Phaéton (Edme BOURSAULT)

Comédie en cinq actes, en vers libres.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 28 décembre 1691.

 

Personnages

 

PHAÉTON, fils du Soleil et de Climène

CÉPHISE, fille de Mérops, Roi d’Égypte

CLIMÈNE, mère de Phaéton, et femme de Mérops

EPAPHUS, fils de Jupiter et d’Isis

PROTÉE, Demi-Dieu, Gardien des Troupeaux de Neptune

THÉONE, fille de Protée

NISE, confidente de Théone

LE SOLEIL

MOMUS

LA PREMIÈRE HEURE DU JOUR

L’HEURE que les Dames vont au Temple

UN MOMENT

LA TERRE

JUPITER

GARDES de Climène

 

La Scène est à Memphis.

 

 

À MESSIEURS LES COMÉDIENS ORDINAIRES DU ROI

 

Messieurs,

 

Si vous vous souvenez aussi bien du plaisir que je vous donnai, que je me souviens de celui que j’eus lorsque je vous lus l’ouvrage que je vous dédie, je me flatte que vous vous ferez un plaisir nouveau de le recevoir, comme je m’en fais un de vous l’offrir. Les applaudissements que vous lui donnâtes à la lecture que je vous en fis méritent la reconnaissance que je vous en témoigne ; et je le mets tout exprès au jour pour faire connaître à ceux qui ne l’ont pu voir représenter qu’il y eut autant d’équité dans vos suffrages, que de passion dans ceux qui me refusèrent le leur. Il ne s’est jamais vu tant de cabales qu’il y en eut contre cette pièce : Je ne sais combien de petits Auteurs, chagrins du succès qu’avait eu Ésope, et qui vous entendaient publier que Phaéton en aurait encore un plus grand, firent ligue offensive et défensive contre moi ; et du bas du Parnasse, où Apollon a l’indulgence de les souffrir, ils cherchèrent à me faire tomber d’une place qui, toute médiocre qu’elle est, leur semble élevée par rapport à celle qu’ils y occupent. Comme il y en a quelques-uns à qui le bonheur a fait trouver des asiles favorables, et qui ont l’avantage de n’être pas inutiles aux plaisirs des Grands, ils eurent tant de facilité à les prévenir, et ceux qui étaient prévenus à en prévenir encore d’autres, que ma Comédie était condamnée avant que d’être vue ; et tout son crime était un peu trop de réputation. Ce n’est ni d’aujourd’hui ni contre moi seul que la prévention a fait voir qu’elle est inséparable de l’ignorance ; il ne faut guère feuilleter l’Histoire pour en trouver des exemples. L’Affranchi d’Auguste[1] en fit jadis une Fable, dont j’ai pris le sujet sans m’attacher servilement à la Lettre ; et comme il n’y a point d’exemple dans l’Antiquité qui fasse mieux connaître l’injustice de la prévention, j’ai cru la devoir mettre ici en ces termes.

 

La Prévention.

Fable.

 

Autrefois les Tribuns établirent à Rome

Deux Troupes de Comédiens ;

Le besoin de rimer m’oblige à dire, comme

À Paris les Français et les Italiens.

L’une et l’autre avec un grand zèle

Tâchait à renvoyer les Auditeurs contents ;

Mais dans l’une des deux (n’importe dans laquelle)

Présidait Roscius si célèbre en son temps.

Ses gestes, son air, sa parole

Rendaient en sa faveur le monde prévenu ;

Et quiconque après lui jouait un même rôle

S’il n’était fort habile, était fort mal venu.

Un jour que dans certaine Pièce

Il grognait à peu près comme un petit Cochon,

Un rôle si nouveau parut en son espèce

À tous les Spectateurs admirablement bon.

Rome était une Ville en Citoyens féconde ;

Et chacun allant voir cela :

Roscius, disait-on, est le seul homme au monde

Capable de ce rôle-là.

Pendant que Roscius, ayant le vent en poupe,

Causait tant de plaisir et d’admiration,

Un des Acteurs de l’autre Troupe

S’avisa d’une invention,

Qui montre clairement que la prévention

A toujours l’Ignorance en croupe.

Il dit que c’était un abus

De croire Roscius un si merveilleux homme :

Et fit même afficher aux carrefours de Rome

Qu’il ferait le Cochon moins mal que Roscius.

Les Romains étonnés d’une pareille affiche,

Et qu’avec Roscius il fît comparaison,

Furent tous l’écouter, plus pour lui faire niche

Que pour voir s’il avait raison.

Dès le moment qu’ils l’entendirent

Ce fut de toutes parts un murmure confus :

Mille gens prévenus l’un à l’autre se dirent :

Eh si ! Ce n’est pas Roscius.

Il demande par grâce à poursuivre son rôle,

Mais ses efforts sont superflus :

À peine grogne-t-il que chacun le contrôle,

Et crie à haute voix : ce n’est pas Roscius.

Enfin dans un courroux extrême,

Tirant un vrai Cochon de dessous son manteau,

À qui, pour réussir dans un tel stratagème,

Il piquait sourdement la peau :

Roscius, leur dit-il, dont l’esprit est si beau,

Fait donc mieux le Cochon que le Cochon lui-même.

Quand on juge avec passion

En tous lieux, en tous temps, mêmes choses arrivent :

C’est un guide trompeur que la prévention ;

Elle égare ceux qui la suivent.

 

Ne croyez pas, Messieurs, que ce soit par un entêtement si ordinaire aux auteurs, et dont je suis peut-être autant susceptible qu’un autre, que je trouve de la prévention dans le jugement tumultueux que l’on fit de mon ouvrage. J’ai fait comme fit, il y a quelque temps, un Plaideur qui perdit une bonne cause : son procès jugé, il en porta les Pièces à sept ou huit des plus fameux Avocats, qui après un sérieux examen dirent que le gain en devait être infaillible. J’ai montré ma Pièce, depuis le jugement qu’on en a fait, à des gens qui sont sur la cime du Parnasse, et qui ne voient qu’Apollon au-dessus d’eux ; et la plus solide louange que je puisse vous donner est qu’ils ont été de même sentiment que vous. Si je ne craignais d’être soupçonné d’un peu d’amour propre, j’ajouterais ici une approbation qui m’a été donnée je ne sais par qui. Comme je sortais un soir de la Comédie, un de vos Gardes me donna un billet cacheté, où quelqu’un, assez généreux pour me consoler d’une disgrâce qu’il crut apparemment que je ne méritais pas, avait eu la bonté de me mettre ces quatre Vers :

 

Plus je vois ton ouvrage et plus j’en suis avide.

C’est ainsi qu’au temps ancien

Écrivaient le galant Ovide

Et l’ingénieux Lucien.

 

Je ne les mets point ici par une vanité ridicule, je les y mets par une juste reconnaissance. Je répète (et c’est la vérité) que je ne sais à qui je suis redevable de cette grâce ; mais à qui que ce soit, j’y dois être assez sensible pour ne pas garder un silence ingrat dans une conjoncture où tout l’honneur est pour celui qui m’en a voulu faire. Son approbation ne déshonore pas la vôtre ; et vous ne serez pas fâchés de voir de votre parti un homme qui sait dire tant de choses en si peu de mots. Puisque vous avez fait plus que vous ne deviez pour moi, il est bien juste que je fasse ce que je dois pour vous ; et que j’associe à vos suffrages tout ce qu’il y a de gens éclairés qui jugent des ouvrages d’esprit par le plaisir qu’ils y prennent, et non par le rapport qu’on leur en fait. C’est, Messieurs, dans cette vue que je donne Phaéton au Public. Il vous a plu ; il a plu à des personnes d’un mérite au-dessus de l’expression ; sans compter l’applaudissement anonyme, qui n’est point d’un médiocre génie : j’en tire une conséquence qu’il faut de nécessité qu’il plaise à d’autres ; et je le souhaite, moins parce que je l’ai fait, que parce que vous l’avez approuvé. Je ne puis reconnaître l’obligation que je vous ai que par cette voie ; et par la protestation que je vous fais d’être toute ma vie,

 

Messieurs,

 

Votre très humble, et obéissant serviteur,

 

BOURSAULT.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

EPAPHUS, CÉPHISE

 

EPAPHUS.

Quoi, Céphise, aujourd’hui l’on choisit votre époux,

Et vous ne voulez pas que je m’en inquiète !

CÉPHISE.

Je vous tait déjà dit, Epaphus, je souhaite

Que le choix de ma main ne regarde que vous.

De tant de Rois voisins qui dans cette journée

Parleurs Ambassadeurs briguent mon Hyménée,

Aucun ne s’attire mes vœux :

La Couronne avec eux me semblerait affreuse ;

Au lieu que je vivrais heureuse,

Si je pouvais vous rendre heureux.

Vous êtes fils du Dieu qui lance le tonnerre,

Je suis fille du Roi qui commande en ces lieux.

Et mon sort serait glorieux

D’unir l’auguste sang du plus puissant des Dieux

Au sang du plus grand Roi qui règne sur la terre.

EPAPHUS.

Hélas, Princesse, hélas ! que ces tendres bontés

Sur un fidèle amant si souvent répandues,

Me seront chèrement vendues,

Si quelque heureux Rival m’enlève vos beautés !

Plus vous prenez de soin à m’en faire paraître,

Plus je trouve de gloire à vivre dans vos fers ;

Et si je dois vous perdre il m’est dur de connaître

La grandeur du bien que je perds.

CÉPHISE.

Et qui peut vous défendre un espoir légitime ;

Pour vous le Roi mon père a plus que de l’estime ;

C’est vous en dire assez pour calmer votre effroi.

Et si je suis votre partage

Vous aurez encore l’avantage

De ne pas devenir mon époux malgré moi.

EPAPHUS.

Mais Phaéton, Madame, est le fils de la Reine :

Nous avons l’un pour l’autre une invincible haine :

Nous ne pouvons nous voir sans paraître en courroux.

Soit caprice, raison, destinée, influence,

On voit depuis notre naissance,

Une antipathie entre nous.

Je ne puis le souffrir ; il me souffre avec peine ;

Il me hait malgré lui : je le hais malgré moi ;

Cependant l’esprit de Climène

Est puissant sur l’esprit du Roi.

Vers qui que ce puisse être où penche son suffrage

Vous ne pouvez douter qu’il ne soir d’un grand poids :

Et sans faire à son fils le plus sensible outrage

Elle ne peut sur moi faire tomber sa voix.

Je vous perdrai, belle Princesse.

CÉPHISE.

Si Phaéton m’aimait je n’en douterais pas :

Mais par bonheur pour moi j’ai pour lui peu d’appas,

Théone a toute sa tendresse,

Protée, à qui toujours l’avenir est présent,

Malgré tout l’enjouement de son aimable fille

Aux feux de Phaéton serait moins complaisant

S’il ne le voyait prêt d’entrer dans sa famille.

Ne vous lassez point de m’aimer ;

Je ne vous trompe point par des paroles vaines ;

Phaéton est le seul qui nous puisse alarmer,

Et Théone le tient en de trop fortes chaînes.

Adieu. J’ai ménagé ces moments pour vous voir.

Si le ciel m’est propice, ainsi que je l’espère,

Et que ce soit à vous que me donne mon père,

Croyez qu’avec plaisir je suivrai mon devoir.

Elle sort.

 

 

Scène II

 

EPAPHUS, seul

 

Et moi, Céphise, et moi quoique l’on me prépare,

Du sort de mes Rivaux je ne suis point jaloux :

Je suis le plus heureux de tous,

Puisque c’est : pour moi seul que l’amour se déclare.

 

 

Scène III

 

MOMUS, EPAPHUS

 

MOMUS.

Très humble serviteur au Seigneur Epaphus,

Comment va l’amoureux commerce ?

Peut-on vous demander sous ces arbres touffus

À quel jeu votre esprit s’exerce ?

Sans doute, cet abord vous paraît familier,

Et surtout n’ayant pas l’honneur de me connaître :

Je demeure d’accord que je suis singulier ;

Et pour dire encor plus je me pique de l’être.

Vous paraissez tout je ne sais comment

De m’ouïr parler de la sorte.

Et votre œil enflammé semble un gros Diamant

Dont on dirait que le feu sorte.

Vraiment, vraiment, vous n’êtes pas au bout,

Pour peu que vous et moi nous fassions connaissance...

EPAPHUS.

Je n’en veux point faire du tout

Avec gens comme vous d’une obscure naissance ;

Savez-vous à qui vous parlez ?

Et quel rang tient ici celui qui vous écoute ?

MOMUS.

Si je ne le sais pas tout au moins je m’en doute.

Vous, l’ami qui me querellez

Au moment que je vous cajole ;

Savez-vous que, sans hyperbole,

Je vaux mieux que vous ne valez ?

EPAPHUS.

Mon cher, quand on extravague,

On attire mon courroux.

MOMUS.

Doucement, mon cher, j’incague

De plus grands Seigneurs que vous.

Eut-on la foudre en main comme l’a votre père,

On n’est point à l’abri de mes traits mordicants :

Malgré moi dans ma bouche il vient des mots piquants

À quoi les sots n’échappent guère.

Les plus déterminés devant moi sont émus :

Ennemi des défauts partout je les censure ;

Et si vous connaissez Momus ;

C’est Momus qui vous en assure.

EPAPHUS.

Quoi, vous êtes Momus ! vous ?

MOMUS.

Oui, moi ; pourquoi non ?

EPAPHUS.

Ce Dieu qui sans cesse contrôle ?

Qui ne voit rien de bien ? ne trouve rien de bon ?

MOMUS.

Oui justement. C’est moi qui suis ce Dieu si drôle.

EPAPHUS.

Pardon, si j’ai trouvé votre début suspect.

Votre Divinité ne m’était pas connue.

MOMUS.

Couvrez-vous. Quoique Dieu, je suis peu circonspect ;

Vous pouvez me parler sans être tête nue.

Je hais les grands Seigneurs dont le farouche aspect

Imprime tant de crainte et tant de retenue.

Qu’on croit leur manquer de respect

Lorsqu’on tousse et qu’on éternue.

EPAPHUS.

Aucun Char n’a dans l’air marqué votre venue,

De vous rendre invisible, avez-vous le talent ?

MOMUS.

J’étais enveloppé dans une épaisse nue,

De peur qu’un Chasseur turbulent

À qui j’aurais frappé la vue,

Ne me crut un mets succulent ;

Et que de cette erreur son âme prévenue.

Il ne me tirât en volant,

Choisi par Jupiter, soi disant votre père...

EPAPHUS.

Comment ? soit disant ? Ma colère

Si vous n’étiez un Dieu, vous ferait repentir

D’un jugement si téméraire.

MOMUS.

En Dieu de bonne foi je dois vous avertir

Que je n’ai pas dessein d’offenser votre mère :

Mais comme je suis sincère

J’appréhende de mentir.

Combien sur les deux Hémisphères

Voit-on d’enfants éclore à chaque pas,

Dont force honnêtes gens s’osent dire les pères

Qu’on sait bien qui rie le sont pas ?

Revenons à notre matière,

Choisi par Jupiter je descends ici bas

Pour apaiser tous les débats

D’entre vous et le fils du Dieu de la lumière,

À tous les Dieux du ciel rangés dans un festin

Le Soleil en a fait une plainte publique ;

Et vous a peint aussi mutin

Que Phaéton est pacifique,

La jalouse Junon fut d’abord contre vous ;

Il n’est pas malaisé que l’on se l’imagine :

Elle hait les enfants que son fragile époux

A fabriqués à la sourdine.

Vénus, qui dans le cœur garde un secret dépit,

De ce que le Soleil, par malignité pure ;

La fit prendre en flagrant délit

Dans une amoureuse aventure,

Parla longtemps pour vous en termes obligeants ;

Mais elle eut mieux fait de se taire.

