Les Nouveaux débarqués (Marc-Antoine LEGRAND)

Comédie, en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 5 novembre 1725.

 

Personnages

 

DORIMONT, Mari de Dorimène

DORIMÈNE, Femme de Dorimont

BAGUENAUDIER, Maître de Forges, Amoureux de Dorimène

LE BARON, Fils de Baguenaudier

ZERBINE, Suivante de Dorimène

L’ÉVEILLÉ, Homme d’intrigue

 

La Scène est à Paris chez Dorimont.

 

 

Scène première

 

L’ÉVEILLÉ, ZERBINE

 

ZERBINE.

Quoi ! Monsieur l’Éveillé, serait-il possible que nous fussions du même pays ?

L’ÉVEILLÉ.

N’en doute point, ma chère Zerbine, je suis Nivernois. Mais achève en peu de mots toute ton Histoire, et me dis comment tu tombas entre les mains de ces Bohémiens qui t’enlevèrent à l’âge de six ans.

ZERBINE.

Oh ! ma foi, il y a si longtemps que je ne m’en souviens presque plus. Il suffit que je t’aye appris que je me nomme Isidore, fille unique de Maître Guillaume, riche Fermier du Nivernois, qu’après avoir couru le pays, malgré moi, dix ou douze ans, avec cette bande d’Égyptiens, sous le nom de Zerbine qu’ils m’avaient donné, je les ai quittés pour m’en venir à Paris : qu’ayant écrit dans mon pays, j’ai appris que mon père et ma mère étaient morts ; que le Seigneur de chez nous s’était emparé de mon bien, qui montait à plus de vingt mille francs, qu’il ne vouloir point rendre ; que me voyant, par cette nouvelle, réduite à servir, n’étant pas en état de poursuivre un procès, je m’étais mise auprès de Madame Dorimène, qui, par ses bontés, adoucit la rigueur de mon sort.

L’ÉVEILLÉ.

Je t’ai écouté tout dire jusqu’au bout, et je vais t’apprendre bien des choses à mon tour. Celui qui s’est emparé de ton bien est Monsieur Baguenaudier, arrivé depuis huit jours de Nevers avec son benêt de Fils, Monsieur le Baron de la Baguenaudière.

ZERBINE.

Comment ! ces deux originaux qui logent ici, et qui viennent épouser les deux Cousines de Dorimont, mon Maître ?

L’ÉVEILLÉ.

Eux-mêmes, qui ont depuis peu vendu leur Forge pour être de qualité. Mais je te dirai bien plus, ils n’ont aucune inclination pour celles qu’ils venaient épouser ; ils sont tous deux devenus amoureux de Dorimène.

ZERBINE.

En voilà bien d’un autre. Quoi ! ces deux benêts aimeraient ma Maîtresse, qui est la sagesse même, et qui a pour époux un jeune homme qu’elle aime à la folie ?

L’ÉVEILLÉ.

Il n’importe. Ils l’aiment tous deux éperdument, et ils se sont persuadés qu’ils n’en étaient pas haïs : mais le plaisant, c’est que le père et le Fils se cachent l’un de l’autre, et sont rivaux sans le savoir : ils m’ont fait chacun, en particulier, confidence de leur passion, et m’ont surtout bien recommandé le secret.

ZERBINE.

Et quel est leur espoir, en aimant une femme mariée ?

L’ÉVEILLÉ.

Hé ! tu juges bien que ce n’est pas pour l’épouser.

ZERBINE.

Et ces faquins-là osent se persuader que Dorimène sera assez folle pour les écouter ?

L’ÉVEILLÉ.

Ils comptent sur les présents qu’ils sont en état de lui envoyer. Quoiqu’ils aient négligé de te faire restitution, ce sont des gens qui jettent l’argent par les fenêtres, quand il s’agit de leurs plaisirs.

ZERBINE.

Ils ne sont pas les seuls. Mais ma Maîtresse n’a que faire de leurs présents, elle a un mari qui ne lui refuse rien, et leurs libéralités ne seront pas capables de la tenter.

L’ÉVEILLÉ.

J’en suis persuadé ; mais il ne faut pas qu’il leur en coûte moins.

ZERBINE.

Qu’entends-tu par-là ?

L’ÉVEILLÉ.

J’entends que nous leur ferons accroire que Dorimène aura accepté leurs présents, et que nous les garderons, seulement pour acquitter leur conscience de la restitution qu’ils doivent te faire.

ZERBINE.

Cela n’est pas si mal imaginé ; mais l’exécution m’en paraît un peu difficile.

L’ÉVEILLÉ.

