Gibier de potence (Georges FEYDEAU)

Comédie-bouffe en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, au Cercle des Arts intimes,  le 1er juin 1883.

 

Personnages

 

PÉPITA

PLUMARD

TAUPINIER

LEMERCIER

DUBROCHARD

MARIETTE

DEUX AGENTS DE POLICE

 

La scène se passe à Paris de nos jours. Toutes les indications sont prises de la droite du spectateur.

 

 

Scène première

 

PÉPITA, PLUMARD

 

Un salon octogone, chez Plumard, mobilier élégant. Porte au fond donnant sur le vestibule. À gauche, premier plan, une cheminée. À droite, premier plan, une porte donnant dans les appartements de Plumard. Dans le pan coupé de gauche, une porte donnant sur un cabinet noir. Dans le pan coupé de droite, une porte donnant dans les appartements de Pépita. Entre la porte du fond et le pan coupé de droite, une petite console. À droite, premier plan, sur le devant de la scène, une table avec un tapis et ce qu’il faut pour écrire. À droite et à gauche de la table, une chaise. Au premier plan à gauche, sur le devant de la scène, une autre chaise. Au fond, de chaque côté de la porte d’entrée, une chaise. Sur la cheminée un mètre impliable en bois ; contre la cheminée, un petit cerceau à sonnettes pour enfant.

PLUMARD, écrivant à la table de droite...

...Vous le reconnaîtrez facilement à son air de profond crétinisme. Signé : un anonyme... qui ne dit pas son nom.

Parlé.

Là ! Voilà qui est fait... Et maintenant à nous deux, mon bonhomme.

PÉPITA, lisant le journal.

Ah ! mon Dieu !

PLUMARD, sursautant.

Qu’est-ce qu’il y a ?

PÉPITA.

Elle est morte.

PLUMARD.

Qui ça ?

PÉPITA.

La victime du crime de Suresnes.

PLUMARD.

Oui ? Eh bien ! qu’est-ce que ça me fait à moi ?

PÉPITA, avec dédain.

Monsieur Plumard ! vous n’avez pas de cœur... Toutes les fois que ce n’est pas vous qui mourez, ça vous est égal.

PLUMARD.

Ah ! tu sais, c’est le mépris de la vie qu’avaient nos pères... le mépris de la vie des autres.

PÉPITA.

Tenez ! vous ! vous êtes trempé comme un Curiace.

PLUMARD.

Ma bonne amie, on dit « cuirasse... » Tu ne dis pas un « curiassier ! » mais un « cuirassier... » il ne faut pas confondre cur et cuir...

PÉPITA.

Oh ! vous ne les confondez pas, vous, les cuirs...

À part.

Quel ignare ! Et dire que c’est mon mari... Ah ! pourquoi faut-il que moi, la Lamballe... une étoile d’opérette à la mode, j’aie épousé cet ancien herboriste...

Elle se plonge dans son journal.

PLUMARD.

C’est étonnant comme la femme est ignorante sur certaines choses.

PÉPITA.

...Après une nuit d’agonie... pendant laquelle le sang de la jeune femme s’était complètement tourné...

PLUMARD.

Quand le sang tourne on doit prendre des dépuratifs... trois sous de chicorée amère, quatre sous de cresson... Si elle avait vu un herboriste...

PÉPITA.

Mon ami ! on ne vous demande pas de consultation.

PLUMARD.

Je ne dis pas non ! mais tu sais, nous autres, dans la médecine...

PÉPITA.

Où ça ! La médecine ! je vous demande un peu ! un ancien herboriste ! Ce n'est pas de la médecine, c’est tout au plus du médicament.

PLUMARD.

Les médecines sont des médicaments, ma bonne amie.

PÉPITA.

Oui, c’est bon !

Lisant.

« La malheureuse est morte... on a même profité de cela pour l’enterrer... »

Parlé.

C’est horrible !

PLUMARD.

Ah ! qu’est-ce que tu veux... la mort, c’est la vie !

PÉPITA.

Et cet assassin qu’on ne retrouve toujours pas... C’est égal, à l’heure qu’il est, on doit le tenir... Nous verrons ça dans un journal du soir... Quand Taupinier sera là, je l’enverrai...

PLUMARD.

Ah ! M. Taupinier va venir !

PÉPITA, se levant.

Ça vous fâche... Mais qu’est-ce que vous avez donc contre lui ?...

PLUMARD, sèchement.

Moi ! rien !

Pépita lève les épaules et se replonge dans sa lecture. Au public.

Il fait la cour à ma femme, voilà tout ; et ça me vexe... quand il vient, on m’envoie faire jouer Bébé... avec ce cerceau. Voilà six mois que ça dure ! heureusement je ne suis pas un de ces maris aveugles... j’ai tout compris... depuis hier soir... Ah ! c’est que j’ai lu Othello... Un drame d’un Anglais,... qui écrit même très bien le français pour un étranger... Ça m’a ouvert les yeux ! J’ai pensé tout de suite aux oreillers... mais j’ai trouvé ça un peu anglais pour moi... J’ai préféré quelque chose de plus gascon... J’ai pris une plume et j’ai écrit au commissaire de police :

Tirant sa lettre de sa poche et lisant.

« Monsieur le commissaire, soyez chez M. Plumard, 7, rue aux Anes, ce soir à cinq heures ! vous trouverez dans un salon un malfaiteur de la pire espèce ! vous le reconnaîtrez facilement à son air de profond crétinisme. » - Entre nous je n’étais pas fâché de le bêcher un peu !... Il est quatre heures moins cinq et dans une heure cinq... Ah ! nous allons bien rire.

On sonne.

 

 

Scène II

 

PÉPITA, PLUMARD, TAUPINIER

 

TAUPINIER.

C’est moi.

PÉPITA.

Ah ! vous arrivez bien ! Vous allez retourner me chercher un journal du soir et puis vous passerez à la Préfecture de Police...

TAUPINIER.

Encore ! Quelle existence ! C’est bon ! je m’envole et je reviens, rapide comme l’oiseau.

Fausse sortie.

PLUMARD, entre les dents.

Va donc pierrot !

TAUPINIER.

Qu’est-ce qu’il faudra faire à la préfecture ?

PÉPITA.

Demander si l’on n’a pas retrouvé ma petite broche... ma tête de chien en diamant... vous savez.

PLUMARD.

Ah ! ton petit Médor.

TAUPINIER.

Oui ! Auquel madame tenait tant... parce que c’était un souvenir.

PLUMARD, brusquement.

Un souvenir ! Ah ! de qui donc ?

PÉPITA, vivement.

Eh ! bien, de chose... machin... mon père... qui l’avait porté toute sa vie... vous comprenez si j’y tiens ?

