Le Marquis ridicule (Paul SCARRON)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois en 1656.

 

Personnages

 

DON BLAIZE POL, marquis ridicule

DON SANCHE, frère de Don Blaize

DON COSME, père de Blanche

OLIVARÈS, valet de Stéphanie

ORDUGNO, valet de Don Blaize

MERLIN, valet de Don Sanche

STÉPHANIE, femme d’intrigue

BLANCHE, fille de Don Cosme

LOUISE, suivante de Stéphanie

LISETTE, suivante de Blanche

 

La scène est à Madrid.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

STÉPHANIE, LOUISE

 

LOUISE.

Madame, excusez-moi, si je vous interromps ;

Mais le soleil ici donne sur nous à plomb.

Sans parasol, sans mante, au soleil, à telle heure,

Être au Cours, c’est jouer à se perdre, ou je meure.

Voulez-vous faire ici de l’astre radieux,

Et de votre bel œil morguer celui des cieux ?

Sauf l’honneur que je dois à votre noble essence,

Ce dessein romanesque a de l’extravagance.

STÉPHANIE.

Tu me parles toujours avecque liberté.

LOUISE.

Mais, madame, après tout, je dis la vérité ;

Car au Cours, à midi, que voulez-vous donc faire ?

STÉPHANIE.

Ignorant mon dessein, tu n’as rien qu’à te taire.

LOUISE.

Au moins m’avouerez-vous que l’on n’y vient que tard,

Et qu’on n’y laisse point son carrosse à l’écart.

STÉPHANIE.

Tais-toi. Je te disais tout à l’heure, Louise,

Qu’à moins que d’un seigneur, je ne puis être éprise.

Je hais le petit noble à l’égal du bourgeois ;

L’écu seul à couronne est l’objet démon choix :

Enfin, nul, quel qu’il soit, n’aura sur moi d’empire,

Si dans ses qualités il n’entre du messire.

LOUISE.

Et don Sanche, madame, est-il un grand seigneur,

À qui si franchement vous donnez votre cœur ?

Ma foi ! d’un grand seigneur il n’a pas l’équipage,

Et son train jusqu’ici ne pèche pas en page.

STÉPHANIE.

Si tu voyais bien clair, tu connaîtrais qu’il est,

Quoiqu’avec peu de train, autre qu’il ne paraît.

LOUISE.

Et sur quoi fondez-vous pareille conjecture ?

STÉPHANIE.

Sur ce qu’il a l’air grand, et do fort bon augure ;

Sur ce qu’en l’approchant mon âme m’avertit

Qu’il est né grand seigneur, mais qu’il se travestit.

Je ne me suis jamais d’un seigneur approchée,

Que d’un instinct secret je n’aie été touchée :

Mais je me pique aussi d’être de mon côté,

Le véritable aimant des gens de qualité,

Titre, que je préfère au beau titre de reine.

LOUISE.

Vous êtes Portugaise ?

STÉPHANIE.

Il est vrai, je suis vaine.

LOUISE.

Mais par l’ordre du ciel à qui tout est sujet,

Si don Sanche n’est pas un seigneur contrefait,

Lui ferez-vous encore, de l’humeur dont vous êtes,

La mine, et les doux yeux, que partout vous lui faites ?

STÉPHANIE.

Il est vrai que je dis ce que je ne fais pas :

Il est vrai qu’à le voir je trouve trop d’appas :

Et bien qu’il ne m’ait pas par mon faible attaquée,

Il m’a pourtant vaincue.

LOUISE.

Ou du moins détraquée.

Pour moi, si je brûlais, je cacherais mon feu,

Ou je n’en ferais voir que quelquefois un peu :

Car s’il voit, fin qu’il est, en pareille matière,

Que vous en ayez tant, il n’en recevra guère.

Il est doux, complaisant, fort civil, grand flatteur :

Avec ces qualités, on peut être imposteur,

Avec ces qualités, on trompe dans le monde ;

Et si c’est là-dessus que votre esprit se fonde,

Pour croire que le sien vous est assujetti,

J’ai peur que votre amour n’en ait le démenti.

Ou je sais peu de chose en l’amoureux martyre,

Ou c’est modérément que pour vous il soupire,

Et je n’ai pas grand’peur que sa famille un jour

Vous plaide à son sujet pour un meurtre d’amour.

Fût-il comte ou marquis, étant ce que vous êtes,

Il ferait pour le moins le chemin que vous faites.

Votre rare beauté fait tout pour l’acquérir :

Voit-on sur votre amour, son amour enchérir !

STÉPHANIE.

Oui, même avec excès.

LOUISE.

Chacun en croit de même,

Chacun croit aisément qu’on l’aime autant qu’il aime,

Vous autres déités, vous avez l’esprit vain.

Ah ! sortez vîtement de ce doute incertain ;

Qu’il décline son nom, son pays, sa naissance ;

Il est temps qu’à son tour il fasse quelque avance,

S’il a ce qu’il vous faut, un notaire, un curé ;

S’il n’est pas ce qu’on croit, fît-il bien l’éploré,

Fermez-lui votre porte, et m’en cherchez un autre,

Dont vous serez le fait, comme il sera le vôtre.

STÉPHANIE.

Je sais que bien souvent, il se promène ici.

Et c’est pour ce sujet que je m’y trouve aussi,

Afin que m’y voyant, seule, à pied, sans livrée,

Il s’aille figurer ma conquête assurée,

Et que pour me connaître, il vienne m’approcher.

LOUISE.

Qu’espérez-vous par-là ?

STÉPHANIE.

Je lui veux reprocher

Qu’il donne à tout.

LOUISE.

Ma foi, ce n’est pas gain de cause :

Pour vos nobles desseins, il faut bien autre chose.

STÉPHANIE.

Cela me peut servir à le faire expliquer ;

À connaître s’il m’aime, ou s’il se veut moquer.

Car puisque tout mon bien est ma seule industrie,

Je redoute surtout la contre-fourberie.

LOUISE.

Par ma foi, je le tiens aussi fourbe que nous.

STÉPHANIE.

Mais il n’est pas aussi le seul but de mes coups.

LOUISE.

Ce financier coquet, que vous couchiez en joue,

Et qui ne vous hait pas, le valait bien.

STÉPHANIE.

Il joue :

Son humeur m’est suspecte ; on croit qu’il doit au roi,

Et n’est pas dans Madrid cru pour homme de foi.

LOUISE.

Et ce beau courtisan qui vous suit à la piste ?

STÉPHANIE.

Le madré veut savoir en quoi mon bien consiste.

Ne t’imagine pas, à voir ma vanité,

Que je m’attache tant aux gens de qualité :

Si je trouve ou bourgeois, ou vieillard qui soit riche,

Par d’honnêtes faveurs, dont je ne suis pas chiche,

Je saurai le gagner ; lors ma condition

Se pourra bien passer de mon invention,

Et lors avec honneur, sans faire de bassesse,

Je pourrai soutenir l’éclat de ma noblesse :

Pour cet effet, je vole aux oiseaux passagers,

Et notre politique en veut aux étrangers.

J’ai de bons espions dans les hôtelleries,

Dans les postes, bureaux, coches, messageries,

Tu m’es un bon second, et notre Olivarès

Pour nos nobles desseins est comme fait exprès,

Aux yeux de cent jaloux, il sait faire un message.

LOUISE.

Bref, votre Olivarès est un grand personnage.

STÉPHANIE.

Il a Su découvrir qu’un certain vrai marquis

Arrive dans Madrid, et sait bien son logis.

Ce seigneur étranger, si j’ai bonne mémoire,

À nom don Blaize Pol, marquis de la Victoire.

LOUISE.

La peste, que de noms !

STÉPHANIE.

Cela sent son seigneur.

LOUISE.

Madame, j’aperçois votre écuyer d’honneur.

STÉPHANIE.

Il nous apportera quelques bonnes nouvelles.

LOUISE.

C’est le phénix, l’extrait des écuyers fidèles.

STÉPHANIE.

Dis-moi la vérité que tu ne le hais pas.

LOUISE.

Je pense aussi pour lui ne manquer pas d’appas.

Eh bien ! surintendant des dépêches secrètes,

Qu’as-tu de bon ?

 

 

Scène II

 

OLIVARÈS, STÉPHANIE, LOUISE

 

OLIVARÈS.

Tais-toi, sultane des coquettes.

Je me suis informé, comme vous m’aviez dit,

Du logis de don Sanche, et je sais comme il vit,

Et que pour le servir, il n’a qu’une personne :

Mais on m’a dit de plus, et c’est ce qui m’étonne,

Que son appartement, dont je me suis enquis,

Était l’appartement de ce même marquis,

De ce don Blaize Pol qu’on attend de Castille.

STÉPHANIE.

Eh bien ! c’est un matois, un petit noble, un drille,

Vois-tu ! je me connais en gens de qualité.

OLIVARÈS.

En sortant de chez lui, je l’ai trouvé botté.

LOUISE.

Et moi je l’aperçois.

STÉPHANIE.

Mon bonheur me l’amène.

LOUISE.

D’où vient-il si matin ?

STÉPHANIE.

Il faut que je l’apprenne.

Cachons-nous.

 

 

Scène III

 

OLIVARÈS, STÉPHANIE, LOUISE, DON SANCHE, MERLIN

 

DON SANCHE.

Tu dis donc que mon frère est venu ?

MERLIN.

Oui, monsieur, craignant fort d’être animal cornu,

Et que cette beauté qu’ici l’on lui destine,

Ne soit pour son repos trop aimable et trop fine.

DON SANCHE.

Comment se porte-t-il ?

MERLIN.

Ma foi, trop bien pour vous.

Au reste, avant l’hymen le’ seigneur est jaloux.

Sa lettre qu’il m’a lue, et que je vous apporte,

Vous fera voir comment son marquisat se porte.

Il prétend se cacher quelque temps dans Madrid,

Faisant la guerre à l’œil, s’éclaircissant l’esprit

Du renom et des mœurs de l’épouse promise,

Qui paiera bien chérie titre de marquise.

DON SANCHE.

La femme qu’il prendra, doit bien se préparer

À mal passer son temps et beaucoup endurer.

J’avais, comme tu vois aujourd’hui, pris la botte,

Pour aller au-devant de ce franc don Quichotte.

MERLIN.

Vous l’avez mieux nommé que vous n’avez pensé,

Il n’est pas dans le monde un homme moins sensé.

Vous ne croiriez jamais le chagrin et la peine

Que je souffre à servir une tête malsaine.

DON SANCHE.

Que les pères ont tort de tenir leurs enfants

Éloignés de la cour, à se rouiller aux champs !

MERLIN.

Et vos lettres, monsieur ?

DON SANCHE.

Garde-les ; qu’ai-je à faire

De lire les fatras d’un impertinent frère,

Puisqu’il est dans Madrid, et que je le vais voir ?

Mais dis-tu vrai, Merlin, que tu n’as pu savoir

Le nom ni le logis de sa femme future ?

MERLIN.

Vous savez comme il est défiant de nature,

Qu’il fait secret de tout, et de rien bien souvent,

Et qu’il n’a pour conseil que son chef plein de vent :

Mais vous, mon cher seigneur, qu’il ne vous en déplaise,

Comment vont vos amours avec la Portugaise ?

DON SANCHE.

Stéphanie !

MERLIN.

Elle-même.

DON SANCHE.

Elles vont assez bien ;

Car elle me caresse, et ne demande rien.

MERLIN.

Tant mieux.

DON SANCHE.

Je la vais voir, parce que sa demeure

Est proche de la mienne, et qu’on m’ouvre à toute heure,

Et l’on m’y voit souvent n’ayant que faire ailleurs,

Et manque aussi d’avoir des passe-temps meilleurs.

J’y demeure par fois pour changer moins de place.

J’en sors pour en changer, quand la mienne me lasse ;

J’y rêve par coutume, et jamais par amour ;

Ma paresse souvent m’y retient tout un jour ;

Quand j’y rêve, elle croit, comme elle est vaine et belle,

Que je ne puis rêver pour autre que pour elle ;

Et lorsque je me tais pas taciturnité,

Que c’est par le respect que j’ai pour sa beauté.

Je lui dis des douceurs, qui ne me coûtent guère,

Et souvent je me plais de lui rompre en visière,

Pour diversifier la conversation.

Ou faisant le jaloux par ostentation,

J’ai le plaisir de voir comment elle s’efforce

D’apaiser un amant qui parle de divorce.

Je paie ses faveurs de vers bien ou mal faits ;

Et nous aimons ainsi tous deux à peu de frais.

Juge si mon amour me rend fort misérable.

MERLIN.

Votre relation me la rend toute aimable.

N’avez-vous point appris à sa rare beauté

Votre nom ?

DON SANCHE.

Oui, Merlin, non pas ma qualité,

Non plus que mon pays : mais elle s’imagine

Que je suis pour le moins de royale origine,

Un infant d’Aragon, ou bien de Portugal ;

Car cette Portugaise, un franc original,

Ne reçoit dans ses fers que des gens de la sorte,

À tous autres galants elle ferme la porte.

Elle en souffre par fois par maxime d’État,

Ou pour rendre jaloux quelque gros potentat,

Ou bien cour faire voir qu’à ses yeux rien n’échappe,

Et qu’indifféremment tout le monde elle attrape.

MERLIN.

La dame, ou je me trompe, est faible de cerveau.

DON SANCHE.

À cela près, elle est aimable, a l’esprit beau ;

Et mille en cette cour avecque moins de charmes,

Se font rendre tribut de soupirs et de larmes.

MERLIN.

Elle est fort mal en meubles, et je gagerais bien

Qu’elle est franche friponne et qu’elle ne vaut rien.

L’autre jour sa suivante, en colère contre elle,

Disait tout haut qu’à peine elle était demoiselle.

STÉPHANIE, cachée.

Nous ne pouvons ouïr ce qu’ils disent d’ici.

DON SANCHE.

Mais nous avons manqué, dont j’ai bien du souci.

Cette jeune beauté que nous avions suivie.

Pour la revoir encor, si tu chéris ma vie,

Avançons jusqu’au pont.