Il n’y a rien de plus aisé : songe que nous avons à faire à des sots ; tu en vas juger par leur style épistolaire. Tiens, voilà les Lettres qu’ils m’ont chargé, chacun en leur particulier, de faire tenir adroitement à Dorimène. Voilà d’abord celle du père, tu n’as qu’à lire, tu verras qu’il n’a pas encore oublié qu’il a été ci-devant Maître de Forge.

ZERBINE lit.

Madame, quand vous auriez le cœur dur comme une Enclume, j’ose espérer qu’il s’amollira dans la fournaise de mon amour : Tout mon bien est à votre service, vous en pouvez disposer, ne laissez pas éteindre une si belle ardeur, et songez qu’il faut battre le fer tandis qu’il est chaud.

Voilà une expression tout-à-fait nouvelle, et cependant on ne peut s’expliquer plus clairement.

L’ÉVEILLÉ.

Je te vais lire la Lettre du fils, qui a été quelque temps dans le négoce.

Il lit.

Madame, je vous écris ces lignes, pour vous faire savoir que je vous aime de tout mon cœur, Dieu veuille qu’ainsi soit de vous. Je ne sais à quoi employer mon argent, et il est tout à votre service ; espérant néanmoins que vos appas m’en paieront la rente à un denier raisonnable.

ZERBINE.

Ma foi, le père et le fils sont aussi extravagants l’un que l’autre ; et voilà d’un style à se faire jeter par les fenêtres. Je ne montrerai point absolument ces Lettres à ma Maîtresse.

L’ÉVEILLÉ.

La peste ! il faut bien t’en garder. Tu n’auras seulement qu’à y faire réponse toi-même en son nom ; ils ne connaissent point son écriture, ni la tienne.

ZERBINE.

Et que peut-on répondre à de pareilles sottises ?

L’ÉVEILLÉ.

Il faut leur parler sur le même ton. Vous m’offrez votre bien, je l’accepte. Envoyez-moi d’abord ceci, cela, des étoffes, de l’argent, des bijoux, une montre, un collier, des boucles d’oreilles.

ZERBINE.

Bon ! des boucles d’oreilles ! en voici encore que mon Maître a achetées ce matin à sa femme, et qu’il m’a ordonné de mettre sur sa toilette quand elle se masquera tantôt pour le Bal : il veut la surprendre agréablement.

L’ÉVEILLÉ.

Montre-moi ces boucles ; elles sont, ma foi fort belles.

ZERBINE.

Je te dis que ma Maîtresse ne manque d’aucune chose, et qu’ils ne peuvent rien lui offrir qu’elle n’ait déjà.

L’ÉVEILLÉ.

Bon, bon ! qu’importe ? Mais les voici : allons promptement dans ta chambre faire réponse à leurs Lettres.

 

 

Scène II

 

BAGUENAUDIER, LE BARON

 

BAGUENAUDIER.

Oui, mon fils, j’ai fait des réflexions très sérieuses sur mon futur mariage. Je ne veux point m’exposer à de nouveaux chagrins. Vous savez tous les tours que feu votre mère m’a faits de son vivant.

LE BARON.

Oh que oui !

BAGUENAUDIER.

Aussi, je suis résolu de ne plus m’engager si fortement. Et pour vous, si vous m’en croyez, vous ne vous marierez point non plus.

LE BARON.

Oh que non !

BAGUENAUDIER.

Il faudra nous dégager adroitement de la parole que nous avons donnée à Dorimont, d’épouser ses Parentes.

LE BARON.

Oh que oui !

BAGUENAUDIER.

Ce que je vous en dis, c’est plus pour vous que pour moi ; car beau et bienfait comme j’ai toujours été, si je n’ai pu avoir une femme à moi seul, et si votre mère par sa conduite a fait croire à tout le monde que vous n’étiez pas mon fils, jugez où vous en seriez, avec une femme d’humeur coquette, vous qui ne me valez pas, à beaucoup près, et qui avez l’air, entre nous, d’un vrai nigaud.

LE BARON.

On dit pourtant, mon Père, que je vous ressemble.

BAGUENAUDIER.

Oh que nenni, vous n’avez pas l’air si éveillé que je l’ai encore à mon âge. Je passe pour la galanterie même ; et j’ai toujours été aimé de toutes les femmes, hors de la mienne.

LE BARON.

Est-ce que vous croyez, mon Père, que toutes les femmes ne m’aiment pas aussi ? L’autre jour en passant dans la rue, j’en vis une demie douzaine qui dirent en me voyant, voilà un jeune homme qui à l’air bien dégourdi.

BAGUENAUDIER.

Tant mieux, si cela est ainsi. Contez-en à toutes les belles tour à tour, mais n’épousez jamais.