PLUMARD.

Une relique paternelle, c’est sacré... Ainsi comme cela, votre père portait des broches en diamant ?

PÉPITA, balbutiant.

Oui, dans les bals officiels ! Comme il n’était pas décoré, alors pour ne pas avoir l’air d’un domestique...

PLUMARD.

Oui... on prenait cela pour un ordre étranger...

TAUPINIER.

C’est très ingénieux !... Allons ! je me sauve...

PLUMARD, le rattrapant par le pan de son vêtement.

Ah ! dites donc !... pas pour longtemps au moins... Oh ! mais vous avez le temps, vous savez... il est quatre heures cinq, vous avez encore quarante-cinq bonnes minutes devant vous !

TAUPINIER, qui ne comprend pas.

Ah ! j’ai...

PLUMARD.

Oui ; seulement soyez là un peu avant cinq heures, vous me ferez plaisir.

TAUPINIER.

Bon ! Bon ! Adieu !

Il sort.

PÉPITA.

Quel excellent garçon !

PLUMARD.

Oui, va ! mais nous allons bien rire tout à l’heure ! mon Dieu ! que nous allons rire !

 

 

Scène III

 

PÉPITA, PLUMARD, MARIETTE, puis LEMERCIER

 

MARIETTE.

Madame, c’est un monsieur qui s’appelle M. Lemercier ! Il demande si madame est visible ?

PÉPITA.

Lemercier ?... Inconnu. Faites entrer et priez d’attendre ! Venez-vous, Plumard !

PLUMARD.

Voilà ma bonne amie !

Ils sortent.

MARIETTE.

Si monsieur veut prendre la peine d’entrer, madame vient dans un instant...

LEMERCIER, portant un panier, contenant un petit chien, sous un bras et un parapluie sous l’autre.

Vous avez annoncé M. Lemercier, n’est-ce pas ?...

MARIETTE.

Oui, monsieur.

LEMERCIER.

C’est bien.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

LEMERCIER, seul

 

M. Lemercier, c’est ça, c’est bien ça... Quand je dis « c’est bien ça », ça n’est pas ça du tout... Je m’appelle Aristide Grognard... professeur de rhétorique à Quimper. Quant à Lemercier, c’est le nom de ma belle-mère... parce que, quand je fais mes fredaines, je ne tiens pas à compromettre mon nom... alors je prends celui de ma belle-mère. Or, je les fais, de ce moment-ci, mes fredaines... Oui ! comme je suis sans ma femme à Paris, je me suis dit : je vais aller chez une actrice... j’adore les actrices, c’est mon vice ! et voilà comment je suis chez la Lamballe, la célèbre Lamballe des Folies-Érotiques, comme un boudiné... je m’emboudine en ce moment... Enfin, je lui apporte ce petit chien, à la Lamballe. C’est tout un roman !... Hier soir, j’étais aux Folies-Érotiques. Derrière moi, deux gandins ; l’un d’eux dit à l’autre : « Dis donc, tu ne sais pas, Hector, la Lamballe a perdu Médor ! » Je me rappelle qu’il s’appelait Hector, parce que ça faisait deux vers.

Reprenant.

« Dis donc, tu ne sais pas, Hector,
La Lamballe a perdu Médor ! »

« Allons donc ! – Oui, Médor, ce ravissant bijou, ce petit chien que lui avait donné le prince. » – Alors, moi, il me vient une idée. Je me dis : « Voilà mon affaire ! Si je pouvais lui retrouver son Médor, ce serait piquant !... » Et ce matin je me mets à suivre tous les chiens... avec mon parapluie, parce que comme il faisait justement ce temps-là... un temps de chien, vous comprenez... Tout à coup je vois un roquet assez gentil qui flânait sur un amour de petit tas d’ordures. J’ai un pressentiment ! Je crie : « Médor ! Médor ! » Je lui tends un morceau de sucre ; il arrive et il mange mon sucre : je savais bien que c’était lui ! Bref...

Fredonnant.

« C’est Médor que je lui ramène ». On vient ! Ce doit être la Lamballe...

Il retire son paletot et le place avec le panier sur la chaise au fond.

Et maintenant à nous la galanterie française ! De la tenue et que rien ne trahisse le professeur : « Sic itur ad astra ! ».

 

 

Scène V

 

LEMERCIER, PLUMARD

 

LEMERCIER, apercevant Plumard.

Hein ! un homme ?

PLUMARD, saluant.

Monsieur, heureux et fier ; j’ai bien l’honneur...

LEMERCIER, machinalement, tout en dévisageant Plumard.

Monsieur... croyez que la réciproque...

À part.

Ah çà ! quel est ce personnage ?

PLUMARD.

Prenez donc la peine de vous asseoir.

Il lui indique la chaise qui est près de la cheminée. Lemercier gagne celle qui est à gauche de la table. Passade.

LEMERCIER, s’inclinant.

J’allais vous le dire !...

Ils s’asseyent.

Pardon de mon indiscrétion, mais je serais curieux... j’aimerais... Enfin, c’est vous qui servez de mère ici ?...

PLUMARD.

Plaît-il ?

LEMERCIER.

Oui, de mère d’actrice !... C’est connu... c’est vous qui êtes l’oncle ? quoi ?... quand il n’y a pas de mère, il y a toujours un oncle... un personnage respectable... avec des décorations !... vous n’avez pas de décorations, vous ?...

PLUMARD.

Non, monsieur, pas jusqu’à présent ! Mais ma femme connaît un Turc qui...

LEMERCIER.

Oui, parfaitement... Enfin... vous êtes quelque chose dans la maison !

PLUMARD.

Comment quelque chose ? Mais je suis M. Plumard.

LEMERCIER, se levant et faisant mine de sortir.

Monsieur Plumard ! Mais je ne suis donc pas chez la Lamballe ?

PLUMARD, redescendant.

Si, monsieur ! la Lamballe, c’est ma femme.

LEMERCIER.

Alors, vous êtes M. Lamballe ?

PLUMARD.

Non, je suis M. Plumard, comprenez-vous ?

LEMERCIER.

Moi ! si je... pas du tout. Parce que je vais vous dire : généralement la femme porte le nom du mari... Ainsi ma femme s’appelle madame Grognard, parce que je m’appelle monsieur... monsieur Lemercier...

À part, se levant.

J’ai dit une bêtise.

PLUMARD, se levant.

Tenez, monsieur, je crois qu’il conviendrait de mettre sous vos yeux une page de ma vie. Je serai bref. Prenez donc la peine de vous asseoir.

LEMERCIER.

J’allais vous le dire !

