emporte !... il y avait tant de maladies à son choix... il n’en manque pas, et il faut justement que ce soit celle-là... N’importe, conduisez-moi vers lui ! je le ferai causer.

SCHOON.

Cela vous sera difficile, il est mort depuis environ trois quarts d’heure.

TIMOTHÉE.

Mort ! quelle fatalité !... il ne pouvait pas attendre !

SCHOON.

Il n’a eu que le temps de griffonner, et avec peine, ce peu de mots que je vous apporte.

Il lui remet un papier.

TIMOTHÉE.

Un nom... Tristam Plumcake, pas davantage ; n’importe, nous voilà sur la trace... silence, monsieur Schoon, silence !

SCHOON.

Il s’agit donc d’une affaire bien délicate ?...

TIMOTHÉE.

Excessivement délicate... Au fait, pourquoi ne vous dirais-je pas la chose, mon brave monsieur Schoon, vous êtes un honnête homme... serviable, plein d’humanité, apothicaire, d’ailleurs, ce qui annonce que vous êtes investi de la confiance publique et particulière ; sachez donc qu’il s’agit de rendre un héritier légitime à une famille des plus riches et des plus puissantes... un fils unique !

SCHOON.

En vérité !

TIMOTHÉE.

À moins qu’il n’y ait des frères et sœurs, ce dont nous n’avons aucunes preuves légales... Votre zèle, dans une telle affaire, serait dignement récompensé.

SCHOON.

Fi donc !... je ne demande rien ; je suis au-dessus de cela ; vous sentez bien... le plaisir d’obliger, voilà tout... et la pratique de l’honorable famille, si cela se trouve...

TIMOTHÉE.

Vous l’aurez, honnête monsieur Schoon... je vous en réponds... vous qui m’avez prodigué vos soins... mais achevez votre ouvrage : il s’agit de nous mettre en rapport avec ce sir Plumcake, et, pour cela, il faut le trouver à tout prix...

SCHOON.

Ce ne sera pas difficile... il m’attend dans la rue...

Appelant par la fenêtre.

Hé !... par ici...

TIMOTHÉE.

Lord Plumcake...

SCHOON, vivement.

C’est un lord ?...

TIMOTHÉE.

Ça vous étonne ?...

SCHOON.

Ça me fait plaisir... parce qu’il se fournit chez moi à crédit... c’est un voisin d’en face... que j’avais prévenu en venant ici... mais je n’osais pas le faire monter.

TIMOTHÉE, voyant entrer Plumcake.

Ah ! mon Dieu !

SCHOON.

Le voici !...

TIMOTHÉE, regardant Plumcake en habit noir râpé.

Qu’est-ce que c’est que ça ?...

SCHOON.

Je vous laisse, parce que j’ai mes affaires... et vous me tiendrez au courant de celle-ci...

À demi-voix.

Ah ! c’est un lord !... personne ne le connaît dans le quartier... et je ne m’en serais jamais douté.

Il sort.

TIMOTHÉE, à part.

Ni moi non plus, depuis que je le vois.

 

 

Scène V

 

PLUMCAKE, TIMOTHÉE

 

TIMOTHÉE, à part.

Quel désappointement... bon Dieu !... enfin, il faut bien prendre son parti... et son père, comme on le trouve...

PLUMCAKE.

On m’a assuré que M. Timothée Dixon... désirait me voir pour une affaire importante, je me suis hâlé d’accourir...

TIMOTHÉE.

Vous êtes bien bon ; avez vous connu autrefois un nommé Gondolfin ?

PLUMCAKE.

Permettez, n’allons pas plus loin !... je devine dans quel but vous vous adressez à moi... mais il m’est impossible de répondre à votre confiance, je ne travaille plus dans ce genre-là...

TIMOTHÉE.

Que voulez-vous dire ?...

PLUMCAKE.

Que la société Gondolfin, Plumcake et Cie est dissoute depuis longtemps... et que je me suis définitivement retiré des affaires...

TIMOTHÉE.

Lesquelles ?

PLUMCAKE.

Celles que vous savez... que je pratiquais... autrefois, bien entendu ! car maintenant, j’ai choisi une autre partie, la partie opposée.

TIMOTHÉE.

Je ne sais rien, et je vous demanderai quel métier vous exerciez ?

PLUMCAKE.

Mais, à peu près tous... excepté celui d’honnête homme...

TIMOTHÉE.

Par exemple !...

PLUMCAKE.

C’est la seule spéculation que nous n’ayons pas essayée... et nous avions tort, car je vois maintenant que c’était la plus simple et la moins compliquée.

TIMOTHÉE.

Comment cela ?...

PLUMCAKE.

Si vous saviez, monsieur, sans compter les inquiétudes, les dangers... et autres inconvénients... attachés à l’état... combien il faut d’esprit et d’imagination pour être coquin... c’est étonnant ce qu’on en dépense... tandis que la vertu n’en exige pas... elle n’en a pas besoin... c’est la profession la plus facile à exercer. Aussi, monsieur, je l’ai choisie comme un repos... comme une retraite... sans compter... et c’est surtout ce qui m’a encouragé dans ma nouvelle spéculation ! c’est que, tout calcul fait, elle est bien plus productive... donne moins de peine, et rapporte plus... c’est un bénéfice clair et net...

TIMOTHÉE, regardant son costume.

Bénéfices... que, d’après votre costume, vous n’avez guère encore réalisés...

PLUMCAKE.

Les commencements d’établissement sont toujours un peu durs... on a de la peine à se faire connaître... à se distinguer, surtout quand on commence tard... ce n’est pas ma faute, c’est celle de mon ami Gondolfin... qui avait de grands talents dans l’autre partie... et qui m’y avait lancé de bonne heure...

TIMOTHÉE.

Ah ! Gondolfin était...

PLUMCAKE.

Comme tant d’autres, un... spéculateur qui a fait souvent de mauvaises spéculations... celle-là, je crois, en était une... et quoique depuis longtemps je l’aie perdu de vue... je présume qu’il finira mal...

TIMOTHÉE.

C’est fait !...

PLUMCAKE.

Comment cela ?...

TIMOTHÉE.

Il est mort !...

PLUMCAKE, froidement.

Où ça ?

TIMOTHÉE.

De maladie... dans un grenier.

PLUMCAKE.

Eh bien ! monsieur, cet homme-là m’a bien trompé... je lui ai toujours prédit une fin plus élevée... vous me direz qu’un grenier... c’est déjà quelque chose... mais c’est mieux que raisonnablement ses amis ne pouvaient espérer... il y a comme ça des chances !

TIMOTHÉE.

Oui, je vois qu’il a eu du bonheur... mais avant de mourir il vous a désigné...

Montrant le papier.

PLUMCAKE.

Pour la suite de ses affaires... impossible, monsieur... je vous en ai expliqué la raison.

TIMOTHÉE.

Vous êtes dans l’erreur, il s’agit, au contraire, d’une bonne action.

PLUMCAKE.

Ça m’étonne de lui... mais je vous l’ai dit, il était capable de tout !... Pour moi, alors, c’est différent... ça rentre dans ma nouvelle spécialité, et quoique j’y sois un peu gauche... vu le manque d’habitude... je ne demande pas mieux que de vous seconder... si j’y trouve quelque avantage !

TIMOTHÉE.

Bien entendu.

PLUMCAKE.

Car il faut que la vertu rapporte... sans cela ce ne serait pas moral !

TIMOTHÉE.

C’est juste !... voici, monsieur, ce dont il s’agit... Silence ! on vient...

 

 

Scène VI

 

LA MARQUISE, TIMOTHÉE, PLUMCAKE

 

TIMOTHÉE, à demi-voix.

C’est une grande dame qui ne restera qu’un instant.

PLUMCAKE.

Madame la marquise de Suntherland !

TIMOTHÉE.

Vous la connaissez ?

PLUMCAKE.

Beaucoup... nous étions liés autrefois avec ce qu’il y avait de mieux.

Saluant.

Madame la marquise ne remet pas mes traits ?

LA MARQUISE.

Non, monsieur.

PLUMCAKE, à part.

Il n’y a pas de mal... et je l’aime autant...

Haut.

Je suis pourtant un ancien serviteur de la famille.

LA MARQUISE.

Si vous êtes de la paroisse, présentez-vous à l’hôtel le vendredi... mon intendant est chargé de distribuer les secours,

À Timothée.

M. Japhet ?

TIMOTHÉE.

Il est dans son cabinet, à travailler.

LA MARQUISE.

Toujours...

TIMOTHÉE.

Il ne fait que cela... je lui disais encore dans notre dernière conférence...

LA MARQUISE.

Monsieur est aussi avocat ?

TIMOTHÉE.