LE BARON.

Je ne suis pas si niais, et j’espère que vous entendrez bientôt parler de mes fredaines.

 

 

Scène III

 

BAGUENAUDIER, seul

 

Ce que c’est que de donner de l’éducation aux enfants ! si je n’avais pas pris soin de ce garçon-là, ce serait le plus grand benêt de notre pays. Il faut tout dire ; il a déjà marché à l’Arrière-ban, et cela forme bien un jeune homme. Mais voici l’Éveillé.

 

 

Scène IV

 

BAGUENAUDIER, L’ÉVEILLÉ

 

BAGUENAUDIER.

Hé bien ! qu’as-tu fait ? Dorimène a-t-elle reçu ma Lettre ?

L’ÉVEILLÉ.

Ma foi, Monsieur, vous êtes plus heureux que sage, et je n’aurais jamais cru Dorimène capable d’écouter un autre que son mari.

BAGUENAUDIER.

Comment ! tu m’apportes donc de bonnes nouvelles ?

L’ÉVEILLÉ.

Si j’en crois les transports qu’elle a fait éclater, en lisant votre Lettre, la réponse doit vous être bien agréable.

BAGUENAUDIER.
Lisons promptement.

Il lit.

Mon cher... Ah ! l’Éveillé, ce seul mot me va jusqu’au fond de l’âme.

L’ÉVEILLÉ.

Continuez.

BAGUENAUDIER lit.

Mon cher, comme vous m’écrivez sans façon, je vous fais une réponse de même : vous m’offrez votre cœur et votre bien, je ne refuse ni l’un ni l’autre ; je ne suis pas intéressée, mais j’ai besoin de bien des choses.

Ah ! c’est m’en dire assez. Allons, mon cher l’Éveillé, aide-moi à imaginer ce qui pourra lui faire le plus de plaisir.

L’ÉVEILLÉ.

C’est à quoi j’ai d’abord songé ; et voici des boucles d’oreilles magnifiques, dont elle est enchantée, et que son mari a trouvé trop chères, elles ne sont pourtant que de dix mille francs.

BAGUENAUDIER, regardant les boucles.

Dix mille francs, c’est marché donné. Tiens, voilà deux Billets, payables à vue, qui passent cette somme, le reste est pour toi. Mais, dis-moi, le mari ne trouvera-t-il point à redire de voir ces boucles à sa femme ?

L’ÉVEILLÉ.

Bon, bon ! c’est un jeune sot à qui nous ferons croire tout ce que nous voudrons. Elle dira qu’elle a gagné le gros lot de la Loterie.

BAGUENAUDIER.

Cela est trouvé à merveille. Va donc promptement les lui porter de ma part.

L’ÉVEILLÉ.

Vous aurez le plaisir de lui voir aux oreilles dès aujourd’hui. Mais, Monsieur, tandis que vous êtes en humeur de dépenser, si j’osais vous faire ressouvenir de feu Maître Guillaume, à qui votre père, en mourant avoua devoir une vingtaine de mille francs qu’il vous chargea de payer à sa fille.

BAGUENAUDIER.

De quoi Diable me vas-tu faire ressouvenir ? et qui t’a dit cela ?

L’ÉVEILLÉ.

Des gens du Pays.

BAGUENAUDIER.

Et de quoi se mêlent-ils ? Il est vrai que mon père, en mourant, me chargea d’acquitter cette somme ; si jamais je meurs, j’en chargerai mon fils, qui le recommandera de même à ses héritiers, et cela sera payé avec le temps.

L’ÉVEILLÉ.

Fort bien. Voilà comme les restitutions se sont en Normandie.

BAGUENAUDIER.

Et de plus, où aller chercher cette fille ? tout cela doit être mort à présent. Mais ne parlons que de mon aimable Dorimène. Quand pourrai-je l’entretenir de mon amour ?

L’ÉVEILLÉ.

C’est ce qu’il ne faudra faire qu’avec de grandes précautions ; car elle m’a averti que devant le monde elle ne ferait pas seulement semblant de vous connaître. Il faudra prendre l’occasion du Bal que son mari donne aujourd’hui, ici, en faveur de l’alliance que vous devez contracter avec ses Cousines. Comme tout le monde y sera déguisé, vous pourrez l’entretenir sous le masque, sans que personne s’en aperçoive.

BAGUENAUDIER.

Ah ! mon cher l’Éveillé, que ta as d’esprit ! Adieu, va promptement porter à Dorimène ce que je lui envoie, et je saurai tantôt ce que tu auras fait.

L’ÉVEILLÉ.

Ne vous mettez pas en peine, vos affaires sont en bonnes mains.

