Les Jumeaux (Victor HUGO)

Drame inachevé, en vers.

1839.

 

Personnages

 

LE ROI

LE MASQUE

LE COMTE JEAN DE CRÉQUI

LE CARDINAL MAZARIN

GUILLOT-GORJU

TAGUS

LE COMTE DE BUSSY

LE DUC DE CHAULNE

LE COMTE DE BRÉZÉ

LE VICOMTE D’EMBRUN

MAÎTRE BENOÎT TRÉVOUX, lieutenant de police

M. DE LA FERTÉ-IRLAN

CHANDENIER.

UN BOURGEOIS

UN CAPITAINE QUATERNIER

UN GEÔLIER

LA REINE MÈRE

ALIX DE PONTHIEU

DAME CLAUDE

BOURGEOIS

MANANTS

SOLDATS

EXEMPTS

 

 

AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS

 

Le drame qu’on va lire, et qui a été écrit en 1839, entre Ruy Blas et les Burgraves, n’est malheureusement pas terminé. L’auteur n’en a écrit que deux actes complets ; le troisième est inachevé. On peut même dire que ces deux premiers actes ne sont pas achevés, eux non plus. Le premier acte, qui a près de neuf cents vers, aurait été nécessairement resserré et condensé par le poète. Victor Hugo avait l’habitude de commencer par laisser toute liberté à son imagination. De là une surabondance de détails et un excès de développements sur lesquels il revenait ensuite, simplifiant, rectifiant, modifiant. Nous n’avons ici que le premier jet, quelque chose d’analogue au « premier état » des eaux-fortes de Rembrandt, que plus d’un amateur préfère à l’état définitif : on y surprend le génie en travail et on assiste à la génération du chef-d’œuvre.

 

 

ACTE I

 

Une petite place déserte près la porte Bussy. Deux ou trois rues étroites débouchent sur cette place. Au fond, au-dessus des maisons, on aperçoit les trois clochers de Saint-Germain-des-Prés.

Au lever du rideau, deux hommes sont sur le devant de la scène ; l’un d’eux, Guillot-Gorju, achève de couvrir l’autre d’habits semblables aux siens, c’est-à-dire du costume fantastique et déguenillé des comédiens de Callot. L’autre a déjà revêtu les bas jaunes, les souliers à bouffantes exagérées, le justaucorps et le haut-de-chausses de vieille soie noire. Les costumes des deux hommes et leurs accessoires sont exactement pareils, de façon que l’un pourrait être aisément pris pour l’autre. À terre sont les habits que vient de quitter celui qui se déguise, habits de couleur sombre, mais d’aspect riche.

À quelques pas d’eux, un autre homme, également vêtu en baladin, achève de construire, avec des perches fichées dans les fentes du pavé, quelques nattes de paille, des haillons de damas et d’autres vieux drapeaux, une baraque de saltimbanque, avec un tréteau à l’extérieur, et, à l’intérieur, une table, des gobelets, un jeu de cartes, une grosse caisse, deux chaises dépaillées, et une valise pleine de drogues et de fioles.

À côté est une petite charrette à bras.

Pendant les trois premières scènes, quelques bourgeois traversent çà et là le fond du théâtre.

 

 

Scène première

 

GUILLOT-GORJU, L’HOMME, TAGUS, occupé à la baraque

 

GUILLOT-GORJU.

Marché fait. – Vous voilà transformé maintenant.

Il examine avec satisfaction l’homme qu’il est train de déguiser.

Et vous me ressemblez ainsi !... c’est étonnant.

L’HOMME.

Tu trouves ?... – Quand viendra la dame ?

GUILLOT-GORJU.

Vers la brune.

L’HOMME.

Jeune ?

GUILLOT-GORJU.

Oh oui ! Vous croirez être en bonne fortune.

Mystérieusement.

Quand tout sera désert, vers huit heures du soir,

Il montre le fond de la place.

Vous entendrez frapper trois coups dans ce coin noir.

Il frappe trois coups dans sa main.

– Ainsi. – Dites alors tout haut : – DIEU SEUL EST MAÎTRE.

COMPIÈGNE ET PIERREFONDS. – Vous la verrez paraître.

L’HOMME.

Garde-moi le secret surtout !

GUILLOT-GORJU, protestant par un geste.

Ah ! compagnon,

Comptez sur moi !

L’HOMME.

Comment ! tu ne sais pas son nom ?

GUILLOT-GORJU, continuant son office de valet de chambre.

Je ne le connais pas.

Il montre une masure à droite.

Devant cette chaumière,

Je l’ai vue une fois, la nuit et sans lumière.

L’HOMME.

Le projet est hardi !

GUILLOT-GORJU.

La dame est de haut lieu.

L’HOMME.

Quel intérêt la pousse ?

GUILLOT-GORJU.

À cet âge ? Eh ! mon Dieu,

On cherche à dépenser, partout où Dieu nous mène,

La générosité dont on a l’âme pleine.

On veut se dévouer de toutes les façons

Et l’on prend un prétexte à défaut de raisons.

Le premier vent qui passe emporte notre voile.

N’allez pas l’effrayer et lui lever son voile.

L’HOMME.

Et sait-elle le nom du prisonnier ?

GUILLOT-GORJU.

Oh non !

Personne ne connaît ce redoutable nom,

Hors la reine et monsieur le Cardinal.

L’HOMME.

Compère,

Comment s’adresse-t-elle à toi pour cette affaire ?

GUILLOT-GORJU.

Pour les évasions nous sommes renommés.

Pour nous, grands murs à pic, barreaux, verrous fermés,

C’est un jeu. J’ai tiré Schomberg de la Bastille,

De Vincennes monsieur l’amiral de Castille,

Gif du Temple, et Lescur du vieux château d’Amiens.

Nous autres, tout nous sert ! Voleurs, bohémiens,

Nous avons des amis jusque chez les jésuites.

L’HOMME.

Je pourrai t’employer si la chose a des suites.

Ainsi, sans nul soupçon, pensant parler à toi,

La dame me dira tous ses plans ?

GUILLOT-GORJU.

Je le croi.

L’HOMME, lui remettant une bourse qu’il prend dans ses vêtements restés à terre.

Voici les cent louis.

GUILLOT-GORJU.

Merci, mon capitaine.

L’HOMME.

Ah ! la lettre volée au courrier de la reine.

Guillot-Gorju lui remet une lettre que l’homme examina, puis serre précieusement.

Comment donc as-tu fait ?

GUILLOT-GORJU.

C’est fort simple et tout clair.

Hier, Tagus et moi, nous allions prendre l’air

Sur la route d’Espagne et marchions tête à tête.

Un gentilhomme passe au galop et s’arrête

À la Croix-de-Berny. Tagus n’est pas manchot

Et me dit : Il va boire un coup ; il a grand chaud.

L’homme en effet s’attable à côté de l’église.

Alors Tagus a fait un trou dans sa valise

D’où la lettre est sortie avec quelques ducats.

Si l’on nous avait vus, c’était un mauvais cas ;

Mais l’homme est reparti sans soupçonner la chose.

L’HOMME, à part.

Sur quels hasards le sort des empires repose !

Haut.

Crois-tu que les bourgeois, sur la place arrêtés.

Me prendront aisément pour toi ?

GUILLOT-GORJU, lui présentant un pardessus de vieux velours noir et une grande cape de moire jaune.

Pardieu ! Mettez

Mon balandran d’Alger et ma cape de moire.

Vous avez comme moi barbe et perruque noire.

Même taille, même air. Une voix d’opéra.

Parlez haut, criez fort, et l’on s’y trompera.

L’HOMME, endossant le surtout et la cape.

Mais ton valet Tagus ?

GUILLOT-GORJU.

Tout voir, et ne rien dire,

C’est son instinct. Tagus se laissera conduire

Aveuglément par vous. Croix Dieu ! vous savez bien,

Vous courtisans, qu’on dresse un homme comme un chien.

L’HOMME.

Retz ne dirait pas mieux. – Ô Dieu qui nous gouvernes,

Dieu puissant ! à quoi bon vivre dans les cavernes,

Si l’homme se déprave, en tout point, en tout sens.

Autant chez les voleurs que chez les courtisans ?

À Guillot-Gorju.

Ne va pas me trahir surtout, et reparaître !

GUILLOT-GORJU, avec une emphase théâtrale.

Mon pourpoint n’a jamais caché la peau d’un traître.

L’HOMME, souriant.

Mais c’est que ton pourpoint cache fort peu la peau.

GUILLOT-GORJU.

Ne craignez rien !

Il ramasse à terre sons des haillons un vieux feutre crevé et défoncé, orné d’une vieille plume jaune, et le lui présentant avec majesté.

Seigneur, voici votre chapeau.

Appelant Tagus, qui a disposé la baraque pendant toute la scène.

Tagus ! voilà ton maître.

Tagus s’incline.

Obéis. Sois docile.

C’est un autre moi-même.

Il congédie Tagus du geste. À l’homme.

– Et vous, soyez tranquille.

Je ne vous cèle pas d’ailleurs que je m’en vais.

Pour les gens de notre art Paris devient mauvais.

