Le Fleuve d’oubli (Marc-Antoine LEGRAND)

Comédie en un acte, en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Loge de Pellegrin, le 12 septembre 1721.

 

Personnages

 

LE FLEUVE LÉTHÉ

UNE NYMPHE du Fleuve

TRIVELIN, Distributeur des Eaux

UN MARQUIS du hasard

SPINETTA, médisante

UN INGRAT.

VIOLETTE, femme amoureuse de son mari

UN APOTHICAIRE

UN GASCON

TROUPE DE MORTELS, qui viennent boire des Eaux du Fleuve Lethé, pour oublier leurs chagrins

 

La Scène est aux Enfers.

 

Le Théâtre représente un Bois agréable, au milieu duquel les Eaux du Fleuve Léthé coulent lentement : ce Dieu accoudé sur son Urne chante les paroles suivantes.

Comme mes Eaux, le temps coule sans cesse,

Le passé ne peut revenir :

Perdez en le souvenir,

Sage Vieillesse.

Ne comptez point sur l’avenir,

Folle Jeunesse.

Jouissiez du présent qui va bientôt finir.

 

 

Scène première

 

TRIVELIN, seul

 

Enfin voici le Procès des Maris et des Femmes terminé à l’amiable ; et par la faveur de Belphégor qui m’a amené avec lui dans ce Pays, me voilà Distributeur en chef des Eaux du Fleuve Léthé. Pluton a ordonné à Mercure de publier dans l’autre Monde que tous les Mortels dans ce jour pouvaient venir ici librement boire de ces Eaux pour oublier leurs chagrins ; je crois que nous aurons bonne Compagnie, car il y a là-haut bien des mécontents. Ce Fleuve a dit-on la vertu de faire oublier aux morts tout ce qu’ils ont été. Mais il ne fait perdre aux vivants que le souvenir des choses qu’ils ont dessein d’oublier. Éprouvons un peu cela : j’ai dessein d’oublier mon ignorance ; car l’emploi dont Platon m’a honoré demande un homme capable de l’exercer.

Il boit.

Bon, me voilà déjà à demi Savant ; mais ce n’est pas assez, car un demi savant ; est souvent plus sot qu’un ignorant. Buvons encore un coup pour devenir savant tout-à-fait.

Il reboit.

Ah ! ma foi maintenant il me monte trop de savoir à la tête, et je crains que cela ne m’enivre. Mais voici déjà un Mortel qui s’avance vers ces lieux. Qu’il a l’air suffisant.

 

 

Scène II

 

LE MARQUIS, TRIVELIN

 

LE MARQUIS.

Holà l’ami, dis-moi un peu. Est-ce ici que l’on distribue les Eaux du Fleuve Léthé ?

TRIVELIN.

À qui cet homme-là croit-il parler ? Que demandez-vous ?

LE MARQUIS.

Je demande à boire ; qu’on me rince un verre.

TRIVELIN.

Est-ce que vous me prenez ici pour un Garçon de Cabaret ?

LE MARQUIS.

Et qui êtes-vous donc ?

TRIVELIN.

Apprenez que je suis le Distributeur en chef de ces Eaux.

LE MARQUIS.

Qui diable aurait crû cela, à vous voir dans un tel équipage ?

TRIVELIN.

Apprenez encore à ne jamais juger des gens par leurs habits.

LE MARQUIS.

Cela est plaisant ; je viens ici pour oublier, et cet homme dit sans cesse d’apprendre.

TRIVELIN.

Par exemple, si l’on jugeait des gens par leurs habits, on vous prendrait pour un honnête homme.

LE MARQUIS.

Est-ce que je ne le suis pas.

TRIVELIN.

Nous l’allons voir ; que demandez-vous ?

LE MARQUIS.

Je vous l’ai déjà dit ; je demande de vos Eaux pour oublier bien des choses.

TRIVELIN.

Cela vous sera aisé, puisque sans en avoir bu vous avez oublié de m’ôter votre chapeau.