MERLIN.

C’est autant de perdu.

DON SANCHE.

Viens. Qu’importe ?

LOUISE.

Il s’en va, le marquis prétendu.

STÉPHANIE.

Appelle son valet, si tu m’aimes, Louise.

LOUISE.

Cavalier !

MERLIN.

Que me veut l’écueil de ma franchise ?

LOUISE.

Converser un moment.

MERLIN.

Beau magasin d’attraits,

Mon maître est déjà loin, il faut que j’aille après,

Sans cela, croyez-moi, ma chère impératrice,

Qu’il n’est rien ici-bas que pour vous je ne fisse.

LOUISE.

Demeure ici, Merlin.

MERLIN.

Je n’en ai pas le temps,

Adieu, moule adorable à faire des enfants.

STÉPHANIE.

Je l’arrêterai bien. Dis-moi, mon cher, de grâce,

Le pays de don Sanche, et son bien, et sa race,

Et quelle est la beauté qu’il adore à la cour.

MERLIN.

On vous a donc appris l’objet de son amour ?

À part.

Je viens de lui donner du martel.

STÉPHANIE, à part.

Ah le traître !

MERLIN.

Mon maître n’est pas tel qu’il tâche de paraître.

STÉPHANIE.

Dis-moi donc son pays, sa qualité, son bien.

Tiens.

MERLIN.

Vous, m’avez charmé par ce doux mot de tiens.

Le diamant est bon ?

STÉPHANIE.

Fort bon.

MERLIN.

Un peu jaunâtre,

Bas de bizeau ?

LOUISE.

Vois-tu, l’on te bat comme plâtre,

Si tu ne parles vite.

MERLIN.

Encore faut-il bien

Savoir si ce qu’on donne est quelque chose ou rien.

STÉPHANIE.

Dis-moi donc son pays, son bien et sa naissance.

MERLIN.

Vous me demandez là des choses d’importance.

Et dont jusques ici mon maître, homme discret,

Et sage au dernier point, m’a toujours fait secret ;

Mais comme les valets ont l’âme curieuse,

Et que je vous connais dame très généreuse,

Je veux vous avouer avec sincérité

Que quant à son pays, son bien, sa qualité,

Quoique votre présent j’aie bien voulu prendre,

Il s’enfuit.

Je n’en sais rien du tout, et n’en puis rien apprendre.

STÉPHANIE.

Le coquin m’a joué, il faut aller après.

OLIVARÈS.

Mon bras est impuissant, ou le sont vos attraits.

STÉPHANIE.

Il a laissé tomber, en fuyant, quelque chose,

Va-t-en le ramasser.

OLIVARÈS.

C’est une lettre close.

STÉPHANIE.

Apporte.

OLIVARÈS.

Ou c’en sont deux en un même paquet.

STÉPHANIE.

Il faut voir ce que c’est, romps vite le cachet.

La date est d’aujourd’hui, la lettre est fraîche faite,

Nous allons découvrir quelque affaire secrète.

« Mon frère,

« Je suis dans Madrid, et qui pis est, j’y suis pour me marier. J’ai grand’peur qu’un bourreau de beau-père ne m’aille tromper, et ne m’ait promis plus de beurre que de pain. Je ne me mouche pas sur ma manche, comme vous savez, et il en faudrait venir au coupe-gorge. Je vais donc faire la guerre à l’œil ; car de deux accidents il faut éviter le pire. Informez-vous de ses vie et mœurs de votre côté, comme je ferai du mien, et me sachez bon gré de la confidence. Je vous adresse une lettre que j’écris à ma future épouse, afin qu’elle ne me soupçonne pas d’être à Madrid. Le dessus de la lettre vous apprendra sa demeure. »

LOUISE.

A-t-on jamais écrit plus extravagamment,

En des termes plus bas, avec moins d’agrément ?

Le style répond mal à l’esprit de don Sanche.

Avez-vous remarqué ce mouche sur la manche ?

STÉPHANIE.

On écrit mal par fois, quoique l’on parle bien.

LOUISE.

Et tous ces quolibets qui ne servent de rien ?

STÉPHANIE.

Qu’importe ? Mais, hélas ! il importe qu’un traître

M’ait donné de l’amour sans se faire connaître ;

Il est marquis, le fourbe, et d’une qualité

Qui peut à mon souhait borner ma vanité.

Il traite cependant d’un autre mariage,

Et me fait le jouet de son esprit volage.

LOUISE.

Je n’eusse jamais cru qu’il eût écrit si mal :

Il nous déguisait bien son esprit de cheval.

STÉPHANIE.

Personne n’est exempt d’avoir quelque faiblesse,

Quelque tendre, où, d’abord qu’on le touche, on le blesse.

Il est jaloux sans doute, et quand son mal le prend,

D’agréable qu’il est, ridicule il se rend.

Il verra si je suis de mon côté jalouse.

Voyons comment il parle à sa divine épouse :

L’adresse est à Madrid pour Blanche de Vargas.

Dont la maison contient un appartement bas,

Peint de neuf, et grillé, qui donne en la grand’rue.

LOUISE.

Vraiment l’adresse est rare et de grande étendue.

OLIVARÈS.

J’irais les yeux bandés. Je connais la maison.

STÉPHANIE.

Tant mieux. Vérifions sa noire trahison.

« Ma chère épouse,

« Quelques affaires m’empêchent de vous appeler de plus près de ce doux nom. Recevez-le d’où vous êtes, je vous le donne d’où je puis, et cependant je consens, et ma volonté est que cette lettre ait la force d’une promesse de mariage, en attendant que nous le consommions dans Madrid après la bénédiction du prêtre. »

« Don Blaize Pol,

« Marquis de la Victoire. »

LOUISE.

Il entre, ce me semble, ici quelque mystère ;

Car, madame, il écrit de Madrid à son frère,

Son frère apparemment est aussi dans Madrid.

STÉPHANIE.

Il n’est pas question de se lasser l’esprit

À deviner le sens dont la lettre est écrite ;

Mais il est question que mon âme s’irrite ;

Qu’on se moque de moi, qu’on me fait enrager,

Et que je veux tout faire, afin de me venger.

Oui perfide, oui méchant, j’irai chez ta maîtresse,

Lui raire le récit de ta fausse finesse.

Louise, Olivarès, il faut me seconder

À rompre cet hymen, ou bien le retarder ;

Mais ce n’est pas assez de rompre un hyménée,

Il faut bien davantage à ma rage obstinée :

Je veux après avoir fait manquer cet hymen,

Qu’il en meure le traître.

LOUISE.

Oui, qu’il en meure.

OLIVARÈS.

Amen.

STÉPHANIE.

Perdons le scélérat qui s’attaque à ma gloire.

OLIVARÈS.

Soyons victorieux de la même victoire.

STÉPHANIE.

L’allusion me plaît, elle est pleine d’esprit.

Tantôt, pour cela seul, je te donne un habit.

LOUISE.

À moi, madame ?

STÉPHANIE.

À toi, je te donne une jupe.

LOUISE.

Malheur sur le marquis qui nous a pris pour dupe.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

BLANCHE, LISETTE

 

LISETTE.

Pour moi, quand vos chevaux s’emportèrent si fort,

Je dis mon in manus, et j’attendis la mort.

Si je ne l’avais vu, je croirais impossible

Que la peur fit en nous un effet si terrible ;

Car vous chûtes sur moi, sans pouls, sans sentiment,

Et j’en suis pâle encore d’y songer seulement.

BLANCHE.

Notre libérateur me vit-il de la sorte ?

LISETTE.

Et craignit, comme moi, que vous ne fussiez morte.

Pourquoi garder aussi des chevaux si fringants

Et des chiens de cochers tous les jours s’enivrant ?

BLANCHE.

Comment se trouva-t-il en ce lieu solitaire,

Ce jeune cavalier, cet ange tutélaire ?

LISETTE.

Je ne sais pas comment, mais je bénirai Dieu

Qui nous le fit trouver à telle heure, en tel lieu.

BLANCHE.

Qu’il me parut civil ! qu’il est bien fait, Lisette !

LISETTE.

Je croirais bien aussi qu’il vous trouva bien faite.

BLANCHE.

Comme j’étais, Lisette ?

LISETTE.

Oui, comme vous étiez,

Toute pâle, à ses yeux autant vous éclatiez,

Qu’il éclatait alors aux vôtres par sa mine.

BLANCHE.

Mais de cet accident, qui fut donc l’origine ?

LISETTE.

Votre malheur, le mien, un bourreau de cocher

Toujours saoul, des laquais qu’il faudrait écorcher.

Écoutez comme quoi nous l’échappâmes belle,

Dont, ma foi, nous devons une belle chandelle.

Nous passions sur le pont, sans beaucoup nous hâter,

Et sans avoir dessein de nous précipiter.

Votre cocher était, comme vous savez, ivre,

Et vos laquais s’étaient dispensés de vous suivre.

Nous regardions les eaux du clair Mançanarès,

Quand un chien, l’on eût dit qu’il l’eût fait tout exprès,

Fit peur à vos chevaux, dont l’ivrogne de guide

Accablé de sommeil ne tenait plus la bride :

Du chien effarouchés, ils galopaient fougueux,

Vers où le bord du fleuve à voir même est affreux,

Lorsque ce cavalier, ou plutôt ce bon ange,

Vola vers vos chevaux d’une vitesse étrange,

Et coupa leurs harnais de son acier tranchant,

Sur le point qu’ils s’allaient jeter dans le penchant.

Nous étions cependant, vous, dans mes bras pâmée,

Moi, de vous voir ainsi tout à fait alarmée.

Vous revîntes après de votre pâmoison,

Et lors vos yeux ingrats par grande trahison,

Firent au cavalier une amoureuse plaie.

Voilà de l’accident la relation vraie.

BLANCHE.

Folle, plains-moi plutôt, et ne me raille point.

Le plaisir qu’on m’a fait, m’inquiète à tel point,

Par la crainte que j’ai de ne le pouvoir rendre,

Que de m’en attrister je ne me puis défendre.

LISETTE.

Je crois cette tristesse une naissante amour,

Qui paraît dans vos yeux claire comme le jour.

BLANCHE.

Amour ? moi ?

LISETTE.

Vous ? amour ? êtes-vous une souche ?

BLANCHE.

Non : mais j’ai de l’honneur.

LISETTE.

Qui vous rend bien farouche.

BLANCHE.

Quand j’aurais répugnance à vivre sous ses loix,

Une fille prend-elle un époux à son choix ?

N’attends-je pas le mien aujourd’hui ?

LISETTE.

Mais, madame.

S’il est mal fait de corps aussi bien que de l’âme !

BLANCHE.

Si mon père me donne un époux odieux,

Pour de mieux faits que lui je fermerai les yeux.

LISETTE.

Si quelqu’amour secret l’oblige à la dépense ?

BLANCHE.

Je réglerai la mienne, et prendrai patience.

LISETTE.

S’il est jaloux, avare, impertinent, railleur ?

S’il est fâcheux, malpropre, ivrogne, ou grand parleur ?

S’il est joueur, s’il perd ses terres et les vôtres ?

Si, cagot, jour et nuit il dit ses patenôtres ?

S’il est chauve, gaucher, rousseau, louche, ou cagneux ?

BLANCHE.

Le ciel ne sera pas pour moi si rigoureux ;

Mais quand il serait tel que le fait ta peinture,

L’ennemi du bon sens, l’horreur de la nature,

Un injuste tyran, de son ombre jaloux,

Pour l’aimer, il suffit qu’il serait mon époux.

LISETTE.

Madame, si l’époux que le ciel vous destine,

A de ce cavalier le visage et la mine.

S’il est d’esprit, de biens et de vertus pourvu,

On peut tout espérer avant de l’avoir vu.

Que sait-on ?

BLANCHE.

Ah, Lisette ! il faudrait être heureuse.

LISETTE.

Ah ! madame, ma foi, vous êtes amoureuse.

BLANCHE.

Tais-toi, je vois mon père.

 

 

Scène II

 

DON COSME, BLANCHE, LISETTE

 

DON COSME.

Eh bien ! votre accident.

De la faveur du ciel est un signe évident.

BLANCHE.

Si vous saviez, monsieur, par quel bonheur étrange,

Sans le secours d’un homme, ou plutôt d’un bon ange...

DON COSME.

On m’a de point en point conté ce grand malheur,

Dont je vous vois sauvée, et quitte pour la peur.

Comment vous portez-vous ?

BLANCHE.

De ma peur étourdie.

Je me sens faible encor, mais c’est sans maladie.

 

 

Scène III

 

MERLIN, DON COSME, BLANCHE, LISETTE

 

MERLIN, surpris de voir don Cosme.

Madame, de la part. Mais...

DON COSME.

Que demandez-vous ?

MERLIN, à part.

Je suis pris. Un laquais était venu chez nous

Demander un julep pour votre fille morte ;

Je suis apothicaire, et c’est ce que j’apporte.

DON COSME.

On n’en a pas besoin.

LISETTE, à part.

Peste de l’étourdi !

BLANCHE.

Mon ami, je vous trouve à mentir bien hardi !

Vous feriez soupçonner, surpris comme vous êtes,

Qu’il se passe entre nous des affaires secrètes,

Monsieur, c’est le valet, ou je me trompe fort,

Du cavalier sans qui vous pleureriez ma mort ?

MERLIN.

Je ne suis pas à lui, mais je suis à son frère.

DON COSME.

Comment s’appelle-t-il ?

MERLIN, à part.

Ô le curieux père !

Puisqu’il vous faut parler sans feintise et sans dol,

Mon maître est un seigneur nommé don Blaize Pol.

DON COSME.

Marquis de la Victoire ?

MERLIN.

Oui, monsieur.

DON COSME.

C’est mon gendre,

Est-il ici ?

MERLIN.

Lui-même.

DON COSME.

Et me veut-il surprendre ?

Que ne m’écrivait-il qu’il venait ? Et pourquoi

A-t-il voulu descendre autre part que chez moi ?

MERLIN.

Il est d’un naturel surprenant.