L’HOMME.

Peste ! en si beau chemin, toi, Gorju, tu recules !

GUILLOT-GORJU.

Messieurs du Châtelet se font très ridicules.

– À propos, êtes-vous un peu chiromancien ?

L’HOMME.

Un peu. C’est un bel art.

GUILLOT-GORJU.

Très noble et très ancien :

L’art de voir dans les mains ce que cachent les âmes.

C’est qu’il advient souvent que de fort grandes dames

Viennent me consulter sur l’avenir.

L’HOMME, étonné.

Souvent ?

GUILLOT-GORJU.

Fort souvent.

L’HOMME.

Dans la rue ?

GUILLOT-GORJU.

Ici même.

L’HOMME.

En plein vent ?

GUILLOT-GORJU.

Elles baissent leur voile. On tire la tenture.

Il montre une affreuse guenille qui pend aux perches.

Et puis, on improvise.

L’HOMME.

Allons ! je m’aventure.

GUILLOT-GORJU, lui montrant la valise pleine de fioles.

Voici les élixirs.

Il ouvre le tiroir de la table.

Et pour écrire un mot

De l’encre et du papier.

Il ramasse les vêtements laissés par l’homme et en fait un paquet qu’il met sous son bras, après en avoir tiré un grand manteau brun dont il s’enveloppe. Il se couvre également du feutre neuf et empanaché de l’homme.

L’heure approche où bientôt

Les bourgeois vont passer. Je m’en vas. – Ah ! j’y pense,

Je dois vous avertir. Sous mon nom on a chance

D’être pendu, mon bon seigneur.

L’HOMME.

En vérité !

Et sous le mien, mon cher, d’être décapité.

GUILLOT-GORJU.

En ce cas. Dieu vous garde !

L’HOMME.

Il a de la besogne.

Comme tu vois. Bonsoir.

Guillot-Gorju sort. Resté seul, l’homme s’assied sur une borne de pierre couchée à terre sur le pavé, tire de sa poche la lettre que Guillot-Gorju lui a donnée et paraît la lire avec une profonde attention, qui se change bientôt en une profonde rêverie. Tagus met en ordre les fioles et recoud les vieilles tapisseries de la baraque.

 

 

Scène II

 

L’HOMME, seul, les yeux fixés sur la lettre

 

– Une flotte eu Gascogne...

Une armée en Piémont... – Des agents à Madrid...

Relevant la tête.

De son côté la reine a des plans dans l’esprit.

Rêvant.

Mais cette jeune fille ! astre hors de sa sphère,

Comment se mêle-t-elle en cette sombre affaire ?

Ce Mazarin n’est bon qu’à tout corrompre. Rien

Dans cet homme ! – Oh ! les rois ! comme ils choisissent bien

Leurs ministres ! – S’il est, quelque part, dans un bouge,

Un noir faquin rêvant une soutane rouge,

Fourbe léchant d’abord ceux qu’il mordra plus tard,

Un faux prêtre, un faux noble, à l’âme de bâtard.

Qui fasse, peuple et roi, tout passer par son crible,

Et dont l’esprit ne soit qu’un dissolvant terrible,

C’est lui qu’ils vont chercher, Bourbons comme Valois !

Pour bien nourrir le peuple avec de bonnes lois.

Pour faire vivre tout, le trône et le royaume,

Ils lui livrent l’état, du Louvre jusqu’au chaume,

Du haut jusques en bas, de la cave au grenier.

Et d’un empoisonneur ils font un cuisinier !

Rêvant, les yeux sur la lettre.

Certes, – en cas de succès, – sans guerre et sans campagne,

On pourrait obtenir la Comté de l’Espagne.

Il retombe dans sa rêverie et se remet à lire la lettre. Surviennent le duc de Chaulne et le comte de Bussy, qui entrent du fond du théâtre, se parlant bas, avec une sorte de mystère, sans voir l’homme et sans en être vus.

 

 

Scène III

 

LE DUC DE CHAULNE, LE COMTE DE BUSSY, tous les deux en habit de ville, dans un coin, L’HOMME, TAGUS toujours dans la baraque

 

LE COMTE DE BUSSY.

Oh ! l’histoire est vraiment singulière. Ma foi,

C’était deux ans avant la naissance du roi.

LE DUC DE CHAULNE.

En trente-six ?

LE COMTE DE BUSSY.

Tout juste. Il est, près de Compiègne,

Un vieux château bâti pour tromper quelque duègne

Ou quelque affreux jaloux au profit d’un amant,

Tant le bon architecte y mit artistement,

Pour faire circuler les intrigues discrètes,

De corridors cachés et de portes secrètes !

LE DUC DE CHAULNE.

Mon cher, je le connais ! c’est le Plessis-les-Rois.

Un manoir ruiné, fort caché dans les bois,

Qui, dit-on, communique au château de Compiègne

Par un long souterrain creusé sous l’autre règne,

Puis comblé, puis refait enfin par Mazarin.

La reine et lui, seuls, ont les clefs du souterrain.

C’est là que se fit, grâce aux dispenses de Rome,

Le mariage obscur qui la lie à cet homme.

Comme c’est fort désert, ils y peuvent parler.

Aussi dit-on qu’ils vont parfois s’y quereller.

LE COMTE DE BUSSY.

Juste. En ce temps-là donc se trouvait à Compiègne

In seigneur dont je crains que le nom ne s’éteigne,

Jean de Créqui.

LE DUC DE CHAULNE.

Pardieu ! c’était un beau garçon !

LE COMTE DE BUSSY.

D’autre part le Plessis avait pour garnison

Une douce beauté qui vivait fort recluse.

Jean savait les abords du manoir, et par ruse,

L’amour aidant, un soir, comme il n’était pas sot,

Il entra chez la belle et l’emporta d’assaut.

Or, plus tard, il apprit – comment ? je ne sais guère –

Que cette belle était la femme de son frère.

Je te donne les faits, arrange tout cela.

Le pire ou le meilleur, c’est qu’à neuf mois de là

Une fille naquit, fille justifiée

Et légale, la dame étant fort mariée.

Oui, mais le comte Jean... – C’est délicat, tu vois.

LE DUC DE CHAULNE.

La fille a nom ?

LE COMTE DE BUSSY.

Alix de Ponthieu. Je la crois

Orpheline à présent.

LE DUC DE CHAULNE.

Où vit-elle ?

LE COMTE DE BUSSY.

Elle habite

Au diable, on ne sait où, comme une cénobite.

C’est rare, à dix-sept ans.

LE DUC DE CHAULNE.

Belle ?

LE COMTE DE BUSSY.

Comme le jour.

Jean de Créqui depuis eut pour unique amour

Cette enfant. Quant à lui, c’est de l’histoire ancienne.

Voilà dix ans qu’il a disparu de la scène,

Banni pour un complot...

LE DUC DE CHAULNE.

Ah ! oui, je me souviens,

Mazarin l’a proscrit. Les Luyne ont eu ses biens.

LE COMTE DE BUSSY.

Et, s’il rentrait demain, la Grève aurait sa tête.

Les deux gentilshommes continuent leur chemin tout en causant et sortent de la place. Depuis quelques instants, Tagus s’est approché de l’homme sans parvenir à attirer son attention ; enfin il se décide à l’aborder.

 

 

Scène IV

 

L’HOMME, TAGUS, puis DES BOURGEOIS, hommes et femmes

 

TAGUS.

Maître ?

L’HOMME.

Eh bien ?

TAGUS.

Faut-il pas apprêter tout ?

L’HOMME.

Apprête.

TAGUS.

Les bourgeois vont sortir du marché Saint-Germain,

Tu sais. – Donne-moi donc, de grâce, un coup de main.

L’homme l’aide à jucher la grosse caisse sur le tréteau.

L’HOMME.

Bats la caisse.

Tagus se met à battre la caisse. Quelques rares personnes se montrent au fond de la place. Après avoir battu quelques coups à tour de bras, Tagus essoufflé s’interrompt.

L’HOMME, rêvant, accoudé sur le tréteau.

Une femme en ceci ? Quel mystère !

Il se tourne vers Tagus.

Dis, serais-tu pas homme un de ces jours à faire

Une bonne action ?

TAGUS.

Maître, nous serions fous.

Une bonne action, chez des gens comme nous,

De reflets fort douteux malgré nous s’illumine

Et par un nœud coulant bien souvent se termine.

Alors je n’y vois pas grand profit. Mais pourtant

Fais ! – Que j’aie à manger, je suis toujours content.

L’HOMME.

Qui crois-tu que je suis ?

TAGUS.

Un voleur. Peu m’importe

D’ailleurs !

L’HOMME.

Tagus ! sais-tu qu’à vivre de la sorte

Nous serons quelque jour accrochés par nos cous ?

Nous sommes des bandits, frère !

TAGUS, ressaisissant le tampon de la grosse caisse.

Étourdissons-nous !

Il se remet à battre violemment la caisse. Un auditoire se forme autour de la baraque, femmes, enfants, quelques vieux bourgeois, force gueux.

TAGUS, monté sur le tréteau et criant de tous ses poumons.