On sait que Vénus d’ordinaire

Ne prend pas le parti des plus honnêtes gens,

Pallas, qui  sans amour passe son plus bel âge,

Pour avoir trop d’esprit et trop peu de beauté ;

Qui veut qu’à toute outrance une fille soit sage

Par le chagrin qu’elle a de l’avoir trop été,

Pour vous punir du penchant de vos Mères

Friandes autrefois de larcins amoureux

Dit qu’il fallait à tous deux

Vous donner les étrivières.

Je deviendrais prolixe, et peut-être ennuyeux

Si je vous apprenais le reste

Des divers sentiments de la troupe céleste :

Je pense que je ferai mieux

De vous représenter que l’air est une route,

Où quelque grande soif qu’on ait,

On ne trouve aucun cabaret

Où l’on puisse boire une goûte :

Et du ciel jusqu’ici le chemin est si long

Qu’avant qu’on soit au bout aisément on s’altère :

De grâce pourvoyez-y donc ;

Et songez que je suis un Dieu de bonne chère.

EPAPHUS.

Eh ! les Dieux mangent-ils ? j’ai toujours cru que non :

Et que tout le Nectar et toute l’Ambroisie

Dont on dit que là-haut chacun se rassasie

Étaient des aliments moins d’effet que de nom,

Je serai ravi de connaître

Que je me trompais sur ce point.

MOMUS.

Si les Dieux ne mangeaient point,

Serais-je assez fou pour l’être ?

Et comment sans manger pourrions-nous vivre heureux ?

Notre condition serait la plus mauvaise :

On n’est jamais à son aise

Tant qu’on a le ventre creux,

Jupiter, Mars, Neptune, et tous tant que nous sommes

Qui réglons notre sort au gré de nos désirs,

Exempts des disgrâces des hommes

Nous partageons tous leurs plaisirs,

À ce que nous voulons jamais tien ne s’oppose :

Sans cesse accompagnés et des Jeux et des Ris,

Nous buvons, nous mangeons : Et bien vous en a pris

Que Jupiter ait su faire encore autre chose.

Jeune, beau, vigoureux, l’œil perçant, le teint frais.

Ennemi de la bagatelle,

Lorsqu’en votre chemin vous trouvez une belle.

Vous allez droit au but sans faire de faux frais.

Comment gouvernez-vous certains jeunes attraits

D’une appétissante femelle

Qui pour prendre les cœurs semble être faite exprès ?

Comme je descendais vous étiez avec elle ;

Je Vous ai vu de loin l’apostropher de près.

EPAPHUS.

L’un pour l’autre, Momus, le Destin nous fit naître ;

Vivre et mourir ensemble est notre unique but.

Dès la première fois que je la vis paraître,

J’eus le bien de lui plaire autant qu’elle me plut :

Mais sur tous ses désirs, dont je serais le Maître,

La volonté du Roi de tout temps prévalut :

Il lui donne un époux, que je ne puis connaître ;

Si ce n’est Phaéton, ce sera moi peut-être.

Avant la fin du jour ce grand choix se conclut ;

Et si j’ai le malheur de ne le pouvoir être,

Je voudrais qu’aucun ne le fut.

MOMUS.

Vous voulez donc, tête baissée,

Essayer si l’Hymen a des plaisirs bien doux ?

EPAPHUS.

Oui, cher Momus, c’est ma pensée.

MOMUS.

Cher Epaphus, tant-pis pour vous.

Malgré toutes les amorces

Que l’Hymen peut faire voir,

L’amour perd bien de ses forces

Quand il agit par devoir.

Il ne faut point chercher en famille étrangère

D’exemple à vous étaler :

Il suffit de citer Jupiter votre père ;

Chacun sait que Junon n’est que son pis-aller.

Vous jugez bien qu’elle est belle,

Puisque je la trouve telle

Moi que l’on croit médisant :

Mais une femme immortelle

Est un fardeau fort pesant.

EPAPHUS.

Et moi, je ne sais rien de plus satisfaisant,

De plus doux, de plus beau qu’une ardeur éternelle.

Que ne m’est-il permis d’espérer... Mais, Adieu,

Je m’en vais vous attendre au Temple de ma mère,

La Reine que je vois s’approche de ce lieu ;

Et je sais que ma vue excite sa colère.

MOMUS.

Pour sortir de l’erreur où vous avez été,

Et savoir si les Dieux font leur devoir à table,

Faites provision de quelque bon pâté ;

Et surtout de vin délectable.

À ce rendez-vous agréable,

Escortés de la joie et de la liberté

Nous verrons qui des deux est le plus redoutable,

Et qui de meilleur air sait boire une santé.

 

 

Scène IV

 

CLIMÈNE, MOMUS, GARDES

 

UN GARDE.

Place à la Reine. Holà ! Garde, l’ami ; dépêche.

MOMUS.

Eh ! Monsieur le Garde, tout doux ;

Il sied mal près des Rois d’avoir l’esprit revêche.

UN SECOND GARDE.

Assomme ce coquin de coups ;

Il raisonne !

CLIMÈNE.

Tout beau ; sur peine de ma haine,

Je vous ai commandé d’être plus indulgents.

MOMUS.

Vous n’êtes pas la seule Reine

Qui près de sa personne ait de vilaines gens,

Chez les Grands, comme vous, c’est un mal nécessaire ;

On en est infecté presqu’en toutes les Cours,

Mais passons à d’autres discours ;

J’ai des baisemains à vous faire,

Madame.

CLIMÈNE.

À moi ! de qui ?

MOMUS, bas à Climène.

De l’un de vos Galants.

CLIMÈNE.

Téméraire ! les fous me sont insupportables.

Je prends pitié des misérables,

Et fais punir les insolents.

Un mensonge si condamnable,

Rencontrerait ailleurs un châtiment tout prêt.

MOMUS.

Je ne mens point, Madame, ou je me donne au diable,

Je dis la chose comme elle est.

Ce matin, le Soleil, à qui je rends service,

(Car afin que vous me croyez,

Si l’on ne m’a changé quand j’étais en nourrice,

Je me garantis Dieu, tel que vous me voyez.)

Je suis Momus.

CLIMÈNE.

Momus ! Quoi ! Momus en personne !

MOMUS.

Que diantre dans la face ai-je de si nouveau ?

Suis-je trop laid ? Suis-je trop beau ?

Dès que je dis mon nom tout le monde s’étonne.

CLIMÈNE.

Vous êtes ici-bas en modeste appareil !

MOMUS.

Il est vrai. Mais l’orgueil ne fut jamais mon vice.

CLIMÈNE.

Comment se porte le Soleil ?

MOMUS.

Il se porte fort bien, hors quand il fait éclipse.

CLIMÈNE.

Faites-m’en, je vous prie, un tableau raccourci.

Autrefois sa beauté me paraissait extrême.

MOMUS.

Madame, il est toujours le même,

Il ne vieillit point, Dieu merci.

Qu’on parcoure avec soin le ciel, la terre et l’onde,

Chez les Dieux les plus beaux il tient le premier rang :

Quoiqu’il soit de même âge à peu près que le monde,

Il n’a pas une ride, et pas un cheveu blanc.

Le hâle l’accompagne, et jamais ne le gâte ?

Environné de flammes il est frais au milieu :

Pour tout dire en un mot, je ne sas point de Dieu

Pétri d’une meilleure pâte.

À moins qu’on ne le tue il doit vivre longtemps.

CLIMÈNE.

Plût au ciel qu’à ses yeux Phaéton put paraître !

Que de joie il aurait, lui qui lui donna l’être,

De lui voir des vertus qui préviennent les ans !

À un Garde.

Que l’on cherche mon fils, et que l’on nous l’amène,

Vous en serez, je crois, pleinement satisfait.

Je ne puis vous celer que je suis un peu vaine,

D’avoir un fils si parfait.

Peut-être en sa faveur suis-je trop entêtée.

Que cela soit ou non, je prétends ce matin,

Par force ou par amour faire parler Protée,

Pour savoir de mon fils le glorieux destin.

Toutes les choses futures,

Sont présentes à ses yeux ;

Mais il est si capricieux,

Qu’il prend cent diverses figures,

De peur de contenter mon désir curieux.

MOMUS.

Tous les diseurs de bonnes aventures,

Sont fripons et malicieux.

Je cherche à vous servir, et vous l’allez connaître ;

Des troupeaux de Neptune il est le gardien :

Mais près de moi c’est ne rien être,

Mon pouvoir fait cesser le sien,

À ce que je prescris c’est à lui de souscrire.

Si par ses changements il prétend vous lasser,

Je prétends, moi, ne lui laisser,

Que la faculté de prédire,

L’occasion vous rit ; c’est lui que j’aperçois.

Quel bonheur pour vous ! Il sommeille.

CLIMÈNE.

Il faut assurément qu’il parle à cette fois.

Gardes, qu’on le surprenne avant qu’il se réveille.

 

 

Scène V

 

PROTÉE, MOMUS, CLIMÈNE, GARDES

 

PROTÉE, à demi éveillé.

Hé bien, oui ; ça, j’y vais. Qui va là ? Que veut-on ?

CLIMÈNE.

À la fin j’ai su vous surprendre :

Malgré vous il me faut apprendre

Quel fera le destin de mon cher Phaéton ;

Vous ne pouvez vous en défendre.

PROTÉE.

Et quoi, toujours sur mes talons !

Votre importunité me gène.

MOMUS.

Allons, Seigneur Protée, allons ;

De l’honnêteté pour la Reine.

Vous pouvez devenir Âne, Cheval, ou Veau,

Pour ne pas remplir sa requête,

Je le sais : mais il n’est pas beau

Qu’un demi-Dieu fasse la Bête.

Prenez un air plus sérieux.

C’est moi qui le souhaite ; et qui vous le commande.

PROTÉE.

Il sied bien au bouffon des Dieux

De me faire une réprimande !

MOMUS.

Outre qu’on m’a là haut immatriculé Dieu,

Je suis députe d’une couple

Qui vous diront en temps et lieu

Qu’il faut qu’en ma présence un demi-Dieu soit souple.

Satisfaites la Reine en honnête Devin.

Sans vous faire tirer l’oreille.

En vertu de mon droit divin

Je puis vous commander ce que je vous conseille.

PROTÉE.

Si vous saviez quelle fatigue c’est

Que de vouloir se mêler de prédire,

Vous ne trouveriez pas à dire

De ce qu’à peint nommé je ne suis pas tout prêt...

Je me transforme en Bête, en Arbre, en Flamme, en Roche,

Pour tacher à m’en garantir :

Mais il n’en est plus temps : je commence à sentir

Du Dieu qui me saisit la redoutable approche.

Mes cheveux sur mon front sont déjà hérissés.

Maudit soit le moment que j’eus cette science,

Juste Ciel ! que vous me pressez !

Donnez-vous, je vous prie un peu de patience,

Neptune. Quel éclat tout à coup me surprend !

Cet éclat disparaît ; et la terre s’entr’ouvre ;

Mon enthousiasme me prend ;

Et le sombre avenir à mes yeux se découvre.

Reine voici le sort de votre Phaéton,

Puisque vous souhaitez que je le développe.

C’est l’Oracle qui parle. Écoutez sur quel ton

Il va faire son horoscope.

C’est en vain que Théone a pour lui des appas :

À ce que veut l’Amour le sort ne consent pas ;

L’Hymen entre elle et lui ne saurait se conclure :

Jamais Mortel ne fut si haut

Que Phaéton sera bientôt !

Je sais ce que je dis quand je vous en assure.

Si mon art n’est trompeur j’entrevois aujourd’hui

Une fuite de conjonctures

Qui sont d’infaillibles Augures

Que l’Univers entier sera dans peu sous lui.

Je ne puis de son sort vous apprendre la suite.

Mon enthousiasme me quitte.

Adieu.

 

 

Scène VI

 

CLIMÈNE, MOMUS, GARDES

 

CLIMÈNE.

Que mon bonheur est grand !

Que j’ai de Phaéton une haute espérance !

Au Dieu dont il tient la naissance

Mon fils n’est pas indifférent.

Protée est mutin, mais sincère.

Jamais Mortel ne fut si haut

Que Phaéton sera bientôt !

Ah ! mon fils, quel plaisir pour ton heureuse mère !

MOMUS.

Je vous congratulerais bien

Si j’avais de la foi pour de telles promesses ;

Mais Devins et Devineresses

Ne valent presque jamais rien.

CLIMÈNE.

Protée est un Devin que tout le monde honore.

Jamais Mortel ne fut si haut

Que Phaéton sera bientôt !

De peur que l’on en doute il le répète encore.

Si mon Art n’est trompeur j’entrevois aujourd’hui

Une fuite de conjonctures,

Qui sont d’infaillibles augures

Que l’Univers entier sera dans peu sous lui.

Je prends tant de part à la gloire

D’un fils qui sans relâche occupe mon esprit,

Que tout ce que Protée a dit

M’est demeuré dans la mémoire.

Phaéton est sans doute attaché près du Roi :

Portons-lui promptement cette grande nouvelle.

J’aurais une douleur mortelle

Si mon fils l’apprenait d’un autre que de moi.

Allons, Momus.

MOMUS.

Madame, une affaire importante

Me dérobe l’honneur d’accompagner vos pas.

CLIMÈNE.

Quoi ! vous tromperez mon attente ?

Vous ne me remmènerez pas ?

MOMUS.

Je prétends, ma belle Reine,

Dans deux heures au plus tard

En Député céleste aller vous faire part

Du paisible dessein qui dans ce lieu m’amène.

Jusques-là s’il vous plaît, je demande congé ;

Cette incivilité me fait peine à commettre :

Mais enfin l’affaire que j’ai

N’est pas d’une nature à pouvoir se remettre.

Vous voulez bien me pardonner

Si je cours au plus nécessaire.

CLIMÈNE.

Et ne puis-je savoir cette importante affaire ?

MOMUS.

Le fils de Jupiter m’attend à déjeuner.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

THÉONE, NISE

 

NISE.

Je ne vous blâme point d’être grande rieuse :

Vous êtes belle, jeune, et cela vous sied bien ;

Mais ne vous alarmer de rien,

Être fille, être amante, et si peu curieuse,

C’est violer les droits du sexe féminin ;

Je vous l’ai déjà dit, et je vous le répète.

THÉONE.

Je ne veux point aller au-devant du chagrin ;

Il vient toujours plutôt que l’on ne le souhaite.

NISE.

Souvent quand on sait le prévoir.

On l’évite par sa prudence.

THÉONE.

N’est-ce pas un chagrin que cette prévoyance ?

Et même un des plus grands que nous puissions avoir ?

Ne se mettre rien dans la tête

Et prendre le temps comme il vient,

C’est, à ce que tu crois, vivre comme une bête ;

Et la plupart du monde avec toi le soutient ;

Trop heureux qui pourrait l’être

En bien des occasions !

On ne saurait qu’aimer et paître,

Et l’on ignorerait les autres passions.

La raison qu’on nous vente et qu’on trouve si belle,

Loin d’être un si grand bien est le plus grand des maux ;

Le pur instinct des animaux

Est bien plus raisonnable qu’elle.

Guerre, procès, vieillesse, infirmité, trépas,

N’ont rien qu’un animal redoute :

S’il lui vient du bien, il le goûte ;

Et s’il lui vient du mal, il ne le connaît pas.

La nature envers l’homme est beaucoup plus avare.

Le bien qu’elle lui fait est trop proche du mal :

En le faisant savant elle le rend bizarre ;

En le faisant vaillant elle le rend brutal.

L’animal au contraire a toujours l’âme égale.

De tout ce qu’il rencontre il se fait des plaisirs ;

Et s’il a de l’amour il remplit ses désirs,

Sans blesser la pudeur ni la foi conjugale.

