La Descente d’Arlequin aux Enfers (Jean-François REGNARD)

Comédie italienne, mêlée des scènes françaises, en trois actes et en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 5 mars 1689.

 

Personnages des scènes françaises

 

ARLEQUIN.

COLOMBINE, femme d’Arlequin

PIERROT, valet d’Arlequin

ORPHÉE

ISABELLE

UN VENDEUR DE TISANE

UN AUTEUR

PLUTON.

PROSERPINE

CARON

 

Le théâtre représente les côtes de Thrace, et la mer dans l’éloignement.

 

 

Scène première

 

ARLEQUIN, COLOMBINE, PIERROT

 

Arlequin paraît le premier sur la scène ; il sort du ventre d’une baleine : sa femme Colombine vient ensuite : elle est portée par un gros poisson ; Pierrot est en croupe derrière elle ; ils descendent tous les deux sur les côtes de Thrace. Arlequin apprend à sa femme qu’il vient pour disputer à Orphée le prix de la musique, et il lui lit un cartel burlesque qu’il lui a envoyé ; ils paraissent embarrassés tous les deux sur la manière dont ils se tireront dans le pays où ils viennent d’aborder. Pierrot s’en va, et mène en laisse le poisson qui a amené Colombine.

 

 

Scène II

 

ARLEQUIN, COLOMBINE

 

COLOMBINE.

De quoi vivrons-nous en ce pays-ci, car nous n’avons point d’argent ?

ARLEQUIN.

Cela m’embarrasse un peu, car ce diable d’argent, c’est la cheville ouvrière d’un ménage.

COLOMBINE.

Si tu voulais me laisser faire, je ferais de belles connaissances, et nous n’en serions pas plus mal. Autrefois, quand tu étais absent, je ne manquais de rien.

ARLEQUIN.

Tant pis, morbleu, tant pis ! Je me défie diablement de ces femmes qui battent monnaie en l’absence de leurs maris.

COLOMBINE.

Ne voilà-t-il pas ? Ces maris se mettent toujours cent choses dans la tête. C’est bien cela ! J’ai des secrets merveilleux, qui m’ont été donnés par un chimiste qui m’aimait autrefois ; je compose une huile, que j’appelle élixir de patience, dont une goutte, appliquée sur le front d’un mari, le délivre pour jamais du mal de tête.

ARLEQUIN.

Diable ! voilà qui est beau ! Mais je crois que tu gagnerais bien davantage si ton secret le délivrait de sa femme.

COLOMBINE.

J’en ai un autre plus beau encore pour les femmes d’aujourd’hui : je compose la poudre de bonne réputation.

ARLEQUIN.

Oh ! oh ! je crois qu’elle est diablement difficile à faire.

COLOMBINE.

Qu’une coquette soit décriée, que sa conduite soit la plus raboteuse du monde ; elle n’a qu’à changer de quartier, ne plus voir d’hommes, et prendre une pincée de ma poudre dans un bouillon, en trois mois elle fera assaut de vertu avec les plus vestales.

ARLEQUIN.

Voilà le plus beau secret du monde. Peux-tu faire assez de cette poudre-là ? J’en ai un pour le moins aussi beau. Qu’un homme ait une colique enragée, en un moment je la lui fais passer ; je le couche par terre, je fais chauffer une meule de moulin et je la lui applique sur l’estomac : n’ayez pas peur qu’il ait jamais la colique.

COLOMBINE.

Ni colique, ni autre mal.

ARLEQUIN.

Le malade meurt ordinairement ; mais s’il ne mourait pas, ce serait le plus beau secret du monde. J’ai encore un autre moyen pour gagner de l’argent. Tu sais bien que, quand je joue de ma lyre, je fais tout venir à moi. Je n’ai qu’à aller aux Invalides, je servirai de grue pour monter les pierres, et on me paiera comme trente manœuvres ensemble.

COLOMBINE.