Holà ! gens qui voulez un sort doux et tranquille

Dans cette vicomte de Paris la grand’ville,

Manants, bourgeois, venez ! venez, page et seigneur !

Qui veut de la santé ? qui cherche du bonheur ?

Nous en vendons ! Chacun sait que l’orgueil, les vices,

L’amour, les avocats, la fièvre, les nourrices,

Les propos indécents, les folles visions,

Empêchent les effets des constellations.

Venez à nous ! Par nous tout homme au bonheur vogue !

Rien n’est rare, manants, comme un bon astrologue.

Manilas est obscur, Firmique est hasardeux,

L’Arabie extravague en un style hideux,

Junctin veut dire tout, Spina voudrait tout taire,

Cardan s’est fourvoyé sur le roi d’Angleterre,

Argolus est trop grec, Pontan est trop romain,

Léonice et Pezel suivent le grand chemin.

Avec un grand soubresaut d’emphase.

Or, pour savoir à fond les secrets de nature.

Pour tirer l’horoscope et la bonne aventure,

Pour montrer l’avenir à tous, comme Apollo,

Par l’air, par les corps morts, par la terre et par l’eau,

Pour extraire des deux la rosée et la manne,

Combiner Oromaze, annuler Arimane,

Rendre éprise d’un gueux la femme d’un baron

Et réciter les vers du célèbre Scarron,

Pour prédire à chacun parfaite réussite,

Pour l’hyleg, pour l’antiste et pour la triplicite,

Pour transmuter le cuivre en or, là, sous vos yeux,

Pour vendre à bon marché des philtres merveilleux,

Plombagine, storax, sublimé, mithridate,

Pour deviner un jour, une époque, une date,

Personne, non, messieurs, personne n’égala

Le grand Guillot-Gorju, mon maître, que voilà !

Jean Tritéme n’est bon qu’à baiser sa pantoufle.

Ptolémée est un fat et Calchas un maroufle !

Vive sensation dans l’auditoire. Tagus essoufflé descend du tréteau et vient parler bas à l’homme.

À toi, maître ! – À présent je vais avec mes doigts

Voir ce que ces badauds ont dans leurs poches.

L’HOMME.

Vois.

Il monte à son tour sur le tréteau. Pendant qu’il harangue, Tagus circule parmi les assistants et fouille allègrement dans leurs grègues, profitant de l’attention qu’ils fixent sur la baraque.

L’HOMME, avec l’emphase et l’accent des charlatans.

Manants, j’ai parcouru les terres et les ondes.

Atlas et portulans, routiers et mappemondes

N’ont pas un seul pays que je n’aie arpenté,

Cherché, trouvé, fouillé, visité, constaté !

Tagus, ayant fini sa première tournée, monte sur le tréteau et, en s’abritant de sa cape, fait voir à l’homme sa main pleine de basse monnaie.

TAGUS, bas.

Maître, ils n’ont que des sous et des liards !

Se tournant vers le peuple avec indignation.

– Canaille !

Il redescend et recommence ses fouilles.

L’HOMME, continuant.

J’ai vu l’Inde et la Chine et la grande muraille.

J’ai vu le roi d’Alger rire et jouer aux dés.

Assis dans son fauteuil. Deux beaux oiseaux brodés.

Dont le plumage épand ses couleurs dans la frange,

Sont au dos du fauteuil.

TAGUS, vidant deux poches de ses deux mains.

L’un boit et l’autre mange.

À part.

– Toujours des sous !

L’HOMME, prenant une fiole et la montrant aux spectateurs.

Voyez ! les élixirs d’amour ! –

À une chiffonnière.

Vous trouviez-vous à Vienne au gala de la cour.

Madame ?

TAGUS.

Nous faisions les délices de Vienne !

Nous étions là !

L’HOMME.

L’infante, autant qu’il m’en souvienne,

Était, sur ma parole, adorable en Hébé.

Elle avait une jupe en gros de Tours flambé.

Allait, venait, riait, et versait à la ronde,

Et grisait, avec l’air le plus galant du monde,

D’un vin qui n’était pas pris dans les aqueducs,

Un olympe de rois, de ducs et d’archiducs !

Il étale ses fioles aux yeux de la foule.

– Des fioles pour les dents, la fièvre et la syncope !

TAGUS, en fausset.

Qui demande un flacon ? Qui veut son horoscope ?

L’HOMME.

Je viens du Portugal ! J’arrive. Ils ont un roi

Tout jeune, – il a seize ans, – et joyeux, sur ma foi !

Quand l’alcade Obregon, maintenant en disgrâce.

Lui demanda : Comment délivrer votre Grâce

Du comte de Valverde ? il dit : En l’assommant ! –

Avec la gaîté propre à cet âge charmant.

Mélancoliquement.

Ô jeunesse ! printemps ! ciel d’azur !

À la foule.

– Qui demande

Les huiles de beauté ?

Se penchant sur les acheteurs.

Lys ? jasmin ? rose ? amande ?

TAGUS, avec emphase.

Parlez !!!

Pendant que les spectateurs s’empressent autour du tréteau, achetant, choisissant, payant, Tagus prend à part un bourgeois et l’attire sur le devant du théâtre par un des gros boutons que le bourgeois porte à son habit.

TAGUS, confidentiellement, au bourgeois.

Manant ! – mon maître est un magicien

Si grand que...

Il dresse le doigt en l’air, comme pour lui désigner un objet éloigné dans les nuages.

Voyez-vous cet oiseau ?

LE BOURGEOIS, levant la tête.

Non.

TAGUS.

Eh bien,

Mon maître, s’il lui plaît, va lui diriger l’aile

Selon la sphère droite, oblique ou parallèle.

Il prend la bourse du bourgeois dans une des poches de son gilet.

LE BOURGEOIS.

Je ne vois pas l’oiseau.

TAGUS.

Regardez. Là ! dans l’air !

Il lui prend sa montre dans l’autre poche.

LE BOURGEOIS, après avoir regardé.

Non.

TAGUS.

C’est que vous avez de mauvais yeux, mon cher.

Brouhaha dans l’auditoire. Des gens de police paraissent, archers, gendarmes, exempts, piétons du guet et de la prévôté, conduits par un capitaine quartenier. La foule s’écarte. Tagus paraît inquiet.

LE QUARTENIER, à haute voix.

Lequel des deux marauds qui chantent là leur rôle

Est Guillot-Gorju ?

L’HOMME.

Moi.

LE QUARTENIER.

Toi ? Nous t’arrêtons, drôle !

L’HOMME, impassible.

Ah ! – Vous pourriez, messieurs, parler plus poliment.

LE QUARTENIER, à Tagus.

Marche, toi !

Trois archers entourent et entraînent Tagus qui se débat.

L’HOMME.

Mon valet aussi ! Pourquoi ? Comment ?

LE QUARTENIER.

Monsieur Trévoux, prévôt de police, désire

T’interroger lui-même et pourra te le dire.

Il nous suit. Le voilà.

Paraît maître Benoit Trévoux, lieutenant de police, vêtu de noir, entouré et assisté de sergents.

L’HOMME, toujours sur le tréteau, aux assistants.

Manants, retirez-vous.

Monsieur le lieutenant de police Trévoux

Vient pour me consulter et m’offrir sa pratique.

Nous avons à causer de haute politique.

Il descend du tréteau et salue le lieutenant de police, puis se retournant vers les archers.

Soldats ! faites entrer monsieur le lieutenant

De police, et fermez les portes maintenant.

Il tire les vieilles guenilles qui servent de rideau. Benoît Trévoux entre dans la baraque. Les soldats dispersent la foule.

 

 

Scène V

 

L’HOMME, MAÎTRE BENOÎT TRÉVOUX, DEUX ou TROIS EXEMPTS, dans la baraque, dehors DES SOLDATS DE POLICE, postés aux abords de la place

 

L’HOMME, regardant le lieutenant de police de haut en bas.

Êtes-vous fou, monsieur ?

MAÎTRE TRÉVOUX, stupéfait.

L’apostrophe est civile !

L’HOMME.

Monsieur le lieutenant de police et de ville,

Montrant les archers.

Veuillez faire éloigner ces sbires, ces valets.

MAÎTRE TRÉVOUX.

Ils sont bien là.

L’HOMME, avec courtoisie.

Pardon. Ils sont gênants et laids.

Je sais bien qu’il faut prendre en bloc une aventure,

Mais que gagnerez-vous, monsieur, à ma capture ?

MAÎTRE TRÉVOUX.

Le roi m’en saura gré.

L’HOMME.

Pas à vous, cher seigneur.

Monsieur le Cardinal en prendra tout l’honneur.

MAÎTRE TRÉVOUX, souriant.

Il dit vrai, le drôle !

L’HOMME.

Or, Mazarin vous déteste.

C’est lui que vous servez, non vous.

MAÎTRE TRÉVOUX.

Possible. Au reste.

Je remplis mon devoir. Cela suffit. Je dois

Maintenir l’ordre, aider les honnêtes bourgeois,

Veiller sur chaque bourse et garder chaque porte.