Ils s’asseyent. Passade.

PLUMARD.

J’étais herboriste, monsieur, et de mœurs honnêtes. Un jour, mademoiselle Lamballe m’envoya chercher parce qu’elle était souffrante. Elle avait des étourdissements ; grâce à mes soins, le lendemain, elle se portait à merveille. Je lui avais ordonné... de ne rien faire du tout. C’est très bon !

LEMERCIER.

Oui, mais seulement il ne faut pas en prendre beaucoup.

PLUMARD.

Le lendemain elle se portait à merveille et quinze jours après, je l’épousais... Cinq mois plus tard, monsieur, j’étais père de famille ! Ma femme me donnait un gros bébé parfaitement constitué.

LEMERCIER.

Allons donc !

PLUMARD.

Parole d'honneur ! C’est même un cas très rare ! vous savez. J'ai voulu, dans l’intérêt de la science, adresser un rapport à l’Académie de médecine, mais ma femme s’y est opposée. C’est égal, j’aurais voulu voir comment les savants auraient expliqué cela ! Enfin qu’en pensez-vous, monsieur ?

LEMERCIER, se levant.

Mon Dieu, je dirais comme Suétone : « Illud omnem fidem excedit ! ».

PLUMARD, saluant.

Vous êtes bien honnête !...

À part.

Ce doit être un pharmacien !...

Haut.

Et voilà comment mademoiselle Lamballe est devenue madame Plumard, tout en conservant son nom de jeune fille pour le théâtre, parce que je ne tiens pas à ce que mon nom traîne sur les affiches.

LEMERCIER.

Vous avez raison... mais, dites-moi ? Madame... Plumard sait-elle que je suis là ?...

PLUMARD.

Oui, oui... elle va venir.

À part.

Il est très bien, ce pharmacien : ce doit être un pharmacien de première classe.

LEMERCIER.

C’est curieux, je n’ai pas très chaud... Vous permettez ?

Il met son paletot.

Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais dès que je n’ai pas mon paletot, j’ai froid !

PLUMARD, apercevant le panier dont il soulève le couvercle.

Tiens ! un chien !

LEMERCIER.

Chut ! c’est la surprise ! pas un mot !

 

 

Scène VI

 

LEMERCIER, PLUMARD, PÉPITA

 

PÉPITA.

Je suis désolée, monsieur, de vous avoir fait attendre.

LEMERCIER, prenant le panier et le dissimulant derrière son dos.

J’allais vous le dire, madame !

PÉPITA.

Prenez donc la peine de vous asseoir.

LEMERCIER.

J’allais encore vous le dire.

Ils s’asseyent.

PÉPITA.

Et, puis-je savoir monsieur, ce qui me vaut l’honneur...

LEMERCIER.

Mon Dieu, madame, c’est très simple !...

À part.

Qu’elle est belle, cette femme !

PÉPITA.

Eh bien !

LEMERCIER.

Je viens tout simplement, madame déposer à vos pieds...

PÉPITA.

Quoi donc ?... Un manuscrit sans doute !... Je vois ce que c’est ! Vous êtes un jeune ?...

LEMERCIER, se redressant.

Un jeune ?... certainement ! Et depuis longtemps encore... mais non, ce n’est pas un manuscrit que je vous apporte, c’est un amour de petit toutou.

Il découvre le chien.

PÉPITA, étonnée.

Un chien !

LEMERCIER.

Oui. Je vous demande pardon de vous le donner comme cela de la main à la main. Je l’avais bien mis dans une boîte à bonbons ; mais il a mangé tous les bonbons et il a manqué d’égards vis-à-vis de la boîte.

PÉPITA.

Vous êtes trop aimable, monsieur ! Mais je ne vois pas...

LEMERCIER.

Eh ! c’est Médor ?

PÉPITA.

Quel Médor ?

LEMERCIER.

Mais le Médor que vous avez perdu.

Fredonnant.

« C’est Médor que j’vous ramène. »

PLUMARD, pouffant.

Ah ! elle est bien bonne ! non, ma parole, elle est bien bonne ! Ça, Médor ?

LEMERCIER.

Est-ce que par hasard ?...

PÉPITA.

Mais non, monsieur ! Mon Médor est une tête de chien.

LEMERCIER, ahuri.

Un chien décapité.

PÉPITA.

Et il est en diamants.

LEMERCIER.

Ah ! c’est un chien en diamants ! Bigre ! ce n’est point une race ordinaire, et moi qui croyais... que... ouf ! J’ai chaud... vous permettez.

Il ôte son paletot.

Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais dès que j’ai mon paletot...

PÉPITA.

Enfin, monsieur, vous voyez que ce Médor ne ressemble pas au mien.

LEMERCIER.

En effet, madame, le mien est de qualité plus inférieure. Enfin, madame, l’intention y était.

PÉPITA.

Certes, monsieur.

LEMERCIER.

Errare humanum est ! n’est-ce pas ?

PÉPITA.

Vous êtes espagnol, monsieur ?

LEMERCIER.

De Quimper ! oui, madame... Errare humanum est ! Autrement dit : Tout homme peut se tromper !

PLUMARD.

Mon Dieu, monsieur, c’est le fait de toute l’humanité ! Ainsi, tenez, cela me rappelle une aventure : j’étais à Asnières et je pêchais à la ligne. Ça ne mordait pas ! Tout à coup mon bouchon fonce ! Je dis : « C’est une ablette ! » C’était une perruque, monsieur.

LEMERCIER, cherchant.

Mais, monsieur, ça n’a aucun rapport !...

PLUMARD, digne.

Mais je n’ai pas dit que ça avait du rapport ! J’ai dit : ça me rappelle une aventure.

À part.

Qu’est-ce qu’il a à faire le pédant, ce pharmacien ! il est au moins de septième classe.

Pépita énervée hausse les épaules.

LEMERCIER.

Oh ! madame, croyez que je regrette...

PÉPITA, souriant.

Pas plus que nous, monsieur.

PLUMARD.

Oui, c’est dommage ! parce que vous comprenez bien que nous ne pouvons pas vous remettre la petite récompense.

Lemercier fait un mouvement.

Dame ! du moment que vous ne rapportez pas l’objet... Avec la meilleure volonté du monde...

PÉPITA, vivement.

Monsieur Plumard ?

PLUMARD.

Ma bonne amie !

PÉPITA, impatientée.

Vous, m’obligeriez bien d’aller faire jouer Bébé ; je crois qu’il pleure.

Plumard se lève sans mot dire, avec dignité, et gagne la porte de droite.

PLUMARD, au moment de sortir, à part.

Oui, je m’en vais, pour ne pas avoir l’air ridicule, mais nous allons bien rire tout à l’heure, nous allons bien rire.