 

 

Scène V

 

L’ÉVEILLÉ, seul

 

Cela commence assez bien, et j’espère que cela finira de même. Allons promptement nous faire payer de ces billets. Mais voici Monsieur Baguenaudier le Fils. Tandis que j’y suis, faisons d’une pierre deux coups.

 

 

Scène VI

 

LE BARON, L’ÉVEILLÉ

 

LE BARON.

Il y a longtemps que je te cherche. Hé bien, comment vont nos affaires ?

L’ÉVEILLÉ.

Parbleu, Monsieur, il faut que vous soyez l’enfant gâté de l’Amour. Comment ! une Dame de la fierté de Dorimène, se rendre d’abord à votre première requête !

LE BARON.

Oh ! j’ai toujours jugé qu’elle était de bon goût. Tu as donc eu une réponse favorable ?

L’ÉVEILLÉ.

Tenez, lisez.

LE BARON lit.

Mon cher, comme vous m’écrivez sans façon, je vous fais une réponse de même : vous m’offrez votre cœur et votre bien, je ne refuse ni l’un ni l’autre ; je ne suis pas intéressée, mais j’ai besoin de bien des choses.

L’ÉVEILLÉ.

Hé bien ! Monsieur, êtes-vous content ?

LE BARON.

On ne peut pas davantage. Mais que tiens-tu là ?

L’ÉVEILLÉ.

Ce sont des boucles de Diamants, qu’un de mes amis m’a donné à vendre.

LE BARON.

Ah, morbleu, la bonne rencontre ! montre les-moi.

L’ÉVEILLÉ.

Croyez-moi, Monsieur, ne les regardez pas ; elles sont trop chères. Mille pistoles !

LE BARON.

Te moques-tu ? elles valent plus que cela. Je viens de recevoir vingt mille francs en deux facs, d’un de nos Marchands, tiens, cela me décharge de la moitié, et je vais de ce pas présenter ces boucles à Dorimène.

L’ÉVEILLÉ.

Ah ! Monsieur, vous n’y songez pas ? faire vous-même un présent en face à une femme ! vous la feriez rougir. Épargnez du moins sa pudeur.

LE BARON.

Comment faudra-t-il donc s’y prendre ?

L’ÉVEILLÉ.

Comment ? je vais vous le dire. Elle est maintenant à sa toilette, et se fait coiffer pour le Bal ; et Zerbine, sa femme de chambre, que je tiens dans ma manche, lui mettra adroitement ces boucles aux oreilles, au lieu des siennes ; elle s’apercevra bientôt d’où lui viendra ce présent.

BARON.

Tu as ma foi raison : avec tout mon esprit, je n’aurais jamais imaginé cela.

L’ÉVEILLÉ.

J’entends sortir quelqu’un de chez Dorimène, retirez-vous, qu’on ne nous voie ensemble.

 

 

Scène VII

 

L’ÉVEILLÉ, seul

 

Par ma foi, voilà deux grandes dupes, et je n’aurais jamais cru les gens de mon Pays si faciles à tromper.

 

 

Scène VIII

 

L’ÉVEILLÉ, ZERBINE

 

ZERBINE.

Hé bien, l’Éveillé, où en sommes-nous ?

L’ÉVEILLÉ.

Nous sommes bien; et j’ai vendu les boucles d’oreilles à nos deux benêts.

ZERBINE.

Ah malheureux ? qu’as-tu fait ?

L’ÉVEILLÉ.

Oh, doucement, je les ai vendues, mais je ne les ai pas livrées. J’en ai tiré deux fois la valeur, et quelques petits revenants bons ; et voici encore les boucles de reste, que tu peux aller mettre à présent aux oreilles de ta Maîtresse.

ZERBINE.

Je vais les lui présenter de la part de son mari. Mais le voici qui revient de la ville, amuse-le ici un moment.

L’ÉVEILLÉ.

C’est bien dit.

 

 

Scène IX

 

DORIMONT, L’ÉVEILLÉ

 

DORIMONT.

Ah ! c’est vous, Monsieur l’Éveillé ? que faites-vous donc ici ? Vous en contez toujours à notre Zerbine.

L’ÉVEILLÉ.

Il est vrai, Monsieur, je ne saurais voir une jolie fille, sans m’y amuser.

DORIMONT.

Comme tu me parais honnête garçon, je te la ferai épouser, si le cœur t’en dit ; pendant que nous sommes en train de faire des mariages, il n’en coûtera pas plus.

L’ÉVEILLÉ.

Monsieur, cela n’est pas de refus.

DORIMONT.

C’est pour ce soir les accordailles de Messieurs Baguenaudier avec mes Cousines, et nous pourrons vous mettre de la partie.