Fi ! voilà un vilain métier ! Je ne veux point d’un mari grue. Fais-toi plutôt maître à chanter ; on te donnera deux louis d’or par mois, et tu trouveras peut-être quelque écolière à qui tu ne déplairas pas ; car voilà la grippe des femmes d’aujourd’hui.

ARLEQUIN.

Quoi ! est-ce un si bon métier ?

COLOMBINE.

Je te dis qu’il n’y a pas une plus jolie vacation au monde ; on est de tous les bons repas ; jamais de promenades sans le maître à chanter : on se donne des airs de familiarité avec l’écolière ; on lui prend la main pour lui faire battre la mesure : le mari passe tout sur la foi de la musique, et il ne se doute pas bien souvent de la partie qu’on fait chanter à sa femme.

ARLEQUIN.

Voilà mon affaire : il n’y a qu’une chose qui m’embarrasse ; il me semble que je ne suis pas assez bien habillé.

COLOMBINE.

Ne te mets pas en peine ; tu n’auras pas montré trois mois, que tu seras aussi doré que les maîtres à danser. Bon ! une écolière, en levant une jupe chez un marchand, ne lève-t-elle pas aussi une veste pour son maître de musique ? Qu’est-ce que cela lui coûte ? c’est le mari qui paie.

ARLEQUIN.

Voilà de jolis profits ; mais aussi on a bien de la peine ; c’est un rude métier : il faut quelquefois chanter quand on a envie de boire. Mais n’importe, voilà qui est fait ; quand l’argent me manquera, je me jette dans la musique. Adieu ; je m’en vais chercher Orphée ; il n’a qu’à se bien tenir ; je lui ferai manger son violon jusqu’au manche.

COLOMBINE.

Et moi, je vais travailler à ma poudre de bonne réputation.

ARLEQUIN.

Ne manque pas d’en garder pour toi. À propos, qu’as-tu fait de nos enfants ?

COLOMBINE.

Pour les cacher à cette âme damnée de Jupiter, qui nous on a tué déjà deux, j’en ai fait un ballot que j’ai porté à la douane ; et je vais voir s’il est arrivé, pour en payer les droits.

ARLEQUIN.

Cette marchandise-là ne devrait pas beaucoup payer d’entrée ; elle paie assez à la sortie.

 

 

Scène III

 

ARLEQUIN, ISABELLE

 

Arlequin fait une déclaration d’amour à Isabelle, et, pour la persuader, il entre dans le détail de ses bonnes qualités.

ARLEQUIN.

Je suis doux, pacifique, aisé à vivre, l’humeur satinée, veloutée : j’ai vécu six ans avec ma première femme, sans avoir le moindre petit démêlé.

ISARELLE.

Cela est assez extraordinaire.

ARLEQUIN.

Une fois seulement, après avoir pris du tabac, je voulais éternuer, elle me fit manquer mon coup : de dépit, je pris un chandelier, je lui cassai la tête, et elle mourut un quart d’heure après.

ISABELLE.

Ah ciel ! est-il possible !

ARLEQUIN.

Voilà le seul différend que nous ayons eu ensemble, et qui ne dura pas longtemps, comme vous voyez.

ISABELLE.

Cela est fort expéditif, je vous l’avoue.

ARLEQUIN.

Quand une femme doit mourir, il vaut bien mieux que ce soit de la main de son mari que de celle d’un médecin, qu’il faut bien payer, et qui vous la traînera six mois ou un an. Je n’aime point à voir languir le monde ; et puis l’on gagne son argent par ses mains.

ISABELLE.

Et vous n’avez point d’horreur d’avoir commis un crime aussi noir que celui-là ?

ARLEQUIN.

Moi ? point du tout : je suis accoutumé au sang. Mon père a fait mille combats en sa vie, où il a toujours tué son homme. Il a servi le roi trente-deux années.

ISABELLE.

Sur terre, ou sur mer ?

ARLEQUIN.

En l’air.

ISABELLE.

Comment, en l’air ? je n’ai jamais ouï parler de ces officiers-là.

ARLEQUIN.