Non, madame... je lui disais : Il n’y a pas de raison, tu finiras par te tuer !

LA MARQUISE.

Ah ! vous le tutoyez ?

TIMOTHÉE.

Oui, c’est mon habitude.

LA MARQUISE.

Monsieur est quaker, peut-être ?

PLUMCAKE.

Ah ! vous êtes quaker ?

TIMOTHÉE.

Quelque chose d’approchant. Sir Japhet a défendu sa porte pour tout le monde... excepté pour madame la marquise.

LA MARQUISE.

Je l’en remercie... et j’en profite...

TIMOTHÉE, ouvrant la porte à gauche.

Madame la marquise de Suntherland.

La marquise le salue, passe devant lui et entre dans le cabinet.

 

 

Scène VII

 

TIMOTHÉE, PLUMCAKE

 

TIMOTHÉE.

Elle n’y est plus... à nous deux, maintenant.

PLUMCAKE.

De quoi s’agit-il ?

TIMOTHÉE, lui donnant le journal.

Lisez ce journal, cet article vous dira tout... il avait frappé de surprise votre ami Gondolfin... qui devait nous donner à ce sujet des renseignements... suspendus par indisposition.

PLUMCAKE, qui a jeté les yeux sur l’article.

Ah ! ah !

TIMOTHÉE.

C’est justement ce qu’il a dit en lisant.

PLUMCAKE, relisant.

« Les personnes qui auraient des renseignements relatifs à la naissance d’un enfant déposé le 15 juillet 1816... »

S’arrêtant.

Permettez... l’enfant...

TIMOTHÉE, avec amitié.

Eh bien ?

PLUMCAKE.

Lequel ? car je me rappelle parfaitement qu’il y en eut deux... déposés ensemble... et à la même heure.

TIMOTHÉE.

C’est juste... c’est bien celai... vous êtes au fait de l’événement !...

PLUMCAKE.

Comme si j’y avais été.

TIMOTHÉE.

Vous savez tout ?

PLUMCAKE.

Jusque dans les moindres détails.

TIMOTHÉE, lui sautant au cou.

Ah ! mon ami, mon cher ami...

S’essuyant le front.

Enfin, nous y voilà... ce n’est pas sans peine !... asseyez-vous !... je vous écoute... cet enfant... ou ces deux enfants... si vous voulez, car pendant que nous y sommes, il n’en coûtera pas plus... quelle est cette noble famille ?... parlez, mais parlez donc !... qu’attendez-vous ?

PLUMCAKE, froidement.

J’attends que vous commenciez.

TIMOTHÉE.

Quoi donc ?

PLUMCAKE.

Les éclaircissements.

TIMOTHÉE.

C’est à vous...

PLUMCAKE.

C’est à vous !... je ne reconnais qu’une manière de voir clair en affaire...

Faisant le geste de compter de l’argent.

TIMOTHÉE.

Je vous comprends... honorable Plumcake... et j’y ai pensé... lisez la fin de l’article.

PLUMCAKE.

Je l’ai lu : cent livres sterling de récompense.

TIMOTHÉE.

Après !

PLUMCAKE.

Non... avant !... dès qu’il s’agit de s’éclairer... il vaut mieux que la lumière marche devant que derrière !...

TIMOTHÉE.

Vous qui êtes un honnête homme... vous qui exercez maintenant la vertu...

PLUMCAKE.

Certainement, je l’exerce, mais pas gratis !...

TIMOTHÉE.

Fi donc !

PLUMCAKE.

Comment, monsieur, tous les états du monde rapportent, y compris ceux de tailleur et de procureur... et l’état le plus beau, le plus noble, ne rapporterait rien... ça ne serait pas juste... je dis plus, ça serait décourageant... ça dégoûterait de la vertu... et j’y tiens... monsieur... j’y tiens, dans ce qui en est pour moi la base et le fondement... cent guinées sur-le-champ... et autant après... si vous êtes content...

TIMOTHÉE.

Comment, morbleu !

PLUMCAKE.

C’est d’un honnête homme, car, enfin, si vous n’étiez pas satisfait... c’est possible... je ne dis pas non !...

TIMOTHÉE.

Quoi, monsieur, vous ne pourriez pas me faire crédit...

PLUMCAKE.

La vertu n’en fait pas... avec elle, point de retards, point de délais !...

TIMOTHÉE.

Diable d’homme !... C’est juste, monsieur, c’est juste... et si ça ne dépendait que de moi, je vous compterais cette somme sur-le-champ... mais vous comprenez qu’il faut que je transmette vos propositions à la famille qui m’a chargé de cette affaire...

PLUMCAKE.

Ah ! monsieur est l’homme d’affaires...

TIMOTHÉE.

L’intendant.

PLUMCAKE.

De la famille...

TIMOTHÉE.

Oui, monsieur, de la noble famille.

À part.

S’il pouvait la nommer...

Haut.

La famille de... de...

PLUMCAKE, froidement.

La famille de l’enfant !... dès que vous aurez sa réponse...

TIMOTHÉE.

Aujourd’hui, probablement...

PLUMCAKE.

Eh bien ! je repasserai ici, sur les trois heures, avec les pièces à l’appui...

TIMOTHÉE.

Les preuves ?...

PLUMCAKE.

Je ne marche jamais sans cela... prêt à les échanger contre les deux cents guinées... comptant !...

TIMOTHÉE.

Nous avions dit cent...

PLUMCAKE.

Je m’en repens maintenant... le repentir est toujours permis... et comme a dit un poète français :

Dieu fit du repentir la vertu des mortels...

C’est la mienne... Je suis, monsieur l’intendant, votre tout dévoué...

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

TIMOTHÉE, seul

 

Va-t’en au diable, avec ta vertu... la vertu la plus obstinée... la plus juive... Dire que je touche au port... que nous y sommes... que nous tenons les honneurs... les titres... les trésors, et que nous ne pouvons les saisir, faute de deux cents guinées... si je dis ça à Japhet... il se moquera de moi... il ne voudra pas me les donner... je le sais... D’ailleurs, il ne les a pas... et il n’est pas homme à les emprunter pour les jeter à un aventurier, à un intrigant... qui d’abord, et avant de parler, veut tenir cet argent... que peut-être il ne gagnera pas... Si vraiment... il a bien dit qu’ils étaient deux... il a l’air sûr de son fait... il sait tout !... et cette vérité qu’il me cache... si je pouvais la découvrir sans payer l’impôt et la taxe... si je pouvais y arriver gratis... en me passant de lui... ça serait plus beau... et plus économique... mais comment ?... impossible...

Jetant un cri.

Ah !... ah ! mon Dieu !... tout à l’heure... cette marquise... cette grande dame... que sur-le-champ il a reconnue... dont il a été longtemps le domestique... S’il a été à son service... est-ce qu’il ne pourrait pas par elle... ou par quelqu’un des siens, avoir été employé dans cette affaire... dont il semble posséder tous les détails ?... Suntherland... la marquise de Suntherland... c’est un beau nom... un nom qui nous irait...

Avec affirmation.

ce doit être lord Suntherland son époux... son honorable époux... En tous cas, qu’est-ce que je risque de voir... d’essayer d’en parler d’une manière détournée ?... je verrai toujours bien... et, alors...

Apercevant la marquise.

C’est elle... c’est comme un fait exprès... c’est le ciel qui l’envoie !

 

 

Scène IX

 

LA MARQUISE, TIMOTHÉE

 

TIMOTHÉE, à part.

C’est une dévote... je peux toujours lui parler du ciel... c’est une manière d’entrer en conversation.

LA MARQUISE, de même.

C’est ce jeune quaker, l’ami de mon avocat.

TIMOTHÉE.

Mille pardons, madame la marquise... d’oser vous demander quelques instants d’entretien sur une affaire grave...

LA MARQUISE.

Sur mon procès ?...

TIMOTHÉE.

Sur une affaire plus importante encore... pour une dame aussi vertueuse, aussi pieuse que vous...

LA MARQUISE.

Que voulez-vous dire ?

TIMOTHÉE.

À peine le sais-je moi-même... mais vous devez me comprendre... c’est un mystère... une révélation...

LA MARQUISE.

Grand Dieu !...

TIMOTHÉE, à part.

Elle se trouble... elle sait quelque chose...

Haut.

Mystère connu de moi seul...

LA MARQUISE, vivement.

Comment cela... qui a pu vous instruire ?...

TIMOTHÉE.

Vous savez donc de quoi il s’agit ?...

LA MARQUISE, dans le plus grand trouble.

Peut-être, monsieur... mais encore...

TIMOTHÉE, à demi-voix.

Il s’agit d’un secret de famille... de l’honneur des Suntherland...

