Clarice (Jean de ROTROU)

Comédie en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois en 1641.

 

Personnages

 

HORACE, père de Clarice

CLARICE

ÉMILIE, confidente de Clarice

LÉANDRE, amoureux de Clarice, sous le nom d’HORTENSE

ALEXIS, amant de Lucrèce

LÉONSE, confident d’Alexis

ALPHONSE, confident d’Hortense

LUCRÈCE, amante d’Alexis

CYNTHIE, confidente de Lucrèce

ANSELME, ami de Léandre

HIPPOCRASSE, médecin

RHINOCÉRONTE, capitan

LÉONIN, valet de Rhinocéronte

LE VALET d’Hippocrasse

 

 

AU LECTEUR

 

Je ferais tort à l’auteur Italien Sforza d’Oddi, si je dérobais à sa réputation la gloire de cet ouvrage. Je n’en suis que le traducteur, non plus que des pièces de Plaute, que ce docte homme a parfaitement imitées. L’inclination qu’il a eue pour ce grand génie de la comédie m’en a fait avoir pour lui, et j’ai cru que, les originaux de l’un m’ayant toujours si bien réussi, les imitations et les copies de l’autre ne pourraient être trouvées mauvaises. Cette comédie tient du style et de l’air presque de toutes celles de ce fameux ancien ; et tu remarqueras que le bon raisonnement de ses personnages sérieux, le ridicule de ses vieillards, et l’extravagance de ses capitans, y sont merveilleusement copiés. Il est impossible de s’égarer sur les pas de cet illustre père du comique : ce qu’il a fait de beau l’est au dernier point, et ce qui ne l’est pas absolument pour lui l’est parfaitement pour nous. Il nous passe de si loin aux endroits même où il se néglige, que nous serions assez riches de ce qu’il jette, et assez parés de ses défauts. Enfin c’est de lui qu’un célèbre auteur a dit que si les muses avaient voulu parler latin, elles auraient parlé comme lui. Si son langage est beau, son invention ne l’est pas moins : deux ou trois de ses pièces sur qui j’ai jeté les yeux, et qui ne doivent rien à celles que j’ai déjà mises en notre langue, feront encore admirer cet incomparable comique sur la scène française, si l’inclination qui me reste pour le théâtre, et la passion que j’ai d’avoir l’honneur de divertir encore le premier esprit de la terre, me peuvent faire trouver, parmi mes occupations nécessaires, le temps de leur version. Je ne te fais ce petit panégyrique de Plaute que pour te dire, cher lecteur, qu’on ne peut faillir en l’imitant ; et qu’outre que l’auteur de cette comédie est un des plus rares esprits d’Italie, il a été si passionné admirateur de ce digne homme, que le don que je te fais en français de son ouvrage italien ne te peut être un mauvais présent. Je ne te demande point de part en sa gloire ; aussi n’en ai-je point en ses fautes s’il s’y en trouve d’autres que celles de l’impression, dont encore je ne te puis répondre puisque je demeure à seize lieues de l’imprimerie, et que le soin de te donner mes pièces correctes doit être celui de mes libraires.

 

Adieu.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LÉANDRE, seul, sous le nom d’HORTENSE

 

Enfin cessez, mes soins ; les portes de l’aurore

Au brillant char du jour ne s’ouvrent pas encore,

La nuit sur tous les yeux presse encor ses pavots.

Pour moi seul, malheureux, il n’est point de repos ;

Ma seule passion, qui n’a point de pareilles,

À d’éternelles nuits joint d’éternelles veilles ;

Depuis que cet amour possède mes esprits,

Jamais encore au lit le jour ne m’a surpris,

Et depuis du sommeil les agréables charmes

Ont bouché mêmement le passage à mes larmes,

Mais qu’à propos ma peur m’a tiré de mon lit !

Le jour commence à poindre, et la lune pâlit.

Alphonse assurément ne tardera plus guère

À me venir presser du départ qu’il espère.

Mais il n’entreprendra qu’un frivole souci :

La mort seule a pouvoir de me tirer d’ici.

 

 

Scène II

 

ALPHONSE, HORTENSE

 

ALPHONSE, à part.

Quel caprice est pareil à cette extravagance ?

Un homme de moyens et de noble naissance,

Estimé chez les siens, chéri, craint, respecté,

Sous le pouvoir d’autrui ranger sa liberté ;

Et, qui plus est encor, sous le pouvoir d’Horace,

Meurtrier de son sang, la haine de sa race,

L’ennemi conjuré de toute sa maison !

Quel sort, pauvre Léandre, a troublé ta raison,

Et qui peut t’obliger à vivre de la sorte ?

Il ne m’a pas manqué, le voilà sur sa porte.

À Hortense.

Eh bien, notre départ n’est-il pas résolu ?

HORTENSE.

Heureux qui, comme toi sur soi-même absolu,

Voulant sans dépendance exécute de même !

Pour moi je ne le puis.

ALPHONSE.

Pourquoi ?

HORTENSE.

Pource que j’aime.

Alphonse, au nom d’Amour, ce tyran de mes sens,

Puisqu’il faut t’a vouer les ennuis que je sens,

Et puisque tu prends part en ce qui me regarde,

Raconte en peu de mots quel sujet me retarde,

Et m’épargne un peu plus que tu ne fis hier,

Que me traitant de fou, tu ne le peux nier,

Tu t’enfuis et me dis qu’entre Florence et Gênes

Tu prêterais l’oreille au récit de mes peines.

ALPHONSE.

Je craignais de te voir, et non sans fondement,

Plus d’obstination que de raisonnement,

Et pour cette raison je m’en voulais défendre.

Mais parle maintenant, je suis prêt de t’entendre

Et savoir quel sujet empêche ton départ.

Tirons-nous seulement un peu plus à l’écart,

De peur qu’étant ensemble aperçus de ton maître,

Qui, comme il m’a connu, pourrait me reconnaître,

Il n’ait lieu de soupçon touchant notre entretien,

Et que je ne te nuise en te voulant du bien ;

Car il sait l’intérêt que je pris en l’affaire

Lorsque contre son fils je secondai ton frère.

HORTENSE.

Il est vrai, ton avis n’est pas hors de propos :

Nous serons mieux ici.

ALPHONSE.

Parle donc, en deux mots.

HORTENSE.

Il te souvient assez d’avoir vu chez Horace

Un parfait abrégé de merveille et de grâce,

Une fille, l’aimant des yeux et des esprits,

À qui sur ses beautés Gênes donnait le prix,

En un mot, cette aimable et parfaite Clarice

Que toi-même jugeais digne de mon service,

Sans le long différent, et si connu de tous,

Que mon frère et le sien ont semé parmi nous.

ALPHONSE.

Il est vrai que Clarice est rare entre les filles.

HORTENSE.

Mais quoique ce malheur divisât nos familles,

Et de cette discorde allumât nos tisons,

Un seul mur toutefois séparait nos maisons.

ALPHONSE.

Je m’en souviens. Après ?

HORTENSE.

Tu sais qu’un beau visage

Est à de jeunes cœurs un mauvais voisinage,

Que l’archer étant proche adresse mieux ses traits,

Et qu’il est dangereux d’être assailli de près :

Je vis donc tant de fois ce jeune astre paraître

Sur sa porte, en la rue, au temple, à sa fenêtre,

Qu’il n’est pas malaisé de te persuader

Le mal qu’il m’arriva de le trop regarder.

Dire : Je l’adorai, c’est un terme ordinaire

Qui sent trop sa tiédeur et son amour vulgaire :

Je perdis tout repos, je devins tout de feu,

Je languis, je mourus, c’est dire encor trop peu.

ALPHONSE.

C’est le style ordinaire, et, pour peu que l’on aime,

On souffre, on brûle, on meurt : tous en disent de même.

HORTENSE.

De fortune, ma chambre et son appartement

Se trouvaient séparés par un mur seulement,

Et qui, par le défaut de certaine jointure,

À mon ardent désir offrit une ouverture :

Là, trouvèrent passage et mes yeux et ma voix,

Comme on dit que Pyrame en usait autrefois :

Mon cœur lui fut offert par cet heureux passage ;

Le sien avecque vœux accepta mon servage,

Et mon amour, au sein de ce jeune soleil,

Se vit un frère et d’âge et de force pareil.

Mais songeant au succès des amours de Pyrame,

Quoiqu’en même besoin pressé de même flamme,

Nous n’en suivîmes pas la résolution,

Et tînmes mieux la bride à notre passion.

Nous crûmes que le temps finirait nos misères

Avecque les discords émus entre nos pères,

Et tous deux, aspirant après cet heureux jour,

Demeurâmes unis d’un immortel amour.

Nos pères cependant n’en usaient pas de même :

Autant que notre amour leur haine était extrême ;

Et cette haine entre eux avait mû des procès

Dont Horace eut sujet de craindre le succès ;

De sorte qu’une nuit, suivi de sa famille,

Il m’ôta l’espérance et l’âme avec sa fille,

Avec tant de surprise et si secrètement

Que je n’en pus avoir un adieu seulement.

Juge si ma douleur passa toute créance,

Le bruit courut enfin qu’ils tiraient vers Florence,

Où bientôt après eux tirèrent mes soupirs,

Où bientôt après eux volèrent mes désirs.

ALPHONSE.

Tu tins soigneusement cette flamme couverte,

Et tu sus bien cacher le regret de sa perte :

Tu disparus enfin ; mais le bruit n’était pas

Que devers ce pays s’adressassent tes pas,

Et l’on parlait d’Espagne et non pas de Florence.

HORTENSE.

L’amour m’avait appris la leçon du silence,

Et contraignit si bien toutes mes actions

Que je le tins caché malgré cent espions.

Enfin, sollicité de ce plaisant martyre,

Je fais dessein d’aller où mon aimant m’attire,

Et par un faux écrit que je laissai chez nous,

Qui fut cru de mon père et vous abusa tous,

Je feignis de partir pour, dans la cour d’Espagne,

Éprouver quel malheur ou quel heur m’accompagne ;

Mais trouvant au contraire un navire étranger,

Chargé pour tendre à Pise et prêt à naviguer,

Je prends l’occasion, et pars en espérance

De prendre port à Pise et me rendre à Florence.

ALPHONSE.

Où tu perds sans espoir le plus beau de tes jours ;

Car depuis le soleil a fait sept fois son tour.

Ô malheureux Léandre ! eh ! quelle est ta fortune ?

HORTENSE.

Arrête : ne voici que la sixième lune

Que Florence me compte entre ses habitants.

ALPHONSE.

Mais depuis ton départ il s’est passé sept ans.

HORTENSE.

Il est vrai, mais la nuit que je partis de Gênes

Notre vaisseau fut pris, et je fus mis aux chaînes.

ALPHONSE.

Ô dieux ! que me dis-tu ? mais sitôt et comment ?

HORTENSE.

La nuit, la même nuit de notre embarquement,

Nous fûmes rencontrés d’un vaisseau de corsaires,

De ces côtes de mer écumeurs ordinaires,

Et depuis j’ai passé six ans entre leurs mains

Et nourri mon amour parmi ces inhumains.

ALPHONSE.

Que ne fis-tu savoir ton servage à ton père,

Qui par un prompt rachat t’eût tiré de misère ?

HORTENSE.

Il l’eût fait, je le crois ; mais je craignis qu’après,

Me faisant observer et veiller de plus près,

Il m’ôtât les moyens de revoir ma Clarice.

ALPHONSE.

Et comment donc le ciel te fut-il si propice

Que de te retirer des mains de ces voleurs ?

HORTENSE.

Voici par quel moyen il changea mes malheurs.

Un jeune courtisan, des favoris du prince,

Et des plus renommés dedans cette province,

Passant au port d’Hercule, et m’ayant par hasard

Vu dans un des vaisseaux soupirer à l’écart,

Par un secret instinct touché de mes misères,

M’acheta cent ducats du maître des corsaires,

Et quelque temps après me rendit en ces lieux.

ALPHONSE.

Il sait donc ton amour ?

HORTENSE.

M’en préservent les dieux !

Bien moins, je l’assurai de n’avoir connaissance

De qui ni de quel lieu je tenais ma naissance,

Et que, par quelque serf soustrait à mes parents,

J’avais été vendu dès mes plus jeunes ans.

Mais je lui dois encore une seconde grâce,

Car c’est par son moyen que je sers chez Horace,

Et que j’ai le bonheur d’admirer quand je veux

Le sujet de mes maux et l’objet de mes vœux.

Ce généreux ami se trouva par fortune

(Vois que l’occasion me fut lors opportune,

Et comme de mes maux les dieux prirent pitié)

Avoir avec Horace une étroite amitié ;

Et voyant par hasard ce vieillard faire enquête

De quelque homme d’esprit, et de naissance honnête,

Sur qui, dans sa débile et penchante saison,

Il se pût décharger des soins de sa maison,

M’en conjura d’abord avec autant d’instance

Que s’il eût dû prévoir beaucoup de résistance,

Et que s’il m’eût pressé pour son propre intérêt,

Tu ne dois pas douter s’il m’y trouva tout prêt,

Vu que par son rapport il fit qu’Horace même

Me vint solliciter de ce bonheur extrême.

J’acceptai ce servage, où j’ai depuis six mois

Eu libre avec Clarice et la vue et la voix,

Où j’espère obtenir, par l’accord de nos pères,

En la fin de mes vœux celle de mes misères.

ALPHONSE.

Que te dit-elle encor ? t’a-t-elle reconnu ?

HORTENSE.

Non, car mon nom changé, le poil qui m’est venu,

Et les travaux soufferts pendant ce long servage,

N’ont presque rien laissé de mon premier visage.

Toi-même sais qu’hier, rencontré sur mes pas,

Tu voulais passer outre et ne me connus pas.

ALPHONSE.

Et son père ?

HORTENSE.

Encor moins.

ALPHONSE.

Et l’on t’appelle ?

HORTENSE.

Hortense.

ALPHONSE.

Ô Léandre ! oh ! quel tort tu fais à ta naissance !

Que le honteux état de ta condition

Te fasse avoir de toi quelque compassion,

Ou, si tu n’es sensible à ta propre misère,

Prends contre ton amour l’intérêt de ton frère ;

Consulte un peu ton sang, prends-en les différends,

Et ne fais rien pour toi, mais fais pour tes parents.

HORTENSE.

Toi-même épargne-toi cette inutile peine ;

En choquant mon amour tu gagnerais ma haine,

Je sais qu’en me nuisant tu penses m’obliger,

Et, me tirant d’ici, me tirer du danger :

Mais, bien loin de me rendre un salutaire office,

Sache que je mourrais séparé de Clarice,

Et qu’outre mon trépas et son éloignement

À peine ma douleur laisserait un moment.

Mais si ton amitié me veut prouver son zèle,

Tu n’en peux souhaiter d’occasion plus belle :

Entre nos deux maisons mets la paix que j’attends,

Calmes-en les discords, fais l’ouvrage du temps.

Alphonse, au nom des dieux dont l’honneur t’en convie,

Au nom de deux amants qui te devront la vie,

Ne nous refuse pas ton aide en ce besoin.

ALPHONSE.

Et si je n’obtiens rien ?

HORTENSE.

Hasarde au moins ton soin ;

Et si, pour mon malheur, tes poursuites sont vaines,

Mande-le-moi, n’importe, et je retourne à Gênes.

ALPHONSE.

Me le dis-tu sans feinte ?

HORTENSE.

Oui, pourvu que, discret,

Envers mon père au moins tu me tiennes secret.

ALPHONSE.

Tu me dois mieux connaître, et ce discours m’offense.

Au reste, si d’abord j’ai dit ce que je pense,

Comme un sincère ami qui ne te cèle rien,

J’ai cru le devoir faire et l’ai fait pour ton bien.

Mais puisqu’à mon avis ton sens est si contraire,

Cette même amitié m’oblige à te complaire,

Et, selon ton dessein, te laisser en ce lieu.

Cependant le jour croît ; séparons-nous, adieu :

Et surtout souviens-toi de vivre ici d’adresse,

Et contre ton amour croire un peu ta sagesse.

HORTENSE.

Et toi, fais de ta part ce que tu me promets.

ALPHONSE.

Le succès, si je puis, passera tes souhaits.

Il sort.

HORTENSE, seul.

Le jour croît, hâtons-nous ; allons chez Hippocrasse.

Il sort.

 

 

Scène III

 

ALEXIS, LÉONSE

 

ALEXIS.

Le voilà : cours, Léonse ; appelle-le, de grâce.

Je m’y puis confier, et je le connais bien.

LÉONSE.

Vous vous pouvez tromper ; ne précipitez rien.

Ce n’est plus un secret qu’un secret qu’on déclare,

Mais un regret qu’au cœur notre bouche prépare ;

Et, si l’on s’est fait tort de l’avoir déclaré,

Le tort ne peut jamais en être réparé.

ALEXIS.

Il est vrai ; mais...

LÉONSE.

Quoi mais ?

ALEXIS.

Ne sais-tu pas encore

La faveur qu’il me doit, à quel point il m’honore,

Que l’heur de me servir est son plus cher souci ?

LÉONSE.

Peut-être.

ALEXIS.

Il est trop vrai : tu dois savoir aussi

Que je n’ai souhaité qu’il entrât chez Horace

Que pour y voir Clarice et m’obtenir sa grâce ;

Et quand, s’il t’en souvient, je t’en ouvris mon sein,

Tu ne pus t’empêcher d’approuver mon dessein.