LISETTE.

Ah, madame !

Vous allez donc bientôt être marquise et femme ?

DON COSME.

Tu sais où le trouver ?

MERLIN.

Oui, monsieur.

DON COSME.

C’est assez.

Ajustez-vous, ma fille, et vous réjouissez ;

Je prétends dès ce soir achever votre noce.

Qu’on mette vîtement les chevaux au carrosse.

Lisette, et vous, ma fille, obtenez dessus vous

De paraître plus gaie aux yeux de votre époux.

Il sort.

BLANCHE.

Notre aventure, hélas ! m’a bien moins étonnée,

Que ne fait le penser de mon proche hyménée.

LISETTE.

Passer de fille à femme est sans doute un grand saut.

Mais quelque grand qu’il soit, on le franchit bientôt.

BLANCHE.

Ô dieu ! que vois-je encor ?

 

 

Scène IV

 

DON SANCHE, BLANCHE, LISETTE

 

DON SANCHE.

Après vous avoir vue

De tant de dons du ciel si richement pourvue,

Je ne puis m’empêcher de revoir vos beaux yeux,

Pour leur offrir encor mon cœur comme à mes dieux.

Déjà de leurs regards la menace sévère

Fait craindre à mon amour leur injuste colère ;

Leur dédain redoutable est prêt de châtier

Un crime que ma mort seule peut expier :

Mais que leur cruauté contre moi tout emploie.

Tout supplice m’est doux, pourvu que je les voie.

BLANCHE.

Quand mon père m’amène un époux que j’attends,

Me venir voir encor, c’est mal prendre son temps.

DON SANCHE.

Je venais m’informer de l’état où vous êtes.

BLANCHE.

Si vous saviez, monsieur, la peur que vous me faites,

Ou plutôt à quel mal vous m’exposez ici,

Vous ne me viendriez pas rendre visite ainsi.

Il est vrai, je vous dois la vie, et je confesse

Que mon cœur généreux me le redit sans cesse ;

Mais dans le même temps qu’il m’apprend mon devoir,

Il m’avertit aussi que j’ai tort de vous voir.

DON SANCHE.

Vous ne m’avez rien dû, dont vous ne soyez quitte ;

Mais j’ai cru vous devoir au moins une visite,

Ou plutôt je l’ai cru devoir à mon repos,

Puisque éloigné de vous j’endure mille maux.

BLANCHE.

Bien que j’aie pour vous toute sorte d’estime,

Je ne puis plus longtemps vous écouter sans crime ;

Vous revoir, c’est manquer à ce que je me dois,

Et peu faire pour vous, mais beaucoup contre moi.

Emmène-le, Lisette.

LISETTE.

Allons, allons, mon brave !

Et si vous devenez notre amoureux esclave.

Comme vous en avez tout à fait la façon,

Sachez qu’un jeune cœur n’est pas toujours glaçon,

Que Lisette vous peut servir, et que Lisette

A pour vous dans son âme une estime parfaite.

DON SANCHE.

Si c’était l’offenser que l’aimer ardemment,

Elle m’aurait traité trop peu cruellement ;

Mais si c’est de l’amour que les dieux nous demandent,

Si c’est par nos respects qu’à nos vœux ils se rendent,

Doit-elle recevoir d’un œil si rigoureux,

Et mes respects soumis, et mes soins amoureux ?

BLANCHE.

Lisette ! hâte-toi, veux-tu donc que mon père

Le trouve ?

LISETTE.

Allons, monsieur.

DON SANCHE.

Ô dieu, qu’elle est sévère !

LISETTE.

J’entends monsieur qui vient ; vite, cachez-vous là.

BLANCHE.

Lisette ! quel malheur !

LISETTE.

Ne craignez rien.

 

 

Scène V

 

DON BLAIZE et SES GENS, DON COSME, ORDUGNO, BLANCHE, LISETTE

 

DON BLAIZE.

Oh là ?

Ne vous dispensez pas, ma sotte valetaille,

En un jour important comme un jour de bataille ;

En un temps où l’amour mon ennemi cruel

Contre un fier basilic me suscite un duel ;

Car ma belle en est un dont la mortelle vue

Fait d’un homme vivant un mort à l’imprévue :

Ne vous dispensez pas, dis-je, mes sottes gens,

D’être au moindre clin-d’œil, à ma voix diligents,

Afin que la déesse à qui mon cœur encense

Juge de mon esprit par votre obéissance,

M’entendez-vous ?

DON COSME.

Monsieur, vous commandez ici

Comme maître absolu.

DON BLAIZE.

Je l’entends bien ainsi.

Mon beau-père, notez que vous avez la droit,

Notez de la façon qu’avecque vous je traite,

Je ne la donne pas à tous, en bonne foi,

Et ce rencontre ici ne fait pas une loi.

Mais allons de plus près déployer la faconde,

Devant celte merveille à nulle autre seconde.

Mieux vaut un oisillon qu’on tient dessus le poing,

Qu’un grand oiseau de prix volant dans l’air bien loin.

Vous méritiez un roi, merveille sans égale,

Vous n’aurez qu’un marquis sous la loi conjugale.

Ordugno, que dis-tu de l’application ?

ORDUGNO.

Qu’elle est digne de vous.

LISETTE.

Elle est d’invention,

Et sans doute elle aura la donzelle attendrie.

ORDUGNO.

Il n’en faut point douter.

LISETTE.

Quelle pédanterie,

Madame !

BLANCHE.

Ah, tais-toi donc, Lisette !

DON COSME.

Avec le temps

La cour pourra changer le style et l’air des champs.

DON BLAIZE.

Vous êtes un long temps, me semble, à me répondre,

Devrait-on là-dessus avoir à vous semondre ?

BLANCHE.

Quand bien on m’offrirait, ce qui ne se peut pas,

Un époux plus que vous à mes yeux plein d’appas,

Et dont la qualité fût plus considérable,

Ce qui n’est pas possible, encore moins croyable ;

Quand au lieu de marquis, vous seriez un grand roi ;

Le pouvoir que mon père a toujours eu sur moi,

Qui n’ai jamais songé qu’à l’aimer, à lui plaire,

M’aurait fait consentir au bon choix de mon père.

Ainsi pour deux raisons j’aime un si digne époux,

Et parce qu’il le veut, et parce que c’est vous.

DON BLAIZE.

Ordugno, qu’en dis-tu ? la Sibylle Cumée

M’eût moins par son discours l’âme enthousiasmée.

Ordugno ! l’artisan qui peignit son portrait

N’a pu, le fat qu’il est, la rendre trait pour trait.

Ordugno ! j’ai grand peur qu’une femme si belle

De moi son papillon, deviendra la chandelle,

Ordugno !

ORDUGNO.

Quoi, monsieur ?

DON BLAIZE.

Elle en tient.

ORDUGNO.

Sûrement.

DON BLAIZE.

Mais à bon chat bon rat, j’en tiens pareillement.

Ordugno ! la maison me choque en sa structure,

Il en faudrait changer toute l’architecture.

La chambre est en bicoin, tout au moins il faudroit

Abattre l’angle aigu, pour en refaire un droit.

Ordugno !

ORDUGNO.

Monseigneur !

DON BLAIZE.

Quelle façon maudite

De répondre ! Est-ce point que le faquin s’irrite

D’entendre si souvent Ordugno répéter ?

Sais-tu que c’est ainsi qu’on se fait maltraiter ?

Sais-tu que qui t’a fait, te pourra bien défaire ?

ORDUGNO.

Je crois n’avoir rien fait qui puisse vous déplaire.

DON BLAIZE.

Je l’ai fait favori, de page fort galeux,

Dont un meilleur que lui se tiendrait fort heureux.

Et le gredin qu’il est, se fait tirer l’oreille,

À cause que par fois à lui je me conseille.

Tous valets sont valets.

ORDUGNO.

Mais, seigneur...

DON BLAIZE.

Il suffit,

Ne me va point chercher dans ton mauvais esprit

De mauvaises raisons, ou nous aurons querelle.

Viens à moi sans gronder alors que je t’appelle.

Ne me parle jamais qu’étant interrogé,

Et jamais sans respect, ou bien prends ton congé.

DON COSME.

Ne trouvez-vous pas bon, monsieur, que j’aille faire

Préparer une chambre à monsieur votre frère ?

Car je ne prétends pas qu’il loge hors de chez moi.

DON BLAIZE.

C’est fort mal prétendu, mon beau-père.

DON COSME.

Et pourquoi ?

DON BLAIZE.

Parce qu’en un logis où dormira ma femme,

De mon consentement ne dormira corps d’âme ;

Par corps d’âme j’entends tous parents, tous amis,

Tous valets : même aussi, s’il m’est ainsi permis,

Tous chiens, chats et chevaux mâles, toute peinture

Qui représente au vif masculine figure.

Sans doute vous direz, et vous direz bien vrai,

Que je suis fort jaloux ; mais je m’en sais bon gré.

DON COSME.

On ne saurait faillir par trop de prévoyance.

DON BLAIZE.

Vous me parlez ainsi par pure complaisance.

Vous êtes un adroit, don Cosme, et je vois bien

Que vous accordez tout et ne contestez rien.

Ces maudits esprits doux sont personnes à craindre ;

Mais jusqu’ici de vous je n’ai pas à me plaindre.

Ordugno !

ORDUGNO.

Monseigneur !

DON BLAIZE.

Dis-moi quelle heure il est ?

ORDUGNO.

Il est déjà bien tard.

DON BLAIZE.

Le souper est-il prêt ?

ORDUGNO.

Il le sera bientôt.

DON BLAIZE.

Qu’on me mène à ma chambre ;

Qu’on ne m’y brûle point de pastilles à l’ambre ;

Que le repas aussi soit sobre et limité ;

Car je ne puis souffrir la superfluité.

Ordugno !

ORDUGNO.

Monseigneur !

DON BLAIZE.

Fais bien la sentinelle.

Furette bien partout.

ORDUGNO.

Je vous serai fidèle.

DON BLAIZE.

Allons, don Cosme, allons, montrez-moi le chemin.

Adieu jusqu’au souper, belle au teint de jasmin !

Il sort.

BLANCHE.

Ah, Lisette !

LISETTE.

Ah, madame ! à quelle destinée

Vous réduit votre père avec son hyménée !

Avait-il de bons yeux quand il vous a choisi

Ce marquis campagnard, fantasque en cramoisi ?

BLANCHE.

Ah ! ne m’en parle point qu’avec respect, Lisette.

Je te l’ai déjà dit, encor qu’il me maltraite,

Quelques cruels tourments qu’il me fasse endurer,

Il ne m’est pas permis même d’en murmurer.

Fais vîtement sortir ce cavalier. Je tremble

Que quelqu’un du logis ne vous rencontre ensemble ;

Dis-lui que je l’estime autant que je le doi,

Et que de l’action qu’il a faite pour moi,

La mémoire en mon cœur par le devoir tracée,

Par la longueur du temps ne peut être effacée ;

Et que je n’aurais pas refusé de le voir,

Si je l’avais pu faire et suivre mon devoir.

LISETTE.

On va bientôt souper. Tous nos gens vont et viennent,

Et ceux de ce marquis tous les passages tiennent,

Je crois qu’ils sont payés pour eu user ainsi ;

Mais je prendrai mon temps ; et pour vous, hors d’ici,

Allez dans votre chambre, et ce pendant Lisette

Tirera le captif de sa noire cachette.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LISETTE, DON SANCHE

 

LISETTE.

Les valets du marquis’ à leur maître fidèles,

Avaient si bien partout placé leurs sentinelles,

Que durant le souper même, je n’ai pas pu

Tirer hors de son trou notre amant morfondu.

n me fait grand’pitié, car il est fort aimable ;

Mais, ma foi, le marquis ne sera pas traitable,

Et je me trompe fort, s’il est moins diligent

À garder sa moitié qu’à garder son argent.

À don Sanche.

Sortez, mon cavalier, sortez en diligence,

Vous m’avez aujourd’hui coûté plus d’une transe.

Nous avons un mari jaloux comme un damné.

DON SANCHE.

Hélas ! il est mon frère, et de plus mon aîné.

LISETTE.

Dites-vous ?

DON SANCHE.

Et de plus, c’est le dernier des hommes.

LISETTE.

Nous sommes bien à plaindre en l’état où nous sommes ;

Moi d’avoir un tel maître, et vous un frère tel.

J’en fais dès aujourd’hui mon ennemi mortel ;

Il ne méritait pas une femme si belle.

DON SANCHE.

Ni moi de l’éprouver si fière et si cruelle.

LISETTE.

Vous l’avez obligée et vous êtes bien fait,

Espérez : son esprit est sensible au bienfait :

Et quoique par vertu sa peine il dissimule,

Je sais qu’il est choqué d’un mari ridicule.

Si peu qu’un sot époux à nos yeux fasse mal,

Le temps change en mépris le respect conjugal :

Et si peu qu’un mari se rende méprisable,

Il ne manque au galant qu’une heure favorable.

 

 

Scène II

 

DON BLAIZE, LISETTE, DON SANCHE, ORDUGNO, puis MERLIN

 

DON BLAIZE.

Ordugno !

LISETTE.

Le voici, mon dieu, que ferons-nous ?

DON BLAIZE.

Eh ! viens donc, Ordugno ?

LISETTE.

Vite, recachez-vous,

Maudit soit l’Ordugno. Je tremble en chaque membre.

DON BLAIZE.

Ordugno !

ORDUGNO.

Pourquoi donc sortir de votre chambre ?

DON BLAIZE.

Mes amoureux soupirs en ont échauffé l’air,

Et pourraient à la fin moi-même m’y brûler.

ORDUGNO.

Que ne reposez-vous votre personne lasse ?

DON BLAIZE.

Je ne puis demeurer longtemps en une place,

Triste comme je suis.

ORDUGNO.

Pourquoi triste ?

DON BLAIZE.

Pourquoi ?

Quel mortel ici-bas doit l’être plus que moi ?

