Amalasonte (Philippe QUINAULT)

Tragi-comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 9 novembre 1657.

 

Personnages

 

CLODÉSILE, Prince, amant d’Amalasonte

ARSAMON, Prince, ami de Clodésile, et amant d’Amalfrède

LEUDÈRE, Domestique de Théodat

THÉODAT, fils de Theudion, et amant d’Amalasonte

THEUDION, Régent des États d’Amalasonte

EURIC, Capitaine des Gardes

AMALFRÈDE, sœur de Clodésile

ULCIDE, Suivante d’Amalfrède

AMALASONTE, Reine des Goths et d’Italie

CÉLINDE, Suivante d’Amalasonte

GARDES

 

La Scène est à Rome.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

CLODÉSILE, ARSAMON, LEUDÈRE

 

CLODÉSILE, à Leudère.

Non, de ce cabinet ne m’ouvrez point la porte ;

Nous attendrons ici que Théodat en sorte :

Nous savons quel respect son rang nous doit donner ;

Nous venons pour le voir, non pour l’importuner.

Leudère se retire.

ARSAMON.

C’est être trop soumis ; notre illustre naissance

Nous devrait dispenser de cette complaisance :

Théodat n’a sur nous nul avantage ici ;

Et s’il est Prince, enfin nous le sommes aussi.

CLODÉSILE.

Oui ; mais son père ici peut tout ce qu’il désire ;

Le feu Roi l’a nommé Régent de cet empire :

La Reine ne sait rien que par ses seuls avis,

Et jusques sur le trône il peut porter son fils.

Amalasonte l’aime et le choisit pour maître :

Regardons ce qu’il est, et non ce qu’il doit être :

Il n’est plus notre égal, puisqu’il va s’agrandir ;

La fortune le flatte, il lui faut applaudir ;

Et puisque cette aveugle à l’élever s’engage,

Il faut aveuglément respecter son ouvrage.

ARSAMON.

Respecter un rival ! ah ! c’est trop de rigueur.

CLODÉSILE.

Cet effort doit durer autant que sa faveur.

ARSAMON.

Nous le verrons longtemps en état de nous nuire,

Si nous le respectons, au lieu de le détruire.

CLODÉSILE.

Je travaille à sa perte en lui faisant la cour.

Nous avons contre nous la Fortune et l’Amour ;

Et ce sont deux torrents, furieux dès leur source,

Qui grossissent alors qu’on s’oppose à leur course,

Et de qui le courant, que l’on dit redouter,

Entraîne avecque soi ce qui l’ose arrêter.

Attaquer Théodat avec la force ouverte,

C’est, loin de le détruire, attirer notre perte.

Pour perdre un favori qui sait des mécontents,

Les moyens les plus sûrs sont les moins éclatants :

La haine est impuissante alors qu’elle est suspecte ;

Il faut, en le perdant, feindre qu’on le respecte ;

Et lorsque par la force il ne peut succomber,

Il faut le soutenir pour le faire tomber.

Enfin, par cette voie, utile et peu commune,

Je prétends en ce jour ébranler sa fortune.

Pour beaucoup de raisons, vous savez que jamais

Avec Justinian nous n’avons eu de paix,

Et que cet Empereur ne souffre qu’avec honte

La conquête de Rome où règne Amalasonte.

L’amitié qui nous joint avec des nœuds si doux,

N’a laissé dans mon cœur aucun secret pour vous ;

Et j’aurais cru commettre un crime de vous taire

La rage où m’a réduit le trépas de mon père,

Depuis qu’Amalasonte, aux yeux de cette Cour,

Sur de légers soupçons, le fit priver du jour.

J’ai, comme vous savez, animé de vengeance,

Avec Justinian été d’intelligence :

Il a, par mon avis, écrit à Théodat,

Comme s’il le de voit servir contre l’État.

La lettre est arrivée, et l’ayant fait surprendre,

Aux mains d’Amalasonte on doit bientôt la rendre,

Qui, par son favori se croyant voir trahir,

Aura trop de fierté pour ne le pas haïr.

ARSAMON.

De haïr Théodat la Reine est peu capable :

Qui fait plaire à son Juge est rarement coupable ;

Et dans une âme atteinte en faveur d’un amant,

L’Amour avec ses feux met son aveuglement.

Le trépas de ce Prince est l’espoir qui nous reste :

Son mérite trop grand, comme à vous, m’est funeste.

J’adore votre sœur, et j’ai trop bien compris

Que son amour pour lui m’expose à ses mépris.

De nos ennuis communs sa vie est l’origine :

Il faut de sa mort seule attendre la ruine ;

Et comme de lui-même il tient tout aujourd’hui,

Sa fortune ne peut périr qu’avecque lui.

CLODÉSILE.

Son trépas est aussi le seul but où j’aspire :

Mais il faut qu’en secret contre lui je conspire ;

Et, pour hâter sa fin, mes soins plus importants

Sont d’en chercher le lieu, les moyens et le temps.

La Reine, dont l’hymen flatte mon espérance,

Aime trop Théodat pour aimer qui l’offense,

Et pour prendre une main que trop indignement

Elle verrait rougir du sang de son amant.

ARSAMON.

Vengez, puisque sa vie à la Reine est si chère,

Hautement par sa mort celle de votre père.

CLODÉSILE.

C’est un mal bien plus grand que je lui dois causer ;

Et, pour la mieux punir, je la veux épouser.

Oui, pour venger mon père, il n’est point d’artifice

Qui puisse m’inspirer un plus cruel supplice,

Que d’obliger la Reine, en me donnant sa foi,

D’être femme d’un homme aussi méchant que moi :

Je serai son tyran, et je rendrai pour elle

Chaque instant de sa vie une peine nouvelle ;

Ses moments les plus doux seront ceux de sa mort.

Mais le cabinet s’ouvre, et Théodat en sort.

 

 

Scène II

 

THÉODAT, ARSAMON, CLODÉSILE

 

THÉODAT.

Ah ! Princes, dans ce lieu qui peut vous faire attendre ?

ARSAMON.

Le seul respect, Seigneur, que nous devons vous rendre.

Vous ne me devez rien.

CLODÉSILE.

Nous ne devons pas moins :

Sans cesse pour l’État vous employez vos soins ;

Et leurs effets toujours méritent tant d’estime,

Qu’on ne les peut jamais interrompre sans crime.

THÉODAT.

Le soin ou pour l’État je me trouve engagé,

Sans crime avecque vous peut être partagé,

Et vous n’avez pas lieu de vous pouvoir défendre

De veiller pour un sceptre où vous pouvez prétendre.

ARSAMON.

Où nous pouvons prétendre ! ah ! ne présumez pas

Qu’un bien qui vous est dû pour nous ait des appas.

La Reine, dont le choix au trônerons appelle,

Rendrait notre espérance à présent criminelle ;

Et, bien qu’un sceptre offert ait d’extrêmes beautés,

Elle vous offre moins que vous ne méritez.

CLODÉSILE.

Oui ; la Reine, en rendant votre gloire parfaite,

Loin de faire un présent, n’acquitte qu’une dette,

Et sur son trône, enfin, veut moins vous retenir

Pour en être porté que pour le soutenir.

Votre haute vertu, dont l’éclat est extrême,

Peut donner de l’estime à l’Envie elle-même.

J’ai de l’ambition, le trône a des appas ;

J’y prétendrais monter, si vous n’y montiez pas ;

Je voudrais être Roi, si vous ne deviez l’être :

Mais je vois tant de gloire à vous avoir pour maître,

Que le destin d’un Roi n’a rien qui soit si doux

Que le sort d’un sujet qui ne l’est que de vous.

Mais ces discours ne sont que des paroles vaines ;

Vous aurez de mes soins des marques plus certaines,

Et mes vrais sentiments ne vous seront appris

Que par des actions dont vous serez surpris.

Le désir le plus doux, qui dans mon cœur s’enferme,

Est que votre fortune arrive au dernier terme,

Et qu’enfin, par mes soins, je puisse avoir le bien

De vous mettre en état de ne craindre plus rien.

THÉODAT.

Vous promettez beaucoup.

CLODÉSILE.

Je veux encor plus faire,

Et bientôt vous saurez... Mais voici votre père.

 

 

Scène III

 

THEUDION, THÉODAT, CLODÉSILE, ARSAMON, EURIC, GARDES

 

THEUDION.

Je viens vous consulter sur un point important,

Mon fils.

THÉODAT.

C’est un honneur pour moi trop éclatant,

Et je serais trop vain...

THEUDION.

Souffrez que je m’explique.

THÉODAT.

Seigneur...

THEUDION.

Écoutez-moi, vous dis-je, et sans réplique.

Quel sentiment, mon fils, avez-vous d’un sujet

Qui, des soins de la Reine ayant été l’objet,

Loin qu’avec ses bontés il fît croître son zèle,

Ne serait animé qu’à conspirer contr’elle ?

THÉODAT.

Quiconque pour la Reine a pu manquer de foi,

Doit n’attendre qu’horreur et que haine de moi.

THEUDION.

Ce sentiment est juste autant qu’il le peut être ;

Mais à quel châtiment condamnez-vous ce traître ?

THÉODAT.

On partage un forfait qu’on ne condamne pas.

Un traître, quel qu’il soit, est digne du trépas :

En détournant sa perte, on devient son complice ;

Et qui l’ose épargner mérite son supplice.

THEUDION.

Pour montrer à quel point j’approuve vos avis,

Dès ce même moment vous les verrez suivis :

Votre attente par moi ne sera point trompée,

Et pour vous le prouver, donnez-moi votre épée.

THÉODAT.

Mon épée ?

THEUDION.

Oui ; donnez.

THÉODAT.

Votre ordre est ma raison.

J’obéis.

THEUDION.

Vous aurez ce palais pour prison.

THÉODAT.

Que faut-il faire enfin pour savoir mon offense ?

THEUDION.

Il faut n’interroger que votre conscience.

THÉODAT.

Elle ignore mon crime.

THEUDION.

Hé bien ! vous l’apprendrez.

Euric, je vous le laisse, et vous en répondrez. 

 

 

Scène IV

 

THÉODAT, CLODÉSILE, ARSAMON, EURIC, GARDES

 

THÉODAT.

Fortune, qui me perds, d’où te vient ce caprice ?

Quel revers me fait choir du trône au précipice !

Et par quel fort fatal, que je ne comprends pas,

N’ai-je monté si haut que pour tomber si bas ?

Princes, que dites-vous de ce malheur extrême ?

ARSAMON.

Ma réponse, Seigneur, fera la vôtre même :

Quiconque pour la Reine a pu manquer de foi,

Doit n’attendre qu’horreur et que haine de moi.

THÉODAT. Il se retire.

Il insulte au malheur ; mais j’ai quelqu’espérance

Que pour moi Clodésile aura plus d’indulgence.

CLODÉSILE.

On partage un forfait qu’on ne condamne pas.

Un traître, quel qu’il soit, est digne du trépas ;

En détournant sa perte, on devient son complice,

Et qui l’ose épargner mérite son supplice.

Ce sont vos propres mots, si je m’en souviens bien ;

Ce sentiment est juste, et c’est aussi le mien.

 

 

Scène V

 

THÉODAT, EURIC, GARDES

 

THÉODAT.

C’est ainsi que s’ensuit cette foule infidèle,

Que la Fortune attire et fait fuir avec elle.

Ainsi d’un favori les flatteurs inconstants,

Voyant changer son sort, changent au même temps :

Il ne voit point d’ami qui ne le désavoue ;

La main qui le flattait le plonge dans la boue ;

Qui connaît son malheur cherche à le redoubler.

Et tel qui l’élevait commence à l’accabler.

Mais ma disgrâce encor sût-elle plus étrange,

Mon cœur ne peut changer, quoique mon destin change ;

Et, bien que tout me quitte, on ne doit point douter

Que ma vertu du moins ne me saurait quitter.

Ciel ! serais-je coupable en l’esprit de la Reine ?

Ah ! s’il est vrai, je sens que ma constance est vaine,

Et que mon cœur enfin est plus fort en ce jour

Pour les traits du malheur que pour ceux de l’amour.

Mais, quoi ! d’un tel soupçon la Reine est peu capable :

Je suis trop innocent pour lui sembler coupable ;

Et je l’offenserais, si, touché de terreur,

Je l’osais accuser d’injustice ou d’erreur.

Ce sont les sentiments où je me dois soumettre :

Pour les lui témoigner servons-nous d’une lettre ;

C’est par ce seul moyen... Mais qui vient me troubler ?

 

 

Scène VI

 

LEUDÈRE, THÉODAT, EURIC, GARDES

 

LEUDÈRE.

Amalfrède, Seigneur, demande à vous parler.

THÉODAT.

Elle me peut servir au dessein que je tente :

Dites-lui que j’écris une lettre importante.

Il entre dans le cabinet. 

 

 

Scène VII

 

AMALFRÈDE, LEUDÈRE, ULCIDE

 

AMALFRÈDE.

Peut-on voir Théodat ?

LEUDÈRE.

Oui, Madame ; à l’instant,

Je pense qu’il achève un billet important.

On ne doit point le voir ; il vient de le défendre :

Mais tout vous est permis.

AMALFRÈDE.

Non ; laissez-moi l’attendre.

ULCIDE.

En cette occasion votre soin me surprend ;

Il sera criminel, si la Reine l’apprend :

Un coupable toujours mérite qu’on l’opprime,

Et qui plaint son malheur se charge de son crime.

AMALFRÈDE.

Si je te faisais voir la source de mes soins,

Tu serais plus surprise, en croyant l’être moins.

Plus Théodat sait voir de crime en apparence,

Plus, en effet, pour moi j’y trouve d’innocence.

ULCIDE.

D’un discours si bizarre, et si contraire au mien,

Le sens est si confus que je n’y comprends rien.

AMALFRÈDE.

Si ce sens est confus, mon âme l’est de même :

Mais, sans confusion, peut-on dire qu’on aime ?

ULCIDE.