Voyant donc aujourd’hui l’occasion si belle,

Et pouvant, comme il peut, me servir auprès d’elle,

À quoi bon différer l’espoir que j’en attends

Et ne lui parler pas ?

LÉONSE.

Parce qu’il n’est pas temps.

Si vous n’avancez rien, et qu’un an de service

Ne vous ait pas acquis un regard de Clarice,

Si depuis si longtemps vos vœux ont été vains,

Dessus quel fondement bâtissent vos desseins ?

Vous savez que chacun tend à se satisfaire,

Qu’ainsi qu’elle vous plaît un autre peut lui plaire,

Et ce n’est pas toujours un bon raisonnement

De devoir être aimé parce qu’on est amant.

Vous pourriez l’emporter du côté du mérite :

Mais ce n’est pas toujours par où l’amour s’excite :

Tout dépend du caprice, et souvent en effet

La meilleure fortune arrive au plus mal fait,

L’avarice a gagné jusques au cœur des filles ;

Elles ne pèsent rang, noblesse ni familles ;

Les mains, et non les yeux, aujourd’hui font les choix ;

Si l’or pèse, il suffit ; tout le reste est de poids.

Mais, outre ces raisons, vous trahissez Lucrèce,

Que l’on sait qui vous aime avec tant de tendresse.

Quand Clarice saura cette infidélité,

Comment prétendez-vous en être bien traité ?

Et sans être au hasard d’une pareille injure,

Comment se fiera-t-elle en la foi d’un parjure ?

ALEXIS.

Par la gloire qu’elle a d’en être la raison :

Ses yeux plus que mon cœur font cette trahison.

Mais ne t’ai-je pas dit que ce discours m’offense ?

LÉONSE.

Eh bien, n’en parlons plus. Parlons, parlons d’Hortense.

Vous lui voulez ouvrir le fond de votre sein ;

Et si pour cet objet lui-même avait dessein ?

ALEXIS.

Pour Clarice ! Ô bon dieux ! quelle est ta rêverie ?

Un valet, un esclave ?

LÉONSE.

Attendez, je vous prie :

Un esclave, il est vrai ; mais ne voyez-vous pas

Combien il est adroit, combien il a d’appas,

Et quelle place il tient dans l’esprit de son maître ?

Si donc il arrivait, comme enfin il peut être,

Qu’étant porté pour lui de tant d’affection,

Il voulût l’honorer de sa succession,

Et, pour se délivrer des soins de sa famille,

Le choisir pour son gendre et lui donner sa fille ?

ALEXIS.

Ô fou ! je concevrais ce frivole souci ?

LÉONSE.

Mais il peut être enfin.

ALEXIS.

Le ciel peut choir aussi.

LÉONSE.

L’affaire, croyez-moi, n’est pas si difficile

Qu’à mon gré cet avis vous doive être inutile.

Ce discours vous déplaît, mais j’y suis obligé :

Craignez le repentir d’un avis négligé.

Il sort.

ALEXIS, seul.

Rien ne peut succéder sans tenter la fortune.

Mais que vois-je ? Évitons cette femme importune.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

LUCRÈCE, CYNTHIE

 

LUCRÈCE.

Tu vois que cet ingrat se dérobe à mes yeux

Comme si je portais un air contagieux.

Vois quel est le malheur d’aimer qui nous méprise,

Et sous d’ingrates lois ranger notre franchise.

CYNTHIE.

Laissez là ce perfide. Est-il si malaisé

De changer en mépris un amour méprisé ?

Chassez de votre cœur ces inutiles flammes ;

Servez-vous pour un bien d’un des défauts des femmes,

À qui, si par le mien je connais leurs esprits,

Il est si malaisé de souffrir le mépris.

L’honneur vous y convie, et tout noble courage

Ne peut ingratement supporter le servage.

Il n’est point de malheur, il n’est point de trépas

Pire que de servir et de n’agréer pas.

LUCRÈCE.

Il serait bien aisé de sortir de misère

Si l’on exécutait comme l’on délibère :

J’ai pris assez de fois l’avis de ma raison,

Et bâti des desseins contre sa trahison ;

Mais un instant après renverse l’édifice,

Et, comme l’on a dit de la femme d’Ulysse,

Non pour tromper autrui, mais pour me décevoir,

Je défais le matin ce que j’ai fait le soir.

Après que j’ai le jour de ma triste pensée,

Par d’extrêmes efforts, son image effacée,

Le sommeil me surprend, et ce peintre savant

Me le repeint la nuit plus parfait que devant,

Ma blessure se rouvre et devient plus profonde,

Et le même soleil qui, se cachant dans l’onde,

Le soir d’auparavant m’avait vu sans amour,

Me retrouve amoureuse en ramenant le jour.

CYNTHIE.

L’amour vous fait jouer un mauvais personnage :

Avec si peu d’espoir j’aurais plus de courage ;

J’éteindrais ce brasier, fût-il plus violent,

Et me garderais bien d’en faire un insolent.

Ces résolutions ne sont pas sans exemple.

Mais insensiblement nous arrivons au temple :

Venez-y renoncer à la foi d’Alexis,

Et sacrifiez-y vos soins et vos soucis.

Dieux ! voici le sujet d’une seconde peine :

Tout concourt à vous nuire, et l’amour et la haine ;

Vous tombez d’un ingrat en un persécuteur.

L’incomparable amant ! le joli serviteur !

 

 

Scène V

 

LUCRÈCE, CYNTHIE, HIPPOCRASSE

 

HIPPOCRASSE.

Voici l’aimable objet de mes douces pensées.

Mes prières, ô ciel, sont trop récompensées.

Beaux yeux, vivants soleils, claires sources du jour,

Beaux remèdes des cœurs blessés des traits d’amour,

Beauté, si votre grâce à mes désirs incline,

D’un fameux médecin fameuse médecine,

Maîtresse des docteurs, quand ordonnerez-vous

Un utile remède au mal qui me dévore ?

LUCRÈCE.

Si vous voulez guérir, prenez de l’ellébore :

C’est, à ce que l’on dit, le remède des fous.

HIPPOCRASSE.

C’est avoir l’esprit bon, et mériter la gloire

D’un jugement bien sain, que de vous estimer.

LUCRÈCE.

Vous témoignez encor beaucoup plus de mémoire :

Il vous souvient de loin s’il vous souvient d’aimer.

HIPPOCRASSE.

Je porte un jeune cœur dessous un vieux visage :

Tout enfant qu’est l’Amour, il est plus vieux que nous.

LUCRÈCE.

Allez donc caresser des enfants de votre âge ;

Pour moi je ne veux point d’un enfant comme vous.

HIPPOCRASSE.

Ingrate, pour le moins ma douleur vous convie

De me donner la mort ou de me secourir.

LUCRÈCE.

Vous passez de si loin le terme de la vie,

Que vous ne sauriez plus ni vivre ni mourir.

HIPPOCRASSE.

Quelque soin vous traverse pet je vous importune.

Que m’ordonnerez-vous au sortir de ce lieu ?

LUCRÈCE.

D’aller chercher ailleurs votre bonne fortune,

De me laisser en paix et de me dire adieu.

HIPPOCRASSE.

Adieu donc, inhumaine ; adieu, cœur insensible ;

Apprenez qu’à mon art tout remède est possible,

Qu’aucune guérison n’excède mes efforts,

Et que je guéris l’âme aussi-bien que le corps.

Assez, depuis trois ans qu’un sort opiniâtre

De ces sorciers appas me retient idolâtre,

Je dusse avoir connu, comme enfin je connoi

Le peu de volonté que vous avez pour moi.

Je sais bien que de perdre un homme de mon âge,

À votre sentiment, ce n’est pas grand dommage :

Mais à vous bien priser je trouverais enfin

Que vous gagner aussi ce n’est pas grand butin.

Faites donc de quelque autre un choix plus équitable ;

Quelque jeune éventé vous sera plus sortable.

Je ne suis pas en peine où tourneront mes vœux :

Une qui vous vaut bien est mienne si je veux.

Si je ne parois beau sous cette peau ridée,

J’ai pour me rajeunir de l’herbe de Médée ;

J’ai de l’âge, il est vrai, mais j’ai du bien aussi,

Et cette herbe guérit de beaucoup de souci.

Il sort.

CYNTHIE.

Le plaisant amoureux ! l’entretien délectable !

Où nous vient-il ici parler des morts à table ?

À lui faire l’amour ! à lui pousser des vœux,

Ayant comme il a fait neigé sur ses cheveux !

LUCRÈCE.

Le ciel, pour mon malheur, veut qu’il me persécute

Aussi cruellement que l’autre me rebute.

CYNTHIE.

Encor faut-il tacher de vaincre vos soucis.

Imitez pour un temps les dédains d’Alexis :

Si vous le rencontrez en l’église, en la rue,

Comme le méprisant, détournez-en la vue,

Et faites la railleuse avec un ris fardé.

Que sait-on ? ce moyen m’a parfois succédé.

Ce n’est pas que l’amour m’ait jamais tourmentée ;

Jusqu’ici, grâce à Dieu, je m’en suis exemptée ;

On sait de quelle sorte on m’a vu gouverner ;

Mais parfois sans en prendre ou se plaît d’en donner ;

Surtout à ces galants qui se piquent de gloire,

Je prends un grand plaisir à leur en faire accroire ;

Parfois je les attrape avecque les doux yeux,

Mais parfois les dédains me réussissent mieux :

Trop d’amour les rebute, et la froideur les pique.

Je vous dis mon avis comme je le pratique ;

Vous devriez l’éprouver, l’essai n’en coûte rien.

LUCRÈCE.

Il faut voir si le ciel t’inspire pour mon bien.

 

 

Scène VI

 

LUCRÈCE, CYNTHIE, HIPPOCRASSE, LÉONIN

 

LÉONIN, à Lucrèce.

Agréables tyrans des libertés humaines,

Beaux yeux, beaux assassins des cœurs des capitaines...

CYNTHIE.

Ô dieux ! que d’amoureux !

LÉONIN.

Vous dont les traits dardés

Sur les trônes d’amour... Je m’embrouille, attendez.

Les trônes dont l’amour excite la puissance...

Il se gratte la tête.

Que maudit soit le maître avec son éloquence !

Je ne m’attendais pas de m’en acquitter mieux.

C’est mon maître, en un mot, qui m’envoie en ces lieux :

Sa lettre mieux que moi vous dira sa pensée.

Il cherche longtemps la lettre clans sa poche.

Je ne sais maintenant où je l’aurai laissée.

CYNTHIE.

L’aimable ambassadeur !

LÉONIN.

Je l’avais mise ici.

LUCRÈCE.

N’importe, n’en sois point davantage en souci ;

Tu l’auras égarée avecque ta mémoire.

LÉONIN ayant retrouvé la lettre, en lit la suscription.

« À l’objet des objets la merveille et la gloire. »

Lucrèce déchire la lettre.

Justement la voilà. Mais, dieux ! que faites-vous ?

LUCRÈCE.

Dis-lui que c’est ainsi que je réponds aux fous.

Elle sort.

LÉONIN.

Quoi ! c’est de la façon, femme indiscrète et vaine,

Que vous reconnaissez l’amour d’un capitaine ?

Cruelle, ignorez-vous combien ce second Mars

A peuplé les enfers d’un seul de ses regards ?

Mais la sourde qu’elle est s’enfuit sans repartie ;

Elle est morte, autant vaut. Et vous, belle Cynthie,

Ne me ferez-vous point un traitement plus doux ?

CYNTHIE.

Non, je souffre autant qu’elle en l’entretien des fous.

Elle sort.

LÉONIN, seul.

Je reçois cet affront, lâche, et je délibère !

Justes ressentiments, appelez ma colère.

Dépit, courage, honneur, que ne m’animez-vous ?

Leur faut-il pardonner par faute de courroux ?

En plein jour, à ma face, au milieu de la rue,

Mon honneur affronté, mon estime perdue !

Et puis je suis ce brave et ce mauvais garçon ;

Je suis vaillant pourtant, mais c’est à ma façon ;

J’entends avec plaisir parler des faits de guerre,

D’avoir tué, brisé, saccagé, mis par terre,

Causé des cris, des bruits et des confusions ;

Mais je ne m’aime pas dans ces occasions ;

Le sang choque ma vue, et le bruit m’incommode ;

Et chacun, en un mot, est vaillant à sa mode :

L’un pour bien entreprendre et bien exécuter,

Moi pour bien admirer et pour bien écouter.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

HIPPOCRASSE, LE VALET

 

HIPPOCRASSE.

Moi, l’orgueilleuse, moi ! me traiter d’insensé !

LE VALET.

Sans doute il vous déplaît qu’on vous ait caressé.

Savez-vous que ces noms d’ignorants, fous, infâmes,

Sont parfois aux amants des faveurs de leurs dames ?

Elle veut éprouver par cette liberté

Votre soumission et son autorité.

HIPPOCRASSE.

À d’autres ces faveurs : je hais cette caresse,

Et fût-elle cent fois cette même Lucrèce

Qui rendit la franchise à l’empire latin,

Et lava de son sang l’honneur de Collatin,

Par ce que nous devons au respect d’Hippocrate,

Après un tel affront j’oublierais cette ingrate,

Comme j’accomplirai le dessein que j’en fais.

Parabaste, il suffit, ne m’en parlez jamais ;

Cette froideur lui vient de ne me pas connaître.

Mais que t’a dit Hortense, et que me veut son maître ?

LE VALET.

Il m’est venu parler, mais il ne m’a rien dit.

HIPPOCRASSE.

Comment rien, ignorant ? Ô dieux ! l’étrange esprit !

LE VALET.

Comme il voulait parler la pluie est survenue,

Et moi, me retirant, l’ai laissé dans la rue.

Mais ne m’enquérez plus : son maître que voici

Vous dira le sujet qui l’amenait ici.

 

 

Scène II

 

HIPPOCRASSE, LE VALET, HORACE

 

HORACE, à part.

Oui-da, religieuse ; une si sainte envie,

Si je te connais bien, ne te vint de ta vie,

Et la dévotion qu’on apprend au miroir

Est moins de s’enfermer que de se faire voir.

Hortense tarde trop, cette longueur me lasse ;

Rendons-nous sur les lieux, et voyons Hippocrasse

Pour terminer l’affaire ou la rompre en deux mots ;

Car cette diligence importe à mon repos.

À Hippocrasse.

Dieux ! comme je vous trouve au point que je désire !

Je vous allais chercher.

HIPPOCRASSE.

Que me voulez-vous dire ?

HORACE.

Un mot qui vous importe et qui vous sera doux,

Mais quand nous serons seuls.

HIPPOCRASSE, au valet.

Rentre donc, laisse-nous,

Et me fais au retour trouver ma chambre faite,

Tout le meuble dressé, toute la maison nette,

Les escaliers frottés, les greniers balayés,

Mes livres en état, mes habits nettoyés ;

Décrotte bien ma housse, étrille bien la mule ;

Mets le dîner au feu, garde que rien ne brûle ;

Prépare la farine, et mets le pain au four ;

Puis déjeune, et que tout soit prêt à mon retour.

Va, l’exercice est sain, il n’est chose meilleure.

LE VALET.

Et quand reviendrez-vous ?

HIPPOCRASSE.

J’entre dans un quart d’heure.

LE VALET.

Et dans si peu de temps puis-je en venir à bout ?

HIPPOCRASSE.

Oui, tout homme de cœur est capable de tout,

Tel que fut un César qui faisait tout sans peine.

Sais-tu ce que l’on dit de ce grand capitaine

Qui fit mordre la terre à tant de légions,

Qui mit le joug romain sur tant de régions,

Et qui porta sa gloire à son degré suprême ?

« Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu. » Fais de même.

LE VALET.

Eh bien, laissez-moi faire, allez ; César ou rien,

Mais plutôt le dernier.

HORACE.

L’agréable entretien !

HIPPOCRASSE.

Fais ton possible enfin.

LE VALET.

César ou rien, vous dis-je.

Il sort.

HORACE.

Oh ! seigneur Hippocrasse, et quel est ce prodige ?

Quoi ! jusqu’à vos valets sont des demi-docteurs ?

HIPPOCRASSE.

Le savoir réfléchit du maître aux serviteurs,

Et de même en advient à qui fait habitude

Et fréquente pratique avec des gens d’étude.

Ma réputation n’est pas sans fondement ;

Je converse et j’instruis si fructueusement,

Avecque tant d’esprit, de douceur et de grâce,

Qu’un ignorant, un âne, un sot, seigneur Horace,

Me voyant quinze jours saurait tout le latin,

Et deviendrait grand homme et fameux médecin.

HORACE.

Or sus, touchons l’affaire et parlons de Clarice.

Ne désirez-vous pas que l’hymen s’accomplisse ?

Voulez-vous, toujours tiède et toujours incertain,

Me remettre sans fin du jour au lendemain ?

HIPPOCRASSE.

J’ai lu dans Aristote, au troisième de l’âme,

Que c’est un grand discours que le choix d’une femme,

Qu’il faut en cet endroit peser bien nos transports,

Et que l’homme étant l’âme et la femme le corps,

Et l’union des deux devant être éternelle,

On doit bien avoir peur de se dégoûter d’elle.