C’est que, comme il était fort charitable, lorsqu’il rencontrait quelque agonisant que l’on menait à la Grève, il se mettait avec lui dans la charrette, et l’aidait à mourir du mieux qu’if pouvait.

ISABELLE.

Ah l’horreur !

ARLEQUIN.

Tous ses confrères les médecins (car il avait pris ses licences dans leur école) disaient qu’il n’y avait jamais eu un homme aussi adroit, et qu’on ne voyait point de besogne faite comme la sienne ; aussi l’avaient-ils fait recteur de la faculté.

ISABELLE.

Voilà, je vous assure, des talents bien merveilleux ; mais comme ce sont, sans doute, des talents de famille, vous deviez prendre la charge de monsieur votre père.

ARLEQUIN.

Je m’y sentais assez d’inclination ; mais vous savez qu’il faut qu’un gentilhomme voie le pays : j’ai couru par toutes les sept parties du monde, et me voilà enfin à vos pieds, divine princesse, pour vous dire que je me pendrai assurément, si vous n’êtes unie avec moi par le lien conjugal.

 

 

Scène IV

 

ARLEQUIN, ISABELLE, COLOMBINE, qui survient et écoute sans être vue

 

ISABELLE.

Je ne trouve qu’une petite difficulté à notre mariage ; c’est que je suis déjà mariée.

ARLEQUIN.

Mariée ! bon, voilà une belle affaire ! Est-ce cela qui vous embarrasse ? Je le suis aussi ; mais il n’y a rien de si aisé que d’être veuf : cinq sous de mort aux rats en font l’affaire.

ISABELLE.

C’est-à-dire que voilà la manière dont vous traitez vos femmes, quand vous voulez les régaler : je suis votre très humble servante ; je n’aime point la mort aux rats.

ARLEQUIN, l’arrêtant.

Vous me fuyez ! Oui, si vous voulez me promettre de m’épouser, je vous promets, moi, de la faire crever dans deux jours comme un vieux mousquet. Arrêtez donc, beauté léoparde.

COLOMBINE, le prend par le bras.

Comme un vieux mousquet !

Isabelle s’en va.

 

 

Scène V

 

ARLEQUIN, COLOMBINE

 

ARLEQUIN.

Ah ! ma petite femme, te voilà ? Hé ! que j’ai de plaisir de te voir ! mon petit bouchon.

COLOMBINE.

Ah ! scélérat, voilà donc les transports de ton amour ! Je vous promets de la faire crever dans deux jours !

ARLEQUIN.

Hé ! ne vois-tu pas bien que je disais cela pour rire ? Il faut bien plus de temps pour faire crever une femme.

COLOMBINE.

Ah ! malheureux, il faut que je te dévisage.

ARLEQUIN.

C’est elle qui voulait me mettre à mal.

COLOMBINE.

Non, je ne serai pas contente que je ne t’aie étranglé de mes propres mains.

Elle se jette sur lui et le bat.

 

 

Scène VI

 

ARLEQUIN, COLOMBINE, UN VENDEUR DE TISANE

 

ARLEQUIN.

Au meurtre ! au guet, au guet ! on égorge un bourgeois.

LE VENDEUR DE TISANE.

Chalands, chalands, qui est-ce qui veut boire ?

COLOMBINE, se met à pleurer aussitôt qu’elle voit le vendeur de tisane.

Ah ! ah ! ah !

LE VENDEUR DE TISANE.

Quel vacarme faites-vous donc là ? fi donc ! quelle honte d’estropier une pauvre femme !

ARLEQUIN.

C’est ma femme : de quoi vous mêlez-vous ?

COLOMBINE.

Ah ! ah ! ah ! ah !

LE VENDEUR DE TISANE.

Le sac à vin !

COLOMBINE, toujours pleurant.

Je suis... hi ! hi !

ARLEQUIN.

Par ma foi, voilà une méchante carogne.

LE VENDEUR DE TISANE, à Arlequin.

Ce n’est morgue pas bien, tout franc.

COLOMBINE.

Je suis toute brisée ! hé ! hé ! hé ! hé !

ARLEQUIN.