Vous aimez Théodat ?

AMALFRÈDE.

Le mot en est lâché,

Et mon feu brille trop pour être encor caché.

Oui, j’aime Théodat ; pour toi ma feinte est vaine :

Si la première fois on dit j’aime, avec peine,

Dès qu’on a commencé d’exprimer son désir,

On dit toujours qu’on aime après avec plaisir.

ULCIDE.

En vain donc Arsamon à vous plaire s’obstine,

Lui que pour votre époux votre frère destine.

AMALFRÈDE.

Oui ; ce Prince, qui manque et de cœur et de foi,

Est de se faire aimer indigne autant que moi ;

Le crime seulement nous peut unir ensemble,

Et je l’abhorre enfin, parce qu’il me ressemble.

La vertu que l’on quitte a toujours des appas,

Et l’on n’aime rien tant que ce que l’on n’a pas.

J’aime enfin Théodat, et puis l’aimer sans honte :

Je l’ai cru jusqu’ici charmé d’Amalasonte ;

Mais s’il l’ose trahir, et s’il peut conspirer,

Il peut aimer ailleurs, et je puis espérer ;

Et d’un premier amour, quand l’âme est occupée

Elle est d’un second trait malaisément frappée.

Mais un cœur qu’on poursuit n’aime jamais si bien,

Ni si facilement que quand il n’aime rien.

Oui, je puis laisser naître, en mon âme charmée,

L’espoir délicieux d’aimer et d’être aimée ;

Et puisque Théodat trahit la Reine ainsi,

Je puis...

ULCIDE.

Parlez plus bas, Madame, le voici.

 

 

Scène VIII

 

THÉODAT, AMALFRÈDE, ULCIDE, GARDES

 

THÉODAT.

Le soin qu’en mon malheur pour moi vous daignez prendre,

Est un honneur, Madame, où je n’osais prétendre.

AMALFRÈDE.

Théodat connaît mal les secrets de mon cœur ;

J’aime son seul mérite, et non pas son bonheur :

Le sort injurieux, qui contre lui s’irrite,

Peut tout sur son bonheur, et rien sur son mérite,

Et ne peut faire enfin, par ses coups rigoureux,

Qu’il cesse d’être aimable, en cessant d’être heureux.

Oui, le sort est injuste, et je ne saurais l’être ;

J’ai plus d’ardeur pour vous que je ne fais paraître ;

J’aurais peine à pouvoir m’exprimer là-dessus,

Et si je dis beaucoup, je pense encore plus.

THÉODAT.

Cette bonté si rare et si peu méritée,

Serait mal reconnue étant peu respectée :

Mais quelque bien pour moi qu’elle puisse causer,

Je crains de m’en servir, de peur d’en abuser.

AMALFRÈDE.

Votre âme en ma faveur, de tendresse incapable,

Peut-être aurait regret de m’être redevable.

THÉODAT.

Ah ! jugez mieux d’un cœur qui, d’ennuis outragé,

Met sa dernière joie à vous être obligé :

Mais mon esprit, confus d’une bonté si rare,

Tremble encore au moment qu’il faut qu’il se déclare.

AMALFRÈDE.

Parlez ; tous vos discours ont toujours tant d’appas,

Que, quoi que vous disiez, vous ne déplairez pas.

THÉODAT.

Mes craintes, mes transports et mon désordre extrême

Devraient-ils pas déjà vous avoir dit que j’aime.

AMALFRÈDE, à part.

Il aime ! ah ! si c’est moi, quel bonheur est le mien !

Haut.

Achevez, Théodat, et n’appréhendez rien.

THÉODAT.

Oui, mon crime est trop beau, pour le dire avec honte ;

Oui, j’aime ; oui, l’aime enfin.

AMALFRÈDE.

Qui donc ?

THÉODAT.

Amalasonte. 

AMALFRÈDE.

Amalasonte, Prince ! et quoi ! vous ignorez

Quels maux par cet amour vous seront préparés !

Quoi ! vous ne savez pas que cette fière Reine

A l’âme indifférente, impérieuse et vaine ;

Qu’elle ne croit rien voir digne de l’enflammer,

Et, pour être haï, que l’on n’a qu’à l’aimer !

THÉODAT.

Ce n’est point là mon mal, et pour ne vous rien feindre,

De ses mépris pour moi j’aurais tort de me plaindre :

Vous êtes en faveur, et, sans être indiscret,

Je crois que je vous puis confier ce secret.

Oui, cette fière Reine a pressenti, je pense,

Quelque chose pour moi plus que l’indifférence ;

Et dedans ses regards, st fiers aux yeux de tous,

Les miens n’ont bien souvent rien trouvé que de doux :

Aussi dans mon malheur, quoi que je me propose,

Je croirais l’offenser, si je l’en croyais cause.

C’est ce que cet écrit lui doit faire savoir,

Tandis que ma prison me défend de la voir ;

Et puisqu’à m’obliger vous paraissez constante,

Je vous veux confier cette lettre importante.

AMALFRÈDE.

Je réussirai mal peut-être en cet emploi.

THÉODAT.

N’importe ; faites-vous ce peu d’effort pour moi :

Vous me l’avez promis.

AMALFRÈDE, à part.

Ô funeste promesse !

THÉODAT.

Marquez-lui mon respect, marquez-lui ma tendresse ;

Princesse, dites-lui que, loin de ses beaux yeux,

Les objets les plus doux pour moi sont ennuyeux ;

Qu’où je ne la puis voir, je ne vois rien d’aimable ;

Que toute autre Beauté me paraît effroyable.

 

 

Scène IX

 

EURIC, THÉODAT, AMALFRÈDE, ULCIDE, GARDES

 

EURIC.

Je vous viens, à regret, faire commandement

De rentrer à l’instant dans votre appartement :

Je dois vous empêcher d’être vu de personne ;

C’est un ordre nouveau, Seigneur, que l’on me donne.

THÉODAT.

Je vous laisse ma lettre, et c’est vous dire assez.

AMALFRÈDE.

J’en prendrai soin, Seigneur, plus que vous ne pensez.

 

 

Scène X

 

ULCIDE, AMALFRÈDE

 

ULCIDE.

Ô ciel ! que faites-vous ? vous ouvrez cette lettre.

AMALFRÈDE.

À qui rien n’est permis, l’amour peut tout permettre.

Moi servir ma rivale, et de ma propre main

Aller fournir des traits pour me percer le sein !

Moi servir Théodat en m’outrageant moi-même !

Non ; je le dois trahir d’autant plus que je l’aime ;

Je manquerais de sens, ne manquant pas de foi,

Et ne dois pas l’aimer pour d’autre que pour moi.

Mais avant que ma rage à me venger s’applique,

Apprenons ce qu’il pense, et comment il s’explique.

Elle lit.

Merveille, où brillent tant d’appas,

Encor que la plus forte envie

Du Prince à qui je dois la vie

Soit de m’exposer au trépas,

Ce ne m’est qu’un léger supplice

Que la Nature me trahisse,

Si l’Amour ne me trahit pas.

 

Bien que mon malheur soit pressant,

Votre pitié que je réclame,

Pour rendre la joie à mon âme,

Est un secours assez puissant :

Il m’est fort peu considérable

Que chacun m’estime coupable,

Si vous m’estimez innocent.

ULCIDE.

Son amour dans ces mots innocemment s’exprime.

AMALFRÈDE.

Ah ! c’est son innocence ici qui fait son crime ;

Et mon plus cruel mal, c’est que dans ce moment

Je ne puis contre lui me plaindre justement.

ULCIDE.

Mais l’avez-vous flatté d’une espérance vaine ?

AMALFRÈDE.

Non, non ; je serai voir cette lettre à la Reine,

Et je la serai voir d’un air qui fera foi

Que j’aime Théodat, mais non pas plus que moi.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

THEUDION, AMALASONTE, CÉLINDE

 

THEUDION.

Oui, oui ; pour Théodat étouffez votre estime ;

L’écrit de l’Empereur vous marque assez son crime ;

Et la bonté pour lui que vous me faites voir,

Rend, loin de l’excuser, son attentat plus noir :

De tendresse pour lui je ne suis plus capable.

AMALASONTE.

Mais il est votre fils.

THEUDION.

Oui ; mais il est coupable.

Pour lui contre ma Reine il ne m’est rien permis ;

J’étais votre sujet avant qu’il fût mon fils :

Son crime souille en lui le sang qui l’a fait naître ;

C’est n’être plus mon fils qu’être indigne de l’être ; 

Et tout mon sang qu’il est, il faut l’envisager

Comme un sang corrompu dont je me dois purger.

AMALASONTE.

Je veux être pour lui, malgré votre colère,

Meilleure Reine ici que vous n’êtes bon père.

Avant qu’on le condamne, il le faut écouter :

Commandez qu’on l’amène.

THEUDION.

Il faut vous contenter.

 

 

Scène II

 

AMALASONTE, CÉLINDE

 

AMALASONTE.

À quoi te résous-tu, Reine indigne de l’être ?

Peux-tu, sans te trahir, chercher à voir un traître ;

Mais un traître agréable, à qui, dans ton erreur,

Ton trône était offert aussi bien que ton cœur ?

Peux-tu bien présumer, trop aveugle Princesse,

De le voir sans horreur, et même sans tendresse ?

Et ne conçois-tu pas une juste terreur

D’avoir plus de tendresse encore que d’horreur ?

Va dire promptement que Théodat demeure,

Et, s’il est criminel, que je consens qu’il meure.

CÉLINDE.

J’obéis, et j’y cours.

AMALASONTE.

Ne te presse pas tant.

CÉLINDE.

Mais on va l’amener.

AMALASONTE.

Cours-y donc à l’instant :

Va, reviens ; non, retourne : en quel trouble est mon âme !

Arrête un peu ; je veux... 

CÉLINDE.

Que voulez-vous, Madame ?

Je ne le puis savoir.

AMALASONTE.

Ce que je veux ? hélas !

Comment le saurais-tu, si je ne le sais pas ?

CÉLINDE.

Mais, Madame, pour peu qu’ici l’on me retienne,

Théodat va venir.

AMALASONTE.

Bien : qu’il vienne, qu’il vienne ;

Ma tendresse bannie est déjà de retour :

J’ai beaucoup de dépit, mais bien moins que d’amour,

Il vient, et je sens bien que, malgré ma colère,

Tout perfide qu’il est, il ne me peut déplaire.

 

 

Scène III

 

THEUDION, AMALASONTE, THÉODAT, EURIC, CÉLINDE, GARDES

 

THEUDION.

Voici ce fils ingrat.

AMALASONTE.

Vous êtes irrité ;

Mais sans emportement il doit être écouté.

THEUDION.

Vous connaissez mon zèle, et c’est assez me dire

Que Votre Majesté veut que je me retire.

Je sors.

AMALASONTE.

Vous m’obligez ; je crois n’avoir besoin

Que de lui seul pour luge, et de moi pour témoin.

 

 

Scène IV

 

AMALASONTE, THÉODAT, CÉLINDE, les Gardes s’étant retirés au fond du Théâtre

 

AMALASONTE.

Approchez, Théodat, et prenez cette lettre ;

L’Empereur dans vos mains m’oblige à la remettre.

Voyez.

THÉODAT.

À Théodat. Elle s’adresse à moi,

Et j’en suis sort surpris.

AMALASONTE.

C’est ce que je conçoi.

THÉODAT.

Je ne puis concevoir qui le porte à m’écrire.

AMALASONTE.

Pour vous en éclaircir, il suffira de lire ;

Peut-être en saurez-vous plus que vous ne voudrez.

THÉODAT.

Moi, je...

AMALASONTE.

Lisez, vous dis-je, et puis vous répondrez.

THÉODAT lit.

« J’ai promis avec vous de partager l’empire, 

« Et toutes les douceurs qu’on y peut recevoir ; 

« Et vous m’avez promis, comme je le désire,

« De mettre Amalasonte et Rome en mon pouvoir :

« C’est maintenant qu’il faut que rien ne nous retienne ;

« Tenez votre parole, et je tiendrai la mienne.

« JUSTINIAN ».

AMALASONTE.

Hé bien ! vous demeurez confus.

THÉODAT.

Je dois l’être, en effet, si jamais je le fus :

Mais la confusion dont mon âme est remplie,

Pour bien être exprimée, est trop bien ressentie.

AMALASONTE.

Ah ! tu connais, sans doute, un trouble si puissant,

De voir ta perfidie avortée en naissant ;

Et ton regret provient, si j’en crois cette lettre,

Moins du crime commis que du crime à commettre :

Parle, et me sais, ingrat ! s’il se peut, pressentir

Que ta confusion vient de ton repentir.

THÉODAT.

Je n’ai rien sait pour vous que mon cœur désavoue,

Rien dont ma raison même en secret ne me loue ;

Et Votre Majesté ne me saurait blâmer,

Que d’avoir trop aimé ce que je dois aimer.

Oui, bien que contre moi cet aveu vous anime,

Si je suis criminel, mon amour est mon crime ;

Mais ce crime est si beau, qu’il faut vous avertir

Que je mourrai plutôt que de m’en repentir.

AMALASONTE.

Ah, méchant ! plût au ciel qu’Amour fût ton offense !

Ton forfait me plairait plus que ton innocence :

Mon cœur, d’un si beau crime avec joie éclairci,

Ne pourrait t’accuser sans s’accuser aussi ;

Et tu ne fais que trop, malgré ton injustice,

Qu’il serait moins ton juge ici que ton complice.

Mes yeux, mes traîtres yeux, par tes regards surpris,

T’ont moins donné d’amour que mon cœur n’en a pris.

Oui, malgré mon orgueil, par une ardeur trop prompte,

J’ai bien osé t’aimer ; tu le sais, à ma honte :

Mais ma raison sur moi perdant tout son crédit,

J’ai fait plus que t’aimer, ingrat ! je te l’ai dit ;

Et dans les mouvements qu’un noble orgueil inspire

Il est bien plus aisé d’aimer que de le dire.

