L’Amour et la Vérité (MARIVAUX)

Comédie en trois actes et en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, par les comédiens italiens, sur le Théâtre de l’Hôtel de bourgogne, le 3 mars 1720.

Le prologue seul de cette pièce fut publié dans le Mercure de France  sous le titre de Dialogue entre l’amour et la vérité. Le reste de la pièce est perdu.

 

 

Dialogue

 

entre L’AMOUR et LA VÉRITÉ

 

L’AMOUR.

Voici une dame que je prendrais pour la Vérité, si elle n’était si ajustée.

LA VÉRITÉ.

Si ce jeune enfant n’avait l’air un peu trop hardi, je le croirais l’Amour.

L’AMOUR.

Elle me regarde.

LA VÉRITÉ.

Il m’examine.

L’AMOUR.

Je soupçonne à peu près ce que ce peut être ; mais soyons-en sûr. Madame, à ce que je vois, nous avons une curiosité mutuelle de savoir qui nous sommes ; ne faisons point de façon de nous le dire.

LA VÉRITÉ.

J’y consens, et je commence. Ne seriez-vous pas le petit libertin d’Amour, qui depuis si longtemps tient ici-bas la place de l’Amour tendre ? Enfin n’êtes-vous pas l’Amour à la mode ?

L’AMOUR.

Non, Madame, je ne suis ni libertin, ni par conséquent à la mode, et cependant je suis l’Amour.

LA VÉRITÉ.

Vous, l’Amour !

L’AMOUR.

Oui, le voilà. Mais vous, Madame, ne tiendriez-vous pas lieu de la Vérité parmi les hommes ? N’êtes-vous pas l’Erreur, ou la Flatterie ?

LA VÉRITÉ.

Non, charmant Amour, je suis la Vérité même ; je ne suis que cela.

L’AMOUR.

Bon ! Nous voilà deux divinités de grand crédit ! Je vous demande pardon de vous avoir scandalisée, vous, dont l’honneur est de ne le pas être.

LA VÉRITÉ.

Ce reproche me fait rougir ; mais je vous rendrai raison de l’équipage où vous me voyez, quand vous m’aurez rendu raison de l’air libertin et cavalier répandu sur vos habits et sur votre physionomie même. Qu’est devenu cet air de vivacité tendre et modeste ? Que sont devenus ces yeux qui apprivoisaient la vertu même, qui ne demandaient que le cœur ? Si ces yeux-là n’attendrissent point, ils débauchent.

L’AMOUR.

Tels que vous les voyez cependant, ils ont déplu par leur sagesse ; on leur en trouvait tant, qu’ils en étaient ridicules.

LA VÉRITÉ.

Et dans quel pays cela vous est-il arrivé ?

L’AMOUR.

Dans le pays du monde entier. Vous ne vous ressouvenez peut-être pas de l’origine de ce petit effronté d’Amour, pour qui vous m’avez pris. Hélas ! C’est moi qui suis cause qu’il est né.

LA VÉRITÉ.

Comment cela ?

L’AMOUR.

J’eus querelle un jour avec l’Avarice et la Débauche. Vous avez combien j’ai d’aversion pour ces deux divinités ; je leur donnai tant de marques de mépris, qu’elles résolurent de s’en venger.

LA VÉRITÉ.

Les méchantes ! eh ! que firent-elles ?

L’AMOUR.

Voici le tour qu’elles me jouèrent. La Débauche s’en alla chez Plutus, le dieu des richesses ; le mit de bonne humeur, fit tomber la conversation sur Vénus, lui vanta ses beautés, sa blancheur, son embonpoint, etc. Plutus, à ce récit, prit un goût de conclusions, l’appétit vint au gourmand, il n’aima pas Vénus : il la désira.

LA VÉRITÉ.

Le malhonnête.

L’AMOUR.