La joie est le vrai bien : tous les autres sont faux ;

Où je ne la vois point rien ne saurait me plaire ;

Si la pente au plaisir est un de mes défauts,

Je ne te promets pas de jamais m’en défaire.

NISE.

Mais quoi, pour la Princesse avoir tant d’amitié,

Et la voir en danger de perdre ce qu’elle aime,

Sans avoir aucune pitié

De son inquiétude extrême !

Si des maux qu’elle sent vous aviez la moitié

En userait-elle de même ?

Quel chagrin vous voit-on, pour peu qu’il soit touchant,

Que sa tendresse ne ressente ?

THÉONE.

La Princesse suit son penchant

De même que je suis ma pente.

Elle ne sait par quelle loi

Aux tendres sentiments le ciel l’a dévoilée ;

Et je ne puis dire pourquoi

Il m’a faite plus enjouée.

C’est me connaître mal que de conjecturer

Que l’amitié sur elle ait un plus fort empire :

Mon talent n’est point de pleurer

Comme le sien n’est point de rire.

S’il dépendait de moi de choisir son époux

Je sais une infaillible voie

De lui procurer de la joie,

Et de tous mes plaisirs ce serait le plus doux.

Son sort peut être heureux, son sort peut être rude ;

Un grand plaisir l’attend, ou d’extrêmes ennuis :

J’ai toujours de l’espoir dans cette incertitude,

Et je m’afflige enfin le plus tard que je puis.

NISE.

Votre façon d’aimer est aisée et nouvelle,

Mais lors qu’à la Princesse on choisit un époux,

Si vous ne craignez rien pour elle

N’appréhendez-vous rien pour vous ?

Depuis sept ou huit jours Phaéton vous évite ;

De si loin qu’il vous voit il paraît interdit ;

En disant qu’il vous aime, il chancelé, il hésite

Comme s’il avoir peine à croire ce qu’il dit ;

Quoique pour l’arrêter vous ayez du mérite

Je ne puis m’empêcher de soupçonner sa foi.

THÉONE.

Tant-pis pour lui s’il me quitte

Il y perdra plus que moi.

Je ne présume point que j’aie une Rivale.

Mais quand cela se pourrait,

Quelque belle qu’elle soit,

Je doute qu’elle m’égale.

Je vois, à ton air sérieux,

Que de ma vanité ta pudeur souffre et gronde :

Je n’ai pas des attraits à surprendre les yeux ;

Mais j’ai je ne sais quoi qui plaît atout le monde.

Jamais le conjugal lien

N’a rangé sous ses lois une meilleure épouse ;

C’est de mon devoir seul que je serai jalouse

Si je trouve un mari qui s’acquitte du sien.

Toujours d’humeur égale, et toujours complaisante,

Une tendre union bornera mes souhaits :

Et si nous nous brouillons, je suis trop bienfaisante

Pour être plus d’un jour sans refaire la paix.

Avec ces qualités, qu’on ne me peut débattre,

Et, comme tu le vois, de passables appas,

Que Phaéton me quitte, ou ne me quitte pas,

Pour un amant perdu j’en retrouverai quatre.

NISE.

Mais Nimphe, votre père à qui tout est présent,

Qui lit dans l’avenir comme moi dans un livre,

Et qui du Dieu Neptune a reçu ce présent,

Sait bien sous quelle loi vous aurez l’heur de vivre.

THÉONE.

Je l’ai toujours prié de ne me dire rien

De ce qui m’est là haut nuisible ou favorable ;

Je ne veux point languir dans l’attente d’un bien,

Ni souffrir par avance un mal inévitable.

Je vois toujours le sort aller son même train :

Ordinairement il envoie

À la jeunesse de la joie,

À la vieillesse du chagrin.

Jouissons des plaisirs que l’âge nous présente

Sans nous inquiéter de ce qui vient après :

La folie, à vingt ans, a pour moi plus d’attraits,

Que la sagesse à soixante.

Voilà, ma chère Nife, où je veux m’en tenir :

Je conviens avec toi qu’il est beau d’être sage ;

Mais comme d’ordinaire on ne l’est qu’avec l’âge.

Je ne veux pas encore sitôt le devenir.

NISE.

Mais parlez-moi, de grâce, avec une âme ouverte ;

Aimez-vous Phaéton, ou ne l’aimez-vous pas ?

D’un cœur indifférent souffrirez-vous sa perte

Si pour d’autres attraits il quitte vos appas ?

Si l’on en croit un bruit que fait courir sa mère,

Dans peu le monde entier doit être sous ses pieds ;

Et dans un rang si haut on dit que votre père

Ne veut plus qu’à l’aimer vous vous émancipiez.

THÉONE.

Je sais le bruit qui court de sa grandeur future,

Et ce bruit ne m’alarme pas :

Pour toi qui crains toujours, ton esprit se figure

Qu’il se verra trop haut pour descendre si bas.

Depuis lui jusqu’à moi quel que soit l’intervalle

L’amour n’en souffre point entre de vrais amants ;

Et l’hymen par des nœuds charmants

En les unissant les égale.

Il est vrai, depuis quelques jours

Des soins qu’il me rendait Phaéton est avare ;

Mais ce sont de certains détours

Pour faire souhaiter ce que l’on trouve rare.

Je n’ose jusqu’ici le soupçonner de rien :

Mais si je m’aperçois qu’il aille à l’inconstance,

Eut-il trente pas d’avance

Je le rattraperai bien ;

Et s’il faut entre nous parler en conscience.

Notre sexe en sait plus là-dessus que le sien.

NISE.

Quelque raison que j’aie, et quoique je vous dise

Vous renversez d’un mot tout mon raisonnement,

Tant vous débitez finement

Votre méchante marchandise.

Encore un mot ou deux, et je ne dis plus rien ;

Aussi bien avec vous fait-on mieux de se taire.

Sait-on ce qu’ici bas Momus est venu faire ?

THÉONE.

On ne me l’a point dit, mais je m’en doute bien.

NISE.

Et que présumez-vous qui l’y fasse descendre ?

On est mieux au ciel qu’en ces lieux.

THÉONE.

Peut-être est-ce l’amour qui l’oblige à s’y rendre ;

Et c’est où l’on se plaît qu’on est toujours le mieux.

NISE.

Quoi, vous croiriez Momus capable de tendresse ?

Je voudrais que cela fut ;

Et pour comble d’allégresse

Que votre beauté lui plut.

Lui rieur, et vous rieuse,

Les chagrins de l’hymen vous seraient inconnus ;

Et si votre lignée un jour était nombreuse

Vous peupleriez la terre et le ciel de Momus.

THÉONE.

Il arrive souvent des choses moins possibles :

Et si j’oie parler du peu que j’ai d’attraits,

Je sais bien qu’ils ne sont pas faits

Pour rendre Jupiter ou Neptune sensibles.

Si je m’entêtais là-dessus

Je demeure d’accord que je serais trompée :

Mais pour des Dieux tels que Momus,

Qui n’ont que la cape et l’épée,

Dusses-tu nommer cela

Orgueil, faiblesse, folie,

Je crois être assez jolie

Pour prétendre jusques-là.

De l’humeur dont il est, si nous vivions ensemble

Nous ferions l’un et l’autre ennemis de l’ennui.

NISE.

Vous pouvez, si bon vous semble,

En raisonner avec lui.

Je l’aperçois.

 

 

Scène II

 

MOMUS, THÉONE, NISE

 

MOMUS.

Bonjour ma charmante Cousine ;

Je crois pouvoir ainsi vous nommer en ce lieu.

Votre père Protée étant un demi-Dieu

Vous êtes à moitié divine :

Et je ne suis pas assez fier

Quoi que je sois Dieu tout entier,

Pour ne pas cousiner ceux de votre origine.

THÉONE.

Je n’ai garde d’abuser

De l’honneur que vous me faites :

Je sais trop le respect que me doit imposer

La présence d’un Dieu, galant comme vous l’êtes.

MOMUS.

Pour galant, Cousine, non ;

Ce n’est pas dont je me pique ;

Mais pour Censeur et Critique

Je le crois être assez bon ;

Au moins assez souvent est-ce à quoi je m’applique.

L’homme est un animal dont l’imposteur aspect

En trompant son voisin fait semblant qu’il l’honore ;

Par l’homme j’entends hic et hac.

Et la femme est bien pis encore.

J’ai querellé cent fois, comme chacun le sait,

Notre vieux Jupiter, tout grand Dieu qu’il puisse être,

De ce qu’il ne leur a pas fait

Ici devant une fenêtre,

Par où l’on pût voir et connaître

Ce qu’en a là-dedans de difforme et de laid :

Mais le bon homme, quoique maître,

Garde là-dessus le tacet ;

Et de l’intérieur ne laisse rien paraître

Tant il croit son chef-d’œuvre un ouvrage imparfait.

THÉONE.

Les Dieux ne font point de fautes ;

Ils sont exempts de défauts.

MOMUS.

Les sottises les plus hautes

Viennent des lieux les plus hauts.

Mais laissons-là cette corde,

Et chantons plus bas d’un ton.

Aidez-moi, je vous prie, à mettre la concorde

Entre Epaphus et Phaéton.

Leurs pères prétendus m’ont fait ici descendre

Pour les faire marcher droit ;

Mais je ne sais point d’endroit ;

Par où je les puisse prendre :

Si vous en savez un, ma Cousine, il faudrait

Me faire le plaisir de vouloir me l’apprendre.

THÉONE.

Pour réunir leurs cœurs je n’ai rien oublié :

Mais plus on y travaille et plus on les divise ;

J’ai parlé, querellé, menacé, supplié,

Er j’ai toujours perdu la peine que j’ai prise.

C’est pour toujours qu’ils ont rompu ;

Il n’est point de raison qui jamais les rassemble.

MOMUS.

J’ai fait tout ce que j’ai pu

Pour les faire boire ensemble.

Quoi qu’ils soient en détrempe issus du sang des Dieux,

Comme les jeunes gens d’une haute naissance

Sont souvent impécunieux

Sauf à la, répéter, j’en faisais la dépense.

Mais Epaphus sur Phaéton

Prétendait de plein droit avoir la préférence ;

Et mettant Jupiter au-dessus d’Apollon,

Voulait entre leurs fils la même différence.

Phaéton au contraire, en termes sort exprès,

Disait que Jupiter, à cause de son âge,

Était primus inter pares ;

Et n’avait, comme aîné, sur les Dieux ses cadets.

Hors le vol du Chapon, aucun autre avantage ;

Que le Soleil par les vertus

Rendait seul la terre féconde,

Et faisait plus de bien au monde

Que le foudre enrouillé du père d’Epaphus.

Là-dessus l’antipathie

Qui ne peut souffrir la paix,

S’étant mal à propos mise de la partie,

Ils se sont séparés plus brouillés que jamais.

Et pour moi, qui de l’Olympe

Pour les rapatrier m’étais ici rendu,

Il faudra que j’y regrimpe

Comme j’en suis descendu ;

À moins que Phaéton, qui pour vous est de braise,

Et qui pour vos appas file un amour constant...

[Sa raison, par parenthèse,

Ne me paraît point mauvaise,

Et j’en ferais bien autant.]

À moins, dis-je, que l’empire

Que vous avez sur lui n’offre quelque moyen...

THÉONE.

Je vous ai déjà dit que je n’y pouvais rien

Et si vous vous plaisez, à l’entendre redire,

Epaphus qui paraît le confirmera bien.

 

 

Scène III

 

EPAPHUS, THÉONE, MOMUS, NISE

 

EPAPHUS.

Ah Théone ! ah Momus ! prenez part à ma peine ;

Je suis au désespoir, et c’est avec raison.

Le Roi, tout Roi qu’il est, moins puissant que la Reine,

Pour époux de sa fille a choisi Phaéton.

THÉONE.

Phaéton, dites-vous ?

EPAPHUS.

Phaéton.

MOMUS.

Il se moque.

Il cherche à vous fonder en vous parlant ainsi.

EPAPHUS.

Non, non, mon désespoir n’use point d’équivoque,

Jamais la vérité n’a mieux paru qu’ici.

MOMUS.

Puisque Phaéton vous troque,

Je le troquerais aussi.

Epaphus est vacant, et vous êtes vacante ;

Vous valez bien vous deux les deux autres, au moins ;

Et ce serait leur faire une pièce piquante

Que de vous joindre ensemble avant qu’ils fussent joints.

Si vous voulez mêler l’agréable à l’utile,

Je vous donne un avis à ne point négliger :

Il vous offre un moyen aussi prompt que radie,

De vous faire bien aise et de vous bien venger.

EPAPHUS.

Eh ! de qui voulez-vous, hélas, que je me venge ?

Le cœur de la Princesse est-il double ou léger ?

On la contraint à changer,

Ce n’est point elle qui change.

Je crois l’aimer assez pour l’aimer sans espoir :

Et Théone à mes yeux serait cent fois plus belle,

Qu’avec tous les appas qu’elle pourrait avoir,

Je ne pourrais l’aimer comme elle.

THÉONE.

Eh ! là là, Seigneur Epaphus,

Ne vous défendez pas si crûment que vous faites :

Les filles, comme moi, ne sont pas au refus

D’un fils de Jupiter qui l’est, comme vous l’êtes.

Si jadis je me prévalais

De voir Phaéton ma conquête,

Souvent mal à propos une fille s’entête ;

Et j’ignorais d’ailleurs tout ce que je valais.

Maintenant que j’en suis instruite.

Et que, pour ainsi dire, on le sait en tous lieux,

Le pis que j’aie à craindre est de me voir réduite

À l’honneur de choisir entre vingt demi-Dieux.

Songez donc, je vous prie, à ne vous plus défendre

De vouloir être mon époux :

Le moins que je puisse prétendre

À ne point nous flatter, c’est Phaéton et vous.

Vous avez trop d’esprit pour ne me pas entendre.

Adieu.

 

 

Scène IV

 

MOMUS, EPAPHUS

 

MOMUS.

Vous le voyez, elle sort en courroux.

EPAPHUS.

Et quel sujet en a-t-elle ?

Qu’ai-je dit pour l’offenser ?

MOMUS.

Une petite bagatelle,

Qui ne vaut pas la peine d’y penser.

Que peut-elle essuyer de plus désagréable

Que d’entendre à brûle-pourpoint

Dire que vous ne l’aimez point ?

C’est un tacite aveu qu’elle n’est point aimable :

Et vous n’êtes pas excusable

D’avoir été fat à ce point.

EPAPHUS.

Frappé du coup mortel, dont j’ai l’âme accablée,

Une juste douleur rend mes sens interdits ;

Et ma raison est si troublée

Que je ne sais ce que je dis.

Eh ! pour qui désormais prétend-on que je vive ?

J’aimais, j’étais aimé, c’est un destin si doux...

MOMUS.

Phaéton, qui vous en prive,

Est plus à plaindre que vous.

Le destin le plus doux est de vivre sans maître :

Et de tous ceux que vous voyez

Je crois que les mieux mariés

Seraient ravis de ne pas l’être.

EPAPHUS.

Dans un moment mon superbe Rival,

Dont le destin semble être le complice,

Va conduire à l’autel, ou plutôt au supplice...

Ah ! de tous les tourments il n’en est point d’égal.

Vous, par qui les Tyrans ont été mis en poudre,

Maître absolu de tous les Dieux,

Souffrirez-vous qu’un Rival odieux.

Impunément méprise votre foudre ?

Appuyez mon juste courroux :

Et si de vos bontés je ne suis pas indigne.

Montrez au moins par quelque signe,

Que mes plaintes vont jusqu’à vous.

Il tonne et fait quantité d’éclairs.

MOMUS.

Malpeste, quel tintamarre !