Purger les carrefours des bandits de ta sorte,

Extirper les larrons, les gueux et les brigands !

L’HOMME.

Que voilà des propos qui sont extravagants !

MAÎTRE TRÉVOUX.

Allons ! drôle, en prison !

L’HOMME.

Vous êtes un vandale !

MAÎTRE TRÉVOUX.

Au Châtelet !

L’HOMME.

Eh bien ! je ferai du scandale

Pour me venger. – Songez en me poussant à bout

Que moi, Guillot-Gorju, je sais tout, je vois tout.

Depuis quinze ans je vis, sans peur et sans reproches,

Les yeux dans vos secrets...

MAÎTRE TRÉVOUX.

Et les mains dans nos poches.

Va, tu seras jugé, pendard !

L’HOMME.

Cela vous plaît ?

Bon, en plein tribunal, devant le Châtelet,

Je crierai sur les toits, parmi cent épigrammes,

Tout ce que jour et nuit font mesdames vos femmes.

MAÎTRE TRÉVOUX.

Tu seras condamné ! Tu seras convaincu !

L’HOMME.

Tenez, vous, je dirai que vous êtes...

MAÎTRE TRÉVOUX.

Gorju !

L’HOMME.

Preuve en main !

Baissant la voix.

On pourrait vous faire de la peine

Pour trois rubis volés au trésor de la reine.

MAÎTRE TRÉVOUX.

Les voleurs pris par nous ont tous été pendus.

L’HOMME, à l’oreille de maître Trévoux.

Les rubis pris par vous n’ont point été rendus.

MAÎTRE TRÉVOUX, à part.

Diable !

Haut.

Mais prouve un peu...

L’HOMME.

Quoi ?

MAÎTRE TRÉVOUX.

Ce que tu supposes.

L’HOMME, avec un sourire majestueux.

Je n’insiste jamais sur ces sortes de choses ;

C’est de fort mauvais goût. Je laisse, quant à moi,

Cette pédanterie au procureur du roi.

MAÎTRE TRÉVOUX, aux exempts.

Éloignez-vous un peu.

À l’homme.

Causons plus à notre aise.

Comment sais-tu cela ?

L’HOMME.

Ma foi...

MAÎTRE TRÉVOUX, avec intérêt.

Prends une chaise.

L’HOMME, s’asseyant.

Je sais cela, monsieur, comme je sais – tenez –

Certain complot...

Maître Trévoux congédie du geste les exempts qui sortent de la baraque.

MAÎTRE TRÉVOUX, inquiet.

Complot ?... mon cher, vous m’étonnez !

L’HOMME, impassible.

Dont vous êtes.

MAÎTRE TRÉVOUX, dont l’alarme redouble.

Moi ! non !

L’HOMME.

Il est un grand mystère,

– Un prisonnier... –

MAÎTRE TRÉVOUX, vivement.

Tais-toi !

L’HOMME.

Soit, je veux bien me taire.

MAÎTRE TRÉVOUX.

Non, parle !

L’HOMME.

Dans quel but avez-vous fait un jour,

Près de Compiègne – alors habité par la cour –

Passer ce prisonnier ?

MAÎTRE TRÉVOUX.

Pur hasard !

L’HOMME.

Tout démontre

Que vous rêviez dans l’ombre une étrange rencontre.

Car, bien que Mazarin soit l’objet du complot,

L’explosion peut-être irait frapper plus haut.

MAÎTRE TRÉVOUX.

Chut ! Comment savez-vous ?

À part.

Cet homme est redoutable.

L’HOMME.

Ce que vous dites tous au lit, au prône, à table,

Je le sais.

Il tire de sa poche la lettre que Guillot-Gorju lui a remise.

Regardez la lettre que voici.

Connaissez-vous la main ?

MAÎTRE TRÉVOUX, jetant les yeux sur la lettre et pâlissant.

Je ne connais pas.

L’HOMME.

Si.

MAÎTRE TRÉVOUX, à part.

C’est de la reine !

L’HOMME, souriant.

Allons ! pas de peur ! qui vous gêne ?

Et dites comme moi tout haut : C’est de la reine !

Examinez l’adresse.

MAÎTRE TRÉVOUX, lisant.

« À mon frère le roi

« D’Espagne. »

À part.

Mais cet homme est le démon, je croi.

L’HOMME.

Lisez donc.

Il présente la lettre à maître Trévoux.

MAÎTRE TRÉVOUX, lisant.

« ...J’ai reçu du pape une sardoine

« Sur laquelle est gravée une tête de moine.

« J’en ai fait un anneau que je porte toujours. – »

L’HOMME.

Plus bas.

MAÎTRE TRÉVOUX, lisant.

« ...Je compte fort sur votre bon secours.

« Pour assurer nos plans il suffira qu’on voie

« Une escadre en Gascogne, une armée en Savoie. – »

L’HOMME.

Plus bas.

MAÎTRE TRÉVOUX, lisant d’une voix de plus en plus altérée.

« ...Du prisonnier nul ne me parle ici.

« Mais Mazarin m’a dit, de colère saisi,

« Que plutôt que de voir cet enfant reparaître,

« Lui-même il le tuerait de sa main, quoique prêtre,

« Malade et vieux... – »

L’HOMME.

Plus bas.

MAÎTRE TRÉVOUX, lisant.

« Rien ne marche à mon gré

« Mais j’ai pour moi Thoiras et monsieur de Souvré.

« Trévoux, le lieutenant de police, est des nôtres... »

Pâle et s’interrompant.

D’où tiens-tu cette lettre ?

L’HOMME, remettant la lettre dans sa poche.

Ah bah ! j’en ai bien d’autres.

S’il m’arrivait malheur, je vous le dis à vous,

Quelqu’un les publierait, et gare là-dessous !

Donc ne me fâchez pas et veillez sur ma vie.

Maître Trévoux, comme en proie à un grand combat intérieur, reste rêveur quelques instants, puis se tourne brusquement vers lui et lui tend la main.

MAÎTRE TRÉVOUX.

Soyons amis !

L’HOMME, prenant la main de maître Trévoux et mettant son chapeau sur sa tête.

Cinna, c’est moi qui t’en convie.

MAÎTRE TRÉVOUX, à part.

Ces bandits ont des yeux qui partout vont plongeant !

Haut, avec un sourire aimable.

Dis-moi, mon cher, tu dois avoir besoin d’argent ?

L’HOMME.

Mon pourpoint a beaucoup de bouches qui le disent.

Car, sous l’ample manteau dont les plis me déguisent,

Le diable fait sortir avec son doigt railleur

Mon linge par des trous non prévus du tailleur.

Maître Trévoux sort son portefeuille, y écrit quelques mots au crayon, puis déchire la page et la présente à l’homme.

MAÎTRE TRÉVOUX.

Voici sur ma cassette un bon de huit cents livres

Si tu me dis les noms des gens, si tu me livres

Tous les secrets d’état que tu sais : – est-ce clair ?

L’HOMME, prenant le papier.

Voleur, cela se peut ; espion, non, mon cher.

Il le déchire. Maître Trévoux entr’ouvre les tentures de la baraque et congédie les sergents qui sont restés dans le carrefour.

MAÎTRE TRÉVOUX, aux sergents.

Allez-vous-en !

Les sbires obéissent en silence. La place redevient déserte. Maître Trévoux s’approche affectueusement de l’homme.

Causons, – là, – sans qu’on puisse entendre...

Bruit de pas dans la rue voisine.

– Ciel ! quelqu’un !

L’HOMME.

C’est fâcheux, car vous deveniez tendre.

De la petite rue à gauche, opposée à celle par laquelle les sbires ont disparu, sort une femme voilée et vêtue de noir. Elle regarde un instant derrière elle avec inquiétude comme si elle craignait d’être observée, puis elle entre précipitamment dans la baraque.

 

 

Scène VI

 

L’HOMME, UNE FEMME VOILÉE, MAÎTRE TRÉVOUX

 

Au moment où la femme entre, maître Trévoux s’enveloppe de son manteau et va s’asseoir sur l’escabeau de Tagus, dans le coin le plus éloigné de la baraque, le dos tourné à la lumière comme quelqu’un qui ne se soucie pas d’être reconnu.

LA FEMME VOILÉE, à l’homme, sans voir Trévoux.

Ami, rien que deux mots. Vois derrière mes pas

Si personne ne vient.

L’HOMME.

Non.

LA FEMME VOILÉE.

On ne me suit pas ?

L’HOMME.

Non, madame...

LA FEMME VOILÉE.

C’est bien.

L’HOMME, à part.

Qu’est-ce que cette femme ?

LA FEMME VOILÉE.

Tu dis leur horoscope aux passants ?

L’HOMME.

Oui, madame.

LA FEMME VOILÉE.

Bien ! dans cette science, et c’est ce qu’il me faut,

Plus l’homme est placé bas, plus son regard va haut.

Sans savoir notre nom il nous dit notre route.

Je viens te consulter. Je suis à plaindre... Écoute... –

Apercevant maître Trévoux.

Quel est cet homme-ci ?

L’HOMME.

Cet homme est mon valet.

