La Vie nouvelle (Paul MEURICE)

Comédie en quatre actes, avec prologue.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Odéon, le 8 avril 1867.

 

Personnages

 

RAYMOND LA BASTIE

ROLLER

LE BARON MINARD

VILLERAS

RAMICHE

POMPÉO

JÉRÔME

UN GARÇON DE BANQUE

PAULE VERNON

PASQUA MARIA.

DOROTHÉE

 

Paris. Mai - Juin 1800.

 

 

PROLOGUE

 

LA MORT

 

Petit salon chez Paule Vornon.

 

 

Scène première

 

JÉRÔME, ROLLER, puis PAULE VERNON

 

JÉRÔME, apercevant Roller qui entre.

Ah ! monsieur Roller !... Madame est dans son atelier qui travaille ; mais quand elle vous saura là...

Paule Vernon entre par la gauche.

Ah ! voilà madame.

Il sort.

PAULE VERNON court à Roller, lui tend les mains.

Roller !... cher ami ! je suis bien heureuse de vous revoir !

ROLLER.

Ma chère Paule !...

PAULE VERNON.

Asseyez-vous donc. J’ai trouvé hier soir, en rentrant, votre petit mot ; j’étais à Poissy comme un marchand de bœufs – que je suis. Vous arrivez d’un peu plus loin, vous !

ROLLER.

De Calcutta, en droiture. Je devais rester trois ans aux Indes ; je n’ai pu vivre plus de dix-huit mois loin de...

PAULE VERNON.

Loin de Paris ; c’est très bien à vous, ça ! L’Inde, pour un chimiste tel que vous, doit être cependant un splendide laboratoire !

ROLLER.

Parlons d’abord de vous, Paule, je vous en prie.

PAULE VERNON.

De moi ? Eh ! pendant vos aventures et vos découvertes de voyageur et de savant, j’ai fait, moi, mon métier de peintre, section paysage et animaux, rien de plus, mon ami. Je n’ai même pas cueilli beaucoup de nouveaux lauriers. Ah ! j’ai pourtant mon grand événement : c’est mon installation ici, à deux pas de votre rue de Varennes. Vous verrez, c’est magnifique ! j’ai là mes petits accessoires : étable, jardin, basse-cour, volière, chenil, l’arche de Noé ! Je vous dirai que votre ami Villeras, l’homme d’affaires homme du monde, m’a servie on ne peut mieux dans cet emménagement. Je n’ai guère dépensé que 200 000 francs. Je suis un peu au bout de mes rouleaux, mais enfin j’ai tout payé, moyennant la vente d’une ferme. Et je suis chez moi ! et j’ai un atelier plus grand que l’ancien ! et allons-nous être bien, Roller, dans ce petit salon, pour bavarder d’art, de science et de philosophie ! Seulement, quant à mes faits et gestes, je n’aurai plus rien à vous en dire, maintenant vous savez tout.

ROLLER.

Et rien de nouveau non plus, Paule, dans vos relations ? Rien de nouveau dans... vos sentiments ?

PAULE VERNON.

Ah ça ! Roller, est-ce que le soleil des Indes n’a pas dissipé dans votre lumineux cerveau votre ombrageuse humeur ? Est-ce que vous me revenez, je ne dirai pas toujours amoureux, mais toujours jaloux ?

ROLLER.

Convenez qu’à l’ordinaire, je ne vous en importune pas beaucoup, de ma jalousie. Mais j’arrive d’un long voyage, la pensée de vous retrouver engagée à un autre me jetait par moments dans un véritable désespoir, et il faut me pardonner, Paule, mon inquiétude – et ma question.

PAULE VERNON.

Allons ! rassurez-vous donc, je vis toujours aussi retirée, et mes rares visiteurs sont toujours les mêmes : c’est Villeras, déjà nommé, c’est le petit baron Minard, c’est Montévrain, quelques artistes, quelques confrères, des curieux, connus ou inconnus, attirés par ma gloire... Mais qui donc, vous absent, aurait pu me rendre la bonne entente et la conformité intime de nos goûts et de nos idées ? Dans ces temps effacés, vous êtes resté, vous, une figure ! Roller ! j’ai pour votre caractère et pour votre esprit plus que de la sympathie, j’ai... comme du respect.

ROLLER.

Ah ! voilà ! du respect ! on me respecte, moi !

PAULE VERNON.

Vous trouvez donc le respect bien effrayant ?

ROLLER.

Je trouve le monde un peu bizarre. Vous vous donnez tout jeune et tout ardent à la science ; vous réussissez, en effet, à l’étendre et à la renouveler ; vous n’avez pas quarante ans, et on vous appelle gros comme le bras : notre grand chimiste ! vous avez soutenu et servi plus qu’une ambition, une idée ; Fourier avait dit : Il n’y a pas de passions ! vous dites : il n’y a pas de poisons ! les poisons, c’est l’homme qui les a faits, la nature n’avait créé que les remèdes. Et ces énergiques soulagements de la souffrance, vous êtes allé les chercher et les reconnaître aux sources, dans l’extrême Orient, sous les tropiques ; vous ne vous êtes cependant pas enfermé dans l’étude abstraite et indifférente ; vous ne vous êtes dérobé à aucune des aspirations de votre siècle ; riche, vous avez aidé de votre richesse les autres plus que vous-même ; indépendant, vous avez témoigné pour vos convictions... Et après ces devoirs acceptés, ces efforts résolus, ces dévouements accomplis, tout ce qui vous attend, tout ce que vous recueillez, tout ce qu’on vous accorde, c’est... du respect !

PAULE VERNON, souriant.

Roller ! il se peut réellement que vous soyez trop parfait !

ROLLER.

Ne le croyez pas ! le jour où je souffrirais trop, je serais peut-être beaucoup moins parfait que vous ne le voudriez.

PAULE VERNON.

Ô le singulier homme, qui se défend de l’estime comme d’une injure !

ROLLER.

Il en est d’autres qu’on ne respecte pas tant !... – Comme, par exemple, un de vos amis, – que vous ne m’avez pas nommé ?...

PAULE VERNON.

Qui donc ?

ROLLER.

Raymond La Bastie.

PAULE VERNON, douloureusement.

Raymond ! ah !... je ne vous l’ai pas nommé, en effet.

ROLLER.

Raymond ! un charmant et spirituel garçon, sans nul doute, dont j’apprécie tout le premier les heureux dons et la grâce cordiale, qui a eu surtout la chance de naître fils du grand peintre La Bastie, mon glorieux ami, votre illustre maître, – mais qui enfin, par lui-même, n’est rien, ne fait rien, ne veut rien, qu’on ne respectera jamais, lui !... et qu’on aimera peut-être !

PAULE VERNON.

Voyons, à qui en avez-vous ? La maison de La Bastie était à peu près la vôtre, vous n’ignorez donc pas que j’ai eu le cher grand artiste non-seulement pour maître, mais aussi pour tuteur ; vous savez que j’ai été élevée comme sa fille avec son fils, et que, dans un temps où vous ne me faisiez pas encore l’honneur de m’appeler votre amie, Raymond a été mon camarade.

ROLLER.

Et Raymond a eu autrefois de l’amour pour vous !

PAULE VERNON, riant.

C’est vrai ! il n’avait pas vingt ans, je venais, moi, d’en avoir dix-neuf. Mais une jeune fille qui n’a que huit ou dix mois de moins qu’un jeune homme a bien en réalité huit ou dix ans de plus. Aussi, le jour où Raymond m’a déclaré gravement qu’il m’aimait, qu’il m’aimait à en mourir, je me souviens comme je me suis mise à rire. Et son père a enchéri encore sur ma raillerie. Cependant la folie du pauvre garçon était sérieuse, et il a fallu l’envoyer vite en Italie. À son retour, j’étais mariée au comte d’Obernay.

ROLLER.

Douloureux et funeste mariage !

PAULE VERNON.

Roller !... le comte est mort !

ROLLER.

Oh ! je peux pourtant bien vous dire : par quelle fatalité, à ce moment-là, étais-je absent de Paris ! vous m’auriez accepté peut-être, vous m’auriez peut-être aimé !

PAULE VERNON.

Eh ! à te moment-là, m’auriez-vous aimée, vous ? Mon cher Roller, votre amour est un amour de tête ! À la mort de mon mari, j’ai cru qu’il m’avait tout à fait ruinée, je faisais de la peinture, je me suis vue obligée d’en vendre et de gagner pas mal d’argent et un brin de réputation ; vous vous êtes épris uniquement de la femme artiste, à qui un peu de pensée est venue, avec un peu de renommée. Mais, Roller, nous nous ressemblons trop, nous sommes deux chercheurs, deux piocheurs, un couple de dépareillés. Vous adorez une maîtresse qui est la science, j’adore un maître qui est l’art : où prendrions-nous le temps de nous adorer, mon ami ?

ROLLER.

Ah ! si j’étais du moins assuré que vous n’avez, que vous n’aurez d’amour pour personne !...

PAULE VERNON.

Vous vous résigneriez à l’amitié ?... friand ! Eh bien, ma parole ! je le crois, et comme je le crois je vous le dis.

ROLLER.

Merci ! oh ! merci ! – Et vous me répondez aussi que Raymond ?...

PAULE VERNON.

Encore ! pourquoi voulez-vous donc toujours me parler de Raymond ?

ROLLER.

Pourquoi ne voulez-vous pas m’en parler, vous ?

PAULE VERNON.

Eh ! j’ai défendu qu’on me donnât même de ses nouvelles.

ROLLER.

Vous avez défendu ?...

PAULE VERNON.

Oui, parce qu’on ne m’en donnait plus que de tristes et de cruelles : Raymond, cette bonne et généreuse nature, Raymond est probablement perdu.

ROLLER.

Perdu ! qu’est-ce que vous dites ? Oh ! vous ne savez pas jusqu’où ceci me touche ! – Raymond, quand je suis parti, menait une vie dissipée, dépensant beaucoup et ne travaillant guère ; mais...

PAULE VERNON.

Mais il paraîtrait que le mal a fait, depuis, des progrès rapides. Dans le monde viveur, si peu vivant ! Raymond apportait, au milieu des fils de famille et des femmes sans famille, le luxe de deux qualités terribles : le mépris de l’argent et le respect de la femme.

ROLLER.

Eh ! pour nous, où est le mal ?

PAULE VERNON.

Ah ! je ne dis encore que le bien. Mais je crains, oui, je crains bien qu’aujourd’hui Raymond, ruiné tout à fait, ne se soit peu à peu déconsidéré. Ses meubles ont été saisis, il y a contre lui deux ou trois arrêts de prise de corps ; ceci n’est rien... Écoutez ! le mois dernier, il a été exclu de son cercle.

ROLLER.

Oh ! il n’a pas triché !

PAULE VERNON.

Oh ! non ! non ! Mais il aurait joué sur parole, et, par deux fois, il aurait trop tardé à s’acquitter.

ROLLER.

Ah ! Dieu ! mais, Paule, si vous saviez ! dans une certaine mesure je suis responsable.. son père m’a légué un devoir... – Mais vous-même vous avez dû essayer de l’avertir, de le ramener.

PAULE VERNON.

Où pouvais-je le chercher, le trouver ? À vingt reprises, je l’ai fait supplier de venir à moi, et, de tout l’hiver, je ne l’ai pas aperçu.

ROLLER.

Voilà qui est étrange ! il n’est pas venu de tout l’hiver ici ? moi, je suis arrivé hier à trois heures, et, à quatre heures, il était chez moi.

PAULE VERNON.

Vous l’avez vu hier ?

ROLLER.

Je lui avais écrit de Marseille, en même temps qu’à vous et à deux ou trois intimes. J’étais encore au milieu de mes malles, il accourt.

PAULE VERNON.

Comment était-il ? Que vous a-t-il dit ?

ROLLER.

Il m’a semblé calme et même gai. Nous avons parlé de ses projets, de ses travaux.

PAULE VERNON.

De ses travaux ?... Il y a peut-être deux ans qu’il n’a touché un crayon. Je sais bien que le souvenir de son père est lourd, et qu’il n’aurait peut-être jamais dû faire de la peinture ; mais il est certain qu’il n’en fait plus.

ROLLER.

Pourtant ce tableau qu’il a commencé et pour la composition duquel il me consultait ?

PAULE VERNON.

Quel tableau ?

ROLLER.

Locuste chez Néron essayant des poisons sur des esclaves.

PAULE VERNON.

Des poisons...

ROLLER.

Oui, et il me demandait quels étaient les poisons connus de l’antiquité, les poisons « classiques ». Il m’a dit en riant : « Vous comprenez, je ne voudrais pas peindre la souffrance hideuse et l’agonie atroce ; il faut que vous me trouviez, là ! un petit poison bénin, un poison joli ! » Et il riait.

PAULE VERNON.

Et vous le lui avez indiqué ?

ROLLER.

Sans doute : il me questionnait sur le sujet spécial et familier de mes études... Je lui ai conseillé de peindre l’empoisonnement par la belladone. C’est un poison très curieux, très poétique, cette belladone ! elle vous tue assez doucement en quatre ou cinq petites heures ; elle ne cause pas de douleur aiguë ni vilaine, mais plutôt l’exaltation et l’ivresse, et ses deux symptômes caractéristiques sont une soif que rien n’apaise et un rire dont on n’est pas maître...

Il se lève.

Voilà tout, il me demandait un renseignement, je le lui ai fourni, c’est tout simple.

PAULE VERNON.

Mais il doit être impossible de s’en procurer, de la belladone ?

ROLLER.

Si on n’est pas un homme de la science, c’est au moins très difficile.

PAULE VERNON.

Ah !...

Voyant que Roller a son chapeau à la main.

vous me quittez déjà ?

ROLLER.

Je reviendrai bientôt.

PAULE VERNON.

Vous retournez chez vous ?

ROLLER.

Oui.

PAULE VERNON, reconduisant Roller.

Alors vous passerez devant la porte de Minard ?

ROLLER.

Notre petit baron ? toujours ami des artistes, toujours amateur !

PAULE VERNON.

Oui, mais, ô douleur ! une nécessité imprévue vient de le forcer, pour la troisième fois, à vendre sa chère collection... à cent pour cent de bénéfice.

Avec intention.

Il est assez lié avec Raymond, Minard, vous savez, et au courant de son monde... – Il lui est resté, de sa vente, un Goya, qui est vraiment superbe !

ROLLER.

Ah ! eh bien, je monterai le voir en passant.

JÉRÔME, entrant.

Madame, il y a là Madame Dorothée et son fils.

ROLLER.

La sœur de La Bastie, la tante de Raymond ?

PAULE VERNON.

Oui, mais la bonne femme ne voit p !us du tout son neveu. Elle vient pour son fils que j’ai fait entrer à la manufacture des Gobelins. –Priez-la de m’attendre un moment, Jérôme. – Je vous reconduis par l’atelier, c’est plus court. Minard demeure toujours au coin de la rue du Bac...

Ils sortent par la gauche en parlant.

 

 

Scène II

 

DOROTHÉE, RAMICHE, puis PAULE VERNON

 

JÉRÔME.

Madame est à vous dans la minute.

Il sort.

DOROTHÉE.

Oh ! mon enfant, quelle peur j’ai !

RAMICHE.

Peur de Paule Vernon ! par exemple ! mais c’est un grand homme qui est une bonne femme ! et, notre démarche a beau n’avoir pas le sens commun, sois tranquille, elle va comprendre notre bêtise.

Entre Paule Vernon.

La voilà.

PAULE VERNON, allant à Dorothée.

Ma chère dame, que je suis contente ! il y a un siècle que je ne vous ai vue.

DOROTHÉE.

Je crains toujours de vous déranger.

PAULE VERNON.

Ce serait à moi d’aller à vous. Au bon jeune temps, quand je vous voyais à l’atelier de votre frère, je vous appelais, moi aussi : tante Dorothée. J’aurais voulu au moins payer ma dette d’amitié au gamin que voilà.

Elle prend l’oreille de Ramiche.

RAMICHE.

Hein ! tu vois, maman, les égards qu’on a pour moi ici !

DOROTHÉE.

Vous avez été bien excellente pour lui, madame : c’est à vous qu’il doit d’avoir gagné si jeune sa vie, et un peu la mienne. Aussi, voyez ce que c’est, ce grand service rendu m’a encouragée aujourd’hui à m’adresser encore à vous.

PAULE VERNON.

Bien, ça ! c’est la vraie reconnaissance. Il s’agit toujours de mon ami Ramiche ?

DOROTHÉE.

Non, il s’agit d’un autre, qui est aussi un peu mon fils.

PAULE VERNON, vivement.

De Raymond ?

DOROTHÉE.

Madame, j’ai peur qu’il ne soit dans un grand danger !

PAULE VERNON.

Dans un grand danger, Raymond !

RAMICHE.

Bah ! ce n’est pas du tout sûr. N’allez pas avoir peur de la peur de maman !

DOROTHÉE.

Méchant garçon ! si tu n’avais pas d’inquiétude, pourquoi m’as-tu dit : Il faut aller chez la patronne ?

PAULE VERNON.

Parlez ! parlez !

DOROTHÉE.

Voilà des mois et des mois que je n’avais vu Raymond ; il n’était pas venu chez moi depuis un jour de l’année dernière. Ce jour-là, il m’avait apporté ce beau portrait de son père, peint par son père, vous savez...

PAULE VERNON.

Oui, un chef-d’œuvre ! qui doit être deux fois précieux pour Raymond.

DOROTHÉE.

Justement, madame, en me l’apportant, il m’avait dit : « Tante Dorothée, voilà un souvenir qui doit rester mon bien, tant que je vivrai. Si on me l’enlevait, je croirais perdre une seconde fois mon père. Mais comme, dans de certains moments, ce qui est chez moi n’est plus trop à moi, garde ici ton frère, chère tante, je viendrai un jour te le redemander. »

PAULE VERNON.

Lors de la vente après décès-du maître, j’avais proposé à Raymond d’acheter cette peinture ; il m’avait répondu en riant : « Non ; à ma vente après décès, à moi. »

DOROTHÉE.

Ah ! vous voyez, il ne voulait pas, vivant, se dessaisir de ce portrait !

PAULE VERNON.

Eh bien ?

DOROTHÉE.

Eh bien, madame, hier soir, vers six heures, Raymond m’est arrivé, un peu pâle. Cependant il m’a parlé... comme on parle maintenant, comme parle mon garçon, avec cette manière d’esprit qui tâche de cacher le cœur ; et il m’a dit : « Tante Dorothée, il vous est fait à savoir qu’on viendra peut-être demain matin, avec un mot de moi, vous chercher le portrait de mon père ; je dis : peut être ; car, Dieu merci ! ce n’est pas encore certain ! » J’ai répondu, troublée sans savoir pourquoi : « Ah ! tu vas donc le reprendre chez toi, ce cher portrait ? tant mieux ! » Mais il m’a dit : « Non pas, non ; je ne possède plus, moi, un clou pour l’accrocher. Allons, adieu !... » – Il m’a serré la main, ayant encore ce sourire. Et moi, comprenez-vous, je restais là, glacée, et je l’ai laissé partir sans pouvoir prononcer une parole... Ah ! mais, pour sûr, le jour où mon frère est mort, le jour où mon mari est mort, il y avait dans l’air quelque chose de pareil !

PAULE VERNON.

Oh ! taisez-vous ! – Si, ce matin, rien n’est venu...

DOROTHÉE.

Ce matin, j’ai reçu ce billet.

Elle le tend a Paule Vernon.

PAULE VERNON, lisant.

« Remettez le portrait, chère tante. Encore adieu. »

DOROTHÉE.

Et il m’avait dit : « Ce portrait doit rester mon bien tant que je vivrai ! »

PAULE VERNON.

Enfin, qu’est-ce que vous craignez donc ? qu’est-ce que vous conjecturez ?

DOROTHÉE.

Je ne sais pas...

PAULE VERNON.

Que peut-il y avoir ? Quelque faute, dites ? quelque péril de l’honneur ?...

DOROTHÉE.

Mon Dieu ! lui ! Raymond !...

PAULE VERNON.

Eh ! ne l’ai-je pas connu ! c’était le cœur le plus délicat !...

DOROTHÉE.

Ne dites pas : c’était. Tant pis ! il faut que vous sachiez... Madame, il y a deux ans, à la mort de mon mari, pauvre employé, je me suis trouvée avec mon fils sans aucune ressource. Raymond avait déjà bien entamé l’héritage de son père. Je le vois encore ; il me donne un papier et me dit presque durement : « Ah çà ! fais bien attention que ceci ne vient pas de moi, mais de ton frère ! ne me prête pas de ridicule ! tu vas me jurer de n’avouer à personne au monde ce que je fais là ; c’est à cette seule condition que je te le pardonne ! » – Madame ! le bon garnement aux trois quarts ruiné me constituait deux mille francs de rente viagère !