Le bonhomme en campagne a mis tous les éclairs.

De pareille harmonie il est bon qu’on se gare.

Nous ferons bien d’être clos et couverts,

Soit qu’il soit mal adroit, eu soit qu’il soit bizarre,

Sa foudre quelquefois tombe tout de travers.

 

 

Scène V

 

PHAÉTON, MOMUS, EPAPHUS

 

PHAÉTON.

Je vous cherche, Momus, pour vous dire ma joie.

Je vais de la Princesse être l’heureux époux.

Puisqu’ Apollon mon père en ce lieu vous envoie,

Le plaisir que je goûte est commun entre nous.

MOMUS.

Je suis un Dieu d’honneur, quoique de bas étage.

Je ne prévarique jamais.

Jupiter de mon voyage

A fait la moitié des frais ;

Et les vœux de son fils restant pas satisfaits,

Ainsi qu’à vos plaisirs je prends part à sa rage.

EPAPHUS.

De semblables plaisirs me rendent peu jaloux.

J’aime un cœur qui se donne, et non pas qu’on arrache.

PHAÉTON.

D’un cœur que vous teniez avoir rompu l’attache,

C’est pour moi, ce me semble, un plaisir assez doux.

EPAPHUS.

Croyez-vous qu’à ma flamme injustement ravie

La beauté que par force on oblige à changer,

Ne trouvera point dans la vie

D’occasion de se venger.

MOMUS.

Bon ! une femme en manque-t-elle ?

Pour peu centre un mari qu’elle soit en courroux,

Il ne faut qu’être douce et belle,

Mille gens prennent sa querelle,

Et la vengent de son époux.

PHAÉTON.

Loin qu’un soupçon si bas me chagrine ou m’irrite,

Je le méprise allez pour n’y répondre rien :

Il sait ce que doit craindre un homme sans mérite,

Et juge de mon sort comme il ferait du sien.

EPAPHUS.

Si le mérite seul décidait de la chose,

Je doute qu’entre nous on voulût hésiter :

Et je ne sais pourquoi le fils de Climène ose

Se méconnaître assez pour me rien disputer.

PHAÉTON.

Je sais bien moins encor quelle vaine chimère

Vous fait prendre avec moi ces manières d’agir ;

Vous fils d’Io, vous, dont la mère

Savait moins parler que mugir.

EPAPHUS.

Savez-vous qui je suis ?

PHAÉTON.

Oui, je sais qui vous êtes.

EPAPHUS.

Cédez-moi donc en tout.

PHAÉTON.

Je ne vous cède en rien.

EPAPHUS.

Vous me faites pitié !

PHAÉTON.

Moins que vous ne m’en fûtes.

EPAPHUS.

Jupiter est mon père.

PHAÉTON.

Apollon est le mien.

EPAPHUS.

Apollon ! C’est donc par magie.

Celui qui le premier a répandu ce bruit,

De votre généalogie

Était sans doute mal instruit.

PHAÉTON.

Téméraire! rendez, grâce

À la présence d’un Dieu.

Vous me ferez ailleurs raison de cette audace.

EPAPHUS.

Je vous laisse le choix et du temps et du lieu.

Pour venger son honneur on doit tout entreprendre :

Et s’il est vrai que Phaéton

Soit fils du vainqueur de Python,

Il aura soin de me l’apprendre.

Adieu.

 

 

Scène VI

 

MOMUS, PHAÉTON

 

MOMUS.

Puis-je savoir où vous courez si fort ?

PHAÉTON.

Où me transporte ma colère :

Je vais voir la Reine ma mère,

Pour être pleinement éclairci de mon sort.

C’est d’elle que je sais qu’Apollon est mon père ;

Il faut, par un aveu sincère,

Qu’elle confirme ce rapport.

Il sort avec précipitation.

MOMUS, seul.

Peste du fou ! qui s’imagine

Qu’on parle là-dessus avec sincérité !

Allons vite après lui, de peur qu’il ne s’obstine

À faire la sottise où je le vois porté.

Que Diable, d’une mère ose-t-il là prétendre ?

Si toutes celles de ce temps

Disaient de qui sont leurs enfants,

Ce serait un beau compte à rendre ?

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

PHAÉTON, MOMUS

 

PHAÉTON.

Non, Momus, vos discours ne sont point de saison ;

Je prétends me venger de ce mortel outrage.

MOMUS.

Il a tort. Vous avez raison.

Que diable, voulez-vous qu’on dise davantage ?

Quoiqu’on sache là-haut aussi-bien qu’ici-bas

Que vous êtes le fils du Dieu de la lumière,

Je vous ai déjà dit que je ne voudrais pas

Approfondir cette matière.

PHAÉTON.

Non, vous dis-je ; il est beau que j’en fasse du bruit.

Ma naissance est-elle incertaine ?

L’Univers n’est-il pas instruit

De ce que te Soleil a senti pour Climène ?

MOMUS.

Oui, sans doute, tout l’Univers

A su que le Soleil a soupiré pour elle :

Mais qui sait si toujours elle lui fut fidèle,

Et si rien de sa part n’est allé de travers ?

Vous m’allez alléguer qu’il ferait difficile

Qu’elle eut pour un mortel voulu quitter un Dieu,

Si cette raison a lieu

C’est une fois entre mille.

Il faut avec les Dieux être toujours guindé :

En prenant de l’amour concevoir de la crainte :

D’un respect importun avoir l’esprit bridé ;

Et la tendresse est faible où règne la contrainte.

Il est mille plaisirs, que je ne nomme pas,

Quoi qu’ils soient les plus grands de tous ceux qu’on renomme,

Où plus on fait voir qu’on est homme

Plus on y fait-trouver d’appas.

Pour combien de mortels, savants en l’art de plaire,

Les Maîtresses des Dieux leur font-elles faux bon ?

J’en connais quelques-uns bâtis d’une manière

À ne dire jamais non ;

Et Madame votre mère

A toujours eu le goût bon.

PHAÉTON.

Et que prétendez-vous par là me faire entendre ?

MOMUS.

Rien. Je veux seulement par manière d’acquit,

Tâcher de vous faire comprendre

Qu’il n’est pas toujours sur qu’on ait l’heur de descendre

Du père que la mère dit.

PHAÉTON.

Je sais que de Momus la langue médisante

En quelque rang qu’on soit pousse chacun à bout ;

Mais eut-elle à médire une plus forte pente

Elle n’a rien qui m’épouvante ;

Le Soleil est mon père, et le Soleil voit tout.

Ma mère de tout temps fut sensible à la gloire :

Mais quand elle l’eût moins été

Elle n’en pouvait faire accroire

Au Dieu qui donne la clarté.

MOMUS.

Que je plains vos raisons si c’est là la meilleure !

Quelque précaution qu’on prenne en cas pareil,

L’amour plus fin que le Soleil

Fait bien du chemin dans une heure.

Il trompe le plus simple et le plus défiant :

Et quelque opinion que puisse être la votre

Le Dieu le plus clair voyant

N’y voit pas plus clair qu’un autre.

Croyez-moi, Seigneur Phaéton,

C’est en Dieu de bon sens qu’avec vous je m’explique :

Ne prenez point un si haut ton

En chose si problématique.

Vous pouvez me répondre, et vous aurez raison,

Qu’il vous importe peu qui vous ait donné l’être :

Que le Soleil soit votre père ou non

Il vous suffit qu’il s’imagine l’être :

Aussi bien, entre-nous, à parler tout de bon,

Lorsqu’on dit qu’un enfant nous doit son origine

À moins qu’on ne se l’imagine

Quelle certitude en a-t-on ?

N’allez point de la Reine agiter la cervelle ;

Je vous crois bonnement fils du Dieu lumineux :

Mais supposé le cas douteux

Votre mère le dira-t-elle ?

Ne vous exposez point à la confusion...

PHAÉTON.

Momus, la plaisanterie

Est un peu délicate en cette occasion :

Finissons-là, je vous prie.

Je vois venir la Reine. Il suffit de moi seul

Pour développer ce mystère.

Je veux savoir quel est mon père ;

Et s’il en est besoin, quel était mon aïeul.

 

 

Scène II

 

CLIMÈNE, PHAÉTON, MOMUS, GARDES

 

CLIMÈNE.

Quoi ! mon fils, lors que tout conspire

À rendre vos jours fortunés,

Votre chagrin... D’où vient que Momus se retire ?

Vous ne répondez rien ; et vous me surprenez.

MOMUS.

Le Seigneur Phaéton, votre fils à bon titre,

[Et qui du blond Phébus ne l’est, je crois, pas moins]

Veut vous entretenir sur un certain chapitre,

Où les gens de bon sens souffrent peu de témoins.

 

 

Scène III

 

CLIMÈNE, PHAÉTON, GARDES

 

CLIMÈNE.

Hé bien, cher Phaéton, qu’avez-vous à m’apprendre ?

N’êtes-vous pas content de moi ?

J’ai si bien ménagé mon crédit sur le Roi

Qu’au mépris d’Epaphus il vous a fait son gendre.

J’ai cru vous rendre heureux, et vous ne l’êtes pas.

Vous perdez à regret Théone :

Mais y Phaéton, l’appas du trône,

Doit vous rendre insensible à tous autres appas,

Protée interrogé, l’infaillible Protée

Promet tout l’Univers à votre heureux destin ;

Et la gloire aujourd’hui qui vous est présentée

À ce qu’il a prédit vous ouvre le chemin.

Méritez qu’à mes vœux votre bonheur réponde.

Du Dieu qui fait le jour soyez le digne fils.

L’Hymen qui vous élevé au trône de Memphis

Va conduire vos pas à l’empire du monde.

Quel plaisir au Soleil, qui dans tous les climats

Avec égalité dispense sa lumière,

De vous la donner toute entière

Et d’éclairer partout vos paisibles États !

Astre, qui toujours nous regardes,

Toi, dont les rayons éclatants...

PHAÉTON.

Madame, dites à vos Gardes

De vous laisser pour quelque temps.

CLIMÈNE.

Retirez-vous plus loin. Et surtout que personne

Ne vienne nous troubler ici.

Plus je rêve, moins je soupçonne

Ce qui peut vous contraindre à soupirer ainsi.

Ne me déguisez point les secrets de votre âme,

Mon amour à la fin en ferait offensé ;

Expliquez-vous, parlez.

PHAÉTON.

Madame,

Je ne le cèle point, je suis embarrassé.

Vous cherchez à savoir d’où vient que je soupire ?

Plût au ciel que vous le sussiez !

Ou tout au moins que vous pussiez

Deviner ce que je veux dire.

CLIMÈNE.

Hé bien, gardez votre secret,

C’est trop perdre de temps à le vouloir apprendre :

Je vous fais trop de grâce, et j’en ai du regret,

Je ne devais pas tant descendre.

PHAÉTON.

Eh, Madame ! au nom du Soleil,

Que vous dites être mon père...

CLIMÈNE.

Que je dis ! Ô ciel ! quelle mère

Reçut jamais d’un fils un traitement pareil ?

Qu’osez-vous penser, fils indigne ?

Allez, retirez-vous ; songez à m’éviter.

PHAÉTON.

C’est à votre vertu faire un outrage insigne ;

Et vous avez raison de vous en irriter.

Je vous respecte trop pour en être capable.

Le sang que j’ai reçu du Soleil et de vous

Dans mon cœur agité bouillonne de courroux

Contre l’indigne objet qui seul en est coupable,

L’insolent Epaphus, sur un ton méprisant,

A tantôt avec énergie

Fait le fade et mauvais plaisant

Touchant ma Généalogie :

Et pour surcroît d’affront Momus était présent.

Je sais quelle douleur cet outrage vous coûte,

Et pour vous en venger quel effort vous est du :

Bientôt le sang dont il doute

Vous aura satisfaite, ou sera répandu.

CLIMÈNE.

Quoi ! mon fils, se peut-il ?...

PHAÉTON.

Oui, Madame, l’envie

Pour donner une atteinte à mon être divin,

Sur la beauté de votre vie

Ose répandre son venin.

J’ai ma gloire à venger et celle de ma mère ;

Pour m’y fortement animer

Il suffit de me confirmer

Que le Dieu du jour est mon père.

CLIMÈNE.

Oui, mon fils ; le Soleil t’a formé de son sang :

Et qui te soutient le contraire

Est un jaloux, un téméraire,

Qu’offusque ton mérite et qu’alarme ton rang,

Je le prends à témoin, je l’atteste, et le jure,

Ce Dieu qui m’honora d’un si parfait amour,

Que ma flamme fut aussi pure

Que la clarté qui fait le jour.

Si ce n’est du Soleil que tu tiens la naissance

Je le conjure ici du cœur et de la voix

Que pour en tirer la vengeance

Il m’éclaire aujourd’hui pour la dernière fois.

PHAÉTON.

Vous apercevez-vous que j’hésite à vous croire ?

Épargnez des serments dont je n’ai pas besoin.

CLIMÈNE.

Je dois ces serments à ma gloire ;

Et je veux même aller plus loin.

Pour confondre l’envie et sa noirceur extrême,

Qui de mon innocence inspire du soupçon,

Il faut que le Soleil lui-même

Dise s’il est ton père ou non.

Le Palais de la lumière

S’il est tel qu’on le dit, ne te déplaira pas :

Et Momus, à ma prière.

Ne refusera point d’y conduire tes pas.

Va de la médisance interrompre la course :

Rends un calme profond à ton cœur agité ;

Et pour trouver la vérité

Cherche-là jusques dans sa source.

Le discours que je tiens rend tes sens tout émus ;

Qu’appréhendes-tu ?

PHAÉTON.

J’appréhende

De ne pas obtenir une faveur si grande.

Madame, au nom des Dieux, priez-en bien Momus.

Que me sert d’être fils de l’Astre qu’en révère ;

Du Dieu qui fait les jours et qui régie les ans,

Si je ne suis vu de mon père

Que comme il voit les autres gens.

Parlez, pressez ; enfin obtenez-moi la grâce

Que vous me faites espérer :

Si je puis un moment voir l’auteur de ma race

Je n’ai plus rien à désirer.

Mon âme impatiente y marche, y court, y vole.

CLIMÈNE.

Oui, mon fils, tu verras qui t’a donné le jour :

Je te promets l’entrée en son sacré séjour ;

Et je vais travailler à te tenir parole.

 

 

Scène IV

 

PHAÉTON, seul

 

Quel plaisir au mien est égal !

J’ai peine à contenir tout l’excès de ma joie.

Puis-je confondre mon rival

Par une plus illustre voie ?

Lâche, qui de ma mère as attaqué la foi,

Mon sang n’est point douteux ; je vais trouver mon père ;

Et s’il t’en fallait autant faire,

Peut-être ferais-tu plus empêché que moi.

Je vois Théone. Ô ciel que n’en dois-je point craindre ?

Quel courroux son amour va-t-il faire éclater ?

 

 

Scène V

 

THÉONE, PHAÉTON

 

THÉONE.

Peut-être croyez-vous que je vienne me plaindre ;

Et je viens vous féliciter.

De maitresse au besoin vous feriez un négoce ;

Et de tout ce qu’il veut votre amour vient à bout.

Je ne prétends point perdre tout :

Puisque vous me changez, je me prie à la noce.

PHAÉTON.

J’ai toujours pour Théone un amour effectif.

Elle a tous mes désirs, et toute ma tendresse...

THÉONE.

Trompez-moi, je vous prie, avec plus d’allégresse.

Je n’aime point le ton plaintif.

Un cœur qui ne sent rien qui ne soit légitime

Toujours chante et toujours rit :

Et celui qui paraît contrit

Est toujours infecté de quelque petit crime.

Le chagrin, à votre âge, est un poison mortel :

Quelque juste qu’il soit rendez-vous-en le maître ;

Et si vous êtes criminel,

Tachez à ne le point paraître.