Ne craignez rien. Voyons. Votre main, s’il vous plaît ?

LA FEMME VOILÉE, lui présentant sa main.

Regarde. Qu’y vois-tu ?

L’HOMME, à part, examinant un anneau qui brille à cette main.

Se peut-il ? la sardoine

Sur laquelle est gravée une tête de moine ! –

C’est la reine !

LA FEMME VOILÉE, en proie à une violente agitation.

Travaille et cherche, esprit subtil !

Suppose un front bien fier chargé d’un joug bien vil !

L’HOMME, ôtant son chapeau, puis allant à la tenture du fond et la refermant.

Permettez que je ferme un peu cette fenêtre

Sur votre majesté.

LA FEMME VOILÉE, se retournant comme par une commotion électrique.

D’où peux-tu me connaître ?

L’HOMME, sans s’émouvoir.

Votre main dit le nom de votre majesté.

LA FEMME VOILÉE.

Quoi ! ma main me trahit ! comment ?

L’HOMME.

Par sa beauté.

C’est une main royale. Une main blanche et rose !

À part.

Et la bague en sardoine aide fort à la chose.

LA REINE.

Eh bien, parle, poursuis !

L’HOMME.

Vous avez cent raisons

De souffrir, reine ! étant l’anneau de deux maisons

Qui sur vous, à leur loi ne pouvant se soustraire,

Toutes deux à la fois tirent en sens contraire.

L’Espagne a vos aïeux, la France a vos enfants.

Vous souffrez des vaincus comme des triomphants.

Puis le Louvre a pour vous des maux plus vifs encore ;

Car vous avez nourri celui qui vous dévore.

Mazarin, fait par vous, à présent vous détruit.

Vous tombez chaque jour, pierre à pierre et sans bruit.

L’esprit de Mazarin est la seule fenêtre

Par où le roi regarde. Il voit tout par ce traître

Et, plein d’un fol amour du cardinal béni.

Veut épouser sa nièce Olympe Mancini.

On vous repousse, on rit de vos plaintes chagrines,

Et tous ces pieds joyeux marchent sur vos ruines.

Vous voulez vous venger pourtant, redevenir

Reine et mère, et lutter, et frapper, et punir.

Mais pour vous tout est plein de visions funèbres,

Et vos rêves vous font pâlir dans les ténèbres.

LA REINE regarde l’homme avec un mélange de crainte, de curiosité et de profonde surprise.

Malheureux ! qui t’a dit ces choses ?

L’HOMME.

Je les vois.

Sachez qu’en peu de temps et par leur propre poids

Tous les secrets des grands tombent en bas, madame.

Le peuple a l’œil ouvert dans l’ombre de votre âme.

LA REINE, levant son voile.

Eh bien, plains-moi ! mes pleurs en effet sont cuisants.

Avant un mois le roi mon fils aura seize ans ;

Alors ils concluront ce mariage infâme.

L’HOMME, bas à la reine.

Un autre à la même heure aura seize ans, madame !

LA REINE, pâlissant.

De qui veux-tu parler ?... – Mon ami, vous rêvez.

L’HOMME, poursuivant, avec une voix de plus en plus basse et significative.

On dit sa ressemblance – avec qui vous savez –

Effrayante. –

Il regarde fixement la reine qui se détourne avec angoisse.

LA REINE, à part.

Quel est cet homme ? Ô Dieu ! je tombe

Sur des yeux qui verraient à travers une tombe !

Elle se retourne vivement vers lui et le regarde en face à son tour.

Eh bien, toi qui sais tout, sais-tu, devin fatal,

Ce qu’a dit l’autre jour monsieur le Cardinal ?

L’HOMME, impassible, en appuyant sur tous les mots.

Il a dit que – lui vieux. – lui malade, – lui prêtre,

– Plutôt que de le voir revivre et reparaître, –

Quoiqu’un vieillard frémisse en frappant un enfant,

– Il tuerait de sa main...

LA REINE, interrompant avec terreur.

Quelqu’un qu’on te défend

De nommer !

L’HOMME, continuant.

...Un captif...

LA REINE, éperdue.

Tais-toi ! tu m’épouvantes.

– Si je ne voyais là tes prunelles vivantes.

Je croirais que je songe et que j’entends la voix

De ces morts effrayants qui parlent quelquefois !

– Qu’es-tu donc ?

L’HOMME.

Vous voyez. Un bateleur des rues.

LA REINE.

Mais, dis ! des visions te sont donc apparues ?

Tu sais ce que les rois disent... –

L’HOMME.

Et ce qu’ils font.

Mon art est grand.

LA REINE, se rapprochant de lui.

J’ai foi dans ton regard profond.

Que ferai-je ?

L’HOMME.

Le temps sert celui qui diffère.

Tenez votre âme prête. Attendez. Laissez faire.

Laissez sur tous ces fronts, éveillés ou dormants,

S’ouvrir la main de Dieu pleine d’événements !

Votre part y sera. Chacun aura la sienne.

LA REINE.

Oh ! mon Dieu, l’heure passe, il faut que je revienne !

Tire-moi d’embarras. Je voudrais au château

Par la porte du bois rentrer incognito.

Sans qu’on s’en aperçût je me suis évadée.

Par les gens de Trévoux cette porte est gardée :

Comment faire ?

L’HOMME.

Je puis vous aider. Entre nous,

Mon valet contrefait la passe de Trévoux.

LA REINE.

Vraiment ?

L’HOMME.

Connaissez-vous son écriture ?

LA REINE.

Oui.

L’homme ouvre le tiroir de la table et en tire la plume et du papier que Guillot-Gorju lui a montrés et qu’il donne au lieutenant de police, lequel pendant toute cette scène s’est tenu dans sa position première, le dos tourné, assis sur l’escabeau de Tagus et jetant à peine par moments un regard oblique sur la reine.

L’HOMME, à maître Trévoux.

Vite !

Écris : Laissez passer cette dame et sa suite.

Le lieutenant de police écrit, l’homme prend le papier et le présente à la reine qui en examine l’écriture avec étonnement.

LA REINE, lisant.

Signé Trévoux !

À part.

Il est magicien, je croi.

Elle tire de son doigt la sardoine et la lui donne.

Tiens, garde cette bague en souvenir de moi. –

Quand tu voudras me voir, à Saint-Germain, au Louvre,

À Compiègne, partout, montre-la pour qu’on t’ouvre.

L’homme pose un genou en terre, prend la bague et la met à son doigt. La reine lui fait signe de regarder dans la place. Le jour a baissé pendant cette scène.

– Aucun passant dehors ?

L’homme soulève la tapisserie, puis revient.

L’HOMME.

Madame, c’est le soir.

Les bourgeois sont rentrés.

LA REINE.

Adieu.

Elle sort précipitamment. Dès qu’elle est sortie, l’homme va droit à maître Trévoux qui se lève.

L’HOMME, au lieutenant de police, d’une voix grave et ferme.

Vous devez voir,

Monsieur, que, sans vouloir faire le bon apôtre.

L’un de nous dans ses mains tient la tête de l’autre,

Et que ce n’est pas vous. – Je puis vous perdre. – Ainsi,

Vous et vos espions, allez-vous-en d’ici

Et n’y revenez plus. – Si je revois un sbire,

Je vous dénonce. Allez. Je consens à vous dire,

Monsieur, que comme vous j’ai des projets cachés

Et que je ne suis pas l’homme que vous cherchez.

Votre discrétion vous répond de la mienne.

Silence donc, – sur tout ! – Et puis, qu’il vous souvienne

Que toujours dans son piège un traître se perdit.

Donc, pas de mauvais tours. – Est-ce dit ?

MAÎTRE TRÉVOUX, comme frappé de stupeur.

Oui, c’est dit.

L’HOMME.

Rendez-moi mon valet.

MAÎTRE TRÉVOUX, à part, jetant sur l’homme un regard de crainte.

J’ai fait un beau chef-d’œuvre !

On croit saisir un ver, on prend une couleuvre.

Quel est ce diable d’homme ?

L’HOMME, le congédiant du geste.

Allez.

Le lieutenant de police sort. L’homme le suit quelque temps des yeux, puis va se rasseoir rêveur sur la borne renversée. Au fond du théâtre, le duc de Chaulne et le comte de Bussy reviennent du côté où ils sont sortis. Ils se dirigent en causant vers le devant de la scène, sans voir l’homme et sans être vus de lui.

L’HOMME, pensif, sur son banc.

Il se fait nuit.

LE DUC DE CHAULNE, au comte de Bussy.

De ton Jean de Créqui l’histoire me poursuit.

Cette Alix de Ponthieu me reste dans la tête.

M. DE BUSSY, lui montrant la rue à gauche qui débouche sur la place.

Tiens ! tiens ! Brézé qui fait le bruit d’une tempête.

M. DE CHAULNE, regardant.

Comme il semble en fureur !

M. DE BUSSY.

Il n’a lu qu’aujourd’hui

Ce libelle, partout répandu contre lui,

Où l’on dit qu’il vola lorsqu’il était à Nîmes.

M. DE CHAULNE.

Oui, Mazarin, dit-on, a soufflé l’anonyme.