LE MARQUIS.

Il faut donc ici bien des cérémonies ? Je suis un Marquis de fraîche date, qui ayant trouvé le secret de gagner un million en moins de six mois, voudrais oublier que j’ai été ci-devant petit Commis.

TRIVELIN.

Petit Commis ? ah ! je ne m’étonne plus si vous m’avez abordé le chapeau sur la tête ; ceux de la Douane ne l’ôtent à personne.

LE MARQUIS.

Laissons cela, et me dites si me voyant aujourd’hui dans l’opulence, je ne pourrais pas par le secours de vos Eaux, oublier ce que j’ai été ?

TRIVELIN.

Vous n’avez pas besoin d’en boire pour cela : vous n’avez qu’à faire comme vos pareils.

LE MARQUIS.

Il m’arrive tous les jours des aventures terribles. Dernièrement ayant maltraité mon Cocher, il eut l’insolence de me dire qu’il s’en plaindrait à mon Père qui avait été jadis son Camarade.

TRIVELIN.

Votre père était donc un Fiacre ?

LE MARQUIS.

Quoiqu’il en soit, il n’est pas agréable que les gens vous fassent ressouvenir de ces sortes de choses.

TRIVELIN.

Hé, mais de cette façon ce n’est pas vous qui devez boire des Eaux de l’Oubli, mais tâchez d’en faire boire à ceux qui vous connaissent.

LE MARQUIS.

Et comment pouvoir y parvenir ?

TRIVELIN.

Ils seront comme s’ils en avoient bu, quand ils verront que vous n’avez pas dessein d’en boire. Croyez-moi, n’oubliez pas votre premier état. Le souvenir des peines passées est la rocambole des plaisirs présents. Mais voici une Dame qui me paraît bien alerte, sachons ce qu’elle demande.

 

 

Scène III

 

TRIVELIN, SPINETTA

 

SPINETTA.

Signore, sono vostra serva.

TRIVELIN.

Ah ! ah ! c’est une Italienne. Vous venez apparemment, Madame, chercher de nos Eaux pour en faire boire à votre Mari pour lui faire oublier sa jalousie.

SPINETTA.

Non Signore, non ho marito.

TRIVELIN.

Ah ! je vois ce que c’est, vous êtes une Veuve qui voudriez oublier votre douleur. Croyez-moi, la vue d’un joli homme a plus de pouvoir pour cela que toutes les Eaux de notre Fleuve.

SPINETTA.

Non sono, ne maritata, ne vedona, sono fanciulla.

TRIVELIN.

Ah ! vous êtes fille. Eh bien, est-ce que vous voudriez oublier ce nom-là ? vous n’avez qu’à parler, il y a encore pour cela des remèdes plus spécifiques que nos Eaux.

SPINETTA.

No no, amo troppo la mia liberta.

TRIVELIN.

Et comment vous appelez-vous ?

SPINETTA.

Spinetta.

TRIVELIN.

Spinetta ? ah ! le joli nom. Mais Mademoiselle Spinetta, ne pourriez-vous point parler Français, il me semble que je vous entendrais mieux ?

SPINETTA.

Tout comme il vous plaira ; j’ai dix langues en mon commandement.

TRIVELIN.

Tant pis, car il y a bien des femmes qui en ont trop d’une.

SPINETTA.

Vous avez bien raison, et c’est ce qui m’amène ici : je m’aperçois tous les jours que tous ceux qui me connaissent me fuient comme la peste, disant que je suis trop médisance ; et je viens savoir si vos Eaux ne pourraient point me guérir de ce défaut-là.

TRIVELIN.

Est-ce que sans cela vous ne pourriez pas vous taire ?

SPINETTA.