Rompre les plus beaux nœuds et les plus engageants

N’est pas une action trop basse :

Aujourd’hui l’inconstance passe

Pour une peccadille entre d’honnêtes gens.

PHAÉTON.

Je vais faille un aveu dont vous serez surprise.

Je vous quitte Théone, et vous aime toujours :

Mais le trône tient à Céphise,

Et c’est au trône que je cours.

Votre père lui-même a prédit que le monde

Devait un jour être à mes pieds :

À ce que veut le sort il faut que je réponde,

Et que tous mes plaisirs lui soient sacrifiés,

Peut-être un temps viendra, pour mon bonheur extrême,

Que le ciel à mes vœux se montrera plus doux ;

Et que maître du monde, et maître de moi-même.

Je serai plus digne de vous.

Mon ardeur toujours aussi sotte

Se ferait une douce loi...

THÉONE.

J’entends. Vous songez à moi

Quand votre femme sera morte.

Je rends très humble grâce au Seigneur Phaéton :

Quelles que soient ses destinées

Il me ferait un mauvais don

Que de me régaler de ses vieilles années.

Je ne veux point si cher acheter la grandeur

Dont le flatteur espoir vous rend l’âme ravie :

J’aime mieux un peu-moins d’honneur

Et plus d’agrément dans la vie.

L’heureuse tranquillité

De deux cœurs faits l’un pour l’autre,

Est une félicité

Plus parfaite que la vôtre.

Ce n’est pas, grâce au ciel, la disette d’acteurs

Qui me fait parler de la sorte :

Qui voudrait assembler tous mes adorateurs,

On en ferait une cohorte.

PHAÉTON.

Je ne suis que trop convaincu,

Que pour peu qu’on vous voie il faut que l’on vous aime :

C’est pour vous que j’aurais vécu,

Si j’avais vécu pour moi-même.

Mais cet Astre qui m’est si cher,

Le Soleil qui m’a donné l’être,

De son lever à son coucher

Ne veut rien éclairer dont je ne sois le maître.

C’est au prix d’un bonheur qui m’eût été bien doux

Que j’achète une gloire insigne ;

Mais faut-il que du ciel j’attire le courroux,

Et que fils du Soleil je m’en déclare indigne ?

Voulez-vous qu’à l’honneur préférant le repos,

Centre un Arrêt du sort mon amour se mutine ?

Et que de naissance divine

J’évite le sentier que doit suivre un Héros ?

Quelle place odieuse aurais-je dans l’histoire

Si je sacrifiais mon devoir à mes feux ?

THÉONE.

Vous prenez un chemin pour aller à la gloire

Qui me semble un peu raboteux.

Je ne vois que vous seul, à vous rendre Justice,

Prendre un sentier si peu battu ;

Et vouloir aller par le vice

Où d’autres vont par la vertu.

Un Héros n’a jamais, ou doit n’avoir, je pense,

Que d’héroïques passions,

Et vous mettez votre inconstance

Entre vos belles actions !

Si vous y parvenez, soit dit sans vous déplaire,

Par une route si contraire,

Bien des gens en seront surpris ;

Aussi m’avouerez-vous, si vous êtes sincère,

Qu’on aurait de la peine à faire

Un Héros à plus juste prix.

PHAÉTON.

À quelque impatience où ce mépris m’expose,

Bien ne m’échappera qui vous puisse irriter :

Moi-même je songeais à vous représenter

Qu’en perdant Phaéton vous perdez peu de chose.

Je vous aurais fait voir que mes vœux inconstants

N’arrachaient de vos fers qu’un amant sans mérite.

Mais, grâce à ce que j’entends,

Vous en êtes assez instruite.

Les égards qu’autrefois vous avez eus pour moi

M’avaient rendu l’âme assez vaine

Pour craindre que le choix du Roi

Ne vous causât un peu de peine :

Mais sans doute Epaphus a déjà pris le soin...

THÉONE.

Laissons Epaphus, de grâce ;

Pour me venger de vous je n’en ai pas besoin.

Adieu. Je vois Momus, et lui cède la place.

Pour faire voir qu’en vous perdant,

Au succès de vos vœux je ne mets point d’obstacle,

Je vous dis, par pitié, qu’un homme bien prudent

Me fait guères de fonds sur la foi d’un Oracle,

Le plus intelligible est plein d’obscurité :

Jusqu’à l’événement on ne peut le comprendre :

Et sur un tel espoir on se croit haut monté,

Que l’on est bien près de descendre.

Vous ne méritez pas ces avis obligeants.

Mais n’importe.

 

 

Scène VI

 

MOMUS, THÉONE, PHAÉTON

 

MOMUS.

Je sors, si je vous inquiète.

Je ne puis me résoudre à séparer des gens

Dont l’union est si parfaite.

THÉONE.

Vous ne pouviez choisir un plus heureux moment.

J’ai dit ce que j’avais à dire.

Et Phaéton patiemment

Souffrira que je me retire.

 

 

Scène VII

 

MOMUS, PHAÉTON

 

MOMUS.

La Reine vient de me prier,

D’une si prenante manière,

De vous faire charrier

Au Palais de la lumière ;

En des termes si soumis

Elle m’a conjuré de m’y vouloir soumettre,

Que j’ai sottement promis

Plus qu’il ne fallait promettre.

Cela m’arrive souvent,

Et je n’en suis pas plus sage.

Oh çà ; puisque dans l’air nous allons en voyage,

Il est bon auparavant

Que je sache de vous si vous, ayez l’usage

D’aller à cheval sur du Vent ?

PHAÉTON.

Sur du Vent ? Quelle monture

Me faites-vous prendre là ?

MOMUS.

Je n’en sais point de plus sûre.

Vous-même choisissez-la.

PHAÉTON.

Si vous êtes sensible au beau feu qui m’embrase,

À l’ardeur qui m’anime à monter jusqu’aux cieux,

Tâchez à m’obtenir Pégase ;

Je m’en accommoderai mieux.

MOMUS.

Quelle demande vous faites !

Eh, ne savez-vous pas bien

Qu’il ne vaut presque plus rien,

Tant il est fatigué par de médians Poètes ?

Outre qu’on n’a pas le soin

De le fournir de litière.

Il passe quelquefois une semaine entière

Sans avoir à manger une botte de foin.

Si vous voulez aller vite,

Il n’est point dans les airs de meilleur Postillon

Que le fougueux Aquilon ;

En quelque endroit qu’on aille on est bientôt au gîte.

Quand de son souffle bruyant

Il va rendre visite aux humides campagnes,

Quelquefois en se jouant

Il élève leurs flots plus haut que des montagnes :

Et quand sa fougue le prend

Et qu’aux bois innocents il déclare la guerre ;

Le chêne le plus vieux, le plus gros, le plus grand

Dans un moment est par terre.

Souvent jusques aux enfers

Par des routes souterraines,

Il semble des damnés vouloir rompre les fers,

Et contraindre Pluton à suspendre leurs peines.

Pour peu qu’il s’abandonne à sa malignité,

Il détruit en un jour tout l’espoir d’une année !

Et voilà la Haquenée

Sur quoi vous serez monté.

PHAÉTON.

Vous en faites une peinture

Qui pourrait effrayer un autre homme que moi :

Mais il n’est rien dans la nature

Dont le fils du Soleil conçoive de l’effroi.

Je crains moins le péril que je n’aime la gloire.

Je ne saurais mourir pour un plus beau sujet.

MOMUS.

Vous avez raison ; ce projet

Fera vivre votre mémoire.

Dans une heure Aquilon doit se rendre ici-bas

Pour conduire cette manœuvre.

L’audace ne me déplaît pas

Quand on la sait bien mettre en œuvre.

Adieu. La Reine vous attend :

Et d’ailleurs Epaphus vient ici par mon ordre.

 

 

Scène VIII

 

EPAPHUS, MOMUS, PHAÉTON

 

Epaphus et Phaéton chacun la main sur la garde de l’épée, se regardant fièrement.

MOMUS.

Moi présent, s’il vous plaît, ne vous morguez point tant :

On dirait deux mutins qui cherchent à se mordre.

Si je prends mon air divin,

Malheur pour l’un et pour l’autre.

À Phaéton.

Vous, passez votre chemin :

À Epaphus.

Et vous, achevez le vôtre.

PHAÉTON.

Mon courroux est comme un torrent

Qui s’enfle et se grossit, quand il trouve une digue.

EPAPHUS.

Si la tentation vous prend

Vous pourrez me trouver sans beaucoup de fatigue.

Phaéton sort.

 

 

Scène IX

 

MOMUS, EPAPHUS

 

MOMUS.

Je vous ai fait chercher, l’âme pleine de fiel

De votre farouche incartade,

Pour vous dire que jusqu’au ciel

Je vais faire une promenade.

Jupiter qui tantôt m’a fait descendre ici

Pour savoir si son fils y fait quelque sottise,

Du succès de mes soins espère être éclairci :

Que voulez-vous que je lui dise ?

EPAPHUS.

Vous ?

MOMUS.

Oui.

EPAPHUS.

Vous lui direz, sans lui déguiser rien,

Ce que vous en savez de certaine science.

Si je ne suis trompé vous me connaissez bien :

Et je crois que les Dieux ont de la conscience.

MOMUS.

Vous leur faites bien de l’honneur :

Et les Dieux vous sont redevables.

Puisqu’ils ont l’extrême bonheur

D’être crus par vous équitables ;

Dites-moi de quel autre nom

Que de celui d’impertinence,

Je pourrai baptiser tout ce qu’en ma présence

Vous avez dit à Phaéton ?

EPAPHUS.

Qu’ai-je dit, qui ne fut à dire :

C’est bien à Phaéton à prendre un si grand air !

Lui, fils du Soleil ! je l’admire.

MOMUS.

Il vous admire aussi, Vous, fils de Jupiter ?

EPAPHUS.

Ma naissance est justifiée.

Il suffit sur ce point d’avoir les yeux ouverts :

Et ma mère déifiée

Remplit de son nom l’Univers.

MOMUS.

Il est vrai : j’eus une chandelle

À sa déification ;

Et c’est là ce que l’on appelle

Couvrir d’un beau vernis sa réputation.

Mais pendant si longtemps que transformée en vache.

Elle fut vagabonde, et vit tant de climats,

Quelque taureau peut-être échappé de l’attache

Eut de l’amour pour ses appas :

De pareils animaux souvent ne le sont guères ;

Et si de quelqu’un d’eux votre mère a fait choix,

La plupart des veaux que je vois

Sont peut-être Messieurs vos frères.

Quoi qu’il en soit vous avez tort :

Par bonté cependant je veux bien me soumettre,

Si vous voulez écrire, à porter votre Lettre ;

Vous aurez le plaisir d’en épargner le port.

Je connais Jupiter : Un compliment modeste

S’il ne lui coûte rien ne lui déplaira pas.

Soyez court ; et mettez au bas

Que le porteur dira le reste.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

MOMUS, PHAÉTON

 

MOMUS.

Hé bien, comment vous trouvez-vous

De votre fougueuse monture ?

N’est-il pas vrai que son allure

A je ne sais quoi d’assez doux ?

Je ne fis jamais mieux que de vous mettre en croupe

Sur l’impétueux Aquilon :

On a toujours le vent en poupe

Avec un pareil postillon.

Il vous aura fait peur, je n’en fais point de doute :

Mais quand on n’a rien d’écorché,

C’est dans une si longue route

En être quitte à bon marche.

PHAÉTON.

Dites-moi, je vous prie, en quel pays nous sommes ;

Car je ne puis penser que nous soyons aux cieux :

À peine quittons-nous la demeure des hommes :

Arrive-t-on sitôt dans le séjour des Dieux ?

MOMUS.

Ne vous le dis-je pas ? Quand Aquilon s’en mêle ?

On perce promptement les espaces de l’air :

Qu’il neige, qu’il pleuve, qu’il grêle ;

Il va toujours son train, vite comme un éclair.

D’ailleurs, vous jugez bien que l’on vous a fait prendre

Le chemin le plus court pour trouver le Soleil ;

Pour l’attraper au gîte il fallait vous y rendre

Quelque temps avant son réveil.

S’il eût été sur l’hémisphère

On aurait eu beau l’appeler ;

Quelque effort que l’on eût pu faire

Ses chevaux sont rétifs quand il faut reculer.

Grâce au ciel (et de plus grâce à notre vitesse,

Car il est bon d’y mettre tout,)

On ne peut arriver avec plus de justesse ;

Le Soleil sûrement sera bientôt debout.

Déjà le Crépuscule à mes yeux se découvre ;

Et dans peu l’Horizon paraîtra tout riant.

Mais chut. Du côté d’Orient

Je vois une porte qui s’ouvre.

C’est la première Heure du jour

Qui de la naissante lumière

Fait insensiblement entrevoir le retour.

 

 

Scène II

 

LA PREMIÈRE HEURE, MOMUS, PHAÉTON

 

MOMUS.

Bonjour, belle Heure matinière.

À vous voir si bien mise on a lieu de juger

Qu’un petit grain d’amour vous rend l’âme agitée.

Une Heure si bien faite, et si bien ajustée,

Ressemble extrêmement à l’Heure du Berger.

LA PREMIÈRE HEURE.

Ah, c’est Momus ! je me console

D’éprouver un destin à tant d’autres commun :

Il ne dit pas une parole

Qui ne soit employée à censurer quelqu’un.

MOMUS.

Il est vrai que partout j’en trouve des matières.

Mais j’ai beau censurer souvent,

Autant en emporte le vent ;

Quelque raison que j’aie on n’en profite guères.

Qui vous tâterait bien le pouls,

Peut-être de défauts n’êtes-vous pas exempte :

Mais une affaire plus pressante

Me contraint à passer légèrement sur Vous.

Le Seigneur Phaéton que j’amène à son père...

LA PREMIÈRE HEURE.

Quoi Momus, c’est-là Phaéton !

Ce fils si chéri d’Apollon !

MOMUS.

Oui, c’est lui-même. Au moins à ce que dit sa mère.

PHAÉTON.

Pour me faire connaître tel

Je viens voir le Soleil jusques dans sa demeure.

Introduisez un fils au séjour paternel.

Vous serez ma plus chère et ma plus aimable Heure.

De peur de le manquer je préviens son réveil ;

Daignez favoriser une si belle audace.

MOMUS.

Voyez donc vite, de grâce,

S’il fait jour chez le Soleil.

LA PREMIÈRE HEURE.

C’est ici qu’en sortant il a soin de se rendre.

Je n’ose aller plus loin sans savoir son désir.

MOMUS.

Donnez-nous donc quelque plaisir

Pour nous dédommager du chagrin de l’attendre.

À délasser le fils d’un Dieu

Qui vient de traverser tant de vastes campagnes,

Employez, tous vos soins et ceux de vos compagnes ;

Médisons de quelqu’un, où je vous dis adieu.

LA PREMIÈRE HEURE.

Mon humeur, par malheur, cadre mal à la votre ;

Mais j’ai sept ou huit sœurs qui sont bien votre fait :

 

Elles médisent à souhait,

Et toutes, mieux l’une que l’autre.

Il ne s’agit que de savoir

Quelle Heure vous désirez voir.

 

Voulez-vous voir l’Heure où les Dames

Vont faire leur prière aux Dieux ?

Ou l’Heure qu’en de certains lieux

Elles ont rendez-vous pour parler de leurs flammes ?

 

Vous montrerai-je l’Heure où les gens à procès

Qui sans argent font sans refuge,

Vont et revont cent fois présenter des placets

Sans pouvoir obtenir audience d’un Juge ?

 

Vous ferai-je venir l’aimable Heure où les Rois

Ont le divin plaisir de répandre des grâces ;

Pour voir combien de gens, pour attirer leur choix,

Donnent le nom de zélé à de pures grimaces ?