PAULE VERNON.

Ah ! pour moi, vous n’avez pas besoin de le défendre : je suis avec lui et avec vous. Mais où allons-nous le retrouver ?

JÉRÔME, entrant.

Est-ce que madame veut recevoir M. le baron Minard ?

PAULE VERNON.

Minard !

RAMICHE.

Il saura peut-être quelque chose ?

PAULE VERNON.

Oui ; mais ne l’interrogeons pas trop directement.

RAMICHE.

Je crois bien ! la chronique vivante des ateliers... Méfiance ! méfiance !

PAULE VERNON, à Jérôme.

Faites entrer.

 

 

Scène III

 

DOROTHÉE, RAMICHE, PAULE VERNON, MINARD, portant sous le bras un carton à dessin

 

MINARD.

Bonjour, chère et illustre ! bonjour !

PAULE VERNON.

Bonjour, Minard. Avez-vous vu Roller chez vous tout à l’heure ?

DOROTHÉE, à part.

M. Roller !...

MINARD.

Ah ! Roller est de retour ?... Mais je ne viens pas de chez moi.

Il s’incline devant Dorothée.

Tiens, Ramiche ! – Ma très grande, je viens vous requérir d’une grâce : il y a dans ce carton un dessin... Oh ! Un bijou ! vous allez voir.

Il va poser le carton sur une chaise.

PAULE VERNON.

De qui est-il, ce dessin ? D’où vient-il ?

MINARD.

Hai ! pour vous répondre, il va falloir, je vous en préviens, que je vous parle de Raymond La Bastie.

PAULE VERNON, échangeant un regard avec Dorothée.

Ah !... vous me prenez par la curiosité. – Allons ! parlez donc de Raymond. Y a-t-il longtemps que vous ne l’avez vu ?

MINARD, regardant à sa montre.

Il n’y a pas trois heures.

PAULE VERNON.

Il allait bien ?

MINARD.

Il allait très bien. On peut même dire que, cette nuit, il allait trop bien.

PAULE VERNON.

Cette nuit ?... Comment ça ?

MINARD.

Laissez-moi d’abord vous montrer son dessin.

PAULE VERNON.

Il est donc de Raymond, ce dessin ? ou à Raymond ?

MINARD.

Il est à moi, s’il vous plaît ! et il est de vous.

PAULE VERNON.

De moi !

MINARD.

Savez-vous que, depuis ma vente, je n’avais plus rien de vous, maestra. Vous produisez si peu !... une seule toile au Salon de cette année ! Et vous n’avez pas encore voulu me la céder. Je vous en offre pourtant un prix assez gracieux : quinze mille francs ! L’achat de votre maison a dû vous mettre un peu à soc...

Touchant sa poche.

Je les ai là, les quinze mille francs...

PAULE VERNON.

Oh ! ce n’est pas le prix... mais je désire garder pour moi ce tableau.

MINARD.

Allons ! en attendant, j’ai du moins ce délicieux dessin.

Il revient au carton.

PAULE VERNON.

L’horrible preuve des iniquités nouvelles commises cette nuit par Raymond !

MINARD, tout en dénouant les cordons du carton.

Mais non, le dessin n’a aucun rapport avec l’histoire de cette nuit, et je n’ai pas du tout parlé d’iniquités.

RAMICHE.

Vous n’avez pas dit qu’il y avait eu orgie à la Tour ?

MINARD.

Il n’y a pas eu orgie, il y a eu bataille ; car le jeu a ses batailles aussi. Le dessin...

PAULE VERNON.

Allons ! voyons, laissez le dessin, et racontez-la tout de suite, votre bataille ! vous en mourez d’envie !

MINARD, étonné.

Moi ?...

PAULE VERNON.

Il s’agit de jeu, ça se passait au cercle... Allez !

MINARD.

Non, vous savez que Raymond n’y est plus admis, au cercle. Nous étions chez... chez une grande petite dame, trop connue pour que je la nomme. Une soirée dansante... où on jouait.

PAULE VERNON.

Ah ! et alors Raymond a joué, tout bonnement ?

MINARD.

Raymond a joué, oui ; tout bonnement, non. C’a été splendide ! Figurez-vous, il est apparu au baccarat sur le coup de onze heures, il a posé gravement sur la table trois rouleaux de cinquante louis, et il a dit : « Mesdames et messieurs, je vous avertis qu’il me faut à toute force dix mille francs pour demain matin » Là-dessus, il s’est mis à jouer avec le plus étonnant mélange de fièvre et de sang-froid. À une heure, il gagnait douze mille livres. Je lui ai soufflé : « Vous avez vos dix mille, filez ! – Allons donc, Minard ! faire Charlemagne ! je me sens en veine, et j’ai sur moi un fameux fétiche ! » À trois heures, il gagnait quarante mille francs. On ne dansait plus, tout le monde était au baccarat. Seulement, on avait demandé aux musiciens de continuer à jouer dans le salon leurs valses et leurs contredanses, et Raymond, superbe, menait le jeu à grand orchestre, tout en causant avec un esprit du diable, provoquant et moqueur pour les hommes, respectueux et courtois, selon son habitude, pour les femmes... assez peu femmes qui étaient là. Ma foi ! on l’admirait, et on s’intéressait à lui... même en pontant contre lui Me ne sais combien de temps il a maintenu sa chance et sa verve. Il disait : « J’aurai cent mille francs ! » Mais toujours des troupes fraîches arrivaient contre lui. Quand le jour est venu, la fortune a tourné. Les musiciens étaient partis, les lampes éteintes. À neuf heures, Raymond avait tout reperdu, même ses trois mille francs d’entrée. On lui offrait de jouer sur parole ; car, en somme, il a fini par payer toutes ses dettes de jeu. Mais il a refusé nettement et fermement. – « Eh bien ! et votre fétiche ? » lui a dit l’espiègle Glycine. Raymond a frappé sur sa poche : « Eh bien ! mon fétiche, il me reste ! » Et il est parti, lui dernier, à peine un peu plus pâle qu’à son arrivée.

PAULE VERNON.

Vous aviez raison, c’est véritablement épique ! – Mais qu’est-ce qu’il entendait donc par ce fétiche qu’il avait sur lui ?

MINARD.

Je n’en sais rien : quelque corde d’affreux pendu ou quelque souvenir de jolie femme ; je dirais un médaillon de vous, si vous faisiez la miniature... Parce que, dans ce cas-là, il pourrait en faire de l’argent, de son fétiche.

DOROTHÉE.

Oh ! vous croyez que ?...

MINARD.

Si je crois ! À preuve mon fameux dessin, que vous allez finir par regarder, j’espère.

Il présente à Paule Vernon un assez grand dessin sur papier blanc, mais auquel il ne reste que trois marges, en haut et sur les côtés, la marge du bas a été coupée.

Il est bien de vous, chère et illustre, n’est-ce pas ?

PAULE VERNON y jette un coup d’œil préoccupé.

Oui, c’est un dessin de mes premiers temps. Je l’avais donne à M. La Bastie père.

MINARD.

Aussi, je l’ai acheté comme de vous.

PAULE VERNON.

À Raymond ?

MINARD.

Non, à celui à qui Raymond l’a rendu, il y a un mois.

PAULE VERNON.

Pauvre garçon ! il fallait qu’il fût bien pris de court !

MINARD.

Et je le trouve ravissant, moi, ce dessin ! Il n’y manque qu’une toute petite chose, que je venais, maestra, vous demander d’y mettre.

PAULE VERNON.

Quoi donc ?

MINARD.

Eh ! votre signature : il n’est pas signé.

PAULE VERNON.

Si fait, il doit être signé.

MINARD, tournant le dessin vers Paule et vers le public.

Il a dû l’être ; oui, là, à la marge du bas. Mais, voyez, la marge a été coupée, et la signature enlevée.

PAULE VERNON.

C’est vrai.

MINARD.

Et c’est bizarre !

PAULE VERNON.

Mais, je me rappelle à présent ; en effet, je n’ai pas dû signer cette esquisse.

MINARD.

Ah ! vous auriez dû au moins y laisser la marge, pour pouvoir la signer.

Entre Jérôme, suivi d’un garçon de banque.

JÉRÔME.

Madame, c’est un garçon de banque qui dit qu’il vient pour toucher un billet.

PAULE VERNON.

Comment ! il y a erreur ; je ne fais pas de billets.

LE GARÇON DE BANQUE.

Madame, voyez, la traite est signée Paule Vernon. Il y a dix mille francs à recevoir.

PAULE VERNON.

Dix mille francs !

MINARD.

Tiens, tout le monde a besoin de dix mille francs, ce matin.

DOROTHÉE.

Mon Dieu !

Minard, les yeux fixés sur la lettre de change, reprend vivement le dessin pour comparer les papiers. Paule voit le mouvement et cache le billet.

MINARD.

Eh bien, chère et grande, reconnaissez-vous votre signature ?

PAULE VERNON.

Parfaitement. Je ne sais où j’ai l’esprit aujourd’hui ; j’avais oublié...

MINARD.

Alors vous aurez peut-être oublié aussi de vous munir des dix mille francs. Je vous rappelle que j’en ai quinze mille à votre disposition.

PAULE VERNON.

Soit. Je me décide donc à vous laisser mon tableau.

MINARD.

Bravo ! Avant tout, payons.

Il tire d’un portefeuille une liasse de billets de banque, en compte dix, et les remet au garçon de banque, qui vérifie et sort. Minard présente les cinq billets restants à Paule Vernon.

Maestra, je vous redois cinq mille francs – et un bon conseil : Signez donc vos dessins et ne signez pas de lettre de change.

PAULE VERNON.

Merci !

MINARD.

N’en signez pas surtout à l’ordre de Raymond La Bastie...

PAULE VERNON.

Eh ! mais qui vous dit ?...

MINARD.

Car ce qui m’étonne, ce n’est pas que ma grande artiste ait oublié l’échéance du billet, c’est que Raymond ne la lui ait pas au moins rappelée.

JÉRÔME, entrant.

Madame, monsieur Raymond.

PAULE VERNON.

Raymond ! ah !...

DOROTHÉE, bas à Paule.

Ah ! madame, ne le laissez pas sortir d’ici !

PAULE VERNON, bas.

Soyez tranquille !

MINARD.

Je me figure que Raymond doit avoir à vous parler seul.

Présentant à Paule Vernon un crayon noir qu’il prend sur la table.

Griffonnez-moi, au coin du dessin même, un petit grand nom...

Paule Vernon signe.

Merci ! et puis je m’esquive par la porte de l’atelier. Je suis discret, vous voyez.

PAULE VERNON.

Je verrai.

Minard sort.

DOROTHÉE.

Ah ! permettez-nous d’attendre, madame.

PAULE VERNON, désignant la porte de droite.

Oui, oui, là, tenez...

DOROTHÉE.

Oh ! j’ai peur !...

PAULE VERNON.

Oh ! j’ai encore bien plus peur que vous !

Dorothée et Ramiche sortent par la droite. Raymond entre, en courant, par la porte du fond.

 

 

Scène IV

 

PAULE VERNON, RAYMOND

 

RAYMOND.

Est-ce que j’arrive à temps ?...

PAULE VERNON.

Pourquoi, Raymond ? Pour la lettre de change ?

RAYMOND.

Ah ! elle a été présentée ?...

Paule Vernon la lui tend.

Ah !...

Il tombe assis devant une table et cache sa tête dans ses mains.

PAULE VERNON, venant à lui.

Ami, voyons, ne suis-je pas votre sœur !

RAYMOND.

Oui, une sœur admirable ! qui n’a qu’un malheur, c’est d’avoir à mépriser monsieur son frère !

PAULE VERNON.

Par exemple !

RAYMOND, il se lève.

Ah ! vous ne me méprisez pas ? Eh bien, je vous déclare que je suis moins indulgent que vous.

PAULE VERNON.

Voulez-vous vous taire ! est-ce que nous ne devons pas tout comprendre ? Mais c’est notre état !

RAYMOND.

Oui, mon père avait un mot, que je me rappelle : « Soyons artistes pour expliquer «t excuser largement les faiblesses des autres ; mais, pour juger et régler strictement nos propres actions, soyons bourgeois ! »

PAULE VERNON.

Cependant, Raymond...

RAYMOND.

Pardon, Paule ! je n’ai pas à moi beaucoup de temps, et je voudrais... non pas me justifier, non ! et pourtant il y a quelquefois des circonstances un peu atténuantes... D’abord, comment ai-je été entraîné à ce... à ce détournement de votre signature ? Un jour, deux dettes implacables m’ont saisi à la fois, deux de ces dettes maudites qu’on appelle dettes sacrées : une dette de jeu, et une dette, je ne dirai pas de cœur, – la personne qu’il s’agissait de sauver, je ne lui ai jamais donné mon cœur, certes ! mais enfin je lui donnais mon bras. Rien de moi ne valait plus, on n’acceptait rien, ni délai, ni engagement, ni sacrifice...

PAULE VERNON.

Et vous avez pensé à moi, Raymond, vous avez très bien fait. Vous auriez mieux fait encore de venir directement à moi tout de suite.

RAYMOND.

Je vous dis qu’on ne m’accordait pas une minute ! Et puis, je me croyais sûr de pouvoir acquitter et annuler ce billet bien avant l’échéance. Et puis, et puis... quand on se laisse entraîner à des tentations pareilles, il faut, vous le pensez bien, qu’on ait un peu perdu la tête... Allons ! n’adoucissons pas les termes, il faut qu’on ait un peu perdu l’honneur !

PAULE VERNON.

Non ! ce n’est pas vrai pour vous, Raymond ! ce n’est pas vrai !

RAYMOND.

Merci !... Mais je n’ai pas fini. Paule, il ne m’est pas possible de m’acquitter en argent avec vous : je dois à l’heure qu’il est près de quatre vingt mille francs.

Paule déchire la traite.

Je ne possède plus, en fait de valeurs réelles, que le portrait de mon père peint par mon père. Ce portrait a quelque prix. Je sais qu’il est pour vous sans prix. On vient de le mettre là, dans votre atelier.

PAULE VERNON.

Je ne l’accepte pas, Raymond ! ce portrait vaut trois et quatre fois la somme que j’ai avancée.

RAYMOND.

Oh ! vous n’allez pas me faire cette honte de me le refuser !

PAULE VERNON.

Votre devoir est de le garder toujours.

RAYMOND.

Oui, si... je restais.

PAULE VERNON, avec effroi.

Si vous restiez ?...

RAYMOND.

Sans doute, mais, pour tout dire, chassé par mes ennemis... non politiques, je m’en, vais, je pars, j’abandonne cette ingrate patrie... Je venais vous faire mes adieux.

PAULE VERNON.

Raymond !... Et vous allez loin ?

RAYMOND.

Assez loin. Dans le nouveau monde. L’ancien est décidément... trop ancien.

PAULE VERNON.

Mais vous ne partez pas avant quinze jours, un mois ?

RAYMOND.

Je pars aujourd’hui.

PAULE VERNON, de plus en plus effrayée.

Aujourd’hui ! oh ! non, non, pas aujourd’hui ! ce n’est pas possible !

RAYMOND.

Eh ! si, vraiment ! quelle idée avez-vous ? J’ai une voiture en bas qui m’attend ; je prends à deux heures l’express du Havre, et je m’embarque demain matin. Il n’y a rien, vous le voyez, de plus vraisemblable.

PAULE VERNON.

Vraisemblable... oui, en effet.

RAYMOND.

Mais, pour que je parte tranquille, oh ! si vous avez encore pour moi un reste d’affection, ou seulement de pitié, ne refusez pas ce portrait ; prenez-le, prenez-le, je vous en supplie !

PAULE VERNON.

Eh bien, soit ! mais en dépôt, comme un gage, et pour vous le rendre plus tard.

RAYMOND.

Oh ! très bien ! oui ! si vous voulez, vous me le rendrez. À mon retour, tenez, à mon retour. Que vous êtes bonne d’accepter ! merci ! Ah ! si vous saviez quel poids vous m’ôtez de là ! Allons ! c’est entendu, le portrait est à vous, à vous jusqu’à mon retour.

PAULE VERNON.

Mais il n’est pas encore absolument dit que vous partez, Raymond.

RAYMOND.

Oh ! quant à ça, pardonnez-moi, c’est dit, c’est fait.

PAULE VERNON.

Mais, pas aujourd’hui ?

RAYMOND.

Aujourd’hui, tout à l’heure. Ma place est retenue d’avance.

PAULE VERNON.

Raymond !... Non ! je vous prie à mon tour ! Je vous prie d’abord de m’entendre. Vous avez toujours bien à vous une heure ou deux.

RAYMOND.

Je n’ai pas une heure ou deux.

Il regarde la pendule.

J’ai peut-être une demi-heure... Oui, je crois bien que j’ai une demi-heure.

PAULE VERNON.

Enfin, cette demi-heure, vous me la donnez.

RAYMOND.

Oui, oh ! oui, je serai content de passer avec vous ces dernières minutes. – Mais, excusez-moi, je vais vous demander...

PAULE VERNON.

Quoi ?... comme vous êtes pâle ! que vous faut-il ? souffrez-vous ?

RAYMOND.

Non, ce n’est rien ; j’ai tout simplement une soif ardente.

PAULE VERNON, avec un cri.

Soif !...

Raymond la regarde, elle reprend du ton ordinaire.

Ah ! vous avez soif !...

Elle sonne, Jérôme entre.

Que souhaitez-vous ?... un peu de Madère ? du vin de Bordeaux ?...

RAYMOND.

Non, pas de vin ! Mon bon Jérôme, de l’eau, de l’eau fraîche... J’ai passé la nuit à mes préparatifs, et la lassitude, un peu de fièvre...

Jérôme apporte un verre d’eau sur un plateau, Raymond se précipite sur la carafe, se verse de l’eau et boit avidement.

PAULE VERNON, bas et vite è Jérôme.

Jérôme ! vite ! courez chez M. Roller. Il doit être rentré. Qu’il vienne, qu’il vienne tout de suite ! courez, courez !

Jérôme sort, Paule revient à Raymond.

Eh bien, êtes-vous mieux ?

RAYMOND.

Voilà de l’eau excellente !... C’est vous, Paule, qui m’aurez versé le coup de l’étrier.

PAULE VERNON.

Raymond ! il ne faut pas que vous vous en alliez.

RAYMOND, riant.

Ah ! ah ! il ne faut pas ! il ne faut pas !

PAULE VERNON.

Ah ! ne riez pas ainsi !

RAYMOND.

Hé ! chère amie, je suis presque joyeux, c’est vrai, et je sens en moi je ne sais quelle allégresse, justement sans doute parce que je pars ! parce que je suis prêt et libre ! parce que ma détermination ne peut plus être changée !

PAULE VERNON.

Oh ! pourtant, si je vous donne de bonnes raisons ? D’abord, j’ai besoin de vous ; oui, il s’agit d’un travail superbe qui m’a été proposé. Nous ferons de la peinture ensemble, comme autrefois, voulez-vous ? Vous avez du talent, vous portez un grand nom...

RAYMOND.

Un trop grand nom ! je ne le porte pas, il m’écrase. En art, ma chère, l’hérédité n’enrichit pas, elle appauvrit.

PAULE VERNON.

Eh ! quand même la peinture vous manquerait, est-ce qu’il n’y a pas, pour votre intelligence et votre volonté, vingt autres sphères d’action ?

Raymond est repris d’un rire nerveux.

Oh ! ne riez pas, je vous en prie !

RAYMOND.

Ah ! ah ! voulez-vous donc que je pleure ? Je ne pourrais pas, et je ne saurais pas. C’était la mode, il y a une trentaine d’années : la mélancolie était très bien portée, et le spleen faisait fureur. Mais, depuis, on a marché ; on est bien plus triste, on est gai ! on n’en est plus à s’ennuyer, c’est bien plus lugubre, on s’amuse !...

Il se verse de l’eau et boit.

PAULE VERNON.

Vous avez encore soif.

RAYMOND.

On s’amuse ! et le fâcheux, quand on s’est amusé, c’est qu’on ne peut plus faire autre chose. Que parlez-vous de ma sphère d’action ? Elle tourne autour du fumoir d’un club, de la piste d’un hippodrome et des divans d’un demi-salon. Je ne sors pas de ce cercle vicieux, et je ne peux plus en sortir. Et, j’ai beau n’être pas du tout content du spectacle, on ne me rendra pas mon argent en sortant ! Ah ! mais je demande au moins à m’en aller avant la fin !