Je veux absolument me cacher d’un beau-père,

Qui me trouve d’abord, grâce à mon sot de frère :

Qui contre l’ordre exprès à lui par moi donné,

À lui frère cadet par moi son frère aîné,

Qui contre l’ordre donc, porté dans ma missive,

De ne révéler pas à personne qui vive

Que je suis dans Madrid, a d’abord découvert

L’infaillible moyen de me prendre sans vert.

ORDUGNO.

Et qu’ordonniez-vous donc à don Sanche ?

DON BLAIZE.

De faire

Investigation de Blanche et de son père ;

Savoir ce qu’on en dit dans la cour de Madrid ;

Car si quelqu’un de Blanche avait surpris l’esprit,

Par conséquent le corps, je n’aurais que son reste,

Et ma honte bientôt deviendrait manifeste ;

Ainsi don Blaize Pol encorné plus qu’un bœuf,

Aurait à souhaiter de se voir bientôt veuf :

Au lieu que si mon frère eût caché ma venue,

Cette maison bientôt m’aurait été connue ;

Et cela fait, suivant mon information,

Ou bien j’aurais agi par consommation,

Ou bien j’aurais d’abord rompu mon mariage ;

Mais il n’en est plus temps, Ordugno, dont j’enrage.

Qui pis est, le beau-père est de ces esprits doux,

Qui sur tout, en tout temps sont d’accord avec vous ;

Qui ne quittent jamais leur douce procédure,

Et qui rient au nez quand on leur fait injure.

DON SANCHE, à part d’où il est caché.

Le fantasque qu’il est, m’aurait pris en défaut,

S’il n’eût ainsi parlé de sa lettre tout haut ;

Mais je puis maintenant dire que je l’ai lue,

Quoiqu’à dire le vrai, son valet l’ait perdue.

DON BLAIZE.

Mais épluchons un peu la future moitié.

Qu’en dis-tu ?

ORDUGNO.

Qu’elle est belle.

DON BLAIZE.

Et trop de la moitié.

Et de cette suivante un peu trop familière ?

ORDUGNO.

Qu’elle me plaît beaucoup.

DON BLAIZE.

Elle ne me plaît guère.

Comment ! à sa maîtresse, à la barbe des gens,

Elle parle à l’oreille, à toute heure, en tout temps.

Loin de moi, loin de moi soubrette qui conseille :

On dispose du cœur de qui l’on a l’oreille ;

On dispose du corps de qui l’on a le cœur.

Cela fait, un mari se trouve sans honneur.

Va, va-t-en dans ma chambre, apporte une lumière,

Je ne veux pas laisser le moindre coin derrière

Où je n’aie porté mes regards et mes mains.

Si j allais y trouver le malheur que je crains,

Quelque galant caché, je ferais rumeur telle,

Que mon maudit hymen se romprait par querelle.

DON SANCHE, dans sa cachette.

Si cet extravagant cherche partout ainsi,

Il ne faut point douter qu’il ne me trouve ici ;

Mais je me puis sauver tandis qu’il ne voit goutte.

DON BLAIZE.

J’entends marcher quelqu’un auprès de moi, sans doute.

Qui va là ?

DON SANCHE.

Qui va là toi-même ?

DON BLAIZE.

Es-tu mortel,

Ou fantôme ?

DON SANCHE.

Je suis homme vivant, et tel,

Que pour avoir osé profaner la demeure

Et l’honneur d’un marquis, je t’étrangle sur l’heure.

DON BLAIZE.

Tu me serres la gorge, homme trop ponctuel !

Mais je t’étranglerai d’un effort mutuel.

Démon ! car tu ne peux être un homme ordinaire,

Après le mal cruel que tu me viens de faire.

Que cherches-tu céans ?

DON SANCHE.

J’y cherche à te punir.

DON BLAIZE.

Et d’où prends-tu l’audace et le droit d’y venir ?

Ordugno en entrant éteint sa chandelle contre le visage de son maître.

Ordugno ? l’étourdi m’a brûlé le visage.

ORDUGNO.

Qui diable vous croyait aussi dans mon passage ?

DON SANCHE.

Ah, mon frère ! est-ce vous ? à la voix d’Ordugno

Je vous ai reconnu.

DON BLAIZE.

Frère, ou plutôt bourreau,

À quoi bon m’étrangler ?

DON SANCHE.

À dessein de vous plaire.

DON BLAIZE.

La belle invention pour hériter d’un frère !

DON SANCHE.

Vous me l’aviez écrit.

DON BLAIZE.

Oui, de vous informer

De Blanche et de ses mœurs, non de vous enfermer

Dans son logis de nuit, mon cadet ! c’est trop faire,

C’est transgresser mon ordre, enfin c’est me déplaire.

DON SANCHE.

Je n’ai point eu dessein que de vous obéir.

DON BLAIZE.

Mais n’avez-vous point eu celui de me trahir ?

DON SANCHE.

Votre lettre en mes mains ne fut pas plus tôt mise,

Qu’afin d’exécuter vos ordres sans remise,

J’entrai dans ce logis.

DON BLAIZE.

Où je vous vois caché.

Qui vous y fit entrer ?

DON SANCHE, à part.

Je suis bien empêché.

DON BLAIZE.

Parlez donc : qu’avez-vous à vous gratter la tête ?

Eûtes-vous pour cela quelque prétexte honnête ?

Car on n’introduit pas pour rien et sans sujet,

Dans un logis d’honneur, un cavalier suspect.

DON SANCHE.

Je priai, je promis, je gagnai la suivante,

Feignant pour sa maîtresse une amour violente.

DON BLAIZE.

N’avais-je pas bien dit ? la friponne qu’elle est,

À la fidélité préfère l’intérêt.

Je m’en veux éclaircir, puisqu’il y va du nôtre.

Prenez cette casaque, et me donnez la vôtre,

Et ce pendant allez dans ma chambre. Ordugno,

Vous tiendrez compagnie à ce godelureau.

Je vais bien attraper la maudite soubrette,

Elle croira venir tirer de sa cachette

Mon frère, et me prendra pour ce larron d’honneur ;

Et je découvre ainsi ce qu’elle a sur le cœur.

DON SANCHE, à part.

Il va tout découvrir, ô la sotte défaite

Dont je me suis servi !

DON BLAIZE.

La maudite soubrette

Sur la foi des manteaux troqués si prudemment,

Pour don Sanche aura pris don Blaize assurément

Elle viendra bientôt le tirer de sa geôle.

Et lors je ne dis pas que sur sa tendre épaule

Coups orbes et pesans par moi ne soient donnés ;

Mais je lui veux avant tirer les vers du nez.

LISETTE, croyant parler à don Sanche.

Le sot homme est sorti.

DON BLAIZE, à part.

Peste ! comme on me nomme.

LISETTE.

Ah ! que n’est-il déjà doublement un sot homme !

DON BLAIZE, contrefaisant sa voix.

Bon. Du plaisir reçu je me revancherai.

LISETTE.

Je n’ai rien fait au prix de ce que je ferai.

Sortez donc. Ce marquis nous fera de la peine,

Fantasque comme il est.

DON BLAIZE, à part.

Ah ! la double vilaine !

LISETTE entend venir don Sanche qu’elle croit don Blaize.

Dieu me veuille assister ! ne le voilà-t-il pas ?

Elle s’enfuit.

Songez à vous ; pour moi, je me sauve à grands pas.

DON BLAIZE.

Ah ! c’est vous, pourquoi donc venir sitôt, mon frère ?

DON SANCHE.

Le désir de savoir le secret d’une affaire,

Où notre honneur commun peut être intéressé,

En est cause.

DON BLAIZE.

Ma foi, vous étiez bien pressé.

DON SANCHE.

Qu’avez-vous donc appris ?

DON BLAIZE.

Trop. D’abord la traîtresse

M’a promis sa faveur auprès de sa maîtresse,

Puis m’a donné du sot et du fantasque aussi :

Mais je lui veux apprendre à me traiter ainsi.

Chaque chose a son temps ; et quant à vous, don Sanche,

Je veux que vous feigniez d’être amoureux de Blanche.

Je veux par votre amour adroitement joué,

Découvrir si son cœur vous peut être voué :

Et je pourrai, peut-être avec la même feinte.

Découvrir si ce cœur n’a point eu d’autre atteinte.

Vous pouvez bien penser que je serais gâté,

S’il fallait que la belle en eût déjà tâté.

L’adresse à ce dessein n’est pas peu nécessaire :

N’y faites pourtant pas tout ce qui s’y peut faire,

Que votre feint amour n’ait rien d’incontinent.

DON SANCHE.

Ce mari curieux, qu’on nomme impertinent,

N’en a jamais tant fait.

DON BLAIZE.

Vous me voulez instruire,

Vous malheureux cadet qu’un aîné peut détruire,

Vous m’osez conseiller ; vous me traitez de sot,

Moi, tout sens, tout esprit, moi don Blaize, en un mot ?

DON SANCHE.

Mais que peut-on penser d’un homme qui s’ingère

D’aimer une beauté destinée à son frère ?

Et quelle opinion aurait-elle de moi,

Qui ferais un tel crime ?

DON BLAIZE.

Et n’est-ce pas de quoi

Donner une couleur à pareille entreprise,

Que feindre que votre âme est dès longtemps éprise ?

DON SANCHE.

Je ne l’ai jamais vue.

DON BLAIZE.

Et suis-je donc un fou ?

Et n’avez-vous pas vu son portrait à mon cou ?

N’est-il pas digne assez de votre idolâtrie ?

Mais, foin, je l’ai laissé dans notre hôtellerie.

Je m’en vais le quérir.

DON SANCHE.

J’irai bien.

DON BLAIZE.

Volontiers

Vous iriez fureter ma malle et mes papiers.

Rengainez, rengainez votre offre officieuse !

Que ces frères cadets ont l’âme curieuse !

Je suis des curieux l’ennemi capital.

DON SANCHE, à part.

La belle occasion que m’offre ce brutal !

DON BLAIZE.

Que dites-vous tout bas ?

DON SANCHE.

Que je suis prêt de faire

Tout ce qu’il vous plaira.

DON BLAIZE.

M’obéir, c’est me plaire.

Ordugno !

ORDUGNO.

Monseigneur !

DON BLAIZE.

Ordugno !

ORDUGNO.

Monseigneur !

DON BLAIZE.

Faut-il pour mes péchés qu’un valet soit dormeur ?

Ordugno !

ORDUGNO.

Monseigneur !

DON BLAIZE.

Dieu te puisse confondre,

Monseigneur, monseigneur, ce n’est là que répondre ;

Mais ce n’est pas venir.

ORDUGNO.

Hé bien ! que voulez-vous ?

DON BLAIZE.

Sortir.

ORDUGNO.

Sortir si tard, c’est à faire à des fous.

DON BLAIZE.

Parle pour loi, croquant. Sais-tu bien ce qu’engendre

L’indulgence d’un maître au valet bon à prendre

Certaines libertés, qui lassent à la fin,

Et qui font tôt ou tard qu’on le traite en faquin ?

Va quérir mon épée, et prends aussi la tienne,

Et lanterne et poignard.

ORDUGNO.

Faut-il que Merlin vienne ?

DON BLAIZE.

Non. Qu’on m’ouvre, aussitôt qu’on m’entendra siffler,

Je reviens à l’instant.

Ils sortent tous deux.

MERLIN.

Où veut-il donc aller

Si tard ?

DON SANCHE.

Tu le sauras avant que la nuit passe,

D’où viens-tu toi ?

MERLIN.

Je viens de perdre à tope et masse

Un petit diamant dont m’avait fait régal

La belle Stéphanie, honneur du Portugal.

Il n’en est pas au monde une plus folle qu’elle,

Je viens de la trouver avecque sa sequelle,

C’est-à-dire Louise et son Olivarès,

Assiégeant ce logis ; et de loin et de près,

Elle, ou quelqu’un des siens, n’en quitte pas la porte,

Guignant les gens au nez, soit qu’on entre ou qu’on sorte.

Dans ses mains par malheur je suis tantôt tombé,

Et sous ses questions j’ai quasi succombé.

Elle m’a fait sur vous mille et mille demandes,

Quand elle m’aurait fait autant de réprimandes,

Je crois sur mon honneur, qu’elle m’eût moins pesé.

Quelqu’un dans son esprit vous a démarquisé ;

Je l’en trouve pour vous un peu moins échauffée,

Et même je la tiens de don Blaize coëffée,

Et que c’est pour lui seul qu’elle bat le pavé.

DON SANCHE.

Je voudrais de bon cœur qu’elle l’eût enlevé.

MERLIN.

Le marquisat sans doute a donné dans son tendre,

Un marquisat aussi n’est pas mauvais à prendre.

DON SANCHE.

Plût à Dieu que ses yeux fissent un même effet

Sur ce cher frère aîné, qui serait bien son fait,

Et que d’elle amoureux, il me cédât mon ange !

MERLIN.

Qui ne pleurerait pas peut-être d’un tel change :

Mais songez-vous encor à la prise d’un cœur

Si régulièrement retranché dans l’honneur,

Un cœur qu’on peut nommer la plus dure des roches,

Qui ne veut pas souffrir seulement des approches ?

Vous allez m’alléguer ses yeux, astres jumeaux.

D’accord : mais c’est tirer votre poudre aux moineaux.

DON SANCHE.

À peine croiras-tu, Merlin, par quelle voie

Un espoir surprenant ressuscite ma joie.

MERLIN.

Dites-la, vous verrez si je la crois ou non.

DON SANCHE.

Aussi jaloux que fou, mon frère tout de bon,

Veut que... mais quelqu’un vient ; je te dirai le reste

Tantôt.

 

 

Scène III

 

LISETTE, DON SANCHE, MERLIN

 

LISETTE.

Mon cher monsieur, notre maîtresse peste

D’une étrange façon contre vous.

DON SANCHE.

Et pourquoi ?

LISETTE.

Que sait-elle ? elle peste encor plus contre moi.

Mais si près du marquis vous êtes bien tranquille,

Que fait-il donc ? dort-il ?

DON SANCHE.

Le marquis est en ville

À l’heure que je parle.

LISETTE.