Cependant, quand tu sais qu’au mépris de vingt Rois,

Mon âme avec plaisir te réserve son choix ;

Quand, en t’offrant un trône où tu ne peux prétendre,

Pour t’y mieux élever, je tâche d’en descendre ;

Quand l’unique regret qui me fasse souffrir

Est de n’avoir encor qu’un seul trône à t’offrir,

Et de ne te pas rendre, en l’ardeur qui m’enflamme,

Maître de tout le monde, ainsi que de mon âme ;

Quand il n’est point d’espoir qui ne te soit permis,

Tu conspires ma perte avec mes ennemis.

Je puis donc te déplaire avec une couronne !

Tu veux me l’arracher, lorsque je te la donne !

Or, tu peux donc, perfide, aimer mieux en ce jour

La devoir à ton crime, enfin, qu’à mon amour.

Réponds, réponds, ingrat !

THÉODAT.

Je n’ai rien à répondre ;

Cette accusation suffit pour me confondre :

Plus d’un engagement me soumet à vos lois ;

Vous êtes ma partie et mon juge à la fois ;

Et Votre Majesté n’a plus besoin d’excuse,

Puisqu’elle me condamne alors qu’elle m’accuse.

Le crime qu’on m’impute est digne du trépas ;

Tous mes jours sont à vous, ne les épargnez pas :

Mais, en m’ôtant la vie, au moins qu’il vous souvienne

Qu’on ne m’ôtera rien qui ne vous appartienne.

L’honneur que vous m’ôtez fait mes plus rudes coups ;

Mais si j’aime l’honneur, ce n’est pas plus que vous :

Par un effort d’amour, qu’à peine on pourra croire,

Je veux même immoler ma gloire à votre gloire.

Je puis confondre ici l’écrit de l’Empereur ;

Mais faire voir ma foi, c’est montrer votre erreur ;

Et je ne puis, Princesse aimable autant qu’auguste,

Me nommer innocent sans vous nommer injuste :

Je consens à périr plutôt qu’à faire voir

Qu’une âme si brillante a pu se décevoir,

Et j’aime mieux souffrir un injuste supplice,

Que de convaincre ici ma Reine d’injustice.

AMALASONTE.

Non, non ; fais tes efforts plutôt pour t’excuser :

Je crains de te convaincre, en voulant t’accuser ;

Mon désir le plus doux est que je sois déçue ;

J’aimerai mon erreur, si j’en suis convaincue.

Tâche à vaincre un courroux qui n’est pas trop puissant ;

Fais-moi paraître injuste, et parois innocent :

J’abhorre l’injustice, et d’une horreur extrême ;

Mais je l’aime encor mieux en moi qu’en ce que j’aime.

Ne te pas excuser, c’est vouloir me trahir :

Parle.

THÉODAT.

Vous l’ordonnez, et je vais obéir.

Cette accusation sans doute m’embarrasse ;

Je me défendrai mal, quelqu’effort que je fasse :

Troublé par des forfaits qui me sont inconnus,

Ce que je vous dirai sera faible et confus ;

Mais vous n’ignorez pas qu’en un trouble semblable

Qui fait bien s’excuser semble être un peu coupable,

Et qu’étant accusé d’un crime si fatal,

C’est paraître innocent que s’en défendre mal.

Ceux qu’à des trahisons un soin coupable anime,

Préparent leur excuse en préparant leur crime ;

Leur constance est suspecte, et de tels attentats

Ne sont pas ignorés, s’ils ne surprennent pas.

Mais l’imposture étonne, en pareille aventure,

Ceux qui n’ont jamais su ce que c’est qu’imposture,

Et qui, sur leur vertu s’osant trop confier,

N’ont jamais appris l’art de se justifier.

Je crains peu ; toutefois votre âme a des lumières

Qui pourraient découvrir des ruses moins grossières ;

Et votre esprit brillant, par un crime imposé,

Peut bien être surpris, mais non pas abusé.

L’écrit de l’Empereur, si l’on me rend justice,

Vous doit être suspect de beaucoup d’artifice.

J’ai pour accusateur ici votre ennemi,

Contre qui j’ai vingt fois votre trône affermi ;

Un Prince intimide que ma valeur étonne,

Dont mon bras a vingt fois fait trembler la couronne

Et qui, par vos bontés voyant avec ennui

Récompenser les soins que j’ai pris contre lui,

Impuissant à me nuire avec la force ouverte,

Cherche en des trahisons sa vengeance et ma perte.

Mais, pour y réussir, l’attentat imputé

Est trop peu vraisemblable et trop mal inventé.

Après de vos bontés la solide assurance,

Le crime qu’on m’impose a-t-il quelqu’apparence ?

Puis-je, avec quelque sens, refuser en ces lieux

D’une main adorable un sceptre glorieux,

Pour vouloir prendre ailleurs, tout couvert d’infamie,

Un sceptre mal acquis d’une main ennemie ?

Et puis-je apparemment avoir considéré

Un espoir incertain, plus qu’un bien assuré ?

Mais dans un trouble égal à mon désordre extrême,

Qui fait comme on raisonne ignore comme on aime ;

Et pour être excusé de cette trahison,

J’attends de mon amour plus que de ma raison.

J’adore ma Princesse, et personne n’ignore

Que l’on peut rarement trahir ce qu’on adore,

Et que quand d’un feu pur une Reine est l’objet,

Ce qui fait un amant fait un meilleur sujet.

Je ne cherche donc plus de raison pour défense ;

Qui saura mon amour, saura mon innocence ;

Et le feu qui me brûle est brillant à tel point,

Qu’il doit ne plaire pas à qui ne le fait point.

Oui, pour peu que ce feu puisse encore vous plaire

Au moment qu’il me brûle il faut qu’il vous éclaire ;

Et malgré ce forfait justement dénié,

Si je ne suis haï, je suis justifié.

Mais je perds tout espoir, si je perds votre estime

Je dois plus craindre ici votre haine qu’un crime :

Je ne me défends plus, si vous me haïssez ;

Et ma mort...

AMALASONTE.

C’est assez, Théodat, c’est assez :

Ma défiance expire et ma colère est vaine ;

L’Amour fait rendre une âme incapable de haine ;

Et quoiqu’on ait d’un crime un indice puissant,

Un criminel qui plaît est toujours innocent.

Théodat n’a besoin ici que de lui-même ;

Il m’en a dit assez, en me disant qu’il m’aime :

Il a peu de sujet de paraître alarmé ;

Puisqu’il est innocent, il peut se croire aimé,

Et peut même douter que je fusse capable

De ne le pas aimer, quand il serait coupable.

THÉODAT.

Ah ! c’en est trop.

AMALASONTE.

Non, non ; c’est faire encor trop peu ;

Un effet éclatant doit suivre cet aveu.

Elle parle à Euric.

Holà ! suivez ce Prince, et dites à son père

Qu’il rende son épée et qu’il soit moins sévère ;

Vous lui direz de plus qu’un dessein important

Veut qu’il fasse assembler mon Conseil à l’instant,

Et que son fils s’y trouve, afin que je lui donne,

Avecque plus d’éclat, ma main et ma couronne.

THÉODAT.

Ô bonté trop charmante ! ô bonheur sans pareil !

AMALASONTE.

Va faire promptement assembler mon Conseil :

Ces moments, que ta flamme en vains discours emploie,

Sont autant de larcins que tu fais à ma joie.

THÉODAT.

Pour marquer mon transport, mon trouble est trop puissant ;

Je ne vous répondrai qu’en vous obéissant.

 

 

Scène V

 

CLODÉSILE, ARSAMON, AMALASONTE, CÉLINDE

 

CLODÉSILE, à Arsamon.

Il sort tout interdit, et tout semble nous rire.

AMALASONTE.

Ah ! Princes, vous venez comme je le désire :

Théodat nie un crime, et je m’assure bien

Que votre sentiment pour lui suivra le mien.

CLODÉSILE.

Notre âme en votre gloire est trop intéressée,

Et ce sujet ingrat vous a trop offensée,

Pour conserver pour lui, sans crime et sans erreur,

Quelqu’autre sentiment que de haine et d’horreur.

ARSAMON.

Mon ardeur pour sa perte a tant de violence,

Que, pour vous l’exprimer, je manque de puissance.

CLODÉSILE.

Et mon zèle est si-grand, pour l’État et pour vous,

Que l’espoir de sa mort fait mon soin le plus doux.

ARSAMON.

Quelque punition que votre âme médite,

Il n’aura pas encor tout le mal qu’il mérite.

CLODÉSILE.

Et fût-il le plus grand de tous les malheureux,

Il n’aura pas encor le mal que je lui veux.

AMALASONTE.

Ce sont vos sentiments.

CLODÉSILE.

Nous n’en avons point d’autres.

AMALASONTE.

Apprenez donc les miens, comme j’ai su les vôtres :

Sachez que Théodat m’est un objet si cher,

Que tout ce qui le touche a droit de me toucher ;

Qu’un crime est dans son âme une chose impossible ;

Que qui lui nuit m’outrage où je suis plus sensible ;

Que votre sort dépend plus de lui que de moi,

Et que mon choix le rend mon maître et votre Roi.

CLODÉSILE.

Mais...

AMALASONTE.

Enfin, je ne puis, sans une peine extrême,

Voir ceux qui lâchement haïssent ce que j’aime.

CLODÉSILE.

Ma sœur qui vient...

AMALASONTE.

Allez ; son entretien m’est doux,

Et je lui veux parler, mais ce n’est pas de vous.

 

 

Scène VI

 

AMALASONTE, AMALFRÈDE, ULCIDE, CÉLINDE

 

AMALASONTE.

Toi qui me sus toujours si chère et si fidele,

Approche, et viens apprendre une heureuse nouvelle :

Apprends qu’il faut nommer le dernier attentat

Un crime de l’Envie, et non de Théodat ;

Mais crois que de ma part je lui rendrai justice,

Et qu’il faut en ce jour que l’hymen nous unisse.

AMALFRÈDE.

Ah, ciel !

AMALASONTE.

Qui peut causer ce trouble où je te voi ?

AMALFRÈDE.

Un grand mal me surprend, Madame, excusez-moi.

AMALASONTE.

Il te faut retirer.

AMALFRÈDE.

Je sors ; mais je vous jure

Que je prends grande part dedans votre aventure.

ULCIDE, à Amalfrède, qui laisse tomber une lettre.

Une lettre est tombée.

AMALFRÈDE.

Arrête, et ne dis rien ;

Qui trouve à se venger, trouve encore un grand bien.

CÉLINDE, ramassant la lettre.

Amalfrède, en sortant, a laissé cette lettre.

AMALASONTE.

Donnez ; entre ses mains il faudra la remettre :

Elle n’a point d’adresse, et, sans raffinement,

Il est aisé de voir qu’elle vient d’un amant.

AMALFRÈDE, retournant sur ses pas.

Qu’ai-je fait ! quel malheur !

AMALASONTE.

Qu’avez-vous ?

AMALFRÈDE.

Ah, Madame !

Par tout ce qui jamais a pu toucher votre âme,

Si vous ne me voulez réduire au désespoir,

Rendez-moi promptement ma lettre sans la voir.

AMALASONTE.

Ma curiosité, que ce discours excite,

Est une ardeur qui croît lorsque plus on l’irrite.

AMALFRÈDE.

Si mon zèle indiscret s’oppose à vos désirs,

C’est pour vous épargner de mortels déplaisirs.

AMALASONTE.

Je saurai ce que c’est ; j’en meurs d’impatience.

AMALFRÈDE.

Vous aurez du regret de cette connaissance ;

Un mal n’est jamais mal tant qu’il est inconnu,

Et l’on s’est repenti souvent d’avoir trop vu.

AMALASONTE.

N’importe, il faut tout voir ; je serai satisfaite :

En vain vous le craignez.

AMALFRÈDE, à part.

C’est ce que je souhaite.

AMALASONTE.

Théodat vous écrit ; ces mots sont de sa main.

AMALFRÈDE.

Puisque vous le voyez, je le nierais en vain :

La lettre est de lui-même.

AMALASONTE.

Il vous l’a donc fait prendre. 

AMALFRÈDE.

Puisque je l’ai fait choir, je ne m’en puis défendre.

AMALASONTE.

Vous parle-t-il d’amour ? me manque-t-il de soi ?

AMALFRÈDE.

C’est ce que cet écrit vous dira mieux que moi.

AMALASONTE, lit.

Merveille où brillent tant d’appas,

Encor que la plus sorte envie

Du Prince à qui je dois la vie

Soit de m’exposer au trépas,

Ce ne m’est qu’un léger supplice,

Que la Nature me trahisse,

Si l’Amour ne me trahit pas.

 

Bien que mon malheur soit pressant,

Votre pitié que je réclame,

Pour rendre la joie à mon âme,

Est un secours assez puissant :

Il m’est fort peu considérable

Que chacun m’estime coupable,

Si vous m’estimez innocent.

Quoi ! ce traître pour vous marque un amour si tendre !

Hélas !

AMALFRÈDE.

Je l’ai bien dit ; vous voulez trop apprendre.

AMALASONTE.

L’aimez-vous ?

AMALFRÈDE.

Moi, Madame ? ah ! Votre Majesté

Fait un tore bien sensible à ma fidélité :

J’aimerais un ingrat qui trahit ma Princesse ;

Ah ! ne m’imputez pas cette horrible faiblesse,

Et croyez que l’amour, qu’un cœur si lâche a pris,

Ne peut produire en moi que haine et que mépris.

AMALASONTE.

Mais vous souffrez ses soins.

AMALFRÈDE.

Oui ; mais j’y suis forcée :

De son crédit sur vous l’ingrat m’a menacée,

Et s’est sait voir tout prêt, pour me combler d’effroi,

De m’imputer pour lui l’amour qu’il a pour moi.

AMALASONTE.

D’un tel secret plutôt vous me deviez instruire.

AMALFRÈDE.

De tels secrets souvent sont dangereux à dire.