 

 

Scène VII

 

PÉPITA, LEMERCIER

 

PÉPITA.

Au moins, monsieur, ne vous offensez pas de ce que vous a dit mon mari ; il est très gai de sa nature, et il a voulu faire une plaisanterie.

LEMERCIER.

Spirituel... Il est spirituel, M. votre mari... il n’en a peut-être pas l’air, mais il doit l’être.

 

 

Scène VIII

 

PÉPITA, LEMERCIER, TAUPINIER

 

TAUPINIER.

Je n’ai pas été long ? On n’a rien trouvé !

LEMERCIER, à part.

Quel est ce boudiné ?

PÉPITA, les présentant.

M. Taupinier ! M. Lemercier !

TAUPINIER.

Enchanté de faire votre connaissance.

LEMERCIER.

J’allais vous le dire.

TAUPINIER.

Mon père connaissait beaucoup un M. Lemercier... c’était son pédicure ! Est-ce que par hasard...

LEMERCIER.

Mon Dieu, non monsieur... Je n’exerce pas dans... cet ordre d’idées.

TAUPINIER.

Au fait, c’est vrai ; ce Lemercier doit être mort à l’heure qu’il est : il était déjà gâteux à ce moment-là ; je regrette, monsieur, nous aurions refait connaissance.

Il remonte vers Pépita.

LEMERCIER.

Je regrette aussi, monsieur.

À part, voyant Taupinier et Pépita qui causent ensemble.

Je crois que je ferais bien de m’en aller.

Haut.

Madame, je vous demanderai la permission de prendre congé de vous ! Je suis bien heureux d’avoir fait votre connaissance, o formosa puella.

PÉPITA.

Et moi, je vous remercie encore une fois de toute votre complaisance !

LEMERCIER.

Oh ! je vous en prie !

À part.

Allons, je remporte mon chien ! Viens, Médor !

Grommelant...

Pédicure !

Il prend son paletot, son chapeau, puis le chien, et sort en oubliant son parapluie.

 

 

Scène IX

 

TAUPINIER, PÉPITA

 

TAUPINIER.

Ah çà ! qu’est-ce que c’est que ce Lemercier.

PÉPITA.

Je ne sais pas, un vieux fou !... qui parle latin et qui n’est pas méchant !... Avez-vous le journal ?...

TAUPINIER.

Oui, voila la France.

PÉPITA, dépliant le journal.

Donnez !... voyons !... Le crime de Suresnes !... Voilà.

Lisant.

« Enfin l’assassin est découvert ! Ce scélérat-t-était...

TAUPINIER.

Il tétait ! Pauvre petit !

PÉPITA.

Soyez donc sérieux.

Lisant.

« Ce scélérat était autrefois l’amant de la victime et se nomme Lemercier. »

Parlé.

Ah ! mon Dieu ! « Il a disparu la nuit du crime et jusqu’à présent l’on ignore où il peut être... »

Parlé.

Si c’était lui, je suis tout émue.

TAUPINIER, railleur.

Oh ! quelle idée !... comment voulez-vous...

PÉPITA.

Oh ! ces assassins sont si audacieux. Vous voyez d’ailleurs que l’on ne sait pas où il est ; et il se peut très bien...

TAUPINIER.

Que vous êtes enfant !

PÉPITA, continuant à lire.

« Nous publions le signalement de ce criminel qui est en ce moment activement recherché. C’est un homme de quarante-cinq ans aux cheveux châtains. »

Parlé.

C’est bien ça...

TAUPINIER.

Comment, c’est bien ça, mais le nôtre est presque blanc.

PÉPITA.

Précisément, c’est le remords ! sans cela il serait resté châtain. On a vu des gens devenir complètement blancs, en une nuit ! Et puis, il a peut-être une perruque !

TAUPINIER, commençant à avoir des soupçons.

C’est possible.

PÉPITA.

Oh ! je suis toute bouleversée.

Lisant.

« Aux cheveux châtains ; ses yeux sont noirs... »

Parlé.

Ah ! mon Dieu, je n’ai pas regardé ses yeux !... et vous, Taupinier ?...

TAUPINIER.

Moi non plus !...

PÉPITA, lisant.

« Il a le nez ordinaire, la bouche ordinaire, il lui manque la troisième molaire gauche de la mâchoire inférieure. »

Parlé.

Ah ! notez cela ! La troisième molaire, c’est important.

Lisant.

« Sa taille mesure un mètre soixante-dix. »

Parlé.

Qu’est-ce que ça représente un mètre soixante-dix ?

PÉPITA.

Mon Dieu, c’est tout à fait sa taille. Oh ! c’est affreux !

Lisant.

« Détails particuliers : l’assassin a une fraise sur le sein droit. »

Parlé.

Une fraise sur le sein droit !

Lisant.

« Il porte des gilets de flanelle rouge. »

Parlé.

C’est bien difficile à vérifier.

Elle pose son journal.

Oh ! quand je pense que c’est peut-être un criminel qui était devant moi tout à l’heure !

On sonne.

TAUPINIER.

On a sonné.

PÉPITA.

N’importe, je n’y suis pour personne...

Apercevant le parapluie laissé par Lemercier.

Tiens, son parapluie. Il peut nous renseigner, nous donner quelque indice ! On ne sait pas !

Prenant le parapluie.

Venez voir, mon ami !

TAUPINIER, ouvrant le parapluie.

Mon Dieu, il n’a rien de particulier.

 

 

Scène X

 

PÉPITA, TAUPINIER, LEMERCIER

 

LEMERCIER.

Pardon, madame, si je...

TAUPINIER, PÉPITA, ils se rapprochent instinctivement l’un de l’autre.

Lui...

LEMERCIER, les voyant tous deux sous le parapluie.

Tiens ! elle a mon parapluie ! Il pleut donc ici ?

PÉPITA, très émue.

Oui, vous voyez, nous nous promenions et comme il fait très mauvais temps depuis un mois...

TAUPINIER.

Il est prudent de prendre son parapluie.

LEMERCIER.

Son parapluie ! comme vous dites ! Aussi est-ce lui que je viens chercher.

PÉPITA, interceptant le parapluie au moment où Taupinier le tend à Lemercier.

C’est bien aimable à vous, mais nous ne vous laisserons pas partir par cet affreux temps. Veuillez donc, je vous prie, prendre la peine de vous asseoir.

LEMERCIER.

J’allais vous le dire.

Il prend un siège au fond et l’apporte au milieu de la scène, puis s’assied.

PÉPITA, bas, à Taupinier.

C’est bien lui !... il a les yeux noirs.