L’ÉVEILLÉ.

Monsieur, j’y consens de tout mon cœur.

DORIMONT.

Je ne sais si ma femme aura... Mais la voici déjà en habit de masque. Mon cher l’Éveillé, fais-moi le plaisir d’aller avertir les violons qu’ils se rendent au plutôt ici. Je veux faire commencer le Bal incessamment.

L’ÉVEILLÉ.

J’y vais, Monsieur.

À part.

Allons tout d’un temps nous faire payer de nos billets.

 

 

Scène X

 

DORIMONT, DORIMÈNE

 

DORIMÈNE.

En vérité, Dorimont, vous êtes fou de m’avoir acheté des boucles de cette beauté. Cela est trop galant pour un mari.

DORIMONT.

Regardez-moi toujours comme votre Amant, Madame, et ne croyez pas que les nœuds du mariage puissent jamais rien diminuer de l’amour et de l’estime qui me les ont fait former.

DORIMÈNE.

Il serait à souhaiter que vos aimables Parentes trouvassent dans ceux que vous leur destinez, des Époux aussi galants ; mais entre nous, ces Messieurs-là ne me paraissent pas trop épris de leurs charmes. J’ai remarqué dans toutes les occasions qu’ils ne jetaient pas seulement les yeux sur elles, et semblaient même affecter de n’adresser jamais la parole qu’à moi.

DORIMONT.

Ce sont des Provinciaux qui n’étaient jamais venus à Paris ; cela ne sait point encore son monde. Après tout, quoiqu’ils soient fort riches, s’ils n’ont point de goût pour mes Cousines, je ne veux point les rendre malheureuses : les choses ont beau être avancées, il vaudrait mieux en rester-là, que de s’exposer à des suites fâcheuses.

DORIMÈNE.

Hé bien ! laissez-moi faire, si vous voulez je leur parlerai : vos Cousines m’en ont déjà prié, puisqu’il faut que je vous le dise,  et sans les commettre en aucune façon, non plus que vous, je découvrirai adroitement ce que ces Messieurs ont dans l’âme. Mais au moins, que cela n’apporte point de changement au Divertissement de ce soir.

DORIMONT.

Oh ! pour cela non, je vous assure, ce n’est que vous que je régale, y prendra part qui voudra.

DORIMÈNE.

Voici ces Messieurs, laissez-moi avec eux, je vous réponds bien de découvrir leurs sentiments.

 

 

Scène XI

 

DORIMÈNE, BAGUENAUDIER, d’un côté du Théâtre,
LE BARON, de l’autre côté

 

BAGUENAUDIER, bas.

Bon, voilà Dorimont rentré, c’est ce que j’attendais.

LE BARON, bas.

Dorimène seule, ah ! quel bonheur !

BAGUENAUDIER.

Mais que vient chercher ici mon importun de fils ? Monsieur le Baron, éloignez-vous, je voudrais dire un mot en particulier à Madame.

LE BARON, bas.

Oh ! s’il vous plaît, mon Père, c’est moi qui ai à lui parler, et qui vous prie de vous en aller vous-même.

DORIMÈNE.

Hé bien ! Messieurs, c’est donc à demain ce grand jour ? je vous félicite par avance, sur le choix que vous avez fait. Ce n’est pas parce qu’Agathe et Julie sont parentes de mon mari, que je vous en parle, mais, en vérité, on peut dire que ces Demoiselles ont infiniment de mérite.

BAGUENAUDIER, faisant la révérence.

Ah ! Madame, cela vous plaît à dire.

LE BARON.

Je crois, Madame, que cela ne vous donne aucune jalousie.

DORIMÈNE.

Comment de la jalousie ? pourquoi me dites-vous cela ?

LE BARON.

Hé... à cause de ce que vous savez.

BAGUENAUDIER.

Mon fils veut peut-être dire que la plupart des Dames envient ordinairement le bonheur des nouvelles mariées.

DORIMÈNE.

Il est vrai que le bonheur de ces Demoiselles peur être parfait ; mais je ne dois pas me tenir moins heureuse qu’elles.

BAGUENAUDIER.

Vous avez bien raison.

LE BARON.

Vous avez le cœur, c’est le principal.

DORIMÈNE.

Le cœur est beaucoup ; mais, quand la personne nous plaît, c’est le comble du bonheur.

BAGUENAUDIER et LE BARON,
faisant la révérence et s’applaudissant : ils font des lazzis autour des oreilles.

Ah ! Madame.

DORIMÈNE.

Mais que regardez-vous tous deux si attentivement ? mes boucles, apparemment ?

BAGUENAUDIER.