Là, là, là, ma petite, femme, ce ne sera rien ; cela ne m’arrivera plus.

LE VENDEUR DE TISANE.

Le brutal ! Quand vous voulez battre une femme, que ne lui sanglez-vous un bon coup de bâton sur la tête, sans vous amuser à la faire crier deux heures ?

À Colombine.

Qu’est-ce donc qu’il vous a fait ?

COLOMBINE.

Il m’a..., il m’a... Ah ! je ne saurais parler, er, er, er.

ARLEQUIN.

Par ma foi, je commence à croire que c’est moi qui l’ai battue.

LE VENDEUR DE TISANE.

Allons, je veux faire la paix : je n’aime pas à voir de noise dans un ménage ; je veux vous raccommoder : venez çà.

COLOMBINE.

Non, je ne lui pardonnerai jamais.

LE VENDEUR DE TISANE donne un bâton à Colombine qui en frappe Arlequin.

Allons, vous voilà quittes.

ARLEQUIN.

Oui, tout d’un côté et rien de l’autre.

LE VENDEUR DE TISANE.

Sans moi, vous vous seriez battus, et vous voilà les meilleurs amis du monde. À la fraîche, à la fraîche ; qui est-ce qui veut boire ?

 

 

Scène VII

 

ARLEQUIN, UN AUTEUR

 

ARLEQUIN, apercevant l’auteur qui gesticule beaucoup sans rien dire.

Voilà un sac à charbon de l’enfer qui va à la promenade. Monsieur ou madame, car je ne sais si vous £tes mâle ou femelle, je ne vous vois que par derrière...

L’AUTEUR.

Vade retrò, profane. Qui t’a fait si téméraire que de m’interrompre ?

ARLEQUIN.

Je vous demande pardon.

L’AUTEUR.

Une personne de mon savoir...

ARLEQUIN.

Je n’y tâchais pas.

L’AUTEUR.

Qui fait les madrigaux de Proserpine.

ARLEQUIN.

Je ne le ferai plus.

L’AUTEUR.

Et qui est le premier consignant pour entrer ici-bas à l’académie.

ARLEQUIN.

À l’académie ? quoi ! il y en a une ici ? C’est donc une académie de malins esprits ?

L’AUTEUR.

Je me promenais sur les bords du Cocyte, pour travailler plus en repos à ma harangue, et tu viens te jeter au travers de mes conceptions.

ARLEQUIN.

Comment donc, est-ce que vous faites vos harangues vous-même ?

L’AUTEUR.

Je sais bien que la plupart des académiciens, là-haut, ne se donnent pas cette peine, et que, pourvu qu’ils la sachent lire, on les reçoit tout d’une voix : mais ce n’est pas de même ici ; et il ne suffit pas de savoir faire l’anatomie d’un mot, pour être l’interprète des mystères de notre diabolique académie.

ARLEQUIN.

Apparemment que vous en étiez là-haut ?

L’AUTEUR.

Que j’en étais là-haut ! que j’en étais ! Est-ce qu’on me recevrait ici, si j’en avais été ? Ce n’est pas que je n’aie cent fois plus de mérite qu’il n’en faut pour en être. J’ai été le plus bel esprit de mon temps, et j’ai fait en ma vie plus de cent comédies.

ARLEQUIN.

Plus de cent comédies !

L’AUTEUR.

Oui, cent ; peut-être cent cinquante, si vous me fâchez. Il n’y eut jamais un meilleur naturel que le mien ; je rendais une comédie aussi facilement qu’un autre rend un lavement. C’est moi qui ai enrichi les comédiens français ; et il n’y avait point d’hiver que je ne leur donnasse sept ou huit pièces, tant sérieuses que comiques.

ARLEQUIN.

Et les jouait-on longtemps ?

L’AUTEUR.

Jamais qu’une fois ; mais aussi tout Paris venait se crever à la première représentation ; car personne ne voulait attendre la seconde, de peur de ne la point voir.

ARLEQUIN.

J’aurais cru que c’eût été là le moyen d’envoyer les comédiens à l’hôpital.