PAULE VERNON.

Non ! vous n’avez été qu’imprudent, ne vous enfuyez pas en criminel ! Le monde absout aisément les folies de jeunesse.

RAYMOND.

Les folies, oui ; les vilenies, non. Paule, la réputation est déjà compromise, mais l’honneur peut être sauvé encore. Et, dans le milieu où j’ai le pied, il s’éclabousse si vite, l’honneur ! Question de saison et de température, voyez-vous : quand il fait beau, on prend seulement un peu de poussière dans le tourbillon ; mais, quand il fait mauvais, on prend des taches dans la boue.

PAULE VERNON.

Raymond !... Lorsqu’un chirurgien accourt près d’un blessé, évanoui, mort peut-être, il sent d’abord le cœur ; et, pour peu que le cœur batte, tout est sauvé. Je suis sûre, moi, que votre cœur bat encore ! Oui, nous avons beau railler le sentiment, nous l’éprouvons. Notre amitié, Raymond ! notre amitié ! elle était profonde et vivace, et je réponds qu’elle n’est pas morte.

RAYMOND.

Non, elle n’est pas morte ! mais ce qui fait vivre, Paule, ce n’est pas l’amitié, c’est l’amour. Je vous ai aimée d’amour, moi. Parfois, quand je me demande si l’amour est possible en ce siècle vide, je me souviens, et je me réponds : Oui, mais à l’aube, au commencement, presque dans l’enfance. Et, naturellement, vous avez traité mon amour en enfant ; vous ne pouviez pas m’aimer encore. Aujourd’hui, j’ai vécu si vite, je suis un vieillard, et je ne peux plus vous aimer. Ainsi, bon chirurgien qui voulez chercher et trouver la vie, ne vous obstinez pas, cette existence-là est plus que perdue, elle est manquée ! mauvais ouvrage ! mauvais ouvrage ! c’est à refaire !

Il va pour se verser encore de l’eau, la carafe est vidée.

Tiens, je suis arrivé à ma dernière goutte

Il se lève et va regarder la pendule.

et à ma dernière minute. Adieu, Paule...

Il fait quelques pas pour sortir ; Paule Vernon se précipite entre la porte et lui.

PAULE VERNON.

Ah ! mon Dieu ! vous chancelez.

RAYMOND, se maîtrisant.

Ce n’est rien. Rien du tout. La fatigue. Laissez, de grâce, laissez que je m’en aille.

PAULE VERNON.

Mais remettez-vous, prenez le temps.

RAYMOND.

Le temps ! l’ai-je, le temps ?

Regardant la pendule.

Oui, j’ai une heure ; quand le diable y serait, j’ai une heure ! Mais je me suis tout de même attardé. Heureusement, j’ai en bas une voiture. Adieu !

Il jette un cri.

Ah !

PAULE VERNON.

Raymond !...

RAYMOND.

Ah ! laissez ! je veux sortir ! je le veux !

Il fait quelques pas, droit et ferme, mais il vacille, et tombe sur un genou.

PAULE VERNON.

Au secours !

 

 

Scène V

 

PAULE VERNON, RAYMOND, DOROTHÉE, RAMICHE, puis ROLLER

 

DOROTHÉE et RAMICHE.

Raymond !

RAYMOND.

Tiens ! vous étiez là ! comment étiez-vous là ?

À Ramiche.

Eh bien, aide-moi, toi ; je veux sortir.

Il se redresse.

RAMICHE.

Mais qu’as-tu donc ?

RAYMOND.

Rien : ha ! ha ! une faiblesse stupide ! Tiens, je ris.

PAULE VERNON.

Non ! il meurt !

RAYMOND.

Je meurs ? qu’est-ce que vous dites ? quoi ? qu’est-ce que vous croyez ? que j’ai mis fin à mes jours, comme une grisette sentimentale ? allons donc ! Viens, marchons.

Avec désespoir.

Ah ! je ne peux pas !

Il tombe sur un canapé. Roller entre en courant.

PAULE VERNON, lui montre Raymond.

Roller !

ROLLER, courant à Raymond.

Raymond ! ah !

RAYMOND.

Vous êtes gentil, vous, savant ! vous me dites qu’on a quatre heures ! Mais j’aurai forcé la dose. C’est égal, madame, c’est de bien mauvais goût !... pardon !...

Il retombe.

PAULE VERNON.

Roller ! oh ! vous le sauverez !...

ROLLER.

Non ! c’est un homme mort !

 

 

ACTE I

 

LA CONVALESCENCE

 

L’atelier de Paule Vernon. À gauche, au premier plan, une sorte de réduit avec une table devant une fenêtre. Du même côté, en pan coupé, grand vitrage avec rideau vert. Au fond, large porte donnant sur le jardin. À droite au premier plan, porte à deux battants ; au deuxième, porte simple. Chevalets, maquettes, table de modèle, fontaine en faïence de Rouen, objets d’art, etc.

 

 

Scène première

 

MINARD et VILLERAS, introduits par JÉRÔME, RAMICHE, dans le réduit de gauche, parcourt un livre à gravures

 

JÉRÔME.

Madame est auprès de M. Raymond, avec M. Roller et Mme Dorothée.

MINARD.

Rappelez-lui qu’elle m’a écrit de venir ce matin, et qu’elle a donné le même rendez-vous à M. Villeras pour affaires.

Jérôme sort par la droite.

Oh ! pardon ! j’oublie que ce mot affaires vous choque, Villeras.

VILLERAS.

Non, c’est le mot homme d’affaires qui est pédant !

MINARD.

Oui, vous êtes l’homme d’affaires nouveau, comme je suis l’amateur moderne... – Eh ! je n’avais pas vu le jeune Ramiche.

RAMICHE, s’avançant.

Bonjour, monsieur le baron. J’admire comme M. le baron possède l’art des nuances : M. Villeras est nouveau, M. le baron est moderne, et moi, je tâche en effet d’être jeune.

MINARD.

Est-ce qu’il y a une épigramme là-dessous, monsieur Ramiche ? – Dites-moi, avez-vous des nouvelles de votre cousin ?

VILLERAS.

Ah ! oui, va-t-il un peu mieux, ce pauvre Raymond ? la dernière fois que j’ai vu M. Roller, au commencement de la semaine, il désespérait encore.

RAMICHE.

C’est vrai que pendant quinze jours M. Roller a bien cru que Raymond était perdu. Et, comme c’était lui qui lui avait indiqué le poison, il s’accusait presque de sa mort, et il était désolé. Aujourd’hui, Raymond n’est pas hors de danger, mais il y a trois jours que M. Roller ne désespère plus.

VILLERAS.

Ah ! tant mieux ! tant mieux ! je l’aime beaucoup, moi, Raymond. Et cependant, – je vais dire une énormité, Minard, – on en est à se demander si, pour lui, il ne vaudrait pas mieux qu’il n’en revînt pas.

RAMICHE.

Merci pour lui !

MINARD.

Hé ! vous êtes dans le vrai, Villeras. Il faut bien s’avouer que la situation de Raymond était devenue diantrement difficile. Il avait après lui pas mal de dettes très criardes. Il n’était pas sorti de l’honneur, non ! mais, s’il n’était pas tout à fait hors de l’île escarpée, il se cramponnait un peu péniblement aux aspérités de la berge. Ses amis en étaient à le défendre. On ne lui donnait plus la main... on la lui tendait. Eh bien, sa fin tragique était sans doute cruelle, mais c’était une fin !

VILLERAS.

Tenez, l’autre jour, le bruit de sa mort s’était répandu et avait produit le meilleur effet. On oubliait tout, on lui pardonnait tout.

RAMICHE.

Oui, à la charge qu’il mourrait.

MINARD.

Qu’y faire ? On avait pris son empoisonnement au sérieux ; s’il guérit, on va supposer que ce n’était qu’une comédie.

RAMICHE.

Mais vous l’avez vu mourant, vous ! et vous le direz.

MINARD.

Nous le crierons ! mais malheureusement nous étions trop liés avec lui, on ne voudra pas nous croire.

RAMICHE.

Je vois que sa résurrection mettra ses amis dans un véritable embarras. Il n’y aura de contents que ses créanciers.

VILLERAS.

Pourquoi ? Raymond est tout aussi insolvable vivant que mort. Avec quoi paierait-il ? Pourtant, baron, vous qui êtes un peu de la partie, vous lui reconnaissiez, je crois, quelque talent.

MINARD.

Quelque talent de main peut-être. Mais pas d’invention, mon cher, pas d’originalité ! les nouveau venus d’ailleurs en sont tous là. Ah ! mon pauvre Villeras, si c’est dans les aff... non ! dans les négociations comme dans les arts !...

VILLERAS.

Absolument la même chose ! il n’y a plus d’initiative à présent, plus de puissance !

RAMICHE.

Ah çà ! pardon ! vous ne devez être vieux en réalité ni l’un ni l’autre, et les nouveau venus, ceux d’à présent, – mais c’est vous !

VILLERAS.

Oh ! jeune homme, nous représentons, nous, l’argent, la dépense.

MINARD.

Nous ne sommes pas de ceux qui produisent, mais de ceux qui consomment.

RAMICHE.

Ah ! voilà ! et vous trouvez feignantes les abeilles !

MINARD.

L’argent, il va très bien, l’argent ! la dépense, elle va très bien ! Mais la recette, comment se renouvellera-t-elle ? Nous ne vivons que sur les moissons anciennes. Mais où est l’avenir ? où sont les jeunes gens ?

VILLERAS.

Le mot est devenu banal : il n’y a plus de jeunes gens !

RAMICHE.

Dites donc, qu’est-ce que vous en savez ?

VILLERAS.

Nous le voyons bien, n’est-ce pas, Minard ?

MINARD, haussant les épaules.

Pardi, Villeras !

RAMICHE.

Eh ! pas du tout ! les vrais jeunes gens, messieurs, justement, on ne les voit pas. Moi, par exemple, je vous disais tout à l’heure que j’avais la prétention d’être jeune. Eh bien, où me verriez-vous ? Je caracole rarement autour du lac, je m’épanouis peu aux avant-scènes, et je ne tutoie pas Gladiateur. Je reste dans mon ombre et je travaille dans mon coin. Et croyez-vous que je sois le seul ? Avez-vous soulevé, la nuit, aux fenêtres de nos cinquièmes, les rideaux de serge derrière lesquels nous veillons, nous étudions et nous méditons, sans vous inviter non plus à nos petites fêtes ? Le jour, je m’échappe de l’atelier pour courir à la Bibliothèque, au Louvre et aux Beaux-Arts, où, de mon côté, je ne vous vois guère. Vous ne me connaissez pas, c’est tout simple, je suis l’inconnu ; je suis le futur du verbe ; je m’appelle demain. Voulez-vous que je sois arrivé avant d’être parti ? Laissez donc naître un peu le jour et venir l’heure. C’est pour ce moment-là, s’il vous plaît, que je me prépare, inaperçu, confiant, tranquille, sans bruit et sans impatience : j’attends.  

Entre Paule Vernon par la droite.

Et, en attendant, s’il vous faut de la jeunesse, en voilà, tenez, et de solidement jeune, cœur et talent !

 

 

Scène II

 

MINARD, VILLERAS, RAMICHE, PAULE VERNON

 

MINARD, allant à sa rencontre.

Sur ce point-là, il a raison, le petit rebelle !

VILLERAS, baisant la main de Paule.

Et il a plus raison, ce me semble, aujourd’hui que jamais !

PAULE VERNON.

Ah ! messieurs, c’est que mon malade sera bientôt, j’espère, un convalescent : il parle, il marche, il va venir. Seulement, Ramiche, allez donc l’aider un peu. Son ami et médecin Roller est auprès de lui, mais Raymond sera content de s’appuyer sur votre épaule.

RAMICHE.

Oh ! et moi donc de le soutenir !

Il sort par la droite.

 

 

Scène III

 

PAULE VERNON, MINARD, VILLERAS

 

PAULE VERNON.

Maintenant, nous autres, parlons de choses sérieuses... Que ceci ne vous effarouche pas, Villeras.

VILLERAS.

Dame ! les choses sérieuses sont généralement les choses ennuyeuses ! aussi, j’entends, moi, les affaires par les relations, dans le monde, au bois, au bal, en flânant, en soupant, en m’amusant ! et je ne les fais que meilleures, rapportez-vous-en à moi.

PAULE VERNON.

D’autant plus volontiers que je ne sais pas aligner une addition, et que je tiens pour de l’algèbre toute espèce de comptes. Eh bien, mes amis, je vais vous remplir d’étonnement, je vais vous parler chiffres ! avec gaieté, comme vous voyez, mais avec avidité, comme vous allez voir. Villeras, je voudrais avoir de l’argent.

VILLERAS.

C’est aisé, vous avez des propriétés.

PAULE VERNON.

Minard, je voudrais gagner de l’argent.

MINARD.

Vous avez du talent, c’est facile. Mais comment se fait-il ?...

PAULE VERNON.

Étonnez-vous, ne questionnez pas ! – Mon ministre des finances Villeras a la parole. Où en sont mes revenus ?

VILLERAS.

Ils sont limpides et solides ; vos biens sont en terres et affermés quinze mille francs ; les baux expirent cette année, et je vous en aurai vingt mille.

PAULE VERNON.

Parfait ! mais je voudrais de l’argent comptant.

VILLERAS.

N’empruntez pas ! l’argent vous rapporte moins de quatre et vous coûterait plus de cinq. Vendez plutôt. Vendez la métairie des Bossons. Elle est d’un loyer de cent cinquante écus ; je vous en trouverai, moi, quarante mille francs.

PAULE VERNON.

Comment est-ce possible ?

VILLERAS.

Mon devoir est de vous avertir qu’on y soupçonne une mine d’alun.

PAULE VERNON.

Vous êtes un trésor ! – À vous, ministre des beaux-arts.

MINARD.

Chère et grande, en travaillant à vôtre aise et à vos heures, vous pouvez gagner, bon an mal an, trente mille francs avec votre peinture. Vous en gagnerez, quand vous le voudrez, cinquante mille.

PAULE VERNON.

Je le veux. Mais je voudrais surtout...

MINARD.

De l’argent comptant. Qu’est-ce que vous avez de fait ?

PAULE VERNON.

Pas grand’chose ; vous avez ma dernière toile.

MINARD.

Vous plaît-il, chère et illustre, que je vous donne vingt mille francs de votre prochain tableau ?

PAULE VERNON.

Ah ! bon ! oui, je sais la suite : – je n’ai qu’à mêler à mes arbres ou à mes bêtes une figure humaine demi-nature... Vous m’avez assez chanté cette antienne, baron obstiné !

MINARD.

Comment ! obstiné génie, vous ne pouvez pas, une fois, me camper un bûcheron dans vos bois ou une laitière au milieu de vos vaches !

PAULE VERNON.

Mon cher Minard, je suis un paysagiste accepté, je suis un animalier passable ; mais, dites que je ne suis qu’un demi-artiste, il faut que la réalité fasse la moitié de ma besogne. Or, je trouve tant que je veux des chênes magnifiques et des bœufs superbes ; mais vos paysans sont trop laids, et vos modèles... sont trop beaux !

MINARD.

N’est-ce que ça ? Attendez : je vais vous faire un cadeau ! un cadeau et un sacrifice !

PAULE VERNON.

Ah bah !

MINARD.

Parole d’honneur ! je vais vous donner, non pas ce qu’on appelle un modèle, car ce modèle-là n’a jamais posé, mais une figure à peindre, une figure qui n’est pas trop belle, qui est originale, curieuse, qui est...

VILLERAS.

Amusante !

MINARD.

Amusante !... C’est une petite Italienne pur sang, une jeune montagnarde des Abruzzes !

PAULE VERNON.

Gageons qu’elle demeure rue Quincampoix.

MINARD.

C’est ce qui vous trompe : elle demeure rue Mouffetard. Seulement, elle n’est à Paris que depuis deux jours.

PAULE VERNON.

Où l’avez-vous donc dénichée ?

MINARD.

Eh ! son oncle... Mais vous le connaissez ; c’est Pompéo, un ancien modèle, lui ! Pompéo, qui posait les rois et les dieux !

PAULE VERNON.

Ah oui ! mais il a pris par trop de ventre, et maintenant il vend des couleurs dans les ateliers.

MINARD.

Vous y êtes ! eh bien, Pompéo m’a présenté hier la petite. Vous savez que je dessinaille le pastel, et, ma foi, ce gracieux type inédit...

VILLERAS.

Minard ! Minard ! et le fat nous a prévenus que son cadeau était un sacrifice !

MINARD.

Certainement ! car il est toujours inédit, mon gracieux type.

VILLERAS.

C’est donc une vertu farouche, cette jeune étrangère ?

MINARD.

C’est bien pis ! c’est une innocence sauvage ! Elle gardait les chèvres dans sa montagne, et elle a beaucoup, mais beaucoup ! de l’humeur de son troupeau. Laissez-moi vous l’envoyer, maestra ; faites-moi ma petite pastoure avec deux ou trois biquets autour d’elle, et, tenez, j’ai l’enthousiasme, moi ! je vous achète votre tableau... oui, je vous l’achète vingt-cinq mille francs !

PAULE VERNON.

Comptant ?

MINARD.

Comptant ! quand je devrais...

VILLERAS, à demi-voix.

Quand il devrait le revendre.

PAULE VERNON.

Infernal baron ! il voit ma soif des richesses, et il me tente.

MINARD.

Ah ! vous voulez bien accepter ma commande ?

PAULE VERNON.

Non pas, non ! mais je veux bien voir votre chevrière.

MINARD.

Vous la verrez pas plus tard qu’aujourd’hui ; le galetas de l’ancien dieu est à dix minutes d’ici.

PAULE VERNON.

Je compte sur mes doigts : quarante mille francs de la métairie, vingt-cinq mille francs de la Chevrière, ça fait ?... ça fait, Villeras ?

VILLERAS.

Soixante-cinq mille francs : une somme assez rondelette.

PAULE VERNON.

Un bon commencement toujours !

MINARD.

Diantre ! n’est-ce qu’un commencement ?

PAULE VERNON.

Ah !... Roller ! silence !...

MINARD, bas à Villeras.

Hé ! c’est assez étrange !

 

 

Scène IV

 

PAULE VERNON, MINARD, VILLERAS, ROLLER, DOROTHÉE

 

PAULE VERNON.

Eh bien, le médecin n’amène pas lui-même le malade ?

ROLLER.

Il va venir ; mais j’ai voulu vous dire hors de sa présence l’heureuse et rassurante parole : Il est sauvé ! – Sauvé ! ah ! je n’ai jamais prononcé ce mot avec une joie si profonde ; jamais je n’ai béni comme aujourd’hui mes études, mes travaux, et ce peu d’expérience laborieusement apprise ou acquise qu’on appelle la science. J’avoue que je n’avais jamais eu non plus une si rude peur et une si cruelle angoisse. Enfin, c’est passé, c’est effacé, c’est fini : on ne dira pas que j’ai tué le fils de mon meilleur ami, on dira que je l’ai sauvé.

DOROTHÉE.

Ah ! monsieur, que vous êtes bon !

MINARD.

Talent et dévouement !

PAULE VERNON.

Cher Roller ! je me trompais donc quand je croyais ne pas pouvoir vous admirer davantage ! Oui, remerciez-moi tous ; moi, c’est Raymond que je remercie.

À Minard et à Villeras.

Mais il va venir et je vous chasse : il sort de sa chambre pour la première fois, et il ne faut pas qu’il trouve tant de monde.

MINARD.

Allons, Villeras...

PAULE VERNON.

Baron, un mot encore...

Elle sort par le fond avec Minard ; Dorothée les suit.

VILLERAS, venant serrer la main de Roller.

Mon cher maître...

Bas et vite.

Vous m’avez touché un mot des dettes de Raymond. À combien dites-vous qu’elles monteront à peu près ?

ROLLER.

Mais à 70 ou 80 000 francs.

VILLERAS, riant.

Ah ! eh bien, dépêchez-vous, il va peut-être y avoir concurrence : c’est environ la somme que Paule Vernon veut se procurer comptant, tout de suite et à tout prix.

Il rejoint Paule Vernon et Minard.

ROLLER, seul.

Paule songerait à payer les dettes de Raymond !... Oh ! est-ce qu’à présent ?... Et moi, je m’oubliais, je me dévouais pour préserver la vie de celui qui allait briser la mienne !... Mais lui-même, lui, Raymond, déjà si décrié, est-ce que ces bienfaits avilissants d’une femme n’achèveraient pas de le perdre ? Voyons ; son père, qui me l’a confié, que ferait-il à ma place ?... Ah ! par bonheur, il m’a peut-être laissé les moyens de nous sauvegarder tous !