Théodat est à craindre ; il s’est toujours vanté

Qu’il peut tout sur l’esprit de Votre Majesté ;

Et sur de vous tromper, peut-être avec audace

Qu’il dira que je l’aime avant que le jour passe.

AMALASONTE.

Ô ciel ! que j’ai d’horreur pour cette trahison !

Que je hais cet ingrat !

AMALFRÈDE.

C’est avecque raison.

Il vient ; mon mal redouble ; à son abord je tremble.

AMALASONTE.

Il vous regarde fort, le traître !

AMALFRÈDE.

Il me le semble ;

Mais, si vous m’en croyez, gardez de l’écouter.

AMALASONTE.

Comme un monstre à présent je le veux éviter.

Le perfide, il l’aborde !

 

 

Scène VII

 

THÉODAT, AMALFRÈDE, AMALASONTE, CÉLINDE, ULCIDE

 

THÉODAT, à Amalfrède.

Avez-vous pris la peine... ?

AMALFRÈDE, en se retirant.

Oui, j’ai parlé de vous fort longtemps à la Reine.

THÉODAT, à Amalasonte.

Le Conseil assemblé n’attend plus désormais...

AMALASONTE.

Qu’il se sépare ; et vous, ne me voyez jamais.

 

 

Scène VIII

 

THÉODAT, seul

 

Interdit du revers qui vient de me surprendre,

Je ressens mon malheur, sans le pouvoir comprendre.

Ne me voyez jamais, dit-elle avec transport.

Me faites-vous, mes sens, un fidèle rapport ?

Oui, oui ; tristes témoins de mes peines mortelles,

Ce n’est pas vous ici qui m’êtes infidèles.

Ne me voyez jamais ! Quoi ! l’Amour inégal

Ne promet un grand bien que pour faire un grand mal !

Quoi ! tout change, et partout où l’on ressent sa flamme,

S’il est quelque constance, elle n’est qu’en mon âme !

Ne me voyez jamais ! Quel crime ai-je commis,

Reine qui de vos yeux faites mes ennemis ?

Et tous-mes ennemis qu’ils puissent être encore,

Dois-je ne les voir plus, s’ils sont ce que j’adore ?

Ne me voyez jamais ! Ah ! vous devez savoir

Qu’il faut cesser de vivre, en cessant de vous voir.

Oui, vous n’ignorez pas qu’où vous m’êtes absente

L’image du trépas m’est sans cesse présente ;

Et j’ai trop bien compris qu’en un si triste fort

Vous me condamnez moins à l’exil qu’à la mort.

Hé bien ! sans murmurer, il faut vous satisfaire ;

Ma vie est votre bien, mon but est de vous plaire ;

C’est mon soin le plus cher et le plus important,

Et si ma mort vous plaît, je dois mourir content.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

CLODÉSILE, AMALFRÈDE

 

CLODÉSILE.

Quoi ! vous sortez si tard étant indisposée !

Votre douleur, ma sœur, est bientôt apaisée.

AMALFRÈDE.

Mon mal n’a point cessé ; mais venant de savoir

Que la Reine chez moi devait venir ce soir,

Je ne l’ai pu souffrir avecque bienséance,

Et, pour la prévenir, je me fais violence.

CLODÉSILE.

La réponse est adroite, et j’avoue, en effet,

Que le plus défiant en serait satisfait :

Mais comme pour ma sœur ma tendresse est parfaite,

Sa sortie, en ce temps, me trouble et m’inquiète ;

Il n’est rien plus contraire aux grands maux que la nuit,

Si vous en exceptez le mal qu’amour produit.

AMALFRÈDE.

Arsamon, qui me sert, se trompe, s’il se vante

Que l’amour soit un mal que pour lui je ressente.

CLODÉSILE.

Théodat pourrait mieux se vanter aujourd’hui

Que l’amour est un mal que vous sentez pour lui.

On dit que vous brûlez d’une ardeur qui m’outrage.

AMALFRÈDE.

Oui, je brûle pour lui, Seigneur, mais c’est de rage

Je jure que l’ardeur qui m’anime en ce jour,

Est un feu tout contraire aux ardeurs de l’amour,

Et qui, loin que sa flamme à la tendresse invite,

Détruit toujours l’amour, et jamais ne l’excite.

Prête à voir Théodat au trône au-lieu de vous,

Mes transports sont pareils à vos transports jaloux,

Et je consentirais, avec joie et sans peine,

À le voir plutôt mort que mari de la Reine.

Lui mari de la Reine ! ah ! cessez de trembler ;

Il tombera, dût-il, en tombant, m’accabler :

Par moi seule il peut voir sa fortune arrêtée ;

Je suis femme, il est vrai ; mais je suis irritée ;

Et quand la rage anime un cœur comme le mien,

Il peut tout faire craindre à qui ne craint plus rien.

CLODÉSILE.

Je reconnais ma sœur à l’ardeur héroïque

Qui dans cette colère en ma faveur s’explique.

Garde, en l’exécutant, de me faire rougir ;

C’est à toi de parler, mais c’est à moi d’agir :

Il suffit pour ma sœur d’un transport de colère ;

Mais plus intéressé, je dois aussi plus faire ;

Je dois perdre ce Prince, et d’un coup inhumain

Il faut absolument qu’il meure de ma main.

AMALFRÈDE.

Quoi ! vous voulez sa mort !

CLODÉSILE.

Quoi ! ce dessein t’étonne ?

AMALFRÈDE.

Il faut, en le perdant, gagner une couronne ;

Et vous ne devez plus, osant l’assassiner,

Rien prétendre à la main qui doit vous couronner.

CLODÉSILE.

Encor que son trépas doive affliger la Reine,

Je crains peu sa douleur, si j’évite sa haine.

Le secret de sa mort, dont tu prends trop d’effroi,

Sera toujours secret pour tout autre que toi.

AMALFRÈDE.

Mais vous êtes perdu s’il est su de tout autre,

Et sa vie attaquée exposera la vôtre :

C’est de son bonheur seul que vous craignez le cours ;

Détruisez son bonheur, mais épargnez ses jours.

Déjà, par une fourbe heureusement conçue,

La Reine à Théodat a défendu sa vue ;

Et pour peu qu’avec art mon dessein soit conduit,

Votre bonheur naîtra de son bonheur détruit.

CLODÉSILE.

Tu me flattes en vain ; tous ces petits divorces,

En irritant l’amour, en sont croître les forces :

Ces différends, que forme un léger accident,

Ont l’effet d’un peu d’eau sur un feu bien ardent,

Dont la froideur est faible, et qui n’est pas à craindre,

Redoublant les ardeurs qu’elle ne peut éteindre.

Pour vaincre ce dépit, qui sonde tort espoir,

Mon rival seulement n’a qu’à se faire voir :

N’espérons qu’en sa mort, sans que rien me retienne ;

Tu me verras hâter ou sa perte ou la mienne :

Tant qu’il sera vivant, il sera fortuné ;

Son bonheur à sa vie est trop bien enchaîné ;

Et je ne puis, malgré ton importune envie,

Détruire son bonheur sans détruire sa vie.

AMALFRÈDE.

Mais cet assassinat est un crime odieux.

CLODÉSILE.

S’il peut me couronner, il sera glorieux :

Tous les moyens font beaux, lorsque la fin est belle ;

La couronne rend pur ce qui s’approche d’elle ;

Et quand un crime noir mène au trône où l’on tend,

Par l’éclat qu’il y trouve, il devient éclatant.

C’est toujours un effet d’une âme peu commune

De détruire d’un coup ce qu’a fait la fortune :

Je l’entreprends à tort ; mais je m’assure aussi

Qu’on est justifié, quand on a réussi ;

Qu’une injustice heureuse est toujours légitime,

Et qu’un sceptre vaut peu, s’il ne vaut bien un crime.

L’effroi ne peut toucher un cœur tel que le mien.

AMALFRÈDE.

Mais si...

CLODÉSILE.

J’entends du bruit ; demeure, et ne dis rien.

AMALFRÈDE.

Où voulez-vous aller ?

CLODÉSILE.

Si tu me veux attendre,

Avant qu’il soit longtemps tu le pourras apprendre. 

AMALFRÈDE.

Sans doute à Théodat il va donner la mort.

Mais avec Arsamon je l’aperçois qui sort.

 

 

Scène II

 

AMALFRÈDE, THÉODAT, ARSAMON

 

AMALFRÈDE.

Quel dessein, à telle heure, en ces lieux vous amène ?

THÉODAT.

Suivant un ordre exprès, je vais trouver la Reine.

AMALFRÈDE.

Je vous y conduirai, quoi qu’il puisse avenir.

ARSAMON.

La Reine sans témoins prétend l’entretenir :

Je voudrais qu’il vous pût devoir ce bon office ;

Je dois seul le conduire, il faut que j’obéisse.

THÉODAT.

Obligeante Princesse, épargnez-vous ce soin ;

Il m’est avantageux de la voir sans témoin.

ARSAMON.

Allons ; voici, Seigneur, le chemin qu’il faut prendre ;

C’est dans son cabinet qu’elle vous doit attendre.

 

 

Scène III

 

AMALFRÈDE, ULCIDE

 

AMALFRÈDE.

Il va seul chez la Reine ; ah ! je perds tout espoir :

Elle doit le haïr ; mais elle doit le voir ;

Et je ne fais que trop, par mon expérience,

Que le voir et l’aimer ont peu de différence.

Quand je songe quel trouble et quel ravissement

Cet espoir a fait naître au cœur de cet amant,

Et combien pour la Reine il a l’âme attendrie,

Tout ce que j’eus d’amour se transforme en furie,

Et je ressens déjà que mon cœur à son tour

À bien plus de fureur qu’il n’eut jamais d’amour.

Oui, j’abhorre l’ingrat, et j’en suis dégagée ;

Je n’y songerai plus que pour m’en voir vengée :

Sa perte est maintenant mon unique désir ;

Je sens que je verrais sa mort avec plaisir ;

Et si d’un coup mortel... Mais j’aperçois mon frère.

 

 

Scène IV

 

CLODÉSILE, AMALFRÈDE, ULCIDE

 

CLODÉSILE.

Enfin, grâce à mes coups, rien ne m’est plus contraire ;

C’en est fait, il est mort par un noble attentat.

AMALFRÈDE.

Il est mort ! qui, Seigneur ? 

CLODÉSILE.

Théodat.

AMALFRÈDE.

Théodat !

CLODÉSILE.

Oui ; ce bras te réponds que sa mort est certaine.

AMALFRÈDE.

Et vous ne craignez pas la fureur de la Reine !

Quoi ! ses beaux jours aux miens par l’Amour enchaînés,

Par ta rage, barbare, ont été terminés !

Quoi ! tu viens d’égorger cette illustre victime,

À qui trop de mérite a tenu lieu de crime ;

Ce héros par tes coups lâchement abattu,

Qui n’eut pour ennemis que ceux de la vertu,

Et qui, par un malheur qui n’est pas ordinaire,

Te déplut seulement pour avoir trop su plaire !

Quoi ! tu m’as pu ravir un objet si charmant,

Et tu crois échapper à mon ressentiment !

Bas.

Que fais-le ?

CLODÉSILE.

Indigne sœur, quel démon vous inspire !

Que pouvez-vous penser, et que m’osez-vous dire !

AMALFRÈDE.

Qu’à-peu-près en ces mots la Reine contre vous

Fera tantôt sans doute éclater son courroux.

CLODÉSILE.

Quoi ! ce n’est qu’un avis ?

AMALFRÈDE.

En seriez-vous en doute ?

Je parle en bonne sœur des maux que je redoute,

Et crois de ces transports devoir vous avertir

Pour vous y préparer et vous en garantir.

CLODÉSILE.

J’ai rendu cette mort si secrète et si prompte,

Que j’ai peu de sujet de craindre Amalasonte.

Sur ce petit degré, qui mène au cabinet,

Sans lumière et sans bruit, cela vient d’être fait.

Arsamon, prétextant un ordre de la Reine,

De mon rival trop vain s’est sait suivre sans peine ;

Et l’ayant sait passer par l’endroit indiqué,

L’a mis entre mes mains, qui ne l’ont point manqué.

AMALFRÈDE.

Mais frappant Théodat da nuit et sans lumière,

Avez-vous de sa mort une assurance entière ?

CLODÉSILE.

Oui, oui ; j’ai sait sans doute expirer mon rival ;

La chute d’Arsamon était notre signal :

Il est tombé d’abord, et cette feinte chute,

Laissant lors Théodat à tous mes coups en bute,

Courant à lui sans crainte un poignard à la main,

Meurs, perfide, ai-je dit, en lui perçant le sein.

Il est mort sans répondre, et ma rage assouvie

A fait cesser ensemble et sa voix et sa vie.

AMALFRÈDE.

Hélas !

CLODÉSILE.

Par ce soupir, plaignez-vous mon rival ?

AMALFRÈDE.

On peut se plaindre alors qu’on sent croître son mal ;

Et je sens ma douleur à tel point redoublée,

Qu’on doit peu s’étonner, si je parais troublée.

CLODÉSILE.

S’il est ainsi, ma sœur, il vous faut retirer.

AMALFRÈDE.

La Reine qui paraît m’oblige à demeurer.

CLODÉSILE.

Ma présence en ce lieu ne me peut être utile.

 

 

Scène V

 

AMALASONTE, CLODÉSILE, AMALFRÈDE, ULCIDE, CÉLINDE, SUITE

 

AMALASONTE.

Je sortais pour te voir ; vous, restez, Clodésile.

CLODÉSILE.

Madame, je craignais...

AMALASONTE.

Non, non ; ne craignez rien :

Vous pouvez avoir part à tout notre entretien.

La raison dans mon âme est enfin revenue ;

Votre fidélité ne m’est plus inconnue :

Restez pour condamner Théodat avec moi ;

Je connais votre zèle et sais son peu de foi.