Je sais que je craindrais ce qui n’adviendra pas,

Et qu’en effet Clarice a trop de doux appas ;

Puis, n’ayant jamais eu de dégoût pour le père,

La fille assurément ne me saurait déplaire :

On dit vulgairement que tel père, tel fils,

Au genre masculin sous qui l’autre est compris ;

Mais ce que j’en ai dit est pour faire paraître

Que je ne puis faillir manque de le connaître.

HORACE.

C’est bien fait ; mais enfin c’est trop délibérer :

L’ardeur d’un amoureux se perd à différer,

Et surtout à notre âge, où chaque heure qui passe

Nous ôte quelque flamme et donne quelque glace.

HIPPOCRASSE, à part.

Inutiles transports, mouvements insensés,

Devoirs mal reconnus, vœux mal récompensés,

Qui m’attirez encor du côté de Lucrèce,

Arrêtez, il est temps que son empire cesse.

À Horace.

Oui, Clarice me plaît, je l’aime, je la veux ;

C’est le temple vivant où s’adressent mes vœux :

Je consens d’accomplir cet heureux mariage.

Que désirez-vous plus ?

HORACE.

Je voudrais davantage.

HIPPOCRASSE.

Eh quoi ?

HORACE.

Que cet hymen fût déjà consommé.

HIPPOCRASSE.

Oh ! de quelle furie êtes-vous animé ?

Vous me donneriez lieu de soupçonner Clarice.

HORACE.

Qui ne sait point tromper agit sans artifice.

Pour ma fille, elle est sage, et l’on la connaît bien :

Mais on saura l’affaire et nous ne ferons rien.

HIPPOCRASSE.

De qui la saura-t-on ? mais, je veux qu’on la sache

(Comme malaisément un tel secret se cache),

Qui serait si hardi que d’aller sur mes pas,

Et si présomptueux qu’il crût n’en mourir pas ?

Ah ! si j’en sa vois un ! Pour Dieu, seigneur Horace,

En l’humeur où je suis, retirez-vous, de grâce,

Qu’une aveugle fureur ne m’emporte aujourd’hui,

Et que je ne vous tue en vous prenant pour lui.

HORACE.

Tout beau ; je ne dis pas qu’on voulût entreprendre

Dessus une alliance où l’on vous vît prétendre.

Par forme de discours je vous parlais ainsi.

HIPPOCRASSE.

Par forme de discours je fais le brave aussi.

HORACE.

Il reste de conclure et l’heure et la journée

Que nous accomplirons cet heureux hyménée.

HIPPOCRASSE.

Eh bien, ne prenons loi que de votre vouloir.

Quand l’accomplirons-nous ?

HORACE.

S’il se peut dès ce soir.

HIPPOCRASSE.

Dès ce soir ?

HORACE.

Oui, ce soir, et sans plus de remise.

HIPPOCRASSE.

Ce soir donc, je le veux, la parole en est prise.

HORACE.

Lui mettrez-vous la bague, et contracterons-nous ?

HIPPOCRASSE.

Nous accomplirons tout.

HORACE.

Me le promettez-vous ?

HIPPOCRASSE.

Je vous promets bien plus s’il est en ma puissance.

HORACE.

Quoi ?

HIPPOCRASSE.

De lui faire un fils docteur dès sa naissance

Pour marque du savoir dont le père est doué.

Que reste-t-il encor ?

HORACE.

Rien, le ciel en soit loué,

Et prenne toujours part en ce qui vous concerne.

Au reste, allez un peu vous mettre à la moderne ;

Mettez bas pour ce soir ces habits de docteur,

Essayez de parler plus courtisan qu’auteur,

Passez par le rasoir le poil de ce visage,

Laissez à la maison ce témoin de votre âge,

Ajustez ces cheveux, ornez-vous, parez-vous,

Et souvenez-vous d’être et bel et bon époux.

HIPPOCRASSE.

Et vous, souvenez-vous, en me voyant paraître,

De ne vous tromper pas et de me reconnaître ;

L’art me va redonner les fleurs de mon printemps,

Je m’en vais me remettre à l’âge de vingt ans ;

Enfin, pour faire foi de mon amour extrême,

Je veux aux yeux de tous passer pour l’Amour même.

Il sort.

 

 

Scène III

 

HORACE, HORTENSE

 

HORACE.

Je t’ai bien attendu ; tu m’as mis en souci,

Et par cette longueur tu m’as fait rendre ici.

HORTENSE.

Je viens de chez Célin.

HORACE.

Eh bien ?

HORTENSE.

Il est en ville.

HORACE.

N’importe, son avis me serait inutile,

Et, sans prendre autrement conseil de mes amis,

J’ai terminé l’affaire.

HORTENSE.

Eh quoi, s’il m’est permis ?

HORACE.

Quoique ta bonne foi me soit assez connue,

Que je connaisse assez quelle est ta retenue,

Et que pour te celer aucun de mes secrets

Tu prennes trop de part dedans mes intérêts,

Toutefois, sachant bien qu’en fait de mariage,

Qui prend le moins d’avis est toujours le plus sage,

Je n’en ai point cherché, ni pas même le tien :

J’ai voulu qu’une fois un secret fût tout mien.

HORTENSE.

Qu’est-ce ? Amour, aide-moi.

HORACE.

Maintenant que l’affaire

Est au point que je veux, je ne m’en dois plus taire ;

Non pour en prendre avis, car il serait trop tard,

Mais pour m’en réjouir et pour t’en faire part.

Sache donc que les soins que je dois à ma fille

Me font ce soir d’un gendre augmenter ma famille,

Et que depuis longtemps me parlant si souvent,

Et ce matin encor, d’entrer dans un couvent,

Caprice qui lui naît de quelque fantaisie,

J’ai voulu couper court à cette frénésie,

Et, pour lui voir l’esprit entièrement guéri,

Sans attendre plus tard lui donner un mari.

HORTENSE.

Est-ce pourquoi tantôt vous mandiez Hippocrasse ?

HORACE.

Oui ; n’est-il pas savant, riche et d’honnête race ?

Il est d’âge, il est vrai ; mais encor frais et sain,

Et m’en a dès longtemps témoigné le dessein.

Qu’est-ce ? tu ne dis mot ; qu’as-tu, mon cher Hortense ?

Ne trouves-tu pas lieu d’aimer cette alliance ?

HORTENSE.

Non, sans doute.

HORACE.

Et pourquoi ?

HORTENSE.

Parce qu’il a deux maux.

HORACE.

Quels ?

HORTENSE.

Qu’il est vieux et fou, deux insignes défauts :

Et vous avez pour elle un naturel trop tendre

Pour mesurer au bien le mérite d’un gendre.

HORACE.

Le bien, de la façon qu’on en use aujourd’hui,

Couvre bien des défauts ; on n’en veut plus qu’à lui ;

Il nous fait après lui courir la terre et l’onde ;

C’est l’aimant et l’amour des cœurs de tout le monde

On n’en a jamais trop, il vient toujours trop tard :

On rit de la vertu, l’honneur fait bande à part.

HORTENSE.

Prenant un gendre jeune et d’illustre famille,

Vous pouviez satisfaire et vous et votre fille.

Vous n’aviez qu’à laisser ce choix à ses beautés,

Trop de riches partis se fussent présentés :

Même s’il vous souvient de cette vieille haine

Que vous-même avouez vous causer tant de peine,

Pour ôter aux Sardins ce reste de courroux

Que la mort de leur fils entretient contre vous,

Et rendre le repos à votre conscience,

Deviez-vous pas chez eux chercher cette alliance,

Et d’ennemis mortels devenir bons amis,

Leur rendant une fille à la place d’un fils ?

HORACE.

L’affaire est en effet un peu précipitée ;

Mais je n’y pense plus, puisqu’elle est arrêtée.

HORTENSE, à part.

Ma mort l’est donc aussi.

HORACE.

Commence à t’occuper ;

Va de ce pas mettre ordre aux apprêts du souper,

Et prier Alexis et Célin de la fête :

J’aurai soin cependant que Clarice s’apprête

Et se tienne en état d’agréer cet accord.

Il sort.

HORTENSE, seul.

Va, fais-moi contre moi l’instrument de mon sort ?

Et dans ma propre main mets la fatale épée

Par qui doit de mes jours la trame être coupée.

Ah ! cruelle fortune, il n’était plus besoin

De conserver ma vie avecque tant de soin,

De me sauver des vents à nos vaisseaux contraires,

De me faire échapper de la main des corsaires,

De me faire trouver le secours d’Alexis,

Et presque en ce secours la fin de mes soucis,

Puisqu’il m’avait rendu si près de ma maîtresse

Pour me l’ôter après et m’être si traîtresse.

Mourons donc, et faisons notre naufrage au port ;

Sur une mer de sang allons chercher la mort.

Il ne faut pour mourir qu’avouer ma naissance :

Je cesserai de vivre en cessant d’être Hortense ;

La haine invétérée entre nos deux maisons

N’a pas encore éteint ces funestes tisons.

Ma fortune dépend du nom que je veux prendre :

Autant qu’on aime Hortense, autant on hait Léandre ;

Si je veux vivre enfin, je suis celui qui plaît ;

Et si je veux mourir, je suis celui qu’on hait.

Mon nom en me nuisant me servira peut-être,

Et, me faisant périr, me fera reconnaître ;

J’aurai peut-être, mort, l’honneur d’être pleuré

Des yeux qui m’ont vu vif et qui m’ont ignoré.

Mais pour ce faux honneur faut-il perdre Clarice ?

Éprouvons tout pour elle, employons l’artifice ;

Le sort peut, si je vis, seconder mes efforts,

Mais, tout puissant qu’il est, ne peut rien pour les morts.

La mort est le seul mal qui n’a point de remède.

Arrêtons Alexis, et réclamons son aide.

 

 

Scène IV

 

HORTENSE, ALEXIS, LÉONSE

 

HORTENSE.

Si proche du palais où règne votre amour,

Sans doute vous venez d’y faire votre cour ?

C’est assez expliquer le logis de Lucrèce.

ALEXIS.

Ce n’est pas d’où me vient le souci qui me presse.

HORTENSE.

Ces discrets désaveux pour moi sont superflus.

ALEXIS.

Je te dis franchement que je ne la vois plus.

HORTENSE.

À quoi donc tant de tours à l’entour de sa porte ?

Et qu’est-ce, sans mentir, qu’attendre qu’elle sorte ?

Mais je me puis tromper ; peut-être attendiez-vous

L’heure de voir passer notre nouvel époux.

ALEXIS.

Quel époux, cher ami ? J’ignore ce langage.

HORTENSE.

Quoi ! vous ne savez rien de ce beau mariage ?

ALEXIS.

Qu’est-ce donc ? quelque pièce, ou quelque bruit qui court ?

Je n’en ai rien appris.

HORTENSE

Pour vous le faire court,

Mon maître vous invite aux noces de sa fille,

Comme parfait ami de toute sa famille.

ALEXIS.

Ô dieux !

HORTENSE.

Quoi ! ce discours vous dérobe la voix !

Et que direz-vous donc quand vous saurez son choix ?

ALEXIS.

Ne me fais point rêver ; apprends-le moi, de grâce.

HORTENSE.

Vous rêveriez longtemps pour trouver Hippocrasse.

ALEXIS.

Quoi ! ce vieux médecin plus malade d’esprit

Et plus intempéré que les corps qu’il guérit,

Qui signale son art par sa seule vieillesse,

Et qui ces jours passés en contait à Lucrèce ?

HORTENSE.

Vous en étonnez-vous, sachant qu’il a du bien ?

Aujourd’hui l’or est tout, et tout sans lui n’est rien.

ALEXIS.

Hippocrasse ? Oh ! quel goût ! il vaudrait mieux pour elle

Qu’avecque moins de bien il eût plus de cervelle.

Horace a bon dessein, mais il devait juger

Combien il met l’honneur de sa fille en danger,

Qu’il veut qu’à son contraire un contraire s’allie,

Joignant tant de sagesse avec tant de folie.

L’affaire vaudrait bien qu’on s’en daignât mêler.

HORTENSE.

Je ne vous cherche aussi que pour vous en parler,

Vous invitant bien moins que je ne vous conjure

D’aider à mettre obstacle à cette procédure.

Vous aimez trop Horace, et je suis trop à lui,

Pour souffrir le regret qu’il s’achète aujourd’hui.

Défendons son honneur contre son avarice,

Faisons-lui marier, non pas vendre Clarice ;

Servons-la.

ALEXIS.

Volontiers, et plus que tu ne crois :

Je croirais obliger bien du monde à la fois,

Et moi-même y prendrais un intérêt extrême.

HORTENSE.

Obligeant ses amis on s’oblige soi-même.

Ne différons donc point, ménageons bien le temps.

LÉONSE, à Alexis.

Parlez ; qu’attendez-vous ?

ALEXIS.

Il ne prend pas mon sens.

HORTENSE.

Tôt donc, l’affaire presse, elle est bien avancée.

LÉONSE.

Nous en viendrons à bout ; écoutez ma pensée.

Vous ne pouvez douter, sans trop d’aveuglement,

Que Lucrèce vous aime et très sensiblement :

Ses feux sont si connus que l’on ne s’en peut taire,

Et qu’elle fait pitié de ne vous en point faire.

À peine elle vous vit que vos charmes vainqueurs

Lui firent écarter une foule de cœurs,

Et, vous croyant touché d’une ardeur mutuelle,

Mépriser cent amants qui soupiraient pour elle,

Entre autres ce stupide et fou de médecin,

Si gros âne en sa langue et docteur en latin.

ALEXIS.

Il est vrai, mais enfin à quoi tend ce langage ?

LÉONSE.

À leur faire jouer chacun leur personnage.

Ayant sur la première un souverain pouvoir,

Forcez votre froideur et retournez la voir ;

Puis, quand vous en aurez obtenu votre grâce,

Comme par entretien tombez sur Hippocrasse,

Et, sous prétexte enfin de divertissement,

Faites-lui rapprocher ce ridicule amant.

Vous pourrez, sous couleur de cette raillerie,

Aisément obtenir qu’elle-même l’en prie ;

Et lui, persuadé de sa présomption,

Croyant qu’elle répond à son affection,

Sans égard de traité, ni respect de promesse,

Laissera bientôt là Clarice pour Lucrèce,

Et se rira d’Horace avec son appareil.

ALEXIS, à Hortense.

Qu’en dis-tu, cher ami ?

HORTENSE.

J’approuve ce conseil.

ALEXIS.

Il est bon, ce me semble.

HORTENSE.

Il est incomparable,

Et pourvu que l’effet nous en soit favorable,

Nous vous devrons la vie, et l’on aura chez nous

Un éternel sujet de se louer de vous.

Pour moi qui suis jaloux de l’honneur de mon maître

Au plus extrême point qu’un valet le peut être,

Quoique votre amitié m’ait produit tant d’effets,

Ce service m’est cher entre tous vos bienfaits ;

Et dans les sentiments de ce plaisir extrême,

Si je ne vous étais plus acquis que vous-même,

Je me plaindrais de vous en un point seulement,

Que vous semblez douter de mon ressentiment,

Et parmi ces bienfaits me faites une injure

De vous servir si peu de votre créature,

Et, cherchant tous les jours moyen de m’obliger,

Ne m’en donnez jamais de quoi me revenger.

LÉONSE, à Alexis.

Or sus, déclarez-vous, l’occasion est belle.

ALEXIS.

Je veux croire en effet que tu m’es si fidèle,

Que mon bien t’est si cher et que tu m’aimes tant,

Qu’ayant à te fier un dessein important

Où la nécessité veut que je t’intéresse,

Je ne veux exiger ta foi ni ta promesse,

Craignant de faire tort à ta fidélité

Si je semblais douter de sa sincérité.

HORTENSE.

Et moi je vous promets de vous faire connaître

Les fidèles devoirs d’un esclave à son maître,

Et de mon mouvement vous engage ma foi

D’être bien plus à vous que je ne suis à moi.

Parlez donc maintenant avecque confiance ;

Un instant m’est un an, tant j’ai d’impatience

De payer pour le moins quelqu’un de vos bienfaits,

Et de faire à mon zèle éclore les effets.

ALEXIS.

Apprends donc le commerce où ta bonté t’engage ;

Pour avoir, autant vaut, rompu ce mariage,

Et redonné la vie à Clarice en effet,

Tout cela serait peu si tu n’avais plus fait :

La vertu de ton œuvre est d’un mérite extrême ;

Tu t’es rendu la vie, à bien dire, à toi-même,

Et ton œuvre est de soi le mérite et le prix.

HORTENSE, à part.

Dieux ! il sait mon secret ! de qui l’a-t-il appris ?

Haut.

Je ne vous entends point.

ALEXIS.

T’aimant comme je t’aime,

Suis-je pas, cher ami, comme un autre toi-même ?

HORTENSE.

J’estimerai toujours à singulier honneur

De vous traiter des noms de maître et de seigneur.

ALEXIS.

Non, je suis ce toi-même à qui tu rends la vie,

Détournant un hymen qui me l’aurait ravie.

HORTENSE.

Ô dieux !

ALEXIS.

Puisque Clarice est ma vie en effet,

Ne fussé-je pas mort du vol qu’on m’en a fait ?

Me conserves-tu pas en nourrissant ma flamme ?

Et me rendant l’espoir, ne me rends-tu pas l’âme ?

Voilà de mes travaux le principe et la fin ;

De là dépend mon bon et mon mauvais destin.