 

 

Scène V

 

ROLLER, DOROTHÉE, rentrant par le fond

 

DOROTHÉE.

Monsieur Roller, pardon !... Ainsi, vous croyez bien que Raymond est sauvé ? et je n’ai plus du tout à être inquiète ?

ROLLER, avec préoccupation.

J’en réponds.

DOROTHÉE.

Je suis toujours inquiète, monsieur Roller, et Raymond n’est pas sauvé.

ROLLER.

Comment ?...

DOROTHÉE.

Vous l’avez empêché de mourir ; mais la cause pour laquelle il voulait mourir, elle subsiste : à sa première sortie, il va retrouver les dettes, les poursuites, la diminution de l’honneur.

ROLLER.

Eh ! à cela je ne puis rien.

DOROTHÉE.

Êtes-vous sûr, monsieur Roller, que vous ne pouvez rien ?

ROLLER.

Qu’est-ce que vous dites ?...

DOROTHÉE.

Oh ! monsieur, je connais... je connais votre probité si rigide et si susceptible !... Et, justement, les premiers jours, quand vous jugiez Raymond perdu, il vous échappait dans votre douleur des mots... Vous vous accusiez, vous vous appeliez tuteur oublieux, mandataire négligent.

ROLLER.

Ah ! et vous alors ?...

DOROTHÉE.

De mon côté, moi, j’avais été à même de faire des conjectures...

ROLLER.

Des conjectures ? ah ! oui, mais rien que des conjectures ?

DOROTHÉE.

Aussi, je m’en ouvre à vous seul, et m’en rapporte du surplus à vous-même.

ROLLER.

Et je vous prie de croire que vous avez raison !

DOROTHÉE.

Oh ! oui, vous êtes et vous serez toujours le même !

ROLLER.

Le même... oui, je l’espère !

DOROTHÉE.

Vous venez encore de parler de Raymond avec tant de chaleur et de bonté !

ROLLER.

Ah !... je parlais de Raymond malade. Il faut voir si Raymond rétabli sera digne du même intérêt.

DOROTHÉE.

Oh ! pour peu que vous lui prêtiez quelque appui !...

ROLLER.

Ce qui importe surtout à Raymond, c’est désormais de se suffire à lui-même.

DOROTHÉE.

Mais son père... – votre meilleur ami, vous le disiez, là, dans l’instant ! – son père l’a habitué à une tendresse...

ROLLER.

Qui a été déjà une faiblesse pour le jeune homme. Pour l’homme, le salut sera d’être responsable et libre.

DOROTHÉE.

Il me semble qu’on l’aiderait aussi en l’aimant...

ROLLER.

Sentiment de femme ! j’ai, moi, ma conviction.

DOROTHÉE.

Et que comptez-vous faire pour Raymond ?

ROLLER.

Je compte d’abord le laisser faire.

 

 

Scène VI

 

ROLLER, DOROTHÉE, RAYMOND, appuyé sur RAMICHE, PAULE VERNON marche près de lui, de l’autre côté

 

RAMICHE.

« Tu marches d’un tel pas qu’on a peine à te suivre ! »

PAULE VERNON.

Mais il faut se ménager, pour la première fois. Venez vous reposer là.

Raymond s’étend à demi sur un divan ; il tend la main à Roller ; Roller la lui prend pour lui tâter le pouls.

ROLLER, froidement.

Cela va bien. Vous pourrez tout à l’heure, Raymond, faire un tour dans le jardin et vous asseoir un peu au soleil. Essayez même quelques pas tout seul. C’est une épreuve de vos forces. Je viendrai tantôt voir comment vous l’aurez supportée.

Saluant cérémonieusement Paule.

À tout à l’heure.

Il sort.

DOROTHÉE.

Ne vous semble-t-il pas, madame, que M. Roller veut aller bien vite ?

PAULE VERNON.

Oh ! nous autres gardes, nous ne voudrions jamais émanciper nos malades.

RAMICHE.

M. Roller prend toutes les précautions possibles ; ainsi, il a bien recommandé qu’il ne reste pas plus d’une ou deux personnes près de Raymond. Viens-tu au jardin, maman, que je te fasse un bouquet ? – Raymond, je reviendrai te prendre pour une promenade triomphale dans les allées.

Il fait signe a sa mère et sort avec elle.

 

 

Scène VII

 

RAYMOND, étendu sur le divan, PAULE VERNON, debout

 

PAULE VERNON.

Comment vous trouvez-vous, Raymond ?

RAYMOND.

Merci ! je suis bien. Ce que j’éprouve est singulier : tout mon être reste un peu endolori, mais les sensations n’en sont que plus délicates. Seulement, il semble que le corps n’ait retrouvé qu’à moitié son âme. Ma pensée flotte dans une sorte de rêve indécis entre deux mondes ; et, pendant que la réalité passe devant mes yeux comme à travers les vagues lueurs de l’aube, je sens encore le sommeil de la mort qui alourdit mes paupières.

PAULE VERNON.

Mais n’est-il pas temps, ami, de secouer cette torpeur et de revivre ?

RAYMOND.

Déjà ! oh ! non, je vous en supplie ! je ne suis pas si pressé d’être guéri. Un malade redevient quelque chose comme un enfant, et c’est vraiment très doux ! n’être jamais seul, ne marcher que soutenu, ne souffrir que consolé ! sentir, là, près de soi, toujours, quelqu’un qui veille ; quelqu’un qui vous épargne la peine de désirer, l’ennui de prévoir, et, justement, le souci de vivre, quelqu’un qui vous délivre du soin et du poids de la triste personnalité, et vous met à même de répondre chaque fois qu’il s’agit de vous : – Est-ce que ça me regarde ? – Et encore, pensez donc ! ce quelqu’un-là, ce gardien-là, ce bon ange-là, pour moi, Paule, c’est vous !

PAULE VERNON.

Oh ! mais savez-vous, Raymond, que la convalescence vous sied à ravir, et que vous avez la tisane charmante ! Ah bien ! vous aimez qu’on vous soigne, et moi, il se trouve que le rôle de sœur grise m’enchante, et que je n’ai jamais été plus contente que depuis ces quinze jours, où je vous sauve soir et matin.

RAYMOND.

Vraiment ?

PAULE VERNON.

C’est comme je vous le dis. Il y a dans toute femme une sœur et une mère endormies ; vous les avez réveillées en moi, frère, et j’en suis votre grande obligée.

RAYMOND.

Vous, mon obligée !

PAULE VERNON.

Oui, oui ! et c’est pour vous rendre la pareille que je prétends réveiller en vous le Raymond jeune, enthousiaste et ardent d’autrefois.

RAYMOND.

Encore ! ah ! Paule, votre amitié est impitoyable ! pourquoi me forcer sitôt à rouvrir les yeux ? Allez ! dans mon trouble confus, je me rends bien assez compte de ma situation terrible ! J’avais manqué ma vie, et voilà que j’ai aussi manqué ma mort. Lumière et chaleur, tout s’était éteint en moi ; alors, je me suis jugé, je me suis condamné, je me suis...

PAULE VERNON.

Dites-le, vous vous êtes fièrement et vaillamment exécuté ! justice a été faite par vous-même ! et vous avez été pendant des jours comme un homme mort. Mais quoi ! le dévouement de Roller a ranimé en vous la vie. Et moi, Raymond, je voudrais à mon tour, je voudrais ressusciter l’âme.

RAYMOND.

Vous !

PAULE VERNON.

À mon tour, voulez-vous me laisser faire ? Ne vous préoccupez de rien, ne vous souvenez pas, ne vous réveillez pas ; vous me le demandez, je vous le demande aussi. Remettez-vous en toute confiance à votre autre médecin. J’entends ne vous laisser que sauvé, rétabli, rendu à vous-même, l’esprit calmé, la conscience bien portante, dans la pleine santé de l’honneur. Raymond, le voulez-vous ?

RAYMOND.

Si je le veux !

PAULE VERNON.

Mais il me faut pour cela un peu de temps, plus de temps qu’à Roller peut-être. Jusqu’à la parfaite guérison de ce cœur blessé, je vous tiens et je vous garde. Il y a au fond du jardin un pavillon assez gentil, ce sera votre prison, et vous n’en sortirez qu’avec ma permission et mon ordre, et je serai sévère...

RAYMOND.

Et ce sera charmant !., ah ! vous avez une façon de contraindre au ciel ! Oh ! oui, oui, je laisserai tant qu’il vous plaira ma volonté se taire, mon esprit se reposer, sommeiller mon âme... Cependant, Paule, vous ne pouvez pas me le défendre, il arrive quelquefois qu’on se souvient – dans ses rêves.

PAULE VERNON.

Assez, Raymond !... Vous savez, il ne faut pas que vous parliez trop longtemps !

 

 

Scène VIII

 

RAYMOND, PAULE VERNON, RAMICHE

 

RAMICHE, entrant par le fond.

Madame ! madame !...

PAULE VERNON.

Qu’y a-t-il ?

RAMICHE.

Madame, c’est une petite Italienne, en costume très napolitain, qui est là avec le nommé Pompéo.

PAULE VERNON.

Ah ! oui, je sais. Eh bien, qu’elle entre.

RAMICHE.

Qu’elle entre ! qu’elle entre ! ce n’est pas si simple ! Pompéo le veut, lui, qu’elle entre ; mais il paraîtrait qu’elle ne le veut pas. Elle s’est échappée à travers le jardin, et il court après, il court encore.

PAULE VERNON.

Je vais y voir. Pendant ce temps, Raymond, faites le tour de jardin prescrit par votre autre docteur, voulez-vous ?

RAYMOND.

Il est entendu que c’est vous maintenant qui voulez. – Ton bras, Ramiche.

RAMICHE.

Voilà. Et plus tu seras lourd, plus je serai fier.

Ils sortent par la porte de droite, au fond.

PAULE VERNON les regarde s’éloigner, puis appelle.

Jérôme !... – Ah ! mais voilà Pompéo.

 

 

Scène IX

 

PAULE VERNON, POMPÉO, traînant par la main PASQUA MARIA qui résiste et ne veut pas entrer

 

POMPÉO.

Viendras-tou, petite malhourouse !

Apercevant Paule Vernon.

Ah ! la signora !

PAULE VERNON.

Pompéo ! allons ! ne maltraitez pas cette enfant.

Pompéo lâche Pasqua Maria qui, effarée et mutine, s’échappe vers le réduit de gauche.

POMPÉO.

Là ! voyez-vous !

PAULE VERNON.

Eh bien, laissez-la se remettre : elle est encore toute palpitante et tout effarouchée. – Comment la nommez-vous ?

POMPÉO.

Pasqua Maria.

PAULE VERNON.

Elle est de Naples ?

POMPÉO.

De Pouzzoles.

PAULE VERNON.

Elle a donc perdu tous ses parents ?

POMPÉO.

Moi, son oncle, ze souis à présent toute sa famille. Elle restait avec son bisaïeul, mon grand’père. Le vieux est mort...

Pasqua Maria, émue, cache sa figure dans ses mains.

PAULE VERNON.

Faites attention ! elle a l’air d’avoir du chagrin.

POMPÉO.

Le grand’père laissait oune maisonnette. Position souperbe ! Oune famille anglaise l’a acetée mille francs ; z’hérite, moi, de moitié. Et la dame anglaise a amené la petite à Paris. Elle m’est arrivée avant-hier.

PAULE VERNON.

Vous auriez mieux fait de la laisser là-bas.

POMPÉO.

Eh ! signora, elle a voulou venir. , quand ze l’ai voue pas laide dans ses habits de Pouzzolane, ze me souis innzénié qu’elle pourrait être outile, en posant, comme moi-même, pour messious les peintres. Ah ! bien oui ! elle ne se veut tenir en place ! Ze ne l’ai encore menée que cez l’essellentissime monsiou le baron Minard ; z’ai crou qu’elle allait le battre !

Pasqua Maria rit sous cape.

PAULE VERNON.

Oh ! elle ne me battra pas, moi ! Seulement, dites donc, est-ce qu’elle parle un peu le français ?

POMPÉO.

Comme vous et moi, et avec moins d’aççent que moi encore !

PAULE VERNON.

Ah ! tant mieux ! – Mais comment se fait-il ?...

POMPÉO.

Eh ! Pasqua Maria, dans sa montagne, ne voyait que le grand’père, et le grand’père ne loui parlait que français. Il se croyait touzours Français, ce vioux ! il avait un peu la berloue !

Pasqua Maria fronce le sourcil.

PAULE VERNON.

Prenez donc garde ! vous lui faites de la peine.

POMPÉO.

Beau dommaze !... Il avait servi zeune, le vioux ; il avait été... comment dites-vous ? piffero ?... Fifre ! il avait été fifre dans l’armée française.

PAULE VERNON.

Alors je pourrais donc essayer d’apprivoiser l’oisillon sauvage.

POMPÉO, incrédule.

Oh ! si vous réoussissez !...

PAULE VERNON.

Ah ! pardon, signor Pompéo ! ce ne sera pas pour que vous vous mettiez à l’envoyer dans tous les ateliers de Paris.

POMPÉO.

Madame ! ze ne souis pas oun vilain homme ! mais ze souis pauvre, vous êtes rice, vous. S’il vous plaît la prendre à votre sarze, sauvez-la ! Ze me débarrasse pour vous de tous mes droits. Vous me payerez oune petite pension...

PAULE VERNON.

Ah ! c’est moi qui !...

POMPÉO.

Eh ! vous l’adoptez, vous la corrizez, elle pose pour vous seule ! et, quand elle n’est pas rebelle, elle est zentille, tenez...

Pasqua Maria a écouté ce qui précède avec un sourire ; mais, montrée par Pompéo, elle recule et se cabre encore.

Ah ! maledetta !...

PAULE VERNON.

Pompéo !... vous vous y prenez mal ! Voyons, laissez-moi seule avec elle.

POMPÉO.

Ah ! signora, délivrez de ce fardeau-là oun pauvre homme ! ce sera grand’ carita ! grand’ carita !...

Montrant le poing à Pasqua Maria.

Ah ! brutta !...

Saluant profondément Paule Vernon

Ze souis l’oumilissime servitour de son Essellence.

Il sort par la porte du fond avec force révérences et génuflexions.

 

 

Scène X

 

PAULE VERNON, PASQUA MARIA

 

Dès que Pompéo est dehors, Pasqua Maria court voir à la porte s’il est bien réellement parti.

PAULE VERNON, assise.

Pasqua !... eh bien, il n’est plus là, cet oncle terrible...

Pasqua Maria redescend vivement au coin de droite de l’atelier.

Allons ! je ne te fais pas peur, moi ? Je te parle doucement. Tu ne veux pas même te retourner ?

Pasqua Maria se retourne lentement, les yeux baissés, indécise.

À la bonne heure ! je te vois au moins. Et toi, regarde-moi donc... Là !... Je n’ai pas l’air bien méchante. Je suis sûre que nous allons nous entendre. Seulement, ne reste pas si loin. Approche, approche un peu... Encore ! Que je te voie bien.

Pasqua Maria essaye de prendre gauchement une pose de modèle.

Oh ! je ne te dis pas de poser, ma pauvre mignonne ! viens à moi simplement pour venir. C’est ça ! Et puis, donne-moi ta main, mon enfant. Et puis, donne-moi ton front.

PASQUA MARIA se jette avec élan dans ses bras.

Ah ! tu es bonne, toi !

PAULE VERNON.

Eh bien, toi aussi, tu es bonne.

PASQUA MARIA, à genoux, encore émue et haletante.

Pompéo... me dit pourtant... que je suis méchante... Mais grand’père ne le disait pas, lui ! – Et grand’père... était un fier homme !– Tu l’as défendu tout à l’heure contre Pompéo, – c’est très bien ! C’est là que j’ai commencé à t’aimer. Et puis, tu viens de me dire : mon enfant ! C’était son mot. Et tu l’as dit comme lui. J’ai cru l’entendre.

PAULE VERNON.

Chère petite !... Mais ta mère, tu ne l’as donc pas connue ?

PASQUA MARIA.

Il y a eu chez nous une épidémie terrible ; grand’père m’a emportée dans la montagne ; mes parents sont morts ; j’étais toute petite, et, de ma pauvre maman, je n’ai connu que grand’père.

PAULE VERNON.

Et c’est lui qui t’a élevée, qui t’a instruite ?

PASQUA MARIA, se relevant.

Comme tu vois. – Oh ! il était si bon, si doux, si juste ! Il parlait très bien. Il avait fait les grandes guerres. Il avait vu des peuples et des villes, surtout la France et Paris. Il l’aimait beaucoup, la France, et il me la racontait. Voilà pourquoi j’ai voulu venir... – Quand nous gardions nos chèvres, il nous jouait du fifre. Il jouait toujours le même air, mais qui était beau ! Il l’avait joué autrefois étant soldat, et il le jouait triste, ou gai, ou grand, d’après son humeur... Il ne me le jouera donc plus !

PAULE VERNON.

Pasqua !... – Est-ce que tu sais lire ?

PASQUA MARIA.

Ah ! mais oui ! je lis dans les livres, et même dans l’écriture, quand elle est un peu grosse. J’ai lu déjà dans trois livres : Atala, les Droits de l’homme et l’Enfant de la forêt.

PAULE VERNON.

C’est superbe !

PASQUA MARIA.

Tu ne te moques pas de moi ?...

PAULE VERNON.

Non, ma mignonne, parle, je suis aise de regarder dans ton bon petit cœur sincère.

PASQUA MARIA.

Bien sûr ! je ne l’ennuie pas ?... Mais, mon Dieu ! je te dis toujours tu ; Pompéo m’avait bien commandé de te dire vous. Mais grand’père m’a appris qu’on doit dire tu à ceux qu’on aime... Et aussi à ceux qu’on méprise ! est-ce vrai, hein ?...

PAULE VERNON, riant.

C’est vrai !

PASQUA MARIA, avec un dédain espiègle.

Alors, bah ! j’ai dit tu à Minard !...

Avec tendresse.

Mais je te dis tu à toi.

PAULE VERNON.

Qu’elle est gentille !

PASQUA MARIA.

Pompéo, je lui dis vous. Il me fait un peu peur, Pompéo !

PAULE VERNON.

Il ne t’a pas frappée, dis ?

PASQUA MARIA.

Ah ! mais non ! d’abord je l’ai prévenu que je me revengerais ; tiens donc ! – C’est égal ! je suis mal dans son logis, je suis triste. Il ne pense qu’à gagner de l’argent. Il me dit toujours : « Avec quoi souperons-nous ce soir ? » Je lui dis : « Eh ben ! allons ramasser des châtaignes ! » Ah ! mon pauvre monde, c’est une pitié ! vous avez l’air tous de vous donner du mal pour vivre. Il me semble aussi que Paris n’est pas si beau qu’au temps du grand’père. Il n’y a seulement pas la mer ici... – Ah ! oui, je m’ennuie chez Pompéo ! je suis dans une toute petite chambre, et d’où on ne voit rien !

PAULE VERNON.

Et tu es habituée à respirer sous le ciel.

PASQUA MARIA, marchant et regardant autour d’elle.

Chez toi, par exemple, c’est assez grand, et c’est beau !

Elle va ouvrir la porte du fond.

Il y a un jardin, toutes sortes de bêles, même des chèvres ! Il y a des arbres, des oiseaux, des fleurs !

Revenant à Paule.

Et, par-dessus tout, il y a toi, qui me conviens tout à fait ! Écoute, je t’en prie, fais ce qu’a dit Pompéo, garde-moi avec toi ;

À genoux devant Paule.

je t’aimerai, je t’aime déjà ! – Tu m’auras bien docile et bien attentive, je travaillerai au jardin, je soignerai les animaux. Et même, si, toi, tu veux faire des images à ma ressemblance, je me tiendrai tranquille, sans remuer, au moins dix minutes.

PAULE VERNON.

Vraiment ?

PASQUA MARIA.

Tu verras. Veux-tu essayer ? Tu n’as qu’à me dire comment il faut que je me mette.

PAULE VERNON.

Eh bien, reste comme tu es. Mais ne bouge pas ! ne parle pas !

PASQUA MARIA.

Et tu me garderas avec toi ?

 

 

Scène XI

 

PAULE VERNON, PASQUA MARIA, RAYMOND, qui paraît au fond dans le jardin et s’approche lentement

 

PAULE VERNON.