Vous avez vu pour lui malgré moi ma faiblesse :

Cependant ce perfide a trahi ma tendresse,

Et votre sœur sait bien qu’il ne m’est plus permis

De douter qu’il conspire avec mes ennemis,

Puisqu’on ne peut penser, sans une erreur nouvelle,

Qu’un infidèle amant soit un sujet fidèle.

Mais j’ai conclu sa mort, et qui veut m’obliger

Doit accroître en mon cœur l’ardeur de me venger.

CLODÉSILE.

S’il suffit de sa mort pour vous rendre contente,

Une main favorable a rempli votre attente.

Théodat ne vit plus.

AMALASONTE.

Dieu ! que me dites-vous ?

CLODÉSILE.

Qu’il est tombé sans vie et tout couvert de coups, 

Et que son meurtrier...

AMALASONTE.

Il en mourra, le traître !

Hé bien ! son meurtrier...

CLODÉSILE.

Ne s’est pas fait connaître.

AMALASONTE.

Ne m’apprendrez-vous point ce qu’il est devenu ?

CLODÉSILE.

Non, Madame, et sans doute il craint d’être connu.

AMALASONTE.

Que l’on cherche partout ce traître et ses complices ;

Je le ferai périr au milieu des supplices.

CLODÉSILE.

Quoi ! plaignez-vous l’ingrat qui vous a su trahir ?

AMALASONTE.

Hélas ! je me flattais, quand j’ai cru le haïr :

Quand j’ai dit que pour lui ma haine était extrême,

Je vous trompais tous deux, et me trompais moi-même :

Je parlais de sa mort, mais sans y consentir ;

Mon cœur ne souhaitait de lui qu’un repentir.

Sa mort impunément ne sera point soufferte,

Et si je vis encor, c’est pour venger sa perte.

 

 

Scène VI

 

AMALASONTE, EURIC, CLODÉSILE, AMALFRÈDE, ULCIDE, CÉLINDE, SUITE

 

AMALASONTE.

Hé bien ! du Prince mort puis-je venger la fin ?

EURIC.

Oui, Madame ; on a su quel est son assassin,

Il ne peut échapper.

CLODÉSILE, à part.

Ô ciel ! quelle est ma peine !

EURIC.

Par l’ordre du Régent le voici qu’on l’amène.

 

 

Scène VII

 

THÉODAT AMALASONTE, CLODÉSILE, AMALFRÉDE, ULCIDE, CÉLINDE, EURIC, GARDES

 

AMALASONTE.

C’est Théodat vivant ; ciel ! que m’avez-vous dit ?

CLODÉSILE.

J’étais trompé, Madame, et j’en reste interdit.

EURIC.

À regret contre lui je rends ce témoignage ;

Mais l’ordre de son père à cet effort m’engage.

Arsamon, que le sang unissait avec vous,

Vient d’être indignement massacré par ses coups.

Son père a de son crime une assurance entière :

Sortant du cabinet avec de la lumière,

J’accompagnais ses pas, quand il l’a rencontré,

Interdit et sanglant, près du corps massacré.

Vous le savez, Seigneur, et que même à sa vue

Votre confusion tout-à-coup s’est accrue.

THÉODAT.

Il est vrai ; mais malgré cet indice puissant,

Il est encor plus vrai que je suis innocent.

EURIC.

Son père m’a d’abord commandé, sans l’entendre,

Et de vous l’amener, et de vous tout apprendre.

Mais si comme témoin il faut tout déclarer,

Comme père, il a cru devoir se retirer :

Il ne peut être juge ; il craint que la nature,

Si son fils l’abusait, n’aidât son imposture,

Et ne le fît juger, en cette extrémité,

Plus suivant ses désirs que suivant l’équité.

AMALASONTE.

Vous m’en avez appris assez pour le confondre.

À tout ce qu’il a dit, qu’avez-vous à répondre ?

THÉODAT.

Que suivant Arsamon, qui m’avait fait savoir

Que Votre Majesté m’ordonnait de la voir,

Pour attaquer ma vie, il m’avait fait attendre

Dans un passage obscur qu’il m’a d’abord fait prendre,

Sa chute était sans doute un signal concerté ;

Mais tombant par hasard dans ce lieu sans clarté,

Un assassin, trompé par son propre artifice,

Au-lieu de me frapper, a frappé son complice.

Un coup si surprenant était à peine fait,

Que mon père, sortant de votre cabinet,

Me trouvant seul auprès de ce corps déplorable,

Et même un peu sanglant, m’a pris pour le coupable

Et d’un si grand malheur plus il m’a vu troublé,

Plus son soupçon injuste encore a redoublé.

AMALASONTE.

Quoi ! son mensonge est-il seulement vraisemblable !

CLODÉSILE.

Je ne puis toutefois croire qu’il soit coupable.

THÉODAT.

Ce Prince en peut répondre, et, s’il le veut, je croi

Qu’il vous peut de ce crime instruire mieux que moi.

Ce discours le surprend.

CLODÉSILE.

Oui ; j’ai l’âme confuse

De me voir accusé par celui que j’excuse.

THÉODAT.

Le crime vous regarde, et je vois qu’en effet

Vous l’excusez trop bien pour ne l’avoir pas fait :

Quand le bras que j’évite a fait périr un autre,

J’entendais une voix fort semblable à la vôtre.

CLODÉSILE.

Ou vous voulez tromper, ou vous êtes trompé ;

J’étais près de ma sœur dans ce temps occupé.

THÉODAT.

Et qui peut l’assurer ?

AMALASONTE.

Moi, qui l’ai vu près d’elle,

Et qui connais assez votre crime et son zèle.

THÉODAT.

Si...

AMALASONTE.

Ne répliquez point.

CLODÉSILE.

Grâces au ciel, mon bras ;

S’il voulait l’attaquer, ne se cacherait pas.

Lorsque j’ai cru tantôt sa trahison certaine,

Je n’ai point contre lui dissimulé ma haine :

Mon zèle a fait éclat, et n’aurait pas moins fait

S’il l’avait soupçonné de ce dernier forfait.

Mais quoi ! sa calomnie ici doit peu surprendre ;

Sur le point de se perdre, il ne sait où se prendre :

Tel qu’un désespéré, qu’un naufrage a surpris, 

Il veut que ce qu’il voit le suive en son débris ;

Et, troublé du péril qui devant lui se montre,

S’attache, en se perdant, à tout ce qu’il rencontre.

Mais c’est un crime encor qu’il lui faut épargner ;

Ma présence le cause, et je vais m’éloigner.

AMALASONTE.

Allez ; je connais bien quel parti je dois prendre ;

S’il vous attaque absent, je saurai vous défendre.

 

 

Scène VIII

 

THÉODAT, AMALASONTE, AMALFRÈDE, ULCIDE, CÉLINDE, EURIC, GARDES

 

THÉODAT, à Amalfrède.

Je crains, en lui parlant, d’augmenter son courroux :

Je me tais par respect, et n’espère qu’en vous.

AMALASONTE, à part.

Le traître ! à ma rivale il parle en ma présence !

AMALFRÈDE.

Pour ce Prince, Madame, ayez de l’indulgence ;

Il est de votre sang ; vous avez intérêt

À le sauver encor, tout accusé qu’il est.

AMALASONTE.

Le Conseil assemblé saura demain résoudre

Si l’on peut justement le punir ou l’absoudre.

THÉODAT, à part, à Amalfrède.

De toutes ses rigueurs ne vous rebutez pas.

AMALASONTE.

Quoi ! sans me regarder, il lui parle encor bas !

AMALFRÈDE.

Excusez...

AMALASONTE.

L’excuser, c’est partager sa saute.

Qu’on l’ôte de mes yeux.

AMALFRÈDE.

Mais, Madame.

AMALASONTE.

Qu’on l’ôte,

Et qu’il soit dans la tour soigneusement gardé,

Jusqu’au temps où son sort doit être décidé.

THÉODAT, à part, à Amalfrède.

Ah ! dites-lui, Princesse, à mes désirs propice,

Que je veux l’adorer, malgré son injustice,

Et qu’enfin sa rigueur, qui m’accable en ce jour,

Me peut ôter la vie, et non pas mon amour.

AMALASONTE.

Quoi donc ! je vois encor cet objet de ma haine !

S’il ne veut pas marcher, Gardes, que l’on l’entraîne.

 

 

Scène IX

 

AMALASONTE, AMALFRÈDE, CÉLINDE, ULCIDE

 

AMALASONTE.

Le traître vous parlait d’un air sort interdît ;

Que pouvait-il prétendre, et que vous a-t-il dit ?

AMALFRÈDE.

Que, bien qu’à ses désirs je ne sois pas propice,

Il me veut adorer, malgré mon injustice ;

Et que votre rigueur, qui l’accable en ce jour,

Lui peut ôter la vie, et non pas son amour.

Voilà ce qu’il m’a dit, puisqu’il faut vous l’apprendre.

AMALASONTE.

Ces mots sont, en effet, ceux que je viens d’entendre :

Avec confusion les ayant entendus,

Je tâchais d’en douter ; mais je n’en doute plus.

Ce qui doit toutefois m’étonner davantage,

C’est de voir qu’Amalfrède en son salut m’engage ;

Et qu’excusant l’ingrat qu’elle vient d’accuser,

À ma juste colère elle ose s’opposer.

AMALFRÈDE.

Vous vous étonnez trop d’une adresse grossière :

Quoi ! pensez-vous que j’aie assez peu de lumière

Pour ne découvrir pas que Théodat vous plaît,

Et vous est toujours cher, tout accusé qu’il est ?

Je vois bien, quoi qu’il sasse, et quoi qu’il en arrive,

Que vous voulez encor qu’il vous aime et qu’il vive ;

Et quand j’ai combattu votre juste courroux,

Je pense avoir parlé moins pour lui que pour vous.

AMALASONTE.

Hélas ! que tu vois clair dans le fond de mon âme !

Oui, ma colère encor cachait toute ma flamme ;

Et le feu dont l’Amour a mon cœur embrasé,

lorsqu’il semblait éteint, n’était que déguisé.

J’estime encor l’ingrat de tout crime incapable :

Ma raison, en effet, m’apprend qu’il est coupable ;

Mais mon cœur, qui l’excuse après sa trahison,

Sent quelque chose en moi plus sort que ma raison.

AMALFRÈDE.

Songez, s’il est ainsi, que son sort vous regarde ;

S’il demeure en prison, son salut se hasarde,

Et vous ne serez plus maîtresse de son sort,

S’il est par le Conseil jugé digne de mort :

Son père à son salut ne sera pas contraire ;

Il sait bien que son fils a l’honneur de vous plaire ;

Et puisqu’il vous l’envoie, il ne peut mieux prouver

Que, bien loin de le perdre, il cherche à le sauver.

AMALASONTE.

L’ingrat ne peut mourir sans m’empêcher de vivre :

Ce soir secrètement je veux qu’on le délivre ;

Je feindrai d’ignorer demain qu’il soit parti :

Tandis je veux qu’il sorte et qu’il soit averti

Que c’est en ta faveur qu’il reçoit cette grâce,

Et qu’il saura de toi ce que je veux qu’il fasse ;

Et le voyant d’abord, tu lui seras savoir

Que je suis résolue à ne le jamais voir,

Et qu’il doit promptement, pour suivre mon envie,

Sortir de mes États, sur peine de la vie.

Fais si bien toutefois qu’il puisse consentir

À me voir, malgré moi, devant que de partir :

Dis-lui que je le sauve, et que le plus barbare

Doit un remercîment pour un bienfait si rare.

S’il t’aime, il t’est aisé de le persuader.

AMALFRÈDE.

Mais si je ne le puis ?

AMALASONTE.

Tu peux lui commander.

AMALFRÈDE.

Vous aimez trop à voir un traître qui vous laisse.

AMALASONTE.

Oui ; mais c’est par vengeance et non pas par faiblesse :

Pour exciter en moi la haine et la fierté,

Je veux lui reprocher son crime et ma bonté ;

Je veux qu’il ait horreur de sa propre injustice,

Et qu’au moins un remords me venge et le punisse.

AMALFRÈDE.

Ah ! sondez votre cœur ; il cherche à vous trahir :

On n’aime point à voir ce que l’on veut haïr ;

Et, quoi qu’on se propose et quoi qu’on veuille feindre,

On cherche à s’apaiser, quand on cherche à se plaindre.

Craignez d’un imposteur la vue et les discours ;

Qui nous trompe une sois peut nous tromper toujours :

Cette entrevue enfin vous peut être funeste.

AMALASONTE.

Fais ce que je t’ai dit, je prendrai soin du reste.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

AMALFRÈDE, THÉODAT

 

AMALFRÈDE.

Quoi ! malgré mes conseils, et contre mon espoir,

Vous allez chez la Reine, et prétendez la voir !

THÉODAT.

Quand vous me conseillez de ne voir plus la Reine,

Ma raison y consent ; mais ma raison est vaine ;

Et, malgré vos conseils et vos soins superflus,

Je ne dois plus rien voir, si je ne la vois plus :

Mon amour me retient, quand sa haine me chasse ;

Sa bouche sait charmer, quand même elle menace ;

Ses yeux dans leur fureur conservent leurs clartés,

Et font toujours charmants, quoiqu’ils soient irrités.

La liberté par vous est un bien qui m’arrive ;

Souffrez que je m’en serve, ou faites qu’on m’en prive.

AMALFRÈDE.

Ce que vous souhaitez ne vous est pas permis ;

L’amant n’est plus amant, quand il n’est plus soumis ;

La Reine absolument vous défend présence ;

Marquez-lui votre amour par votre obéissance.

THÉODAT.

Que vous connaissez mal l’amour et ses effets !

Plus il nous éblouit, plus ses feux sont parfaits ;

Et l’ardeur d’un amant n’a rien que d’ordinaire,

S’il ne sait rien de plus que ce qu’il devrait faire.

Il est beau d’obéir contre son sentiment ;

Mais c’est comme sujet, et non pas comme amant.