TAUPINIER, bas, à Pépita.

Et son nez, tout à fait un nez ordinaire.

PÉPITA, bas, à Taupinier.

Et la bouche donc !...

LEMERCIER, à part.

Qu’est-ce qu’ils ont donc à me regarder comme ça ?

Brusquement.

Ah !

TAUPINIER et PÉPITA, sursautant.

Qu’est-ce qu’il y a ?

LEMERCIER.

Je ne vous disais pas, vous savez bien, Médor ? Eh bien, je m’en suis débarrassé !

PÉPITA, vivement.

Vous l’avez tué ?

LEMERCIER.

Hein ?... Ma foi non, je n’y ai même pas pensé ; non, je l’ai donné.

PÉPITA.

Ah ! Vous l’avez...

TAUPINIER, ahuri, répétant machinalement...

L'avez.

LEMERCIER.

Moi, je l’ai lavé... Non ! il était très propre... je vous dis que je l’ai donné à la fille de votre concierge ; je lui ait dit : « Mademoiselle, voulez-vous me permettre de vous offrir ce chien ? » elle a été bien heureuse. Elle m’a répondu : « Oh ! Oh ! c’est maman qui sera contente, justement elle avait envie d’avoir un chat ! »

Pépita et Taupinier rient avec complaisance.

PÉPITA.

Vous avez très bien fait.

TAUPINIER.

Il est bête comme chou, cet imbécile-là.

LEMERCIER, se levant et posant son chapeau sur la table de droite.

Madame, je vous demanderai la permission de retirer mon paletot.

Il retire son paletot, qu’il plie avec soin, se disposant à le placer sur la chaise qui est à gauche de la table.

PÉPITA.

Mais faites-donc, je vous en prie.

À Taupinier.

Ah ! dites donc ! Quelle idée ! vous allez vérifier... sa taille.

Elle prend le mètre.

Tenez, prenez.

TAUPINIER.

Hein ! comment ! mais c’est que ce ne sera pas facile...

PÉPITA.

Essayez toujours.

LEMERCIER, le dos tourné, tout en pliant son paletot, pendant que Taupinier essaie de le mesurer.

Je ne sais pas si vous êtes comme moi...

Il se retourne, aperçoit le manège de Taupinier qui prend un air calme, en faisant le moulinet avec son mètre.

Qu’est-ce qu’il a donc celui-là ?

Il passe devant la table, en remontant un peu ensuite, comme pour placer son paletot sur la chaise à droite de la table. Taupinier le suit, et de nouveau essaie de le mesurer.

... Je ne sais pas si vous êtes comme moi.

Il se retourne, et aperçoit Taupinier le mesurant.

Encore !

Taupinier affecte de prendre les dimensions de la table. D’un coup de son mètre, il envoie promener le chapeau de Lemercier.

Mais c’est mon chapeau, monsieur.

Il le ramasse, le place sur la console, puis gagne la chaise qui est à droite de la porte du fond, pour placer son paletot. Taupinier le suit avec son mètre.

Je ne sais pas si vous êtes comme moi...

Pour mieux plier son paletot, il se courbe en deux devant la chaise, les jambes très écartées, de sorte que Taupinier ne peut mesurer que jusqu’au bas des reins.

TAUPINIER.

Tiens ! je l’aurais cru plus haut que ça !

LEMERCIER, se redressant.

Hein !

Taupinier affecte de mesurer le mur... il gagne ainsi jusqu’à Pépita qui est à gauche de la scène.

Ce n’est pas un homme, c’est un architecte !

Il gagne le devant de la scène.

PÉPITA, bas, à Taupinier.

Eh bien !

TAUPINIER, bas, à Pépita.

Eh bien, pas moyen, il bouge toujours !...

LEMERCIER, à part.

Qu’est-ce qu’ils ont donc à chuchoter tout bas ?

TAUPINIER.

Parlez-lui donc, cela le fera rester tranquille.

LEMERCIER, à part.

Je suis sûr qu’ils font des réflexions désagréables sur mon compte !...

PÉPITA.

Ainsi, monsieur, vous avez donné Médor à la concierge ?

Taupinier passe derrière Lemercier et tente de le mesurer encore. Au moment où Taupinier va réussir, Lemercier s’assied.

LEMERCIER, s’asseyant.

Que vouliez-vous que j’en fisse ?

Taupinier reste ahuri, son mètre en l’air, en regardant Lemercier qu’il n’a pu mesurer et qui le regarde. Pour se donner une contenance... il se fend dans le vide avec son mètre comme s’il faisait des armes ; il finit par marcher sur le pied de Lemercier, qui pousse un cri.

TAUPINIER, allant à Pépita.

Je n’y arriverai jamais !

LEMERCIER, à part.

Quel drôle de pistolet !

Haut et sans qu’on l’écoute.

Vous comprenez facilement...

PÉPITA, à part.

Quelle idée !...

À Taupinier.

Bâillez...

TAUPINIER, à Pépita.

Hein ?

LEMERCIER, qui a entendu le « hein ? ».

Quoi ?

PÉPITA, TAUPINIER.

Rien !...

Temps.

PÉPITA, bas, à Taupinier.

Je vous dis de bâiller !...

TAUPINIER, bas, à Pépita.

Mais je n’ai pas envie ; pourquoi ça ?

LEMERCIER, essayant de placer un mot.

Vous... comprenez... facilement...

PÉPITA, bas, à Taupinier.

De cette façon nous verrons s’il lui manque sa molaire gauche.

LEMERCIER.

Vous comprenez facilement...

À part.

Ils n’ont pas l’air de m’écouter.

Pépita prend une chaise et s’assied à gauche. Taupinier s’assied sur la chaise de droite. Lemercier est assis au milieu, sur la chaise qu’il avait été chercher. Jeu de scène. Taupinier rapproche sa chaise de Lemercier de façon à être sur lui. Celui-ci recule la chaise du côté de Pépita. Même jeu, une seconde fois, de façon à ce que les trois personnages fassent un groupe serré sur le devant de la scène.

Vous comprendrez facilement...

Pépita bâille bruyamment dans la figure de Lemercier qui se retourne vers Taupinier.

Vous comprenez facilement...

Taupinier bâille bruyamment, Lemercier se tourne vers Pépita.

Que dans ma position...

Pépita bâille, même jeu.

Que dans ma position...

Taupinier bâille.

Oui !... Je vois que ça ne vous intéresse pas beaucoup.

TAUPINIER, bâillant.

Du tout, monsieur, mais continuez donc, je vous prie.

LEMERCIER.

Trop aimable, vous comprenez facilement...

De quelque côté qu’il se retourne, l’un ou l’autre lui bâille à la figure. Ahurissement de Lemercier. Jeu de scène.