L’AUTEUR.

C’est ce qui vous trompe. Une comédie nouvelle, pour être bonne, ne doit se jouer qu’une fois : quand elle va jusqu’à deux, ma foi, on s’ennuie. J’ai mis le siècle dans ce goût-là ; et si vous y prenez garde, depuis moi, tous les auteurs donnent là-dedans. Ils ont raison, au bout du compte ; car, comme les bonnes choses aujourd’hui n’ont point de cours, pour peu qu’une méchante pièce puisse être représentée une fois, voilà les comédiens riches.

ARLEQUIN.

Les vôtres étaient donc sur ce pied-là ?

L’AUTEUR.

Vous pouvez croire que je me suis mis à la mode tout des premiers. De plus, je n’ai jamais voulu ôter au public l’usage récréatif des sifflets. Tout au contraire, je marquai, dans mes pièces, les endroits où l’on devait siffler, afin que l’acteur se reposât et qu’il reprît haleine. C’est le jugement qui conduit tout cela.

ARLEQUIN.

Et moi je voudrais que les sifflets fussent au diable. Quand cette quinte-là prend au parterre, il démonterait Titus et Bérénice.

L’AUTEUR.

De mon vivant, je m’étais abonné avec un marchand de sifflets, qui était, dans son métier, le premier homme du monde.

ARLEQUIN.

Les comédiens vous ont bien de l’obligation.

L’AUTEUR.

Il en faisait pour la prose, pour les vers, pour les français, pour les italiens ; mais, ma foi, où il triomphait, c’était pour l’Opéra. Pour le mettre en crédit, j’avais fait un opéra, moi, qu’on allait jouer quand je mourus. Ce devait être la plus belle chose qu’on eût jamais vue sur le théâtre. Je ne l’avais pas pris de la métamorphose, comme ces chardons du Parnasse ; fi ! cela sent le collège : je l’avais tiré tout entier de l’histoire de France ; il portait pour titre : les Aventures du Pont-Neuf. La fable n’a rien de si magnifique.

ARLEQUIN.

Les Aventures du Pont-Neuf ! un sujet tiré de l’histoire de France !

À part.

Voilà un auteur échappé des Petites-Maisons des enfers.

L’AUTEUR.

Comment donc ! est-ce que je dis des impertinences ? Paris n’est-il pas la plus belle ville de France ? Le Pont-Neuf n’est-il pas le plus bel endroit de Paris ? Ergo, les aventures du Pont-Neuf sont les plus beaux traits de l’histoire de France. C’est une figure, ignorant, que nous appelons en latin, pars pro toto ; et en grec, synecdoche... Mais vous me faites perdre bien du temps. Que voulez-vous de moi ?

ARLEQUIN.

Je veux apprendre le chemin des enfers ; et j’y vais chercher ma femme.

L’AUTEUR.

Vous allez chercher votre femme ? Ah ! ah !

Il se touche le front du bout du doigt.

ARLEQUIN.

Comment donc ! est-ce que je suis barbouillé ?

L’AUTEUR.

Chercher sa femme ! il vous faut cinq ou six grains d’ellébore.

ARLEQUIN.

Le diable m’emporte si je ne vais la chercher. Je ne me moque point.

L’AUTEUR.

Ah ! pour la rareté du fait, je veux vous y mener. Suivez-moi : je veux entendre ce compliment-là.

ARLEQUIN.

Avant que d’aller plus avant, je voudrais bien savoir une chose dé vous ; car on dit que l’on est si savant quand on est mort ! Ma femme a toujours été diablement coquette : dites-moi, je vous prie, si je ne suis point... là... là... vous m’entendez bien ?

L’AUTEUR.

Oui-dà, cela est bien aisé. Voyons : là, levez le nez, l’œil fixe, le corps ferme, la tête droite ; montrez la langue.

ARLEQUIN.

Ah ! je tremble.

L’AUTEUR.

Montrez-moi votre main. Ah ! ah ! tirez la langue. Eh ! eh !

Il lui tâte le pouls.