Non, Madame, je vous assure, j’ai plus d’esprit que cela.

LE BARON.

Pour moi, Madame, je n’y songe seulement pas.

DORIMÈNE.

C’est un présent que l’on m’a fait aujourd’hui, elles ne sont pas des plus belles, mais je m’en contente.

BAGUENAUDIER.

Vous avez bien de la bonté, Madame.

DORIMÈNE.

De quoi ?

BAGUENAUDIER.

De vous en contenter.

LE BARON.

Si elles ne sont pas plus belles, Madame ce n’est pas ma faute.

DORIMÈNE.

Je le crois bien.

À part.

Voilà des gens bien peu polis ; il semble qu’ils s’attachent à vouloir mépriser mes boucles.

LE BARON.

Vous savez, Madame, que, dans ces sortes d’occasions, on prend ce qu’on trouve, et que souvent les connaisseurs...

DORIMÈNE.

Finissons, s’il vous plaît, ce propos. Il suffit, Messieurs, que mes boucles ne vous paraissent pas trop belles.

BAGUENAUDIER.

Je dirai bien plus ? elles ne sont pas dignes des oreilles qui ont la bonté de les porter.

DORIMÈNE, à part.

Ces gens-là ont perdu l’esprit.

Haut.

Vous êtes bien dégoûtés, Messieurs. Oh bien, pour peu qu’elles vaillent, ce présent m’est toujours bien précieux de la part d’où il me vient.

BAGUENAUDIER et LE BARON,
ensemble, faisant la révérence.

Ah ! Madame !

DORIMÈNE.

Brisons là-dessus, Messieurs. Je veux vous parler d’Agathe et de Julie. Il me semble que je ne vois point en vous un certain empressement à devenir heureux, et que vous regardez ces mariages avec quelqu’espèce de répugnance.

BAGUENAUDIER.

En pouvez-vous douter ?

LE BARON.

C’est à mon père à vous dire ses raisons: pour moi vous savez déjà les miennes.

DORIMÈNE.

Moi, je fais vos raisons ? Et qui me les aurait dites !

LE BARON.

Hé, mais... vous savez qu’on ne peut courir deux lièvres à la fois, et que... Mon Père, allez vous-en, encore une fois ; tenez, vous êtes ici de trop.

BAGUENAUDIER.

C’est bien plutôt vous, qui m’y incommodez furieusement, et je vous commande de vous retirer.

LE BARON.

Je vous obéis, mais j’enrage.

 

 

Scène XII

 

BAGUENAUDIER, DORIMÈNE

 

BAGUENAUDIER.

Maintenant que nous sommes seuls, vous voulez bien, Madame, que je vous témoigne le ravissement où je suis d’être aimé d’une aussi belle personne que vous, et que...

DORIMÈNE.

Qu’est-ce que tout cela signifie ? Extravaguez-vous ? et songez-vous que vous parlez à moi ?

BAGUENAUDIER.

Personne ne nous entend, belle Dorimène, et votre amour ne doit point se contraindre. Souffrez que je baise cette main qui m’a écrit si tendrement.

DORIMÈNE.

Ah, quelle insolence ! holà, quelqu’un ?

BAGUENAUDIER.

Hé ! Madame, voulez-vous vous perdre ?

DORIMÈNE.

Comment donc, me perdre ? je veux que vous vous expliquiez devant tout le monde.

BAGUENAUDIER.

Ah ! Madame, après avoir fait réponse à ma lettre d’une manière si obligeante...

DORIMÈNE.

Moi, je vous ai écrit ? Ah celui-là ne se peut pas supporter !

 

 

Scène XIII

 

DORIMONT, DORIMÈNE, BAGUENAUDIER, LE BARON

 

LE BARON.

Qu’est-ce donc que tout ceci, mon Père ?

DORIMONT.

Qu’avez-vous, Madame, je vous trouve bien émue.

DORIMÈNE.

Ce n’est rien.

DORIMONT.

Madame, ayez la bonté de me dire de quoi il s’agit.

DORIMÈNE.

C’est une bagatelle. C’est Monsieur, qui prétend m’avoir écrit, et que je lui ai fait réponse.

BAGUENAUDIER.

Hé bien, oui, Madame, puisque vous le prenez sur ce ton-là. Je dis la vérité, et voilà votre lettre.

DORIMONT.

Voyons.

Il lit.

Mon cher, comme vous m’écrivez sans façon, je vous fais une réponse de même...

À Baguenaudier.

Allez, Monsieur, ce n’est-là, ni le style, ni l’écriture de ma femme.

LE BARON.

Comment donc ? et c’est une lettre pareille à celle qu’on m’a écrite tantôt ?