Moi, je ne demande pas mieux ; mais cela ne dépend pas de moi seule. Il y a encore quelqu’un ici... Tiens, le voilà qui vient.

Mouvement de Pasqua.

Ne te retourne pas ! ne bouge pas encore ! – Il faut, comme tu disais, qu’il te convienne ; mais il faut que tu lui conviennes aussi ! –  Raymond ! je vous présente Pasqua Maria, une orpheline à peu près seule au monde, la pauvrette ! C’est, je crois, une bonne petite âme, et qui apporterait dans la maison de la gaieté et de la vie. Elle me supplie de la recueillir. Pour ma part, j’y consentirais ; mais vous, Raymond, qu’est-ce que vous en dites ?

Raymond est arrivé auprès de Pasqua Maria toujours immobile.

Regardez-la.

Raymond prend la tête de Pasqua Maria et la tourne vers lui. Elle le regarde avec de grands yeux curieux, et la bouche entr’ouverte par un sourire.

RAYMOND.

Elle est drôle !

PASQUA MARIA, enchantée.

Drôle ?...

RAYMOND.

Ce n’est pas moi, chère amie, qui ferais jamais obstacle à vos bonnes actions ! Seulement, la bonté surtout a besoin d’être prévoyante. Il faut aider le plus efficacement possible votre petite protégée ; mais, diable ! prendre chez vous tout de suite et garder tout à fait une fillette de cet âge !

PASQUA MARIA.

Oh ! méchant ! qu’il est méchant !... – Pourquoi es-tu méchant ? Tu me plaisais bien d’abord !

RAYMOND, riant.

Ah ! à la bonne heure ! elle est nette !

PAULE VERNON, riant.

Et sincère ! vous lui plaisiez pour tout de bon, puisqu’elle vous tutoie : c’est son signe. – Mais je crois, Raymond, que vous êtes dans le vrai. – Ma mignonne, laisse-moi le temps de réfléchir...

PASQUA MARIA, tristement.

Non !... non !... j’aime mieux m’en aller de moi-même.

Envoyant un baiser à Paule Vernon.

Adieu !

Elle fait deux ou trois pas pour sortir.

RAYMOND, l’arrêtant par le bras.

Oh ! pauvre enfant !... – Paule, vous rappelez-vous qu’une fois, mon père, à la campagne, a condamné la plus belle fenêtre de sa chambre, pour ne pas déranger une hirondelle, qui avait fait son nid dans le volet.

PASQUA MARIA.

Alors, – est-ce que je reste ?

PAULE VERNON.

Eh ! certainement, tu restes !

PASQUA MARIA fait un mouvement vers Raymond, mais se jette au cou de Paule.

Ah ! merci !

 

 

Scène XII

 

PAULE VERNON, PASQUA MARIA, RAYMOND, ROLLER

 

RAYMOND.

Ah ! voilà le docteur !

ROLLER.

Encore debout, Raymond ! et sans aide ! c’est au mieux. Allons ! vous êtes encore plus valide que je ne le croyais moi-même... Je suis obligé de partir dans quatre jours pour Londres, où se tient, cette année, le Congrès scientifique ; mais je vous annonce une bonne nouvelle : vous pourrez quitter la maison de Paule Vernon avant mon départ, – dans trois jours.

RAYMOND.

Dans trois jours ! Cependant, je...

ROLLER.

Quand je vous dis que vous le pouvez.

PAULE VERNON.

Mais...

ROLLER.

J’ajoute que, pour Paule Vernon, vous le devez.

RAYMOND.

Pour elle ?... Ah ! vous avez raison... c’est le premier devoir.

À Pasqua Maria.

Eh bien ! tu vois, ma petite, ce n’est pas toi qu’on renvoie.

 

 

ACTE II

 

LA GUÉRISON

 

L’atelier.

 

 

Scène première

 

RAYMOND, assis sur une chaise basse, un tabouret sous ses pieds, un carton sur ses genoux, est en train de dessiner, PAULE VERNON, debout devant un chevalet, esquisse au fusain une grande toile, tous deux ont pour modèle PASQUA MARIA, qui pose, accroupie, tenant un chevreau sur ses genoux, JÉRÔME va et vient dans l’atelier

 

PASQUA MARIA.

Et alors ?...

RAYMOND.

Nous arrivons à la fin du conte... Alors le nuage s’ouvrit, et que vit le prince Beau-Jour ? Il vit Belle-Lurette, qui lui tendait encore une fois le rameau d’or.

PASQUA MARIA.

Ah ! quel bonheur ! ah ! la gentille Belle-Lurette ! que je l’aime ! Après ? après ?

RAYMOND.

Beau-Jour éleva le rameau, en nommant dans sa pensée celle qu’il voulait appeler, et aussitôt apparut...

PAULE VERNON.

Pasqua ! tu vas laisser glisser ton chevreau.

PASQUA MARIA.

Pas de danger ! – Et aussitôt apparut ?...

RAYMOND.

Aussitôt apparut... la fée Lumineuse.

PASQUA MARIA, désappointée.

Ah ! la fée Lumineuse ! tiens !

RAYMOND.

La tête un peu penchée à gauche... – Et Beau-Jour dit à la fée Lumineuse : « Grande fée ! j’ai reconquis le rameau d’or dont la vertu est supérieure à tout, même à Loi, même à Ion pouvoir, et, de par ce talisman, je t’ordonne de m’aimer, je t’ordonne de m’épouser. » – Voilà !

PASQUA MARIA.

C’est la fin ? ils se sont mariés ! Eh bien, et Belle-Lurette ?

RAYMOND.

Belle-Lurette ! Belle-Lurette ! on l’a invitée à la noce.

PASQUA MARIA.

Oh ! ingrat ! mais c’est Belle-Lurette qui a tout fait ! mais ton Beau-Jour ne faisait que perdre son rameau d’or ! et qui donc s’exténuait à le lui rapporter ? qui a charmé le vieux dauphin ? qui a coupé au monstre les grandes oreilles qui faisaient toute sa puissance ?

RAYMOND.

Je ne dis pas ! mais quoi ! Belle-Lurette n’était qu’un bon petit génie qui n’aimait pas Beau-Jour, qui n’était ni garçon ni fille...

PASQUA MARIA.

Tu dis ça !

PAULE VERNON.

Raymond, vous êtes dans votre tort ; vous savez bien qu’il faut que les contes s’arrangent à l’idée de Pasqua ; autrement elle ne pose plus du tout. Voyons, c’est dimanche aujourd’hui ; si nous levions la séance ? Le chevreau, Pasqua et moi, nous sommes fatigués ; et vous devez l’être aussi un peu, mon ami ?

RAYMOND.

Mais pas le moins du monde. Ah çà ! je descendais les cinq étages de ma chambre, comme midi sonnait à la pendule de la tante Dorothée ; il n’est pas deux heures, et vous parlez de fatigue ! Est-ce que vous ne restez pas à votre chevalet des journées entières ?

PAULE VERNON.

Oh ! moi, c’est ma santé ! je suis une robuste ouvrière, à qui ce petit exercice est devenu indispensable. Mais vous, Raymond, vous avez le droit de n’être pas si endurci. En moins d’un mois, vous avez repris la force et le goût du travail, c’est assez pour commencer, je trouve ; il faut aussi vous ménager, mon ami !

RAYMOND.

Vous croyez ?

PASQUA MARIA.

Il a pourtant l’air d’être bien en train ! et, s’il veut commencer un autre conte, je ne bouge pas plus qu’un roc.

PAULE VERNON.

Allons ! c’est donc moi qui demande grâce ; je ne fais rien qui vaille aujourd’hui. C’est curieux ! j’ai enlevé de verve en vingt-cinq jours le premier tableau d’après cette petiote, avec toute une famille de chèvres autour d’elle ; et le second, orné d’un simple chevreau, ne veut seulement pas s’esquisser ! Je tâtonne, j’efface, je recommence !... Dites donc, Raymond, moi qui étais une naïve et qui faisais de la peinture à la bonne franquette, est-ce que je gagne un peu de votre inquiétude ?

RAYMOND.

Pendant que vous me prêtez un peu de votre sérénité !

PAULE VERNON, lui tendant la main.

Oh ! si cela est, je ne me plains pas, je suis contente.

RAYMOND.

Vous êtes bonne !

PAULE VERNON.

Bonne femme, mais décidément méchant peintre ! Au diable ! je brise, non pas mes pinceaux, mais mon fusain. – Jérôme ! rangez tout ça. – Et vous, Raymond, ce dessin, où en est-il ?

RAYMOND, dérobant la vue de son dessin.

Une minute, je vous prie.

PASQUA MARIA.

Je resterai tant que tu voudras, tu sais.

RAYMOND.

Non, je n’ai plus besoin de toi, ma mignonne. Va, trotte, tu es libre.

Pasqua se lève.

PAULE VERNON.

Et tu auras un bon point, tu as été sage... comme ton image.

PASQUA MARIA.

Et Biancolino aussi ?

PAULE VERNON.

Et Biancolino aussi.

PASQUA MARIA.

Alors, je l’embrasse. – Jérôme, voulez-vous le reporter à sa mère. Tout doucement, mon bon Jérôme.

Jérôme sort emportant le chevreau. Pasqua Maria présente son front à Paule.

Maintenant, mamma, à mon tour ; paye-moi.

PAULE VERNON.

Oh ! tu ne me ruines pas, bonne petite ! tes gages sont un baiser.

Elle l’embrasse.

PASQUA MARIA.

Eh ben, c’est ce que me donnait grand’père !... Et puis, est-ce que je ne partage pas tout ici ? Les moutons, les bœufs, les chèvres, tout ça m’écoute...

PAULE VERNON. Elle va se laver les mains à la fontaine.

Tu as le gouvernement des fleurs ! tu as la direction des fruits !... À propos, as-tu fait, ce matin, toutes tes cueillettes ?

PASQUA MARIA.

Oui, j’ai cueilli les fleurs, je vais tout à l’heure faire les bouquets, là, dans mon coin, sur la grande table. Mais les cerises, tu ne veux pas que je monte dans les cerisiers, j’attends Ramiche.

RAYMOND.

Ramiche m’a dit qu’il viendrait de bonne heure. Il paraît que vous avez à jouer une étonnante partie d’osselets.

PASQUA MARIA.

Oh ! il n’est pas encore bien fort !

Elle présente une serviette à Paule Vernon.

PAULE VERNON, s’essuyant les mains.

Des fruits, en masse, Pasqua, entends-tu, et des fleurs partout. Je vous ai annoncé qu’aujourd’hui serait un jour solennel. Pas seulement parce que c’est ma fête. Nous célébrons encore le retour de Roller, arrivé cette nuit de Londres.

Pasqua Maria sort.

RAYMOND.

Cher Roller ! J’ai la prétention de ne plus être malade, c’est égal ! j’ai besoin de le revoir !

PAULE VERNON.

Je l’ai fait prier de venir dans la journée, ayant à tenir avec lui une grave conférence.

RAYMOND.

Ron Dieu ! qu’est-ce que vous conspirez donc ?

PAULE VERNON.

Par malheur, Roller ne pourra dîner avec nous, il nous est pris par ses confrères. Mais il viendra le soir, et nous serons encore sept à table. Nous avons... nous avons d’abord M. Raymond La Bastie. Ah ! je vous mets dans les étrangers, Raymond, tant pis !... Depuis un mois, ce sera la première fois que vous dînerez avec nous.

RAYMOND.

Eh mais ! je passe ici ma vie ! on m’y voit six et sept heures par jour !

PAULE VERNON, avec chagrin.

Enfin !... Nous avons la tante Dorothée, le même Ramiche, Minard, Villeras...

RAYMOND.

Ah ! je vous rappelle, Paule, que lord Darford vient aussi cette après-midi. Je lui ai promis que vous voudriez bien le recevoir et lui montrer votre tableau vous-même.

PAULE VERNON.

Ma Chevrière attend Milord, éclairée à son avantage dans le petit salon. Mais vous me répondez, Raymond, qu’il n’est pas désagréable, votre lord ?

RAYMOND.

Oh ! c’est un parfait gentleman, et un de vos admirateurs enthousiastes !

PAULE VERNON.

Minard qui me le dépeignait comme impertinent et sot !

RAYMOND.

Et il vous dépeignait à lui comme impertinente et sotte. Il a ses raisons, le bon Minard ! Ah çà ! vous ne vous êtes toujours pas engagée avec lui pour votre tableau ? Pas plus qu’avec Villeras pour votre métairie ?

PAULE VERNON.

C’était convenu. Seulement, je vous avertis qu’ils viennent tantôt tous deux avec l’idée de Conclure.

Pasqua Maria rentre.

RAYMOND.

Qu’ils viennent.

Se levant.

Là ! j’ai fini aussi pour aujourd’hui, moi.

Il va poser son dessin sur un chevalet.

PAULE VERNON.

Alors permis d’approcher ?...

Raymond la conduit gravement devant le dessin.

Eh bien, mon ami, il est charmant, votre dessin ! charmant ! Ah ! l’expression est d’une finesse ! Bravo ! c’est exquis !... Dans l’attache du cou, là, il y aura peut-être quelque petite chose à revoir ; et puis, ici, dans le mouvement du bras droit.

RAYMOND.

Oui, vous avez raison.

PAULE VERNON.

Mais le sentiment est parfait ! Et comme vous avez retrouvé vite votre certitude de main ! Voulez-vous que je vous dise ? Si l’ombre de votre père vous fait peur, moi, à votre place, je laisserais les grandes machines, et je planterais mon pavillon coquet dans un genre, par exemple, tenez, dans l’aquarelle.

RAYMOND.

Mais c’est une idée !

PAULE VERNON.

Avez-vous vu chez votre lord Darford ces eaux-fortes d’un inconnu, dont Minard me parlait hier ? Il paraît que c’est vraiment très remarquable, et Minard se pendrait pour n’avoir pas le premier découvert ce maître ignoré...

RAYMOND.

Oui, c’est gentil ! c’est gentil !

PAULE VERNON.

Eh bien, l’eau-forte encore, c’est une manière rapide et originale, où, avec votre acquis et votre verve, vous vous feriez très vite une place. Pensez-y donc.

RAYMOND.

J’y penserai.

À Pasqua Mario, qui tourne autour de lui.

Eh ! mon petit cabri, approche, et regarde-toi... Mais tu ne seras peut-être pas contente de ton dessinateur comme de ton peintre.

PAULE VERNON.

Ah dame ! écoutez, Pasqua peut s’y retrouver dans un portrait terminé et de grandeur naturelle ; mais un croquis, une’ esquisse, c’est moins clair pour une petite sauvage.

RAYMOND.

Oh ! elle est sauvage, mais pas barbare !

JÉRÔME, entrant.

Madame ; il y a là lord Darford.

PAULE VERNON.

Ah ! diavolo ! j’y vais... Allons ! Raymond, sur votre garantie, je me risque !

Elle sort par la droite.

 

 

Scène II

 

RAYMOND, PASQUA MARIA

 

RAYMOND, regardant son dessin.

Oui ! il est certain que cet emmanchement-là n’est pas des plus orthodoxes !

À Pasqua Maria, en riant.

Qu’est-ce que tu en dis, toi ? parle, est-ce ton avis ? Tu te sauves ? Tu ne veux pas me répondra ?

PASQUA MARIA, s’éloignant.

Non ! non !

RAYMOND.

Et pourquoi ?

PASQUA MARIA.

Tu dirais encore que je ne suis qu’une petite bête.

RAYMOND.

Oh ! oh ! il paraît que Paule avait raison : tu trouves mon dessin atroce !

PASQUA MARIA.

Au contraire !

RAYMOND.

Eh bien ! je ne dirai pas que tu es une petite bête, alors.

PASQUA MARIA, se rapprochant.

Si ! parce que, dans mon idée, la Chevrière, mon grand portrait, c’est de toute beauté, oui ! mais... ne te fâche pas !

Désignant le dessin.

je m’aime mieux là.

RAYMOND.

Je ne me fâche pas...

PASQUA MARIA.

Ah !

RAYMOND.

Mais tu n’es qu’une petite bête !

PASQUA MARIA.

Là ! tu vois !

RAYMOND.

Eh ! bestiole, tu fais le contraire de ce que disait Paule, tu vas préférer une méchante esquisse à un tableau achevé !

PASQUA MARIA.

Oh ! le tableau est plus grand, c’est sûr ; il est peut-être plus... savant, je ne dis pas ; les arbres sont très bien, les chèvres très bien, moi aussi très bien. Mais... comment dire ?... Tiens, c’est dans le grand tableau, je trouve, que j’ai un peu l’air de... de ce que tu disais. Ma figure...

RAYMOND.

Votre figure ?...

PASQUA MARIA.

Oh bien ! ne te moque pas de moi ! aide-moi plutôt. Enfin, dans le tableau, ma bouche et mes yeux rient toujours. Je ris, mais je ne ris pas toujours. Dans toi, au moins, je pense à quelque chose, je ne suis pas si pareille à mes chèvres !

RAYMOND.

Oui, l’histoire d’aujourd’hui te chagrinait un petit peu, et tu étais plus sérieuse.

PASQUA MARIA.

Oh ! ce n’est pas seulement ça ! pourquoi est-ce que je me reconnais toujours mieux, quand tu me fais ? Je ne dis pas que c’est plus joli que ce que fait Mamma, je ne sais pas juger. Seulement, je ne trouve rien d’aussi joli. Je ne te vois pas de défaut, moi ! Je t’admire, vrai !

RAYMOND.

Petite bichette ! je t’écoute, tu dis des absurdités... qui sont charmantes. Ton opinion sur moi n’a pas le sens commun, je n’ai pas à en croire la moindre chose... Comment se fait-il que je te croie ?

PASQUA MARIA.

Tiens ! parce que je dis la vérité. Oh ! je te connais si bien ! Je regarde dans tes yeux tes pensées. Et puis, tu as un petit pli de la lèvre, là, au coin de la moustache... Par exemple, tout à l’heure, quand Mamma te disait que tu dois te ménager, tu as répondu : « Vous croyez ? » Et ça voulait dire... ça voulait dire que tu en ferais bien d’autres ! que tu travailles chez la tante Dorothée dès qu’il est jour ! que, quand tu arrives, tu as déjà travaillé je ne sais combien d’heures, et que, per Bacco ! tu n’es pas fatigué du tout !

RAYMOND.

Ah ! miséricorde ! est-ce Ramiche qui ?...

PASQUA MARIA.

Ah ! j’ai bien besoin de Ramiche ! Et, quand Mamma t’a dit encore que tu devrais te mettre à... à ces ouvrages dont je ne sais pas le nom, la manière dont tu as répondu : « J’y penserai !... » tu y as pensé !... tu t’y es mis !... ces belles choses que le mylord anglais a montrées à Minard, elles sont de toi !

RAYMOND.

Ah çà ! tu es effrayante ! Mais alors, dis-moi, Pasqua, le bon conseil que me donnait Paule, tu sais aussi qui me l’avait donné, bien avant elle ?

PASQUA MARIA.

Oui, je crois que je me souviens : c’est Minard.

RAYMOND.

Non, ce n’est pas Minard ; – c’est toi.

PASQUA MARIA.

Moi ?

RAYMOND.

Minard regardait la gravure de Rembrandt qui est là, et il disait : « Ah ! il n’y aura plus de Rembrandt ; mais, c’est égal ! la gravure à l’eau-forte reprend faveur, et aujourd’hui un homme bien doué y gagnera quand il voudra la réputation et l’aisance. » Minard est sorti, tu m’as pris la main, et tu m’as dit : « Ah ! c’est bien à toi ! – Quoi donc ? – L’idée que tu as d’essayer l’idée de Minard. – Mais du tout ! mais je ne l’ai pas dit ! – C’est pour ça que c’est bien : tu vas le faire ! » Et je l’ai fait.

PASQUA MARIA.

Ah ! ! je te suis donc bonne à quelque chose !

RAYMOND.

Plus que tu ne peux l’imaginer, Pasquetta ; plus peut-être que je ne m’en rends compte moi-même... C’est vrai ! tu ne peux pas savoir comme j’étais resté, malgré tout, découragé et défiant de mes forces. Mais tu as la foi, toi, petite fille ! et, en croyant en moi, tu m’obliges à y croire. Ce que tu attends de moi, je le fais. Tu me vois des qualités que certainement, je n’ai pas, et, en me les voyant, tu me les donnes.

PASQUA MARIA.

Tais-toi donc, tu les as ! tu as tout, je te dis ! Tu as trop. Oh ! je le sens bien ! et c’est quelquefois à ça que je pense ; c’est ça quelquefois qui me chagrine, un peu plus que les contes, va !