Oh ! oh !

Il lui touche le front.

Hu ! hu !

ARLEQUIN.

Ah ! la carogne !

L’AUTEUR.

Que cela ne vous fasse point de peine : c’est un mal de famille. Votre père l’était, votre grand-père l’était, votre bisaïeul l’était.

ARLEQUIN.

Je vous remercie : quand on fera des chevaliers de cet ordre, je vous prierai de faire mes preuves.

 

 

Scène VIII

 

PLUTON, PROSERPINE, assis sur un trône de flamme, au milieu de leur cour

 

PLUTON.

C’est une chose étonnante, phlégétontique assemblée, que de voir l’affluence d’âmes qui tombent journellement par vos soins dans mon royaume : il faut désormais refuser l’entrée aux survenants, ou faire bâtir des appartements nouveaux ; et, pour cela, je crois qu’il sera bon de lever un droit sur le bois et le charbon qui se brûlent ici-bas : voilà le sujet pour lequel je vous assemble.

PROSERPINE.

Ah ! fi, m’amour ! ne parlons point d’impôt : c’est quelque nouveau venu de maltôtier qui vous a soufflé cet avis-là.

PLUTON.

J’ai vu autrefois le temps si misérable, qu’il ne venait pas ici le moindre petit griffonneur de sergent, qu’il ne fallût députer un diable exprès pour aller le quérir ; et présentement, nous ne sommes employés qu’à les chasser : il faut que les greffiers attendent des années entières à la porte, parce qu’ils ne veulent pas passer devant les conseillers, qui pleuvent ici de toutes parts.

PROSERPINE.

Il ne faut plus recevoir de gens de robe ; l’enfer est déjà assez lugubre ; et surtout, point de greffiers, car ces gens-là mettent l’enfer en mauvais prédicament.

PLUTON.

Oui, mais vous ne savez pas que, moi qui suis Pluton, je n’ai pas plus de droit en enfer que ces messieurs-là. Bienheureux si, quelque jour, ils ne m’en chassent pas. Je suis si soûl de ces gens de chicane, que dernièrement je fis une querelle d’Allemand à un diable de qualité qui revenait de Paris, et je lui fis fermer la porte, parce qu’il avait hanté mauvaise compagnie là-haut, et qu’il sortait du corps d’un procureur.

PROSERPINE.

Vous avez eu raison ; ce serait le moyen de gâter tout ici.

PLUTON.

Je veux que vous soyez témoin de ce que je dis, et que Caron apporte devant vous le livre journal des âmes qu’il a passées aujourd’hui.

 

 

Scène IX

 

PLUTON, PROSERPINE, CARON, SUITE DE PLUTON

 

Deux diables apportent un gros livre sur leur dos ; Caron le feuillette et lit.

CARON, lisant.

Du 17, passé deux mille sept cent treize médecins.

PLUTON.

Ces messieurs-là font mieux nos affaires là-haut : il faut les renvoyer. Je ne veux plus qu’on en reçoive aucun à l’avenir qu’il n’ait une attestation de service et un certificat des fossoyeurs, comme il a bien et fidèlement exercé sa charge de médecin, et tué pour le moins dix mille personnes à sa part.

CARON, toujours lisant.

Dudit jour, cinquante-sept mille deux cent dix-sept, tant fermiers, sous-fermiers, que commis et rats de cave.

PLUTON.

Il est vrai qu’il en est tombé ce matin une bruine ; on ne se voyait pas en enfer.

CARON.

Pour les fermiers, tout franc, il n’y a plus moyen de les passer ; ils sont si gros et si gras, que ma barque enfonce.

PLUTON.

Comment voulez-vous faire ? nous ne pouvons pas les refuser ; c’est ici leur apanage.

CARON.

Plus, quinze mille sept cents, tant clercs, que procureurs.

PLUTON.

Pour ceux-là, il faut en faire provision ; c’est le bois d’andelle de l’enfer ; et je ne veux pas que l’on brûle autre chose dans mon cabinet.

CARON, lisant.