Je ne t’ai fait entrer au service d’Horace

Que pour y voir Clarice et m’obtenir sa grâce :

Pour elle seulement je respire le jour ;

C’est mon ambition, c’est mon prince et ma cour ;

J’ai renoncé pour elle aux charmes de Lucrèce,

Et je renoncerais à ceux d’une princesse :

En un mot, le dessein qui guide ici mes pas

Est d’obtenir de toi Clarice ou le trépas.

Si, comme je prétends, ton soin me la procure,

Je tiens tous mes bienfaits payés avec usure,

Et ceux dont j’ai dessein, et ceux qui sont passés :

Mais ajoutons encor, ce n’est pas dire assez.

Je veux, si de l’effet mon attente est suivie,

Te rester obligé de plus que de la vie,

Passer en tes respects, prendre ta qualité,

Et t’être plus soumis que tu ne m’as été.

Rends-moi donc, cher ami, ce favorable office,

Acquiers-moi pour esclave en m’acquérant Clarice,

Et prends droit sur ma vie autant que sur mon bien,

Hortense, que fais-tu ? tu ne me réponds rien ?

Ô dieux ! quelle pâleur vois-je sur ton visage ?

Pourquoi de la parole as-tu perdu l’usage ?

D’où naît cette sueur ? quel est ce changement ?

HORTENSE.

Ce mal, quand il me vient, passe légèrement :

Il ne me tient qu’au cœur, et me prend d’ordinaire...

ALEXIS.

Léonse, assistons-le.

LÉONSE.

Que lui pouvons-nous faire ?

HORTENSE.

Il se passe bientôt, mais il me laisse au cœur

Je ne sais quelle triste et stupide langueur

Qui le reste du jour me tient l’âme abattue.

ALEXIS.

Reprends, reprends courage, Hortense, et t’évertue ;

Et pour te divertir parlons un peu d’amour :

Tu sais que mon espoir finit avec le jour,

Si tu n’es favorable à l’ardeur qui me presse.

HORTENSE.

Il y faut travailler : allez donc voir Lucrèce ;

Et de votre côté, comme moi de ma part,

Disposez cette affaire avant qu’il soit plus tard.

Allez, à cette fois vous connaîtrez Hortense.

ALEXIS.

Je ne me promets rien que par ton assistance.

Qu’il est pâle et défait ! Ô Dieu ! quel changement !

Adieu, va sur ton lit reposer un moment,

Et de ton éloquence essaie après les charmes.

Alexis et Léonse sortent.

HORTENSE, seul.

Je n’avais plus moyen de retenir mes larmes.

En quel lieu vous pourrai-je, ô secrètes douleurs,

Permettre en liberté les plaintes et les pleurs

D’où le bruit n’en arrive aux oreilles d’Horace ?

Ô sort inexorable, auteur de ma disgrâce,

Si tu m’as entrepris, ne fais pas grand effort :

Je ne vis déjà plus, tu ne tueras qu’un mort.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

RHINOCÉRONTE, LÉONIN

 

RHINOCÉRONTE.

Moi, passer pour un fol en l’esprit de Lucrèce !

LÉONIN.

Moi, passer pour un autre aux yeux de ma maîtresse !

RHINOCÉRONTE.

Moi, le Mars des guerriers ! moi, le dieu des combats !

LÉONIN.

Moi, le Bacchus des pots ! moi, le démon des plats !

RHINOCÉRONTE.

Et moi, pour dire tout, le grand Rhinocéronte !

LÉONIN.

Et moi son écuyer !

RHINOCÉRONTE.

Ô désespoir !

LÉONIN.

Ô honte !

...

...

RHINOCÉRONTE.

Viens ça, va de ma part trouver cette âme fière,

Et, d’une façon grave et d’une voix altière,

Dis-lui que l’on a vu cet invincible bras

Achever plus d’exploits, ruiner plus d’états,

Soumettre plus de rois, faire plus de pupilles,

Démolir plus de forts, saccager plus de villes,

Et plus faire en un jour creuser de monuments

Que l’ingrate qu’elle est n’a vécu de moments.

Ajoute qu’achevant toutes ces aventures,

J’ai sur ce noble corps reçu plus de blessures,

De cette vérité trop fidèles témoins,

Que jamais sur sa toile elle n’a fait de points.

LÉONIN.

Quel prince a si souvent mis ce bras en usage ?

RHINOCÉRONTE.

Nul prince, nul état, nul roi que mon courage.

LÉONIN.

Et devant quels témoins a paru ce grand cœur ?

RHINOCÉRONTE.

Il n’en reste pas un, car tous sont morts de peur :

Ma seule voix, mon ombre et mon souffle est funeste.

Sais-tu mes qualités ? Lieutenant de la peste,

Intendant général des menaces du sort,

Colonel du carnage et commis de la mort,

L’effroyable terreur de la terre et de l’onde,

Et, pour dire en un mot, le destructeur du monde.

LÉONIN.

Il n’est donc roi, sujet, peuple ni nation,

Qui n’aspire à l’honneur de votre affection.

RHINOCÉRONTE.

Sans doute.

LÉONIN.

Et d’où vient donc qu’on vous chassa de France,

D’où l’on vous vit sitôt de retour à Florence ?

RHINOCÉRONTE.

Moi chassé ? Nul que moi n’a droit de m’en bannir.

Mais apprends le sujet qui m’en fit revenir :

Ce roi dont un tournoi signala la vaillance,

Mais qui mourut enfin du dernier coup de lance,

Sais-tu qui le blessa ?

LÉONIN.

Non, le connaissez-vous ?

RHINOCÉRONTE.

Moi, pour te dire vrai ; mais ce mot entre nous.

Oh ! combien mon départ dedans le cœur des dames

Laissa de vains souhaits et d’inutiles flammes !

Car, durant le séjour que je fis en ces lieux,

À bien d’autres qu’au roi je donnai dans les yeux.

Considère-moi bien, contemple ce visage ;

En as-tu vu quelqu’un qui t’ait plu davantage ?

Je ne me flatte point, mais j’ai sans vanité

Entendu quelquefois parler de ma beauté.

Aussi-bien que du corps je triomphe des âmes,

Et si je ne te dis qu’un million de dames

Que j’ai mis pour un jour dedans le monument,

Ce n’est point me vanter, c’est parler sobrement.

Quand à blesser des cœurs j’ai ma vue occupée,

J’ai fait autant d’exploits des yeux que de l’épée :

Selon l’air que je prends, tout succède à mes vœux ;

Ange quand il me plaît, et diable quand je veux.

LÉONIN.

Certes votre beauté fait tort à votre estime ;

Ce visage est trop doux pour un cœur si sublime ;

Car comment accorder la force de ce bras

Avecque la douceur de ces charmants appas ?

Et qui, voyant en vous des grâces si parfaites,

Vous croirait ce satan, ce diable que vous êtes ?

RHINOCÉRONTE.

Je suis ce qui me plaît, j’ai cent fois pour un jour

Pris ou laissé la forme ou de Mars ou d’Amour ;

Je me fais et défais, et, comme je m’avise,

Je me rends agréable ou m’incapitanise :

Tantôt je me signale en mille exploits vainqueurs,

Tantôt me divertis au carnage des cœurs ;

Enfin, soit que je plaise, ou soit que j’extermine,

Toujours ou ma douceur ou ma force est divine.

LÉONIN, à part.

Ô dieux ! entretenons cette plaisante humeur ;

Flattons sa frénésie et piquons-le de cœur.

À Rhinocéronte.

Sans mentir, plus je vois cette face brillante,

Plus je vous trouve aimable et Lucrèce insolente ;

Et certes ce grand cœur sert mal votre beauté

Si cette injure passe avec impunité.

RHINOCÉRONTE.

S’acquittant des respects qu’elle me devait rendre,

De tout un monde entier je l’aurais pu défendre ;

Au lieu que lui portant la mort que je lui doi,

Un monde ne pourrait la défendre de moi.

Ma fureur n’emploiera pour éteindre ses flammes

Ni ce bras, ni ce fer, vierges du sang des femmes :

Prenant pour un instant mon visage de Mars,

Je la veux foudroyer d’un seul de mes regards.

Évite cette mort, toi qui l’auras prévue ;

Ne me suis que de loin, et détourne ta vue.

Se sauve qui pourra, certain que mon abord

Porte pis que la peste, et pour le moins la mort.

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

HORACE, CLARICE, ÉMILIE, ensuite HORTENSE

 

HORACE, à Clarice.

Vous, épouser un cloître ! Ô le plaisant caprice !

J’ai les yeux assez bons pour voir votre artifice.

Ôtez à vos refus ce voile spécieux ;

Votre dévotion ne va pas jusqu’aux cieux.

La fille qui s’ajuste avecque tant de peine

Estime encor le monde et ne l’a pas en haine :

On ne se pare point quand on veut s’enfermer,

Et pour aimer le ciel il ne faut plus s’aimer.

Quand les faibles esprits de ces jeunes coquettes

Se sont embarrassés de quelques amourettes,

Et que leur fol espoir ne peut avoir de lieu,

Lors au défaut du monde elles songent à Dieu,

Et tournent leurs pensers devers des monastères :

Visible hypocrisie, et vrai piège des pères

Qui se laissent gagner pour retenir leurs pas,

Ou les perdent plutôt pour ne les perdre pas !

Mais moi, qui blanc de soins, d’expérience et d’âge,

Prétends en votre endroit paraître et père et sage,

Et qui, dedans le monde expert et consommé,

Sais quel saint est le bien et comme il est chômé,

J’entends, vous voir ranger au choix que je désire,

Et c’est perdre le temps que de me contredire.

Si vous sentez ce cœur atteint d’un autre feu,

Cette frivole ardeur lui passera dans peu :

Aussitôt qu’on est femme on perd l’esprit de fille ;

La vanité s’y change au soin de la famille,

On trouve si l’on veut son cloître en sa maison,

Et les folles amours font place à la raison.

À Hortense qui entre.

Eh bien, ont-ils promis d’assister à la fête ?

HORTENSE.

Ils s’y rendront ce soir, et chacun d’eux s’apprête.

Mais puis-je avoir l’honneur de vous dire deux mots

Touchant ce mariage et pour votre repos ?

HORACE.

Allons.

À Clarice.

Vous, avisez à ne me pas déplaire,

Ni me faire d’affront en l’état qu’est l’affaire.

Horace et Hortense sortent.

ÉMILIE, à Clarice.

Eh ! madame, à quoi bon ce déluge de pleurs ?

À quoi vous consumer d’inutiles douleurs ?

Nous n’avons point de voix en fait de mariage ;

Notre condition nous en défend l’usage.

Je sais bien que l’objet n’a pas beaucoup d’appas ;

Je suis de votre goût, je ne l’estime pas :

Mais c’est un grand parti qu’une riche vieillesse ;

Le bien est bien charmant, chacun lui fait caresse ;

Cent fois plus décrépit il me plairait encor,

Et j’eusse aimé Saturne avec son siècle d’or.

Ce tronc de nerfs et d’os, triste meuble de bière,

Peut être mis demain du lit au cimetière,

D’un siècle de travaux vous laissera le fruit :

N’est-ce pas bien gagner pour une seule nuit ?

De moment en moment vous n’attendrez que l’heure

Que le fâcheux s’en aille et le plaisant demeure.

CLARICE.

C’est ton raisonnement, mais ce n’est pas le mien.

Adieu ; laisse-moi seule un moment d’entretien.

Émilie sort.

Beau sujet de mes pleurs, infidèle Léandre,

On te vole ton bien ; lâche, viens le défendre.

Si l’Amour, cet enfant aussi vieux que le temps,

A pu dedans ton sein triompher de sept ans,

Comme je te conserve une aussi pure flamme

Que le jour que ce dieu l’alluma dans mon âme,

Fais-en preuve au besoin ; viens essuyer mes pleurs,

Et retirer ton bien des mains de tes voleurs.

Ah ! lâche, ce qui rompt le serment qui t’engage

N’est pas manque d’amour, mais défaut de courage ;

Tu crains l’inimitié d’entre nos deux maisons,

Et je ne craindrais pas des fers et des prisons.

Fille, j’ai mille fois, vil auteur de mes peines,

Médité pour te voir le voyage de Gênes,

Et toujours sur le seuil mon honneur me retient,

Mon honneur qui m’est cher parce qu’il t’appartient.

Je n’ose te chercher à cause que je t’aime,

Et me prive de toi pour l’amour de toi-même.

Mais pourquoi révérer ce frivole respect ?

Et pourquoi mon honneur lui serait-il suspect ?

Sévère loi du sexe et de la bienséance,

Qui permettant l’amour en défend l’apparence,

Tu sais que je me suis jusqu’à l’extrémité

Fait de ton ordonnance une nécessité :

Mais au proche danger où tu me vois réduite,

Cesse ta tyrannie et permets-moi la fuite.

Épouser Hippocrasse ! ô l’outrageux effort

Qui ferait l’union d’un corps vif et d’un mort !

N’épouser pas Léandre ! ô l’impossible envie

Qu’un corps perdît son âme et conservât sa vie !

Fuis, malheureuse, fuis ce funeste séjour :

Montre à ton lâche amant un généreux amour.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

ALEXIS, LÉONSE

 

ALEXIS, à part.

Je ne la trouve point ; cependant l’heure presse,

Mais...

LÉONSE.

Ô mon maître !

ALEXIS.

Qu’est-ce ? as-tu trouvé Lucrèce ?

LÉONSE.

Elle sort de l’église et s’en vient sur mes pas ;

Mais, si vous m’en croyez, vous ne l’attendrez pas :

Elle s’est détournée avec une colère

Qui passe de bien loin le courroux ordinaire.

ALEXIS.

Nous l’apaiserons bien, n’en sois point en souci :

Je veux feindre un courroux plus qu’ordinaire aussi.

Quand un homme a régné dans le cœur d’une femme

Il lui peut aisément mettre un martel en l’âme,

Et les mépris adroits ont de puissants appas.

Les voici. Viens, suis-moi, ne les regardons pas.

 

 

Scène IV

 

ALEXIS, LÉONSE, LUCRÈCE, CYNTHIE

 

LUCRÈCE, à Cynthie.

Le voilà ! le fuirai-je ? Ô femme infortunée !

CYNTHIE.

Pratiquez la leçon que je vous ai donnée :

Passez sans lui parler, détournez-en les yeux ;

Tenez-vous sur le grave et sur le sérieux.

LUCRÈCE.

Il est bien malaisé, quelque effort que l’on fasse,

Quand on est tout de feu, de paraître de glace.

LÉONSE, à Alexis.

Voyez-vous ce mépris ?

ALEXIS.

Viens, n’appréhende rien ;

Souviens-toi seulement que je la connais bien.

LUCRÈCE.

Cynthie, au nom d’Amour, souffre que je l’arrête.

CYNTHIE.

Tout l’art est éventé si vous tournez la tête :

Ne vous démentez point, quoi qui puisse arriver.

Atteignez tôt la clef.

LUCRÈCE.

Je ne la puis trouver.

CYNTHIE.

La feinte est bonne.

ALEXIS, à Léonse.

Allons, que veux-tu de ces femmes ?

LUCRÈCE.

Vous les dédaignez bien et traitez bien d’infâmes.

Vous n’avez pas toujours témoigné ces mépris.

CYNTHIE.

Et puis employez-vous pour ces faibles esprits !

Voilà que tout notre art retourne à notre honte.

ALEXIS, à Lucrèce.

Chaque amant ne peut pas être un Rhinocéronte,

Et vous le préférez avec juste raison,

Car...

LUCRÈCE.

Je n’ai jamais fait cette comparaison.

Mais, pour rompre, jamais on ne manque d’excuse.

ALEXIS.

Quiconque aime voit clair, et rarement s’abuse.

LUCRÈCE.

Ce discours me surprend. De quoi m’accusez-vous ?

ALEXIS.

De vous trop excuser à faire des jaloux,

Et de présumer trop du pouvoir de vos larmes.

Passe encore pour lui, pour le respect des armes ;

Mais de vous voir souffrir ce fou de médecin

Qu’on a vu vous parler encore ce matin !

Quels desseins, quels propos si constants et si fermes,

Et quels respects enfin ne passeraient leurs termes ?

LUCRÈCE.

Ô dieux ! et vos mépris n’ont que ce fondement ?

Vous faites de vous-même un mauvais jugement.

Aimer Rhinocéronte ! écouter Hippocrasse !

Non, non ; j’ai peu d’esprit, encore moins de grâce ;

Mais croyez qu’il me reste assez de vanité

Pour n’en venir jamais à cette extrémité.

C’est joindre à vos mépris une étrange injustice

Que de ne pas souffrir que je me divertisse :

Il est vrai, je les ois, comme on entend des fous,

Non pas avec dessein de faire des jaloux,

Mais pour charmer un peu la triste inquiétude

Où vous me réduisez par votre ingratitude.

CYNTHIE, à part.

Comme il a d’un seul mot dissipé son courroux !

Oh ! que ce traître sexe a d’ascendant sur nous !

ALEXIS.

Puis-je du bruit commun apprendre qu’Hippocrasse

En votre affection se soit acquis ma place,

Sans vous en témoigner quelque ressentiment ?

Ce m’est un beau rival, à vous un digne amant !

LUCRÈCE.

Quoi ! vous me soupçonnez de cette intelligence ?

ALEXIS.