Et le moyen de me taire ? Je sais que le vieux Damis qui n’avait travaillé toute sa vie que pour s’acquérir de la réputation, vient de la vendre à beaux deniers comptants. Je sais que la prude Hortense ne fait montre de sa vertu que pour faire acheter plus cher ses faveurs. Je sais que le Conseiller Doux-sot fait publiquement le jaloux de sa femme, et la conseille en particulier sur le choix de Ces Galants. Je sais que la Veuve la Fardière, dont le mari est mort il y a vingt-ans, ne s’en donne aujourd’hui que vingt-cinq. Je sais que le cagot Nitouche qui dupe tout le monde par son hypocrisie, m’a fait une déclaration d’amour. Et je pourrais me taire ? Faites-moi oublier tout cela, et je me tairai.

TRIVELIN.

Il faudrait donc boire de nos Eaux à tous vos repas.

SPINETTA.

Pourquoi ?

TRIVELIN.

C’est que les vices des hommes se renouvellent tous les jours. Mais puisque vous trouvez tant de plaisir à la médisance, je ne vous conseille pas de vous en priver. Croyez-moi, buvez de nos Eaux à une autre intention que d’oublier les défauts des autres.

SPINETTA.

J’aurais beaucoup d’envie d’en boire pour oublier tout-à-fait mon Sexe, et devenir homme ; vos Eaux auraient-elles ce pouvoir ?

TRIVELIN.

Plût au Ciel ? nous verrions bientôt les Dames venir en foule chez nous.

SPINETTA.

Les hommes n’auraient peut-être pas moins d’empressement de devenir femmes, quand ce ne serait que par curiosité.

TRIVELIN.

Ma foi, moi tout le premier.

SPINETTA.

Ah ! que si j’étais homme, j’en ferais de belles !

TRIVELIN.

Ah ! que si j’étais femme, j’en ferais de bonnes !

SPINETTA.

Si j’étais homme, je ferais le contraire de tout ce que je vois faire aux autres.

TRIVELIN.

Si j’étais femme, je renchérirais sur les talents des plus hardies Coquettes.

SPINETTA.

Si j’étais homme, je serais le plus discret du monde.

TRIVELIN.

Si j’étais femme, je serais la plus grande parleuse de l’Univers.

SPINETTA.

Si j’étais homme, je n’imiterais pas ces petits Maîtres qui préfèrent le plaisir de publier ce qu’ils n’ont pas fait, à celui d’être heureux, et de se taire.

TRIVELIN.

Si j’étais femme, je changerais d’Amants comme de chemises.

SPINETTA.

Ah ! que je ne prendrais pas pour Maîtresse de ces capricieuses qui changent tous les jours de goût.

TRIVELIN.

Ah ! que je ne prendrais pas pour Amants, de ces grands flandrins, qui attendent qu’une femme fasse toutes les avances.

SPINETTA.

Point de ces belles indolentes qui avec les traits les plus réguliers n’ont rien de piquant.

TRIVELIN.

Point de ces gros essoufflés qui se trouvent tout en eau pour avoir monté un Escalier.

SPINETTA.

Si j’étais homme, je ne serais point de présent aux femmes : tout Amant qui donne n’est jamais bien aimé.

TRIVELIN.

Si j’étais femme, je tirerais de l’un pour donner à l’autre.

SPINETTA.

Enfin si j’étais homme, je ne serais point jaloux ; j’aimerais les femmes pour moi-même, et non pour elles : je ne m’embarrasserais point d’en être aimé.

TRIVELIN.

C’est-à-dire que vous les regarderiez comme un mets qu’on sert sur votre table.

SPINETTA.

Sans doute. Par exemple j’aime les perdrix et le poisson, est-ce que je me soucie que le poisson et les perdrix m’aiment ? Mais puisque vos eaux n’ont pas le pouvoir de me faire devenir homme, je n’en boirai pas dans le dessein d’oublier ce qui peut me fournir les moyens d’exercer ma langue, je parlerai plus que jamais ; et puisque je fais condamnée à rester au nombre des femmes toute ma vie, je prétends jouir de tous leurs privilèges.

 

 

Scène IV

 

TRIVELIN, L’INGRAT

 

TRIVELIN.