Item. Passé, en corps et en âme, deux carabins de symphonie, soi-disant musiciens de l’Opéra, qui viennent redemander leurs femmes.

PLUTON.

Ils sont donc fous ? Qu’on les fasse venir au plus vite, je veux les voir ; voilà du fruit nouveau.

 

 

Scène X

 

PLUTON, PROSERPINE, ORPHÉE, ISABELLE, femme d’Orphée, ARLEQUIN, COLOMBINE

 

PLUTON, à Orphée, montrant Isabelle.

Est-ce là votre femme ? elle valait bien la peine de faire le voyage.

Orphée fait un compliment à Pluton en italien, ensuite il chante un air pour redemander sa femme.

ARLEQUIN.

S’il ne tient qu’à une chanson pour avoir sa femme, je vais en dire une nouvelle.

Il chante sur l’air : Dupont mon ami.

Pluton, mon ami,

J’ai fait ce voyage

Pour tirer d’ici

Celle qui m’engage :

Si tu ne veux me là donner,

Il faudra bien s’en consoler.

ISABELLE.

S’il est étonnant de voir un mari chercher sa femme jusqu’aux enfers, il ne l’est pas moins de voir une femme souhaiter avec empressement de retourner avec son mari, quand une fois elle en a été séparée.

PLUTON.

Voilà un petit début qui n’est point sol.

ARLEQUIN.

Ni la débuteuse non plus.

ISABELLE.

Pour moi, je ne suis point de celles qui regardent la séparation d’avec un mari comme la porte de leur félicité ; et j’avoue franchement que je suis d’assez mauvais goût pour trouver qu’il n’y a point de bonheur égal à celui de vivre avec un époux que l’on aime et dont on est tendrement aimée.

ARLEQUIN.

Eh ! fi donc ! faites-la taire : elle prêche là une nouvelle doctrine.

ISABELLE.

C’est pourquoi je viens me jeter à vos pieds pour vous prier, par tout ce que vous avez de plus cher, au nom de l’amour que vous vous êtes porté l’un et l’autre, de m’accorder la grâce que je vous demande, de me rendre un mari que je chéris plus que toute chose au monde ; et je ferai des vœux pour la santé et prospérité de vos majestés diaboliques.

ARLEQUIN.

Malepeste ! voilà du plus beau récitatif.

COLOMBINE, déclamant.

Les femmes d’aujourd’hui sont si malheureuses, et l’empire des maris si absolu, que je ne m’étonne plus qu’il y ait tant de filles à marier, et qui regardent le mariage comme l’écueil de leurs plaisirs et le tombeau de leur liberté. En effet, n’est-ce pas une chose qui crie vengeance, de voir l’inhumanité avec laquelle les pauvres femmes, ces moutons d’amour, sont traitées par ces loups dévorants ?

Elle crie.

Ne dirait-on pas...

ARLEQUIN.

Oh ! je vois bien que nous sommes ici sur le patrimoine des avocats. Comme elle a appris à crier !

COLOMBINE.

Ne dirait-on pas, dis-je, que le mariage, qui devrait être l’union, le nœud et la soudure des volontés, soit présentement un champ de bataille, où le mari s’exerce à chagriner sa femme, et où la femme est toujours la malheureuse exposée aux insultes, et bien souvent aux coups de celui qui devrait être le rempart de sa faiblesse ? Pour moi, je vous déclare que, si heureusement mon mari était mort le premier, j’aurais pleuré, crié ; je me serais couverte, jusqu’au bout des ongles, d’un deuil où le cœur n’aurait pas eu grande part : mais, loin de le venir trouver aux enfers, je me serais bien donné de garde de le chercher.

ARLEQUIN.

Oh ! ma petite femme, je n’ai jamais douté de votre affection.

COLOMBINE.

Ainsi, puisqu’il vient me chercher de si loin, c’est une marque qu’il ne saurait se passer de moi ; mais il ne m’aura que par le bon bout : je prétends avoir des conditions si avantageuses, qu’on ne puisse pas me reprocher d’avoir gâté le métier... Comme c’est une chose qui crie vengeance, de voir le peu de dépenses que les femmes font aujourd’hui, je veux avoir plus d’argent que par le passé, et que chacun ait, sa semaine, la clef du coffre-fort.