Allons, bon ! voilà que ça me gagne aussi...

Il bâille. Pépita et Taupinier se précipitent pour regarder dans sa bouche. Lemercier, par politesse, met sa main devant.

PÉPITA, TAUPINIER.

Manqué !

LEMERCIER, se levant et reportant sa chaise dans le fond.

Ils sont vexés, mais je m’en moque, ce sont eux qui ont commencé...

TAUPINIER, bas, à Pépita.

Si nous essayions pour la fraise ?

PÉPITA, bas, à Taupinier.

Au sein droit ?

LEMERCIER, à part.

Non, mais si je suis de trop pourquoi m’ont-ils fait rester ?

TAUPINIER, même jeu.

Nous aurons peut-être plus de chance, oui, mais comment ?

PÉPITA, même jeu.

C’est très délicat.

Lemercier met son paletot.

PÉPITA, vivement.

Comment, monsieur, vous nous quittez ?

LEMERCIER.

Du tout, madame, mais je ne sais si vous êtes comme moi, mais dès que je n’ai plus mon paletot, j’ai froid.

PÉPITA.

Désirez-vous prendre quelque chose ?

LEMERCIER.

Jamais entre mes repas.

PÉPITA.

Pas même des fruits ?

TAUPINIER.

Des fraises, voilà qui est bon des fraises.

PÉPITA.

Je suis sûre que vous les aimez ?

LEMERCIER.

Je les adore, seulement je ne peux pas les souffrir : un jour, j’en ai tellement mangé que j’en ai eu une indigestion, et depuis, voyez-vous, j’ai la fraise sur l’estomac.

PÉPITA, bas, à Taupinier.

Sur l’estomac ! vous avez entendu ?

TAUPINIER, bas, à Pépita.

Oui.

PÉPITA, bas, à Taupinier.

Il s’est trahi !

LEMERCIER.

Ce n’est pas Dieu possible ! Ils ont un grain !

PÉPITA, à part.

Ah ! j’en aurai le cœur net.

À Taupinier.

Dites que vous avez froid.

TAUPINIER.

Vous ne trouvez pas qu’il fait froid ici ?

LEMERCIER.

Si... si, aussi je vous demanderai la permission de quitter mon paletot.

Il quitte son paletot.

TAUPINIER.

Comment, vous avez froid et vous quittez...

PÉPITA, avec intention.

Ah ! c’est que monsieur doit porter de la flanelle ?

LEMERCIER.

C’est un vêtement indispensable.

PÉPITA.

Je suis de votre avis, d’ailleurs aujourd’hui on en fait de si coquets !...

TAUPINIER.

Qu’il devient presque élégant d’en porter.

PÉPITA.

On en voit de toutes les couleurs.

TAUPINIER.

Des blancs !...

PÉPITA.

Des bleus !...

TAUPINIER.

Des verts !...

PÉPITA.

Des jaunes !...

TAUPINIER.

Des tricolores ! On en fait même des tricolores, oui, monsieur... pour les patriotes...

LEMERCIER, par complaisance.

Pour les patriotes, oui, monsieur !

À part.

Non, mais ! Qu’est-ce que ça me fait à moi !...

PÉPITA, hésitant.

Mon Dieu, vous me direz que je suis bien indiscrète, mais je voudrais... j’aimerais... enfin, monsieur, de quelle couleur sont vos gilets de flanelle ?

LEMERCIER.

Hein ?

TAUPINIER, se précipitant sur Lemercier.

Répondez vite, ne cherchez pas !

LEMERCIER.

Quelle drôle de conversation ! Mon Dieu, madame...

TAUPINIER.

Pas de subterfuges ! Parlez vite !...

PÉPITA, à part.

Ah ! s’il dit rouge... ce sera clair !

LEMERCIER.

Eh bien, ils sont jaunes, parbleu.

PÉPITA, bas, à Taupinier.

Jaunes ! Plus de doute ! C’est l’assassin, il dissimule !

TAUPINIER.

Oui !...

PÉPITA, de même.

Toutes les preuves sont contre lui !

TAUPINIER, bas, à Pépita.

Oui, vous avez raison, on voit que c’est un criminel, rien qu’à son œil !... Tenez, regardez son œil.

Lemercier est dans le fond, complètement baissé, en train de prendre son paletot, on ne l’aperçoit que de dos.

LEMERCIER, à part.

Quelle maison ! Si je m’en allais !...

Il met son paletot.

PÉPITA.

C’est affreux !

TAUPINIER.

Il a dû aller au bagne !...

PÉPITA.

Avez-vous remarqué qu’il met toujours son paletot, qu’il a toujours froid ?

TAUPINIER.

Parbleu ! l’habitude des pays chauds.

LEMERCIER, à part.

Ah ! mais ils m’agacent à la fin ! Non, mais si je vous gêne...

PÉPITA.

Ne faites pas attention.

TAUPINIER.

Nous ne nous occupons pas de vous.

LEMERCIER.

On n’est pas plus aimable !... mais Plumard, qu’est-ce qu’il devient dans tout ça ?

PÉPITA.

Ne perdons pas de temps !... Je vais courir chez le commissaire de police !...

À Lemercier.

Monsieur, monsieur, je vous laisse avec M. Taupinier.

 

 

Scène XI

 

TAUPINIER, LEMERCIER

 

TAUPINIER, à part.

Ouf ! quelle position ! Seul avec un malfaiteur ! on a beau être courageux...

LEMERCIER, à part.

Pourquoi me laisse-t-elle en compagnie de ce petit gandin mal élevé ?

TAUPINIER, à part.

N’ayons l’air de rien, pour ne pas lui donner des soupçons !

Il chantonne d’un air brave.

LEMERCIER, à part.

Avec cela il a un air impertinent qui me crispe ! J’ai envie de lui donner une leçon !

TAUPINIER, considérant Lemercier.

Ah ! c’est la première fois que je vois un assassin de si près !

LEMERCIER, marchant sur Taupinier.

Pardon, monsieur, je voudrais savoir ce que vous avez à me dévisager de la sorte ?

TAUPINIER, reculant.

Moi, je vous...

LEMERCIER, de même.

Je n’aime pas les gens de votre espèce !

Taupinier est acculé à l’avant-scène gauche.

TAUPINIER, à part.

De mon espèce ! il a vu que je ne suis pas de la confrérie ! Ah ! je n’ai qu’un moyen...

Haut.

Eh bien, non ! chut ! je vais tout vous dire, chut !... chut ! chut ! chut ! chut ! chut !...

Il marche sur Lemercier.

LEMERCIER.