Entrent le comte de Brézé et le vicomte d’Embrun, en habit de ville. M. de Brézé paraît violemment irrité. Il tient à la main une brochure avec laquelle il gesticule vivement. Au bruit et à l’éclat de son entrée, l’homme se retourne et observe les quatre gentilshommes, sans être remarqué d’aucun d’eux.

 

 

Scène VII

 

L’HOMME, LE DUC DE CHAULNE, LE COMTE DE BUSSY, LE COMTE DE BRÉZÉ, LE VICOMTE D’EMBRUN

 

LE COMTE DE BRÉZÉ, à M. d’Embrun.

Que me fait ton tableau des vices d’à présent ?

Vois-tu, mon seul souci, chagrin âpre et cuisant,

Il froisse violemment la brochure entre ses mains.

C’est cet affront stupide, atroce, ignoble, étrange,

Que je ne puis venger – et qu’il faut que je venge !

LE VICOMTE D’EMBRUN.

Calme-toi. Tiens, pardieu, voilà Chaulne et Bussy

Qui sont du Mazarin fort mécontents aussi.

LE COMTE DE BRÉZÉ.

Mécontents ? Moi, je suis outré !

LE COMTE DE BUSSY.

Mais nous le sommes

Comme toi.

LE VICOMTE D’EMBRUN.

L’on a tant ployé les gentilshommes

Qu’aujourd’hui Mazarin les frappe impunément.

Chaulne a perdu sa charge.

LE COMTE DE BUSSY.

Et moi, mon régiment.

LE COMTE DE BRÉZÉ.

Mais un outrage, Embrun, la plus sanglante injure,

Un : tu mens ! un soufflet, ce n’est rien, je vous jure.

Quand on peut, comme il sied entre ennemis bien nés.

Prendre au collet son homme et lui dire : Venez !

Certes, qu’Uzès offense Elbeuf, que Gontaut raille

La Trémouille, qu’Albret fasse injure à Fontraille,

Après qu’il a parlé nul d’eux n’est interdit :

Ce sont de braves gens, ce qu’ils ont dit est dit.

Le lendemain, bravant lois et règle établie,

Et maître Jean, bourreau de la Connétablie,

L’œil furieux, le front de colère empourpré,

Épée et tête haute, ils s’en vont sur le pré.

Coup pour coup, sang pour sang, c’est bien : – tu les dénigres.

Je les défends ; – ce sont des lions et des tigres,

Terribles, mais grands, beaux dans le cirque fumant,

Qui, vaillamment mordus, mordent superbement !

Mais un cuistre ! un gredin ! un odieux bélître

Qui ramasse un caillou pour me casser ma vitre !

Un moine italien, mauvais drôle enfroqué,

Brave à qui feraient peur les laveuses du quai,

Qui, pour sublime effort de son courage insigne,

Prend la griffe d’un autre et puis m’en égratigne !

Un porteur de surplis ! un gueux, par Jupiter !

Bavant sur moi dans l’ombre en disant son pater,

Qui me fait insulter par l’absurde tapage

D’un sale gazetier payé trois sous la page !

Ah ! ce faquin mitré, ce vil traître tondu

Qui me lâche son dogue et se cache éperdu,

Je veux être moi-même un fat, sans cœur, sans âme,

Si je ne le fais pas demain, comme un infâme,

Rouer par six laquais de coups de nerf de bœuf

Devant le roi Henri qu’on voit sur le Pont-Neuf !

LE DUC DE CHAULNE.

Voilà, sur ma parole, une illustre pensée.

J’en suis.

LE COMTE DE BUSSY.

Pour applaudir j’irai sur la chaussée,

À même avec les gueux, les bourgeois, les piétons !

LE DUC DE CHAULNE.

Je fournis les laquais.

LE COMTE DE BUSSY.

Je fournis les bâtons.

Depuis quelques instants l’homme s’est levé, s’est approché doucement des gentilshommes par derrière sans qu’ils s’en soient aperçus, et, au plus fort de leur emportement, il pose familièrement la main sur l’épaule de M. de Brézé.

L’HOMME, en souriant, à M. de Brézé, qui se retourne stupéfait.

Rosser un cardinal de l’église romaine.

Un ministre qui tient la France et qui la mène,

Lui rompre sur l’échiné un nerf de bœuf, – Brézé,

C’est très beau, c’est royal, mais ce n’est pas aisé.

Étonnement des quatre seigneurs.

LE COMTE DE BUSSY.

À qui parle ce drôle avec sa cape jaune ?

LE VICOMTE D’EMBRUN.

Holà ! prête-moi donc ta canne, duc de Chaulne.

Se voir apostropher par des on ne sait qui,

C’est par trop fort !

L’HOMME, impassible.

Je suis Jean, comte de Créqui,

Baron de Vaize, armé d’or au créquier de gueule.

En guerre, ma maison réunit elle seule,

Sans même recourir à son arrière-ban,

Blanchefort, Vaize, Agoust, Montlor et Montauban.

Grand d’Espagne du chef de ma mère Farnèse,

Et général de mer sous le roi Louis treize,

Voilà ce que j’étais autrefois. Maintenant,

Moins compté dans l’état que le dernier manant,

Banni par Mazarin depuis dix ans, ruine

D’un seigneur sur lequel croissent les ducs de Luyne,

Ma tête à prix, caché, seul, errant, sans appuis,

Sans amis, sans parents, voilà ce que je suis.

Cela dit, vous plaît-il que nous parlons ensemble ?

Les gentilshommes s’approchent vivement de Jean de Créqui.

LE COMTE DE BRÉZÉ.

Ta main, Créqui ! Vrai Dieu ! même sort nous rassemble.

On ose m’outrager, on osa te bannir.

LE COMTE DE BUSSY, envisageant M. de Créqui comme un homme qui cherche dans sa mémoire. Au comte Jean.

Oui, c’est bien en effet Créqui. – Ton souvenir

N’est pas mort parmi nous.

Tous serrent la main du comte Jean.

LE DUC DE CHAULNE.

Nous parlions tout à l’heure

De toi.

LE COMTE JEAN.

Merci, messieurs.

LE VICOMTE D’EMBRUN, examinant le costume de Jean de Créqui avec un geste d’admiration.

Comte Jean ! que je meure

Si l’on vous reconnaît. – Vous êtes déguisé !

LE COMTE JEAN.

Non. Vieilli. Pour vieillir un pauvre homme, Brézé,

Vois-tu, dix ans d’exil valent vingt ans de vie.

Aux quatre gentilshommes.

Messieurs, que voulez-vous et quelle est votre envie ?

La vengeance ? Je viens vous l’apporter. – Pardieu !

Faites moins de vacarme et jouez mieux le jeu !

Moi, je tiens le joueur risible et détestable

Qui frappe à tout propos des deux poings sur la table.

Qui se fâche, et maudit brelan ou quinola.

Criant l’argent qu’il perd et les cartes qu’il a.

Pendant tout cet éclat, le fer caché s’aiguise.

Jamais un Henri trois n’est empêché d’un Guise.

Donc attaquez, selon qu’il faut l’ombre ou le bruit,

Au grand jour Richelieu, mais Mazarin la nuit.

Donc, aujourd’hui la sape et demain l’estocade.

La moitié du combat se fait dans l’embuscade.

Donc calme-toi, Brézé, pas d’esclandre, et, crois-moi,

Garde, sans dire mot, ta charge auprès du roi.

Et puis ne craignez rien, la lutte sera grande.

Que si quelqu’un de vous maintenant me demande

À quoi bon ces haillons que j’emprunte aux ribleurs,

C’est mon secret. J’entends le garder. Et d’ailleurs

C’est l’habit de ce siècle ignoble, fourbe, oblique !

Siècle où rien n’a grandi que la honte publique !

Où notre œil, quelque part que nous pénétrions.

Ne voit que charlatans, baladins, histrions !

Farce où se perd l’honneur de tous ! – le mien, le vôtre !

Retz est sur un tréteau, Mazarin sur un autre.

L’Autriche est le souffleur qui tient le manuscrit.

Or, moi, Jean de Créqui, gentilhomme et proscrit,

Messieurs, puisque la France, à qui la pudeur manque,

Il va à la table où sont les gobelets.

Est aux comédiens, je me fais saltimbanque !

Tant qu’il la faudra donc, ainsi qu’un réprouvé,

Je veux faire scandale et bruit sur le pavé

Et, comme si j’étais à moi seul la finance,

La cour, le parlement, la fronde et l’éminence,

Le clergé, la Sorbonne et l’université,

Vous épouvanter tous de mon rire effronté !

– Eh bien ! cette insultante et haute parodie,

Est-ce mon but, messieurs ? non. J’ai l’âme hardie.

Je soutiens l’opprimé, je nargue l’oppresseur ;

Mais je n’ai pas le goût de trancher du censeur :

Et, quoique assez épris de mon rôle fantasque,

Dès demain, si je puis, je jetterai ce masque.

Mais au moins, direz vous, faire d’un ciel serein

Choir un grand coup de foudre au front de Mazarin,

Nous venger tous, reprendre enfin ton héritage,

C’est là ce que tu veux ? Messieurs, pas davantage.