Mademoiselle Spinetta est une dégourdie. Mais que veut cet homme-ci ? Il me paraît bien rêveur.

L’INGRAT.

Ah ! je respire : me voici enfin arrivé sur les bords du Fleuve d’Oubli ; que je vais boire de ces eaux avec plaisir !

TRIVELIN.

Si je vous le permets. Et à quelle intention en voulez-vous boire ?

L’INGRAT.

Pour oublier toutes les obligations que j’ai à Philandre, qui était autrefois de mes amis.

TRIVELIN.

Hé, mais les Ingrats n’ont pas besoin d’en boire ; il n’y a rien de si facile pour eux que d’oublier les bienfaits, et vous me paraissez du nombre.

L’INGRAT.

Il est vrai.

TRIVELIN.

Et vous osez l’avouer ?

L’INGRAT.

Tous ceux qui ne l’avouent pas, le sont-ils moins que moi ? Je suis ingrat par indolence, ils le sont par malignité.

TRIVELIN.

Ingrat par indolence.

L’INGRAT.

Oui. Quand je ne vois point Philandre je ne m’en souviens plus, je néglige les occasions de le servir ; et quand il paraît à mes yeux, je me fais des reproches à moi-même du peu de reconnaissance que j’ai de ses bienfaits ; c’est pourquoi je l’évite tout autant que je puis.

TRIVELIN.

Hé pourquoi l’éviter ?

L’INGRAT.

Je n’ai plus besoin de lui ; que diable faire d’un ami inutile ?

TRIVELIN.

Et a-t-il besoin de vous ?

L’INGRAT.

Sans doute, je pourrais lui rendre service dans le poste où il m’a fait parvenir ; mais il me faudrait faire des pas, et je n’aime à me donner de la peine que pour moi.

TRIVELIN.

Voilà en effet une grande indolence.

L’INGRAT.

Je cherche des raisons pour l’autoriser.

TRIVELIN.

Et quelles raisons pouvez-vous trouver ?

L’INGRAT.

Que Philandre a fait beaucoup pour moi, mais qu’il pouvait faire davantage. Qu’il a peut-être eu ses vues en m’obligeant. Que l’amour propre y a eu beaucoup de part. Enfin, qu’il n’a pas continué à m’obliger toujours de même.

TRIVELIN.

Voilà de belles raisons pour autoriser votre ingratitude ?

L’INGRAT.

Il est vrai qu’elles ne valent pas grand’chose, et que mes remords les combattent terriblement, c’est pourquoi je viens boire de vos eaux pour me tranquilliser là-dessus.

TRIVELIN.

Oh ! parbleu vous n’en boirez pas avec une telle intention.

L’INGRAT.

Et je vous en conjure ; je vous en aurai une éternelle obligation, je m.’en souviendrai toute ma vie.

TRIVELIN.

Oui-dà, comme des services que vous a rendu votre ami. Croyez-moi, buvez-en plutôt pour oublier votre indolence, en ce cas je vous permets d’en boire.

L’INGRAT.

Ma foi, je suivrai votre conseil, et je commence à concevoir qu’un ingrat est un monstre à fuir en tous lieux.

 

 

Scène V

 

TRIVELIN, VIOLETTE

 

TRIVELIN.

Si tous les Ingrats venaient boire de nos eaux, notre Fleuve ferait bien tôt tari. Mais écoutons cette femme.

VIOLETTE.

Monsieur, je voudrais bien boire de vos eaux pour oublier mon mari.

TRIVELIN.

Est-il mort ?

VIOLETTE.

S’il était mort qu’aurais-je besoin de vos eaux pour l’oublier ? huit jours en auraient déjà fait l’affaire.

TRIVELIN.

Si bien que vous voudriez l’oublier de son vivant. Hé pourquoi ?

VIOLETTE.

Parce que je m’aperçois que depuis un tenu il m’oublie furieusement.

TRIVELIN.

Vous n’aimez donc pas qu’on vous oublie ?

VIOLETTE.