Mais, comme il craignait d’être rebuté, la Débauche l’enhardit, en lui promettant son secours et celui de l’Avarice auprès de Vénus : Vous êtes riche, lui dit-elle, ouvrez vos trésors à Vénus, tandis que mon amie l’Avarice appuiera vos offres auprès d’elle, et lui conseillera d’en profiter. Je vous aiderai de mon côté, moi.

LA VÉRITÉ.

Je commence à me remettre votre aventure.

L’AMOUR.

Vous n’avez pas un grand génie, dit la Débauche à Plutus, mais vous êtes un gros garçon assez ragoûtant. Je ferai faire à Vénus une attention là-dessus, qui peut-être lui tiendra lieu de tendresse ; vous serez magnifique, elle est femme. L’Avarice et moi, nous vous servirons bien, et il est des moments où il n’est pas besoin d’être aimé pour être heureux.

LA VÉRITÉ.

La plupart des amants doivent à ces moments-là toute leur fortune.

L’AMOUR.

Après ce discours, Plutus impatient courut tenter l’aventure. Or, argent, bijoux, présents de toute sorte, soutenus de quelques bredouilleries, furent auprès de Vénus les truchements de sa belle passion. Que vous dirai-je enfin, ma chère ? un moment de fragilité me donna pour frère ce vilain enfant qui m’usurpe aujourd’hui mon empire ! ce petit dieu plus laid qu’un diable, et que Messieurs les hommes appellent Amour.

LA VÉRITÉ.

Hé bien ! Est-ce en lui ressemblant que vous avez voulu vous venger de lui ?

L’AMOUR.

Laissez-moi achever ; le petit fripon ne fut pas plutôt né, qu’il demanda son apanage. Cet apanage, c’était le droit d’agir sur les cœurs. Je ne daignai pas m’opposer à sa demande ; je lui voyais des airs si grossiers, je lui remarquais un caractère si brutal, que je ne m’imaginai pas qu’il pût me nuire. Je comptais qu’il ferait peur en se présentant, et que ce monstre serait obligé de rabattre sur les animaux.

LA VÉRITÉ.

En effet, il n’était bon que pour eux.

L’AMOUR.

Ses premiers coups d’essai ne furent pas heureux. Il insultait, bien loin de plaire ; mais ma foi, le cœur de l’homme ne vaut pas grand’chose ; ce maudit Amour fut insensiblement souffert ; bientôt on le trouva plus badin que moi ; moins gênant, moins formaliste, plus expéditif. Les goûts se partagèrent entre nous deux ; il m’enleva de mes créatures.

LA VÉRITÉ.

Eh ! que devîntes-vous alors ?

L’AMOUR.

Quelques bonnes gens crièrent contre la corruption ; mais ces bonnes gens n’étaient que des invalides, de vieux personnages, qui, disait-on, avaient leurs raisons pour haïr la réforme ; gens à qui la lenteur de mes démarches convenait, et qui prêchaient le respect, faute, en le perdant, de pouvoir réparer l’injure.

LA VÉRITÉ.

Il en pouvait bien être quelque chose.

L’AMOUR.

Enfin, Madame, ces tendres et tremblants aveux d’une passion, ces dépits délicats, ces transports d’amour d’après les plus innocentes faveurs, d’après mille petits riens précieux, tout cela disparut. L’un ouvrit sa bourse, l’autre gesticulait insolemment auprès d’une femme, et cela s’appelait une déclaration.

LA VÉRITÉ.

Ah ! l’horreur !

L’AMOUR.

À mon égard, j’ennuyais, je glaçais ; on me regardait comme un innocent qui manquait d’expérience, et je ne fus plus célébré que par les poètes et les romanciers.

LA VÉRITÉ.

Cela vous rebuta ?

L’AMOUR.