Quiconque sait aimer doit prendre pour un crime

Tout ce qui sait obstacle à l’amour qui l’anime ;

Et dût-il voir périr son espoir tout-à-coup,

S’il peut fuir ce qu’il aime, il n’aime pas beaucoup.

Aussi, quoique la Reine avec soin me rebute,

Je veux savoir au moins tout ce qu’elle m’impute.

AMALFRÈDE.

En vain j’ai pour l’apprendre employé mon pouvoir

Si je ne l’ai pas su, le pourrez-vous savoir ?

Ce soin est inutile, et choquant sa défense,

Dans le plus innocent peut tenir lieu d’offense.

THÉODAT.

Hé bien ! que pour un crime on prenne tous mes soins,

Quand j’aurai plus de torts, la Reine en aura moins :

Je dois aimer sa gloire, et, quoi qu’il en avienne,

Ici mon injustice amoindrira la sienne ;

Et comme ingrat sujet, quoique fidèle amant,

Elle pourra du moins me haïr justement.

AMALFRÈDE.

Les faveurs ont du charme, et, si je ne m’abuse,

D’autres vous offriraient ce qu’elle vous refuse :

Vous êtes né, sans doute, avec des qualités

À pouvoir mériter plus que des cruautés.

Quoi ! si, perdant la Reine, un objet plus fidèle

Était autant aimable et vous aimait plus qu’elle ;

S’il s’en trouvait quelqu’un qui, flattant vos langueurs,

Peut-être eût ses beautés, et n’eût pas ses rigueurs,

Qui n’eût rien épargné pour montrer qu’il vous aime,

Et qui fût sur le point de le dire à vous-même ;

Répondant à ses vœux par de pareils désirs,

Ne changeriez-vous pas vos peines en plaisirs ?

THÉODAT.

Ce bien, s’il m’arrivait, me ferait peu d’envie ;

De la Reine dépend tout le bien de ma vie ;

Tout autre plaisir cède à celui d’être aimé :

Mais, quelqu’objet pour moi qui pût être enflammé,

Ce plaisir ne peut être aussi doux que la peine

Que me fait endurer la rigueur de la Reine ;

Et n’eût-elle jamais des sentiments meilleurs,

Près d’elle un mal pour moi vaut mieux qu’un bien ailleurs.

AMALFRÈDE.

Ah ! je rougis pour vous de la faiblesse horrible

Qui vous rend insensé presqu’autant qu’insensible.

THÉODAT.

Vous auriez mes erreurs, si vous sentiez mes coups.

Mais Célinde s’approche, et veut parler à vous.

 

 

Scène II

 

CÉLINDE, AMALFRÈDE, THÉODAT

 

CÉLINDE.

Je vous cherche, Madame, afin de vous apprendre

Que la Reine chez vous sans suite se va rendre.

AMALFRÈDE.

Pour sortir si matin son soin doit être grand.

CÉLINDE.

Le chagrin qu’elle montre, en effet, me surprend ;

Sans cesse elle soupire, et de cette manière,

Elle a, sans reposer, passé la nuit entière :

Son mal, par vos conseils, se pourra divertir.

AMALFRÈDE.

Je m’en vais la trouver ; allez l’en avertir.

 

 

Scène III

 

AMALFRÈDE, THÉODAT

 

AMALFRÈDE.

Je vais parler pour vous, Prince.

THÉODAT.

Ah ! quoi qu’il arrive,

Vous allez chez la Reine, il faut que je vous suive.

AMALFRÈDE.

Me suivre ! ah ! c’est vouloir détruire mes desseins.

THÉODAT.

Pour qui n’a plus d’espoir, tous les conseils sont vains :

De l’Amour seul ici je suivrai les maximes ;

Je veux d’Amalasonte apprendre tous mes crimes ;

Et le dernier remède où je veux recourir,

C’est d’aller à ses pieds m’excuser ou mourir.

AMALFRÈDE.

Gardez bien d’achever un dessein si bizarre,

Ou souffrez qu’à vous voir au moins je la prépare.

J’entends du bruit : ah, ciel ! c’est la Reine qui sort ;

Laissez-moi seule ici faire un dernier effort.

THÉODAT.

Vous l’obligerez donc à souffrir ma présence.

AMALFRÈDE.

Je veux plus faire encor, sortez en diligence.

 

 

Scène IV

 

CÉLINDE, AMALASONTE, AMALFRÈDE, THÉODAT

 

CÉLINDE.

Avecque Théodat Amalfrède est ici.

AMALASONTE.

Qu’on ne me suive point.

Célinde rentre.

AMALFRÈDE.

Laissez-moi ; la voici.

Théodat se retire.

AMALASONTE.

Théodat te parlait ; quel sentiment peut être

Celui qui le fait fuir, dès qu’il me voit paraître ?

AMALFRÈDE.

Vous le pouvez, Madame, aisément concevoir ;

On ne chérit pas sort ce que l’on craint de voir :

Rarement on évite un objet agréable,

Et l’on ne suit jamais ce que l’on trouve aimable.

AMALASONTE.

Quoi ! le traître m’évite et me fuit par mépris !

AMALFRÈDE.

C’est ce que ses discours ne m’ont que trop appris.

Mais...

AMALASONTE.

Mais, quoi ? qu’a-t-il dit ?

AMALFRÈDE.

Ce que je dois vous taire.

AMALASONTE.

Non, parle.

AMALFRÈDE.

Voulez-vous que j’ose vous déplaire ?

AMALASONTE.

Oui ! je le veux ; achève.

AMALFRÈDE.

Avec sincérité

Je vais donc obéir à Votre Majesté.

Il m’a dit qu’à m’aimer il borne sa fortune ;

Qu’il ne veut plus souffrir votre amour importune ;

Qu’il trouve son exil une trop dure loi ;

Qu’il aime mieux mourir que s’éloigner de moi,

Et qu’il veut demeurer, quelqu’ordre qui le presse,

Pour ne vous voir jamais, et pour me voir sans cesse.

J’ai de tout mon pouvoir combattu son dessein ;

J’ai fait tous mes efforts, et les ai faits en vain :

Quoi qu’on die, il ne peut vous aimer ni vous craindre ;

Quand il voudra sa grâce, il dit qu’il n’a qu’à feindre,

Qu’il séduira votre âme, et saura, malgré vous,

Y faire succéder la tendresse au courroux.

C’est ce qu’il me disait, quand vous êtes venue :

Je n’ai pu l’arrêter sitôt qu’il vous a vue ;

Et, par sa prompte suite, il vous témoigne assez

Qu’il ne vous verra point, si vous ne l’y forcez.

AMALASONTE.

Le forcer à me voir ! non, l’audace est trop grande ;

Je l’ai moins souhaité que je ne l’appréhende :

Qu’il parte pour jamais ; va le faire avertir

Que de Rome à l’instant il soit prêt à partir,

Et que, s’il t’ose voir, sa mort sera certaine.

Toi, ne le souffre plus, sur peine de ma haine.

AMALFRÈDE.

S’il me cherche avec soin ?

AMALASONTE.

Fuis avec soin ses pas.

AMALFRÈDE.

Mais...

AMALASONTE.

Fais ce que j’ordonne, et ne réplique pas.

 

 

Scène V

 

AMALASONTE, seule

 

Et toi, cruelle ardeur, qui sais toute ma peine ;

Amour, sors de mon âme, et fais place à la haine :

L’objet qui t’entretient s’en va fuir de ces lieux ;

Fuis, et m’ôte du cœur ce que j’ôte à mes yeux.

Du cœur ! oui, oui, du cœur : hé bien ! qu’en veux-tu dire,

Esclave infortuné que j’entends qui soupire,

Cœur lâche, aveugle auteur des maux que j’ai soufferts ?

N’es-tu point las encor d’avoir porté des fers ?

Qui te fait murmurer, quand ma raison s’applique

À t’affranchir d’un joug honteux et tyrannique ?

Dois-tu pas t’irriter, quand tu te vois trahir ?

Et si tu peux aimer, ne peux-tu pas haïr ?

Laisse donc succéder les fureurs aux tendresses ;

Perds de ton lâche amour jusqu’aux moindres faiblesses ;

Ou, s’il t’en reste, au moins déguise-les si bien,

Que ma raison s’y trompe et n’en découvre rien.

Mais quel charme en mes sens à mon trouble succède !

Ah ! je sens qu’au sommeil le plus sort ennui cède.

Doux assoupissement, repos délicieux,

Passe dedans mon âme ainsi que dans mes yeux.

Elle s’endort dans un fauteuil.

 

 

Scène VI

 

THÉODAT, AMALFRÈDE, AMALASONTE

 

THÉODAT.

Tout votre effort en vain à mes désirs s’oppose.

AMALFRÈDE.

Quoi ! voulez-vous troubler la Reine qui repose ?

THÉODAT.

Un amant qui perd tout, et n’espère plus rien,

Peut troubler le repos de qui trouble le sien.

Je consens toutefois que l’ingrate jouisse

Du repos qu’elle, m’ôte avec son injustice ;

Mais dût finir ma vie avecque son sommeil,

Je veux ici sans bruit attendre son réveil :

Jusqu’à ce temps fatal, malgré le fort contraire,

Je la verrai du moins sans la voir en colère.

AMALFRÈDE.

Vous vous perdrez.

THÉODAT.

N’importe, il m’est trop glorieux, 

S’il faut ainsi mourir, que ce soit à ses yeux.

AMALFRÈDE, à part.

C’en est fait ; s’il la voit, ma fourbe est reconnue :

Il faut que je le perde, ou bien je suis perdue.

Voyez-la, j’y consens ;

Haut.

mais avant ce danger,

Écoutez, je veux...

THÉODAT.

Quoi ?

AMALFRÈDE.

Ce fer pour me venger. 

Elle tire l’épée de Théodat, s’avance vers la Reine comme pour la frapper.

THÉODAT, l’arrêtant.

Quelle subite rage a votre âme occupée ?

AMALFRÈDE, à part.

Ma rivale s’éveille, il faut quitter l’épée.

Elle laisse l’épée à la main de Théodat.

AMALASONTE, s’éveillant.

Que vois-je ?

AMALFRÈDE, se mettant entre la Reine et Théodat.

Ah ! de ses coups veuillez vous détourner ;

Madame, ce méchant vous veut assassiner.

AMALASONTE.

Holà, Gardes, à moi ! qu’on saisisse ce traître :

Voyez qu’il est confus !

AMALFRÈDE.

Il a bien lieu de l’être.

AMALASONTE.

Grâce aux soins d’Amalfrède, ingrat ! tu n’auras pas

Le plaisir d’achever ton crime et mon trépas.

Qui t’inspire, barbare, une si lâche envie ?

Pour me donner la mort, quel mal t’a fait ma vie ?

Et par quelle fureur prétends-tu, sans effroi,

Percer d’un coup mortel un cœur qui fut à toi ?

Qui te fait devenir le bourreau de ta Reine ?

Que peux-tu m’imputer digne de cette peine ?

De quelqu’emportement dont tu sois animé,

Tu sais que tout mon crime est de t’avoir aimé :

Mais quel que soit ici ton dessein que j’ignore,

Dois-tu m’oser punir d’un crime qui t’honore ?

Parle ; en m’assassinant, quel but était le tien ?

THÉODAT.

Moi, vous assassiner ! ah ! vous n’en croyez rien :

Plus ce crime est horrible, et moins il est croyable,

Être homme me suffit pour n’être point coupable ;

Pour pouvoir outrager tant d’attraits précieux,

Il faudrait être un monstre et sans cœur et sans yeux.

AMALASONTE.

L’audace me surprend : quoi ! l’ingrat que j’accuse

De l’horreur de son crime ici sait son excuse ;

Et coupable qu’il est, soutient qu’il ne l’est point,

À cause seulement qu’il l’est au dernier point.

Par quel orgueil, perfide ! oses-tu bien prétendre

De t’excuser d’un crime où tu te vois surprendre ?

Et crois-tu tes efforts encore assez puissants

Pour m’ôter à ton gré ma raison et mes sens ?

Quoi ! lorsque je me vois tout près d’être frappée,

Et de ta propre main, et de ta propre épée,

Prétends-tu me forcer, d’un soin audacieux,

À croire encor plutôt mon bourreau que mes yeux ?

THÉODAT.

Non, non ; de m’excuser je ne suis plus capable ;

On nie un crime en vain, lorsqu’on n’est plus croyable ;

Et quand l’indice est fort, par une dure loi,

Quiconque est accusé n’est plus digne de foi.

Mais vous, qu’un droit sacré rend mon Juge suprême,

Vous ne pouvez qu’à tort vous croire aussi vous-même :

Un juste Juge doit, d’un esprit ingénu,

Croire ce qu’on lui prouve, et non ce qu’il a vu ;

L’équité ne peut être où la passion règne ;

Plus un objet l’émeut, plus il faut qu’il le craigne :

La Justice est sa règle en tous temps, en tous lieux,

Et comme elle est aveugle, il doit être sans yeux.

AMALASONTE.

Amalfrède est témoin d’une action si noire ;

Ne la croirai-je pas ?

THÉODAT.

Oui, vous la pouvez croire ;

Mais faites-la parler avec sincérité ;

Faites-lui dire...

AMALFRÈDE.

Et quoi, Prince ?

THÉODAT.

La vérité.

AMALFRÈDE.

La vérité, Seigneur ? par un récit sincère,

Puisque vous le voulez, je vais vous satisfaire.

Sitôt que par mon ordre on vous a fait savoir

Qu’il vous était enjoint de partir sans me voir,

N’êtes-vous pas venu me dire avec furie

Qu’avant que me quitter vous quitteriez la vie ;

Que la Reine voulait porter trop loin pour vous

Son amour importun et ses transports jaloux ;

Et que, puisqu’à me perdre elle osait vous contraindre,

De votre désespoir elle devait tout craindre ?

Ne vous fuyais-je pas, enfin, quand dans ces lieux,

Sur la Reine endormie ayant tourné les yeux,

J’ai vu, non sans effroi, votre main préparée.

À rendre son sommeil d’éternelle durée ?