Suis-je d’un âge à être oubliée, et surtout aimant mon mari comme je l’aime.

TRIVELIN.

Vous aimez votre mari ?

VIOLETTE.

Hélas ! je l’aime trop.

TRIVELIN.

Et-de quel pays êtes-vous pour aimer trop votre mari ? voilà un défaut qu’on ne connaît point dans le nôtre.

VIOLETTE.

Aussi toutes nos voisines se moquent de moi, et disent que j’ai des airs trop bourgeois.

TRIVELIN.

Elles ont raison.

VIOLETTE.

Elles disent que je suis folle de sacrifier ainsi ma jeunesse, et que les maris d’aujourd’hui ne méritent pas qu’on se contraigne pour eux.

TRIVELIN.

En effet, c’est bien pour de tels animaux que les beaux jours des femmes sont faits. De même que ses Hirondelles ayant passé ici agréablement le Printemps, ne s’en retournent dans leur pays qu’en Automne : tout de même quand une jolie femme a pris sa volée, elle ne doit retourner à son mari que quand elle est sur l’arrière saison. Il y a bien des maris qui sont trop heureux de s en contenter.

VIOLETTE.

Ah ! la jolie comparaison.

TRIVELIN.

Je vais vous en donner encore une autre. Une jeune Coquette est une Terre saisie réellement ; les Amants sont les Créanciers qui la font valoir, et en tirent le revenu jusqu’à la fin du payement, et au bout du temps le fonds retourne au mari.

VIOLETTE.

Cette comparaison vaut bien l’autre ; ainsi je vais boire au plutôt de vos eaux, pour oublier un homme qui ne mérite pas mon amour.

TRIVELIN.

Mais sans boire de nos eaux, vous pouvez de vous-même l’oublier.

VIOLETTE.

Et comment ?

TRIVELIN.

En vous ressouvenant sans cesse que c’est votre mari : il y a bien des femmes qui n’ont pas d’autre secret.

VIOLETTE.

Cela me mènerait trop loin, et je veux un remède qui me guérisse tout d’un coup. Après l’idée que vous venez de me donner des maris, je ne saurais trop tôt boire de vos eaux pour oublier le mien.

TRIVELIN.

Buvez-en rasade pour mieux cimenter la chose. Mais voici une plaisante figure.

 

 

Scène VI

 

TRIVELIN, UN APOTHICAIRE

 

L’APOTHICAIRE.

Monsieur, je suis votre petit serviteur. Je suis un Maître Apothicaire de la Ville et Faubourgs de Paris.

TRIVELIN.

Monsieur, je vous avertis par avance que nos Eaux ne se prennent que par la bouche.

L’APOTHICAIRE.

Je n’ai pas dessein d’en prendre autrement ; j’en viens boire pour oublier une fâcheuse idée qui me tourmente depuis quelque temps.

TRIVELIN.

Est-ce une idée particulière ?

L’APOTHICAIRE.

Non, elle est assez générale.

TRIVELIN.

Et quelle idée avez-vous encore ?

L’APOTHICAIRE.

D’être cocu.

TRIVELIN.

Cette idée-là est plus particulière que vous ne pensez, car le plus grand nombre de ceux qui le sont ne croient pas l’être. Voyons d’abord si votre idée est juste ? Sur quoi est-elle fondée ? sur votre figure, apparemment ?

L’APOTHICAIRE.

Comment ! est-ce que j’ai l’air d’un Cocu ?

TRIVELIN.

Ma foi, autant que d’un Apothicaire ?

L’APOTHICAIRE.

Voilà, par exemple, ce que je n’aurais jamais crû.

TRIVELIN.

Quoi, vous avez encore d’autres raisons pour confirmer votre idée ?

L’APOTHICAIRE.

Sans doute : mais aussi j’en ai beaucoup pour la combattre.

TRIVELIN.

Examinons les unes et les autres : ça, voyons d’abord sur quoi sont fondés vos soupçons.

L’APOTHICAIRE.