Oui, je me retirai, ne laissant de moi que mon nom dont on abusait. Or, il y a quelque temps, que rêvant à ma triste aventure, il me vint dans l’esprit d’essayer si je pourrais me rétablir en mitigeant mon air tendre et modeste ; peut-être, disais-je en moi-même, qu’à la faveur d’un air plus libre et plus hardi, plus conforme au goût où sont à présent les hommes, peut-être pourrais-je me glisser dans ces cœurs ? ils ne me trouveront pas si singulier, et je détruirai mon ennemi par ses propres armes. Ce dessein pris, je partis, et je parus dans la mascarade où vous me voyez.

LA VÉRITÉ.

Je gage que vous n’y gagnâtes rien.

L’AMOUR.

Ho vraiment ! Je me trouvai bien loin de mon compte : tout grenadier que je pensais être, dès que je me montrai, on me prit pour l’Amour le plus gothique qui ait jamais paru ; je fus sifflé dans les Gaules comme une mauvaise comédie, et vous me voyez de retour de cette expédition. Voilà mon histoire.

LA VÉRITÉ.

Hélas ! Je n’ai pas été plus heureuse que vous ; on m’a chassée du monde.

L’AMOUR.

Hé ! qui ? les chimistes, les devins, les faiseurs d’almanach, les philosophes ?

LA VÉRITÉ.

Non, ces gens-là me m’ont jamais nui. On sait bien qu’ils mentent, ou qu’ils sont livrés à l’erreur, et je ne leur en veux aucun mal, car je ne suis point faite pour eux.

L’AMOUR.

Vous avez raison.

LA VÉRITÉ.

Mais, que voulez-vous que les hommes fassent de moi ? Le mensonge et la flatterie sont en si grand crédit parmi eux, qu’on est perdu dès qu’on se pique de m’honorer. Je ne suis bonne qu’à ruiner ceux qui me sont fidèles ; par exemple, la flatterie rajeunit les vieux et les vieilles. Moi, je leur donne l’âge qu’ils ont. Cette femme dont les cheveux blanchissent à son insu, singe maladroit de l’étourderie folâtre des jeunes femmes, qui provoque la médisance par des galanteries qu’elle ne peut faire aboutir, qui se lève avec un visage de cinquante ans, et qui voudrait que ce visage n’en eût que trente, quand elle est ajustée, ira-t-on lui dire : Madame, vous vous trompez dans votre calcul ; votre somme est de vingt ans plus forte ? non, sans doute ; ses amis souscrivent à la soustraction. Telle a la physionomie d’une guenon, qui se croit du moins jolie ; irez-vous mériter sa haine, en lui confiant à quoi elle ressemble pendant que, pour être un honnête homme auprès d’elle, il suffit de lui dire qu’elle est piquante ? Cet homme s’imagine être un esprit supérieur ; il se croit indispensablement obligé d’avoir raison partout ; il décide, il redresse les autres ; cependant ce n’est qu’un brouillon qui jouit d’une imagination déréglée. Ses amis feignent de l’admirer ; pourquoi ? Ils en attendent, ou lui doivent, leur fortune.

L’AMOUR.

Il faut bien prendre patience.

LA VÉRITÉ.

Ainsi je n’ai plus que faire au monde. Cependant, comme la Flatterie est ma plus redoutable ennemie, et qu’en triomphant d’elle, je pourrais insensiblement rentrer dans tous mes honneurs, j’ai voulu m’humaniser : je me suis déguisée, comme vous voyez, mais j’ai perdu mon étalage : l’amour-propre des hommes est devenu d’une complexion si délicate, qu’il n’y a pas moyen de traiter avec lui ; il a fallu m’en revenir encore. Pour vous, mon bel enfant, il me semble que vous aviez un asile et le mariage.

L’AMOUR.

Le mariage ! Y songez-vous ? Ne savez-vous pas que le devoir des gens mariés est de s’aimer ?

LA VÉRITÉ.

Hé bien ! c’est à cause de cela que vous régnerez plus aisément parmi eux.

L’AMOUR.