LA MARQUISE.

Silence !...

TIMOTHÉE, à part.

Elle sait tout...

Haut.

Et avant d’en parler à votre mari...

LA MARQUISE.

Je n’en ai pas !...

TIMOTHÉE, avec effroi.

Quoi, vous êtes veuve... le marquis de Suntherland... votre honorable époux, n’existerait plus...

LA MARQUISE, baissant les yeux.

Je n’ai jamais été mariée...

TIMOTHÉE.

Pas mariée... alors, comment se fait-il ?...

LA MARQUISE.

Silence, au nom du ciel !... mon honneur... ma réputation... les ennemis que j’ai en ce moment... vous ne voulez pas me perdre...

TIMOTHÉE.

Non certainement...

LA MARQUISE.

Silence donc !... vous me le promettez... vous me le jurez...

Elle va fermer la porte, à gauche, du cabinet de Japhet.

TIMOTHÉE, à part.

C’est une nouvelle tuile qui me tombe sur la tête... je cherchais un père... et il se trouve que c’est une mère... je comprends maintenant... son rang, sa naissance... et pas mariée... tout lui faisait un devoir de cacher à tous les yeux... et c’est Plumcake qui aura été chargé par elle... c’est clair comme le jour...

LA MARQUISE.

Eh bien ! monsieur ?...

TIMOTHÉE.

Eh bien, madame, je m’entendrai avec vous... avec vous seule...

LA MARQUISE.

Mais, quel intérêt vous guide et vous fait agir ?...

TIMOTHÉE.

Celui de la vérité, d’abord !... c’est quelque chose... et d’autres motifs encore... qui font qu’avant de m’expliquer... je tiens à tout savoir...

LA MARQUISE.

Ce n’est ici ni le lieu, ni le moment.

TIMOTHÉE.

C’est juste...

LA MARQUISE.

Mais, dans deux heures, chez moi... à mon hôtel... à l’hôtel de Suntherland... je vous attendrai...

TIMOTHÉE.

J’y serai... je vous le promets... et, d’ici là... discrétion inviolable !

LA MARQUISE.

J’y compte, monsieur, j’y compte... adieu.

Elle sort.

 

 

Scène X

 

TIMOTHÉE, puis JAPHET

 

TIMOTHÉE.

Père inconnu... mais il y a une mère... une mère non mariée... qui peut nous reconnaître... nous laisser sa fortune... de son côté, pas d’héritiers, pas de collatéraux !... du nôtre, pas un seul parent !... avantage que nous avons toujours, nous autres anonymes... il faut bien que ça serve à quelque chose ! et c’est moi... moi seul, qui ai découvert tout cela, sans le secours de Plumcake... et je ne sais si je dors, si je veille, si c’est bien moi, Timothée Dixon...

Apercevant Japhet.

Ah ! mon ami !

Il lui saute au cou.

JAPHET.

Qu’as-tu donc ?

TIMOTHÉE.

Rien... je n’ai rien à dire...

JAPHET.

Cela se trouve bien, car je n’aurais pas le temps de t’écouter... je vais au palais.

TIMOTHÉE.

Je n’ai rien à te dire... car tu ne me croirais pas... mais plus tard, quand je serai sûr de mon fait.

À demi-voix.

Oui, mon ami, oui... ce qu’il y a de mieux dans ce genre-là... une famille superbe...

JAPHET.

Tu perds la tête... adieu !... je suis en retard et il fait un temps affreux.

TIMOTHÉE.

C’est bien... où te verrai-je aujourd’hui ? car j’aurai à te parler.

JAPHET.

En sortant du palais, j’irai chez ma cliente, lady Suntherland... de là...

TIMOTHÉE.

Bien !... je t’y trouverai... ou plutôt je t’y attendrai.

JAPHET.

Et pourquoi ?

TIMOTHÉE.

Cela me regarde... sois tranquille... tu verras... la vue n’en coûte rien.

JAPHET, regardant autour de lui.

Où est donc mon chapeau ?

TIMOTHÉE, le lui donnant.

Tu verras que tu es millionnaire.

JAPHET.

Et mon parapluie ?

TIMOTHÉE.

Voilà, je te le permets encore pour aujourd’hui.

JAPHET.

Adieu !

TIMOTHÉE, le regardant et avec exaltation.

C’est la dernière fois que tu vas à pied...

À Japhet qui le regarde d’un air étonné.

Allez, milord, allez !

Japhet sort par le fond ; Timothée par la porte à droite.

 

 

ACTE II

 

Un riche salon dans l’hôtel de Suntherland.

 

 

Scène première

 

ESTHER, SCHOON

 

ESTHER.

Vous croyez donc, maître Schoon, que cela suffira ?

SCHOON.

Quelques gouttes d’éther sur un morceau de sucre, pas autre chose... car je ne vois rien d’alarmant dans l’état de madame la marquise.

ESTHER.

Et vous ne trouvez pas nécessaire d’envoyer chercher un médecin ?

SCHOON.

À moins que vous ne vouliez décidément la rendre malade... Je liens peu aux médecins... surtout depuis qu’ils veulent se passer des pharmaciens... et qu’ils ne l’ont plus rien prendre chez nous... mauvais système !... innovation dangereuse ! qui tuera beaucoup de monde.

ESTHER.

Vous croyez ?

SCHOON.

Ça commence d’abord par tuer... les apothicaires... et quand il n’y aura plus d’apothicaires, on verra les suites...

ESTHER.

Mais l’indisposition de ma tante n’en aura pas ?

SCHOON.

Des spasmes... voilà tout... Comment cela lui a-t-il pris ?

ESTHER.

C’est ce maudit procès qui en est cause... elle venait de chez son avocat, elle est rentrée fort troublée, fort agitée... elle s’est assise et s’est trouvée mal.

SCHOON.

Ce n’était qu’un mouvement nerveux... les fibres du cerveau tendues par une préoccupation continuelle... c’est comme moi, quand je compose !... Quand j’ai composé ma fameuse pâte pour les cors aux pieds... vous ne pouvez pas vous imaginer comme cela influait sur mon organisation cérébrale... Mais ici, grâce au ciel, il n’y a pas apparence de fièvre... j’apporte une petite potion calmante, pour procurer à madame la marquise une bonne nuit... Sans adieu, Miss Esther, j’ai quelques clients à visiter... et une autre affaire qui m’occupe... nous avons demain une séance à l’Académie royale de Médecine... des expériences du docteur Irving... sur l’hydrophobie... si ça peut être agréable à vous et à madame la marquise... je connais le docteur... et j’aurai des billets... des premières places.

ESTHER.

Dans ce cas, j’aime mieux être loin, le plus loin possible... et je vous remercie, monsieur Schoon... À tantôt... vous reviendrez... vous n’y manquerez pas ?

SCHOON.

Je vous le promets.

Il sort.

 

 

Scène II

 

ESTHER, puis LA MARQUISE

 

ESTHER.

Je ne veux plus qu’elle pense à ce procès... pas plus qu’à ce mariage... l’un est aussi inutile que l’autre... la voilà encore triste et rêveuse !...

LA MARQUISE, à part.

Comment ce mystère a-t-il pu être pénétré ? enfin, il est connu de lui, de bien d’autres peut-être... il n’y a plus à hésiter.

ESTHER.

Vous souffrez toujours ?

LA MARQUISE.

Oui... d’abord, il y a des émotions qu’on a peine à maîtriser ! des positions auxquelles il faut renoncer... non sans peine, non sans effroi... et puis, à force de les envisager, on s’y fait, on s’y habitue, et quand une fois on a pris son parti... on s’étonne de n’avoir pas eu plus tôt ce courage.

ESTHER.

Quoi ! il serait vrai... ce procès, vous y renoncez ? ah ! vous avez bien raison.

LA MARQUISE.

Non, mon enfant... car ce n’est pas pour moi, c’est pour toi que je l’ai entrepris.

ESTHER.

C’est pour moi que vous vous donnez tant de peine, que vous compromettez votre santé... n’en faites rien, je vous en supplie !... car je ne sais comment vous expliquer... comment vous dire... mais j’ai un aveu à vous faire...

LA MARQUISE.

Toi aussi !...

ESTHER.

Vous désirez gagner ce procès pour me doter, pour me marier, pour me rendre heureuse ?

LA MARQUISE.

Sans contredit...

ESTHER.

Eh bien ! s’il devait arriver tout le contraire ?

LA MARQUISE.

Comment cela ?

ESTHER.

Si le choix que vous avez fait ?... je ne sais comment me faire comprendre...

LA MARQUISE.

Tu ne connais pas le marquis de Schressbury, tu ne l’as jamais vu.

ESTHER.

C’est vrai !... mais il n’est pas le seul au monde, il y en a d’autres que lui...