Je sens de temps en temps que le front me démange.

TRIVELIN.

Bon, cela n’est rien. Ce sont peut-être des Cousins qui vous piquent.

L’APOTHICAIRE.

Je rêvai la nuit dernière que j’étais au milieu d’un troupeau de Béliers, et que je broutais avec eux.

TRIVELIN.

Bon, c’est signe de gloire.

L’APOTHICAIRE.

Signe de gloire ; je croyais que c’était signe d’affront.

TRIVELIN.

Il faut toujours prendre le contre-pied des songes.

L’APOTHICAIRE.

Outre plus, mes enfants ne me ressemblent point.

TRIVELIN.

C’est que vous n’y mettez pas apparemment la dernière main.

L’APOTHICAIRE.

Voilà, Monsieur, sur quoi est fondée mon idée.

TRIVELIN.

Voyons les raisons que vous avez pour la détruire.

L’APOTHICAIRE.

Ma femme est laide.

TRIVELIN.

Mauvaise raison. Nos petits Maître aujourd’hui ne sont pas délicats ; ils préfèrent la quantité à la qualité. Avec eux tout passe.

L’APOTHICAIRE.

Ma femme ne se soucie pas des hommes.

TRIVELIN.

Quelle preuve avez-vous de cela ?

L’APOTHICAIRE.

Elle ne se soucie pas de moi-même, qui suis son mari.

TRIVELIN.

Est-ce que les femmes mettent les hommes au nombre des animaux raisonnables ?

L’APOTHICAIRE.

Comment, est-ce qu’un mari n’est pas un homme ?

TRIVELIN.

Non pas toujours.

L’APOTHICAIRE.

Ah ! voici une raison bien forte celle-ci. Ma femme me fait confidence de toutes les déclarations d’amour qu’on lui fait.

TRIVELIN.

Cela ne prouve encore rien. Elle peut vous sacrifier tous ceux quelle n’aime pas, pour vous donner le change, et vous endormir sur ceux qu’elle favorise en secret.

L’APOTHICAIRE.

Cela est plaisant ; toutes les raisons qui pouvaient renverser mon idée, ne sont que l’appuyer davantage.

TRIVELIN.

Écoutez, je puis me tromper ; consultez quelqu’un qui soit là-dessus plus habile que moi.

L’APOTHICAIRE.

Et c’est ce que j’ai fait aussi ; j’ai même consulté des gens du Corps.

TRIVELIN.

Du Corps des Apothicaires ?

L’APOTHICAIRE.

Non des Cocus.

TRIVELIN.

Et qui encore ?

L’APOTHICAIRE.

Mon Procureur.

TRIVELIN.

Vous ne pouviez mieux vous adresser ; et que vous a-t-il répondu ?

L’APOTHICAIRE.

Qu’il ne croyait pas l’être lui-même.

TRIVELIN.

Votre Procureur n’a donc pas de grands Clercs ?

L’APOTHICAIRE.

Pardonnez-moi, vraiment.

TRIVELIN.

Il ne sait donc pas la Coutume de Paris ; que ne vous adressez-vous à votre Notaire ?

L’APOTHICAIRE.

Est-ce que les Notaires se connaissent en Cocus ?

TRIVELIN.

Hé parbleu, c’est chez eux qu’on va signer pour l’être.

L’APOTHICAIRE.

Il est vrai. Mais je ne crois pas qu’ils gardent de Minutes de ceux qui le sont.

TRIVELIN.

Du diable, cela couterait trop de Papier timbré.

L’APOTHICAIRE.

Enfin quoiqu’il en soit, je n’ai trouvé que vous qui m’ayez parlé juste ; et pour détruire l’idée où vous m’avez confirmé, je vais boire de vos Eaux ; car en ces fortes de matières l’opinion est toujours plus chagrinante que la chose même. Après tout, le cocuage n’est pas une maladie mortelle.

TRIVELIN.

Au contraire, il y a bien des gens qui ne vivent que de cela.