THÉODAT.

Pouvez-vous...

AMALFRÈDE.

Pouvez-vous nier ce que j’ai dit ?

Qu’il est fourbe ! voyez comme il fait l’interdit !

AMALASONTE.

Un si lâche artifice aggrave son offense.

AMALFRÈDE.

Il fait de quelle ardeur j’ai pris votre défense,

Et ne saurait nier qu’il ne m’a point juré

Que votre mort rendrait mon bonheur assuré ;

Que sa plus forte envie était de me voir Reine,

Et que, vous hors du trône, il m’y mettrait sans peine.

THÉODAT.

Ah, ciel ! que dites-vous ?

AMALFRÈDE.

Je dis la vérité ;

Ne vous en plaignez pas, vous l’avez souhaité :

Vous savez qu’on mérite un mal que l’on s’attire.

Et qu’enfin je n’ai dit que ce que j’ai dû dire.

THÉODAT.

Oui, oui ; de mon malheur le sujet m’est connu,

Et je connais qu’enfin mon crime est d’avoir plu :

Dans ce succès fatal je découvre sans peine

Que l’amour quelquefois agit comme la haine ;

Qu’un péril suit souvent la conquête d’un cœur,

Et que l’heur d’être aimé n’est pas toujours bonheur.

AMALFRÈDE.

Il faut peu s’étonner de cette audace extrême ;

Ne vous ai-je pas dit qu’il dirait que je l’aime ?

THÉODAT.

Je vois que cet amour me coûtera bien cher ;

Mais ce n’est pas à moi de vous le reprocher :

Je ne saurais qu’à tort, quoi que je me propose,

Me plaindre d’un effet dont j’ai produit la cause.

L’Amour vous fait agir ; je suis aussi sa loi,

Et dois souffrir en tous ce que je souffre en moi.

Votre cœur, dont je dois excuser l’artifice,

S’il était sans amour, serait sans, injustice.

Mais de ce feu, qu’à tort vous voulez m’imputer,

Qui me convaincra ?

AMALASONTE.

Moi, qui n’en saurais douter ;

Moi, qui ne sais que trop tes amours inconstantes ;

Moi, qui partout envois des preuves convaincantes ;

Enfin, moi, qui t’ai vu prêt à m’assassiner,

Lorsque tu me voyais prête à te couronner,

Lorsque je chérissais le jour moins que ma flamme,

Et lorsqu’Amour était si puissant dans mon âme,

Qu’il n’aurait pas fallu, sans doute, en cet état,

Pour l’y faire mourir, moins qu’un assassinat.

THÉODAT.

Ah, Princesse !...

AMALASONTE.

Ah, perfide ! apprends que tu m’abuses

De vouloir t’obstiner à chercher des excuses ;

Il n’en est plus pour toi, traître ! et, pour le prouver,

Il suffit de savoir que je n’en puis trouver.

Mon cœur, qui te veut nuire, après un coup si rude, 

S’il en a le dessein, n’en a pas l’habitude ;

Et comme il a sa pente à te favoriser,

Si tu n’étais coupable, il saurait t’excuser.

THÉODAT.

Quelqu’injuste que soit l’arrêt que je dois craindre

Je serais, je l’avoue, injuste de m’en plaindre :

Dans tout ce que j’entends, dans tout ce que je voi,

Les preuves, en effet, sont toutes contre moi ;

Et Votre Majesté jugeant sur cet indice,

Peut perdre un innocent sans faire une injustice.

Ce succès est cruel ; mais il me semble doux,

En ce qu’il justifie au moins un crime en vous,

Et peut vous exempter, quand je serai sans vie,

Des remords dont toujours l’injustice est suivie.

Si vous voulez ma mort, je l’attends sans effroi :

Quand je perdrai le jour, vous perdrez plus que moi ;

Je perdrai mes ennuis, et votre âme cruelle

De vos adorateurs perdra le plus fidèle.

AMALASONTE.

Toi, fidèle ! ah ! pourquoi veux-tu feindre toujours ?

Est-ce encor pour vouloir attenter sur mes jours ?

Je ne puis plus souffrir un si lâche artifice ;

Qu’on le mène en la tour attendre son supplice.

THÉODAT.

Quelque cruel qu’il soit, il me sera plus doux

Que celui que je souffre en m’éloignant de vous.

AMALASONTE.

C’est trop ; ne souffrez pas, Gardes, qu’il continue ;

Qu’à l’instant pour jamais on l’ôte de ma vue.

 

 

Scène VII

 

AMALFRÈDE, AMALASONTE, CÉLINDE

 

AMALFRÈDE.

Voulez-vous pour jamais le perdre ?

AMALASONTE.

Oui, pour jamais.

Tu veux parler pour lui, sors et me laisse en paix ;

Tu m’as trop bien servie, et je crois beaucoup faire

De t’empêcher encor de me pouvoir déplaire.

Vous, cherchez Zénocrate, et de plus écoutez. 

Elle parle bas à Célinde.

 

 

Scène VIII

 

CLODÉSILE, AMALFRÈDE, AMALASONTE, CÉLINDE

 

CLODÉSILE, à Amalfrède.

Ah, ma sœur ! que j’ai su d’étranges nouveautés !

J’ai vu mon rival pris ; on l’accuse.

AMALFRÈDE.

On l’outrage ;

S’il paraît criminel, son crime est mon ouvrage ;

Si je n’étais coupable, il serait innocent.

CLODÉSILE.

Et la Reine ?

AMALFRÈDE.

Elle montre un dépit fort pressant.

Mais au fond de son cœur je fais ce qui se passe :

Pour bien faire sa cour, il faut parler de grâce :

Si vous la voulez voir, profitez de l’avis.

AMALASONTE, à Célinde.

Allez, et qu’à l’instant mes ordres soient suivis.

 

 

Scène IX

 

AMALASONTE, CLODÉSILE

 

AMALASONTE.

C’en est fait, monstre horrible, âme dénaturé !

Ma vengeance est certaine et ta perte assurée ;

De ton cœur inhumain il faut que dans ce jour

La Mort triomphe au moins au défaut de l’Amour,

Er vous, soupirs honteux de la fatale flamme

Qu’un tigre déguisé fit naître dans mon âme ;

Feux mal éteints, cessez de causer mon ennui ;

Suivez qui vous fit naître, et mourez avec lui,

Fut-il jamais parlé d’un crime plus barbare ?

CLODÉSILE.

Plus un forfait est grand, plus un pardon est rare :

La vengeance est un bien que chacun trouve doux ;

Mais un bien si commun n’est pas un bien pour vous ;

La clémence est plus noble, et convient davantage

À la Divinité dont vous êtes l’image.

Pour mon intérêt propre et le bien de l’État,

Je devrais désirer la mort de Théodat ;

Mais votre intérêt seul, qu’avec ardeur j’embrasse,

Me force aveuglément à désirer sa grâce.

AMALASONTE.

Sa grâce !

CLODÉSILE.

Oui, Madame.

AMALASONTE.

Il suffit, demeurez ;

Je vais vous envoyer ce que vous désirez.

 

 

Scène X 

 

CLODÉSILE, seul

 

Ô promesse funeste ! ah, rigueurs sans égales !

Quoi ! je trouve ma perte en des faveurs fatales,

Et sauve, malgré moi, par un soin mal rendu,

Celui que je veux perdre, et que je crois perdu !

Cruelle ! de mes vœux tu devais mieux t’instruire ;

Sa mort, et non sa grâce, est ce que je désire ;

Et des transports en moi, tout contraires aux tiens.

Font mon arrêt mortel du pardon que j’obtiens.

Moi lui porter sa grâce ! ah, rigoureux supplice !

Reine aveugle, crois-tu qu’ici je t’obéisse ?

Non, tu deviens injuste, et sans plus consulter,

Ne pouvant obéir, je te veux imiter.

Puisque, par le pouvoir d’une ardeur condamnable,

Tu sauves un amant que tu connais coupable,

Par l’effet d’un transport qui n’est pas moins puissant,

Je veux perdre un rival que je sais innocent :

Je sais que ton amour, par une aveugle audace,

M’oblige avec empire à lui porter sa grâce ;

Mais apprends que ma haine, avecque plus d’effort,

M’oblige, au lieu de grâce, à lui porter la mort.

Je vais... Mais quelqu’un vient, que mon malheur amène.

 

 

Scène XI

 

CÉLINDE, CLODÉSILE

 

CÉLINDE, donnant un billet à Clodésile.

Voici pour Théodat ce qu’a promis la Reine.

CLODÉSILE.

Elle lui fait donc grâce ?

CÉLINDE.

Oui, sans doute, Seigneur.

CLODÉSILE.

Elle est trop indulgente, et me fait trop d’honneur :

Veut-elle de la tour souffrir qu’on le retire ?

CÉLINDE.

Oui, dès qu’il aura lu ce qu’elle vient d’écrire ; 

Mais vous, n’en lisez rien sur peine du trépas.

CLODÉSILE.

Je sais bien mon devoir, et n’y manquerai pas.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ULCIDE, AMALFRÈDE

 

ULCIDE.

Oui, que pour Théodat rien ne vous embarrasse,

Votre frère m’a dit qu’il lui porte sa grâce.

AMALFRÈDE.

Sa grâce ! ah ! plût au ciel.

ULCIDE.

Rien n’est plus assuré ;

Il l’avait dans ses mains quand je lai rencontré :

J’ai bien vu qu’il souffrait une extrême contrainte ;

Dans sa moindre action sa rage était dépeinte,

Et ses pas incertains et ses yeux égarés

M’en ont paru d’abord des témoins assurés,

Mais quelqu’étonnement que m’ait donné sa rage,

Vos nouvelles bontés m’étonnent davantage ; 

Et j’ignore d’où vient que vous vous disposez 

À souhaiter La fin du Mal que vous causez.

AMALFRÈDE.

Hélas ! de Théodat je suis toujours amante ;

Plus ma flamme est cachée, et plus elle est ardente :

Nuirais-je à ses amours, si je ne l’aimais pas ?

Et puis-je, si je l’aime, endurer son trépas ?

Non ; de ma perte encor sa mort sera suivie ;

Je n’en veux qu’à son cœur, et non pas à sa vie ;

Et ma jalouse rage a recherché toujours

La fin de ses mépris, et non pas de ses jours.

Quand ses derniers discours s’offrent à ma mémoire

Je sens des mouvements qu’on aurait peine à croire

Quand je me ressouviens qu’il a, sans s’émouvoir,

Gardé toute sa force en perdant tout espoir,

Et qu’il a reconnu, sans plainte et sans murmure,

Ma passion funeste et ma lâche imposture ;

Sa vertu convertit, tant ses charmes sont forts,

Ma furie en tendresse et mon crime en remords ;

Et comme le dépit, dont j’eus l’âme saisie,

Fit transformer en moi l’amour en jalousie,

Je sens que la pitié fait aussi qu’à son tour

La jalousie en moi se transforme en amour.

Mais cette passion est d’autant plus puissante,

Que ce qui lui nuisait devient ce qui l’augmente

Et que de ma fureur les transports surmontés

À mon amour encor font des feux ajoutés.

Juge si son salut me doit tirer de peine,

Et si je n’en suis pas obligée à la Reine.

Il lui faut applaudir, et je vais faire effort

Pour...

ULCIDE.

Vous n’irez pas loin ; je l’aperçois qui sort.

 

 

Scène II

 

AMALASONTE, AMALFRÈDE, CÉLINDE, ULCIDE

 

AMALASONTE, à Célinde.

Je meurs d’impatience ; oui, je ne puis attendre ;

Et je cherche à savoir ce que je crains d’apprendre.

AMALFRÈDE.

Clodésile a votre ordre, et Votre Majesté

Doit croire qu’à présent il est exécuté.

AMALASONTE.

Hélas !

AMALFRÈDE.

L’effort est grand, Madame, je l’avoue.

Mais ne vous plaignez pas, quand il faut qu’on vous loue :

Une belle action donne un plaisir secret ;

C’est ne l’achever pas que la faire à regret.

AMALASONTE.

Ah ! que d’une vertu la joie est imparfaite,

Lorsqu’elle fait agir, contre ce qu’on souhaite,

Et qu’entre deux désirs un cœur se fait d’effort,

Quand, suivant le plus juste, il combat le plus fort.

AMALFRÈDE.

Cet effort est louable.

AMALASONTE.

Hélas ! se peut-il faire

Qu’il soit louable en moi, s’il n’est pas volontaire.

AMALFRÈDE.

Ce discours est confus, et me surprend un peu ;

Théodat vous fut cher, si j’en crois votre aveu :

Est-ce faire un effort à vos désirs contraire

Que mettre son pardon dans les mains de mon frère ?

AMALASONTE.

Ton frère est abusé ; mais ne t’abuse pas ;

Il croit porter la grâce, et porte son trépas.

Tu sais que Zénocrate excelle en Médecine,

Et sait jusqu’aux secrets de la moindre racine ;

Mon écrit par ses soins était empoisonné,

Avant qu’à Clodésile il eût été donné ;

Mais d’un poison si fort que l’on doit s’en promettre

La mort de Théodat, dès qu’il lira ma lettre.

AMALFRÈDE.

Ah, ciel ! qu’avez-vous dit ?

AMALASONTE.

Ce que tu dois savoir :

J’ai dit ce que j’ai fait, et j’ai fait mon devoir.

Mais que de ce devoir la règle est inhumaine !

Qu’on a peine à haïr ce qu’on aima sans peine !

Et que dans la tendresse un cœur accoutumé

Souffre quand il faut perdre un criminel aimé !

Pour la mort d’un ingrat j’ai des frayeurs mortelles.

Mais son père qui vient m’en dira des nouvelles.

 

 

Scène III

 

AMALASONTE, THEUDION, AMALFRÈDE, CÉLINDE, ULCIDE, SUITE

 

AMALASONTE.

Hé bien ? ma lettre, Prince, a-t-elle eu son effet ?

Le coupable est-il mort ?