Ce n’est pas un homme, c’est une locomotive.

TAUPINIER.

Je ne suis pas ce que vous croyez, non, je ne suis pas un honnête homme, un banal honnête homme. Oh ! fi ! un honnête homme ! je suis un criminel, moi !

LEMERCIER, reculant.

Hein ?

TAUPINIER, marchant sur lui.

Un grand criminel comme vous ! même plus grand que vous ! J’ai tué mon père, j’ai tué ma mère, j’ai tué mon frère, j’ai tué ma sœur, j’ai tué le concierge...

À part.

S’il ne m’arrête pas, je vais tuer tout le monde.

Haut.

J’ai tué...

LEMERCIER, de même, et se garant derrière la table de droite.

Qu’est-ce qu’il dit ?

TAUPINIER, de même.

J’ai fait des crimes en masse.

LEMERCIER, à part.

Ah ! mon Dieu ! et l’on me laisse avec cet homme ! mais c’est un guet-apens !

Il tourne autour de la table et gagne vivement le côté gauche, en empoignant sur son passage la chaise qui est près de la cheminée.

TAUPINIER, id.

En un mot, je n’aime que le crime et tous les criminels sont mes amis... C’est pourquoi.

À part.

Allons, du courage, il le faut !

Haut.

c’est pourquoi je vous tends la main.

Sans regarder il saisit un des pieds de la chaise dont Lemercier se fait un bouclier.

LEMERCIER.

Qu’est-ce qu’il dit ?

TAUPINIER.

Parce que je sais que vous aussi, vous êtes un grand, un très grand malfaiteur...

LEMERCIER.

Hein ! quoi ? je !... moi !... Tu...

À part.

Il me prend pour... Oh ! de l’aplomb.

Haut et reposant avec force à terre la chaise qui écrase le pied de Taupinier.

Vous avez raison, monsieur.

Il lui tend la main.

Je suis heureux de vous serrer la main... cette main qui a trempé dans tant de crimes !... nous sommes dignes l’un de l’autre...

TAUPINIER.

Mon cher confrère...

Ils se serrent la main.

LEMERCIER, à part.

Sa main brûle comme le feu.

TAUPINIER, à part.

Sa main est froide comme l’acier !

LEMERCIER.

Ah ! le fait est que j’ai commis des crimes en nombre incalculable...

TAUPINIER.

Oh !... vous, je sais, parbleu ! votre carrière est faite.

LEMERCIER.

Ah ! c’est que j’ai quelques années de services, voyez-vous...

TAUPINIER.

Oh ! mais moi, j’ai commencé si jeune !

LEMERCIER.

Oh ! pas tant que moi !

TAUPINIER.

Ce serait à voir !

LEMERCIER.

Je vous assure...

TAUPINIER.

J’étais encore au maillot, monsieur ! Un jour, dans un juste ressentiment contre ma nourrice qui me préférait trop souvent certain militaire, je mordis si fort le sein de cette femme qu’elle en mourut... et le militaire aussi...

LEMERCIER.

Ah ! le... Pardon, pourquoi le militaire ?

TAUPINIER, sombre.

De douleur, monsieur !

LEMERCIER, à part.

Quel monstre !

Haut.

Eh bien ! moi, mes premiers exploits datent de plus loin encore !

TAUPINIER.

Est-il possible ?

LEMERCIER.

Je n’étais pas né, monsieur ! Nous étions deux, dans le sein de ma mère ! Je dis à mon frère jumeau : « Il y a un de nous deux qui est de trop ici, monsieur ! » et sur-le-champ, je lui brûlai la cervelle ! Voilà !

À part.

Ouf !

TAUPINIER.

Mon cher confrère...

Ils se serrent la main. Un temps.

LEMERCIER.

Mais dites-moi ! Au point où nous en sommes, nous pouvons tout nous dire ! Je vous vois là... Que venez-vous faire dans cette maison ?

TAUPINIER.

Ah ! voilà !

LEMERCIER.

Un nouveau crime, hein ? Vous venez pour affaire.

TAUPINIER, prenant un air terrible.

Eh bien ! oui, là ! Je vais tout vous dire... Je viens pour tuer Plumard.

LEMERCIER, avec pitié.

Ce pauvre Plumard !

TAUPINIER.

Est-ce que vous auriez pitié de lui ?

LEMERCIER, se gendarmant.

Pitié ! ne dites-vous pas que j’ai de la pitié ! mais qu’est-ce que c’est que ça, la pitié !

TAUPINIER, très ému.

C’est un hôpital...

LEMERCIER.

Est-ce que ça existe, la pitié ? Non, mais, voulez-vous que nous le tuions ensemble, Plumard ?  Dites ! le voulez-vous ?

TAUPINIER.

Moi ! je veux bien.

LEMERCIER, très dégagé.

Eh bien ! il est mort !

À part.

Je ne croyais pas que j’arriverais à être aussi criminel que ça.

Haut.

Mais pourquoi voulez-vous le tuer, Plumard ?

TAUPINIER.

Parce que j’aime sa femme.

LEMERCIER.

La Lamballe ?

TAUPINIER.

J’en suis fou !

LEMERCIER.

Vous êtes fou ?

TAUPINIER, se montant.

Oui ! fou ! fou ! Oh ! amour ! délice...

LEMERCIER, distrait.

Et orgue !... masculin au singulier, féminin au pluriel...

TAUPINIER.

Eh ! là... Eh ! là !... Vous parlez comme un professeur...

LEMERCIER, s’oubliant.

Dame ! je le suis...

TAUPINIER.

Hein ? Vous ! professeur ?...

LEMERCIER, vivement.

Dans... dans un collège d’assassins... de petits assassins !

À part.

J’ai failli me trahir. Ouf !

Il tombe assis dans un fauteuil.

TAUPINIER, tombant dans un autre fauteuil.

Il y a des collèges d’assassins ! Ô progrès ! Ô civilisation !

Ils sont aux deux bouts de la scène, étalés chacun dans un fauteuil, et s’éventent, anéantis.

 

 

Scène XII

 

TAUPINIER, LEMERCIER, PLUMARD

 

Plumard entre par le fond, sans être vu des deux autres qui sont enfouis, muets dans leurs fauteuils. Il ferme la porte du fond à double tour.

PLUMARD, mettant la clef dans sa poche.

Comme cela il ne se sauvera pas ! La police est en bas !... Et je me glisse furtivement pour jouir de ma vengeance... quand on arrêtera mon Taupinier. Ah ! nous allons bien rire tout à l’heure, nous allons bien rire !

Il gagne à pas de loup la porte de droite, premier plan.

LEMERCIER, à part.