L’APOTHICAIRE.

Je le mets au nombre de ces maux qui n’obligent pas même à garder la chambre.

TRIVELIN.

Cela est vrai, il n’oblige tout au plus qu’à garder les manteaux. Mais allez boire de nos Eaux, ensuite vous irez faire un tour dans le Bois, et surtout, prenez garde d’accrocher votre tête aux branches. Mais voici un drôle qui m’a l’air de ne se pas moucher du pied.

 

 

Scène VII

 

TRIVELIN, LE GASCON

 

TRIVELIN.

Qui êtes-vous, Monsieur ? Que demandez-vous ?

LE GASCON.

Cadédis, je suis un Cadet de Pézenas qui se fait besoin d’eau.

TRIVELIN.

Ce n’est pas apparemment pour oublier vos scrupules : les Gens de votre Pays ne pèchent pas par-là.

LE GASCON.

Je ne laisse pourtant pas d’en avoir. J’ai grand soif d’oublier, et de faire oublier aux autres.

TRIVELIN.

Que voulez-vous oublier encore ?

LE GASCON.

Primo, ma valeur.

TRIVELIN.

Oublier votre valeur ? il y a bien des gens qui croient en avoir de reste, et qui ne s’en souviennent pas dans l’occasion.

LE GASCON.

Oh cadédis, je ne m’en souviens que trop ; et si je me battais toutes les fois que j’en ai envie, je mettrais bien des gens à bas.

TRIVELIN.

Je le crois.

LE GASCON.

Mais je me représente le chagrin de voir une foule de Veuve et d’Amantes désolées, me venir reprocher la mort de leurs Époux et de leurs Amants, et l’embarras surtout d’être obligé d’importuner tous les jours le Prince pour des grâces nouvelles.

TRIVELIN.

Ce n’est pas votre valeur qu’il faut oublier, mais l’envie de vous battre.

LE GASCON.

Item. Je veux oublier l’art de conter choses persuasives aux Dames, et de les rendre d’abord amoureuses de moi ? je n’y saurais fournir.

TRIVELIN.

Oh ! sans doute.

LE GASCON.

Je suis l’amour des femmes, et la terreur des hommes, et je souhaiterais que vos Eaux fissent en moi tout le contraire.

TRIVELIN.

C’est-à-dire que vous voudriez être aimé des hommes, et craint des femmes.

LE GASCON.

Je l’avoue, un bon ami me ferait plus de plaisir que la plus belle Maîtresse.

TRIVELIN.

Je vais vous livrer une couple de bouteilles de nos Eaux, serez-vous content ?

LE GASCON.

Comment Cadédis content ! il m’en faut une centaine.

TRIVELIN.

Cent bouteilles ! et pourquoi faire ?

LE GASCON.

Pour en faire boire à tous mes Créanciers, et leur faire oublier ma porte.

TRIVELIN.

Vous en avez donc beaucoup ?

LE GASCON.

Une légion.

TRIVELIN.

Cela me surprend.

LE GASCON.

Vous êtes surpris qu’un Garçon emprunte ?

TRIVELIN.

Non pas, mais qu’on lui prête. Et y a-t-il longtemps que vous leur devez ?

LE GASCON.

Tout au plus cinq ans ; ne sont-ils pas fous de me demander de l’argent, aujourd’hui qu’il est si rare.

TRIVELIN.

S’ils sont fous aujourd’hui, il y a cinq ans qu’ils l’étaient bien davantage.

LE GASCON.

Si tôt que j’ai emprunté, je ne m’en souviens plus : je trouve ces marauds-là bien insolents, de vouloir avoir plus de mémoire que moi ; oh cadédis vos Eaux m’en feront raison.

TRIVELIN.

Mais il faut que vous ayez eu bien des amis pour trouver tant de crédit ?

LE GASCON.

Qui moi ? il suffit que je sache le nom d’un homme, pour lui emprunter de l’argent.

TRIVELIN.

Je ne vous dirai pas le mien.