Vous me détromperez en aidant ma vengeance,

Et ferez voir là part qui me reste en vos vœux,

Réprimant un affront qui nous touche tous deux.

LUCRÈCE.

Oui-da, ne doutez point que je ne vous seconde,

Et que je ne l’affronte aux yeux de tout le monde.

Suivez votre courroux, proposez seulement ;

Je ne me défends point d’en être l’instrument,

Pour faire contenir ces langues insolentes.

CYNTHIE, à part.

Voyez comme l’amour rend les femmes vaillantes !

ALEXIS.

Puisque vous prenez part en mon juste courroux,

Envoyez-le prier de se rendre chez vous ;

Et là, comme la feinte est familière aux femmes,

Feignez adroitement de répondre à ses flammes,

Piquez-le de mérite, engagez-le d’amour.

Et l’amusez ainsi jusqu’à la fin du jour.

Durant cet entretien mandez Rhinocéronte,

Et le piquant aussi de colère et de honte,

Faites qu’il le rencontre au sortir de ce lieu,

Et qu’il l’en congédie avec un triste adieu.

Nous verrons la valeur traiter mal la doctrine,

Et faire au médecin besoin de médecine ;

Et nous aurons sujet de rire à leurs dépens.

LUCRÈCE.

Je vous en fais ce soir avoir le passe-temps.

Mais à condition...

ALEXIS, lui baisant la main.

D’ôter de ma pensée

Un jalouse erreur injustement glissée,

De reprendre pour vous mes premiers sentiments,

Et d’effacer la foi des plus fermes amants.

LUCRÈCE.

L’épreuve en fera foi.

LÉONSE, à Cynthie.

Ce changement m’étonne.

CYNTHIE.

Le foudre ne choit pas toutes les fois qu’il tonne.

ALEXIS.

Je vais jusqu’au palais, et je reviens ce soir.

LUCRÈCE.

Je disposerai tout ; adieu.

ALEXIS.

Jusqu’au revoir.

Il sort avec Léonse.

LUCRÈCE.

Enfin, prends mon parti, Cynthie, et me confesse

Que ta force d’esprit vaut moins que ma faiblesse,

Et que l’on peut faillir avec trop de conseil.

CYNTHIE.

Qui vit jamais miracle à celui-ci pareil ?

Qui vous fuyait tantôt maintenant vous réclame ;

Ce matin tout de glace, à présent tout de flamme,

En même heure Alexis se plaint et se repent.

Certes les jeux d’amour sont bien des jeux d’enfants.

LUCRÈCE.

Voici ce grand démon de sang et de carnage.

Nous en avons besoin, piquons-le de courage.

 

 

Scène V

 

LUCRÈCE, CYNTHIE, RHINOCÉRONTE, LÉONIN

 

RHINOCÉRONTE, à Léonin.

Je brûle d’employer en un plus grand dessein

L’incomparable ardeur qui m’embrase le sein.

Connais-tu point quelqu’un des parents de Lucrèce

Dont quelque grand exploit ait signalé l’adresse ;

Quelqu’un dont le courage ait fait le nom fameux,

Un Roland, un Hercule, un diable si tu veux,

Contre qui ma valeur justement occupée

Puisse aujourd’hui donner à boire à mon épée ?

LÉONIN, à part.

À boire à son épée ! ô le plaisant discours !

RHINOCÉRONTE.

On n’a jamais raison avec ces esprits lourds.

Es-tu si peu versé dans le métier des armes

(Mes jeux, mes passe-temps, mes plaisirs et mes charmes.

Mon métier, en un mot), que tu ne saches pas

Que la boisson d’une arme est le sang des soldats,

Et que chaque combat, chaque assaut que je livre

Est un repas exquis où la mienne s’enivre ?

LÉONIN.

Et quel est leur manger ?

RHINOCÉRONTE.

Les mets les moins friands

Dont la mienne se paît sont des cœurs de Rolands.

LÉONIN, à part.

Bons dieux ! le plaisant fou !

RHINOCÉRONTE.

D’autres moins signalées

Vivent de bras coupés, de jambes avalées,

D’une épaule, d’un pied, d’un jarret, d’une main.

LÉONIN, feignant de tirer son épée.

Bon, la mienne sans doute est donc morte de faim,

Car c’est le jeûne même et la même abstinence,

Et je suis assuré que de ma souvenance

Elle n’a pas encor ni goutte ni morceau,

Si ce n’est qu’elle mange un peu de son fourreau.

RHINOCÉRONTE.

Seconde ma fureur, voici cette âme vaine ;

Prends ton air d’écuyer, et moi de capitaine.

CYNTHIE, à Lucrèce.

Oh ! qu’il est furieux ! Vous n’en obtiendrez rien.

LUCRÈCE.

Ne dis mot seulement, nous l’apaiserons bien.

À Rhinocéronte.

Vous vous abaissez trop, seigneur. Votre excellence

Daigne-t-elle aujourd’hui payer de sa présence ?

Ai-je bien mérité cette insigne bonheur ?

Ce valet suffisait.

LÉONIN.

Parlez avec honneur.

RHINOCÉRONTE.

La présence d’un fou n’est pas fort nécessaire.

LUCRÈCE.

J’appelle un sage un fou quand je suis en colère,

Quand, au lieu des devoirs qu’exige mon amour,

Dessus un mot d’écrit on m’envoie un bonjour.

Je veux beaucoup d’ardeur quand la mienne est extrême ;

Et quiconque aime bien s’explique par soi-même :

Qui croit un messager est capable d’erreur :

Il n’appartient qu’aux rois d’aimer par procureur.

RHINOCÉRONTE, à Léonin.

Par le secret effort d’un invincible charme,

Ma fureur s’alentit, ce discours me désarme,

Et je sens ma bonté prête à lui pardonner.

LÉONIN.

Est-ce là ce dessein de tout exterminer ?

RHINOCÉRONTE.

Ma pitié me fait tort, elle m’est importune ;

Mais j’ai cette faiblesse avec les dieux commune,

De ne pouvoir tenir contre le repentir,

Ni garder de fureur qu’il ne puisse amortir.

Madame, en peu de mots, mon amour irritée

Méditait votre perte et l’avait arrêtée ;

Mais comme je suis bon, cet éclaircissement

En détruit le dessein avec son fondement.

Je crois, non sans raison, votre amour assez forte

Pour vous avoir portée à parler de la sorte.

LUCRÈCE.

Il vous faut avouer, contre l’insigne ennui

De ne vous avoir vu ni parlé d’aujourd’hui,

Qui m’est une sensible et cruelle disgrâce,

L’importun entretien de ce fou d’Hippocrasse,

Qui prétend avec moi traiter de serviteur,

M’avait mise pour l’heure en fort mauvaise humeur.

L’affront nous est commun, et cette hardiesse

Touche Rhinocéronte aussi-bien que Lucrèce.

Moi souffrir son amour ! vous sa rivalité !

Moi ses prétentions ! et vous sa vanité !

Ah ! si ma gloire est votre, et si la vôtre est mienne,

Prouvez-moi votre amour, me vengeant de la sienne,

Et faites-moi raison du plus sensible affront

Qui pouvait de tous deux faire rougir le front.

RHINOCÉRONTE.

Quoi ! quand il vous a vue il voulait autre chose

Que vous guérir des maux que mon amour vous cause ?

Ce fou, ce vieux cracheur de flegme et de latin,

Vous visite en amant, non pas en médecin,

Et sur ce que j’adore ose porter la vue ?

Ah ! mon bras estropie, écarte, brise, tue,

Et l’envoie expirant, froissé de toutes parts,

Faire au cinquième ciel la révérence à Mars.

LÉONIN.

Voilà pour un vieillard un assez beau voyage.

LUCRÈCE.

Il faut faire un peu moins en faveur de son âge ;

Mais vingt coups de bâton appliqués à propos.

LÉONIN.

Pauvre Atlas, quel fardeau l’on destine à ton dos !

RHINOCÉRONTE.

Et quand désirez-vous vous en donner la vue ?

LUCRÈCE.

Il doit venir ce soir ; trouvez-vous dans la rue ?

Et, lorsque vers la nuit il partira d’ici,

Traitez-le d’importance.

CYNTHIE.

Et son valet aussi.

LÉONIN.

Comment ! a-t-il dessein dessus rien qui me touche ?

CYNTHIE.

Quand tu m’as ce matin trouvée un peu farouche,

Pouvais-tu pas juger...

LÉONIN.

Quoi ? que cet effronté

Marchait sur ma brisée et t’en aurait conté ?

CYNTHIE.

Je ne te dirai rien, de peur de jalousie.

LÉONIN.

C’est assez ; ce martel me tient en fantaisie,

Et tu verras l’effet de mon juste courroux :

Je porte à ce côté le châtiment de tous.

LUCRÈCE.

À ce soir donc.

RHINOCÉRONTE.

Sans faute.

LÉONIN.

Adieu, belle Cynthie.

À Rhinocéronte. Lucrèce et Cynthie sortent.

Nous avons en amour beaucoup de sympathie,

Mais ce pardon si prompt était-il de saison ?

RHINOCÉRONTE.

On ne fait point trop tôt ce qu’on fait de raison.

Puisque par ma valeur, qui n’a point de seconde,

Je fais profession de vaincre tout le monde,

Pour m’immortaliser d’un renom plus parfait

Que jamais les Rolands ni les Césars n’ont fait,

Et mettre mon estime à son degré suprême,

Il était à propos de me vaincre moi-même,

Et de restreindre un peu cette bouillante ardeur

Qui joindrait quelque blâme à tant de bonne odeur ;

Outre que mon amour...

LÉONIN.

La mienne est sans pareille :

Nous souffrons bien tous deux, et ce sera merveille

S’il n’est bientôt besoin qu’un cavalier volant

Nous rapporte le sens, comme il fit à Roland.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LUCRÈCE, CYNTHIE

 

LUCRÈCE.

Eh bien, que t’a-t-il dit ?

CYNTHIE.

Bon succès, bon voyage :

J’ai trouvé ce vieux fol en superbe équipage,

Plein d’odeurs, de parfums, de mouches, d’assassins,

Sortant d’une maison où pendaient deux bassins.

LUCRÈCE.

L’ajustement sied bien aux galants de son âge.

CYNTHIE.

Il s’est fait de vingt ans rajeunir le visage.

Je l’ai donc abordé ; mais lui, tournant les yeux :

« Que veux-tu ? m’a-t-il dit, d’un accent sérieux ;

« Je ne suis plus l’objet des mépris de Lucrèce,

« Mais un heureux amant aimé d’une maîtresse

« Dont les charmants appas ne doivent rien aux siens.

« Et qui, sage, me rend l’estime où je la tiens. »

LUCRÈCE.

Dieux ! et quel est le nom de cette infortunée ?

CYNTHIE.

Il ne me l’a point dit : moi j’ai fait l’étonnée,

Accusé sa tiédeur, blâmé son changement,

Et, comme quand je veux j’en use adroitement,

J’ai si bien manié cette folle cervelle,

Que vous n’eûtes jamais un amant plus fidèle,

Ni plus persuadé d’avoir en votre cœur

La place d’un superbe et souverain vainqueur.

LUCRÈCE.

Enfin il vient ce soir ?

CYNTHIE.

Il ne vient pas, il vole ;

Mais il s’en va devant dégager sa parole

Pour vous rendre un cœur pur et sans division.

LUCRÈCE.

Fou digne de pitié !

CYNTHIE.

Mais de dérision.

Elles sortent.

 

 

Scène II

 

HORACE, HORTENSE

 

HORACE.

Vraiment le procédé serait bien ridicule,

Et moi bien abusé !

HORTENSE.

Dites bien incrédule.

HORACE.

Qu’à son âge, et si près d’accomplir ce dessein,

Une autre affection eût pris part en son sein ?

HORTENSE.

C’est l’entretien public.

HORACE.

L’affaire est d’importance,

Et, sans plus différer, mérite qu’on y pense.

Alexis, d’autre part, a des conditions

Dignes de faire entendre à ses prétentions,

S’il a, comme tu dis, ce dessein pour Clarice.

Mais ma parole enfin ?

HORTENSE.

S’il veut qu’on l’accomplisse,

Vous savez mieux que moi comme il doit en user ;

Il n’en a pas dessein s’il veut temporiser.

Voyons-le.

HORACE.

Tu dis bien ; voyons, frappe à la porte.

Qu’il fût perfide au point d’en user de la sorte,

Quel si crédule esprit le pourrait concevoir ?

Oh ! le pénible soin qu’une fille à pourvoir !

Frappe plus fort ; appelle.

HORTENSE.

Ho ! seigneur Hippocrasse ?

HIPPOCRASSE, à la fenêtre.

Qu’est-ce ? que voulez-vous ?

HORACE.

Seigneur, un mot, de grâce.

Interdit et surpris, si jamais je le fus,

Je m’ignore moi-même et ne me connais plus.

 

 

Scène III

 

HORACE, HORTENSE, HIPPOCRASSE, avec des livres, des papiers, et une plume à la main

 

HIPPOCRASSE.

Eh bien, qu’est-ce ?

HORTENSE, à Horace.

Voyez que l’amour le consume.

HORACE.

À quoi bon ces papiers, ces livres, cette plume ?

HIPPOCRASSE.

À vous montrer au doigt votre indiscrétion

D’avoir interrompu ma consultation.

Jamais point de notre art ne me fît tant de peine :

Galien là-dessus contredit Avicène,

Femelle en ce rencontre a très mal réussi,

Hippocrate s’en tait.

HORACE.

Taisez-vous-en aussi.

À quoi bon cet emploi quand il s’agit d’un autre ?

L’accord de ces auteurs importe-t-il au vôtre ?

HIPPOCRASSE.

Il y va de l’honneur : toute la faculté

Ne pouvant débrouiller cette difficulté,

M’a nommé d’une voix et pris mon arbitrage

Pour conciliateur de ce fameux passage.

HORACE.

Voulez-vous donc laisser notre espoir imparfait,

Et ne prétendez-vous en venir à l’effet ?

HIPPOCRASSE.

Quel espoir ?

HORACE.

D’accomplir la foi qui vous engage,

Et passer le contrat de notre mariage.

Oubliez-vous le soir les propos du matin ?

HIPPOCRASSE.

Pour occuper l’esprit d’un fameux médecin

Il faut des entretiens d’extrême conséquence.

HORACE.

Vous ne tenez donc pas l’affaire d’importance ?

HIPPOCRASSE.

Le chaud détruit l’humide, et naturellement

On voit peu de mémoire en un grand jugement,

Outre les accidents et les défauts de l’âge.

Mais où vous ai-je, encor, promis ce mariage ?

HORACE.

Dieux ! ici même, ici.

HORTENSE, à part.

L’effet suit nos souhaits.

HIPPOCRASSE.

Ici donc même, ici je vous le dépromets.

HORACE.

Ô le bel argument !

HIPPOCRASSE.

Oui, des lieux aux personnes ?

Et je prouverais bien que mes raisons sont bonnes.

Tel que vous me voyez, j’ai depuis soixante ans

Dedans la médecine employé tout mon temps :

Dès ma tendre jeunesse il n’était dans Florence

Bruit que de mon mérite et que de ma science ;

J’effaçais à quinze ans les plus rares esprits,

Comme les bruits communs vous l’ont peut-être appris.

HORACE.

Je n’en saurais douter, l’apprenant de vous-même.

HIPPOCRASSE.

Ayant donc en cet art une lumière extrême,

Je vois l’intérieur des êtres animés,

Et reconnais leurs maux avant qu’ils soient formés ;

Je sais les accidents dont la femme est capable ;

J’ai du faux et du vrai la pierre indubitable,

Toute ombre se dissipe où je porte les yeux,

Et qui m’aurait trompé pourrait tromper les cieux.

HORACE.

Enfin à quel propos toute cette éloquence ?

HIPPOCRASSE.

Clarice est fille ?

HORACE.

Eh bien ?

HIPPOCRASSE.

Tirez la conséquence.

HORACE.

Et quoi ? qu’elle est sujette à quelque infirmité ?

HIPPOCRASSE.

Bon, il paraît déjà que vous m’avez hanté,

Car ce raisonnement est de philosophie.

Or, en tous cas douteux le sage se méfie :

Vous feriez un beau coup de m’en embarrasser.

Non, non, point tant de honte ; il ne faut rien presser.

HORACE.

De quelque infirmité qu’elle fût affligée,

L’en pourriez-vous pas rendre aisément soulagée ?

HIPPOCRASSE.

Ce pourrait être un mal de telle qualité

Qu’il me serait fâcheux de m’être trop hâté.

HORACE.

Comme quoi ?

HORTENSE, à Horace.

Pouvez-vous souffrir sa frénésie ?

HIPPOCRASSE.

Comme quelque apostume, ou quelque hydropisie.

HORACE.

Quoi ! ma fille hydropique ? Ô dieux ! la vaine peur !

HIPPOCRASSE.

Que sais-je ? quelque enflure avec des maux de cœur ;

Puis, allez vous charger de telle compagnie.

HORTENSE, à Horace.

L’écoutez-vous encor, connaissant sa manie ?

HORACE.

Oh ! les mauvais soupçons que vous avez conçus !

Mais ne vous pouvez-vous éclaircir là-dessus ?

HIPPOCRASSE.

Il y faudrait penser, l’affaire est d’importance.

HORACE.