Et qu’y fait-il si tard,

Cet ennemi commun ?

DON SANCHE.

C’est une affaire à part.

Vous saurez seulement, que don Blaize et don Sanche

Sont fort bien. Que ne suis-je aussi bien avec Blanche !

LISETTE.

Si vous étiez sorti, vous y seriez fort bien.

Jamais esprit ne fut moins ferme que le sien.

Ô le sot animal qu’une fille timide !

À force de pleurer, elle a la tête vide :

Mais lorsque la pauvrette a su qui vous étiez,

D’aise elle m’a baisée et fait cent amitiés.

DON SANCHE.

Sait-elle que je suis le déplorable frère

Du trop heureux marquis ?

LISETTE.

Elle se désespère

De n’avoir pas le choix de don Blaize et de vous,

Et de se voir réduite à prendre un tel époux.

On siffle.

DON SANCHE.

Merlin ! on a sifflé. C’est mon frère ; va vite

Ouvrir la porte.

LISETTE.

Et moi, je regagne mon gîte.

DON SANCHE.

Ne m’abandonnez pas au besoin.

LISETTE.

Je ferai

Des merveilles pour vous, ou bien j’y périrai,

Parce que je crois faire une œuvre charitable,

En faisant réussir une amitié sortable,

Outre que j’ai pour vous autant d’affection,

Que j’ai pour le marquis de juste aversion.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

DON BLAISE, DON SANCHE, MERLIN, ORDUGNO

 

DON BLAIZE.

Ordugno !

ORDUGNO.

Monseigneur !

DON BLAIZE.

Que je périsse infâme,

Si je prends dans Madrid belle ni laide femme.

Comment ! un étranger y paraît-il soudain ?

Les femmes du pays le courent comme un daim.

Mon frère, justement au sortir de la porte,

Deux dames de qui l’une à l’autre sert d’escorte,

Et certain quinola qui sert à la mener.

Comme un lièvre gîté me sont venus tourner,

Et celle qui des deux m’a paru la maîtresse,

D’une démarche fière et d’un air de princesse,

M’est venu sottement, soit pour mal, soit pour bien,

Regarder sous le nez, et m’a caché le sien.

J’ai cru cette action d’abord une passade

Et l’inutile effet d’une folle boutade :

Mais maîtresse, suivante et le vieil écuyer,

N’ont point abandonné leur prétendu gibier.

Ils m’ont depuis céans jusqu’à l’hôtellerie

Toujours envisagé de la même furie :

La dame cheminant tantôt à mon côté,

Tantôt me devançant d’un pas précipité,

Et tantôt se faisant par moi laisser derrière,

Le retour s’est passé de la même manière :

Là-dessus j’ai sifflé, vous m’avez fait ouvrir.

La dame que mes yeux font sans doute mourir

(Et ce n’est pas ici le premier de leurs crimes,

Ils ont bien fait tomber ailleurs d’autres victimes)

M’a fait, comme j’entrais, entendre un grand soupir,

Très infaillible effet d’un amoureux désir.

Et de là je conclus que je serais peu sage,

Si j’allais dans Madrid me joindre en mariage,

Où d’abord que j’arrive, on me court nuit et jour,

Où l’homme est le cruel, la femme y fait l’amour ;

Où l’on obsède un homme au milieu d’une rue ;

Où l’on peut être pris par une malotrue.

Et que serait-ce donc, si, séjournant ici,

Quelqu’autre chaque jour m’entreprenait ainsi ?

Quoi ! si je me trouvais au milieu de cent d’elles,

Et qu’étant convoité de ces cent demoiselles,

Mon corps de cent côtés fût à la fois tiré,

Don Blaize en cent morceaux se verrait déchiré ?

Ordugno, notre noce, ou je me trompe, est faite,

Je veux dès le matin déloger sans trompette.

ORDUGNO.

Et tous vos beaux habits ?

DON BLAIZE.

Nous nous en servirons.

ORDUGNO.

Et ceux de votre train ?

DON BLAIZE.

Nous nous en déferons.

ORDUGNO.

On ne se défait pas de tels habits sans perte.

DON BLAIZE.

Veux-tu que je me jette en une fosse ouverte,

Et qu’étant marié, je sois encornaillé ?

Mais d’un bien plus grand soin je me sens travaillé ;

Il faudra que je trouve une excuse valable

À don Cosme, un vieillard d’une humeur détestable,

Un bourreau d’esprit doux, qui vous accorde tout,

Et vous fait compliment en vous poussant à bout,

Qui ne manquera pas de louer ma prudence ;

Qui dira, quoi qu’il perde en ma chère alliance,

Qu’il rompra mon hymen tout comme il me plaira ;

Et dans le même temps qu’il me le promettra,

Le malheureux qu’il est, quoi que je puisse faire,

Malgré mes dents et moi se fera mon beau-père,

Mortel eût-il jamais un embarras pareil !

Mais la nuit là-dessus nous donnera conseil,

Vous ne laisserez pas de toute votre adresse

De dire des douceurs à ma jeune maîtresse.

À propos, nous aurions besoin d’une clarté,

Pour bien voir son portrait que j’avais apporté :

Mais la lune est fort claire, approchons la fenêtre,

Ici comme en plein jour il ne saurait paraître.

Mais...

STÉPHANIE, qui est dans la rue, passant la main à la fenêtre de la salle basse et arrachant le portrait, dit :

Donne.

DON BLAIZE.

Eh, bon dieu, comme on me l’a ravi !

C’est le même dragon qui m’a tantôt suivi.

DON SANCHE.

Qu’avez-vous ?

DON BLAIZE.

Ce que j’ai ? la demande est plaisante !

Et n’avez-vous pas vu l’action violente

Que l’on me vient de faire, et comme on m’a grippé

Mon portrait de la rue, après m’avoir frappé ?

DON SANCHE.

Vous me surprenez fort.

DON BLAIZE.

Ah, par ma foi, c’est elle !

DON SANCHE.

Et qui ?

DON BLAIZE.

La même dame avec sa sequelle,

Qui me courait tantôt. Peste, qu’elle m’a fait

Une grande écorchure en prenant mon portrait !

DON SANCHE.

On peut aller après.

DON BLAIZE.

Ma foi, la larronnesse

En vitesse de pieds surpasse une tigresse :

Aussi bien qu’un portrait, on y perdrait ses pas.

Encore un coup, ici l’on ne m’attrape pas ;

Mais allons nous coucher. À propos, notre frère,

Coucher avec quelqu’un n’est pas mon ordinaire :

Passe pour une fois, Ô don Cosme ! ô Madrid !

Ô maudit mariage ! ô marquis sans esprit !

Il sort.

DON SANCHE.

Ô destin ! ô amour ! ô toute aimable Blanche !

Pourrez-vous rendre heureux un autre que don Sanche ?

Il sort.

MERLIN.

Ô don Blaize ! ô don Sanche ! ô cher couple de fous !

Que le pauvre Merlin va souffrir avec vous !

Il sort.

ORDUGNO.

Ô cher ami Merlin ! que les fièvres quartaines

Puissent serrer bien fort ces deux têtes malsaines !

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

BLANCHE, LISETTE

 

BLANCHE.

Il ne savait donc pas mon futur hyménée,

Et qu’à son frère aîné l’on m’avait destinée ?

LISETTE.

Il ne le savait pas : vous n’auriez jamais cru

Quelle fut sa douleur aussitôt qu’il l’a su.

Si vous eussiez ouï ses malheureuses plaintes,

Votre cœur en eût eu de sensibles atteintes.

Jamais un malheureux au fort de son tourment,

N’a maudit son destin plus pitoyablement.

Je n’ai pas pour autrui le cœur autrement tendre ;

Mais quand je songe à lui, je sens le mien se fendre.

Son frère est bien heureux.

BLANCHE.

Son frère est ce qu’il est,

Puisqu’il est approuvé de mon père, il me plaît ;

Mais j’entends un carrosse.

LISETTE, regardant par la fenêtre de la salle.

Il est vrai qu’il s’arrête

Chez nous.

BLANCHE.

Est-ce pour moi ?

LISETTE.

Feignez un mal de tête,

Si ce sont des fâcheux : je vais les recevoir,

Et vous irai quérir, si ce sont gens à voir.

À part. Blanche sort.

Cette madame ici viendrait-elle à la noce ?

 

 

Scène II

 

STÉPHANIE, OLIVARÈS, LOUISE, LISETTE

 

STÉPHANIE.

Olivarès !

OLIVARÈS.

Madame !

STÉPHANIE.

Envoyez le carrosse.

Pourrais-je dire un mot à Blanche de Vargas ?

LISETTE.

Je m’en vais l’avertir de descendre ici-bas.

Elle sort.

STÉPHANIE.

Il était de mon train et de ma bonne mine

De ne pas faire ici ma visite en gredine :

Quelque mauvais que soit un carrosse emprunté,

Il nous donne toujours beaucoup d’autorité.

OLIVARÈS.

Mais quel noble dessein allez-vous entreprendre ?

STÉPHANIE.

Digne de mon esprit.

OLIVARÈS.

J’ai peine à le comprendre.

STÉPHANIE.

Tu me verras marquise, ou bien je périrai.

OLIVARÈS.

Ma foi, vous le serez comme je volerai.

STÉPHANIE.

N’ai-je pas plaisamment attrappé la peinture,

L’aimable marmouset de l’épouse future ?

OLIVARÈS.

Quel bien vous viendra-t-il d’avoir pris un portrait ?

STÉPHANIE.

J’en aurai du plaisir.

OLIVARÈS.

J’en aurai du cotret.

STÉPHANIE.

Homme de peu de foi !

OLIVARÈS.

Sans beaucoup d’apparence,

Je ne me flatte point d’une vaine espérance.

STÉPHANIE.

Et je m’en flatte, moi. Mais n’as-tu pu savoir

Où le marquis allait si vite hier au soir ?

OLIVARÈS.

J’ai fait ce que j’ai pu pour le pouvoir apprendre.

STÉPHANIE.

Il fut couru des mieux.

OLIVARÈS.

Courir, ce n’est pas prendre.

 

 

Scène III

 

LISETTE, STÉPHANIE, BLANCHE, OLIVARÉS, LOUISE

 

LISETTE.

Madame va venir dans un petit moment.

STÉPHANIE.

N’aurais-je point troublé son divertissement ?

Ne lui ferais-je point de visite importune ?

Mais je la vois venir : sa beauté non commune

Est encore au-dessus du grand bruit qu’on en fait,

Et pour tout dire enfin, efface son portrait.

Madame, trouvez bon, avant de vous rien dire,

Que je vous considère et que je vous admire.

Je n’ai jamais rien vu de si charmant que vous.

BLANCHE.

Je n’attendais pas moins d’un visage si doux,

Que des civilités et des cajoleries.

STÉPHANIE.

Qui ne vous en ferait ?

BLANCHE.

Trêve de railleries.

STÉPHANIE.

Je rends ce que je dois à ce que vous valez.

BLANCHE.

Apprenez-moi plutôt ce que vous me voulez.

De vous pouvoir servir je me tiendrais heureuse.

STÉPHANIE, à sa suivante.

Louise, qu’en dis-tu ?

LOUISE.

J’en serais amoureuse.

STÉPHANIE.

Et déjà je la suis, et j’en hais doublement

Le méchant qui la veut tromper si lâchement.

LOUISE.

Comment peut-il tromper cette belle personne ?

STÉPHANIE.

Comment me trompe-t-il ?

BLANCHE.

Ce langage m’étonne.

Savez-vous qui je suis ?

STÉPHANIE.

Non, je ne le sais pas !

Ce n’est pas votre nom que Blanche de Vargas ?

BLANCHE.

Je l’avoue.

STÉPHANIE.

Et j’ignore aussi qu’on vous marie ?

Mais vous, savez-vous bien la noire perfidie

Qu’un traître, qu’un marquis don Blaize...

BLANCHE.

Ah ! taisez-vous,

Ne venez point ici décrier mon époux.

STÉPHANIE.

Il est donc votre époux ?

BLANCHE.

Au moins il le doit être.

STÉPHANIE.

Elle me fait pitié, Louise !

LOUISE.

Ô le grand traître !

BLANCHE.

Ces discours surprenants et pleins d’obscurités,

M’empêchent de répondre à vos civilités.

STÉPHANIE.

Je m’expliquerai mieux, quelque mal qui m’arrive ;

Mais qu’on ne dise point à personne qui vive,

Et surtout au marquis, que l’on m’ait vue ici :

Ce n’est cas sans raison que je vous parle ainsi,

Je veux bien l’avouer : il y va de ma vie.

Mais pour avoir le bien de vous avoir servie,

Je hasarderais tout, excepté mon honneur :

Vous gagnez à tel point mon estime et mon cœur,

Que je serais pour vous de même ardeur zélée,

Quand dans vos intérêts je serais moins mêlée.

BLANCHE.

Mon estime et mon cœur ne sont pas moins à vous :

Mais si vos intérêts sont communs entre nous,

Contentez le désir que j’ai de les apprendre.

STÉPHANIE.

J’ai toujours dans l’esprit que l’on nous peut surprendre,

Madame, encore un coup, suis-je ici sûrement ?

BLANCHE.

Ne craignez rien, madame, et parlez seulement.

STÉPHANIE.

Faites donc, s’il vous plaît, sortir votre suivante.

BLANCHE.

Je ne lui cache rien.

STÉPHANIE.

Elle est pourtant servante.

BLANCHE.

Oui : mais elle a le don de garder un secret.

STÉPHANIE.

Vous reconnaissez bien cet aimable portrait ?

BLANCHE.

Et qui vous l’a donné ?

STÉPHANIE.

C’est la personne même

À qui vous avez fait cette faveur extrême.

BLANCHE.

Mais pourquoi le marquis l’a-t-il mis dans vos mains ?

STÉPHANIE.

Don Blaize est, en un mot, le dernier des humains.

Quand vous mariez-vous ?

BLANCHE.

Aujourd’hui.

OLIVARÈS, à part.

L’infidèle !

LOUISE, à Olivarès.