LE GASCON.

La maudite race que les créanciers, et surtout les Marchands ; il semble que ces bélitres ne fassent crédit, que pour avoir le plaisir de demander de l’argent.

TRIVELIN.

Vous leur faites durer longtemps ce plaisir-là ?

LE GASCON.

Je leur en donne toutes les fois que j’en reçois de mon Pays.

TRIVELIN.

Le Courier est souvent volé en chemin.

LE GASCON.

Diriez-vous que je hais tant les Créanciers, que je n’ai jamais voulu être créancier de personne.

TRIVELIN.

C’est fort bien fait à vous.

LE GASCON.

Mais venons au fait ; livrez-moi mes cent bouteilles.

TRIVELIN.

Monsieur, cela m’est impossible, si tous ceux qui sont Créanciers en prenaient autant, notre Fleuve n’y pourrait pas fournir.

LE GASCON.

Comment cadédis, vous me refusez à moi ?

TRIVELIN.

Vous n’êtes pas raisonnable.

LE GASCON.

Oh sandis, je les aurai de force ou de gré.

TRIVELIN.

C’est ce que nous allons voir.

LE GASCON.

Écoutez, l’ami, songez que je n’ai pas encore oublié ma valeur ; cadédis, je jetterai le Fleuve par les fenêtres.

TRIVELIN, au Parterre.

Gare l’eau. Oh parbleu en faveur de la gasconnade vous aurez votre affaire, donnez-vous un peu de patience, et allez faire deux ou trois tours dans ces allées, j’aurai soin de votre provision.

LE GASCON.

Songez au moins à faire bonne mesure, et qu’il n’y ait pas une goûte à redire de ce que je demande.

TRIVELIN.

Il n’y manquera, rien, je vous affure. Mais voici tous les Mortels, que nos Eaux ont attirés sur ces bords, qui viennent se réjouir, dans l’espoir qu’ils ont d’oublier tous leurs chagrins.

 

 

Divertissement

 

PLUSIEURS PERSONNES de divers Caractères, entrent en dansant

 

UNE NYMPHE DU FLEUVE chante.

En vain une austère beauté,

Fait vanité

De sa fierté,

Amants, si vous voulez m’en croire,

Pour vous en venger, venez boire,

Au Fleuve Léthé ;

Elle prendra toute la gloire,

De sa cruauté,

Si vous en perdez la mémoire.

Entrée de Paysans et de Paysannes.

Vaudeville.

UN PAYSAN.

Ma Maîtresse infidèle,

Aime le grand Colas, ha, ha, ha,

Ma foi tant pis pour elle,

Je n’en pleurerai pas, ha, ha, ha,

Pour en perdre la mémoire,

Dans le Fleuve d’Oubli,

Biribi,

Je veux boire.

LE GASCON.

À toute heure à ma porte.

Vient nouveau Créancier, hé, hé, hé,

Mais que le diable emporte,

Qui songe à les payer, hé, hé, hé,

Pour en perdre la mémoire,

Dans le Fleuve d’Oubli,

Biribi,

Je veux boire.

UNE COQUETTE.

Différente est l’espèce

D’Amant et de Mari, hi, hi, hi,

L’un folâtre sans cesse,

L’autre jamais ne rit, hi, hi, hi,

Pour en perdre, la mémoire,

Dans le Fleuve d’Oubli,

Biribi,

Je veux boire.

UNE PAYSANNE.

Notre Mari caresse

Sa Servante Margot, ho, ho, ho,

J’en mourrais de tristesse,

Sans son Valet Pierrot, ho, ho, ho,

Pour en perdre la mémoire,

Dans le Fleuve d’Oubli,

Biribi,

Je veux boire.

L’APOTHICAIRE.

J’avais pris femme laide,

Pour n’être pas cocu, hu, hu, hu,

Mais c’est un vais remède,

Pour en perdre la mémoire,

Dans le Fleuve d’Oubli,

Biribi,

Je veux boire.

Entrée générale. 

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