LA MARQUISE, vivement.

Qu’est-ce à dire ?

ESTHER.

Voilà que vous vous fâchez...

LA MARQUISE.

De ton manque de confiance.

ESTHER.

Je n’osais pas... vous aimez les marquis, et celui-là ne l’est pas.

LA MARQUISE.

Qu’importe !... si le choix est convenable... s’il a une belle fortune...

ESTHER.

Il n’en a pas du tout... voilà pourquoi je ne trouvais pas nécessaire d’en avoir...

LA MARQUISE.

Au contraire... raison de plus... mais rassure-toi, mon enfant, il se peut qu’un jour tu en aies une considérable...

ESTHER.

Que je pourrai lui offrir ?

LA MARQUISE.

Un instant... pourvu qu’il ait du talent, du mérite, une honnête famille... un nom honorable.

ESTHER, vivement.

Il a tout cela, j’en suis sûre.

LA MARQUISE.

Eh bien ! je vais lui écrire... ou plutôt écris-lui toi-même, en mon nom, que je suis prête à agréer sa recherche... mais que je demande à le voir... à le connaître.

ESTHER.

Il n’en est pas besoin... vous le connaissez... vous l’estimez... vous le voyez presque tous les jours...

LA MARQUISE.

Qui donc ? achève...

ESTHER.

Je ne puis, car voici du monde qui vous arrive.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. Timothée Dixon.

LA MARQUISE.

Ô ciel ! laisse-nous.

ESTHER.

Oui, ma tante, je vous laisse...

À demi-voix.

avec un de ses amis !

LA MARQUISE, vivement.

Que dis-tu ?

ESTHER, s’enfuyant.

Adieu

À part.

Je vais écrire à M. Japhet, au nom de ma tante.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

LA MARQUISE, TIMOTHÉE, en habit noir

 

LA MARQUISE, à part.

Un de ses amis... je conçois maintenant... et ses discours de ce matin et l’entretien qu’il m’a demandé ! il avait intérêt à connaître et à découvrir les secrets d’une famille... où son ami désire entrer.

TIMOTHÉE, après avoir salué.

Me voici, madame la marquise, exact au rendez-vous.

LA MARQUISE.

C’est bien.

TIMOTHÉE, à la marquise qui lui fait signe de s’asseoir.

Pardon, madame...

LA MARQUISE, s’asseyant aussi, et après un silence.

Vous vous doutez, monsieur, que le peu de mots que vous m’avez dits ce matin m’ont jeté dans un grand trouble.

TIMOTHÉE.

Je le crois bien... aborder aussi brusquement un pareil sujet !... je m’en accuse.

LA MARQUISE.

Et moi, je vous remercie... le premier moment a été tout entier à l’effroi... et le second...

TIMOTHÉE.

J’en étais sur, à des émotions plus douces, plus naturelles... et je ne vois pas pourquoi on s’en défendrait... Qu’est-ce qui n’a pas été jeune, madame ?... tout le monde l’a été... plus ou moins...

LA MARQUISE.

Je vous rends grâce de tant d’indulgence... surtout me croyant coupable...

TIMOTHÉE.

Madame...

LA MARQUISE, vivement.

Mais je ne le suis pas, monsieur...

TIMOTHÉE, à part.

Si elle me prouve cela...

LA MARQUISE.

Ou, du moins, je ne le suis pas autant que vous pourriez le penser... des événements, des circonstances...

TIMOTHÉE.

Les circonstances... c’est ce que j’allais vous dire... elles n’en font jamais d’autres... sans les circonstances, il n’arriverait jamais de malheurs ; aussi, croyez, madame, que j’ai toujours fait la part des, circonstances... une bonne part... bien large... ainsi, de ce côté, soyez tranquille...

LA MARQUISE.

Je ne le serai qu’après m’être justifiée à vos yeux... car je sais maintenant le motif qui vous fait agir... je le sais... et la vérité que vous désirez connaître... c’est moi qui tiens aujourd’hui à vous l’apprendre.

TIMOTHÉE.

Alors, nous sommes parfaitement d’accord... de plus, nous sommes seuls ; ainsi, parlez !

LA MARQUISE.

J’avais été élevée avec un de mes cousins, Arthur Ephelston.

TIMOTHÉE, avec joie.

Ephelston... n’est-ce pas un lord... un pair d’Angleterre ?...

LA MARQUISE.

Oui, monsieur...

TIMOTHÉE.

Ancienne famille... immense fortune... Dieu ! que je suis content !...

LA MARQUISE.

Et de quoi ?

TIMOTHÉE.

De ce qu’il était votre cousin... car un cousin jeune et aimable... vaut toujours mieux...

LA MARQUISE.

Non, vraiment... car on l’aime... et quand il est destiné à une autre... quand il est forcé d’obéir à un pore inflexible...

TIMOTHÉE.

Les pères ne sont ici-bas que pour notre tourment... moi qui vous parle, il y en a un qui m’en a donné du tourment... et de la peine...

LA MARQUISE.

Le vôtre ?...

TIMOTHÉE, vivement.

Jamais... de ce côté-là... je dois lui rendre justice... mais, continuez... Lord Ephelston...

LA MARQUISE.

Se soumit à la volonté paternelle... il se maria ! moi, je jurai de rester libre... je tins parole ; je refusai tous les partis, et quelques années après, lorsque, par des événements trop longs à vous raconter, lord Ephelston eut perdu sa femme et son fils, maître de sa main... il me l’offrit... je l’acceptai...

TIMOTHÉE.

Je ne vois pas alors les circonstances malheureuses... dont vous parlez...

LA MARQUISE, baissant les yeux.

Confiants dans notre tendresse, dans notre foi mutuelle... nous nous regardions comme époux ! pour consacrer cette union... nous n’attendions que le temps voulu par les convenances du veuvage, lorsqu’un événement affreux... lord Ephelston, blessé mortellement dans une partie de chasse...

TIMOTHÉE.

Ah ! mon Dieu !...

LA MARQUISE.

Expira... sans avoir pu réparer... une imprudence que le soin de ma réputation me força de cacher à tous les yeux...

TIMOTHÉE.

Je comprends...

LA MARQUISE.

Voilà ma faute, monsieur... celle que vous m’avez reprochée avec raison...

TIMOTHÉE.

Je n’ai rien reproché... mais je pensais qu’une noble et généreuse dame, telle que vous... ne voudrait pas enlever plus longtemps à son enfant, son nom... son état.

LA MARQUISE.

Vous dites vrai... ma position dans le monde me faisait chaque jour hésiter... mais vos discours... votre sévère franchise m’ont éclairée sur mes véritables devoirs... je suis décidée à tout braver...

TIMOTHÉE.

À la bonne heure !...

LA MARQUISE.

À expier mes torts envers mon enfant...

TIMOTHÉE.

C’est tout ce que nous demandons...

LA MARQUISE.

Et dès demain, aux yeux de tous... je la reconnais pour ma fille !...

Ils se lèvent.

TIMOTHÉE.

Votre fille !... ô ciel !...

LA MARQUISE.

Qu’avez-vous donc ?...

TIMOTHÉE.

Rien madame... rien...

À part avec consternation.

C’était une fille !...

LA MARQUISE.

Ne voulant me priver ni de sa vue, ni de ses caresses, je l’avais élevée près de moi, présentée dans le monde comme ma parente, comme ma nièce... cela ne suffit pas... je le vois, maintenant surtout, que d’autres vues... d’autres idées, dont elle m’a parlé... et dont nous causerons plus tard... J’attends M. Japhet, votre ami, et notre avocat... il nous indiquera la marche à suivre... mais avant qu’il ne vienne, je cours près d’Esther... près de ma fille... tout lui avouer, et lui apprendre, monsieur, que c’est à votre généreuse intervention qu’elle devra son nom, son rang et sa fortune...

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

TIMOTHÉE, seul

 

Je parlais de tuile !... en voilà une ! ou plutôt c’est toute une toiture... une maison... un palais ! c’est l’édifice que j’avais élevé... qui s’écroule tout entier... m’écrase et m’aplatit !... une fille... bon Dieu ! une fille ! et c’est pour la faire reconnaître de ses illustres parents que je me suis donné tant de mal ! ça vous casse les bras ! ma parole d’honneur, je suis foudroyé... anéanti... Dieu !

Regardant par la porte du fond qui s’ouvre.

Japhet qui monte le grand escalier ! Moi qui lui avais donné rendez-vous ici... moi qui m’étais vanté de lui livrer une famille tout entière... je n’en ai pas même le commencement... un père... un malheureux père... sont-ils donc devenus si rares... qu’on ne puisse en trouver un... même d’occasion !