THEUDION.

Madame, c’en est fait.

AMALFRÈDE.

Quoi, Seigneur ! il est mort ?

THEUDION.

Rien n’est plus véritable ;

Je viens de voir moi-même expirer le coupable ;

Il est mort à mes yeux, et presqu’entre mes bras.

AMALFRÈDE.

Il me suffit ; je sors, et reviens sur mes pas.

 

 

Scène IV

 

THEUDION, AMALASONTE, CÉLINDE, SUITE

 

THEUDION.

Vous saurez qui la chasse en apprenant le reste.

Écoutez un récit aussi vrai que funeste,

Et sachez que l’auteur d’un attentat si noir...

AMALASONTE.

Le coupable étant mort, je n’ai rien à savoir.

THEUDION.

En faveur de mon fils j’ai quelque chose à dire.

AMALASONTE.

Fût-il même innocent, gardez de m’en instruire :

Je ne puis rien trouver d’injuste en son trépas,

Et quand je le pourrais, je ne le voudrais pas.

Contre lui maintenant je veux que l’on m’anime,

Et crains son innocence encor plus que son crime.

THEUDION.

Mais...

AMALASONTE.

Mais n’en parlez plus.

THEUDION.

Cet ordre est rigoureux.

AMALASONTE.

Ah ! laissez-moi, de grâce.

THEUDION.

Ô fils trop malheureux !

 

 

Scène V

 

AMALASONTE, CÉLINDE, SUITE

 

AMALASONTE.

Si tes yeux dans mon cœur voyaient ce qui se passe,

Tu verrais un malheur plus grand que sa disgrâce,

Et tu confesserais, toi qui le plains si fort,

Que l’amour sait souvent plus souffrir que la mort ;

Tu saurais que son fils, à l’instant qu’il expire,

Souffre moins que mon cœur au moment qu’il soupire,

Et qu’Amour tait pousser, en de tels déplaisirs,

Des soupirs plus cruels que les derniers soupirs.

Toi, dont la juste mort sait mon inquiétude,

Si tu meurs d’un poison, j’en sens un bien plus rude.

J’aime, et le ciel a mis beaucoup plus de rigueurs

Au poison que je sens qu’à celui dont tu meurs.

Et toi, pour mon repos rivale trop fidèle,

Pourquoi me sauvais-tu de sa rage mortelle ?

Ma mort m’eût épargné le déplaisir secret

De perdre ce perfide, et le perdre à regret :

Mon amour ne saurait finir avec ma vie ;

Son trépas me sait moins de pitié que d’envie ;

Son supplice a cessé, le mien est éternel,

Et le Juge est puni plus que le criminel.

Son crime et ma vertu ne sont qu’un vain remède.

 

 

Scène VI

 

AMALASONTE, AMALFRÈDE, CÉLINDE, ULCIDE

 

AMALASONTE.

Ah ! viens à mon secours, trop soigneuse Amalfrède ;

Je perds un criminel ; mais, en le punissant,

Je sens ce que l’on souffre à perdre un innocent.

Mon cœur est soulevé, ma passion l’emporte ;

Contre un ingrat puni rends ma raison plus sorte ;

Parle de ses forfaits, tâche à m’en faire horreur ;

Arrache pour jamais ce traître de mon cœur ;

Ou, s’il n’en peut sortir, quelque mal qui m’avienne,

Fais que ce soit la haine au moins qui l’y retienne.

AMALFRÈDE.

Non, Reine ; il n’est plus temps de te rien déguiser :

Je viens aigrir ton mal au lieu de l’apaiser ;

Il faut pour Théodat que ton tourment redouble ;

On t’a dit qu’il est mort, et c’est ce qui te trouble.

Mais moi, pour te causer un trouble plus puissant,

Je te viens dire encor qu’il est mort innocent.

AMALASONTE.

Innocent ! d’où te vient cette rage effroyable ?

Et s’il est innocent ; qui donc est le coupable ?

Qui donc, s’il meurt à tort, doit mourir justement ?

AMALFRÈDE.

Je m’en vais t’en instruire ; écoute seulement ;

Il faut, pour ton malheur, que je te désabuse.

Le trépas d’Arsamon, dont son père j’accuse,

Et sa ligue apparente avec tes ennemis,

Ne font que des forfaits que mon frère a commis.

AMALASONTE.

Que l’on cherche son frère, et que l’on s’en assure.

AMALFRÈDE.

Ce que j’ai dit t’étonne et blesse la nature.

Mais pour faire cesser ce grand étonnement,

Je n’ai qu’à t’avouer que j’aimais ton amant :

Je veux perdre après lui ce qui lui fut contraire

Dedans son ennemi je méconnais mon frère :

Je devrais l’épargner ; mais lorsqu’on aime bien,

Et qu’on perd ce qu’on aime, on n’épargne plus rien.

Je te veux accabler de remords légitimes.

AMALASONTE.

Pour m’en pouvoir défendre, il reste assez de crimes :

Ce traître qui t’aimait est puni justement,

Comme mon assassin et comme ton amant.

AMALFRÈDE.

Cette erreur te plairait ; mais je cherche à te nuire,

Et t’obligerais trop de ne la pas détruire.

Apprends que Théodat n’eut jamais le dessein

D’être ni mon amant, ni ton lâche assassin :

Ta défiance était injustement formée ;

Il ne m’aima jamais, et t’a toujours aimée ;

Et lorsque je feignais de te donner secours,

Mon bras, au lieu du tien, attentait sur tes jours.

AMALASONTE.

Quelle furie ! holà ! Gardes, qu’on s’en saisisse :

Tu mourras.

AMALFRÈDE.

J’ai déjà pris soin de mon supplice ;

Je suis empoisonnée, et par ce noble effort,

Je mourrai, pour le moins, maîtresse de mon sort.

Pour cet ingrat amant, insensible à ma flamme,

Le dépit et l’amour ont partagé mon âme ;

Le dépit, comme ingrat, me le fit outrager,

Et l’amour, comme amant, m’oblige à le venger.

Mais crois-tu qu’à mes jours ma vengeance fatale,

En ne m’épargnant pas, épargne ma rivale ;

Et n’ait pu t’immoler, dans mon premier transport,

S’il n’était rien pour toi plus cruel que la mort ?

Vis pour sentir longtemps le mal qui te possède ;

Ta mort, comme le terme, en serait le remède :

Je laisse à tes remords le soin de te punir ;

J’aime trop ton tourment pour le vouloir finir.

Tu te viens d’outrager en vengeant mon outrage ;

J’ai su te rendre ici ministre de ma rage ;

J’ai, malgré ton amour, forcé ta cruauté

De te ravir l’amant que tu m’avais ôté.

Tu serais morte enfin, si j’en eusse eu l’envie ;

Mais pour dernier malheur je te laisse la vie :

Dans l’horreur que t’inspire un si funeste aveu,

Si tu mourais trop tôt, tu souffrirais trop peu.

AMALASONTE.

Monstre, ou plutôt démon, sorti des noirs abîmes,

C’est trop peu qu’une mort pour punir tous tes crimes :

Qu’on tâche à la sauver, afin que, par mon choix,

Je puisse au moins la voir mourir plus d’une fois.

AMALFRÈDE.

Rien ne me peut sauver, et ma perte m’oblige,

Puisque de mon trépas ma rivale s’afflige,

Et puisque mon poison, lui servant de bourreau,

Fait de ma mort pour elle un supplice nouveau.

Oui ; c’en est sait, je meurs, et je meurs impunie ;

Mon crime est infini ; mais ma peine est finie ;

Mon cœur suit ce qu’il aime, et jusqu’au monument

Va de plus près que toi suivre encor ton amant,

L’instant funeste arrive où mon âme abattue

Doit...

CÉLINDE.

Madame, elle expire.

AMALASONTE.

Ôtez-la de ma vue.

 

 

Scène VII

 

AMALASONTE, CÉLINDE

 

AMALASONTE.

Quoi ! je fais donc périr, au fort de mon amour,

Le plus illustre amant qui vit jamais le jour !

Quoi ! je perds Un héros qui m’aime et que j’adore !

Théodat meurt fidèle, et je puis vivre encore !

Ah ! je croyais à tort, puisque je ne meurs pas,

Qu’un excès de douleur pût causer le trépas.

Dieu que j’outrage, Amour, punis une inhumaine ;

Tu dois hâter ma perte, et tu le peux sans peine :

La mort de mon amant et l’effort de mon deuil

M’ont poussée à moitié déjà dans le cercueil.

Esclave trop ingrat, qui survis à ton maître,

Toi, mon cœur, que le ciel pour Théodat fit naître,

Quand tu sais qu’il n’est plus, qui t’anime aujourd’hui ?

Ne dois-tu pas mourir, ne vivant plus pour lui ?

Par l’ordre de l’Amour et de la Destinée,

Ta vie avec tes jours doit être terminée ;

Et chaque instant de vie, après son triste sort,

Est un larcin honteux que tu fais à la Mort.

Vous qui n’éclairez plus qu’à des objets funèbres,

Couvrez dans vous mon deuil d’éternelles ténèbres ;

Mes yeux, dans mes malheurs vous m’êtes superflus ;

Je n’ai plus rien à voir où mon amant n’est plus.

Et toi, d’où vient l’arrêt dont il faut que j’expire,

Tes regrets ne sont pas ce qu’ici je désire ;

Bouche, infidèle bouche, interromps tes discours ;

Tu n’as que trop parlé, ferme-toi pour toujours.

Enfin, grâce, à l’Amour, mon âme se prépare

À joindre la moitié dont la Mort la sépare.

CÉLINDE.

Ah, Madame !

AMALASONTE.

Ah ! je meurs ! cher et fidèle amant,

Nous allons être au moins unis au monument.

CÉLINDE.

Elle est évanouie : hélas ! quelle est ma peine !

 

 

Scène VIII

 

CÉLINDE, THÉODAT, AMALASONTE

 

CÉLINDE.

Mais que vois-je ? ah, Seigneur ! prenez soin de la Reine ;

Pour vaincre le péril qui menace ses jours,

Je vais diligemment chercher quelque secours.

 

 

Scène IX

 

THÉODAT, AMALASONTE

 

THÉODAT.

Vous mourez ; beau sujet des peines que j’endure :

Hélas ! j’avais promis de mourir sans murmure ;

Mais la mort que me va causer votre trépas,

A trop de cruauté pour n’en murmurer pas.

Ah ! beaux yeux, rallumez vos feux avec ma flamme.

AMALASONTE.

Quelle agréable voix rappelle ici mon âme !

Théodat... !

THÉODAT.

Ma Princesse !

AMALASONTE.

Ah ! vois-je encor le jour !

THÉODAT.

Qui peut vous le ravir ?

AMALASONTE.

La douleur et l’amour.

THÉODAT.

C’est à moi d’en mourir ; vivez, belle inhumaine ;

Vivez, dût avec vous vivre encor votre haine ;

Vivez, votre trépas me donne assez d’effroi,

Pour montrer que mon âme est plus en vous qu’en moi.

AMALASONTE.

Ne sois pas étonné, si tu me vois confuse ;

Je me trompe moi-même, ou ton père m’abuse.

Si ton père a dit vrai, tu dois ne vivre plus ;

Et tu vis, si mes yeux et mon cœur en sont crus.

THÉODAT.

Mon père vous a fait un récit véritable ;

Vous n’avez su de lui que la mort du coupable ;

Et puisque Clodésile a terminé son sort,

Il a dit sans erreur que le coupable est mort.

Sur le bruit de mon crime, emporté de furie,

Il allait dans la tour pour me priver de vie,

Lorsqu’il a rencontré ce Prince infortuné

Expirant du poison qui m’était destiné

Il avait déjà lu votre lettre mortelle ;

Et le remords pressant son âme criminelle,

Il a connu mon père, et d’un ton languissant

A dit pour derniers mots que je suis innocent ;

Qu’il m’eût porté la mort sans votre lettre ouverte ;

Que le ciel faisait voir sa justice en sa perte,

Et ne devait punir que sa sœur avec lui

De tous les attentats qu’on m’impute aujourd’hui.

C’était ce que mon père avait à vous apprendre,

Alors que vous avez refusé de l’entendre.

Enfin, pour me soustraire à votre emportement,

Il veut que je m’absente, et le veut vainement :      

Il m’a fait délivrer ; mais quoi qu’il puisse faire,

Ma Reine peut fur moi beaucoup plus que mon père ;

Son pouvoir cède au vôtre, et n’est pas assez fort

Pour assurer mes jours, quand vous voulez ma mort.

Je viens ici m’offrir à suivre votre envie ;

J’ai beaucoup plus d’amour pour vous que pour la vie :

Mon cœur cherche à vous plaire, ou cherche le trépas ;

Il n’a plus qu’à mourir, puisqu’il ne vous plaît pas.

AMALASONTE.

Non, non ; ma haine enfin meurt avec Amalfrède ;

Comme elle fit mon mal, elle a fait mon remède !

Cette amante ennemie, en perdant la clarté,

M’a fait savoir son crime et ta fidélité.

Mon arrêt sut injuste, et je sais qu’en ta place

Ton Juge maintenant aura besoin de grâce,

Mais j’aperçois ton père.

 

 

Scène X

 

THEUDION, AMALASONTE, CÉLINDE, THÉODAT, EURIC, SUITE

 

THEUDION, à Célinde.

Est-il possible ? ah, cieux !

La Reine évanouie et mon fils en ces lieux !

CÉLINDE.

De faiblesse déjà la Reine est revenue.

AMALASONTE.

De votre fils, Seigneur, l’innocence est connue ;

Veuillez de notre hymen approuver le lien.

THEUDION.

Puisqu’il est innocent, son bonheur est le mien.

THÉODAT.

À pouvoir m’exprimer mon soin en vain s’emploie.

AMALASONTE.

Je sais ta passion et devine ta joie.

N’ayons plus d’autre soin que d’aller en ce jour

Prendre des mains d’Hymen ce que nous doit l’Amour.

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