Que n’aurait-on point fait depuis que l’on y pense ?

Vous savez que cent fois vous m’en avez pressé,

Et que jamais penser ne fut mieux repensé :

On aurait pu depuis conclure l’alliance

D’une infante d’Espagne avec un roi de France.

HIPPOCRASSE.

Vous voudriez qu’on courût et qu’on pressât le pas,

Pource que le péril ne vous regarde pas ;

Mais si vous avez lu ce que dit Aristote

Touchant l’élection de ce meuble qu’on dote,

Il veut qu’on y procède avec grand jugement,

Et le plus fin encor joue hasardeusement.

C’est un étrange sexe, il est comme une ville,

Difficile à garder quand sa prise est facile.

Clarice vaut beaucoup ; mais, pour la bien priser,

Toute femme qui s’offre a peine à refuser.

Souffrez donc à ma flamme un peu de défiance,

Tenez un peu la bride à votre impatience ;

Et dans un mois ou deux rendez-vous en ce lieu,

Nous en pourrons parler. Le temps me presse, adieu.

Il sort, et ferme rudement la porte.

HORTENSE.

Eh bien, quelle folie égale ce caprice ?

Estimez-vous encor qu’il en veuille à Clarice ?

HORACE.

Tes fidèles conseils me sont trop éclaircis,

Et je vais de ce pas assurer Alexis

Que ses prétentions honorent ma famille.

Toi, va-t’en au logis y disposer ma fille :

L’ennui qu’elle a montré marque son jugement,

Et son aversion n’est pas sans fondement.

De là, va chez Calvin lui proposer l’affaire.

Il sort.

HORTENSE, seul.

Ô sort qui m’es nuisible, et propice et contraire !

Et servant mes amis et ne les servant pas,

Quel office entreprends-je ? où conduis-tu mes pas ?

 

 

Scène IV

 

HORTENSE, CLARICE, se croyant seule

 

CLARICE, à part.

Fuis, malheureuse, fuis, puisque l’heure s’avance

Qu’on te doit appliquer au tourment de Mézence.

Fille, montre au besoin une rare vertu ;

Foule aux pieds tout respect ; fuis : mais où fuiras-tu ?

Des rets d’un importun aux lacs d’un infidèle.

HORTENSE, à part.

Où veut aller Clarice, et que se propose-t-elle ?

CLARICE, à part.

Chétive, où trouverai-je, en ce fatal dessein,

À qui mettre en dépit le secret de mon sein ?

Et sur la foi de qui fierai-je ma conduite

En cette peu séante et périlleuse fuite ?

Doris qui m’éleva me veut beaucoup de bien ;

Mais si son sentiment n’était conforme au mien,

Et que, pendant le temps de notre conférence

(Comme il peut arriver, non sans grande apparence),

Mon père par malheur retournât sur ses pas,

Que pourrait-il juger de ne me trouver pas ?

HORTENSE, à part.

Le trouble où je la vois marque quelque mystère.

CLARICE, à part.

Faut-il donc m’immoler au caprice d’un père,

Et par faute de cœur, bien plus que par raison,

Échappée, autant vaut, rentrer dans ma prison ?

HORTENSE, à part.

Ses pas mal assurés, ses regards, ses contraintes,

Font voir un grand dessein joint à de grandes craintes.

Mais ne lui souffrons rien qu’on lui puisse imputer.

CLARICE, à part.

Lâche, l’occasion se perd à consulter ;

Avecque tant d’amour c’est être trop timide.

Va, marche aveuglément, le ciel sera ton guide.

HORTENSE, à Clarice.

Où courez-vous, Clarice ? où s’adressent vos pas ?

CLARICE.

Ô dieux ! tous les malheurs ne se suivent-ils pas ?

HORTENSE.

Cette confusion, ce trouble, ce silence,

Sont de mauvais témoins pour votre conscience ;

Et sans suite et si tard sortir de la maison,

Si ce mot m’est permis, ne marque rien de bon.

CLARICE.

Puisque l’astre fatal qui médite ma perte

À dès le premier pas ma fuite découverte,

Que par sa vigilance il prévient mon dessein,

Et, barbare, l’étouffé encor dans mon sein,

Au moins dois-je en un point bénir son influence

De me faire tomber entre les mains d’Hortense,

Puisque je ne pouvais à nul de la maison

Voir peser mes raisons avec plus de raison,

Ni pour me découvrir chercher la confidence

De nul qui les pût taire avec plus de prudence.

HORTENSE.

Quel si juste dessein pouvez-vous concevoir

Qui ne soit aujourd’hui contre votre devoir ?

CLARICE.

Celui de m’affranchir des contraintes d’un père.

HORTENSE.

Avez-vous à ses vœux quelque désir contraire ?

Le pouvez-vous blâmer ?

CLARICE.

Le pouvez-vous priser ?

HORTENSE.

Vous plaindriez-vous de lui ?

CLARICE.

Voudriez-vous l’excuser ?

HORTENSE.

N’est-il pas votre père ?

CLARICE.

Oui, mais quel droit l’avoue

De retenir au ciel les choses qu’on lui voue,

Et d’envier à Dieu le nom de mon époux ?

HORTENSE.

Le droit qui vous défend de disposer de vous.

Avez-vous un vouloir indépendant d’un autre ?

Et n’étiez-vous pas sienne avant que d’être vôtre ?

CLARICE.

N’étais-je pas au ciel avant que d’être à lui ?

Et ne semble-t-il pas témoigner aujourd’hui,

À bien considérer le nœud dont il me noue,

Que je lui sois à charge et qu’il me désavoue ?

HORTENSE.

Il est vrai que son choix choquait mon sentiment,

Mais je vous viens apprendre un heureux changement :

Sachez que le parti qu’Horace vous destine

N’est plus ce médecin de si mauvaise mine,

Dont l’âge et la folie ont troublé la raison ;

Mais un jeune homme adroit, beau, d’illustre maison,

Et bien digne des feux qu’un bel objet fait naître :

Alexis, en un mot ; vous le pouvez connaître,

Car il hante chez vous.

CLARICE.

Ne retiens point mes pas ;

Je connais clairement le monde et ses appas,

Et je sais que l’espoir qu’on bâtit sur la terre

Est un frêle édifice élevé sur du verre.

HORTENSE.

Cette dévotion qui naît du désespoir,

Tout ardente qu’elle est, meurt du matin au soir,

Et mourant nous tourmente et rengendre son père.

Rentrez, ne craignez rien ; je sais fort bien me taire.

CLARICE, à part.

Or sus, puisqu’il est vain de te dissimuler,

Et que ma passion m’oblige de parler,

Prends part, mon cher Hortense, aux secrets de mon âme,

Et sans voile et sans fard...

HORTENSE, la relevant.

Que faites-vous, madame ?

CLARICE.

Vois mes plus clairs pensers au profond de mon sein ;

Si tu n’es de rocher tu loueras mon dessein,

Et, me laissant partir sans bruit et sans menace,

Approuveras mes pleurs et plaindras ma disgrâce.

HORTENSE.

Entrons.

CLARICE.

Non, je te prie, ici.

HORTENSE.

Parlez donc tôt,

Qu’Horace de retour...

CLARICE.

Je ne dirai qu’un mot :

Ne te souvient-il point d’avoir ouï mon père

(Lui qui t’aime à ce point qu’il ne te peut rien taire

Et qui te voit des yeux dont il verrait un fils)

Te parler des Sardins, ses mortels ennemis,

Entre autres d’un Raimond, fameux bourgeois de Gênes ?

HORTENSE.

Ô dieux !

CLARICE.

Et d’un combat, la source de nos haines ?

HORTENSE.

Oui, quand leurs deux aînés, piqués de mêmes vœux

Pour même objet d’amour se tuèrent tous deux.

CLARICE.

Je demeurai donc seule au logis de mon père,

Et Raimond eut un fils qui survécut son frère,

Mais de si bonnes mœurs, si charmant, si bien né,

Qu’il lui réparait trop la perte de l’aîné :

Son nom était Léandre, aimable entre les hommes,

La gloire de son sexe et du siècle où nous sommes,

S’il n’avait le défaut à ce sexe commun,

Dont je crois que l’honneur n’en excepte pas un.

Nos maisons se touchaient, et par une ouverture

Qui dans le mur commun se trouva d’aventure,

L’amour trouva moyen de nous blesser tous deux,

Et de nous apporter et rapporter nos vœux :

Ces vœux furent suivis d’une foi mutuelle

De garder l’un pour l’autre une ardeur éternelle,

De nous tenir dès lors pour femme et pour époux,

Et n’avoir jamais d’yeux pour autre objet que nous.

HORTENSE.

Madame, de ma part... Mais dieux ! qu’allais-je dire ?

Je tiens pour les amants et plains votre martyre ;

Mais, par la loi du sang, vous était-il permis

D’avoir intelligence avec vos ennemis ?

CLARICE.

Hélas ! si comme nous tu savais par usage

La peine de parer les traits d’un beau visage,

Et combien tout obstacle et tout effort est vain,

Tu me confesserais qu’Amour n’a point de frein.

Une fille à quinze ans, un jeune homme de seize,

En la première ardeur de l’amoureuse braise,

Pouvaient-ils témoigner un jugement plus sain,

Et former un plus mûr et plus sage dessein ?

HORTENSE.

Il se peut excuser par le défaut de l’âge.

Achevez.

CLARICE.

Cependant qu’en ce plaisant servage

Nous espérions trouver notre souverain bien

En la fin des discords de mon père et du sien,

Le mien, sans consulter ni s’ouvrir davantage,

Ayant fait une nuit dresser notre équipage,

Et ne me laissant pas le loisir de l’adieu,

Partit la même nuit pour me rendre en ce lieu.

Hélas ! j’ai vu depuis sept fois poindre les herbes,

Et sept fois mettre à bas et recueillir les gerbes,

Sans avoir eu que lui dedans mon souvenir,

Et sans qu’autre penser ait pu m’entretenir :

Cet aimable entretien ne m’a jamais lassée ;

La nuit il est mon songe, et le jour ma pensée.

Mais, hélas ! ce cruel n’en use pas ainsi,

Puisque depuis le temps que nous sommes ici,

Je ne me puis vanter d’une de ses nouvelles :

Et puis dans votre sexe en est-il de fidèles ?

Je l’aime toutefois, et cette cruauté

Ne peut rien altérer de ma fidélité.

Quoi que l’on se propose, il ne faut point s’attendre

Que j’épouse jamais que la mort ou Léandre.

HORTENSE, à part.

Et tu ne mourras pas d’amour et de pitié !

Ô cruel à toi-même ! ô barbare amitié !

CLARICE.

Je t’ai dit en deux mots le sujet de ma fuite.

Hélas ! si tu voulais accepter ma conduite,

Tu lui témoignerais la candeur de mes vœux ;

Sous ces cendres peut-être il reste encor du feu :

Je pourrais être sienne, ou maîtresse ou servante,

L’un ou l’autre bonheur comblerait mon attente.

Mes yeux n’ont pas depuis leurs charmes dépouillés ;

Secs ils l’ont pu toucher, ils le pourraient mouillés.

HORTENSE.

Quelle fureur, bons dieux, quel manie extrême

Vous fait tant oublier votre honneur et vous-même ?

Ô constance blâmable ! ô vertu sans raison !

Ne délibérons plus, rentrez à la maison.

CLARICE.

Hortense, eh ! que sait-on ? ce malheureux peut-être,

M’aimant, n’ose ou ne peut me le faire paraître.

Ne peut-il pas cacher l’amour qu’il a pour moi,

Et contenir ses feux pour éprouver ma foi ?

Peut-être qu’il n’attend que l’accord de nos pères ;

Et lors nous te devrons la fin de nos misères,

Tu nous auras vaincus les astres irrités ;

Deux morts par ton moyen seront ressuscités.

Qu’il te saura de gré quand de ma propre bouche

Je lui ferai savoir que notre amour te touche !

Mon cher Hortense, hélas ! entre en son sentiment,

Prends son être et son nom, sois Léandre un moment,

Et, m’étant ce qu’il m’est, figure-toi qu’Hortense

Désapprouve nos vœux, condamne ma constance,

Et pour m’ôter à toi veut retenir mes pas :

Quelle indignation n’en concevrais-tu pas ?

Te haïra-t-il moins si tu nous es contraire ?

HORTENSE.

Vous prendrez là-dessus l’avis de votre père ;

Je vais l’en avertir.

CLARICE.

Ah ! barbare ! ah ! cruel !

Léandre en ce besoin ne te serait pas tel.

Ne va point à mon père aigrir encor sa haine ;

Viens, je vais en rentrant t’en épargner la peine ;

Je puis contre tous deux faire un utile effort,

Et trouver sans sortir le chemin de la mort.

Elle sort.

HORTENSE, seul.

Ô vous de qui l’espoir ne peut souffrir d’obstacle,

Tièdes sujets d’amour, venez voir ce spectacle ;

Voyez jusqu’à quel point sa rigueur peut aller,

Et vous y trouverez de quoi vous consoler.

Douces chaînes des Turcs, agréable supplice,

Mer pour moi port tranquille et jardin de délice,

Travaux au prix des miens si plaisants et si doux,

Chère captivité, pourquoi me rendiez-vous ?

Et toi qui m’obligeas d’un service si rare,

Trop pitoyable ami, que tu me fus barbare !

Quels pirates ont rien de si cruel que toi,

Si tu m’ôtais Clarice en Rengageant ma foi ?

Mais dis, sa main peut-être a dessein sur sa vie,

Et, traître que je suis, je ne l’ai pas suivie !

Quel engourdissement retient ici mes pas ?

Je te suivrai, Clarice : attends, n’achève pas.

Il sort.

 

 

Scène V

 

HORACE, ALEXIS, LÉONSE

 

HORACE.

Peut-être que d’abord, comme le mariage

Est un mot un peu rude à celles de son âge,

Vous ne la verrez pas s’y porter ardemment ;

Mais la dévotion leur en prend aisément.

ALEXIS.

De ce bonheur dépend tout l’espoir de ma vie ;

Je pourrai, l’obtenant, voir des rois sans envie,

Apercevant Rhinocéronte.

Au reste, pour juger du pouvoir de l’Amour,

Voyez de quelles gens ce dieu peuple sa cour,

Et de quel ascendant il régit la nature,

Puisque d’un second Mars il fait sa créature.

Ce superbe guerrier, l’effroi des Rodomonts,

Ce briseur de rochers, ce grand trancheur de monts,

Esclave languissant des charmes de Lucrèce,

Par ces tours et détours cherche à voir sa maîtresse.

En voudriez-vous avoir le divertissement ?

HORACE.

Je le veux, n’entrons pas, rions-en un moment.

 

 

Scène VI

 

HORACE, ALEXIS, LÉONSE, RHINOCÉRONTE, LÉONIN

 

RHINOCÉRONTE.

Rechercher Déjanire à la barbe d’Alcide !

À la honte d’Achille espérer Briséide !

Et caresser Hélène aux yeux de Ménélas !

Ô la belle action qu’Amour offre à mon bras !

Téméraire Paris, ta ruine est certaine.

LÉONIN.

Quelle merveille, ô dieux ! docteur et capitaine !

RHINOCÉRONTE.

Pour l’un, bon ; mais docteur, le ciel m’en garde, hélas !

Tu m’as bien rencontré pour un courage bas,

Un liseur de grimoire, un expliqueur d’oracles !

LÉONIN.

Comment pouvez-vous donc savoir tous ces miracles,

Dire tant de bons mots, conter tant de bons traits ?

RHINOCÉRONTE.

Parfois, faute d’emploi, j’ai lu tous ces livrets,

Comme Euclide, Platon, l’Alcoran, Épicure,

Et quelque autre roman de semblable nature,

Pour n’être pas muet et m’escrimer parfois

De quelque trait d’esprit à la table des rois.

La voix comme la main prompte à la repartie...

HORACE, à part.

Qu’il a de vanité !

ALEXIS.

Ce n’est que modestie.

RHINOCÉRONTE.

Or sus, préparons-nous ; il est tard, et dans peu

Cet insolent rival nous donnera beau jeu.

Seconde vaillamment cette main vengeresse

En ce fameux exploit dont le prix est Lucrèce.

Mais qu’as-tu ? quel sujet te fait rêver ainsi ?

LÉONIN.

Rien ; mais si je n’étais pas nécessaire ici ?

RHINOCÉRONTE.

Ne nous attendant pas, ils seront sans défense.

LÉONIN.

Il est vrai que l’affront vous offensant m’offense,

Et m’engage d’honneur en cette occasion.

RHINOCÉRONTE.

Nous n’entreprendrons rien qu’à leur confusion.

ALEXIS.

Ce plaisir sera doux ; ils parlent d’Hippocrasse.

RHINOCÉRONTE, tirant son épée et s’escrimant.

Porté-je à ton avis une botte avec grâce ?

LÉONIN, se retirant.

Gardez, n’en faites point l’épreuve à mes dépens.

RHINOCÉRONTE.

Vois-tu cette riposte et ce coup à trois temps ?

Tiens, as-tu jamais vu garde plus naturelle ?

Et peut-on à la main avoir l’arme plus belle,

Voir mieux partir du pied, mieux parer en portant ?

LÉONIN.

C’est trop de la moitié, ne m’en montrez point tant.

Quant à partir du pied, je n’en cède à personne.