 

 

Scène V

 

TIMOTHÉE, JAPHET

 

JAPHET, à part, et serrant une lettre dans sa poche.

C’est le seul parti à prendre... j’avouerai tout, c’est mon devoir...

TIMOTHÉE.

Que dis-tu donc ?

JAPHET.

Je dis que tout est conjuré contre moi... tout, jusqu’au bonheur qui m’accable...

TIMOTHÉE.

Tu es bien heureux... je vois que ton procès est gagne...

JAPHET.

Non... la cause est remise à huitaine... mais, en sortant du palais... j’ai reçu une lettre...

TIMOTHÉE.

Et de qui ?

JAPHET, avec embarras.

Dans la position... où nous sommes... je n’ai pas osé t’avouer... qu’il était une personne... noble... riche... que je voudrais, et que maintenant je ne puis te nommer... que j’aime... et dont je suis aimé...

TIMOTHÉE.

Le grand mal !

JAPHET.

On me propose sa main... on m’offre de l’épouser...

TIMOTHÉE.

Acceptons toujours.

JAPHET.

On connaît mon manque de fortune, et ce n’est pas un obstacle ; mais on exige, et c’est tout naturel, une naissance et une famille honorables, on me demande quel est mon nom... quel est mon père ?...

TIMOTHÉE.

Eh ! parbleu, je me le suis assez demandé depuis ce matin...

JAPHET.

Que leur répondre ?

TIMOTHÉE.

Que tu es noble, je l’atteste...

JAPHET.

Et rien ne le prouve...

TIMOTHÉE.

Rien ne prouve le contraire... et, dans le doute... il y a autant de chances pour nous... dis-leur seulement d’attendre quelques jours... il me reste un espoir... j’ai une famille en vue...

JAPHET.

Celle dont tu me parlais ?...

TIMOTHÉE.

Non, celle-là a manqué...

JAPHET.

Tu vois bien, toutes tes recherches n’ont pas le sens commun.

TIMOTHÉE.

Écoute donc, c’était trop beau... c’était gratis... et, dans ce monde, on n’a rien pour rien... mais j’en ai une autre immanquable...

JAPHET.

Laisse-moi tranquille...

TIMOTHÉE.

C’est plus cher, il est vrai... et je n’ai pas le premier schelling... ni toi non plus... mais, plus tard... sur ce que nous gagnerons... nous pourrons amasser...

JAPHET, avec impatience.

C’en est assez...

TIMOTHÉE.

De quoi avoir un père !...

JAPHET.

Va-t’en au diable !...

TIMOTHÉE.

Si je t’en ai un... sur mes économies, à moi, tu ne peux pas m’en empêcher.

JAPHET.

Si, vraiment ; je te défends de t’en occuper et de me compromettre davantage... Je dois la vérité tout entière à la noble famille qui veut bien m’accueillir... et quand elle saura qui je suis, si elle me refuse... si elle me repousse, je ne pourrai lui en vouloir... mais je sais le parti qui me reste à prendre...

TIMOTHÉE.

Et lequel ?

JAPHET.

J’irai... j’irai me jeter à la Tamise !...

TIMOTHÉE.

Ingrat !... tu m’abandonnerais donc ! moi, ton ami, qui me ferais tuer... non pas pour moi, car je ne te ressemble pas, je n’aurais jamais ces idées-là pour mon compte... mais pour toi, pour te rendre heureux...

JAPHET.

Pardon, mon bon Timothée, mon frère.

TIMOTHÉE.

Oui... ton frère... nous n’avons pas déjà tant de parents dans le monde... nous ne sommes que nous deux... et si je perds la moitié de ma famille... que veux-tu que je fasse de l’autre ?

JAPHET.

Tu as raison, je suis un insensé...

TIMOTHÉE.

Et puis ce père, que j’aurai enfin rencontré... arriverait donc pour ne plus retrouver son fils... car je ne pourrais plus le lui rendre... et il me demanderait comme à Caïn : Qu’as-tu fait de ton frère ? tu comprends bien que ça ne se peut pas, que je réponds de toi...

JAPHET.

Je n’y pense plus, te dis-je... je n’y pense plus...

TIMOTHÉE.

Alors, embrasse-moi donc...

Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre.

et laisse-moi faire.

JAPHET.

Oui, à condition que tu ne feras rien. J’entre chez la marquise, lui rendre compte de l’audience d’aujourd’hui... et je viendrai te reprendre.

TIMOTHÉE.

C’est bien, entre chez la marquise ; tu y trouveras du changement... grâce à moi.

JAPHET.

Comment cela ?

TIMOTHÉE, apercevant Schoon.

C’est M. Schoon, l’apothicaire. Je ne peux pas l’expliquer devant lui... mais on te dira ce que j’ai fait... et peut-être ça te donnera-t-il confiance en moi... Va toujours.

Japhet sort par la porte à droite.

 

 

Scène VI

 

TIMOTHÉE, puis SCHOON

 

TIMOTHÉE.

C’est vrai... j’aurai pu trouver une mère à cette petite fille, dont je ne me soucie pas... et je ne trouverais pas un père à mon ami... à mon meilleur ami ! Allons donc !... surtout quand il ne s’agit que de deux cents guinées.

SCHOON.

Est-ce que madame la marquise se trouverait plus indisposée ?

TIMOTHÉE.

Non... vénérable monsieur Schoon.

À part.

Deux cents guinées... si je les empruntais à M. Schoon...

SCHOON.

Je viens de rencontrer votre nouvelle connaissance, ce brave Plumcake, que je vous ai envoyé ce matin, et qui doit, à ce qu’il m’a dit, se rendre chez vous à trois heures.

TIMOTHÉE, à part.

Tant mieux ! il ne m’y trouvera pas...

Haut.

Il est vrai que j’ai dit tout haut devant l’hôtesse que je me rendais à l’hôtel Suntherland.

SCHOON.

Il viendra vous y rejoindre ; car il avait, disait-il, des papiers importants à vous remettre.

TIMOTHÉE, avec dépit.

Je le sais bien...

Lentement.

Que pensez-vous de ce Plumcake ?

SCHOON.

Vous me disiez que c’était un lord.

TIMOTHÉE.

Je me trompais !

SCHOON.

C’est un pauvre diable... qui a grand besoin d’argent.

TIMOTHÉE.

Lui en prêteriez-vous ?

SCHOON, froidement.

Je n’en ai jamais prêté à personne.

TIMOTHÉE, à part.

C’est bon à savoir.

SCHOON.

Et ce n’est pas à mon âge qu’on change ses habitudes... mais je lui ai offert les moyens de gagner sur-le-champ deux cents guinées que j’ai là.

TIMOTHÉE, vivement.

Quels moyens ?

SCHOON.

Vous n’avez donc pas lu ce matin, dans le journal, mon annonce à côté de la vôtre ?

TIMOTHÉE, avec émotion.

Si, vraiment... Eh bien ?...

SCHOON.

C’est demain que devaient avoir lieu, à l’Académie royale, les expériences du docteur Irving... Mais, quelque infaillible que soit sa recette, il n’a encore pu trouver personne qui voulût tenter l’épreuve.

TIMOTHÉE.

Eh bien ?

SCHOON.

Eh bien ! je l’ai proposée à Plumcake... qui pouvait la risquer, car il n’a rien à perdre... Il a refusé.

TIMOTHÉE.

Ah ! il a refusé ?... C’est donc bien dangereux ?

SCHOON.

Dame ! c’est chanceux... Tous les jours on se trompe... surtout les médecins...

TIMOTHÉE.

Mais, que ça réussisse ou non... on est sûr des deux cents guinées ?...

SCHOON.

On les touche sur-le-champ... en signant l’engagement que j’ai là... et que je rapporte au docteur.

TIMOTHÉE.

Ah ! vous l’avez là ?... je voudrais bien le voir.

SCHOON.

Très volontiers... le voici bien en règle. C’est original, n’est-ce pas ?

À Timothée qui l’a pris et qui court brusquement à la table.

Eh bien ! que faites-vous ?... vous signez ?

TIMOTHÉE, lui présentant le papier.

Les deux cents guinées ?

SCHOON.

Y pensez-vous ?

TIMOTHÉE, d’un ton impératif.

Les deux cents guinées... il me les faut à l’instant.

SCHOON.

Mais le danger...

TIMOTHÉE.

Ça m’est égal.

SCHOON.

Il y va de la vie.

TIMOTHÉE.

Qu’est-ce que ça vous fait ?... est-ce la vôtre ? C’est la mienne... ça me regarde.

Lui présentant toujours le papier.

Tenez, vous dis-je... tenez ; j’ai signé, ne voulez-vous pas maintenant me voler mon argent ?