Non, bien qu’un sang fort vif batte sous mon pourpoint,

Je suis trop vieux pour être en colère à ce point

Et, quoique Mazarin par ce que je vais faire

Doive tomber, – du moins, je le crois, je l’espère, –

La vengeance n’est pas mon but. Vaincu, vainqueur,

En quatre mots voici ce que j’ai dans le cœur.

Banni depuis dix ans, mon âme était en France,

Toute mon âme, hélas ! toute mon espérance,

– Un enfant, – mon bonheur, mon remords, mon devoir,

Aube qui rayonna jadis sur mon front noir,

Et qui resta fidèle à ma tête accablée

Quand toute autre clarté pour moi se fut voilée !

Un enfant, jeune fille aujourd’hui... – Mais pourquoi

Vous conter des détails qui ne touchent que moi ?

D’ailleurs, ce secret triste est muré dans la tombe.

Elle ignore elle-même, humble et pure colombe,

Et ne saura jamais pourquoi je l’aime ainsi.

Messieurs, voilà dix ans, oui, dix ans ce mois-ci,

Que je n’ai vu cet ange ! – Eh bien, je ne puis vivre

Sans entendra sa voix, musique qui m’enivre,

Sans elle enfin ! – Plaignez les pauvres exilés !

Puis autour d’elle aussi tout s’en va, tout décline.

Je crois vous avoir dit qu’elle était orpheline ?

Elle a besoin de moi. Depuis quatre ans passés,

– Ils ont intercepté mes lettres, – je ne sais.

Mais j’ai perdu sa trace. Où vit-elle à cette heure ?

Je l’ignore. Ô mon Dieu ! pour la revoir, – j’en pleure ! –

Pour pouvoir être en France et vivre à ses côtés.

J’ai prié, supplié, j’ai fait cent lâchetés ;

J’ai dit à Mazarin qu’il était un grand homme ;

J’ai fait-écrire au roi, de Madrid et de Rome.

Rien ! on n’a pas voulu me laisser revenir.

Alors je me suis dit : il est temps d’en finir !

Voilà pourquoi, proscrit, j’arrive en cette ville ;

Pourquoi, sous cet habit, livrée étrange et vile,

J’entre en un formidable et sombre événement.

Où Dieu m’aide, et qui va peut-être en un moment

Changer, d’une secousse effrayante et profonde,

La forme de la France et la face du monde.

Moment de silence.

Maintenant j’ai tout dit. Ne m’interrogez pas.

Ne me connaissez plus, ne suivez point mes pas.

Seulement, indignés, muets, en force, en nombre,

Soyez prêts pour le jour où tout à coup dans l’ombre

Je crierai, surgissant à vos yeux effarés :

– À moi ! tout est fini. L’œuvre est faite, accourez !

M. DE BRÉZÉ.

Compte sur nous.

Les quatre seigneurs lui serrent la main de nouveau en silence avec un redoublement d’effusion.

LE COMTE JEAN.

J’y compte. Adieu. L’heure est venue

Où je dois rester seul.

Il reconduit les quatre seigneurs jusqu’à la sortie de la place, puis revient sur le devant du théâtre et retombe dans sa profonde préoccupation. L’allumeur survient, allume le réverbère, et passe.

LE COMTE JEAN, le front dans sa main, rêvant.

– Cette femme inconnue !...

La nuit est tout à fait venue. Quelques croisées s’allument aux maisons éloignées. Tagus paraît au fond de la place et court vers le comte Jean avec une expression de joie étrange et effarée.

 

 

Scène VIII

 

LE COMTE JEAN, TAGUS

 

TAGUS.

Merci, maître ! Sans toi j’étais pendu. Merci !

Je te dois d’être libre, lis me l’ont dit. Aussi,

Mon maître, écoute bien : le bohème, homme fauve.

Vit pour qui le fait vivre et meurt pour qui le sauve.

Eh bien ! je suis à toi. Va, je te suis partout.

Prends le bout d’un fer rouge et je prends l’autre bout,

Et je dirai : Voyez ce digne gentilhomme ;

Je l’aime, car sans lui je ferais un fier somme !

Sans lui, le vent du soir au gibet me berçant,

Comme pris aux cheveux par un arbre en passant.

Dans un enclos fermé de livides murailles,

J’effleurerais du pied la pointe des broussailles !

– Je t’appartiens.

LE COMTE JEAN.

C’est bien. Je compte aussi sur toi,

Tagus. Va maintenant.

TAGUS.

Mais le Louvre est au roi,

La baraque est à nous. Il faut que je l’emporte.

Il se met à démolir lestement la baraque, arrache les perches, défait les tentures et charge le tout au fur et à mesure dans la petite charrette à bras, où il entasse également table, chaises, grosse caisse et tout leur mobilier de saltimbanque. Le comte Jean pensif le regarde faire.

LE COMTE JEAN.

Où te retrouverai-je ?

TAGUS, tout en travaillant à son déménagement.

À côté de la porte

Baudoyer, au logis de l’Orme Saint-Gervais.

LE COMTE JEAN.

Bien, dépêche.

TAGUS, s’interrompant.

À propos, les sergents sont mauvais.

Ils brillent fort de loin, mais quand on les approche...

Il tire de son haut-de-chausses un papier qu’il donne au comte Jean.

Maître, je n’ai trouvé que ceci dans leur poche.

LE COMTE JEAN, dépliant le papier et le lisant à la lumière de la lanterne allumée au coin de rue.

« Vous pouvez vous fier au porteur du présent. »

– Signé Mazarin. – Oui ? Mais, dans un cas pressant,

Cela peut fort servir.

Il serre le papier dans sa poche. Pendant ce temps-là Tagus a fini. Toute la baraque est sur la charrette. Il s’approche du comte Jean.

LE COMTE JEAN.

Pars.

Tagus s’attelle à la charrette et sort en la traînant. Dès qu’il a disparu, le comte Jean regarde vers le coin de la place que Gorju lui a indiqué.

Rien encor !... –

Revenant sur le devant du théâtre.

Peut-être...

Mais non.

Trois coups frappés dans la main se font entendre dans l’obscurité.

C’est le signal ! Enfin !

Élevant la voix.

Dieu seul est maître

Compiègne et Pierrefonds ! –

Une femme, toute jeune fille, en noir, avec un long voile de dentelle noire, sort, au fond de la place, de l’angle désigné par Guillot-Gorju, et s’avance avec précaution et à pas lents vers le comte Jean.

 

 

Scène IX

 

LE COMTE JEAN, UNE JEUNE FILLE, voilée

 

LA JEUNE FILLE, à demi-voix.

Ami ? C’est vous ?

LE COMTE JEAN, baissant également la voix.

Oui, moi.

Madame.

LA JEUNE FILLE.

Êtes-vous seul ?

LE COMTE JEAN.

Seul. N’ayez point d’effroi.

LA JEUNE FILLE, avançant jusqu’à lui.

Eh bien ?

LE COMTE JEAN.

Tout marche au mieux. Nous romprons chaîne et grille.

Puisque c’est Pierrefonds qui lui sert de bastille,

Le captif est sauvé ; je connais Pierrefonds.

Des amis, déguisés en soldats, en bouffons,

M’aideront. Nul danger. Si vous êtes certaine

De ce geôlier gagné par vous, sans grande peine

Nous le délivrerons. Je réponds du succès.

LA JEUNE FILLE.

Je pourrai du donjon vous aplanir l’accès.

Voici : les médecins ont dit l’autre semaine

Que, ne voyant jamais une figure humaine,

Le captif se mourait d’ennui, malgré leurs soins,

Que son cachot le tue et qu’il fallait au moins

Qu’il entendît chanter dans la chambre voisine.

Pour ce chant, seul remède au chagrin qui le mine,

Je me suis fait choisir, grâce au geôlier gagné

Dont on me croit la fille. Or, au jour désigné,

Moi dedans, vous dehors, si pour nous Dieu travaille.

Ami, nous briserons cette affreuse muraille ;

Nous fuirons ; nous rendrons le bonheur, le foyer,

L’air, le soleil, la vie et l’âme au prisonnier.

LE COMTE JEAN.

Une fois libre, il faut empêcher qu’on l’atteigne.

Où le cacherez-vous ?

LA JEUNE FILLE.

Ami, j’ai, vers Compiègne,

Dans les bois, – une lieue au nord de Pierrefonds, –

Un grand vieux château plein de repaires profonds,

Plessis-les-Rois ; maison construite loin des villes,

Faite pour se cacher dans les guerres civiles.

C’est là que je suis née, et que ma mère, hélas !

Est morte. – Depuis lors on ne l’habite pas.

Nous le conduirons là, par des portes secrètes

Que seule je connais...

LE COMTE JEAN, qui a écouté la jeune fille avec une agitation toujours croissante.

Ciel ! madame ! Vous êtes

Alix de Ponthieu !

LA JEUNE FILLE.

Oui. Mais comment savez-vous ?...

LE COMTE JEAN, tombant à genoux.