C’est égal, j’ai eu une heureuse inspiration en me faisant passer pour un scélérat ! sinon mon affaire était faite.

TAUPINIER, à part.

Quelle ingénieuse idée j’aie eue ! sans cela, j’étais frit.

On entend du bruit dans la coulisse.

LEMERCIER et TAUPINIER.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

La voix de DUBROCHARD.

Au nom de la loi, ouvrez !

LEMERCIER et TAUPINIER.

La police !

La voix de DUBROCHARD.

Ouvrez, entendez-vous ?

Lemercier et Taupinier se précipitent l’un vers l’autre et se prennent mutuellement au collet.

LEMERCIER et TAUPINIER, ensemble.

Bougez pas !...

À part.

Filons !

Ils se sauvent chacun d’un côté. Taupinier sort par la porte de gauche, premier plan. Lemercier, par la porte de droite, premier plan.

 

 

Scène XIII

 

PLUMARD, DUBROCHARD, DEUX AGENTS, puis LEMERCIER et TAUPINIER

 

La voix de DUBROCHARD.

Ouvrez, ou j’enfonce la porte !

PLUMARD, sortant de son cabinet.

Attendez, j’y vais.

Il ouvre.

Ah ! nous allons bien rire.

DUBROCHARD.

Au nom de la loi, je vous arrête.

PLUMARD.

Qu’est-ce qu’il dit ?

DUBROCHARD.

Suis délégué du commissaire... vieil ami... m’a dit en déjeunant... « Dubrochard, j’ai la goutte... tu vas opérer arrestation... criminel à ma place... »

PLUMARD.

Vous ?

DUBROCHARD.

Moi... Dubrochard, vieux militaire... présentement épicier, rue Quincampoix... voici prospectus... où prenez-vous votre café ?...

PLUMARD.

Chez Potin...

DUBROCHARD.

Bon ! circonstance aggravante... suivez-nous !

PLUMARD.

Mais vous plaisantez ?

DUBROCHARD.

Plaisante jamais avec le devoir... vous dis de nous suivre, crebleu ! Et un peu vite...

PLUMARD.

Quand je vous dis que ce n’est pas moi ! là !

DUBROCHARD.

Avons signalement ! malfaiteur pire espèce... Air profond crétinisme.

PLUMARD, minaudant.

Eh bien !...

DUBROCHARD.

N’avez donc jamais regardé dans la glace. Cré nom ! faut pas nous la faire, savez... faut pas nous la faire.

PLUMARD.

Mais je vous répète que je suis un bon citoyen.

DUBROCHARD.

Vous demande pas vos opinions politiques... défendues, questions politiques.

PLUMARD.

Mais au nom du ciel !

DUBROCHARD.

S’agit pas de ciel ! Défendues, questions religieuses.

PLUMARD.

Ah ! tenez, je n’y tiens plus et je vous avoue franchement...

DUBROCHARD.

C’est bon ! tiendra compte... nom de nom !

Aux agents.

Vous ! inscrivez qu’il avoue.

PLUMARD.

Mais, pas du tout... mais je vous dis que ce n’est pas moi... celui que vous cherchez, il vient de partir, tenez, par là...

Il indique la porte de gauche.

DUBROCHARD.

Eh ! bien, alors, on le dit... il faut parler.

PLUMARD.

Mais, voilà une heure...

DUBROCHARD.

Taisez-vous !

PLUMARD, grognant.

Taisez-vous... et il veut que je parle.

DUBROCHARD, allant à la porte de gauche.

Nous allons bien voir...

Haut.

Au nom de la loi, ouvrez !

TAUPINIER, passant la tête à la porte et indiquant la porte par laquelle est sorti Lemercier.

Ce n’est pas ici, monsieur, c’est en face.

DUBROCHARD.

D’mande bien pardon, monsieur... Si vous voulez un prospectus de ma maison, j’ai de l’excellent café !

Il lui remet un prospectus. Allant à la porte de droite.

Au nom de la loi, ouvrez !

LEMERCIER, passant la tête et indiquant la porte par laquelle est sorti Taupinier.

En face, monsieur, en face !...

DUBROCHARD.

Comment ! en face, j’en viens... Ce que c’est que ces fumisteries-là ?

Aux agents.

Arrêtez-les tous les deux !

LEMERCIER et TAUPINIER.

Pourquoi donc ça ?

DUBROCHARD.

Ça ne vous regarde pas...

 

 

Scène XIV

 

PLUMARD, DUBROCHARD, DEUX AGENTS, LEMERCIER et TAUPINIER, PÉPITA

 

PÉPITA.

Ah ! mon Dieu, qui fait tout ce bruit ?

TAUPINIER.

Ah ! madame, venez me sauver... on me prend pour le criminel...

PÉPITA.

Jamais de la vie ! le criminel... le voilà !

LEMERCIER.

Moi ?

DUBROCHARD.

Ah ! c’est vous ! votre nom, un peu vite...

LEMERCIER.

Ô pater ! Ô mater met...

DUBROCHARD.

C’est bon... passez les prénoms, votre nom de famille, sacrebleu !

LEMERCIER.

Je suis Grognard...

DUBROCHARD.

Vous demande pas votre caractère.

LEMERCIER.

Je vous dis que je m’appelle Grognard... professeur de rhétorique à Quimper...

TOUS.

Il ment.

PÉPITA.

C’est Lemercier, l’assassin de Suresnes.

DUBROCHARD.

Lui aussi !... Mais on l’a déjà arrêté ce matin !

TOUS.

Hein !

LEMERCIER.

Mais quand je vous dis... Tenez, voici mes papiers... Lemercier, c’était un pseudonyme...

DUBROCHARD.

C’est juste !

TAUPINIER.

Mais tous les crimes que vous m’avez contés ?...

LEMERCIER.

Invention !... pour vous donner la réplique.

TAUPINIER.

Eh ! bien, et moi aussi !

LEMERCIER et TAUPINIER.

Ah ! mon cher confrère !

Ils se serrent la main.

DUBROCHARD.

Non ! mais alors le criminel... où est-il ?

PÉPITA.

Dame ! alors il n’y en a pas...

DUBROCHARD.

Il n’y en a pas ?... mais alors, qu’est-ce qu’il racontait, le commissaire ?... Non, mais est-il bête !

Aux agents.

Allez dire au commissaire qu’il n’y a pas plus de criminel que dans votre œil.

Sortie des agents.

LEMERCIER.

Eh bien ! moi, j’en ai assez des actrices... je retourne à Quimper...

DUBROCHARD.

Et moi, à mon épicerie... Et si le commerce ne va pas, eh bien ! je me fais commissaire de police... s’cregnion gnieu gnieu !... 

PDF