SCHOON, lui donnant des billets de banque.

Non... non... le voici... Mais permettez-moi de vous dire...

TIMOTHÉE, sans l’écouter.

Ah ! mes chères bank-notes, je vous tiens donc... sans vous devoir à personne... qu’à moi !

SCHOON.

Mais, mon cher ami... Il a perdu la tête...

TIMOTHÉE.

La perte n’est pas grande...

Montrant sa tête.

car elle n’est pas belle ! Si c’était la vôtre, M, Schoon, ce serait différent.

SCHOON.

Tous êtes bien bon... mais je ne sais, en conscience, si je dois consentir...

TIMOTHÉE.

Que vous le vouliez ou non... c’est fait... c’est signé. Allez dire au docteur que, demain, je suis à lui... je suis son bien, puisqu’il m’a acheté et payé... Allez... allez vite.

SCHOON.

Oui, monsieur... Je vais le prévenir que nous avons, enfin, un sujet... il n’y comptait plus... Mais, aujourd’hui... dites-moi...

TIMOTHÉE.

Aujourd’hui, je suis encore à moi... je m’appartiens.

SCHOON.

C’est trop juste.

TIMOTHÉE.

On vient... c’est Plumcake... laissez-moi.

SCHOON.

Oui, mon cher ami, je m’en vais.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

TIMOTHÉE, PLUMCAKE

 

TIMOTHÉE.

Le voilà parti !...

À Plumcake.

À nous deux, maintenant... J’ai vu la famille... la noble famille ; elle consent au sacrifice que vous exigez... aux deux cents guinées...

PLUMCAKE.

Comptant.

TIMOTHÉE.

Je les ai là. À mon tour, je compte sur une franchise entière et sur une vertu...

PLUMCAKE.

Que je vous garantis solide !... D’abord, elle est toute neuve et n’a presque pas servi.

TIMOTHÉE.

Voici l’argent.

PLUMCAKE, lui montrant un paquet cacheté.

Voici les preuves... mais pour que vous puissiez utilement en faire usage, je dois les faire précéder d’un petit précis historique, ou notice biographique... Ne vous effrayez pas, ça ne vous coûtera pas plus cher ; les biographies sont aujourd’hui pour rien. Monsieur, tel que vous me voyez, je descends aussi d’une famille célèbre... mon père, maître Plumcake, s’était distingué dans la haute pâtisserie, et, plus heureux que Christophe Colomb, il avait donné son nom à une espèce de gâteaux, découverte et inventée par lui.

TIMOTHÉE.

Les plumcakes ?... C’est donc cela que je me disais...

PLUMCAKE.

Vous connaissez ?

TIMOTHÉE.

J’en ai mangé.

PLUMCAKE.

Cela seul me dispense de tout commentaire comme de tout éloge... Or donc, monsieur... mon illustre père était premier cuisinier... premier chef chez lord Ephelston.

TIMOTHÉE.

Permettez... permettez... je connais aussi ce nom.

PLUMCAKE.

Un cousin de lady Suntherland.

TIMOTHÉE.

C’est juste... Arthur...

PLUMCAKE.

Vous l’avez dit... lord Arthur Ephelston. J’ai été élevé dans ses cuisines... Quelle table, monsieur !... quelle maison !... le paradis terrestre. Il ne tenait qu’à moi d’y rester et d’y vivre... mais, au lieu d’étudier sous mon père, le plus honnête des cuisiniers, une spécialité dans son genre... au lieu de sucer ses doctrines, si solides et si succulentes... je préférais le bruit et la fumée... celle des estaminets, que je hantais habituellement avec des jeunes gens de mon âge, les plus mauvais sujets du quartier, entre autres un nommé Gondolfin.

TIMOTHÉE.

Nous y voilà !

PLUMCAKE.

Un maître d’armes... un joueur, un tapageur... du reste un homme de génie et d’imagination. Par malheur, il n’avait jamais que des imaginations mauvaises, et, dans toutes nos spéculations, c’était lui qui concevait... Moi, je n’étais homme d’affaires qu’à la suite et en sous-ordre... Et quelles affaires, monsieur ! Si vous saviez ce que l’on gagne dans cette branche de commerce... que nous avions choisie par paresse, et qui nous donnait plus de mal que n’en ont les négociants à leur comptoir... ou les employés à leur bureau. Toujours sur pied, sur le qui-vive, et que de fois, la nuit, battant le pavé de Londres, ou couché sous une porte cochère, le corps gelé et l’estomac vide, j’ai pensé à cette cuisine si bonne et si chaude, où j’avais été élevé... à cette table honnête et exquise où mon père s’arrondissait... tandis que moi... vous voyez !... La vertu, monsieur, il n’y a que la vertu pour se bien porter au moral, comme au physique !

TIMOTHÉE.

Je n’en doute pas !... mais Gondolfin...

PLUMCAKE.

Gondolfin, s’il y avait pensé, aurait été encore plus malheureux que moi... car il s’était marié à une brave et honnête femme... les extrêmes se touchent !... Elle était morte en laissant un enfant, un garçon... qui s’élevait par la grâce de Dieu... car il ne mangeait pas tous les jours... ni nous non plus... il y avait de quoi perdre la tête... lorsqu’un matin, nous voyons arriver Gondolfin avec un jeune enfant. « Un nouveau convive que je vous amène, » nous cria-t-il ,à nous, qui en avions déjà un sur les bras... à nous, qui ne savions comment vivre. « C’est celui-là qui nous donnera à dîner, » nous dit-il. Et voici quels étaient son idée et son plan... car les idées ne lui manquaient jamais... Assis sur un banc, en été, dans une promenade publique, il avait remarqué un enfant trahie dans son berceau par une femme de chambre au service de lord Ephelston... Il connaissait, par moi, tous les gens de la maison. Le jour baissait ; elle retournait à l’hôtel. Mais, accostée, en route, par un jeune soldat aux gardes... la nourrice, distraite, marchait lentement, et s’arrêtait même des minutes entières, écoutant son interlocuteur et ne pensant plus au chariot qui était derrière elle et qui renfermait son jeune maître.

TIMOTHÉE.

Quoi !... c’était le fils de lord Ephelston ?

PLUMCAKE.

Son fils unique... et son héritier !

TIMOTHÉE.

Japhet ! ô mon ami, j’en étais sûr...

Serrant Plumcake dans ses bras.

Mon ami... mon bon ami !

PLUMCAKE.

Attendez donc... vous m’étouffez...

TIMOTHÉE.

Le ciel m’en préserve... ça vous empêcherait de continuer... Eh bien ! donc ?

PLUMCAKE.

Eh bien ! pendant une station plus longue, et au détour d’une rue, Gondolfin avait saisi l’enfant, l’avait caché sous son manteau, et toujours courant nous l’apportait...

TIMOTHÉE.

Et pourquoi ? dans quelle intention ?

PLUMCAKE.

Le voici : Demain, nous dit-il, l’illustre famille fera des recherches, publiera des annonces... promettra une récompense considérable...

TIMOTHÉE.

Je comprends.

PLUMCAKE.

Nous attendrons quelques jours, afin de stimuler... de redoubler leurs inquiétudes... et leur générosité !... D’ici là, nous rédigerons, à loisir, une relation vraisemblable et intéressante de la manière dont j’aurai cherché, découvert et rapporté le noble enfant...

TIMOTHÉE.

C’était bien !

PLUMCAKE.

C’était mal !... Dans notre état on ne pense pas à tout, et dans le nombre de nos affaires, Gondolfin en avait oublié une, conçue par lui quelques jours auparavant... affaire qui nous avait mis en opposition directe avec le septième commandement du Décalogue...

TIMOTHÉE.

Le bien d’autrui tu ne prendras...

PLUMCAKE.

Je ne sais pas au juste le texte... mais je sais qu’il n’y avait pas de temps à perdre... on était déjà sur nos traces !... Il fallait quitter Londres à l’instant. Or, partir avec deux enfants, était un voyage d’agrément trop pénible... d’un autre côté... les abandonner était impossible... Gondolfin ne voulait pour rien au monde renoncer...

TIMOTHÉE.

À son fils ?...

PLUMCAKE.

Non, à sa spéculation... et pour la retrouver plus tard, capital et intérêts... je fus chargé de porter le soir même, 15 juillet 1816, les deux jeunes garçons...

TIMOTHÉE.

Ô nature !... je m’en étais douté... ce Gondolfin... ce mauvais sujet... ce père insensible...

PLUMCAKE.

Pas tant que vous le pensez... car au moment où j’allais partir... par un reste de tendresse paternelle, et pour que son enfant fût traité avec plus de soins et d’égards, mon tendre ami couvrit son fils des riches habits du petit duc...