Il n’est pas dans le monde une plus fourbe qu’elle.

OLIVARÈS.

Fourbissime.

STÉPHANIE.

Et don Blaize a signé le contrat ?

BLANCHE.

Dès longtemps.

STÉPHANIE.

Ô bon Dieu ! pardonne au scélérat.

Il n’en peut accomplir la principale clause,

Ni vous donner la main.

BLANCHE.

Puisque tout s’y dispose,

Que mon père le veut, que j’en suis convenu,

Et que c’est pour cela que don Blaize est venu.

Qui l’en peut empêcher ?

STÉPHANIE.

Hélas ! c’est moi, madame !

Moi qui l’ai fait régner dès longtemps dans mon âme.

Sa qualité, son bien, ses serments et ses pleurs,

Son langage flatteur et ses feintes douleurs,

Ma jeunesse crédule et mon âme trop tendre,

Ma folle vanité trop aisée à surprendre,

Enfin tout ce que peut d’ennemis assembler

La rigueur d’un destin qui voulait m’accabler,

Favorisa si bien les desseins de ce traître,

Que je ne puis l’haïr, quelque ingrat qu’il puisse être ;

Qu’il obtint... Mais, hélas ! ma rougeur et mes pleurs

Vous déclarent assez jusqu’où vont mes malheurs.

Mais aussi je vous suis encore si peu connue,

Que vous pourriez douter si je suis ingénue,

Et, sans me faire tort, mettre en doute ma foi,

Si j’étais sans témoins qui parlassent pour moi.

Deux enfants malheureux d’un infidèle père

Joindront leur faible voix à celle de leur mère,

Et ces deux innocents auront bien le crédit

De vous persuader tout ce qu’elle vous dit.

BLANCHE.

Si mon cœur vous pouvait, aussi bien que ma bouche,

Témoigner à quel point votre malheur me touche,

Vous ne douteriez point de la juste douleur

Que me fait ressentir votre cruel malheur.

LISETTE entre toute effrayée.

Tout est perdu !

BLANCHE.

Quoi donc ?

LISETTE.

Ils vont venir, madame.

BLANCHE.

Qui ?

LISETTE.

Don Blaize et don Cosme.

STÉPHANIE.

Oh ! malheureuse femme !

Et que ferai-je donc en cet accablement ?

LISETTE.

Vous pouvez vous cacher en son appartement :

La clef tient à la porte.

BLANCHE.

Ouvre vite, Lisette.

LISETTE.

Sauvez-vous vîtement, dame, écuyer, soubrette !

Et vous défendez bien, si l’on veut vous forcer.

 

 

Scène IV

 

DON BLAIZE, DON COSME, DON SANCHE, BLANCHE, LISETTE, MERLIN, ORDUGNO

 

DON BLAIZE.

Et je soutiens encor qu’il ne faut rien presser.

DON SANCHE.

Et le soutiens aussi qu’une semblable affaire

Se nasarde beaucoup alors qu’on la diffère.

DON BLAIZE.

Et moi je ressoutiens qu’on ne hasarde rien

Quand on diffère un peu ce qu’on retrouve bien.

Si les grands de la cour n’étaient pas à ma noce,

Si j’allais emprunter ou louer un carrosse

Pour aller à l’église, au lieu d’en avoir un

En propre, et d’un ouvrage au delà du commun ;

Si Blanche en pareil jour était si mal en ordre,

Que le moindre bourgeois y pût trouver à mordre ;

Enfin si j’épousais votre fille en gredin,

Ne me croirait-on pas un fou, vous un badin ?

Ne passerais-je pas, ô trop hâté don Cosme !

Pour le plus grand vilain qui soit dans le royaume ?

Ne serais-je pas fat, et même plus que vous

(Ceci soit dit pourtant sans vous mettre en courroux),

Si je ne rendais pas célèbre la journée

Qui se pourra vanter de mon noble hyménée ?

Je veux que bals, festins, musiques et taureaux,

Carrousels et combats de barrière aux flambeaux,

Fassent parler en cour de ma magnificence :

Je différerai donc, avec votre licence.

DON COSME.

Il faut donc différer, je ne conteste plus ;

Mais bals, festins, tournois sont des frais superflus :

À la cour aujourd’hui l’on ne s’en pique guère.

Il n’est donc pas besoin pour cela qu’on diffère.

DON BLAIZE.

Cet homme me fera bientôt désespérer.

Il ne conteste plus, il veut bien différer.

Et dans le même temps qu’il accorde la chose.

Le drôle la refuse, et même en dit la cause.

DON COSME.

Je ne refuse rien.

DON BLAIZE.

Nous différerons donc ?

DON COSME.

Ah ! non.

DON BLAIZE.

Ô ma ! plaisant vieillard, s’il en fut onc,

Voulez-vous différer, ou non ?

DON COSME.

Je ne veux faire

Que ce que vous voudrez.

DON BLAIZE.

Eh ! bien donc, qu’on diffère.

DON COSME.

Mais si nous différons, qu’est-ce que l’on dira ?

DON BLAIZE.

Rien, sauf, hormis, sinon que l’on différera.

Je veux absolument différer l’hyménée,

Dussiez-vous enrager en votre âme obstinée.

DON COSME.

Je ne puis différer.

DON BLAIZE.

Et, pour moi, je le puis.

DON COSME.

Je ne puis différer.

DON BLAIZE.

Étant ce que je suis,

Il faut que je diffère, et j’en ai dit la cause.

DON COSME.

Je ne puis différer.

DON BLAIZE.

Ah ! parlons d’autre chose,

Ou nous nous brouillerons.

DON COSME.

Je ne puis différer.

DON BLAIZE.

Messieurs ! sur mon honneur, il le faut séparer :

Ne voyez-vous pas bien qu’ii n’est déjà pas sage ?

Et que sera-ce donc, si jamais il enrage ?

BLANCHE, tout bas à son père.

On peut bien différer les noces pour un temps :

J’ai reçu là-dessus des avis importants.

DON COSME.

Je ne puis différer.

DON BLAIZE.

Quel détestable flegme !

Ah ! dites-moi plutôt quelque vieil apophtegme,

De ceux dont vous m’avez tantôt assassiné.

DON COSME.

Je ne puis différer.

DON BLAIZE.

Maudit soit l’obstiné !

DON SANCHE.

Puisqu’il vous presse tant, c’est un fort mauvais signe.

DON BLAIZE.

C’en est un très certain qu’il est un fourbe insigne.

Mais allons faire un tour, pour rafraîchir un peu

Mes esprits échauffés et mon visage en feu.

Il sort.

BLANCHE.

Ce n’est pas sans raison que je vous dis, mon père,

Que vous devez aussi souhaiter qu’on diffère.

Je sais que le marquis aime depuis deux ans

Une dame, et, de plus, qu’il en a deux enfants.

DON COSME.

Tous les gens comme lui n’en font-ils pas de même ?

Étant en Portugal, par un bonheur extrême

Je pus gagner le cœur d’une jeune beauté,

Aimable pour l’esprit, riche et de qualité ;

Je déguisais mon nom, à cause qu’en Castille

J’avais l’inimitié de toute une famille.

Pour avoir fait périr à mes pieds un rival,

Dont la mort me retint deux ans en Portugal.

Cette belle avait nom Elvire de Pachèque ;

Moi, j’avais pris celui de don Juan Palomèque.

Nous nous aimions tous deux avecque passion ;

Mais ayant obtenu mon abolition,

Je sortis de Lisbonne et revins en Castille,

Laissant Elvire en pleurs et grosse d’une fille.

Je devais retourner l’épouser ; mais la cour

Bannit de mon esprit Elvire et mon amour.

À quelque temps de là j’épousai votre mère.

STÉPHANIE, cachée.

Dans la relation que je viens d’ouïr faire,

Je trouve assurément l’infaillible moyen

D’obtenir, si je veux, et don Blaize et son bien.

DON COSME.

Le voici qui revient.

 

 

Scène V

 

DON BLAIZE, DON SANCHE, ORDUGNO, DON COSME, BLANCHE

 

DON BLAIZE.

Je vous croirai, don Sanche ;

Mais allez de ce pas parler d’amour à Blanche.

J’entretiens, ce pendant cet ennuyeux vieillard.

Don Cosme, pourrait-on vous parler à l’écart ?

DON COSME.

Je suis à vous.

DON BLAIZE.

Eh bien, notre aimable beau-père,

Consentez-vous enfin que l’hymen se diffère,

Ou m’entendrai-je encor l’oreille pénétrer

Par cet impertinent « je ne puis différer » ?

DON COSME.

Je n’eusse pas usé de paroles pareilles,

Pour peu que j’eusse cru vous blesser les oreilles.

Je ne ferai jamais que ce que vous voudrez.

DON BLAIZE.

Oh ! que les hommes doux sont souples et madrés !

DON COSME.

Mais, monsieur, vous disiez tantôt, ou je me trompe,

Que vous haïssiez fort le vain luxe et la pompe,

Et ce qui peut passer pour superfluité :

À quelque bourgeois riche et né sans qualité,

On pourrait pardonner une folle dépense ;

Mais elle est condamnée en l’homme de naissance.

DON BLAIZE, à part.

Ce qu’il me vient de dire a quelque fondement.

DON SANCHE, à l’autre bout du théâtre.

Je ne puis plus tenir contre tant de tourment.

Ou vous serez bientôt de mes larmes fléchie,

Ou bientôt votre orgueil verra finir ma vie.

BLANCHE.

Êtes-vous furieux, don Sanche, et croyez-vous

Que je puisse longtemps retenir mon courroux ?

DON SANCHE.

Ne la retenez point, cette juste colère ;

Perdez un misérable, aimez son heureux frère.

Avancez mon trépas par vos dédains cruels :

J’en sortirai plus tôt de mes maux éternels.

DON BLAIZE.

Mon frère, à mon secours ! il me tourne, il me vire ;

Il me fait enrager, et ne fait que sourire.

STÉPHANIE, cachée.

Le frère aîné m’échappe, et le cadet trompeur

De mon esprit jaloux augmente la fureur.

Louise ! Olivarès ! écoutez...

DON BLAIZE.

Don Cosme !

Dans Madrid, ou plutôt dans tout ce grand royaume,

Trouvez-vous quelquefois quelqu’un fait comme vous ?

Croyez-vous que la paix soit longtemps entre nous ?

Moi chaud comme le feu, vous froid comme la glace,

Et quoi que l’on vous dise, et quoi que l’on vous fasse,

Vous allez toujours droit où vous voulez aller.

Vous me déplaisez fort, je vous veux quereller,

Et vous m’assassinez à force de me plaire.

Il n’est pas dans le monde un plus parfait beau-père...

Mais que vois-je ?

STÉPHANIE sort avec Louise, toutes deux voilées, et Olivarès la mène la tête cachée dans son manteau, et elles se détournent pour choquer don Blaize.

Mes yeux ont vu sa trahison ;

Mais je sais le moyen d’en avoir la raison.

Éloignons ce méchant.

DON COSME.

Et quelles gens peut-ce être,

Qui se cachent chez moi sans se faire connaître ?

DON BLAIZE.

Quel escadron en deuil vient me choquer ici ?

Pourquoi diable ! à moi seul, s’adresse-t-il ainsi ?

Connaissez-vous quelqu’un de cette noire bande,

Dites-le moi, don Cosme ?

DON COSME.

Et je vous le demande,

Qui le sait mieux que vous ?

DON BLAIZE.

Je n’en sais rien, ma foi :

Je les ai d’abord pris pour les gens d’un convoi.

BLANCHE, tout bas à son père.

Monsieur, c’est cette dame, épouse de don Blaize,

Dont il a des enfants.

DON BLAIZE.

Il en use à son aise.

Je n’ai jamais été choqué si rudement :

J’en suis quasi tombé par terre lourdement.

DON COSME tout bas à sa fille.

Mais le savez-vous bien ?

BLANCHE.

Oui, monsieur, c’est la même.

DON COSME.

Ah ! c’est nous mépriser d’une insolence extrême !

Je me plains justement e votre procédé,

Don Blaize.

DON BLAIZE.

Eh parbleu ! bon, je suis réprimandé !

Je n’eusse jamais cru qu’un doux à triple étage,

De se mettre en colère eût jamais le courage.

DON COSME.

Il n’entre point chez moi des semblable gibier :

C’est me faire une offense et c’est vous décrier.

DON BLAIZE.

Mais que je sache donc, don Cosme, je vous prie,

Et ce qui vous offense, et ce qui me décrie.

DON COSME.

Vous manquez de respect à ma fille.

DON BLAIZE.

Êtes-vous

Parfois capricieux, vous autres esprits doux ?

BLANCHE.

Mon père a grand sujet de trouver fort étrange...

DON BLAIZE.

Quant est du temps présent, vous vous tairez, bel ange !

Et quant est du futur, bel ange, vous saurez

Que vous me plairez fort lorsque vous vous tairez.

Mais enfin sachons donc ce que vous voulez dire.

DON COSME.

Que lorsque vous aurez un légitime empire

Sur Blanche, qu’elle aura bien souvent à souffrir

De pareils déplaisirs.

DON BLAIZE.

Que je puisse mourir,

Si don Cosme ne croit que j’ai fait en cachette

Entrer dans sa maison quelque amitié secrète.

Mon frère, allez après.

DON SANCHE.

J’y cours.

DON BLAIZE.

Mais à grands pas.

DON SANCHE, à part.

Ô amour ! si l’hymen par là ne se fait pas...

DON BLAIZE.

Allez donc ! qu’avez-vous à regarder les nues ?...

Quand des cornes seraient à mes tempes venues,

Je n’aurais pas été davantage étonné.

C’est quelque dame à qui j’ai de l’amour donné...

Ordugno !

Don Sanche sort.

ORDUGNO.

Monseigneur !

DON BLAIZE.

En sais-tu quelque chose ?

ORDUGNO.

Rien du tout.

DON BLAIZE.

Avais-tu tenu ma chambre close ?

ORDUGNO.

À double tour.

DON BLAIZE.

Ma foi, je n’y connais donc rien.