Soit ; mais des gens obligés de s’aimer ne me conviennent point. Belle occupation pour un espiègle comme moi, que de faire les volontés d’un contrat ; achevons de nous conter tout. Que venez-vous faire ici ?

LA VÉRITÉ.

J’y viens exécuter un projet de vengeance ; voyez-vous ce puits ? Voilà le lieu de ma retraite ; je vais m’enfermer dedans.

L’AMOUR.

Ah ! Ah ! Le proverbe sera donc vrai, qui dit que la Vérité est au fond du puits. Et comment entendez-vous vous venger, là ?

LA VÉRITÉ.

Le voici. L’eau de ce puits va, par moi, recevoir une telle vertu, que quiconque en boira sera forcé de dire tout ce qu’il pense et de découvrir son cœur en toute occasion ; nous sommes près de Rome, on vient souvent se promener ici ; on y chasse ; le chasseur se désaltère ; et à succession de temps, je garnirai cette grande ville de gens naïfs, qui troubleront par leur franchise le commerce indigne de complaisance et de tromperie que la Flatterie y a introduit plus qu’ailleurs.

L’AMOUR.

Nous allons donc être voisins ; car, pendant que votre rancune s’exercera dans ce puits, la mienne agira dans cet arbre. Je vais y entrer ; les fruits en sont beaux et bons, et me serviront à une petite malice qui sera tout à fait plaisante. Celui qui en mangera tombera subitement amoureux du premier objet qu’il apercevra. Que dites-vous de ce guet-apens ?

LA VÉRITÉ.

Il est un peu fou.

L’AMOUR.

Bon, il est digne de vous ; mais adieu, je vais dans mon arbre.

LA VÉRITÉ.

Et moi, dans mon puits.

 

 

Divertissement

 

1er AIR : gracieusement.

D'un doux regard elle vous jure

Que vous êtes son favori,

Mais c'est peut-être une imposture

Puisqu'en faveur d'un autre elle a déjà souri.

2e AIR : bourrée.

Dans le même instant que son âme

Dédaigneuse d'une autre flamme

Semble se déclarer pour vous,

Le motif de la préférence

Empoisonne la jouissance

D'un bien qui paraissait si doux.

La coquette ne vous caresse

Que pour alarmer la paresse

D'un rival qui n'est point jaloux.

3e AIR : menuet.

L'amant trahi par ce qu'il aime

Veut-il guérir presque en un jour ?

Qu'il aime ailleurs ; l'amour lui-même

Est le remède de l'amour.

4e AIR : piqué.

Vous qui croyez d'une inhumaine

Ne vaincre jamais la rigueur,

Pressez, la victoire est certaine,

Vous ne connaissez pas son cœur ;

Il prend un masque qui le gêne ;

Son visage, c'est la douceur.

5e AIR : gracieusement.

Heureux, l'amant bien enflammé.

Celui qui n'a jamais aimé

Ne vit pas ou du moins l'ignore ;

Sans le plaisir d'être charmé

D'un aimable objet qu'on adore

S'apercevrait-on d'être né ?

6e AIR : piqué.

Tel qui devant nous nous admire,

S'en rit peut-être à quatre pas.

Quand à son tour il nous fait rire

C'est un secret qu'il ne sait pas ;

Oh ! l'utile et charmante ruse

Qui nous unit tous ici-bas ;

Qui de nous croit en pareil cas

Être la dupe qu'on abuse ?

7e AIR : gracieusement.

La raison veut que la sagesse

Ait un empire sur l'amour ;

Ô vous, amants, dont la tendresse

Nous attaque cent fois le jour,

Quand il nous prend une faiblesse

Ne pouvez-vous à votre tour

Avoir un instant de sagesse ?

            Arlequin désenchanté par la Raison chante le couplet suivant  :

J'aimais Arlequin et ma foi,

Je crois ma guérison complète ;

Mais, Messieurs, entre nous, j'en vois

Qui peut-être, aussi bien que moi,

Ont besoin d'un coup de baguette.

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