TIMOTHÉE.

Ô ciel !

PLUMCAKE.

Et, par contrecoup, comme on n’avait pas d’autre costume à lui donner, le jeune lord endossa la livrée du fils de la maison... un misérable haillon...

TIMOTHÉE, avec effroi.

Ce n’est pas possible... tu te trompes... répète-moi ça... Quoi ! le jeune lord portait un fourreau de serge rouge ?...

PLUMCAKE.

Un morceau de rideau déguenillé...

TIMOTHÉE.

Avec des pièces ?...

PLUMCAKE.

En drap noir... et à son cou, une vieille plaque de commissionnaire, brisée par nous en deux parties égales...

TIMOTHÉE.

J’ai le frisson, et je n’y vois plus clair... laisse-moi m’asseoir...

PLUMCAKE, défaisant le paquet cacheté.

Cette moitié, précieusement gardée... la voici...

TIMOTHÉE.

Parbleu ! voici l’autre...

PLUMCAKE.

C’est bien cela... de plus, le reçu délivré par l’hospice... la déclaration de Gondolfin et la mienne...

TIMOTHÉE.

Rien n’y manque...

PLUMCAKE.

De plus, la lettre adressée dans le temps par lord Ephelston à tous les journaux, et contenant le signalement exact de l’enfant qu’il réclamait... Cheveux blonds... très blonds !...

TIMOTHÉE, se regardant dans la glace à côté de lui.

C’est bien cela !... Japhet qui est brun...

PLUMCAKE, lisant.

Petit, faible et chétif.

TIMOTHÉE.

C’est ça...

PLUMCAKE.

Nez retroussé... bouche grande...

TIMOTHÉE.

Énorme !...

PLUMCAKE.

Et comme signe particulier une fraise remarquable et tressaillante placée entre les deux épaules...

TIMOTHÉE.

Plus de doute... je me rappelle maintenant que, dans ma dernière maladie... elle a excité l’attention de... de celui... parbleu ! c’était le vénérable M. Schoon lui-même... il me l’a dit : Vous avez là, mon cher ami...

PLUMCAKE.

Quoi ! ce serait vous ?...

TIMOTHÉE.

Eh oui !... c’est moi... ce malheureux...

PLUMCAKE.

Vous, milord !...

TIMOTHÉE, accablé.

Encore une tuile ! une tuile d’or !... plus lourde que les autres...

PLUMCAKE.

Oui, c’est bien vous... tout le prouve, et vous arrivez à temps... Figurez-vous que, dans ce moment, trois ou quatre parents éloignés se disputent votre immense fortune, et c’est lady Suntherland, votre plus proche cousine, qui allait gagner.

TIMOTHÉE.

Grâce à Japhet... son avocat...

PLUMCAKE.

Et grâce à votre absence... Mais, vous voilà... le procès est fini... vous rentrez dans vos biens, dans vos titres... vous paraissez à la cour... vous siégez au parlement...

TIMOTHÉE, vivement.

Tais-toi... tais-toi !...

LUMCAKE.

Et pourquoi donc, milord ?

TIMOTHÉE.

Tais-toi, te dis-je !

À demi-voix.

Oui... il n’est que trop vrai... oui, cette noble famille est la mienne... je le sens, maintenant... car en pensant que j’en suis, j’en rougis de honte pour elle...

PLUMCAKE.

Et pourquoi donc ?

TIMOTHÉE.

Tu me le demandes... moi, ignorant et bête brute, qui sais à peine lire et écrire... moi qui serais peut-être mieux placé derrière une voiture que dedans, tu veux que j’aille... jamais ! jamais... Je suis un brave et honnête garçon qui, dans une place d’intendant ou de factotum, exercerais noblement mon état... Mais l’état de noble, de milord, de duc et pair... je le déshonorerais ! je n’en suis pas digne... chacun sa place... chacun son métier, comme on dit... et le royaume sera bien gardé...

PLUMCAKE.

Parbleu, milord, votre Seigneurie est bien bonne... Si tout le monde pensait comme elle, la moitié des places serait vide...

TIMOTHÉE.

Et toi, malheureux... qui viens m’annoncer ça comme un coup de foudre... à moi qui étais là tranquille et qui ne te demandais rien...

PLUMCAKE.

Vous m’en avez supplié...

TIMOTHÉE.

Pas pour moi... pas pour mon compte... Mais, enfin, pourquoi n’as-tu pas fait plus tôt des recherches... des démarches ?...

PLUMCAKE.

Votre Seigneurie oublie que mon ami Gondolfin et moi voyagions à l’étranger... à cause de cette ancienne affaire... du septième commandement... mais au bout de vingt et quelques années... à ce que disent les lois... la justice, qui n’a pas de rancune, oublie tout... c’est ce qu’ils appellent prescription... On peut, alors, se représenter comme si de rien n’était, et vivre en honnête homme... impunément... c’est ce que j’ai fait... et je m’en trouve bien... puisque mon retour à la vertu vous rend votre fortune et vos titres...

TIMOTHÉE.

Eh bien ! mon bon Plumcake... il faut continuer...

PLUMCAKE.

C’est bien mon intention... voilà un début qui m’encourage...

TIMOTHÉE.

Et dans lequel je t’aiderai si tu veux me seconder.

PLUMCAKE.

À vos ordres, milord.

TIMOTHÉE.

Pour moi, d’abord... et puis en mémoire de ton ancien camarade Gondolfin... si tu as pour lui quelque amitié.

PLUMCAKE.

Aucune.

TIMOTHÉE.

C’est égal... si tu lis les journaux, tu dois connaître mon ami Japhet ?

PLUMCAKE.

Un jeune avocat... plein d’instruction, de talent, d’éloquence... l’espoir du barreau.

TIMOTHÉE.

Lui-même... Eh bien ! mon garçon... ce jeune homme qui jouit de la considération universelle... cet homme d’honneur et de probité... c’est le fils de ce coquin... ton ancien associé.

PLUMCAKE.

Gondolfin ?... pas possible !...

TIMOTHÉE.

C’est ce que je médis !... est-ce que l’éducation ferait plus que la naissance ?... ça serait fâcheux... car l’éducation est plus difficile à acquérir que l’autre... Enfin, s’il y a quelqu’un qui soit digne d’être riche, d’être lord et de siéger au parlement... ce n’est pas moi... c’est lui !

PLUMCAKE.

Y pensez-vous ?

TIMOTHÉE.

Oui, mon garçon, ce n’est rien que la noblesse, il faut encore la manière de s’en servir... Et, si tu veux, sans lui en parler... sans rien dire à personne... nous pouvons arranger cela de façon qu’il prenne mon père... et que je prenne le sien... ça m’est égal... il est mort...

PLUMCAKE.

Et comment voulez-vous ?...

TIMOTHÉE.

Ça te regarde... tu as ces titres... ces papiers, ces preuves... est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de changer ta déclaration... celle de Gondolfin ? de mettre brun au lieu de l’autre couleur ? Et pour les autres signes... vois... cherche... moi, je ne sais pas... je suis pour une tromperie comme toi pour une bonne action... je suis gauche... je n’y entends rien...

PLUMCAKE.

Ni moi non plus, depuis que j’ai de la vertu.

TIMOTHÉE.

Sans doute... tu as de la vertu... mais tu as aussi de la mémoire... et en te rappelant... excepté que, cette fois, c’est en tout bien tout honneur... et puis cent guinées... cent autres guinées... que tu gagneras pour un motif honnête et généreux...

PLUMCAKE.

Oui, milord, j’entends bien... le but est honnête... sans cela, je ne m’en mêlerais pas... et je vois bien un moyen qui changerait tout, à jamais... sans qu’on pût y revenir.

TIMOTHÉE.

C’est cela... pars vite.

PLUMCAKE.

Oui, milord.

TIMOTHÉE.

Et, pour commencer, ne m’appelle plus milord... ça m’agace... ça m’irrite... appelle-moi M. Tim... C’est lui... c’est Japhet... lord Japhet... lord Ephelston... Va-t’en, prends tout cela...

Lui donnant les papiers.

et reviens au plus tôt m’apporter mes lettres de roture et recevoir tes cent guinées.

PLUMCAKE.

Oui, mil... oui, monsieur Tim...

À part.

En voilà un qui n’a pas son pareil.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

JAPHET, TIMOTHÉE

 

JAPHET, apercevant Timothée.

Ah ! mon ami !... bonne nouvelle.

TIMOTHÉE.

Et moi aussi !... un bonheur n’arrive jamais sans l’autre.

JAPHET.

Cette personne dont je te parlais... je l’ai vue ainsi que sa famille... j’ai tout dit... tout avoué... et cet aveu ne m’a pas nui... au contraire.