 

 

Scène VII

 

HORACE, ALEXIS, LÉONSE, RHINOCÉRONTE, LÉONIN, LUCRÈCE, CYNTHIE, HIPPOCRASSE, LE VALET

 

HIPPOCRASSE, à Lucrèce.

Payez d’un seul baiser la foi que je vous donne,

Et ce sera le sceau d’un immuable arrêt.

RHINOCÉRONTE, à Léonin.

St !

LUCRÈCE.

On va vous payer, votre prix est tout prêt.

RHINOCÉRONTE, frappant Hippocrasse.

Et tout sera de poids : comptez.

HIPPOCRASSE.

Au meurtre ! à l’aide !

ALEXIS, à part.

Ô dieux ! comme la pièce à propos me succède !

HORACE.

L’agréable plaisir !

HIPPOCRASSE.

Je suis mort ; au secours !

LE VALET, frappé par Léonin.

Au diable soit le maître et ses chiennes d’amour !

HIPPOCRASSE.

Quoi ! madame, à vos yeux vous souffrez qu’on m’affronte ?

LUCRÈCE.

Encor deux ou trois coups pour achever le compte.

CYNTHIE.

Courage, Léonin.

HORACE.

Ô le doux passe-temps !

LÉONIN.

Nous les paierons si bien qu’ils s’en iront contents.

RHINOCÉRONTE, à Hippocrasse.

Toi, traître, toi rival, et de Rhinocéronte !

Toi, des plus vils mortels le mépris et la honte !

LÉONIN, au valet.

Et toi, perfide, toi, rival de Léonin,

Honneur du sexe mâle, amour du féminin !

RHINOCÉRONTE, à Hippocrasse.

Toi, bien moins qu’un Pygmée à l’égard d’un Hercule !

LÉONIN, au valet.

Toi, contre un écuyer, simple étrilleur de mule !

RHINOCÉRONTE, à Hippocrasse.

Moi, le Mars des guerriers ! toi, le Môme des fous !

HIPPOCRASSE.

Au meurtre !

LE VALET.

Je suis mort !

HIPPOCRASSE.

Je suis froissé de coups.

LUCRÈCE.

Encore un pour l’adieu.

LE VALET, à Hippocrasse.

Fuyons, ou je vous laisse.

Il s’enfuit.

HIPPOCRASSE.

Ô lâche trahison ! ô perfide Lucrèce !

Quel favorable sort me tirera d’ici ?

HORACE.

Oh ! seigneur Hippocrasse, où courez-vous ainsi ?

HIPPOCRASSE.

Je vais... que vous importe ? où le besoin m’appelle.

Il sort.

HORACE.

Allez, guérissez-vous ; la cure sera belle.

Dieux ! quelle impression m’avait préoccupé ?

Heureux cent fois l’avis qui m’en a détrompé !

ALEXIS, à part.

Tout rit à mes desseins.

HORACE.

Entrons.

Il sort.

LÉONIN.

Eh bien, Cynthie,

L’estime où l’on nous tient s’est-elle démentie ?

Le foudre pouvait-il tomber plus furieux ?

Avons-nous fait merveille ?

CYNTHIE.

Il ne se peut pas mieux.

RHINOCÉRONTE, à Lucrèce.

Entrons. Voulez-vous pas, agréable inhumaine,

D’un moment d’entretien reconnaître ma peine ?

LUCRÈCE.

Je crains quelque voisin qui sème un mauvais bruit.

Laissons-les retirer ; venez sur le minuit.

Elle sort avec Cynthie.

RHINOCÉRONTE, à Léonin.

Enfin, cher Léonin, après cette défaite,

Ressens-tu les douceurs d’une honnête retraite ?

Connais-tu maintenant la satisfaction

Que reçoit un grand cœur d’une grande action,

Et d’avoir sur l’airain gravé sa renommée ?

LÉONIN.

Oui, mais qui s’en repaît se nourrit de fumée :

La gloire est un bon mets après un bon repas ;

C’est un friand morceau, mais qui ne nourrit pas.

Cherchons pour à présent des vivres plus solides,

Et puis si vous voulez, au mépris des Alcides,

Des Renauds, des Rogers, des Rolands, des Césars,

Dressons-nous des autels dans le temple de Mars.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

HORTENSE, seul

 

Achève, malheureux ; va, puisqu’on te destine

Pour dernier instrument de ta propre ruine,

Va quérir l’assassin qui doit passer l’accord,

Ou plutôt le contrat et l’arrêt de ta mort.

Rends, malheureux flambeau, rends ce devoir extrême ;

Pour éclairer autrui, consume-toi toi-même.

Ô bizarre destin, qui me fait aujourd’hui,

Pouvant si peu pour moi, si puissant pour autrui !

Confus, désespéré, sans conseil, sans remède,

Je donne du conseil, de l’espoir et de l’aide,

Et, le plus affligé de tous les amoureux,

De mon propre bonheur fais mon rival heureux ;

Tel qu’un chêne élevé dont les rameaux superbes

Des chaleurs de l’été garantissent les herbes,

Et conservent des fleurs le teint frais et vermeil,

Et lui-même languit aux rayons du soleil.

Étrange et dure loi de mon sort déplorable,

Qu’autant aimant qu’aimé je sois si misérable,

Que je doive être sourd à l’objet de mes vœux,

Et qu’il faille être ingrat pour être malheureux !

Même il faut que la mort, pour accroître mes peines,

Donne à mon désespoir des espérances vaines :

Elle feint d’approcher et rebrousse ses pas,

Et me porte des coups qu’elle n’achève pas.

Ô trop faibles effets de l’ennui qui me presse,

Qu’un simple mal de cœur, qu’une simple faiblesse !

Cruel soulagement, et malheureux retour

Du chemin de la mort à la clarté du jour,

Puisqu’il ne m’est rendu que pour voir mon supplice,

Que pour voir Alexis dans les bras de Clarice,

Et joindre à la rigueur de ce cruel tourment

La nuisible douleur d’en être l’instrument.

Mais va, tu l’as promis, tu ne t’en peux défendre ;

Fais ton rival heureux, misérable Léandre,

Et signe le contrat qui borne son souci ;

Mais après son repos travaille au tien aussi.

Puisqu’une jeune main te peut offrir de l’aide,

D’une vieille douleur n’attends pas ton remède :

Meurs, et laisse en mourant, aux yeux de la pitié,

Un exemple éternel d’amour et d’amitié.

Il sort.

 

 

Scène II

 

HORACE, ALEXIS, LÉONSE

 

HORACE, à Alexis.

Excusez la faiblesse et du sexe et de l’âge,

Elle croit que l’hymen est un rude servage ;

Mais vos bons traitements la sauront bien ranger,

Et lui rendront ce joug un fardeau bien léger.

ALEXIS.

S’il peut par mon amour se rendre supportable,

Il lui sera bien doux, et moi bien délectable.

Adieu ; dans un moment je rends mon frère ici.

HORACE.

Allez, vous trouverez son esprit adouci.

Il sort.

LÉONSE.

Ô dieux ! combien Lucrèce aura martel en tête !

ALEXIS.

Tu viens mal à propos troubler encor la fête.

LÉONSE.

Vous vous précipitez bien plus mal à propos ;

La fête pourrait bien troubler votre repos.

ALEXIS.

L’affaire ne peut plus recevoir de défense :

On attend le notaire ; il vient avec Hortense.

LÉONSE.

Hortense, si j’en dois croire un signe apparent,

À grande répugnance aux devoirs qu’il vous rend.

ALEXIS.

Quel signe ?

LÉONSE.

Vous savez qu’engageant sa promesse

De s’employer pour vous près de votre maîtresse,

Sa parole et son teint ont changé mille fois,

Marque du peu d’accord du cœur avec la voix.

Mais j’en viens bien de voir un plus clair témoignage

Tandis qu’Horace et vous traitiez ce mariage ;

Car, m’étant retiré pendant votre entretien,

Comme je le cherchais pour rechercher le sien,

J’ai dans un cabinet vu Clarice étendue,

Pâle, défigurée, à peine ouvrant la vue,

Et lui-même à ses pieds, défait, sans mouvement,

Et plus mort que les morts qu’on porte au monument.

Émilie entre eux deux, presqu’aussi mal qu’eux-mêmes,

Assistant l’un et l’autre avec des soins extrêmes,

Et, d’un torrent de pleurs interrompant le cours,

A pour la seconder imploré mon secours.

Bientôt par notre soin Clarice est revenue,

Mais ma présence a fait qu’elle s’est retenue

Et n’a pas témoigné ce qu’elle avait au cœur ;

L’autre, après une longue et mourante langueur,

Triste et peu satisfait de notre bon office,

S’est laissé relever à la voix de Clarice ;

Mais, ne pouvant assez contraindre ses douleurs,

S’est retiré de nous les yeux baignés de pleurs.

 

 

Scène III

 

HORACE, ALEXIS, LÉONSE, ANSELME, ALPHONSE

 

ANSELME, à Alphonse.

Il est tard en effet, mais un ami fidèle

Ne doit point différer une heureuse nouvelle :

Qui porte un bon message est toujours bienvenu.

ALPHONSE.

La maison n’est pas loin, si j’ai bien retenu.

ANSELME.

À trente pas au plus.

ALEXIS.

Anselme, est-ce vous même ?

ANSELME.

Ô seigneur Alexis !

ALEXIS.

Eh ! quel bonheur extrême

Nous procure aujourd’hui le bonheur de vous voir ?

Horace fortuné !

ANSELME.

L’avez-vous vu ce soir ?

Car je sais de quel nœud l’amitié vous assemble.

ALEXIS.

Nous aurons le bonheur d’en conférer ensemble.

Entrez, il est chez lui ; je reviens de ce pas.

ANSELME.

Je crois que ses transports ne vous déplairaient pas

Alors qu’il apprendra quel sujet nous amène.

ALEXIS.

Qu’est-ce encor ?

ANSELME.

Vous savez quelle mortelle haine

Séparait les maisons des Sardins et de nous.

ALEXIS.

Oui.

ANSELME.

Jugez si l’accord doit nous en être doux,

Et si la liberté de retourner à Gênes,

Après un différend auteur de tant de peines,

Ne doit pas à mon frère être un ravissement

Qui de tous ses souhaits soit l’accomplissement.

ALEXIS.

Le ciel en soit béni, mais par quelle aventure ?

ANSELME.

Par les droits que Raymond devait à la nature,

Qui, près de les payer, a conjuré les siens

D’une paix générale avec les Porciens,

Pour s’ôter de l’esprit la juste défiance

De mourir mal d’accord avec sa conscience :

Et pour ce que son fils n’était pas sur les lieux

Pour recevoir son ordre et lui clore les yeux,

Cet écrit, qui contient sa volonté dernière,

Lui laisse, au cas qu’il vive, une instante prière

De nouer chez Horace une étroite amitié,

Et rechercher Clarice au nom de sa moitié.

Voyez quel coup du ciel, et jugez si mon frère

N’a pas grand intérêt d’entendre à cette affaire.

ALEXIS.

Ô dieux ! mais en quel lieu est ce fils bienheureux

À qui vous destinez cet objet amoureux ?

ANSELME.

Comme en nous inspirant Dieu lève tout obstacle,

Il nous l’a fait savoir par un autre miracle ;

Car ayant près de Pise, à dix milles d’ici,

Rencontré par bonheur Alphonse que voici,

Et lui faisant savoir cette heureuse nouvelle,

Comme étant du pays et sachant la querelle,

Il m’a de cet amant appris l’heureux destin

Pour l’avoir de lui-même entendu ce matin.

Certes jamais l’Amour, ce dieu jeune et bizarre,

N’a causé de succès si juste ni si rare

Que celui des amours de Clarice et de lui,

Si, l’ayant tant aimée, il l’obtient aujourd’hui.

ALEXIS.

Clarice m’est promise, et si l’on me l’envie,

Voici par quoi j’en dois faire passer l’envie,

Et mettre mon rival aux termes du devoir.

Quel est son nom encor ? ne-le puis-je savoir ?

ALPHONSE.

Oui : Léandre est son nom, et nom d’un honnête homme,

Et digne de brûler du feu qui le consomme.

L’espérance de voir son dessein réussi

M’a fait rompre mes pas et retourner ici,

Où j’ai part en sa bonne et mauvaise fortune,

Où, si l’on lui fait tort, l’injure m’est commune,

Quoique seul il soit homme à vous faire raison.

ALEXIS, portant la main à son épée.

Ah !

LÉONSE.

Seigneur, ce transport serait hors de saison.

ALEXIS.

Permets...

ANSELME.

Pour Dieu, seigneur, domptez cette colère,

Et, par l’affection qui vous joint à mon frère,

Pesez cette chaleur, si ce mot m’est permis,

Et notre intention d’un esprit plus remis.

Qu’avons-nous entrepris à votre préjudice ?

Savions-nous quel dessein vous aviez pour Clarice,

Et que ce testament choquait votre repos ?

Je sais qu’Alphonse aussi...

ALEXIS.

Cher Anselme, en deux mots,

Et sans vous emporter, faites-moi voir Léandre.

La beauté de Clarice est un prix à défendre ;

Et d’ailleurs notre hymen se concluant ce soir,

Si l’on me la dispute, il est temps de se voir.

ALPHONSE.

Celui dont vous parlez avecque tant d’audace,

Sert, sous le nom d’Hortense, en la maison d’Horace,

Ignorant du bonheur qui lui vient aujourd’hui ;

Et, si le jeu vous plaît, je vous réponds de lui.

LÉONSE.

Ô prodige inouï ! merveille sans exemple !

Est-ce là d’un grand cœur une preuve assez ; ample,

Et me suis-je trompé dedans mon sentiment ?

ALEXIS.

Je demeure interdit en cet étonnement.

Hortense aime Clarice et me sert auprès d’elle !

Ô trop fidèle Hortense, à toi trop infidèle !

Tes soupçons ont fait tort à ma discrétion ;

J’eusse, au lieu de trahir, servi ta passion,

Mais je t’eusse ravi le mérite et la gloire

Des plus fameux amis dont parle la mémoire.

Il embrasse Anselme et Alphonse.

Trêve, après cet exemple incroyable aux neveux,

Trêve à nos différends aussi-bien qu’à nos vœux ;

Achevez cet accord, pressez ce mariage :

Allez, j’offre avec vous la main à cet ouvrage,

Pour rendre la pareille à sa fidélité

Et combattre avec lui de générosité.

Banni pour son sujet, je chéris ma disgrâce

Et souffre avec plaisir qu’un tel rival me chasse,

Puisqu’il a fait pour moi ce qu’il eût fait pour lui

Je n’ai qu’un mot à dire : avancez, je vous suis.

Anselme et Alphonse sortent.

Léonse, que dis-tu ?

LÉONSE.

Je doute si je veille,

Et crois lire un roman de voir cette merveille :

Lucrèce maintenant...

ALEXIS.

Je t’allais confesser

Un sentiment secret dont je me sens presser ;

Je ne sais quel remords que le ciel me suscite

D’avoir si froidement estimé son mérite

Et si mal reconnu l’amour qu’elle a pour moi.

LÉONSE.

Dans cette bonne humeur tenez-lui votre foi,

Mais serrez-la d’un nœud qu’on ne puisse dissoudre :

Écoutez ce remords et laissez-vous résoudre,

Après tant de faiblesse et de légèreté,

D’être enfin infidèle à l’infidélité.

ALEXIS, voyant venir Hortense.

Voici ce cher ami. Va m’attendre chez elle ;

Et si, comme il se peut, elle avait la nouvelle

De l’hymen qu’on traitait entre Clarice et moi,

Dis-lui que je te suis pour lui prouver ma foi.

LÉONSE, à part.

À la fin le mérite obtient sa récompense,

Et l’Amour nous fait voir qu’avecque connaissance,

Quoi qu’on s’en imagine, il régit l’univers,

Et qu’il porte un bandeau, mais qu’il voit au travers.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

ALEXIS, HORTENSE

 

HORTENSE, à part.

Les pleurs que vous versez déshonorent mes peines :

Arrêtez-vous, mes yeux ; mais ouvrez-vous, mes veines ;

Il n’appartient qu’à vous de pleurer mon tourment.

ALEXIS.

Eh bien, mon cher Hortense ?

HORTENSE.

Il vient dans un moment.

ALEXIS.

Il n’est rien d’obligeant après ta courtoisie,

Quoique depuis ta vue un trait de jalousie

Ait si fort alenti mes premières ferveurs,

Qu’il me rend tes bienfaits d’inutiles faveurs.

Nomme ce changement ou raison ou caprice,

Je me veux dégager des charmes de Clarice,

Et pour t’en consulter je t’attendais ici.

HORTENSE.

Vous vous divertissez à me railler ainsi :

Ne pouvant contenir une allégresse extrême,

On se fait des ébats et des jeux de soi-même.

Heureux à qui le ciel destine ses appas !

ALEXIS.

Tu t’en peux étonner, mais je ne te mens pas.

HORTENSE.

Sur quel soupçon encor fondez-vous cet ombrage ?

Car le ciel n’est pas pur si Clarice n’est sage.

ALEXIS.

Je n’ai pas conservé le sens jusqu’aujourd’hui

Pour adorer enfin l’idolâtre d’autrui.

Si tu la connaissais, tu me devais apprendre

Son inclination pour un certain Léandre

Qui possède son cœur par des liens si forts,

Que tout autre n’en peut posséder que le corps.