RAYMOND.

Toi ! du chagrin !...

PASQUA MARIA. Elle s’assied sur un tabouret aux pieds de Raymond.

Tu es si haut pour moi ! Mamma aussi est bien haut ! il me semble que je suis très loin de vous, et je voudrais me rapprocher. Je vous aime tous les deux, et je voudrais vous comprendre. Toi, surtout. Elle est peut-être, elle, par trop, par trop instruite ! – Pourtant, je me dis : « Elle me copie, je lui donne donc quelque chose qu’elle n’a pas. » Mais aussi, toi, je crois que tu es pour moi encore meilleur qu’elle. – Il ne faut pas le lui dire, elle très bonne ! – Mais, tiens, tu vois comme je te bavarde ; eh bien, avec elle, je n’oserais pas. Toi, tu m’écoutes, et je te dis tout, à mesure, ce qui me passe par la tête, des riens, sans savoir, comme une linotte qui chante...

RAYMOND, pensif, comme à lui-même.

Des riens, oui. Mais ces riens-là, – c’est étonnant ! – ça emplit le cœur.

PASQUA MARIA.

Tu ris avec moi, tu m’appelles de noms amusants, tu fais des pas jusqu’où je suis. À Pouzzoles, le soir, quand le grand’père revenait, à mesure que j’entendais mieux sa musique, je savais qu’il était plus près ; – de même, dans des moments, je crois, entendre à ta voix que petit à petit la distance de moi à toi diminue. – Ce n’est pas mal, ce que je pense là ? Est-ce que c’est mal ? Dis-moi ce qui en est. Ce que tu trouves mal est mal ; ce que tu trouves bien est bien. Dis-moi où est le bien et où est le mal. Ce serait si heureux pour moi si tu voulais me conduire, si tu voulais me protéger.

RAYMOND.

Te protéger ? te protéger, mon pauvre petit roseau !...

Avec un rire attendri.

Je protégerais quelqu’un ! moi !

PASQUA MARIA. Elle s’est levée.

Écoute, tu le dois : parce que, vois-tu, je t’ai donné mon cœur. À toi et à Mamma, mais à toi surtout. Je suis ta petite servante ; appelle-moi et je viendrai, commande-moi et j’obéirai. C’est un petit bien que tu as là ; je suis bien peu de chose, mais peu de chose qui est à toi ; une enfant, mais ton enfant.

RAYMOND, ravi dans une sorte de rêve.

Une enfant ?... mon enfant ?...

Entre Paule Vernon.

PASQUA MARIA, troublée.

Du monde !...

Elle va pour sortir.

PAULE VERNON.

Où vas-tu, Pasqua ?

PASQUA MARIA.

Chercher les fleurs.

PAULE VERNON.

Prends garde au soleil !

PASQUA MARIA.

Il me connaît !

Elle sort en courant.

 

 

Scène III

 

RAYMOND, PAULE VERNON, ROLLER

 

PAULE VERNON.

Raymond, voilà Roller.

RAYMOND, se levant en sursaut.

Roller ! ah ! comme il arrive bien !

Tendant les deux mains à Roller.

Venez un peu ici, Roller ! Roller le guérisseur ! Roller le guide ! Roller l’ami ! venez, je vous attendais avec une impatience !

ROLLER, l’observant.

J’avais hâte aussi de vous revoir, Raymond.

RAYMOND.

Et savez-vous pourquoi je vous attendais avec cette impatience-là ?

ROLLER.

Pourquoi ?

RAYMOND.

Vous êtes parti si vite ! je n’ai seulement pas eu le temps de vous donner vos honoraires.

ROLLER, souriant.

Si c’est possible !

RAYMOND.

Et il faut pourtant que je vous les donne ! et que vous les acceptiez encore !

ROLLER.

Oh ! mais êtes-vous tout à fait guéri ?...

RAYMOND.

Guéri ! qu’est - ce que vous appelez guéri, mon bon Roller ? vous savez bien que j’étais mort ! oui, là dans le petit salon, vous l’avez constaté vous-même ! mort ! c’est le dernier mot que j’aie entendu en ce monde ! mort ! et c’était bien fait ! ma vie était engagée tout de travers, il y avait mal donne, comme on disait la nuit d’avant mon trépas : « Coup nul, messieurs, recommençons ! » Eh bien, Roller, grâce à vous, je recommence ! j’ouvre un registre tout blanc, j’inaugure une vie nouvelle ! Quand on écrira ma notice dans les dictionnaires biographiques, je demande qu’elle débute ainsi : « Raymond La Bastie (fils du précédent, etc.), naquit à Paris, le 17 mai 1866, à l’âge de 29 ans ! »

PAULE VERNON.

Vous effacez donc tout votre passé !

ROLLER.

Ingrat !

RAYMOND.

Vous avez raison, chère Paule, n’effaçons que les dernières années, et comptons les autres. Je reprends simplement ma jeunesse où je l’avais laissée. Vous savez, au premier beau jour de l’année, quand on s’évade aux champs, et qu’on respire à pleines bouffées le grand air pur et frais d’avril, cette sensation de bienêtre et d’allégresse, on fait mieux que l’éprouver, on la retrouve ! ha ! on reconnaît son printemps ! le triste hiver est oublié, l’intervalle gris et froid disparaît, il n’y a jamais eu que la saison nouvelle ! et les parfums des lilas présents se confondent et se rejoignent aux senteurs des lilas passés !

ROLLER.

Je crois, vraiment, Raymond, que vous êtes guéri !

RAYMOND.

Ah ! vous le voyez, docteur, si vos prescriptions, même les plus sévères, – surtout les plus sévères ! – m’ont profité, m’ont réussi ! Écoutez maintenant ; car il est temps que je m’acquitte ; écoutez, ami. Ce mois de convalescence a été le plus doux temps de ma vie. Selon l’ordonnance, j’ai repris, à côté de Ramiche, ma chambrette, ma vie et ma gaieté d’étudiant. La tante Dorothée me nourrit de conseils excellents et de ragoûts exquis. Je passe ici, dans cet atelier, des journées célestes entre ma grande et ma petite sœur. J’ai reconquis la foi, la volonté, la conscience. Il ne reste dans mon ciel bleu qu’un seul nuage noir ; mais, ce soir, je vous le montrerai du doigt, et vous n’aurez qu’à le vouloir, Roller, pour le dissiper d’un souffle... Mon cher sauveur, embrassez-moi ; je suis mieux que guéri, je suis heureux : vous voilà payé !

Il sort en courant.

 

 

Scène IV

 

PAULE VERNON, ROLLER, plus tard PASQUA MARIA

 

PAULE VERNON, regardant sortir Raymond.

Ah ! quelle effusion et quelle verve ! je ne l’ai jamais vu si joyeux et si radieux : un vrai Phébus-Apollon... en veston du matin !... Ah ! je suis, moi aussi, joyeuse et fière ! Quand je pense, Roller, que c’est là le pauvre être sans souffle et sans âme d’il y a six semaines !

ROLLER.

Oui, c’est ainsi qu’on se transforme... Il y a six semaines, vous m’affirmiez, vous, n’avoir d’amour pour personne au monde, et pour Raymond moins que pour personne.

PAULE VERNON.

Je vous disais la vérité !

ROLLER.

Sans doute ! et voilà qu’aujourd’hui je vous retrouve, aussi, bien changée...

PAULE VERNON.

Moi ?...

ROLLER.

Voilà qu’aujourd’hui, madame, vous aimez Raymond !

PAULE VERNON, blessée.

Roller !... je ne le lui ai pas encore -dît à lui que je l’aime ! il ne m’a pas redit s’il m’aime !

ROLLER.

En vérité ! Vous avez donc alors jugé à propos de m’ouvrir votre cœur à moi le premier ? C’est pour cette confidence que vous m’avez fait venir peut-être ?

PAULE VERNON.

Eh bien, oui ! je voulais atténuer et adoucir autant qu’il était en moi le chagrin que j’allais, malgré moi, vous causer. Et vous venez, vous, m’interroger, me froisser, me railler !... de quel droit ?

ROLLER.

Du droit ?... du droit de ma douleur, madame ! Ah ! je vous atteste qu’elle est profonde ! J’avais en vous plus qu’une amie, une sorte de compagne et d’égale, associée par l’intelligence et par le cœur à mes efforts et à mes rêves...

Pasqua Maria, chargée d’une gerbe de fleurs, entre par la porte du fond, s’arrête un instant en apercevant Roller et Paule, traverse l’atelier, va poser ses fleurs sur la table du réduit de gauche et disparaît dans une pièce qu’on ne voit pas.

PAULE VERNON.

Roller ! est-ce que pour vous je ne serai pas toujours la même ?

ROLLER.

Ah ! oui, vous me réserverez, n’est-ce pas ? l’estime, la considération, les égards, les froids sentiments qui conviennent à ce froid personnage que vous nommiez... comment donc déjà ?... un être trop parfait ! Et, pour commencer, vous me conviez au noble rôle de confident ! Non ! dans votre propre intérêt, je garde, moi, Celui d’adversaire.

Pasqua Maria reparaît dans le réduit de gauche, rapportant un vase, dans lequel elle se met à arranger les fleurs.

PAULE VERNON.

Une lutte ! des obstacles ! Que voulez-vous dire ? Ne suis-je pas maîtresse de mes actions ?

ROLLER.

Oh ! assurément, vous êtes libre ! libre d’aimer Raymond ! libre de devenir sa femme !

Pasqua Maria lève la tête, se retourne, se rapproche, et, de plus en plus émue et tremblante, prête l’oreille à tout ce qui suit.

PAULE VERNON.

Alors, qu’est-ce que vous croyez ? que l’écueil est dans cet amour même ? que Raymond ne m’aime pas, ou que je n’aime pas Raymond ?

ROLLER.

Raymond vous a aimée, et il est probable qu’il vous aime encore. Mais, pour sûr, il ne se rend pas compte de cet amour, il ne se le connaît pas ! autrement, il ne serait pas sorti chantant et courant tout à l’heure.

PAULE VERNON.

Parce que ?...

ROLLER.

Parce que cet amour ne le laissera pas si alerte ! parce qu’il va l’accabler de toutes vos supériorités de talent, de renom, de richesse !

PAULE VERNON.

Eh ! non, justement, l’amour rétablit le niveau. Et, puisque je sens, moi, que je l’aime...

ROLLER.

Vous l’aimez !... mais pourquoi et comment l’aimez-vous ? – Parce que vous vous figurez, femme supérieure et toute-puissante artiste, avoir ranimé son cœur et refait son âme !

PAULE VERNON.

Eh bien ?...

ROLLER.

Vous l’aimez de l’amour de la reine pour son sujet ! vous l’aimez comme votre conquête et comme votre ouvrage !

PAULE VERNON.

Cela n’est pas !

ROLLER.

Mais je suis curieux de voir comment Raymond régénéré prendra cet amour dominateur, qui, au lieu d’élever, abaisse et humilie.

PAULE VERNON.

Par exemple !

ROLLER.

Je l’attends à cette épreuve de sa vertu nouvelle. Et je pourrais bien, pour ma part, y contribuer, à cette épreuve.

PAULE VERNON.

Comment ?...

ROLLER.

Ah ! vous me faites l’honneur de me trop trouver parfait ! C’est encore là, j’en ai peur, une de vos illusions... je ne suis pas si parfait que ça, prenez garde !

PAULE VERNON.

Roller !

ROLLER.

À ce soir.

PAULE VERNON.

Mais qu’est-ce que vous ferez ?...

Roller la salue et sort.

 

 

Scène V

 

PAULE VERNON, PASQUA MARIA

 

PAULE VERNON, à elle-même.

Qu’est-ce qu’il peut faire ?...

Elle relève la tête, et aperçoit Pasqua Maria, qui, tenant machinalement des fleurs dans ses mains, est venue s’appuyer chancelante au mur d’angle du réduit.

Ah !... tu es là, toi, petite...  Comme tu me regardes ! tu es pâle ! qu’est-ce que tu as ?

PASQUA MARIA.

Qu’est-ce que j’ai ? oui, qu’est-ce que j’ai ?... La main me tremble ! et le cœur !... Et je n’y vois plus !

PAULE VERNON, s’approchent d’elle.

Tu souffres ?...

PASQUA MARIA, s’écartant.

Non ! laissez !... Oh ! ça serait mal ! que ça serait mal !

PAULE VERNON.

Quoi ? qu’est-ce qui serait mal ?

PASQUA MARIA.

Lui ! Raymond ! est-ce vrai ? vous l’humiliez ! Vous dites qu’il est votre ouvrage ! qu’il est à vous !

PAULE VERNON.

Elle, à présent !

PASQUA MARIA.

Mais je l’avertirai, et il ne vous aimera plus ! il ne vous aimera pas !

PAULE VERNON.

Tu as dit ?

PASQUA MARIA.

Je l’avertirai. Lui si bon ! si grand ! Son amitié, la mienne, voilà comme vous les foulez sous vos pieds ! voilà !...

Elle laisse échapper ses fleurs, les foule, chancelle, et tombe sur ses genoux, comme évanouie.

Oh ! j’aimai ! oh ! grand’père !... grand’père !...

PAULE VERNON, la secourant.

Pasqua ! ma petite Pasqua ! ma fille !

PASQUA MARIA, revenant à elle.

Ta fille !...

Embrassant la robe de Paule.

Ah ! pardon ! j’étais méchante, toi tu es bonne ! pardon !

PAULE VERNON, à part, la repoussant à demi.

Est-ce qu’elle l’aimerait ?

 

 

ACTE III

 

LA CONSCIENCE

 

L’atelier. Les chevalets, échelles et ustensiles ont été rangés. Des fleurs dans les vases. La table est au milieu, préparée pour le café.

 

 

Scène première

 

PASQUA MARIA, à demi étendue sur la table de modèle à gauche, joue aux osselets avec RAMICHE, entrent plus tard PAULE VERNON et DOROTHÉE

 

PASQUA MARIA.

Allons ! à toi déjouer, Ramiche ! Va, tu tiens déjà mieux tes osselets. Tu iras.

RAMICHE.

Dame ! je m’applique ; mais je ne peux pas être encore de ta force...

Il laisse échapper les osselets.

Patatras !

PASQUA MARIA, riant.

Ha ! ha ! maladroit ! es-tu maladroit !

Prenant les osselets.

À moi ! à moi !

Entrent Paule Vernon et Dorothée, par la droite.

PAULE VERNON, à part, regardant Pasqua Maria.

Comme elle joue et rit de bon cœur ! oh ! c’est une enfant ! rien qu’une enfant !...

Haut.

Tante Dorothée, asseyons-nous là. On va nous servir le café ici, il y a plus d’air. – J’ai bien fait de vous parler : vous m’avez un peu rassurée.

DOROTHÉE.

Oui, madame, oui, Raymond vous aime ; il ne me l’a pas dit, mais je suis sûre qu’il vous aime.

PAULE VERNON.

Maintenant, ma préoccupation est du côté du monde. Que va penser, dire et faire le monde ?

DOROTHÉE.

Le monde !...

PAULE VERNON.

Eh ! oui, ce cercle d’amis et d’indifférents qui nous connaît et nous regarde, et qui, par malheur, est d’autant plus étendu qu’on est moins obscur. Je ne m’en étais pas jusqu’ici inquiétée ; mais les vagues menaces de Roller...

DOROTHÉE.

Ah ! et je ne peux parler ! pas même à M. Roller ! Car, madame, il y a quelque chose, il y a un secret, un devoir... Mais je ne fais que deviner, je ne sais pas ! et, si je dis à M. Roller trop nettement oui, il répondra absolument non, et il ne pourra plus revenir là-dessus. Mais, c’est égal ! s’il se mettait contre vous, il aurait contre lui, d’abord son ami mort, te père de Raymond, et puis lui-même, qui est enfin une âme droite et fière !

PAULE VERNON.

Une âme droite et fière, oui, mais aussi une âme passionnée !

MINARD paraît à la porte de droite.

Eh ! ces dames sont là. Venez donc, messieurs.

PASQUA MARIA, à Ramiche.

Là ! gagné ! j’ai gagné !

RAMICHE.

Pardi ! toi, tu sais ce jeu-là de naissance ! tu es fille de Parthénope, petite fille de la Grèce, et tu jouais aux osselets du temps de Périclès, sur une borne du Pirée !

PASQUA MARIA.

Mais non ! je ne connais pas tous ces gens-là !

 

 

Scène II

 

PASQUA MARIA, RAMICHE, PAULE VERNON, DOROTHÉE, RAYMOND, MINARD, VILLERAS

 

MINARD.

Eh ! messieurs, je vais soumettre le cas à notre chère et illustre.

PAULE VERNON.

De quoi S’agit-il ?

Elle sert le café, aidée de Pasqua Maria.

MINARD.

Voici : il paraîtrait que madame d’Évry se remarie avec Vigneul.

VILLERAS.

Se remarie ! oh ! Minard ! dites, plus décemment, que, du vivant de ce pauvre M. d’Évry, de méchants bruits les mariaient déjà.

MINARD.

Et je posais cette question : On rend l’honneur à une jeune fille en l’épousant ; est-ce qu’on ne répare pas plutôt l’honneur d’une veuve... en ne l’épousant pas ?

PAULE VERNON.

Comme vous êtes sévères pour les femmes, messieurs !

RAYMOND, gaiement.

Ah ! dame, oui ! les hommes, depuis quelque temps, s’occupent énormément de la conscience des femmes, de la vertu des femmes, de l’honneur des femmes : une manière de détourner la conversation.

VILLERAS.

Comme vous êtes sévère pour les hommes, Raymond !

RAYMOND.

Moi ? par exemple ! on n’est pas sévère en riant, et, vous le voyez bien, je me borne à rire ; je suis désormais un simple spectateur, qui regarde les coups, et ne se reconnaît même pas le droit de les juger.

MINARD.

Oh ! vous serez bien tenté quelque jour de remettre au jeu !...

RAYMOND.

Au jeu de hasard, non ! j’en ai retiré mon épingle, il n’était que temps, vous le savez, et je m’en souviens. Mais, Dieu merci ! il était temps encore. J’avais seulement donné des arrhes au diable, et j’en suis quitte pour les perdre. Mais je ne rentrerai jamais dans la mêlée.

VILLERAS.

Ah bah ! quand tout combat autour de nous, est-ce qu’on peut s’empêcher de combattre ?

RAYMOND.

C’est selon pour quoi !

MINARD.

Eh ! il faut cependant aussi marcher avec son siècle !

RAYMOND.

C’est selon dans quoi !

 

 

Scène III

 

PASQUA MARIA, RAMICHE, PAULE VERNON, DOROTHÉE, RAYMOND, MINARD, VILLERAS, ROLLER

 

Échange de saluts et de serrements de mains.

RAYMOND.

Ah ! voilà Roller, et il serait certes de mon avis ; mais je ne mérite pas un tel auxiliaire ; car celui-là n’a jamais bronché.

ROLLER.

De qui peut-on dire qu’il n’a jamais bronché, Raymond ?

MINARD, à Paule Vernon.

Eh ! savez-vous, maestra, que nous voilà, Villeras et moi, assez embarrassés maintenant de vous importuner de vils intérêts. Heureusement vous n’avez plus à nous donner qu’une simple conclusion, tant pour le tableau que pour la métairie.

PAULE VERNON.

Mais ce n’est plus à moi qu’il faut la demander, messieurs ; Raymond a bien voulu accepter d’être mon fondé de pouvoirs.

VILLERAS.

Ah ! en vérité ? Raymond ?...

ROLLER, à part.

Déjà !

MINARD.

Mes compliments, Raymond. Eh bien, pour ne pas ennuyer ces dames, si nous allions causer un peu au jardin, en fumant une cigarette ou deux ?

RAYMOND.

Allez toujours fumer vos cigarettes, messieurs ; je suis à vous, le temps de dire à Roller un mot, qui est pour moi d’importance.

PAULE VERNON.

Pendant que ces messieurs fument, voulez-vous venir, chère amie, respirer un moment mes fleurs ?

Tous sortent.

 

 

Scène IV

 

RAYMOND, ROLLER

 

RAYMOND.

Mon cher Roller, je vais droit au but. Je vous ai quitté gaiement tantôt, je vous aborde encore gaiement ce soir, et j’ai cependant à vous adresser une requête assez grave et assez hardie.

ROLLER.

Qu’est-ce que c’est, mon ami ?

RAYMOND.