Vous vous coulez, don Cosme ; allez, vous faites bien.

Don Cosme et Blanche sortent.

Et vous, astre d’amour qui suivez votre père,

Empêchez l’esprit doux de se mettre en colère...

Ordugno !

ORDUGNO.

Monseigneur !

DON BLAIZE.

Il faut assurément

Que le ciel m’ait donné de ses biens largement.

Oh ! les rares talents que je laisse détruire !

Je n’ai pas plutôt fait mon mérite reluire

Dans Madrid, et j’y suis à grand’peine arrivé,

Qu’on m’y court, que j’y suis, peu s’en faut, enlevé.

Il n’est, ma foi, rien tel que d’être né bel homme.

j’eusse voulu donner une notable somme,

Afin que mon hymen pour un temps fût remis ;

Mais sans ces gens masqués, sans doute mes amis

Je n’eusse jamais pu différer l’hyménée

Avec un tel vieillard, de qui l’âme obstinée

N’eût jamais démordu de son premier projet,

Et quoi que j’eusse dit et quoi que j’eusse fait :

Allons voir là-dessus ce qu’aura fait mon frère :

Encor un coup, beauté, que tu m’es salutaire !

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

DON SANCHE, MERLIN

 

DON SANCHE.

Tout est perdu pour moi, puisque Blanche est perdue :

Ne m’en parle donc plus, ma mort est résolue.

MERLIN.

Quand vous parlez de mort, parlez-vous tout de bon ?

Si j’étais, comme vous, beau comme Cupidon ;

Si j’avais, comme vous, un satyre pour frère ;

Si j’avais, comme vous, des qualités à plaire ;

Si Blanche, comme à vous, me faisait les doux yeux ;

Si l’amour, comme vous, me rendait furieux,

Je pousserais ma pointe, il n’est frère qui tienne,

Tant que je verrais Blanche en espoir d’être mienne :

Et lorsque je verrais la belle en d’autres bras,

J’en serais bien fâché, mais je n’en mourrais pas.

DON SANCHE.

Je suis ce que tu dis, mon frère est méprisable ;

Mais mon frère est heureux et je suis misérable ;

Et pour faire fortune en l’empire amoureux.

Il faut être à la fois aimable et bien heureux.

Blanche m’a foudroyé des traits de sa colère ;

Blanche sera bientôt dans les bras de mon frère.

Quand d’un bien d’où dépend notre félicité,

Par haine ou par mépris l’espoir nous est ôté,

Les timides conseils ne sont plus bons à suivre.

Qui n’a pu plaire à Blanche est indigne de vivre.

Contentons sa rigueur et délivrons ses yeux

D’un esclave inutile aussi bien qu’odieux.

MERLIN.

Mais, Monsieur, sauf l’honneur de votre noble envie,

Savez-vous ce que c’est que de perdre la vie ?

Il n’est rien tel que vivre.

DON SANCHE.

Il n’est rien tel pour toi.

Mais la vie est à charge aux amants comme moi,

Que l’amour n’a flatté d’une vaine espérance,

N’a trompé par l’éclat d’une belle apparence,

Qu’afin que le penser d’avoir pu vivre heureux,

Accrût le désespoir de son cœur amoureux.

Don Blaize paraît au bout du théâtre.

Mais ce frère odieux, à mon repos funeste,

Ne vient-il pas m’ôter le seul bien qui me reste ?

Ne vient-il pas encor mon trépas empêcher,

Après m’avoir ravi ce qui me fut plus cher ?

Hélas, si je lui dis que Blanche est vertueuse,

N’est-ce pas augmenter son ardeur amoureuse ?

Si je lui dis aussi que Blanche ne l’est pas.

N’est-ce pas offenser un ange plein d’appas ?

Et ne sera-ce point par une action lâche,

À l’honnêteté même avoir fait une tache ?

Ah ! n’offensons jamais cette divinité,

Et jusqu’au dernier jour disons la vérité.

 

 

Scène II

 

DON BLAIZE, DON SANCHE, ORDUGNO, MERLIN

 

DON BLAIZE.

Que disiez-vous tout seul, mon frère ?

DON SANCHE.

Que vous êtes

Le plus heureux du monde en tout ce que vous faites,

Et que le ciel vous donne une chère moitié,

Digne de votre choix et de votre amitié.

Mes plaintes, mes serments, mes prières, mes larmes,

Chez elle n’ont été que d’inutiles armes,

N’ont fait que m’attirer les traits de son courroux,

Et je n’espère pas de l’apaiser sans vous.

Va-t-en, m’a-t-elle dit, de colère embrasée,

Va-t-en chercher ailleurs une conquête aisée,

Va-t-en corrompre ailleurs les innocents esprits,

Et n’attends plus de moi que haine et que mépris.

DON BLAIZE.

Ne me trompez-vous point, mon dissimulé frère ?

DON SANCHE.

Envoyez-la quérir de la part de son père,

Et vous tenez caché quand elle passera ;

Vous verrez de quel air elle me parlera.

DON BLAIZE.

L’invention me plaît, çà, çà, que je me gîte.

Ordugno !

ORDUGNO.

Monseigneur !

DON BLAIZE.

Va la quérir, va vite.

ORDUGNO s’en va.

J’y vais.

DON SANCHE.

Mortel eut-il jamais pire destin ?

DON BLAIZE.

À qui parlez-vous là ?

DON SANCHE.

Je parlais à Merlin.

DON BLAIZE.

Mais s’il arrive aussi que la donzelle tarde,

Si Lisette hardie autant que babillarde,

De discours superflus me la va retenir,

Je pourrai m’ennuyer.

DON SANCHE.

Je l’aperçois venir ;

Retire-toi, Merlin.

 

 

Scène III

 

BLANCHE, DON SANCHE, DON BLAIZE

 

BLANCHE.

Dieu ! je vois don Sanche.

DON SANCHE.

Je vous obéirai, trop inhumaine Blanche !

Vous n’aurez pas plus tôt rendu mon frère heureux,

Que j’exécuterai votre arrêt rigoureux :

Oui, je contenterai votre cruelle envie,

J’irai loin de vos yeux, les astres de ma vie,

Mes véritables dieux, mais des dieux ennemis,

Qui me vont tout ôter et m’avaient tout promis.

DON BLAIZE, caché.

Il la presse un peu trop, le fripon, et je gage

Qu’après un autre assaut la dame n’est plus sage.

BLANCHE.

Don Sanche ! ô ma vertu que vais-je dire ici !

Qui vous oblige donc à nous quitter ainsi ?

DON SANCHE.

Qui le sait mieux que vous, trop cruelle personne ?

Qui le peut mieux savoir que celle qui l’ordonne ?

BLANCHE.

Celle dont la rigueur vous afflige si fort

N’a guère moins que vous à se plaindre du sort.

Elle n’empêche point que don Sanche n’espère :

Elle le saura bien distinguer de son frère,

Quand par un juste choix, d’où dépend son bonheur,

Sa bouche publiera ce que cache son cœur.

Elle veut bien encor qu’il sache qu’une absence

Peut nuire à ses desseins beaucoup plus qu’il ne pense.

Nous nous verrons, don Sanche.

Blanche sort.

DON SANCHE.

Ô dieu ! tout est perdu,

Blanche m’aime, et don Blaize aura tout entendu.

DON BLAIZE, sortant de sa cachette.

Ha ! ha ! petit cadet, vous l’avez débauchée

Cette jeune beauté, de vertu non tachée,

Ce riche don du ciel, cette chère moitié,

Et digne de mon choix et de mon amitié ;

Contre qui vos serments, vos prières, vos larmes !

N’ont été, disiez-vous, que d’inutiles armes ;

Qui vous a fait sentir les traits de son courroux ;

Que vous n’espérez pas de l’apaiser sans nous.

Vous courez donc ainsi sur le marché d’un frère ?

DON SANCHE.

Eh ! ne m’avez-vous pas commandé de le faire ?

De lui porter dans l’âme un sentiment d’amour ?

DON BLAIZE.

Et c’est dont je me plains, godelureau de cour !

Je vous avais bien dit de lui parler de flamme,

Afin de découvrir ce qu’elle avait dans l’âme ;

Mais de la coqueter, comme vous l’avez fait,

Ah ! c’est une action d’infidèle cadet.

Ma foi, de la façon qu’il me l’a muguetée,

De la place où j étais, j’avais l’âme tentée.

Le fripon lui tirait ses coups à bout portant.

La plus laide guenon qui m’en dirait autant

Triompherait bientôt de notre continence.

Ordugno !

ORDUGNO.

Monseigneur !

DON BLAIZE.

Va-t-en, en diligence,

Arrêter des chevaux et les tiens prêts sans bruit,

Je ne veux pas coucher à Madrid cette nuit :

Tâche de me trouver aussi ce vieux don Cosme,

L’homme le plus fâcheux qui soit dans le royaume,

Je lui rends sa parole, et je reprends aussi

La mienne ; et cela fait, éloignons-nous d’ici.

DON SANCHE.

Je suis bien malheureux d’avoir fait, pour vous plaire,

Ce qu’un autre que vous ne m’eût jamais fait faire,

Et d’avoir réussi dans mon dessein si mal

Que vous me soupçonnez d’être votre rival.

DON BLAIZE.

Si vous me dites vrai, la chose est pardonnable ;

Mais vous l’avez rendue un peu trop vraisemblable,

Car vous la cajoliez de si bonne façon,

Que la dame a d’abord mordu à l’hameçon :

Puisqu’elle est si facile en pareille matière,

Et qu’elle est, en un mot, de coquette manière,

Nous n’avons qu’à songer à des partis meilleurs,

Et don Cosme n’aura qu’à se pourvoir ailleurs.

Je lui donne, s’il veut, signé devant notaire,

Que je lui remets Blanche en faveur de mon frère :

Car quant à l’épouser je n’ai pas le loisir.

Il s’en fâchera, mais tel est notre plaisir.

Tout le regret que j’ai n’est que de mes livrées ;

Un faquin de tailleur me les a chamarrées

Comme si le galon ne m’avait rien coûté :

Tu me l’as conseillé, confident éventé,

Et de charger mon train de laquais et de pages ;

Mais je m’en vengerai sur l’argent de tes gages.

Allons chercher don Cosme, et cependant, cadet,

Puisque je le permets, poussez votre bidet.

À part.

J’ai d’étranges soupçons de ce cher petit frère.

Il sort.

DON SANCHE.

Blanche approuve ma flamme, et veut bien que j’espère.

Quel plaisir est pareil à celui d’un amant

Qui reçoit de son ange un tel consentement ?

Ô mon cœur ! modérez vos transports d’allégresse,

Réservez-les, mon cœur, aux yeux de ma déesse.

Mais je la vois venir avec tous ses appas.

Blanche paraît.

Vous voulez donc encor différer mon trépas ?

Et satisfaite enfin d’une injuste souffrance,

Vous me permettez donc d’avoir de l’espérance ?

 

 

Scène IV

 

BLANCHE, DON SANCHE, DON BLAIZE, puis ORDUGNO, puis MERLIN

 

BLANCHE.

Oses-ta bien tenir de semblables discours

À qui te voudrait voir à la fin de tes jours ?

Oses-tu m’éprouver par de lâches atteintes,

Et me choisir encor pour l’objet de tes feintes ?

J’avais d’abord puni, comme toute autre eût fait,

D’une juste colère un amour indiscret ;

Mais depuis, soupçonnant que tu feignais ta flamme

Pour tenter ma vertu, pour éprouver mon âme :

Car qui jamais eût cru qu’un amour criminel

Eût banni de ton cœur le respect fraternel ?

J’ai feint de compatir à ta peine insensée ;

J’ai feint que ton amour m’avait l’âme blessée ;

Tes yeux m’ont vu rougir et m’ont vu soupirer,

Et ma feinte bonté t’a permis d’espérer ;

Mais maintenant je sais que ton cœur est capable

Du crime le plus noir et le plus détestable :

Sache aussi que le mien est aussi vertueux

Que le tien est ingrat, lâche et présomptueux ;

Et quand il deviendrait d’un crime susceptible,

Qu’il ne serait jamais à ton amour sensible ;

Sache qu’il chérira ton frère tendrement,

Et qu’il te haïra toujours mortellement.

Elle s’en va.

DON BLAIZE paraît.

Qu’en dites-vous, cadet ? Blanche et vous, ce me semble,

Quoiqu’aimables tous deux, n’êtes pas bien ensemble.

Ordugno !

ORDUGNO.

Monseigneur !

DON BLAIZE.

Et c’est parler, cela ?

C’est comme il faut traiter un coquet Quinola.

la maîtresse fille ! Et Porcie et Lucrèce

Ne l’ont jamais value avecque leur prouesse :

Lucrèce avec Tarquin se donna du bon temps,

Et l’autre se brûla la gorge à contretemps.

Dieu ! qu’elle est raisonnable et qu’elle est forte en bouche,

Celle que je croyais une sainte N’y touche !

Ma foi, je me marie au son de maint rebec,

Et don Sanche n’aura qu’à s’en torcher le bec.

Je veux, dès cette nuit, avec grande énergie,

Ébaucher en draps blancs ma généalogie ;

Et ce pendant, cadet, vous ferez là-dessus

Des stances, ou du moins des regrets superflus.

Il sort.

MERLIN, par ironie.

Que don Sanche est heureux ! sa maîtresse l’adore.

DON SANCHE.

Ce froid bouffon vient-il m’importuner encore ?

Blanche ! vous aimer, est-ce un juste sujet

De me désespérer comme vous avez fait ?

Et que puis-je penser d’une fille inconstante.

Qui tantôt rigoureuse et tantôt obligeante.

Prend en moins d’un moment deux sentiments divers,

M’élève sur le trône et me met dans les fers !

Ah, Lisette !...

 

 

Scène V

 

LISETTE, DON SANCHE

 

LISETTE.

Je sais ce que vous m’allez dire :

Mais quand bien on aurait d’un plus cruel martyre

Puni votre malice et votre trahison,

Vous auriez toujours tort, et Blanche aurait raison.

DON SANCHE.