 

Vous montrerai-je l’Heure ou d’indignes dévots

Pour amasser des biens, eux qu’on’ croit qui s’en privent,

Trompent les orphelins, violent les dépôts,

Et donnent des leçons que jamais ils ne suivent ?

 

Vous ferai-je venir l’Heure où les Usuriers

Sur de bons et suffisants gages,

Prêtent, au denier-quatre, à plusieurs Officiers

De quoi faire leurs équipages ?

 

Vous montrerai-je l’Heure ou divers Avocats

Ayant bien feuilleté les papiers qu’on leur montre,

En leur changeant les noms, sur un semblable cas

Sont en même temps pour et contre ?

 

Vous ferai-je venir l’Heure où les Médecins,

Pour dresser des Corbeaux de cadavres avides,

Dans leurs écoles homicides

Font des apprentis assassins ?

 

Vous ferai-je venir une friponne d’Heure,

Où d’honnêtes Joueurs, eussent-ils cent témoins,

Comptent si justement que pour cinq ou six points

Jamais une partie en chemin ne demeure ?

 

Vous montrerai-je, enfin, l’Heure qui prend l’emploi,

Pour déclarer la guerre au vice opiniâtre,

De le jouer en plein Théâtre

Sans qu’aucun auditeur trouve qu’on parle à foi ?

Votre désir sera le nôtre

Quelque Heure que ce soit que vous vouliez choisir.

MOMUS.

S’il est vrai qu’à mon désir

Vous accommodiez le votre :

Montrez-nous certaine Heure où l’on a le plaisir

D’entendre un Courtisan dire du bien d’un autre.

Satisfaites-moi sur cela.

LA PREMIÈRE HEURE.

Dussiez-vous me haïr, me quereller, me battre,

Dans le nombre de vingt-et-quatre

Je n’ai jamais vu celle-là.

Les grands ont quelquefois de si petites âmes...

MOMUS.

Si vous ne pouvez faire mieux

Montrez-nous donc l’Heure mi les Dames

Vont faire leur prière aux Dieux.

LA PREMIÈRE HEURE.

La voici.

 

 

Scène III

 

LA PREMIÈRE HEURE, L’HEURE QU’ON VA AU TEMPLE, MOMUS, PHAÉTON, UN MOMENT

 

LA PREMIÈRE HEURE.

Quoi, ma sœur, vous qu’on trouve si vaine,

Être si négligée en votre ajustement !

L’HEURE QU’ON VA AU TEMPLE.

Je vais au Temple : Est-ce la peine

De m’habiller plus proprement ?

Une écharpe, des gants, un manchon.

LA PREMIÈRE HEURE.

Fi, vous dis-je.

Les moindres gens qu’on va prier.

Chagrins de ce qu’on se néglige,

Disent qu’on les va voir pour les injurier.

Je ne suis point pour ta magnificence,

Et moins encor pour l’affectation ;

Mais il est une noble et modeste décence

Qui sied le mieux du monde en toute occasion,

Quand on va chez un Roi ce serait lui déplaire,

Si d’un habit sortable on ne faisait le choix :

Et le moins que l’on doive faire,

Est d’aller chez les Dieux comme on va chez les Rois,

Il n’est pas beau qu’on s’apprivoise...

L’HEURE QU’ON VA AU TEMPLE.

Que votre esprit a d’épaisseur !

Je vous trouve, ma pauvre sœur,

Une Heure extrêmement bourgeoise.

Montrez-moi, je vous prie, à choisir dans un cent,

Aucune Dame qui s’en aille

Rendre visite aux Dieux dans un habit décent ;

Cela n’est bon qu’à la canaille :

À de petites gens, propres à fatiguer,

Qui sans un vêtement honnête,

Souvent ne pourraient distinguer

Un jour ouvrable d’une Fête.

Ça donc, vite, mes gants.

UN MOMENT.

Vous plaît-il vos souliers ?

L’HEURE QU’ON VA AU TEMPLE.

Non, J’aime mieux aller en mules.

LA PREMIÈRE HEURE.

En vérité, ma sœur, des airs si familiers

Dégénèrent en ridicules.

Outre que vous faites pitié,

Vous prêtez ou suivez un sort mauvais exemple.

L’HEURE QU’ON VA AU TEMPLE.

Trop bien, trop bien de la moitié,

Ce n’est que pour aller au Temple.

Quand je vais autre part je me mets autrement ;

Et partout où je vais je porte mon mérite.

Moment, prenez ma jupe, allons.

MOMUS.

Apparemment,

Elle croit les Dieux bons, ou leur vertu petite.

 

 

Scène IV

 

LA PREMIÈRE HEURE, MOMUS, PHAÉTON

 

LA PREMIÈRE HEURE.

Quelle autre Heure voulez-vous voir ?

PHAÉTON.

Celle ou le Soleil doit paraître.

Quelque belle à mon gré qu’une autre Heure puisse être,

Elle charme mes yeux sans remplir mon espoir.

Mon bonheur, ma gloire suprême

Est de voir le Soleil, d’embrasser ses genoux.

MOMUS.

Vous jouirez bientôt de ce plaisir extrême,

Je l’aperçois qui vient à nous.

Avant que de parler vous-même,

Laissez-moi lui parler de vous.

 

 

Scène V

 

LE SOLEIL et sa suite, MOMUS, PHAÉTON

 

LE SOLEIL.

Quoi ! Momus de retour ! As-tu fait bon voyage ?

MOMUS.

Fort bien : hors que j’ai craint de me rompre le cou.

LE SOLEIL.

As-tu vu Phaéton ? Que fait-il ? Est-il sage ?

MOMUS.

Pas trop : mais Epaphus est encor bien plus fou.

Ce sont deux ennemis irréconciliables,

De qui le jeune sang fume, pétille, bout,

Et tous les Dieux, ni tous les Diables

Ne pourraient en venir à bout.

Si vous croyez, que j’exagère,

En vous disant ce que je dis,

Il ne tient qu’à vous, comme père,

De vous en informer à Monsieur votre fils.

Le voilà.

LE SOLEIL.

Ciel ! que vois-je ? Ah mon cher fils !

PHAÉTON.

Je tremble.

Je veux parler, et je ne puis.

Tant d’éclat, tant de pompe, et tant de gloire ensemble,

Me font oublier qui je suis.

LE SOLEIL.

Viens mon fils, viens mon sang, viens embrasser ton père.

Quel que soit mon éclat, mon amour le tempère,

Pour t’en faciliter l’accès.

Au lieu de soupirer fais que ton allégresse ;

Aille aussi loin que ma tendresse ;

Elle ira jusques à l’excès.

PHAÉTON.

Digne père du jour, qu’en dépit de l’envie,

Je croi pouvoir nommer le mien,

Epaphus de Climène ose noircir la vie,

Et dire que mon sang est moins pur que le sien,

Momus, témoin de son audace,

M’a fait par Aquilon amener en ce lieu.

De mon destin vous-même instruisez-moi, de grâce ;

Suis-je fils d’un mortel, ou suis-je fils d’un Dieu ?

S’il est vrai, comme je m’en flatte,

Que vous m’ayez donné le jour,

Faites qu’en ma faveur votre tendresse éclate ;

Et de ma mère enfin justifiez l’amour.

L’ardeur qu’elle eut pour vous, et qu’Epaphus soupçonne,

Avec tant d’insolence et de témérité,

Égalait par sa pureté

La clarté qui vous environne.

Il profane un autel honoré de vos vœux.

Mon Père, car enfin je sens bien que vous l’êtes,

Rendez tout son éclat à l’objet de vos feux.

LE SOLEIL.

Je reconnais mon fils à ce que tu souhaites.

Dans l’âge où je te vois ta vertu me surprend.

Du sang qui t’a formé tu te montres si digne,

Que je tiens à bonheur insigne,

D’être père d’un fils dont le cœur est si grand.

Oui c’est moi qui t’ai donné l’être :

J’ai brûlé pour Climène, et vécu dans ses fers :

C’est une vérité que je ferai connaître,

Partout où ma lumière éclaire l’univers.

Pour t’en donner, mon fils, une sensible preuve,

Gloire, trésors, grandeurs, tout est en mon pouvoir :

Choisis ce que tu veux avoir ;

Et mets ma tendresse à l’épreuve.

Quoique ce soit, enfin, dont je sois possesseur,

Je ne réserve rien, et tu peux tout prétendre :

Si j’avais le secret de lire dans ton cœur,

Je préviendrais tes vœux au lieu de les attendre.

PHAÉTON.

Me jettera vos pieds interdit et confus,

C’est à tant de bontés ce que je puis répondre.

J’accepte, avec respect, pour braver Epaphus,

Tout ce qui pourra le confondre.

Mais divin auteur de mes jours,

J’exigerai peut-être une si grande grâce,

Que vous trouverez mon audace,

Indigne de votre secours.

LE SOLEIL.

Non, mon fils, ne crains point que ton père s’oppose

À ce qui te fait du plaisir.

Parle avec confiance. Explique-toi.

PHAÉTON.

Je n’ose.

J’ai peur qu’un prompt refus ne suive mon désir.

LE SOLEIL.

Eh ! peux-tu m’en croire capable,

Moi de qui la bonté cherche à te prévenir ;

Malgré ce doute injuste, et qui te rend coupable,

Tu peux tout demander, sur de tout obtenir.

Si d’un père et d’un Dieu la parole infaillible,

Ne fait pas sur ton cœur assez d’impression,

J’en jure par le Stix, par ce fleuve terrible,

Qui des serments des Dieux punit l’infraction.

À tes vœux maintenant il faut que je réponde.

Il n’est plus à mon choix d’en user autrement.

PHAÉTON.

Permettez qu’un jour seulement,

Assis dans votre char j’aille éclairer le monde.

LE SOLEIL.

Dieux ! Qu’entends-je ! Ah, mon fils, dédis-toi promptement.

À Momus.

Quel usage fait-il d’une bonté si grande ?

MOMUS.

Vous avez fut un sot serment.

Il fait une sotte demande.

Un serment un peu moins préfix,

Offrirait du dédit le secours favorable :

Quel besoin aviez-vous de jurer par le Styx ?

Que ne le laissiez-vous au Diable ?

LE SOLEIL.

J’ai mal fait, je l’avoue ; et j’en ai du regret :

On ne peut concevoir d’imprudence plus haute :

J’ai fait un serment indiscret ;

Mais il est un moyen de réparer ma faute :

Ton sort et mon repos, mon fils, sont dans ta main,

Rends le calme à qui t’a fait naître.

PHAÉTON.

Je ne veux votre char que pour un jour. Demain

Vous en redeviendrez le maître.

LE SOLEIL.

Que pour un jour ! Un seul moment

Est un terme trop long pour ce que tu veux faire.

L’imprudence de mon serment

A fait naître en ton cœur ce désir téméraire :

J’ai juré par le Styx de te tout accorder ;

Il faut que je le fasse, et rien ne m’en dispense :

Mais ce que ta faiblesse ose me demander,

D’un mortel, d’un Dieu même excède la puissance.

Pour voir ton désir satisfait

Fais-en un qui soit plus modeste :

Si tu ne te dédis, le serment que j’ai fait

Me serait odieux, et te serait funeste.

Epaphus ne croit pas que tu sois né de moi ;

Il attaque ta gloire et celle de ta mère :

Si tu n’étais mon fils, si je n’étais ton père,

Craindrais-je en cet instant ce que je crains pour toi !

T’arracher des mains de la parque

Où tu veux te précipiter,

C’est du sang dont tu sors te donner une marque

Dont la plus noire envie aura peine à douter.

MOMUS.

Je pleure incognito d’entendre un si bon père.

Je doutais qu’il le fût, j’en fais l’aveu tout haut ;

Mais à voir sa tendresse indulgente et sincère,

S’il ne l’est tout-à-fait je crois que peu s’en faut.

Qu’avez-vous à répondre à ce qu’il vient de dire ?

PHAÉTON.

Que le Soleil a des bontés

Dont tous les cœurs sont enchantés :

Pour moi, moins j’en suis digne et plus je les admire.

Ce que je lui demande, et dont il est surpris,

En tout autre que moi pourrait être une faute ;

Mais la gloire d’être son fils

Ne me fait point trouver d’entreprise trop haute.

Puisque vous souhaitez qu’en cent climats divers

On sache qui m’a donné l’être,

Peut-on mieux le faire connaître,

Qu’en me faisant moi-même éclairer l’univers ?

Je sais que pour un fils un père s’intéresse ;

S’il n’était question d’en convaincre que moi,

Les marques de votre tendresse

Sont des témoins dignes de foi :

Mais de mes ennemis il faut tromper l’attente ;

Je les dois de chagrins accabler à mon tour :

Et pour rendre leur honte et ma gloire éclatante,

Est-il rien de plus beau que de donner le jour ?

L’entreprise est hardie. Et qu’importe ? Elle est belle.

Il n’est rien qui m’oblige à vivre plus ou moins.

Mais je suis obligé de donner tous mes soins

Pour tâcher d’acquérir une gloire immortelle.

Conduire le char du Soleil,

Est une action si célèbre,

Que du Gange à l’Euphrate, et du Pactole à l’Èbre,

Jamais homme avant moi n’eut un destin pareil.

Laissez-vous attendrir à ma juste prière,

Et ne craignez rien pour mes jours.

La gloire m’ouvre une carrière ;

Je suis votre fils, et j’y cours.

MOMUS.

Dans le fond, ces raisons ne font pas trop mauvaises.

Il est beau qu’un jeune homme ait de l’ambition :

Et non, comme j’en vois qui font profession

De passer leur vie en fadaises.

Le mépris qu’il fait du trépas

Marque un cœur élevé, qui veut qu’on le distingue ;

Et puisque le péril ne l’épouvante pas,

Je jouerais au hasard, et dirais taupe et tingue.

LE SOLEIL.

Quoi l’auteur de ses jours creusera son tombeau !

La douleur que j’en ai me trouble, et me consterne.

L’ambition n’a rien de beau

Si la raison ne la gouverne.

Mais pendant que mon cœur s’abandonne à l’effroi,

La Lune disparaît et le ciel se colore :

Déjà la vigilante Aurore

M’avertit de songer à moi.

Mon fils laisse à ton père exercer son emploi :

Ne me refuse pas la grâce que j’implore.

Rends-moi mon serment, sauve-toi,

Pendant qu’il en est temps encore.

N’exige rien de moi qui ne te soit permis.

PHAÉTON.

Laissez-moi mériter un beau nom dans l’Histoire.

LE SOLEIL.

Si tu me crois ton père, écoute mes avis.

PHAÉTON.

Si je suis votre fils ayez soin de ma gloire.

LE SOLEIL.

À ton ambition tu te vas immoler.

Ton dessein est mortel si tu l’oses poursuivre.

PHAÉTON.

Je préfère au plaisir de vivre

La gloire de me signaler.

LE SOLEIL.

Pour te faire acquérir une gloire immortelle,

Il est des moyens plus aisés.

PHAÉTON.

Eh ! quelle occasion sera jamais si belle

Que ce que vous me refusez ?

LE SOLEIL.

Ton injuste désir m’aigrit, me désespère.

PHAÉTON.

Votre cruel refus rend mes sens interdits.

LE SOLEIL.

Montre-toi plus docile à la voix de ton père.

PHAÉTON.

Soyez plus favorable aux vœux de votre fils.

LE SOLEIL.

Hé bien, puisqu’en vain la nature

Essaye à te sauver le jour,

Dans cette affreuse conjoncture

Je vais plus souhaiter qu’attendre ton retour ;

Allez, vous et les autres Heures

Atteler mes Coursiers à mon char lumineux.