BAGUENAUDIER.

À vous, mon Fils ?

LE BARON.

Hé, oui, mon Père.

DORIMONT.

Vous voyez bien, Monsieur, que vous êtes dans l’erreur.

BAGUENAUDIER.

Comment dans l’erreur ? et les boucles que Madame a encore à ses oreilles ?

DORIMONT.

Quoi ! Monsieur, vous voulez soutenir que ces boucles viennent de vous ?

BAGUENAUDIER.

Sans doute.

DORIMONT.

Oh ! pour le coup, vous avez perdu tout-à-fait l’esprit.

BAGUENAUDIER.

J’ai perdu l’esprit ?

LE BARON.

Cela est vrai, mon Père. Et pour faire finir toutes ces contestations, je veux bien vous avouer que c’est moi qui les ai envoyées à Madame.

DORIMONT.

En voici bien d’un autre ; et je vous trouve tous deux bien hardis de tenir un pareil langage, lorsque j’ai payé ce matin ces mêmes boucles de mon argent.

DORIMÈNE.

Il y a quelque chose là-dessous, que je ne comprends pas.

LE BARON.

Ma foi, ni moi non plus. Ce que je sais bien, c’est que j’ai payé tantôt ces boucles dix mille francs.

BAGUENAUDIER.

Et moi autant.

DORIMONT.

Et à qui ?

LE BARON.

À l’Éveillé.

BAGUENAUDIER.

C’est aussi lui qui doit les avoir données à Madame de ma part, et à qui j’en ai donné l’argent.

DORIMÈNE.

Comment ! l’Éveillé aurait-il joué un tour de la sorte ? Mais le voici.

 

 

Scène XIV

 

DORIMONT, DORIMÈNE, BAGUENAUDIER, LE BARON, L’ÉVEILLÉ déguisé en sabotier

 

DORIMONT.

Ah ! Coquin !

BAGUENAUDIER.

Ah ! Fourbe !

LE BARON.

Ah ! Maraud !

L’ÉVEILLÉ.

Ouais, j’en fais ici une plaisante entrée de Ballet !

DORIMONT.

Il ne s’agit pas ici de badiner. Réponds à ces Messieurs et à moi, ou bien...

L’ÉVEILLÉ.

Doucement, Messieurs, il n’est pas permis d’insulter les Masques.

BAGUENAUDIER.

Commence toujours par nous répondre. À qui as-tu tantôt donné ma lettre ?

L’ÉVEILLÉ.

Votre lettre ?

BAGUENAUDIER.

Oui.

LE BARON.

Et la mienne ?

L’ÉVEILLÉ.

Et la vôtre ? songez tous deux que vous m’avez recommandé le secret.

BAGUENAUDIER.

Il n’est plus question de cela maintenant ; et je veux bien avouer que j’avais écrit ce matin à Dorimène.

LE BARON.

Et moi de même.

L’ÉVEILLÉ.

Puisque vous voulez que je vous dise l’a vérité, j’ai donné votre lettre à Zerbine, qui y a fait réponse sur le champ.

BAGUENAUDIER.

Madame ne les a donc pas reçues ?

L’ÉVEILLÉ.

La peste ! nous n’avions garde de lui montrer de pareilles extravagances. Madame est trop sage et trop raisonnable pour souffrir qu’on l’aime.

BAGUENAUDIER.

Mais par quelle aventure a-t-elle reçu les boucles d’oreilles ?

L’ÉVEILLÉ.

Et de quoi vous embarrassez-vous ?

LE BARON.

Comment ! de quoi nous nous embarrassons.

DORIMONT.

C’est moi qui veux savoir aussi, pourquoi ces boucles que j’ai achetées ce matin pour ma femme...

L’ÉVEILLÉ.

Doucement. Faites-moi l’honneur de me répondre à votre tour.

À Baguenaudier.

Ne vouliez-vous pas faire ce présent à Madame ?

BAGUENAUDIER.

Oui.

L’ÉVEILLÉ, au Baron.

Et vous de même ?

LE BARON.

Il est vrai.

L’ÉVEILLÉ, à Dorimont.

Et vous, Monsieur, ne vouliez-vous pas que Madame eût des boucles d’oreilles ?

DORIMONT.

Sans doute.

L’ÉVEILLÉ.

Hé bien, elle les a, de quoi vous plaignez-vous !

LE BARON.

Ma foi, il se moque encore de nous.

BAGUENAUDIER.

Mais, Coquin, qu’as-tu fait de notre argent ?

L’ÉVEILLÉ.

Une restitution.

BAGUENAUDIER.

Comment une restitution !

L’ÉVEILLÉ.