Vous m’abandonnez donc, ô filler trop cruelle ?

LISETTE.

J’abandonne un amant que je crois infidèle.

DON SANCHE.

Moi, Lisette ?

LISETTE.

Oui vous, car, mon beau cavalier,

Puisqu’il faut vous convaincre, oserez-vous nier

Que par un feint amour, une lâche finesse,

Vous n’ayez attenté d’éprouver ma maîtresse ?

Elle s’en douta bien, et pour s’en assurer,

Elle feignit aussi, vous permit d’espérer.

Don Sanche y fut trompé ; car l’amour de soi-même,

Persuade aisément un jeune homme qu’on l’aime :

Mais il ne savait pas que Blanche l’écoutait,

Lorsqu’au marquis jaloux jurant il protestait

Que c’était seulement à dessein de lui plaire,

Qu’il s’était déclaré de Blanche tributaire.

Elle le contrefait.

Vous m’avez commandé de feindre, je feignois ;

Mais mon cœur n’était pas d’accord avec ma voix.

Ce sont vos mêmes mots, on me les vient d’apprendre.

DON SANCHE.

Il est vrai, ce les sont : mais voulez-vous m’entendre ?

LISETTE.

De bon cœur.

DON SANCHE.

Si je crois les avoir offensés,

Ces yeux injustement contre moi courroucés,

Que puissé-je à jamais leur être détestable,

Si je ne vous fais pas un récit véritable ;

Et si vous n’avouez que je n’ai point de tort,

Que puissé-je tomber à vos pieds roide mort !

LISETTE.

Il faut que Dieu m’ait fait le naturel bien tendre.

Quand je vois quelque amant qui parle de se pendre,

Ou bien de se donner un grand coup de poignard,

C’est comme s’il perçait mon cœur de part en part.

J’ai brûlé comme une autre et sais combien vaut l’aune

De cette passion qui fait devenir jaune.

Pour revenir à vous, si vous me faites voir

Que vous n’avez rien fait contre votre devoir,

J’espère d’être utile au bien de vos affaires.

Mais, monsieur, si l’amour aime les téméraires,

Allons tous droit à Blanche, embrassez ses genoux,

Pleurez et soupirez, et laissez faire à nous :

Aussi bien il nous faut déguerpir de la place,

Voici notre vieillard.

Ils sortent.

 

 

Scène VI

 

DON COSME, STÉPHANIE, LOUISE, OLIVARÈS

 

DON COSME.

J’ai de votre disgrâce

Beaucoup de déplaisir, et suis fort étonné

De l’important avis que vous m’avez donné.

STÉPHANIE.

Je vous apporte ici sa trompeuse promesse :

Dans l’oubli de moi-même, où me met ma tristesse,

Je ne m’avisais pas de vous la faire voir.

DON COSME.

Donnez.

LOUISE, à Olivarès tout bas.

C’est ce papier que Merlin laissa choir,

Le valet de don Sanche.

STÉPHANIE, qui l’entend, lui dit aussi tout bas.

Et c’est par là, Louise,

Que tu verras bientôt ta maîtresse marquise.

LOUISE, don Cosme lit.

Mais si l’on va savoir que vous ne soyez pas

La fille du vieillard, la machine est à bas :

C’est à vous d’y penser.

STÉPHANIE.

Mon Dieu, laisse-moi faire.

OLIVARÈS.

Elle va s’attirer quelque méchante affaire,

Et nous faire donner quelques mauvais présents.

DON COSME.

C’est une lettre écrite en termes fort plaisants.

Il veut qu’elle ait, dit-il, force d’une promesse.

J’y reconnais sa main partout, hors dans l’adresse.

Vous vous appelez donc comtesse d’Alcalca ?

STÉPHANIE.

C’est le nom d’une ville auprès de Malaca.

Quand le Mars Portugais, Albuquerque, en fut maître,

De cette récompense il daigna reconnaître

Les services rendus par défunt mon mari.

Hélas ! son souvenir m’a le cœur attendri,

Je ne puis retenir mes pleurs, quand je le nomme.

DON COSME.

Il faut que le marquis soit un très méchant homme,

Ou bien que vous soyez plus méchante que lui.

Quant à sa lettre, elle est pour vous de peu d’appui,

J’y vois des nullités qui sont peu recevables,

Vous avez deux enfants ?

STÉPHANIE.

Deux petits misérables,

Tous deux des plus jolis, et les vivants portraits

Du père.

DON COSME.

Vous aurez à faire de grands frais

Contre un homme puissant.

STÉPHANIE.

Quoique pauvre étrangère,

Mon père fait ici sa demeure ordinaire ;

Il ne laissera pas une fille au besoin :

De lui, jusqu’à ce jour, je me cache avec soin,

Redoutant son courroux, de ma faute honteuse ;

Mais je sais bien qu’il a l’âme fort généreuse.

Je suis, pour vous parler avec sincérité,

Fille d’un Castillan homme de qualité :

Il devint dans Lisbonne amoureux de ma mère,

Qui n’a point eu depuis nouvelles de mon père.

DON COSME.

Homme de qualité !

STÉPHANIE.

Noble comme le roi.

DON COSME.

Et s’appelle ?

STÉPHANIE.

Don Juan Palomèque.

DON COSME.

Est-ce moi ?

Bons dieux ! et votre mère ?

STÉPHANIE.

Elvire de Pachèque.

DON COSME.

Ah ma fille ! je suis ce don Juan Palomèque,

Qui déguisais mon nom dans Lisbonne : ô bon Dieu !

Que je reçois de joie à vous voir en ce lieu,

Et gue je suis fâché de vous voir de la sorte !

Mais apprenez-moi donc comment elle se porte,

Cette aimable beauté, de qui l’œil mon vainqueur,

Malgré l’éloignement, règne encor dans mon cœur.

STÉPHANIE.

Hélas ! un sort cruel me l’a trop tôt ravie,

Et depuis, le malheur m’a toujours poursuivie.

DON COSME.

Sa perte m’est sensible avec juste raison ;

Mais ici les regrets ne sont pas de saison.

Travaillons maintenant comme au plus nécessaire,

À vous tirer de peine, aussi bien que d’affaire.

STÉPHANIE.

Vous avez dans vos mains mon honneur et mon bien.

DON COSME.

Mettez-vous en repos, votre honneur est le mien.

Je ne suis pas d’avis qu’on vous fasse paraître,

Qu’on ne soit éclairci du dessein de ce traître ;

Entrez donc dans ma chambre.

 

 

Scène VII

 

DON BLAIZE, ORDUGNO, DON COSME, STÉPHANIE, LOUISE, OLIVARÈS, Etc.

 

DON BLAIZE.

Ordugno !

ORDUGNO.

Monseigneur !

DON BLAIZE.

Je veux absolument qu’on batte mon tailleur,

Mon habit est mal fait. Hé bien, mon cher beau-père.

Je ne suis plus d’avis que l’hymen se diffère.

DON COSME.

Et moi, j’en suis d’avis.

DON BLAIZE.

Ceci serait plaisant.

DON COSME.

Il est pourtant ainsi.

DON BLAIZE.

Cet esprit malfaisant

Sait parfaitement bien faire enrager le monde.

Civil beau-père en qui toute douceur abonde,

Expliquez-nous un peu vos desseins ambigus,

Vous voulez une chose, et ne la voulez plus.

Savez-vous, si l’hymen ne se fait dans une heure,

Il ne se fera pas de six mois, ou je meure ?

DON COSME.

Si vous disiez jamais, je vous en croirais mieux.

DON BLAIZE.

J’avais toujours bien dit que son grand sérieux

Pourrait dégénérer à la fin en folie,

Et je répète encore qu’il faudra qu’on le lie.

DON COSME.

Don Blaize, il n’est plus temps de vous rien déguiser,

Vous êtes découvert ; c’est pourquoi sans ruser,

Achevez votre hymen avecque Stéphanie

Comtesse d’Alcalca.

DON BLAIZE.

Sa nouvelle manie

Me fait peur : où prend-il cet étrange comte,

Dont le nom sent si fort son esprit démonté ?

DON COSME.

Ma fille est votre femme, elle a votre promesse,

Et de plus, deux enfants ; de plus, elle est comtesse.

DON BLAIZE.

Vous êtes fou, don Cosme, et de plus, fou fâcheux,

Et de plus, incurable ; et nous en serions deux,

Si j’allais me fâcher de vos folles boutades,

Que je veux désormais recevoir en gambades.

Il saute.

DON COSME.

Reconnaissez-vous bien cette écriture ?

DON BLAIZE.

Oui-da :

Mais je ne connais point la dame d’Alcalca.

J’écrivis cette lettre à votre fille Blanche,

Je l’avais adressée à mon frère don Sanche.

C’est toi qui la portas, Merlin.

MERLIN.

Je n’en sais rien.

Je n’ai point de mémoire, et vous le savez bien.

DON BLAIZE.

Ah, voici ma maîtresse et mon cadet, mon frère !

Et vous Blanche, venez songer à votre père.

DON COSME, à la porte de la chambre où Stéphanie est cachée.

Sortez, sortez, madame : il n’est plus de saison

De ménager l’esprit d’un homme sans raison.

DON BLAIZE.

La dame est assez belle.

DON SANCHE.

Et c’est la Portugaise,

Merlin !

MERLIN.

Sur mon honneur, on en veut à don Blaize.

DON SANCHE.

Tant mieux, ami Merlin.

DON COSME.

Don Blaize, vous voyez

Que je ne suis pas fou, comme vous le croyez.

Pouvez-vous bien trahir cet objet plein de charmes ?

STÉPHANIE, pleurant.

Je ne puis retenir mes sanglots et mes larmes.

OLIVARÈS, pleurant.

Madame, voulez-vous incessamment pleurer ?

LOUISE, pleurant.

Quel plaisir prenez-vous à vous désespérer ?

STÉPHANIE, pleurant.

Ah, mes amis, pleurons un malheur sans remède ;

Ayons recours aux pleurs, quand la constance cède.

DON BLAIZE.

Et qu’est-ce qu’elle a donc à s’affliger ainsi ?

Et celui qui la mène, et la suivante aussi ?

DON COSME, pleurant.

Ils me font grand’pitié.

DON BLAIZE, pleurant.

S’ils pleurent davantage,

Il faudra bien aussi humecter son visage.

Peste soit des pleureurs !

DON COSME.

Ah, ma fille ! vos pleurs,

Au lieu de vous servir, aigrissent vos douleurs.

STÉPHANIE.

Adorable ennemi ! que je hais, que j’adore,

Tes injustes rigueurs durent-elles encore ?

DON BLAIZE.

Belle qui pleurez tant, inconnue à mes yeux,

Voudriez-vous pleurer moins, ou vous expliquer mieux ?

STÉPHANIE, lui sautant aux yeux.

Tu ne me connais pas, ingrat ! Ah ! tout à l’heure,

Il faut que je t’étrangle, ou qu’un de nous deux meure.

DON BLAIZE.

Haye, haye, haye, Ordugno ! mon cher frère ! Merlin !

Venez me délivrer de cet esprit malin.

STÉPHANIE.

Perfide ! scélérat !

DON BLAIZE.

Seigneur, en qui j’espère,

N’était-ce pas assez de ce maudit beau-père ?

Sans lâcher contre moi la dame d’Angola ?

STÉPHANIE.

Dis d’Alcalca, méchant ! auprès de Malaca.

DON BLAIZE.

D’Angola, d’Alcalca, Malaca : que m’importe

De bien dire son nom ? que le diable m’emporte

Si je t’ai jamais vue, et si je crois jamais

Te voir !

DON COSME.

Vous ne pouvez refuser désormais

D’épouser en public ma fille.

DON BLAIZE.

Ah, cher beau-père !

En s’adressant à Blanche.

De bon cœur. Venez donc, ma belle.

DON SANCHE.

Non, mon frère,

Blanche n’est plus à vous, Blanche n’est plus qu’à moi ;

En matière d’amour nul ne me fait la loi.

DON BLAIZE, à Blanche.

Et vous y consentez ?

BLANCHE.

Que mon père y consente,

Et je m’estime heureuse, honorée et contente.

DON BLAIZE.

Et vous, don Cosme ?

DON COSME.

Et moi, je vous dirai qu’il faut

Que vous donniez la main à ma fille au plus tôt.

DON BLAIZE.

Je le veux.

DON COSME.

Mais ma fille est cette belle dame,

Comtesse d’Alcalca.

DON BLAIZE.

Grand Dieu que je réclame !

Est-ce pour mes péchés que je suis à Madrid ?

DON COSME.

Mais peut-on contester contre son propre écrit,

Ma fille étant bien faite ?

DON BLAIZE.

Hé diantre ! elle est trop belle,

Et c’est pour cela seul que je ne veux point d’elle.

Mon front serait gâté s il devenait cornu,

Et je n’épouse point de visage inconnu.

Don Blaize, il faut quitter cette maudite terre,

Où tout le genre humain me déclare la guerre ;

Où l’on voit tant de fous, où l’on force les gens

Au fâcheux joug d’hymen, même malgré leurs dents.

Don Cosme, pour r’avoir ma maudite promesse,

Et pour n’épouser pas ta fille, ou ta comtesse,

Un dangereux dragon qui m’a pris au gosier,

Et qui me dérobant certain portrait hier,

M’égratigna les mains, je reconnais sa taille,

Et je gagerais bien que ce n’est rien qui vaille :

Pour m’en délivrer donc et partir à l’instant,

Je veux bien qu’il m’en coûte un peu d’argent comptant.

DON COSME, à Stéphanie.

Il faut le prendre au mot, vous ne sauriez mieux faire.

DON BLAIZE.

Et pour me délivrer de mon faquin de frère,

Je veux le partager, même grossir son fait,

Ainsi je me verrai sans femme et sans cadet.

DON COSME.

Je veux savoir quel bien vous donnez à don Sanche.

DON BLAIZE.

Plus que vous n’en donnez à votre fille Blanche !...

Et pour ne plus vous voir, comtesse d’Alcalca,

Apprenez que j’irais plus loin que Malaca. 

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