Et toi, Momus, si tu le peux,

Donne-lui les leçons que tu crois les meilleures

Dans un dessein si dangereux.

Malgré la prière importune

Dont tu viens de m’assassiner,

Je vais conjurer la fortune

De ne te pas abandonner.

 

 

Scène VI

 

MOMUS, PHAÉTON

 

MOMUS.

Dites-moi, jeune barbe, aux desseins intrépides,

Qui voulez galoper et par monts et par vaux ;

Prêt d’arpenter vous seul tant d’espaces arides,

Et de vous exposer au plus grand des travaux :

Savez-vous le nom des chevaux

Dont vous gouvernerez les guides ?

PHAÉTON.

Moi ? Non.

MOMUS.

Tant pis. Primo, l’on doit savoir leur nom ;

Secundo, sagement les flatter ou les battre.

Ethon et Pyroïs, Eoüs et Phlégon,

Autant qu’il m’en souvient, sont les noms de tous quatre.

PHAÉTON.

Et comment retenir de si barbares noms ?

MOMUS.

Quittez donc un dessein aussi fou que le vôtre.

Ils sont pires que des démons

Lorsque l’on fouette l’un pour l’autre.

PHAÉTON.

Répétez-les de grâce, et je les retiendrai,

Cher Momus, je vous le proteste.

MOMUS.

Quand il en sera temps je vous les apprendrai :

Prêtez l’oreille à ce qui reste.

Ces chevaux mille fois plus beaux

Que tous les chevaux de l’Asie,

Saous de nectar et d’Ambroisie,

Ronflent le feu par les naseaux.

Du matin au midi le chemin est rapide.

Il est bon jusques-là de les encourager :

Surtout gardez-vous bien de leur serrer la bride ;

Le Soleil subalterne y serait en danger.

Quand on est au midi, pour peu qu’on y séjourne,

C’est un bien plus grand embarras :

On est monté si haut que la cervelle tourne,

Si l’on est assez sot pour regarder en bas.

Mais lorsque sur le soir dans la région froide

On est sur le penchant des cieux,

Le précipice le plus roide

Est sans comparaison plus agréable aux yeux.

Il faut en biaisant éluder cette pente :

Une si rapide descente

Vous conduirait je ne sais où :

C’est-là que bride en main, pour se tirer d’affaire,

Est absolument nécessaire

À qui veut éviter de se casser le cou.

Je ne dis pas un mot qui ne vous soit utile

Si vous avez l’esprit d’en faire un bon emploi.

PHAÉTON.

Rien au monde n’est plus facile.

MOMUS.

Pardonnez-moi, pardonnez-moi.

Si vous montez trop haut j’ai peur que du tonnerre

Vous n’attiriez quelques éclats ;

Et si vous descendez trop bas

Vous allez embraser la terre.

Ce qu’il tant faire en cas pareil

Pour avoir des sûres lumières,

C’est de marcher toujours dans les vieilles ornières ;

Je ne puis vous donner de plus juste conseil.

Mais je me trompe, ou la nature

Trouve qu’à se lever le Soleil est trop lent :

Allons apaiser son murmure ;

Nous dirons le reste en allant.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

EPAPHUS, CÉPHISE

 

EPAPHUS.

Ma Princesse vous me fuyez !

Votre cœur et mon sort sont-ils d’intelligence ?

CÉPHISE.

J’ai raison de vous fuir, puisque vous appuyez

Sur des maux dont le poids accable ma confiance.

Aux pleurs que je répands laissez un libre cours :

Au repos de mon cœur votre vue est fatale ;

Je veux fuir pour jamais les attraits qu’elle étale.

EPAPHUS.

Moi, je veux vous chercher toujours.

Quelque douleur que j’aie à voir couler vos larmes,

Le plaisir que je goûte au bonheur de vous voir,

Y mêle je ne sais quels charmes

Qui suspendent mon désespoir.

J’ai beau voir tous les maux dont le ciel me menace ;

Votre seule présence en dissipe l’horreur ;

Au lieu que loin de vous, outré de ma disgrâce ?

Je m’abandonne à ma fureur.

Il est donc vrai, Céphise, après votre promesse,

Qu’un autre fera votre époux !

Je l’ai dit mille fois, et le dirai sans cesse,

Il n’est point de mortel qui soit digne de vous :

Mais si l’on eût pu l’être à force de tendresse,

C’était moi divine Princesse,

Qu’on devait préférer à tous.

CÉPHISE.

Je vous avais promis une tendresse égale,

Désirs pour désirs, soins pour soins,

Si nos cœurs avaient été joints

Par le sacré lien d’une foi conjugale.

Sensible à l’ardeur d’un époux,

Un feu pur et fidèle eût fécondé le vôtre :

Mais je n’aurais rien fait pour vous

Que je ne fasse pour un autre.

Dans quelque situation

Où le sort me fasse paraître,

Je n’aurai d’inclination

Qu’à remplir mon devoir, quelque affreux qu’il puisse être.

Si le Roi pour son gendre eût voulu vous choisir,

(Je puis à votre amour rendre cette justice

Avant qu’à Phaéton l’hymen m’assujettisse,)

Je me serais donnée avec plus de plaisir.

N’exigez rien de plus, Seigneur, de ma tendresse ;

J’aurais trop de douleur, quand je dois obéir,

S’il m’échappait quelque faiblesse

Qui m’obligeât à vous haïr.

EPAPHUS.

Je vous entends, Princesse, un soupir, une larme,

Que vous accordez à mon sort,

Coûte à votre devoir un si pénible effort

Que votre vertu s’en alarme.

Votre cœur à mes yeux paraît saisi d’effroi :

Peut-être craignez-vous, quand tout me désespère.

Que l’heureux Phaéton sur le char de son père

Ne vous aperçoive avec moi.

Zéphyre ce matin, pour en instruire Flore,

Est exprès descendu des cieux :

Toutes les fleurs qu’on voit éclore

Sont autant de témoins d’un sort si glorieux.

Pendant que du Soleil il fournit la carrière,

Et qu’à tout l’univers il dispense le jour,

Jupiter que j’implore est sourd à ma prière :

Je n’ai pour moi, Madame, aucun Dieu que l’Amour.

CÉPHISE.

Vous connaissez mon cœur ; il est sincère et tendre.

L’Amour, plus éloquent que tous les autres Dieux,

Me persuaderait le mieux

S’il m’était permis de l’entendre.

Je me fais des efforts qu’on ne peut exprimer

Pour contenter du Roi la volonté suprême ;

Mais plus je prends de soins pour ne vous plus aimer.

Et plus je sens que je vous aime.

Depuis hier que je vous suis,

Et qu’à mon désespoir je suis abandonnée,

En moins d’une seule journée

J’ai souffert un siècle d’ennuis.

Je voulus vous écrire et n’en eus pas la force :

L’Amour et le devoir m’entraînaient tour à tour ;

Et dans ce funeste divorce

Le devoir effaçait ce que dictait l’Amour.

Voilà de l’état de mon âme

Le triste et fidèle tableau.

S’il vous faut, malgré vous, éteindre votre flamme,

Il me faut, malgré moi, brûler d’un feu nouveau.

Votre mal est léger, et le mien est extrême :

Lorsque l’on vous arrache au peu que j’ai d’appas,

N’était-ce pas assez de m’ôter ce que j’aime ?

Fallait-il me donner ce que je n’aime pas ?

EPAPHUS.

Que mon destin a d’injustice !

Un si grand excès de bonté

Dans l’état où je suis est une cruauté

Qui va redoubler mon supplice.

Prêts à nous séparer pour ne plus nous revoir,

Accablez-moi plutôt de mépris et de haine :

Dire que vous m’aimez, c’est m’ôter le pouvoir

De reprendre mon cœur et de briser ma chaîne.

Quand vous serez unis par les nœuds les plus doux.

Quelles félicités parfaites,

Adorable comme vous l’êtes,

L’hymen prépare à votre époux !

Je croyais que pour moi l’Amour les avait faites,

Puisque j’étais aimé de vous.

CÉPHISE.

Adieu. Plus je vous vois, et plus je vous redoute.

Quoique votre Rival m’assassine aujourd’hui,

Vous parler, et je vous écoute :

C’est peu faire pour vous, et beaucoup contre lui.

EPAPHUS.

Adieu, trop vertueuse et trop belle Princesse.

Quel amant et quel fils est plus infortuné !

Dans ce funeste jour je suis abandonné

De mon père et de ma maîtresse.

 

 

Scène II

 

THÉONE, CÉPHISE

 

CÉPHISE.

Ah ! Théone, est-ce là cette tendre amitié

Que vous m’aviez promise, et qui m’était si chère ?

THÉONE.

Je vous aime trop de moitié,

Et je fais plus pour vous que je ne devrais faire.

CÉPHISE.

Eh ! que faites-vous, justes Dieux !

Depuis le choix fatal qui me trouble et m’alarme,

Avez-vous employé vos soins officieux

À daigner seulement m’essuyer une larme ?

THÉONE.

Je ne cherche qu’à rire, et je m’en trouve bien.

Mais, quand à soupirer je pourrais me contraindre,

Je n’ai pas votre amant, et vous avez le mien ;

C’est moi qui suis le plus à plaindre.

CÉPHISE.

Eh ! pourquoi me le donnait-on ?

Contrainte d’obéir à la loi qu’on m’impose,

J’épouse demain Phaéton,

Et votre père en est la cause.

Son Oracle a si bien flatté

L’ambition du fils, et l’orgueil de la mère,

Que le Roi n’a point hésité

Sur le choix qu’il avait à faire.

Pouvait-il se choisir un plus digne héritier,

Et m’offrir un époux moins indigne de l’être,

Qu’un mortel que le ciel fit naître

Pour voir sous lui le monde entier ?

THÉONE.

L’Oracle le plus clair est amphibologique.

Qui croit s’en approcher s’en écarte le plus.

Si l’événement ne l’explique,

Tous les soins qu’on y prend sont des soins superflus.

Je viens vous dire, moi, qu’un bon génie inspire,

(Voyez si je vous aime et si je pense à vous,)

Qu’avec toute la gloire ou Phaéton aspire,

Il ne sera point votre époux.

CÉPHISE.

Que dites-vous, Théone, et que viens-je d’entendre ?

THÉONE.

Je dis que Phaéton, que le Roi croit son gendre,

Et vous, par conséquent, votre mari futur,

Au bonheur d’être à vous aurait tort de s’attendre :

Je le sais de mon père, et je parle à coup sûr.

CÉPHISE.

Ce que vous m’apprenez, Théone, est-il possible ?

Verrai-je Phaéton rentrer dans vos liens ?

Que le tendre Epaphus, à ma perte sensible,

Se ferait de plaisir de relier dans les miens !

D’une amère douleur son âme prévenue,

Il passe les moments les plus infortunés...

Il était avec moi quand vous êtes venue ;

Que ne lui disiez-vous ce que vous m’apprenez ?

Du bonheur que le sort m’envoie.

C’est empoisonner les appas ;

Je ne saurais goûter de joie

Qu’Epaphus ne partage pas,

Est-il vrai, ma chère Théone ;

À me rendre l’espoir voyez-vous quelque jour ?

Je consens qu’on m’ôte le trône

Si l’on me laisse mon amour.

Rend-on Phaéton à vos charmes ?

Epaphus avec moi finira-t-il son sort ?

Le Roi fait-il cesser nos mortelles alarmes ?

Climène en est-elle d’accord ?

THÉONE.

Eh ! bons Dieux, de quelle vitesse

Vous m’interrogez coup sur coup !

Mon incomparable Princesse,

Vous en savez déjà beaucoup.

Puisque je suis ici pour vous tirer de peine,

Et que j’ai déjà commencé,

Tandis qu’un peu de temps vous allez prendre haleine,

Je vais dire ce que je sais.

Ce matin de vous seule ayant l’âme occupée,

Et me représentant vos soupirs et vos pleurs,

(Car je sais de quelles douleurs

En pareille occurrence une fille est frappée :

Malgré ce que j’ai d’enjouement

Ne vous figurez pas que je m’en garantisse ;

On ne saurait perdre un amant

Que je ne sais quoi ne pâtisse.)

Ce matin, dis-je, au jour naissant.

En allant saluer mon père,

Il m’a semblé si caressant

Que j’ai, sans balancer, risqué cette prière.

Eh ! mon père, ai-je dit, d’un ton insinuant.

Au nom de tous les Dieux, et surtout de Neptune

Qui dans tout l’avenir vous rend si clairvoyant,

Permettez qu’une fois je vous sois importune.

Je ne demande rien pour moi ;

Mais enfin la Princesse est un autre moi-même :

Pour le fils du Soleil son horreur est extrême ;

Et l’on veut la contraindre à lui donner sa foi.

Apprenez-moi son sort que je commence à plaindre :

La Princesse m’est chère, et je crains son trépas,

Du destin qu’elle attend, elle n’a rien a craindre,

Phaéton, m’a-t-il dit, ne l’épousera pas.

Quelle cesse d’être agitée :

Les Parques de concert lui filent d’heureux jours.

Après ces mots il m’a quittée ;

Et depuis ce temps-là je vous cherche toujours.

Impatiente enfin que vous fussiez levée,

Pour vous dire du sort le secret absolu,

Peur tout remerciement, quand je vous ai trouvée,

Vous m’avez voulu battre, ou peu s’en est fallu.

Quelle injustice !

CÉPHISE.

Elle est extrême.

Ne m’en aimez pourtant pas moins.

Si je ne vous aimais autant que je vous aime,

Vous demanderais-je vos soins ?

La Reine qui paraît fait que je me retire.

Adieu. De vos bontés le souvenir m’est doux.

Je vais voir Epaphus, le charmer, et lui dire

Que mon plaisir redouble à le tenir de vous.

 

 

Scène III

 

CLIMÈNE, THÉONE

 

CLIMÈNE.

Je parais devant vous avec un peu de peine,

Théone ; de mon fils le cœur vous était du ;

À posséder le votre il s’était attendu ;

Mais l’amour le flattait d’une espérance vaine ;

Jugez-en par l’arrêt que l’Oracle a rendu.

Ce ne sont point contes frivoles ;

C’est un Arrêt des Dieux par eux-mêmes dressé :

Votre père l’a prononcé ;

Et voici ses propres paroles.

C’est en vain que Théone a pour lui des appas :

À ce que veut l’amour le sort ne consent pas :

L’hymen entre elle et lui ne saurait se conclure.

Quand je vis que de vos attraits

Il était privé pour jamais,

De Céphise pour lui je voulus être sûre.

Il vous quitte à regret, et les Dieux sont témoins

Qu’il change sans être infidèle.

THÉONE.

Un amant de plus ou de moins

N’est pour moi qu’une bagatelle.

Sans les soins obligeants que vous avez de moi,

Qui vous ouvrent les yeux sur ce qui me regarde,

Je vous engage ma foi

Que je n’y prenais pas garde.

Phaéton qui m’aimait est sorti de mes fers :

Qu’il ait eu les raisons, ou qu’il ait cru les vôtres,

Je songe moins aux Amants que je perds

Que je ne songe à m’en acquérir d’autres.

CLIMÈNE.

Je ne puis vous dissimuler

Que j’ai de vous entendre une sensible joie :

Je venais pour vous consoler,

Et j’ignorais par quelle voie.

L’amant que vous perdez n’eut jamais de pareil ;

Il égale le Dieu dont il a reçu l’être :

Conduire le char du Soleil,

C’est se montrer digne de l’être.

Le peuple orné de fleurs va border le chemin

Qu’il honore de son passage ;

Et les Prêtres d’Apis l’encensoir à la main

L’attendent pour lui rendre hommage.