Roller, je vous ai dit que, depuis un mois, j’étais heureux, mais je ne vous ai pas dit ma meilleure raison de l’être : c’est que je travaille comme un malheureux. Quand j’arrive ici à midi, j’ai déjà travaillé six heures. Je fais des gravures à l’eau-forte, j’y réussis au delà de toute attente, je les signe d’un nom supposé qui est déjà presque un nom connu. Je gagnerai, cette première année, cinq ou six mille francs, et le double, au moins, les années suivantes ; ce qui assure l’extinction graduelle de mes dettes. – Roller, vous êtes riche, mon père vous tenait pour un autre lui-même, vous avez bien voulu être pour moi plus qu’amical, vous avez été sévère. Roller, avancez-moi, je vous prie, de quoi payer mes créanciers ; vous avez réveillé mon courage, faites-moi cadeau de ma liberté.

ROLLER.

Je commence, Raymond, par vous remercier de votre touchante confiance...

RAYMOND.

Eh ! ne me remerciez pas de ce qui est ma plus grande joie !...

ROLLER.

Votre plus grande joie ?

RAYMOND.

Sans doute : songez donc ! je peux déjà vous parler ainsi, simplement, librement, sans peur, sans embarras, moi l’homme hier taré, à vous l’homme toujours sans tache.

ROLLER.

Toujours sans tache !...

RAYMOND.

Ah ! c’est que vous êtes, vous, plus que la probité, vous êtes le dévouement !

ROLLER.

Raymond ! épargnez-moi ces louanges !

RAYMOND.

Jamais un souci égoïste, jamais une tentation mauvaise n’a traversé seulement votre irréprochable pensée.

ROLLER.

Raymond ! ne voyez-vous pas que vous me faites souffrir ! Est-ce qu’il existe, ce juste impeccable que vous rêvez ? Qui sait si vous ne vantez pas mon calme et ma vertu à l’heure même où le troublé et la passion me dominent ? Qui sait si, de nous deux, le meilleur en ce moment ce n’est pas vous ? Allez ! les entraînements et les fatalités sont pour tous... – Mais assez là-dessus, laissez-moi vous répondre à ce que vous m’avez demandé : Raymond, sachez en deux mots que vous n’avez pas besoin de moi.

RAYMOND.

Comment ?...

ROLLER.

Le service dont vous me priez, il va vous être rendu.

RAYMOND.

Par qui ?

ROLLER.

Un secours va vous venir, qui fera le mien inutile.

RAYMOND.

D’où me viendra-t-il, ce secours ?

ROLLER.

Vous le verrez.

RAYMOND.

Ah ! que vous m’inquiétez ! qu’est-ce que ce grand mystère ? Faut-il que déjà ma joie s’en aille ?

ROLLER.

Pourquoi s’en irait-elle ? Attendez.

RAYMOND.

Attendre ! et jusqu’à quand ?

ROLLER.

Mon Dieu ! pas au delà de cette soirée, peut-être.

 

 

Scène V

 

RAYMOND, ROLLER, MINARD, VILLERAS

 

MINARD, de la porte du fond.

Les cigarettes ne sont plus que cendres...

ROLLER.

Entrez, messieurs ; Raymond et moi, nous n’avons plus rien à nous dire.

Minard fait signe à Villeras, et tous deux entrent en causant.

RAYMOND, bas à Roller.

Ah ! diantre ! vis-à-vis d’eux, je suis un peu gêné, par exemple !

ROLLER.

Pourquoi ? Ils auraient quelque tort à vous reprocher ?

RAYMOND.

Oui, le tort d’avoir raison. Ai-je le droit, moi, d’avoir trop raison ?

MINARD.

Eh bien, notre fondé de pouvoirs, allons-nous terminer enfin ?

RAYMOND, avec embarras, mais moqueur malgré lui.

Mon cher Minard, je vais sans doute vous contenter comme ami, mais vous contrarier peut-être comme amateur. Vous offriez à Paule Vernon de son tableau 25 000 francs ?

MINARD.

Comptant !

RAYMOND.

Mon pauvre Minard, le tableau est vendu 40 000 francs comptés.

MINARD.

Vendu ! le tableau ! à qui donc ?

RAYMOND.

À lord Darford.

MINARD, indigné.

Oh ! mais c’est moi qui le lui avais...

RAYMOND.

Vendu ?

MINARD.

C’est moi qui le lui avais vanté !

RAYMOND.

En effet, il me l’a dit. Vous l’aviez même prévenu que vous y tiendriez beaucoup, à ce tableau, et que vous ne le céderiez jamais...

MINARD.

Si ce n’est au prix de 50 000 francs, n’est-ce pas ? Puisqu’il vous l’a dit !

RAYMOND.

Ah ! c’est qu’à ce prix-là aussi !... Notez, Minard, que je ne vous blâme en aucune façon. De votre côté, vous ne pouvez m’en vouloir d’avoir pris les intérêts de Paule.

MINARD.

Comment donc ! c’est tout simple. Vous êtes, vous, l’ami dévoué et délicat !

RAYMOND.

Je n’ai pas dit...

MINARD.

Et moi, je suis le marchand sans patente, l’amateur trafiquant !

RAYMOND.

Allons donc !

MINARD.

J’exploite mes amitiés, je vends mes admirations !

RAYMOND.

Par exemple !

MINARD.

La réplique, par bonheur, est facile. Je vous...

VILLERAS.

Pardon, Minard ! veuillez d’abord me permettre d’en finir à mon tour au sujet de cette métairie. Elle est probablement aussi vendue ?

RAYMOND.

Elle est vendue.

VILLERAS.

Soixante mille francs, au lieu de quarante mille que j’offrais ?

RAYMOND.

Soixante mille francs.

VILLERAS.

À la Compagnie minière, à qui je l’aurais rétrocédée ?

RAYMOND.

Villeras, j’admets votre système : vous faisiez profiter à la fois d’une plus-value et votre cliente et la Compagnie dont vous êtes membre...

VILLERAS, sévère.

Oui, mais achevez. Je retenais, comme trait d’union, vingt mille francs au passage.

RAYMOND.

Eh ! mon Dieu !...

VILLERAS.

Mais vous avez trouvé, vous, cette... intervention un peu trop coûteuse pour notre amie !...

RAYMOND.

Ce n’est pas que...

VILLERAS.

Ce n’est pas que la surenchère doive lui en profiter beaucoup plus directement, sans doute. Mais...

RAYMOND.

Mais que voulez-vous dire ?

 

 

Scène VI

 

RAYMOND, ROLLER, MINARD, VILLERAS, PAULE VERNON et DOROTHÉE, plus tard PASQUA MARIA et RAMICHE

 

PAULE VERNON.

Eh bien, messieurs, ces grandes affaires sont-elles terminées ?

MINARD.

Oui, chère et illustre, et terminées le plus heureusement du monde. Pour vous du moins, et pour Raymond. Nous n’arrivions, Villeras et moi, à vous offrir que le total insuffisant de soixante-cinq mille francs. Mais Raymond en a récolté, lui, cent mille ; chiffre rond, qui dépasse même, je crois, d’une vingtaine de mille francs le déficit à combler.

RAYMOND.

Ah çà ! vous me regardez encore, Minard, avec cet air d’ironie... Je suis peu au courant des affaires de Paule, mais j’ai toujours supposé qu’elle réalisait cette somme pour achever de payer sa maison et son terrain.

MINARD.

Terrain et maison sont payés depuis six mois.

RAYMOND.

Ah !... De quel déficit alors parlez-vous donc ?

MINARD.

Eh ! mais tout porte à croire qu’il s’agit du vôtre.

RAYMOND, tressaillant.

Du mien !...

Haussant les épaules.

Allons ! comment el pourquoi Paule Vernon voudrait-elle payer mes dettes ? Si c’est là, mon cher, votre réplique ?...

MINARD.

Eh ! mais je...

VILLERAS, interrompant Minard.

Moi, Raymond, voici ma revanche. Depuis un mois, vous avez dû parfois vous étonner de la magnanime réserve que gardaient vos créanciers. Mon très cher, ils sont soldés tous. J’ai fait rassembler leurs titres, et j’ai chez moi vos billets et mémoires acquittés par moi jusqu’au dernier.

RAYMOND.

Acquittés par vous ! comment ! pour le compte de qui ?

VILLERAS.

Pas pour le mien, comme bien vous pensez. Mais on m’a fait solennellement promettre de ne révéler à vous et à personne, pour aucune cause et sous aucun prétexte, le nom de celui de mes clients qui est devenu votre unique créancier.

RAYMOND.

Mais, enfin, dans quelle intention ?...

VILLERAS.

Cela, je l’ignore. Avez-vous affaire à un ennemi qui veut vous tenir à sa discrétion ? Est-ce, au contraire, un ami magnifique qui vous rachète sous le voile de l’anonyme ? Devinez et choisissez.

RAYMOND.

Oh ! mais, alors, je vais donc avoir deux anxiétés au lieu d’une : je devrai renoncer de nouveau à la sécurité, au travail, à la liberté ; ou bien j’aurai une obligation si énorme à un inconnu !...

MINARD.

Bah ! dans ce dernier cas, vous êtes libre et quitte, et la perspective n’est pas bien effrayante !

RAYMOND.

Pardonnez-moi, monsieur le baron, c’est celle-là qui m’effraie le plus... Je vous étonne ? Ah ! c’est que je suis, moi, un nouveau venu, ou un nouveau revenu dans la considération et dans la probité, j’ai à rendre aux autres et à moi-même des comptes plus sévères, et il ne suffit pas que je sois tranquille dans la rue, il est nécessaire que je sois tranquille aussi quand je suis seul.

MINARD.

Eh ! mon cher, la fortune est femme ! il ne faut pas regarder de si près aux faveurs... de la fortune !

PAULE VERNON, bas à Dorothée.

Ah ! pauvre Raymond !...

RAYMOND.

J’aurai l’indiscrétion d’y regarder pourtant ! Oui, je veux, savoir et j’entends qu’on sache qui me délivre aujourd’hui ! Et ce ne sera pas bien difficile : on n’a pas beaucoup d’amis assez dévoués pour vous obliger à si haut prix ! Ma pauvre Dorothée a tout juste de quoi vivre... Roller ! parlez, est-ce votre amitié qui avait devancé ma requête ? L’aide mystérieuse que vous me prédisiez tout à l’heure, est-ce de vous-même qu’elle allait venir ?

ROLLER.

Non, Raymond, ce n’est pas moi qui vous rends ce service ; ce n’est pas moi qui ai payé vos créanciers.

DOROTHÉE.

Ce doit être vous, monsieur Roller ! vous savez que pour le croire, j’ai des raisons...

ROLLER.

Non pas des raisons, des soupçons, madame !

PAULE VERNON.

Roller, ce doit être vous ! là se cache, j’en suis sûre, voire secrète menace. Mais je la déjouerai sans peine. Vous êtes pardessus tout homme d’honneur, et, quelle que soit la passion qui vous anime, on peut se fier à votre honneur. Donnez-nous votre parole que ce n’est pas vous qui avez payé ces dettes ?

RAYMOND.

Roller, vous entendez...

ROLLER, après une hésitation.

Ce n’est pas moi qui ai payé ces dettes, j’en donne ma parole.

RAYMOND.

Il suffit. Alors, c’est bien, c’est clair, et monsieur le baron ne se trompait pas : il ne reste qu’une personne capable pour moi d’un tel sacrifice, et cette personne, Paule, c’est vous !

PAULE VERNON.

Je dirai toute la vérité. Raymond, j’ai pu avoir l’idée de ce que vous appelez un sacrifice, et j’ai voulu un instant, non pas payer vos dettes, mais vous prêter, ouvertement et ostensiblement, de quoi les payer...

RAYMOND.

Je vous remercie, Paule, de cette bonne intention. Mais vous avez beau être un génie, ma chère Paule, vous êtes aussi une femme ; et, de la part d’une femme, il est des services qu’un homme a le devoir de ne pas accepter.

PAULE VERNON.

Ah ! vous croyez ?... Mais à quoi bon discuter là-dessus ? J’affirme que je n’ai pas eu le temps de réaliser ma pensée, et Villeras vous dira que ce n’est pas moi qui ai payé vos dettes.

RAYMOND.

Villeras a juré le secret, vous avez prévu mon refus, et votre opiniâtre dévouement a pris ses précautions en conséquence. Mais, Paule, songez-y, l’équivoque et le mystère ne me feront un tel service que plus funeste encore.

PAULE VERNON.

Enfin, je ne peux pas pourtant convenir de ce qui n’est pas !

RAYMOND.

Ah ! je suis bien malheureux ! je me croyais rentré dans le bien, dans la règle et dans la liberté ; de tout le jour, je n’ai cessé d’être tranquille et joyeux, vous êtes témoin, Roller ! je n’avais dans le souffle et dans l’âme que de bonnes et pures aspirations : l’espérance, l’amitié, la confiance, le rêve du travail ! Non ! tout à coup le rocher soulevé retombe ! le mort saisit le vif ! mes dettes, voilà mes dettes qui me reprennent ! voilà de nouveau mon passé qui m’appréhende au collet ! Ah ! je n’en sortirai donc pas, de ce cercle abominable ! je me débattrai donc toujours, comme ces damnés du Dante, dans la glu et dans la poix hideuse de cet infâme argent !

Entrent Pasqua Maria et Ramiche.

ROLLER, faisant un pas vers Raymond.

Raymond !

PAULE VERNON.

Roller ! j’ai accepté la lutte ; veuillez me laisser faire.

ROLLER.

Soit ! mais il vaudrait mieux me laisser dire.

PAULE VERNON.

Écoutez, Raymond ! vous souffrez beaucoup, et je le conçois ; vous souffrez dans votre indépendance et dans votre dignité. Vous dites qu’il vous est interdit d’accepter des services d’une femme. Les refuseriez-vous de votre femme ?

RAYMOND.

De ma femme ? je ne vous comprends pas, Paule. De ma femme ?

PASQUA MARIA, bas à Ramiche.

Viens-t’en ; nous sommes de trop ici !

RAMICHE, bas.

Eh ! non ! écoute.

PAULE VERNON.

Raymond, vous m’avez aimée jeune fille ignorée, dans un temps où certes votre amour ne pouvait être suspecté d’égoïsme ou d’intérêt. Aujourd’hui, c’est ma joie, c’est mon devoir de venir à mon tour à vous, et de vous dire : Répétez-moi seulement, Raymond, que vous m’aimez encore, et voici ma main, mon cœur, ma vie !

PASQUA MARIA, étouffant un cri.

Ah !

PAULE VERNON saisit son mouvement de désespoir.

Ah !

PASQUA MARIA, bas à Ramiche.

Tu vois s’il fallait nous en aller !

RAMICHE, bas, surpris.

Qu’as-tu ?

ROLLER.

Cette fois, Raymond, le voilà, le secours que je vous annonçais.

RAYMOND, atterré, d’une voix éteinte.

Ah ! oui, le voilà !...

PAULE VERNON, les yeux toujours fixés sur Pasqua Maria.

Raymond, j’attends une réponse... Et je ne suis pas seule à l’attendre.

RAYMOND.

Paule !... pardon !... mais la révélation a été si soudaine ! je vous écoute et me cherche encore... Oh ! mais qu’avant tout le premier cri qui m’échappe soit celui d’une reconnaissance que je ne saurais exprimer !

PAULE VERNON.

Dites seulement que vous m’aimez, Raymond.

RAYMOND.

Oh ! c’est plus ! je vous admire, je vous vénère ! Vous aviez déjà tant fait pour moi ! vous avez fait trop !

PAULE VERNON.

Non, quand vous aurez dit, Raymond, que vous m’aimez.

RAYMOND.

Paule !... Paule !... que je vous aime, c’est possible. Mais, quant à présent, je n’ai pas le droit, non ! je n’ai pas le droit de vous le dire.

PASQUA MARIA. Cri de joie.

Ah !

PAULE VERNON.

Et... la cause ?

RAYMOND.

La cause ?... Ah ! d’abord c’est vous-même, oui ! votre réputation, le soin de votre honneur, qui doit m’être encore plus sacré que le mien. Paule ! depuis un mois, je passe ici toutes mes journées ; la calomnie n’admettrait jamais que vous ayez gardé votre liberté en devenant ma femme. Entendez donc d’ici les propos et les commentaires. – Eh bien, vous savez ? Paule Vernon, jeune, belle, riche, illustre, elle se marie avec qui ? avec le Raymond La Bastie ! – Oh ! c’est inouï ! – C’est monstrueux ! si ce monsieur n’était que pauvre ! mais il devait on ne sait combien à on ne sait qui, et il s’est fait payer ses dettes ! S’il n’était qu’inconnu ! mais il avait fourni assez de copie à la chronique et de tapage aux Bruits de Paris ! S’il n’était qu’un intrigant, et s’il avait seulement compromis Paule Vernon ! mais il a fallu qu’il l’épousât : c’est un misérable !... –Paule ! ah ! pour vous, pour moi, de grâce, attendez un peu, laissez s’éclaircir cette énigme des dettes payées, permettez-moi de tenter quelques pas tout seul. Mais, à l’heure présente, si, ayant moins que rien, étant moins que rien, je me jetais comme sur une proie sur votre fortune et votre renommée, oh ! je passerais aux yeux de tous pour un drôle et pour un infâme ! et, au fait, est-ce que je n’en serais pas un ? je n’en répondrais pas moi-même !

ROLLER.

Bien, Raymond ! Le voilà, madame, le cri de l’honnête homme, auquel je m’attendais.

PAULE VERNON.

Oui, oh ! oui, vous avez été un excellent prophète, Roller, vous êtes un moraliste profond, et j’admire beaucoup, vraiment, vos déductions et vos théories. Un homme tend la main à une femme déchue et la relève, ils en sont honorés tous deux. Mais une femme rencontre un homme tombé dont elle rêve aussi la réhabilitation par l’amour. Ah ! ici, le problème est insoluble ! car, s’il est naturel et légitime que l’homme protège la femme, intervertissez les rôles, la femme qui protège l’homme, fût-ce pour le réhabiliter, l’avilit. Et, dans le cœur et l’esprit renouvelés de l’homme, le premier sentiment qui s’éveillera en présence de sa protectrice sera l’embarras et la honte ; la première idée qui lui viendra sera de se passer et de se garder d’elle ! Telle est votre démonstration, n’est-ce pas, philosophe ?... Ah ! tout ça est bel et bon ! mais, dites donc, moi, la femme qui aime, moi, je souffre ! Analysez voir un peu, chimiste, cette douleur-là ! J’ai si bien fait, si merveilleusement réussi dans ma tâche, que voilà l’homme que j’aime, sauvé par moi, perdu pour moi ! et qu’en ressuscitant son honneur, j’ai tué son amour ! Ah ! tant pis, alors ! qu’il ne soit pas si réhabilité que ça ! qu’on l’estime un peu moins, et qu’il m’aime encore !... Vous me regardez tous, je vous étonne et je vous choque peut-être ? je sors un peu de la mesure, dites ? Vous ne saviez pas ce que c’est que l’agonie d’une âme qui n’est pas tout à fait ordinaire. Eh bien, écoutez donc, quand elle est brisée, le son qu’elle rend, le cri qu’elle jette !

RAYMOND.

Paule !...

ROLLER.

Paule ! ah ! je ne résiste pas à votre souffrance ; écoutez-moi, je vais tout expliquer, tout réparer.

PASQUA MARIA, à part, avec effroi.

Oh ! mon Dieu !

PAULE VERNON, dont le regard s’est reporté sur Pasqua.

Eh ! non, laissez, Roller ! vous ne pouvez rien, et rien n’est possible. Autrement, j’attendrais bien, je laisserais faire le temps, comme il disait. Mais vous ne voyez donc pas qu’avec votre loi, naturelle ou sociale, vous avez encore plus atrocement raison que vous ne pensez ! L’affreux, ce n’est pas qu’il ne peut pas m’épouser, c’est qu’il ne peut pas m’aimer !... hé ! c’est qu’il en aime une autre !

RAYMOND.

Moi, Paule ! j’en aime une autre ? Eh ! qui aimerais-je ?

PAULE VERNON.

Ah ! vous ne le savez pas non plus, hein ? Vous me regardez, vous cherchez...

Le tournant par l’épaule.

Mais retournez-vous donc, mon Cher !

Elle lui montre Pasqua Maria.

RAYMOND.

Pasqua Maria !

PAULE VERNON.

Oui ! faites l’homme surpris, vous ne pouvez pas vous empêcher d’avoir l’air charmé ! et, bizarre effet, dès que vous vous êtes tourné vers elle, le sourire de son visage s’est reflété sur le vôtre !

RAYMOND.

Paule ! oh ! pensez de qui vous parlez ! j’aime cette enfant comme on aime une enfant.