Connais-tu ce Léandre ?

HORTENSE.

À l’égal de moi-même.

Il ne s’offense point que Clarice vous aime,

Et ce que j’ai pour vous entrepris aujourd’hui,

Croyez que je l’ai fait bien avoué de lui.

J’ai sur ses passions un souverain empire ;

Je contiens ses douleurs, défends qu’il ne soupire,

Et lui ravis l’honneur d’être connu de vous,

De peur que, l’estimant peu content ou jaloux,

Vous ne vous défendiez de notre bon office,

Et n’ayez répugnance à lui ravir Clarice.

ALEXIS, l’embrassant.

Hélas ! plutôt le ciel me ravisse le jour !

Prodige d’amitié, de constance et d’amour,

Incomparable ami, trop fidèle Léandre,

Quels offices, quels soins, quels vœux te puis-je rendre

Qui puissent égaler ta générosité ?

Ta franchise a fait tort à ma fidélité.

L’objet d’une si belle et si sensible flamme,

L’idole de tes sens, la moitié de ton âme,

Dont les affections répondent à tes vœux,

La constance à ta foi, les ardeurs à tes feux,

Dont les yeux sont des tiens la vie et la lumière,

Me l’avoir accordée à ma simple prière !

N’est-ce pas m’offenser à force de bonté,

Et soupçonner ma foi de trop de lâcheté ?

HORTENSE, avec étonnement.

Il faut que désormais la Fortune se lasse,

Puisque ce grand malheur manquait à ma disgrâce,

D’être connu de vous et d’être soupçonné

De regretter un bien que je vous ai donné ;

Moi votre prisonnier, votre serf, votre esclave,

À vous mon seul refuge au malheur qui me brave,

Quand vous tirez d’un joug pire que les enfers

Ces membres oppressés dessous le poids des fers !

Qui vous a dit mon nom ? et par quelle aventure.

ALEXIS.

C’est trop ; n’offense plus une amitié si pure,

Pour soupçonner la tienne et douter de ta foi :

Viens savoir par quel sort ta Clarice est à toi,

Et quel heureux malheur termine ta disgrâce.

 

 

Scène V

 

ALEXIS, HORTENSE, ALPHONSE

 

ALPHONSE.

Ô fortuné Léandre, et bienheureux Horace !

HORTENSE.

Dieux ! Alphonse, est-ce vous ?

ALPHONSE.

Trêve, trêve aux tourments,

Honneur des vrais amis, gloire des vrais amants :

Possédez la beauté qui vous est destinée,

Horace a consenti cet heureux hyménée,

Et de vos longs travaux vous accorde le prix.

Entrons.

HORTENSE.

Sans doute un songe occupe mes esprits.

Ils sortent.

 

 

Scène VI

 

CLARICE, ÉMILIE, ensuite HORTENSE

 

ÉMILIE.

Clarice, enfin vos pleurs me forcent de vous dire

Qu’un indigne sujet cause votre martyre,

Et qu’il n’est ni de sang ni de condition

À mériter l’honneur de votre affection ;

Car, s’il en faut enfin dire ce que j’en pense,

J’ai découvert la trame, et vous aimez Hortense.

CLARICE.

Indiscrète, impudente, avec quel front peux-tu

D’un si fou sentiment offenser ma vertu ?

Moi ! j’aurais à ce point oublié ma naissance !

ÉMILIE.

Ce que je vous en dis...

CLARICE.

Infâme ! j’aime Hortense ?

ÉMILIE.

On avoue avec peine un indigne vainqueur,

Mais le don d’un portrait marque celui du cœur.

Vous reconnaissez-vous dedans cette peinture ?

CLARICE.

Que vois-je ? ô justes dieux ! quelle est cette aventure ?

Et de qui la tiens-tu ?

ÉMILIE.

Du commun accident

Qui rend de vos deux cœurs le feu trop évident,

Quand, ce qui marque assez cette ardeur inouïe,

Vous êtes à mes pieds tombée évanouie,

Les yeux baignés de pleurs et les soupirs au sein,

Hortense vous suivant, j’ignore à quel dessein,

Est tombé comme vous sitôt qu’il vous a vue

Pâle et sans mouvement à mes pieds étendue.

Moi, tâchant d’alléger sa mourante langueur,

J’ai trouvé ce portrait qui pendait sur son cœur,

D’où vous pouvez juger ce que j’en puis apprendre.

CLARICE.

J’en ai fait autrefois un présent à Léandre.

Ô dieux ! si mon soupçon obtenait son effet,

Quel heur au prix du mien ne serait imparfait ?

Ils ont tant de rapport et tant de ressemblance,

Que j’ai cru mille fois voir Léandre en Hortense.

Ô douce inquiétude ! agréable souci !

ÉMILIE.

L’appellerai-je ?

CLARICE.

Attends, ne dis mot ; le voici.

À part.

Longue et fatale erreur, aveuglement extrême,

Laissez-vous dissiper ; le voilà, c’est lui même.

À Hortense qui arrive.

Eh bien, lâche instrument des rigueurs de mon sort,

Que viens-tu m’annoncer ? faut-il signer ma mort ?

Et veux-tu qu’Alexis me ravisse Léandre ?

HORTENSE.

J’ai charge de savoir s’il vous plaît de descendre.

La compagnie est prête et n’attend plus que vous.

CLARICE.

Qu’espère-t-on de moi ? Léandre est mon époux.

HORTENSE.

Horace vous a fait un choix si légitime,

Que, ne l’acceptant pas, vous commettriez un crime.

CLARICE.

Malheureux ! est-ce ainsi que tu plains mon tourment ?

HORTENSE.

Je vous porte bonheur avec ravissement.

CLARICE.

Mon martyre éternel ?

HORTENSE.

Mais un plaisant martyre.

CLARICE.

Tu consens cet hymen ?

HORTENSE.

Je suis prêt d’y souscrire.

CLARICE.

Quoi ! sans ressentiment, sans regret, sans effort ?

HORTENSE.

Avec ardeur, vous dis-je, et plaisir et transport.

CLARICE, lui montrant le portrait.

Traître, ne m’as-tu pas, dessus cette peinture,

Protesté de m’aimer jusqu’à la sépulture ?

Et ne l’entends-tu pas d’une muette voix

Te reprocher l’oubli des vœux que tu me dois ?

Renonce si tu veux, sur cette même image,

À l’obligation du serment qui t’engage ;

Parjures-y ta foi, démens-y ton amour ;

Mais aussi permets-moi d’y renoncer au jour,

Et devenir sans voix ainsi que ma figure

Pour ne te pouvoir plus reprocher ton parjure,

Et pour t’ôter la peine et la peur de me voir.

Ah ! Léandre !

HORTENSE, l’embrassant.

Ah ! madame !

ÉMILIE.

Ô l’heureux désespoir !

 

 

Scène VII

 

CLARICE, ÉMILIE, HORTENSE, ALEXIS

 

ALEXIS.

Quoi ! madame, pour moi si froide et si farouche,

Avec mon confident vous traitez bouche à bouche !

Qu’il tienne donc ma place, et qu’il prenne pour soi

Le périlleux hymen qu’il moyennait pour moi.

CLARICE.

Je consens volontiers à cet heureux échange.

ALEXIS.

Votre amour, sans mentir, est digne de louange,

Et moi je le serais d’un très juste mépris

Si j’avais séparé deux si fermes esprits.

Venez signer la fin de votre long martyre ;

Votre père y consent, il est prêt d’y souscrire,

Et Léandre, je crois, ne s’en défendra pas.

CLARICE, avec ravissement.

Dieux ! et comment ?

ALEXIS.

Venez, vous l’apprendrez là-bas.

ÉMILIE.

Je demeure interdite, et pour moi j’appréhende

D’être en quelque palais ou d’Armide ou d’Urgande :

Je ne crois pas mes yeux ; la peur de sommeiller

Fait que tout en veillant je crains de m’éveiller.

Ils sortent.

 

 

Scène VIII

 

HIPPOCRASSE, LE VALET

 

HIPPOCRASSE.

La femme est un beau mal, un naufrage de l’homme,

Un soin qui le dévore, un feu qui le consomme,

Un joug qui le captive, une erreur, un défaut,

Un vice de nature, et pourtant il en faut.

Infidèle beauté, dédaigneuse Lucrèce,

Monstre bouffi d’orgueil, assassine, traîtresse,

Enfin j’ai secoué le joug de ton pouvoir :

Tu sauves à Clarice un sanglant désespoir

En livrant en ses mains ta plus riche conquête.

Ne délibérons plus ; j’ai l’amour en la tête,

Et j’éprouve aujourd’hui combien il peut sur nous.

LE VALET.

Au diable soit l’amour ! je suis froissé de coups.

Ce démon enragé frappe comme un tonnerre.

HIPPOCRASSE.

Ce sont fruits de métier : on risque à toute guerre.

Mais n’appréhende point d’être ici maltraité.

Frappe, voilà la porte. Adieu ma liberté.

Ils frappent.

 

 

Scène IX

 

HIPPOCRASSE, LE VALET, HORACE

 

HORACE.

Qu’est-ce ? quelle furie et quelle impatience !

Ho ! seigneur Hippocrasse ?

HIPPOCRASSE.

Un moment d’audience.

Quand le grand artisan de ce vaste univers

Eut embelli les cieux de tant d’astres divers,

De son être immortel insensibles images,

Il se voulut graver en de vivans ouvrages

À qui pour résidence il choisit ce bas lieu.

HORACE.

Vous le prenez bien haut, et l’on m’attend. Adieu.

HIPPOCRASSE.

Je suis prêt, en un mot, de signer l’hyménée,

Et vous tenir la foi que je vous ai donnée.

HORACE.

Et moi je suis tout prêt, si vous ne l’évitez,

De vous faire traiter comme vous méritez.

LE VALET, à part.

Cette harangue encor me sent la bastonnade.

HORACE.

Vous ne cloutez donc plus si ma fille est malade ?

HIPPOCRASSE.

Non, cela ne se peut, je m’en suis éclairci.

HORACE.

Et moi j’ai de quoi craindre et m’éclairer aussi.

Si, selon votre espoir, je vous donnais Clarice,

Et qu’après cet effet de ma seule avarice

On vous trouvât atteint de quelque mal secret,

Ne me serait-ce pas un sensible regret ?

HIPPOCRASSE, voulant se déshabiller.

Moi quelque mal secret ? Tiens, aide-moi, qu’on sache

Les défauts que je cèle et les maux que je cache.

J’ai le corps mâle et sain dessous ce poil grison.

HORACE.

Ne vous dépouillez point, il n’en est point saison :

Je ne m’y connais pas, et puis ce pourrait être

Quelque interne accident difficile à connaître.

HIPPOCRASSE.

Comment ?

HORACE.

Que sais-je, moi ? quelque débilité,

Quelque extrême froideur, quelque autre infirmité.

HIPPOCRASSE.

Ces incommodités ne sont pas sans remède

À qui prétend laisser quelqu’un qui lui succède.

Le savant Hippocrate enseigne en cent endroits

À causer à cent ans l’accident de neuf mois.

HORACE.

Je trouve en votre haleine un signe manifeste

D’un mauvais estomac, cacochyme, indigeste.

HIPPOCRASSE.

Pour cet autre défaut Galien est d’avis

D’un peu de muscadins, de cannelle et d’anis ;

À quoi souscrit Pompone, Oribase et Femelle.

HORACE.

Et si cet accident vous tient à la cervelle,

Quel auteur a traité ce remède des fous ?

HIPPOCRASSE.

Je passe pour plus sain et plus sage que vous.

 

 

Scène X

 

HIPPOCRASSE, LE VALET, HORACE, RHINOCÉRONTE, LÉONIN

 

RHINOCÉRONTE.

Mettons bas pour un temps la terreur et l’audace.

LE VALET.

Les voilà de retour.

Il s’enfuit.

HIPPOCRASSE.

Adieu, seigneur Horace.

Il s’enfuit.

HORACE.

Ô le doux passe-temps ! l’agréable entretien !

Je me suis acquitté, je ne lui dois plus rien.

Il sort.

RHINOCÉRONTE.

Sans doute qu’elle attend avec impatience

L’honneur de ma visite et de mon alliance.

Il frappe.

 

 

Scène XI

 

RHINOCÉRONTE, LÉONIN, LUCRÈCE, CYNTHIE, LÉONSE

 

LUCRÈCE.

Il faut que l’accident à tous deux soit commun.

À Léonse.

Cours, et ne tarde point.

À Rhinocéronte.

Que veut cet importun ?

LÉONIN.

L’extrême impatience ! et la belle caresse !

LUCRÈCE.

Qu’est-ce ?

RHINOCÉRONTE.

Est-ce là l’accueil qui suit votre promesse ?

Ne m’attendiez-vous pas ?

LUCRÈCE.

Est-ce ici la saison

De faire ouvrir de force une honnête maison ?

LÉONIN, à Rhinocéronte.

L’amour qu’elle a pour vous lui trouble la cervelle.

RHINOCÉRONTE.

As-tu connu Léonse ? Alexis est chez elle,

Et l’on me veut railler : mais s’il en est ainsi...

LUCRÈCE.

Eh bien, que feriez-vous ? il n’est pas loin d’ici.

RHINOCÉRONTE.

Il n’échapperait pas, s’il m’avait fait injure,

Avec les bras de Mars et les pieds de Mercure.

 

 

Scène XII

 

RHINOCÉRONTE, LÉONIN, LUCRÈCE, CYNTHIE, ALEXIS, LÉONSE

 

ALEXIS, l’épée à la main, à Rhinocéronte.

Insolent, j’ai franchi de plus sanglants hasards

Sans les pieds de Mercure et sans les bras de Mars.

RHINOCÉRONTE.

Tout beau, la loi d’honneur vous défend la surprise.

ALEXIS.

Et le bruit que tu fais, quelle loi l’autorise ?

Léonin se cache dans un coin.

RHINOCÉRONTE.

Le pouvoir qu’ont sur moi d’infidèles appas.

Viens à moi, Léonin.

LÉONIN.

Oh ! qu’il ne me tient pas !

ALEXIS.

Tôt, voyons qui de nous emportera Lucrèce,

Et faisons sa conquête un fruit de notre adresse.

Donnons ; lâche, es-tu prêt ?

RHINOCÉRONTE.

Tu me surprends ; tout beau.

ALEXIS.

Mets l’épée à la main.

RHINOCÉRONTE.

Je la veux au fourreau.

Par quel droit sur ma main prétends-tu cet empire ?

LUCRÈCE.

Ô dieux ! quel capitaine !

CYNTHIE.

Et quel sujet de rire !

ALEXIS.

Il se faut, en un mot, tirer un peu de sang.

RHINOCÉRONTE.

Prends-tu pour un barbier un homme de mon rang ?

Et pourquoi ce remède à qui n’est point malade ?

ALEXIS.

Donnons-nous le plaisir au moins d’une estocade,

Pour marque du beau feu dont nous sommes épris.

RHINOCÉRONTE.

Je ne hasarde point un homme de mon prix,

Qui sait par jugement mépriser une injure,

Et que tout cœur mourrait de la moindre blessure.

Adieu, je ne veux pas qu’il me soit imputé

D’avoir servi par force une ingrate beauté.

Il sort avec Léonin.

LUCRÈCE.

Voilà s’en démêler et fuir de bonne grâce.

ALEXIS.

Madame, le souper vous attend chez Horace,

Où Léandre et Clarice ont des ravissements

Capables d’exciter les plus tièdes amants.

Allons à leur exemple arrêter l’hyménée

Où m’oblige la foi que je vous ai donnée.

LUCRÈCE, l’embrassant.

Quel bonheur est le mien ! Ô dieux ! en même jour

Voir à tant de mépris succéder tant d’amour !

Ils sortent.

 

 

Scène XIII

 

RHINOCÉRONTE, LÉONIN

 

RHINOCÉRONTE.

Ah ! c’est trop, ma valeur force ma modestie,

Et ma longue constance, en fureur convertie,

Me sollicite enfin de venger cet affront.

Le feu m’en vient au sein, le sang m’en monte au front,

La honte m’en remord, la rage m’en consume,

La cervelle m’en bout, et tout le corps m’en fume.

LÉONIN.

Que ne témoignez-vous ce courroux au besoin ?

RHINOCÉRONTE.

L’amour m’avait charmé. Mais viens, il n’est pas loin ;

La peur l’a fait cacher, et je veux que sur l’heure,

À ta vue, à ton su, la honte lui demeure,

Et qu’il sente ce bras fatal aux assassins.

Frappe, mais doucement, par respect des voisins.

Léonin frappe si faiblement qu’on l’entend à peine.

Pourquoi ne parais-tu ? Viens, lâche ; viens, infâme,

Que je te fasse enfin vomir le sang et l’âme.

Tu m’entends, mais la peur te dérobe la voix,

Poltron, deux fois poltron, et trois et quatre fois :

Je sacrifierai, traître, à ma juste vengeance

Toi, les tiens, ta maîtresse et toute ton engeance.

Retirons-nous : tu vois si le cœur me défaut :

Une belle retraite égale un bel assaut.

LÉONIN.

J’allais, s’il fût sorti, combler ma renommée,

Et, contre ma fureur justement animée,

Tout l’univers armé ne l’eût pu secourir.

Le champ nous reste enfin : vaincre, vaincre ou mourir ! 

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