Il est peu de climats où l’on n’ait élevé

Des prodiges d’esprit, et des foudres de guerre ;

Mais quel autre mortel a-t-on jamais trouvé

Qui répandît le jour aux deux bouts de la terre.

Cet honneur, qui sans doute est le plus grand de tous,

Qui flatte, émeut, ravit et pénètre mon âme,

Ainsi que sur sa mère, eût rejailli sur vous,

Si vous aviez, été sa femme.

THÉONE.

Par le brillant endroit que vous me faites voir,

Il est vrai que tout charme, et que rien ne rebute ;

Mais, Madame, s’il culbute

J’aurais été veuve ce soir.

On dit, quand on a fait l’épreuve,

Qu’une douleur pareille est facile à porter,

Et qu’être jeune femme et veuve

Est de tous les états le plus à souhaiter :

Pour moi, qui suis d’avis contraire,

Si j’avais un époux qui m’aimât comme il faut,

Il me serait trop nécessaire

Pour s’aller promener si haut.

Je le vois sans regret brûler d’une autre flamme ;

Si ses vœux sont remplis, mes désirs sont contents.

Je craindrais si j’étais sa femme

De ne la pas être longtemps.

CLIMÈNE.

Ne craignez rien, Théone, il n’est aucun obstacle

Dont mon fils ne soit le vainqueur :

J’en ai pour garant son grand cœur

Et la foi qu’on doit à l’Oracle,

Mon espoir est fondé sur un trop ferme appui

Pour être ébranlé par la crainte :

La promesse des Dieux inviolable et sainte,

M’assure que le monde un jour sera sous lui.

Je goûte une tranquille joie ;

Et je ne prévois rien qui la puisse troubler.

Momus, que le Soleil m’envoie,

Vient sans doute la redoubler.

 

 

Scène IV

 

MOMUS, CLIMÈNE, THÉONE

 

CLIMÈNE.

Hé bien, qu’est-ce, Momus ? quel sujet vous ramène ?

Qu’avez-vous à me dire au comble de mes vœux ?

MOMUS.

Que votre fils et vous me donnez plus de peine

Que vous ne valez tous deux.

Mercure et moi, pêle-mêle,

Nous passons tour à tour pour les courriers des Dieux ;

Et je ne suis pas envieux

Des métiers différents dont Mercure se mêle.

Depuis hier qu’en ce lieu

Je vins sottement me rendre,

On n’a jamais vu de Dieu

Tant monter et tant descendre.

CLIMÈNE.

Cher Momus, vous avez raison.

Vous avez des bontés dont je vois que j’abuse,

Mais enfin je suis mère, et c’est, de Phaéton :

Je ne sais pas au monde une plus belle excuse.

Parmi ce que le ciel a de Divinités

Est-il rien de plus grand ! rien de plus admirable !

MOMUS.

Entr’autres bonnes qualités

Il est obstiné comme un Diable.

Puisque c’est votre fils et celui d’Apollon,

Construit de son sang et du votre ;

Ce qu’il a de méchant, et ce qu’il a de bon,

Indispensablement vient de l’un et de l’autre :

Et comme le Soleil est élevé si haut

Que vraisemblablement l’équité le gouverne,

Apparemment que ce défaut

Vient de la moitié subalterne.

Son obstination l’a mis en bel état !

CLIMÈNE.

Quoi ! Momus, Phaéton...

MOMUS.

C’est un joli jeune homme !

S’il fallait réparer ce qu’il fait de dégât,

Vous en feriez vraiment pour une belle somme.

CLIMÈNE.

Dites-vous, vrai, Momus, ou bien si vous raillez ?

Cette incertitude me lasse.

De grâce expliquez-vous, parlez.

MOMUS.

Quoi ! Vous ne savez rien de tout ce qui se passe ?

CLIMÈNE.

Je sais que le Soleil, satisfait de mon fils,

Lui donne son char à conduire,

Pour confondre les ennemis

Qui jaloux de sa gloire aspiraient à lui nuire.

Flore et Zéphyre ce matin

En signe de bonheur couronnés de guirlandes,

De leurs plus doux parfums m’ayant fait des offrandes,

Pour surcroît de plaisir m’ont appris son destin.

Une heure après la renommée

A rendu mon plaisir parfait.

D’aucun autre incident je ne suis informée.

MOMUS.

Vous savez tout le beau. Je vais dire le laid.

Hier après soupé, ne pouvant m’en défendre,

Je chargeai votre fils sur le dos d’Aquilon ;

Et je m’obligeai de le rendre

Bien conditionné chez son Père Apollon.

Je le fis. Le Soleil d’une riante face

Prenant plaisir à regarder

Cet échantillon de sa race,

Avec empressement le caresse, l’embrasse,

Le contraint à lui demander

Quelque grande et sensible grâce ;

Et quelque demande qu’il fasse,

Il jure par le Styx de lui tout accorder.

Le Styx, autem, est certain fleuve

Qu’on trouve en allant en enfer,

Dont après le trépas chaque mortel s’abreuve,

De peur que des défunts la bile ne s’émeuve

À cause du changement d’air.

Pour la moindre petite chose

Qu’un Dieu l’atteste faussement,

Il est irrémissiblement

Dégradé de l’Apothéose.

CLIMÈNE.

Je sais encor, Momus, le serment d’Apollon,

Et combien pour le rompre il s’est donné de peine :

S’il savait quel est Phaéton,

Il se reprocherait une frayeur si vaine.

Zéphyre m’a tout raconté ;

Je vous l’ai déjà fait entendre ;

Sur le char du Soleil mon fils était monté

Quand il est descendu pour venir me l’apprendre.

MOMUS.

Pour ouïr les exploits qu’il a faits dans ce char,

Prêtez-moi, je vous prie, attention nouvelle.

En lui disant adieu, pour lui marquer mon zèle,

J’ai voulu qu’il ait pris un verre de Nectar,

Comme il entreprenait une course assez ample

Je l’ai fait redoubler jusqu’à cinq ou six fois :

Et comme le conseil touche moins que l’exemple.

Quand il buvait un coup, j’en buvais toujours trois.

Il part. Ses Coursiers qui hennissent

Frappant leur barrière des pieds,

Marchent dans les airs qu’ils blanchissent,

Comme si Phaéton les en avoir priés.

Ce début favorable avoir de quoi lui plaire :

Mais à peine ont-ils fait cent pas

Qu’ils ont senti qu’ils n’avaient pas

Leur guide accoutumé ni leur poids ordinaire.

Phaéton, pour un homme est bien pris, bien taillé ;

Mais à voir sa grosse bedaine

Phébus de tous les Dieux le plus entripaillé

En pèse pour le moins une demi-douzaine.

Eoüs et Phlégon, Ethon et Pyroïs

Les chevaux de son attelage,

Confus d’avoir été trahis,

Sans en faire semblant en écument de rage.

Vous m’allez demander qui s’est donné le soin

De m’en instruire de la sorte :

Par l’ordre du Soleil je n’en étais pas loin ;

Je sais d’original ce que je vous rapporte.

CLIMÈNE.

Momus, achevez promptement.

Vous préparez mon âme à trop d’inquiétude.

MOMUS.

Ce n’est ici que le prélude ;

Je vais chanter bien autrement.

Confus, comme j’ai dit, de traîner une charge

Dont ils faisaient si peu de cas,

Ces chevaux-mutinés ont d’abord pris le large,

Et quitté leur sentier pour aller haut et bas.

Phaéton étonné se trouble, s’inquiète ;

(Je ne le blâme pas, on s’inquiète à moins :)

Plus à les adoucir il applique ses soins,

Plus leur malice le maltraite,

Las d’essuyer leur fougue et d’être leur jouet,

Les voyant sourds à ses paroles,

Il s’arme d’un vigoureux fouet

Et leur en sangle les épaules.

Sitôt qu’ils ont senti ses coups,

Ils n’ont plus gardé de mesures :

Oh voyait dans leurs yeux éclater leur courroux ;

Et leurs hennissements n’étaient que des injures ;

Sans savoir ni pourquoi, ni par où, ni comment,

Ils vont aveuglément où leur fureur les mène ;

Et dans cette route incertaine,

Ils ont deux ou trois fois heurté le Firmament.

Les Dieux, sans un peu d’eau qu’enfermait une nue

Allaient tous périr par le feu :

Et Vénus, par malheur, étant là toute nue

En a senti l’atteinte un peu plus sort que jeu.

Quel dommage !

CLIMÈNE.

Achevez votre récit funeste.

Qu’est devenu mon fils ? Où l’avez-vous laissé ?

MOMUS.

En quelque endroit qu’il soit, je le croi mal placé.

En ferez-vous plus grasse en apprenant le reste ?

CLIMÈNE.

Je ne puis demeurer dans l’état où je suis.

Parlez. Délivrez-moi de cette incertitude.

MOMUS.

Puisque vous m’ordonnez d’augmenter vos ennuis,

Je vais m’en acquitter avec exactitude.

Le char, qui de Vénus a rissolé la peau,

S’étant approché de la terre,

Aux montagnes, aux bois, aux champs, aux près, à l’eau,

Enfin à toute chose a déclaré la guerre.

Des monts pour qui la foudre avoir eu du respect,

De sa malignité font la première épreuve :

Il n’est dans un moment ni rivière, ni fleuve

Que l’on ne traverse à pied sec.

Les Naïades qui dans les ondes

Ne sentent d’autres feux que les feux de l’amour,

Se sauvent des ardeurs du jour

Dans leurs grottes les plus profondes ;

Par tout où votre fils a l’honneur d’approcher.

On pousse des cris effroyables ;

Et l’on envoyé à tous les Diables

Et les chevaux et le Cocher.

Moi, qui d’un vieux Triton, dont la barbe était bleue,

Avais appris que le moyen

De n’être point mordu d’un chien

Était d’être toujours du coté de sa queue :

Je m’en suis souvenu, quoi qu’exempt du trépas,

Et dans cette belle carrière

De peur d’être brillé j’allais toujours derrière,

Où les rayons ne venaient pas.

THÉONE.

Ne croyez, pas Momus, Madame, il exagère.

On ne sent point ici qu’il y fasse trop chaud.

MOMUS.

Ne vous ennuyez pas, vous n’attendrez, plus guère ;

Phaéton paraîtra bientôt.

Ne pouvant l’assister que d’un zèle inutile

Dont il n’avoir pas grand besoin,

J’ai pris mon vol vers cette Ville,

Et suivant l’apparence il n’en est pas bien loin.

CLIMÈNE.

Quoi ! l’Oracle m’a donc trompée !

MOMUS.

Non, Madame, l’Oracle a dit la vérité ;

Et malgré son obscurité

Je l’ai tantôt développée.

Jamais mortel ne fut si haut

Que Phaéton sera bientôt.

Il était tout à l’heure au plus sublime étage ;

Et du char malheureux qu’il occupe aujourd’hui,

Il a plus d’une fois eu le triste avantage

De voir tout l’Univers sous lui.

Un Oracle, pour l’ordinaire,

Est aux yeux des hommes prudents

Une boëte d’Apothicaire ;

De grands mots au-dessus, et jamais rien dedans.

THÉONE.

Ô ciel ! Quelle chaleur tout à coup est venue.

MOMUS.

Ah, ah ! vous commencez à prendre un autre ton.

CLIMÈNE.

C’est mon fils, je le vois : c’est mon cher Phaéton.

Dieux ! Un nuage épais le dérobe à ma vue !

Quel spectacle frape mes yeux !

Que de vapeurs étincelantes !

Ciel ! je ne découvre en tous lieux

Que Rochers enflammés, que montagnes brûlantes.

Sauvez de ce péril votre fils et le mien,

Apollon : cette grâce est la seule où j’aspire.

MOMUS.

La Terre qui paraît n’est pas ici pour rien.

Écoutons ce qu’elle va dire.

 

 

Scène V

 

LA TERRE, MOMUS, CLIMÈNE, PHAÉTON sur un Char en l’air, THÉONE, etc.

 

LA TERRE.

Jupiter, à qui j’ai recours,

Armez-vous de votre tonnerre :

J’implore dans mes maux votre divin secours,

Ne vous refusez pas aux besoins de la terre.

Partout où ma douleur promène mes regards,

Je ne vois que des feux et que des funérailles :

L’horreur règne de toutes parts,

Jusques aux fonds de mes entrailles.

Si le destin a résolu

De finir mon empire et de tout mettre en poudre,

Pour servir de vidime à son ordre absolu

Suis-je indigne de votre foudre ?

L’encens qui tous les jours fume sur vos autels

Me coûte le sang de mes veines ;

Et le ciel n’a point d’immortels

Qui ne jouissent de mes peines.

Si pour vous obliger à répondre à mes vœux,

Cette raison est faible et n’a rien qui vous touche,

Pour votre intérêt seul, qui va m’ouvrir la bouche,

Hâtez-vous d’éteindre ces feux.

Mais je puis vous tromper par de vaines paroles :

Sur l’Univers brûlant daignez jeter les yeux ;

Vous verrez fumer les deux Pôles

Qui soutiennent le poids des cieux

Pour peu que vous tardiez à lancer votre foudre ;

Neptune va cesser d’être le Dieu des flots ;

La terre va périr ; les cieux vont se dissoudre ;

Et tout va retourner dans son premier chaos.

Le voilà qui paraît. Abrégez sa carrière :

Par une prompte mort vengez tant de trépas.

CLIMÈNE.

Ah ! juste ciel, quelle prière !

Jupiter ; ne l’exaucez pas.

LA TERRE.

Epaphus, fils d’Isis, c’est pour votre querelle

Que la terre est en proie aux maux que vous voyez :

En quelque lieu que vous soyez,

Elle souffre pour vous, venez parler pour elle.

 

 

Scène VI

 

EPAPHUS, CÉPHISE, LA TERRE, MOMUS, CLIMÈNE, THÉONE, PHAÉTON dans un Char en l’air

 

EPAPHUS.

Ma mère a fait des vœux et pour vous et pour moi.

Nous sortons d’auprès d’elle : Et je viens vous apprendre

Que Jupiter mon père en ce lieu va descendre :

Je ne puis vous dire pourquoi ;

C’est de sa propre voix qu’il le veut faire entendre.

 

 

Scène VII

 

JUPITER, CLIMÈNE, EPAPHUS, CÉPHISE, LA TERRE, MOMUS, THÉONE, PHAÉTON sur un Char en l’air

 

JUPITER sur son Aigle.

Reine qui remplissez, le trône de Memphis,

Où par les droits du sang la Princesse Céphise

Après le Roi son père un jour doit être assise,

Cessez d’être contraire à l’ardeur de mon fils.

Par un ordre éternel ils font faits l’un pour l’autre ;

C’est un Arrêt du sort qui n’a jamais changée

Théone eût été pour le vôtre

Si votre ambition ne l’en eût dégagé.

L’amour trahi, quoi qu’il arrive.

Se venge d’un amant sans foi.

THÉONE.

Seigneur Jupiter, quant à moi

Je ne suis point vindicative :

Je consens que Phaéton vive

Pourvu qu’il vive sous ma loi.

JUPITER.

À celle du destin il faut que je réponde,

C’est le maître d’ tous les Dieux.

L’air, la terre, le ciel, et l’onde,

Tous demandent la mort de cet audacieux.

Périssent[2] comme lui tous les ambitieux

Qui troublent le repos du monde.

CLIMÈNE.

Ah, Dieux !

MOMUS.

Ma pauvre Reine, il a passé le pas,

C’est une besogne toisée ;

Et le rappeler du trépas

Ne me paraît pas chose aisée.

Il avait le cœur grand et l’esprit étendu ;

La douleur d’Apollon égalera la vôtre :

Pour vous en consoler il en faut faire un autre ;

Le moule n’en est pas perdu.


[1] Phèdre.

[2] Jupiter foudroie Phaéton.

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