PAULE VERNON.

Vraiment ? Et vous aime-t-elle aussi comme une enfant, elle ?

RAYMOND.

Paule !... par grâce ! on vous entend ! elle vous entend !

PAULE VERNON.

Ah ! elle sera plus sincère que vous.

À Pasqua Maria.

Allons ! toi, réponds, parle.

DOROTHÉE.

Chère Paule !...

PAULE VERNON.

Dis, n’est-ce pas que tu l’aimes ?

PASQUA MARIA.

Ne te mets pas en colère !... Mon Dieu ! je ne sais pas comment j’aime Raymond, mais c’est vrai, oui, que je l’aime...

RAYMOND.

Ah ! elle ne sait pas...

PASQUA MARIA.

C’est vrai que je l’ai choisi pour mon protecteur et mon maître...

RAYMOND.

Tais-toi !

PASQUA MARIA.

C’est vrai – et je le lui ai dit – que je lui ai donné mon cœur.

PAULE VERNON.

Ah ! pourquoi t’ai-je réchauffée, vipère !

PASQUA MARIA.

Oh ! mamma !...

PAULE VERNON.

Sors d’ici ! je te chasse !

PASQUA MARIA.

Je m’en vais...

PAULE VERNON.

Et vous, le protecteur, protégez-la, si bon vous semble !

RAYMOND.

On le veut !... Eh bien, oui, toi qui t’es appelée mon enfant, je te protégerai ! et cela ne me sera pas si mauvais de prouver qu’au besoin, moi aussi je protège !

 

 

ACTE IV

 

L’AMOUR

 

Le salon du Prologue.

 

 

Scène première

 

PAULE VERNON, DOROTHÉE, sortant de l’atelier

 

DOROTHÉE.

Paule ! écoutez...

PAULE VERNON.

Non, laissez, ma chère amie ! laissez-moi, je vous en conjure ; j’ai besoin d’être seule, de souffrir et de penser seule.

DOROTHÉE.

Vous ferez bien de penser, ma chère Paule ; mais je crois vraiment que vous avez tort de souffrir.

PAULE VERNON.

Je ferai bien de penser parce que je viens d’être violente et cruelle, n’est-ce pas ? allez ! je le sais déjà ! Mais je n’ai pas tort de souffrir, je le sens ! et l’instinct du cœur ne se trompe pas.

DOROTHÉE.

Enfin pourtant, je vois tous les jours Raymond, il cause avec moi librement et à cœur ouvert. Eh bien, il ne m’a jamais parlé de Pasqua Maria que comme d’une enfant amusante et naïve ; et, elle, il n’y a qu’à la regarder pour s’assurer qu’elle n’est, en effet, qu’une enfant qui s’ignore. Ils s’aimeraient donc et ne s’en seraient jamais aperçus !

PAULE VERNON.

Et c’est moi qui leur aurais appris qu’ils s’aiment ? Ah ! qu’est-ce que cela fait s’ils s’aiment !

DOROTHÉE.

Mais, encore une fois, ils ne s’aiment pas ! mais, de tous ceux qui étaient là, personne n’a pris au sérieux cet amour. Raymond vous a dit la vérité : les seuls obstacles entre vous, c’est votre fortune, c’est votre réputation, comparées à sa situation précaire et à sa récente indignité. Mais ces obstacles, un peu de temps les aplanirait, moins de temps que vous ne croyez.

PAULE VERNON.

Qu’importe le temps !

DOROTHÉE.

Je viens d’échanger quelques mots avec M. Roller. Il est sorti en me priant de l’attendre. La question la plus grave, celle des dettes payées, va se résoudre. Paule, je vous en prie, ne renonçons pas tout de suite à toute espérance !

PAULE VERNON.

L’espérance est, en nous, le dernier sentiment qui veuille mourir. Mais si vraiment tout à l’heure ma jalousie s’était abusée, comment expierais-je alors ma colère ?

DOROTHÉE.

Vous l’aviez rachetée d’avance.

JÉRÔME, entrant.

M. Roller m’envoie avertir Mme Dorothée qu’il est là.

PAULE VERNON.

Priez M. Roller de venir ici.

Sort Jérôme.

Dès que vous l’aurez entendu, ma chère Dorothée, venez me retrouver, n’est-ce pas ? J’attends, j’attends !

Elle sort par la droite.

 

 

Scène II

 

DOROTHÉE, RAYMOND, ROLLER

 

DOROTHÉE.

Comment ! Raymond est avec vous, monsieur ?...

ROLLER.

C’est moi qui l’ai prié de venir. Il est nécessaire qu’il assiste à cette explication. Sa présence me la fait sans doute plus difficile, mais...

RAYMOND.

Mais alors, Roller, je...

ROLLER.

Restez, ami. – Maintenant veuillez parler, madame Dorothée. Dites ce que vous savez, ce que vous supposez... Eh bien, vous hésitez encore ; vous avez peur de brusquer ma conscience endormie. Rassurez-vous, madame, elle est réveillée : parlez-lui et elle vous entendra. Parlez.

DOROTHÉE.

Monsieur, le peu que je sais vient d’un entretien que mon frère, le père de Raymond a eu, l’année d’avant sa mort, avec mon pauvre mari. La Bastie aimait beaucoup son beau-frère. Il lui a dit que Raymond l’inquiétait, qu’il était très bon mais trop facile, que l’argent lui glissait à travers les doigts comme l’eau. Il a dit : « Je viens de racheter, sur les côtes de Provence, le petit domaine de famille où nous avons été élevés, Dorothée et moi. C’est un bien qui peut rapporter de deux à trois mille francs. Autorise-moi, cher beau-frère, à faire mettre le contrat de vente à ton nom. Ce sera une espèce de dépôt, ce qu’on appelle un fidéicommis. Tu le restituerais à mon cher enfant prodigue dans le cas d’une nécessité extrême de la vie ou de l’honneur. »

RAYMOND.

Mon père bien-aimé !...

DOROTHÉE.

Mon mari, un peu effrayé de la responsabilité, a demandé à réfléchir. Mon frère avait commencé par lui faire promettre le secret le plus absolu. Mais, – il faut que je le dise, – et c’est là une des raisons qui me faisaient craindre de parler, – j’étais vraiment pour mon mari comme une moitié de lui-même, et il n’a peut-être pas cru manquer au secret promis, en me le con6ant. Il y a là quelque chose que...

RAYMOND.

Eh ! non, il n’y a rien là contre lui, il y a beaucoup pour toi, voilà tout.

DOROTHÉE.

Je connaissais mon bon mari pour le plus honnête des hommes, mais, en affaires, c’était un enfant ! il s’est laissé prendre toutes nos économies par un parent qui le trompait. J’ai eu peur, dans les intérêts de Raymond, de sa grande inexpérience. D’après mon conseil, et pour cette excellente raison, il a refusé le fidéicommis. Maintenant, je crois que...

ROLLER.

Achevez donc.

DOROTHÉE.

Je crois, monsieur Roller, je suis convaincue que mon frère a dû donner suite à sa prévoyante pensée. Mais à qui en a-t-il légué l’exécution ? Vous étiez, monsieur, son ami le plus intime et le plus sûr, et c’est à vous que je le demande.

ROLLER.

C’est votre frère lui-même qui vous répondra.

Tendant une lettre à Raymond.

Lisez ceci, Raymond.

RAYMOND.

L’écriture de mon père.

ROLLER.

Lisez.

RAYMOND, lisant.

« Merci, ami Roller, de vouloir bien me garder pour mon fils ce petit bien où est né son père. Je ne sais quoi me dit que là sera un jour pour lui le salut. Je ne sais quoi me dit que, de mon tombeau, je pourrai tendre encore une fois la main à mon enfant. » Ainsi, c’est mon père, c’est mon père seul qui me secourt et qui me sauve aujourd’hui ! Père ! ah ! j’avais donc raison de la sentir toujours à mes côtés, ton adorable providence !

ROLLER.

Les comptes que j’ai maintenant à rendre vont le prouver, Raymond. Les loyers de votre ferme, les intérêts accumulés, le renouvellement des baux, et un emprunt hypothécaire que peu d’années amortiront, ont suffi à liquider tout votre arriéré, sans que vous ayez à moi ou à personne la moindre obligation.

RAYMOND.

Sans que je vous aie la moindre obligation, Roller !...

ROLLER.

Laissez ! mes comptes ne sont pas finis, et les derniers sont les moins faciles. Raymond, j’avais pu achever de payer toutes vos dettes le jour même où vous avez quitté cette maison. C’était mon devoir de le faire ; mais n’était-ce pas aussi mon devoir de vous le dire ? En ce moment-là, pourtant, ma conscience a pu croire que la vôtre n’était pas encore assez affermie, et que vous montrer sitôt la planche de salut préparée par votre père, c’était tenter votre faiblesse et compromettre votre guérison.

RAYMOND.

La raison était bonne, et digne de vous.

ROLLER.

Il y a un mois, oui, peut-être. Mais aujourd’hui, Raymond, mais tout à l’heure, non, je n’avais plus de raisons de taire la vérité, je n’avais plus que des prétextes. J’essayais de me dire que l’amour d’une femme supérieure ne devait pas être bon pour vous, que vous pouviez y compromettre, elle sa réputation, vous votre dignité, et qu’en laissant votre susceptibilité se créer entre vous des obstacles, je vous rendais service à tous deux.

RAYMOND.

Eh ! mais il me semble encore, ami, que c’est assez vrai.

ROLLER.

C’est faux ! je me mentais à moi-même, je subtilisais avec ma parole, je vous trompais, je vous cachais le dernier testament de votre père, je vous laissais vous indigner et vous révolter contre l’injure imaginaire des bienfaits d’une femme, – pourquoi ? Hé ! parce que j’aime Paule ! parce que la pensée de la perdre m’était insupportable ! parce que j’étais jaloux de votre bonheur ! parce que, vous le voyez bien, l’âme la plus honnête a ses défaillances, et la passion peut faire éclipse à l’honneur !

DOROTHÉE.

Mais ces éclipses-là, heureusement, ne durent guère.

ROLLER.

Oui, j’ai vu votre souffrance, Raymond, j’ai entendu le cri de Paule, et j’ai été vaincu. Ah ! vous vous aimez réellement ! Eh bien, alors, aimez-vous !

RAYMOND, avec une ironie douloureuse.

Ah ! vous croyez maintenant que nous nous aimons !

ROLLER.

Je crois même, ami, que vous faites bien de vous aimer. Vous avez à présent, vous, sinon la richesse, au moins l’indépendance, une petite terre à vous, un beau nom, un talent qui naît et qui grandira. Laissez passer quelques mois, et tout le monde applaudira à votre mariage avec Paule Vernon, quand on saura que vous l’aimez et qu’elle vous aime.

RAYMOND.

Mais est-il bien sûr qu’elle m’aime ?

DOROTHÉE.

Si elle t’aime ! eh ! depuis six semaines, elle n’a vécu que pour toi ! elle n’a veillé, tremblé, travaillé, souffert que pour toi ! En ce moment encore, elle est là, dans l’angoisse, qui s’interroge et se désespère !

ROLLER.

Et quand on rencontre de ces âmes-là. Raymond, il faut leur consacrer ce qu’on a soi-même de meilleur dans l’âme. Et c’est le moins que nous devions tous deux à Paule, moi mon sacrifice, vous votre amour.

RAYMOND.

Allons !... puisque vous le croyez... puisque vous le dites...

Pasqua Maria paraît à la porte du fond.

Pasqua !... ô mon Dieu ! mon Dieu !... – Eh bien, mes amis, allez donc, allez, je vous prie, trouver Paule. Dites-lui tout, calmez-la, rassurez-la. Moi, je vous rejoins dans la minute. Allez.

Sortent par la droite Roller et Dorothée.

 

 

Scène III

 

RAYMOND, PASQUA MARIA

 

PASQUA MARIA.

Ne me gronde pas si j’entre, je ne peux pas y tenir, moi !

RAYMOND.

Non, approche, ma petite Pasqua. Donne-moi d’abord la main, je vais peut-être te faire beaucoup de peine.

PASQUA MARIA.

Oh ! pourquoi ? – Qu’est ce qu’il y à encore ? Est-ce qu’on me chasse toujours ?

RAYMOND.

Non, on ne te chasse plus, c’est fini, c’est expliqué. Mais... c’est moi qui vais m’en aller.

PASQUA MARIA.

Emmène-moi !

RAYMOND.

Oh ! impossible ! – Et le chagrin que je disais, le voilà : on nous sépare.

PASQUA MARIA.

Mais, c’est ça qui est impossible ! On nous sépare ! qui on ? Mamma ? Je l’appelle encore Mamma... Mais qu’est-ce qu’elle a après moi ? Qu’est-ce que je lui ai fait ? Je l’aimais bien, elle aussi, – pas tant que toi ! – mais je l’aimais. Elle m’appelait sa fille. J’étais très bien. Je n’en demandais pas plus. Te voir, t’écouter, poser pour toi, penser de toi, m’instruire à toi, quel mal est-ce que je faisais dans tout ça ? Pourquoi veut-elle déranger tout ?... Tu t’en vas ! tu t’en vas ! mais alors je ne peux pas rester.

RAYMOND.

Ah !... tu ne peux pas rester, pauvre mignonne ? Eh bien, sais-tu, si tu veux, tu pourras retourner à Pouzzoles, dans ton pays ; tu retrouveras ta montagne, la mer, le soleil...

PASQUA MARIA.

Est-ce qu’il y a du soleil sans toi !

RAYMOND.

Pasqua ! voyons, ne pleure pas ! Pense que j’ai aussi bien de la peine. Nous quitter !...

PASQUA MARIA.

Mais pourquoi ? Ce n’est pas toi qui le veux, bien sûr ! c’est donc elle ? et pourquoi ? Dis-moi la vérité. Tu sais, je te crois. Mon Dieu ! elle est belle, elle a de l’esprit, elle a tout, et elle veut tout ; elle veut qu’il n’y ait qu’elle qui t’aime, et elle t’aime pour être ta femme... Mais alors, toi, qu’est-ce tu penses, dis ? qu’est-ce tu fais ? Tu t’en vas : reviendras-tu ? Quelle est ton idée ?

RAYMOND.

Mon enfant ! je ne sais pas ! je te promets que je ne sais pas et que je n’ai pas d’idée. Je ne vois que la douleur et le déchirement d’aujourd’hui, et je sais seulement qu’aujourd’hui il faut nous séparer, Pasqua ! il faut que j’aille de mon côté et que tu ailles du lien ! il le faut !

PASQUA MARIA.

S’il le faut, c’est bien, je m’en irai. Je m’en irai toute seule. Mais si elle croit !... oh ! elle verra... oh ! je sais bien ce que je ferai d’abord, je mourrai !

RAYMOND.

Non, tu feras comme moi, Pasqua ! non, nous ne mourrons pas, nous ne vivrons plus, voilà tout !

PASQUA MARIA.

Qu’est-ce que tu dis ? Ah ! ce n’est donc pas que tu l’aimes mieux ?

RAYMOND.

Pasqua !... Ah ! ce n’est que d’à présent que je sais, que je vois, que je comprends ce qui s’est passé, ce qui se passe en moi-même. Et si ce n’est à toi, à qui jamais le dirais-je ? Et puis, est-ce qu’il ne faut pas que tu aies ta part, pauvre petite abandonnée ! Eh bien, écoute. Celle que j’aime le mieux, comme tu dis, c’est toi ! Pour moi, cœur usé, souillé, fini, il n’y avait plus sans doute au monde de femme à aimer ; mais tu étais un enfant, toi, un enfant faible, croyant et doux, et tu ne me disais pas : aime-moi ! tu me disais : protège-moi ! Ah ! c’est là, je le sens bien, ce qui m’a redonné la force et le cœur. Ce n’est pas Paule qui m’a sauvé, ranimé, rajeuni ; c’est toi ! c’est bien toi, chère petite mendiante que j’ai vue venir un jour ici en peine de ton pain du soir, et qui m’apportais tous les trésors de la vie et de la joie !

Se tournant du côté par où Paule est sortie.

Ah ! Paule ! vous en souvenez-vous, quand j’avais le poison dans la poitrine et que ce feu intérieur me dévorait, vous m’offriez toutes sortes de vins généreux, mais je n’avais soif que d’eau fraîche. – Pasqua ! voilà comme, avec ta candeur, ta foi, ta céleste ignorance, tu as renouvelé ma vie, et, par je ne sais quelle contagion sublime, tu m’as pénétré de ta pureté et j’ai gagné ton enfance !

PASQUA MARIA.

Ah ! merci ! je t’ai compris, va ! Je vois que tu te souviendras de moi. De te voir pleurer, ça m’a fait du bien. Je vais tacher maintenant d’avoir du courage. Parle, dis-moi, commande-moi ; qu’est-ce que nous allons faire ?

RAYMOND.

Eh bien, vois-tu, mon pauvre enfant, nous devons tous les deux beaucoup à Paule.

PASQUA MARIA.

Oui.

RAYMOND.

Toi, elle t’a recueillie. Je sais bien que moi, elle aurait aussi bien fait de... Non ! je ne peux pas lui en vouloir de ne m’avoir pas laissé mourir, je ne t’aurais pas connue ! Et, si nous lui rendions le mal pour le bien et la mort pour la, vie, Pasqua, nous serions, toi et moi, ce qu’il y a de plus vilain au monde, des ingrats !

PASQUA MARIA.

Oui.

RAYMOND.

Nous ne pouvons donc pas l’offenser, la blesser et nous révolter contre elle. Tu vas venir auprès d’elle avec moi, entends-tu !

PASQUA MARIA.

Oui.

RAYMOND.

Tu lui diras que tu retournes à Naples.

PASQUA MARIA.

Oui. Quand est-ce que je m’en irai ?

RAYMOND.

Pour que tu aies moins à souffrir, il vaut mieux que ce soit plus tôt.

PASQUA MARIA.

Bien. Pourtant, je dirai adieu ?...

RAYMOND.

Pasqua !... Ah ! voilà que tu pleures encore !

PASQUA MARIA.

Oui.

RAYMOND.

Et tu m’avais promis !... Allons, voyons ! qu’est-ce que c’est ? du courage ! Es-tu mon enfant, oui ou non ?

PASQUA MARIA.

Oh ! oui !

ROLLER paraît sur la porte.

Raymond !...

RAYMOND.

Oui, Roller, j’y vais, j’y vais.

ROLLER.

Non, restez. Paule vient.

RAYMOND, à Pasqua.

Ah ! elle vient, tu entends, et tu te rappelles... Vite, essuie tes yeux... et tiens-toi ferme ! allons ! plus ferme !

PASQUA MARIA.

Eh bien ! fais comme quand tu me dessinais, pose-moi.

 

 

Scène IV

 

RAYMOND, PASQUA MARIA, PAULE VERNON, ROLLER, DOROTHÉE

 

PAULE VERNON.

Avant tout, Raymond, et toi aussi, mon enfant, j’ai une réparation à vous faire. Tout à l’heure j’ai été méchante, j’ai été petite. Je vous prie de l’oublier.

RAYMOND.

Je me souviens seulement comme vous avez toujours été bonne et grande.

PAULE VERNON.

Et maintenant, voyons, je ne suis qu’avec des amis, qu’est-donc que vous me dites ?

DOROTHÉE.

Je dis, Paule, que Raymond vous aime.

ROLLER.

Je dis que Raymond doit vous aimer.

PAULE VERNON.

Et vous, Raymond ?

RAYMOND.

Je vous dois ma vie.

PAULE VERNON.

Et toi, ma petite Pasqua ?

PASQUA MARIA.

Moi, je veux retourner à Pouzzoles, retrouver ma montagne, la mer, le soleil...

Bas à Raymond.

Est-ce bien ?

PAULE VERNON.

Allons ! je vois que j’ai tout le monde ici pour moi. – Excepté moi.

ROLLER.

Comment !

PAULE VERNON.

Oui, j’ai réfléchi là, j’ai questionné mon cœur et la destinée, et je ne sais pas pourquoi je ferais trois malheureux, quand il peut n’y avoir qu’une solitaire.

ROLLER.

Oh ! vous croyez encore ?...

DOROTHÉE.

Non, ils ne sont pas si coupables envers vous !

PAULE VERNON.

Coupables de s’aimer ? – car ils s’aiment ! – ce n’est pas leur faute, ce serait plutôt la mienne ! Et ce crime du bonheur, je ne sais pas le condamner.

RAYMOND.

Ah ! mais il n’y a que des âmes comme la vôtre pour le juger avec le pardon, cette justice du cœur.

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