Ne deviez-vous pas à feu Maître Guillaume le Fermier, vingt mille francs avec les arrérages ?

BAGUENAUDIER.

Mais, traître, qu’a de commun la succession de Maître Guillaume avec l’affaire dont il s’agit ?

L’ÉVEILLÉ.

Je savais que votre père vous avait recommandé en mourant, de les restituer à sa fille ; vous n’en avez rien fait. J’ai acquitté sa conscience, et la vôtre, et celle de vos héritiers futurs, en les donnant à Zerbine.

BAGUENAUDIER.

Et pourquoi à Zerbine ?

L’ÉVEILLÉ.

Parce qu’elle est fille unique de Maître Guillaume, Si elle va bientôt vous en assurer.

DORIMONT.

Mais, Coquin, pourquoi commettre ma femme ?

L’ÉVEILLÉ.

Est-ce ma faute, si ces Messieurs en étaient tous deux amoureux à la rage ?

DORIMONT.

Amoureux de ma femme, dans le temps que vous deviez épouser mes Cousines ? Elles vous faisaient trop d’honneur.

DORIMÈNE.

En vérité, Messieurs, je suis ravie du tour qu’on vous a joué : et je prends Zerbine et l’Éveillé sous ma protection, pour vous punir de la mauvaise opinion que vous avez de moi.

DORIMONT.

Oh, Madame, vous prenez cette affaire encore trop sérieusement, et je trouve l’aventure de ces Messieurs trop plaisante pour n’en pas rire tout le premier. Cela ne doit point déranger notre Divertissement : Voici les masques qui s’assemblent, faisons commencer le Bal.

 

 

Divertissement

 

UN MASQUE chante.

Ah ! que le bal a des plaisirs charmants !

Sous différents déguisements,

On s’engage,

On se dégage,

À tous moments :

Tendres Amants,

Que vous seriez contents,

Si, dans tout ce badinage,

Les belles du temps

Ne déguisaient que leur visage.

Entrée de Masques.

Menuets.

Clitandre est sage, autant qu’on le peut être,

Quand d’une belle il devient amoureux :

Mais, aussitôt qu’il est Amant heureux,

Le masque tombe, on voit le Petit Maître.

 

D’un riche époux voulant faire l’emplette,

Laïs s’était déguisée en Agnès ;

Mais elle tient la bête en ses filets,

Le masque tombe, et l’on voit la Coquette.

 

La prude Iris, sous ombre de sagesse,

Ferme l’oreille aux soupirs amoureux ;

On fait briller une bourse à ses yeux,

Le masque tombe, elle n’est plus tigresse.

 

D’un riche habit un Parvenu se pare ;

Tant qu’il se tait, il en peut imposer ;

Mais, aussitôt qu’il commence à jaser,

Le masque tombe, et le sot se déclare.

 

Certain mari faisait le difficile,

Et sur l’honneur n’entendait pas raison :

Un Financier a meublé sa maison ;

Le masque tombe, on voit l’époux docile.

Entrée de Masques, déguisés en Polonais et en Polonaises.

Vaudeville.

Quand un Berger, de bonne grâce,

Vient me demander un baiser,

Faut-il le refuser ?

Ah ! pour un baiser passe :

Mais s’il venait, tout-ci, tout-ça,

Bredi, breda,

D’une main indiscrète,

Lever ma colorette

Halte-là.

 

Quoique l’on dise et que l’on fasse,

Fillette peut secrètement

Écouter un amant ;

Encore un autre passe :

Mais s’il falloir, tout-ci, tout-ça,

Bredi, breda,

Que sans en rien rabattre,

Elle alla jusqu’à quatre,

Halte-là.

 

Quand d’un œil fripon on m’agace,

Et qu’on me choisit pour Amant,

Je me rends aisément,

Une amourette passe :

Mais si l’on veut, tout-ci, tout ça,

Bredi, breda,

En changeant de langage,

Parler de mariage,

Halte-là.

LA PETITE FILLE.

Maman du Couvent me menace,

Si je n’attends jusqu’à quinze ans

Pour avoir des Amants ;

Ah ! jusqu’à quinze ans passe :

Mais s’il fallait, tout-ci, tout-ça,

Bredi, breda,

Attendre jusqu’à seize,

Cela change la thèse,

Halte-là.

Au Parterre.

En vain le Critique menace ;

Messieurs, si vous êtes contents,

Il faut malgré ses dents,

Que notre Pièce passe :

Mais si d’ailleurs, tout-ci, tout-ça,

Bredi, breda,

Le Parterre équitable,

La trouve condamnable,

Halte-là.

Entrée générale de tous les Masques.

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