TIMOTHÉE.

Est-il possible ?...

JAPHET.

Ma franchise a provoqué la leur... par un hasard... par un bonheur inouï... dont je me félicite... celle que j’aime est comme moi par sa naissance...

TIMOTHÉE.

En vérité !... c’est étonnant comme il y en a.

JAPHET.

Et quoique destinée un jour à une grande fortune, elle ne repousse point mes vœux on m’accepte, moi qui n’ai rien... tu juges de mon ivresse, de ma reconnaissance... et si je puis jamais m’acquitter envers elle...

TIMOTHÉE.

Tu le peux... tu es riche... tu es noble... tu es le fils d’un lord... fils légitime.

JAPHET.

Que dis-tu ?

TIMOTHÉE.

La vérité, cette fois... j’en ai vu les preuves... et bientôt, tu les auras toi-même entre les mains.

JAPHET.

Tu ne me trompes pas ?

TIMOTHÉE.

Je l’atteste... par tout ce qu’il y a de plus vrai au monde... par notre amitié !...

 

 

Scène IX

 

ESTHER, LA MARQUISE, JAPHET, TIMOTHÉE

 

JAPHET.

Venez, madame, venez... prenez part à ma joie... voici un ami dont le zèle a enfin pénétré ce mystère qui faisait son désespoir...

ESTHER.

Est-il possible ?

JAPHET.

Oui, madame... preuve en main... déclaration écrite et authentique.

ESTHER.

Quel bonheur !

TIMOTHÉE.

C’est le fils... l’héritier légitime d’un pair d’Angleterre... d’un grand seigneur dont vous me parliez ce matin... de lord Ephelston.

LA MARQUISE.

Grand Dieu !... mon cousin !...

ESTHER, tombant sur un fauteuil à droite.

Mon père !

JAPHET, tombant sur un fauteuil à gauche.

Vous, ma sœur !

TIMOTHÉE.

Justement... vous êtes parents... et de très près... je m’en vante... Est-ce heureux !... eh bien ! qu’y a-t-il donc ?... et mademoiselle aussi... ils se trouvent mal tous les deux... c’est de joie.

JAPHET.

Eh non !... c’est de rage... c’est de désespoir... Celle que j’aime... que j’allais épouser... c’est ma sœur !

TIMOTHÉE.

Ah ! mon Dieu !...

Avec trouble, à la marquise.

C’est juste... ce que vous nie disiez ce matin... le duc, qui ayant perdu sa femme et son fils... devait vous épouser... et alors les circonstances... Qu’est-ce que j’ai fait là ?

JAPHET.

Ma perte et mon supplice... car, enfin... obscur... ignoré... sans fortune... sans naissance... j’étais heureux... elle pouvait être à moi... mais, maintenant, ta fatale découverte...

TIMOTHÉE, à Esther et à la marquise.

Permettez... permettez...

À Japhet.

Pardonne-moi... j’ai cru bien faire... c’était pour toi... pour ton bonheur, que je t’avais fait grand seigneur... mais dès que ça te contrarie... tu n’es plus rien.

JAPHET.

Que dis-tu ?

TIMOTHÉE.

Je te reprends tu naissance... tes titres... ta fortune.

JAPHET.

As-tu perdu la tête ?

TIMOTHÉE, se frappant le front.

C’est vrai !... je ne le peux plus... c’est maintenant en son nom... les preuves... les déclarations... tout est changé, falsifié... impossible de nous reconnaître dans nos pères... Nous qui n’en avions pas, nous n’en avons que trop maintenant... et puisque j’ai pour jamais causé ton malheur...

JAPHET.

Où vas-tu ?

TIMOTHÉE.

Me jeter par la fenêtre.

 

 

Scène X

 

ESTHER, LA MARQUISE, JAPHET, TIMOTHÉE, PLUMCAKE, SCHOON

 

SCHOON, qui a entendu les derniers mots.

Arrêtez, vous ne le pouvez pas.

TIMOTHÉE.

C’est juste... je l’oubliais... je ne m’appartiens plus... je ne peux pas même me tuer.

JAPHET.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

PLUMCAKE.

Je vais vous l’expliquer... si milord veut me le permettre.

Geste d’étonnement.

Oui, mesdames, lord Ephelston, fils et héritier du duc de ce nom...

ESTHER, LA MARQUISE et JAPHET.

Que dit-il ?

SCHOON.

Laissez-le achever.

PLUMCAKE, à Timothée.

Vous m’aviez prié, en altérant ces preuves et ces actes, de transporter à M. Japhet votre fortune et vos titres.

JAPHET.

Est-il possible ?

PLUMCAKE.

Supercherie louable et généreuse, sans doute, mais enfin, c’en était une... il y avait doute, et dans le doute la vertu s’abstient... J’ai été droit au respectable M. Schoon, qui m’a fait vivement sentir les dangers d’une substitution qui enlevait à vous un rang qui vous était dû... et à lui une riche clientèle qui lui appartenait déjà... il m’a menacé, dans l’intérêt de la vérité, de tout révéler ! alors, et dussiez-vous me blâmer... m’accabler de reproches, me retirer votre confiance...

JAPHET, vivement.

Tu n’as rien fait ?

PLUMCAKE, froidement et lui remettant les papiers.

Rien du tout...

JAPHET.

Tu es un honnête homme... tu as eu raison !

TIMOTHÉE, tristement et montrant Japhet.

Oui... puisqu’au lieu de le rendre heureux, je faisais son malheur... et tu auras tout de même les cent guinées promises.

JAPHET.

Et ces cent autres que j’y ajoute !

PLUMCAKE.

Ô vertu !... j’ai donc eu raison de te préférer, puisque tu rapportes le double !...

JAPHET, parcourant les papiers.

Oui... c’est bien cela... oui, Tim est un grand seigneur.

TIMOTHÉE.

Ce ne sera pas pour longtemps... j’ai promis, j’ai signé... un lord n’a que sa parole... un lord doit être honnête homme, ce sera mon seul mérite, et j’y tiens... Le docteur Irving compte sur moi et m’attend... M. Schoon vous le dira.

SCHOON.

Non, milord... ce n’est plus possible... l’Académie a fait sur son remède un rapport défavorable, et l’autorité défend que demain l’expérience en soit tentée.

ESTHER, à Timothée.

Ainsi, vous nous restez... ainsi donc, et d’après ce que j’ai appris ce matin...

Montrant la marquise.

vous êtes mon frère ?

TIMOTHÉE, avec embarras.

Ce n’est pas ma faute... et je vous en demande pardon... j’aurais voulu vous donner mieux, mais on n’est pas son maître... on ne se fait pas soi-même.

JAPHET, lui frappant sur l’épaule.

C’est ce qui vous trompe... milord... avec du travail, du temps, et de la persévérance, tu deviendras digne du rang qui t’appartient et du nom que tu portes.

TIMOTHÉE.

C’est possible... mais d’ici là vous m’aiderez à être grand seigneur.

À Japhet.

Tu me diras ce qu’il faudra dire à la Chambre... tu me feras mes discours.

PLUMCAKE.

Ou bien, comme beaucoup d’autres, en ne parlant jamais...

TIMOTHÉE.

C’est encore un moyen...

JAPHET, le prenant à part.

Toi, qui sais tout... as-tu découvert quelque chose sur mon père ?

TIMOTHÉE.

Certainement.

Bas à Plumcake, qui veut parler.

Tais-toi, tais-toi toujours.

Haut, à Japhet.

Ce n’est pas, comme je l’espérais... un grand seigneur... ni un millionnaire.

JAPHET.

Qu’importe, si c’était un honnête homme !

TIMOTHÉE.

Oh ! de ce côté-là...

À part.

Il n’est plus là pour dire le contraire.

Haut.

Un brave homme, un ancien militaire, qui s’est distingué dans la carrière des armes !

PLUMCAKE, à part.

Je crois bien ! un maître d’armes.

TIMOTHÉE.

Du reste, pas un schelling à la succession... mais tu n’en as pas besoin...

Geste de Japhet.

Oui, morbleu ! vous avez voulu que je fusse un lord... le chef de la famille, et comme tel, je veux que tu épouses ma sœur... avec qui j’entends partager également la fortune de mon père, qui est aussi le sien... n’importe à quel titre.

LA MARQUISE, vivement.

Quoi, monsieur...

TIMOTHÉE, de même.

Ne parlons pas des autres parents... c’est inutile maintenant... personne ne les réclame ! restons comme nous sommes ; et sans bruit, sans éclat, goûtons, entre nous, dans notre intérieur, le bonheur de la famille, de l’amitié...

PLUMCAKE.

Et de la vertu !... la meilleure de toutes les spéculations.

PDF