ARLEQUIN.

Si vous l’aviez une semaine, je courrais grand risque la suivante de ne pas entrer en exercice.

COLOMBINE.

Item. Oh ! voilà un grand item celui-ci : point de jolies femmes de chambre ; c’est-à-dire que je les choisirai moi-même, les plus laides que faire se pourra, et qui auront au moins quarante-cinq ans.

ARLEQUIN.

Fi ! on n’est jamais bien servi par ces vieilles-là. Il faut donc que vous retranchiez aussi les grands laquais.

PLUTON.

Tudieu ! cet oiseau-ci sait bien sa leçon. Voilà une pèlerine qui a diablement d’esprit.

ARLEQUIN.

Elle a encore six fois plus de tête. Là, là, voyons : j’ai aussi à proposer mes conditions, moi ; et voilà des articles que nous ferons signer par des notaires de ce pays-ci ; car je crois qu’il n’y en manque pas.

COLOMBINE.

Oui, tu le prends comme cela ? et moi je ne veux pas sortir. Une jolie femme comme moi, en tout pays, ne manque point de mari.

ARLEQUIN.

Oh ! je sais bien qu’il y a partout assez de gens qui se mêlent de ces emplois-là. Primò. Puisque je ne profite pas de votre mort, je prétends que vous me rendiez les frais du deuil et de l’enterrement que j’ai payés au crieur.

PLUTON.

Cela est juste ; mais il n’en coûte pas grand’chose pour faire enterrer une petite femme.

ARLEQUIN.

Ah ! ces diables de corbeaux-là ne les mesurent pas à la toise, et ils rançonnent tellement un pauvre mari, que souvent il aimerait presque autant que sa femme ne mourût pas.

PLUTON.

Ils gagnent assez d’ailleurs.

ARLEQUIN.

Je prétends à l’avenir que vous baissiez votre rayon d’un grand demi-pied au moins.

COLOMBINE.

D’un demi-pied ! je me ferais plutôt couper la tête. Non, non, je demeurerai ici.

ARLEQUIN.

Il vous en restera encore plus d’un grand pied ; et un grand pied de rayon doit suffire à la femme d’un musicien.

PROSERPINE.

Oh ! oh ! je le crois bien ; je m’en contenterais bien, moi qui suis Proserpine.

ARLEQUIN.

Je veux que vous soyez beaucoup plus sage que par le passé, et que vous promettiez de n’aimer désormais que moi.

COLOMBINE.

Oh ! pour cet article-là, néant. Je ne veux point engager ma conscience. Dans le temps où nous sommes, il n’y a point de femmes qui puissent promettre cela.

ARLEQUIN.

Je veux que les enfants que j’aurai dans la suite soient élevés à ma fantaisie, et j’en disposerai comme de chose à moi appartenante.

COLOMBINE.

Cela s’en va sans dire.

PLUTON.

Eh ! de quoi vous embarrassez-vous ? Puisqu’elle est votre femme, tous les enfants qu’elle aura ne seront-ils pas les vôtres ?

ARLEQUIN.

Nego consequentiam. Vous ne savez pas tout le manège de là-haut, monsieur Pluton : il y a tant de pères qui n’ont jamais eu d’enfants !

PLUTON.

Après avoir entendu les raisons des uns et des autres, pour vous défrayer de votre voyage, moi Pluton, prince des ténèbres, souverain du Styx et du Phlégéton, gouverneur des Pays-Bas, président du sabbat, et correcteur-né des arts, métiers et professions, je vous permets, non-seulement d’emmener chacun votre femme, mais toutes celles qui sont en enfer, sans même en excepter Proserpine.

ARLEQUIN.

Pour moi, je n’en ai que trop de celle-ci ; mais il y a bien des gens qui ne demanderaient pas mieux que de troquer avec vous.

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