Madame ! au nom du ciel ! je vous parle à genoux.

Madame ! le péril est très grand, je vous jure.

Sortez de cette noire et tragique aventure !

Je ne suis pas celui que vous croyez ; je suis

Un homme qui vous vit naître, hélas ! qui depuis

A bien souffert, rongé d’une pensée amère,

Un ancien serviteur de votre noble mère,

Qui, taisant, il le doit, ses droits, sa mission,

Vient faire sous votre ombre une expiation ;

Un pauvre homme qui veut, si Dieu pour vous l’emploie,

Vous ôter la souffrance et vous donner la joie ;

Que jamais d’aucun nom vous ne pourrez nommer :

Lion pour vous défendre et chien pour vous aimer !

ALIX DE PONTHIEU.

Monsieur !...

LE COMTE JEAN.

Vous m’appeliez votre ami tout à l’heure !

Je suis un vieux soldat, barbe grise, et je pleure !

Jugez de ce que j’ai dans l’âme. Oh ! croyez-moi,

Ayez quelque pitié, madame, et quelque foi.

– Venez sous cette lampe un peu, que je vous voie !

Alix s’approche de la lanterne, il la contemple avec une sorte d’adoration.

Que vous êtes grandie et belle ! Oh ! quelle joie

De vous revoir ! Voilà dix ans ! – dix ans d’ennui ! –

Vous ne me pouvez plus reconnaître aujourd’hui.

Oui, dans ce château même où personne n’habite,

Mon Dieu ! je vous ai vue enfant, toute petite,

– Haute comme cela, – rose et le front vermeil,

Dans les prés, dans les fleurs, courir en plein soleil !

Pauvre enfant ! – Oh ! croyez votre ami ! – Sur mon âme,

Je dis vrai ! Même un jour, vous eûtes peur, madame,

Voyant des zingaris et des égyptiens,

Vous courûtes à moi !

ALIX.

C’est vrai, je m’en souviens.

LE COMTE JEAN.

Ah ! vous voyez ! – Eh bien, que ma voix vous arrête !

Vous, femme ! jeune fille !... – Ah ! l’on risque sa tête

En touchant aux verrous des bastilles d’état !

C’est un dessein terrible ! un crime ! un attentat !

C’est fou ! Vous attaquer à Mazarin lui-même !

Et que vous fait à vous ce prisonnier ?

ALIX.

Je l’aime.

LE COMTE JEAN.

Vous l’aimez !

ALIX.

Croyez-vous que j’agissais ainsi

Pour des raisons d’état ?

LE COMTE JEAN, à part.

Oh ! le sort m’a saisi

Pour ne plus me lâcher, comme un tigre sa proie !

ALIX.

Oui, je l’aime ! et je sens qu’à son aide on m’envoie.

Voyez-vous, tout enfant livrée à des tuteurs,

Sans parents, sans amis, sans soins, sans protecteurs,

Je n’avais que les champs et les cieux pour études,

Et je passais ma vie au fond des solitudes

À songer. – C’est ainsi que Dieu, loin du grand jour,

Faisait mon âme exprès pour un étrange amour.

Vous qui m’aimez aussi, vous qu’aussi Dieu m’envoie,

Écoutez. – Le chemin de Montdidier à Roye

Passe près d’un manoir où j’étais l’an dernier.

Un soir, pour y loger un certain prisonnier

Dont j’avais vu venir l’escorte dans la plaine,

On vint me demander ma prison. Châtelaine,

Je dois toutes mes clefs au roi mon suzerain.

J’obéis. Dans la nuit, jusqu’à ce souterrain,

J’osai, par un couloir dont je savais l’issue,

Me glisser curieuse et sans être aperçue.

Le soupirail grillé rayonnait au dehors.

Je n’oublierai jamais ce que je vis alors.

Le prisonnier allait et venait sous la voûte.

– Quoique sans l’avoir vu, vous connaissez sans doute

Quel aspect effrayant il présente aux regards. –

Dans l’ombre on distinguait quatre sbires hagards.

Personne ne parlait. C’était comme une tombe.

Moi, plus pâle qu’un front sur qui la hache tombe,

Je regardais glacée à travers les barreaux

Ce spectre qui marchait gardé par des bourreaux.

Combien de temps restai-je en ce lieu ? Je l’ignore.

Le lendemain, captif et sbires, dès l’aurore,

Tout avait disparu comme une vision.

Que vous dire à présent ? Folie, illusion,

Bon ou fatal dessein, le fait est qu’une idée

Vit depuis ce jour-là dans mon âme obsédée.

Partout ce prisonnier comme une ombre me suit,

Passe et me tend les bras, puis rentre dans la nuit.

Je le délivrerai. Quelle est cette victime ?

On voit bien qu’il est jeune ; il n’a pas fait de crime.

De quel droit les bourreaux qui l’ont au milieu d’eux

Lui changent-ils la vie en un rêve hideux ?

Qu’est-ce que ce mystère ? Ainsi, pour ne rien feindre,

J’ai fini par l’aimer à force de le plaindre.

J’ai su qu’à Pierrefonds on l’avait transféré,

Et je veux le sauver et je le sauverai !

Je me suis dit cent fois ce que vous m’allez dire,

Que c’est une démence, un abîme, un délire,

Que je ne connais rien de lui, que je pourrais

Choisir quelque seigneur beau, jeune... – Eh bien, après ?

Je l’aime ! – C’est un but, une fièvre, une flamme,

Une volonté sombre et qui me remplit l’âme,

Le délivrer ! Mon Dieu, je le vois toujours là !

Je ne sais pas quel nom vous donnez à cela,

Mais je sens que je l’aime !

LE COMTE JEAN.

Ô la triste chimère !

Vous n’avez jamais eu les conseils d’une mère,

C’est vrai, pauvre jeune âme ! Hélas !

ALIX.

Il souffre tant !

Ayez pitié de lui.

LE COMTE JEAN.

Son visage, pourtant,

Vous ne l’avez pu voir, madame.

ALIX.

Je le rêve.

LE COMTE JEAN.

Et rêvez-vous aussi l’échafaud et la Grève,

Les juges effrayants, pourvoyeurs de tombeaux,

Et les arrêts de mort qu’on vient lire aux flambeaux ?

ALIX.

Il faut que je le sauve ou bien que je succombe.

Dieu le veut. J’ouvrirai son cachot – ou ma tombe.

LE COMTE JEAN.

Oh ! n’allez pas plus loin, – pour mourir, je le sai, –

Dans ce projet sinistre, impossible, insensé !

Par tous vos parents morts, par leur âme et la vôtre,

Par le lien obscur qui nous joint l’un à l’autre.

Moi vieillard tout à l’heure et vous encore enfant,

Je vous en prie. Alix. – et je vous le défend !

ALIX.

J’entends la voix d’en haut m’ordonner le contraire,

Et, qui que vous soyez, je ne puis m’y soustraire.

Votre défense est vaine. – Écoutez, mon ami ;

Quand ma mère, cet ange avant l’heure endormi,

Quand monsieur le marquis Paul de Créqui, mon père,

Sortirait de la tombe exprès pour me la faire,

Me pardonne le ciel, je n’obéirais pas !

LE COMTE JEAN.

Eh bien, allez ! Dieu sait où vous mènent vos pas

Je n’ai plus rien à faire à présent que vous suivre,

Vous aimer, vous aider, et ne pas vous survivre.

ALIX.

Je vous attends demain.

LE COMTE JEAN.

L’heure ?

ALIX.

Minuit.

LE COMTE JEAN.

Le lieu ?

ALIX.

Derrière l’arsenal.

LE COMTE JEAN.

J’y serai.

ALIX, lui tendant la main qu’il prend et qu’il serre sur ses lèvres.

Bien.

Elle sort. Il tombe à genoux.

LE COMTE JEAN.

Mon Dieu,

Protégez, vous espoir du navire qui sombre,

Cette enfant que le sort emporte à travers l’ombre !

 

 

ACTE II

 

Une chambre très sombre, à voûte ogive, pavée on larges dalles, tendue en velours écarlate à crépines d’or, meublée de grands fauteuils à bras dorés et à dossiers de tapisserie ; d’un aspect à la fois sinistre et magnifique. À gauche, dans un pan coupé, un large lit de damas rouge et de tapisserie alternée, à colonnes, à dais et à chef d’or sculpté, revêtu d’un riche couvre-pied de dentelle. À droite, dans un autre pan coupé, une haute cheminée, garnie de sa plaque de fer fleurdelisée. Cette plaque est si grande qu’elle occupe entièrement le fond de la cheminée. À droite également, une table recouverte d’un tapis de velours et posée sur un tapis des Gobelins carré. Sur la table, un miroir de Venise. Au-dessus du lit, un grand Christ d’ivoire sur ébène, non janséniste, c est-à-dire les bras étendus.

Dans un coin, à droite, près de la table, une partie de la tenture a été déchirée et laisse voir à nu la muraille, sur laquelle on distingue quelques dessins étranges gravés dans la pierre ; un grand clou est jeté sur la table.

La chambre ne reçoit de jour que par une longue fenêtre grillée qui est au fond et à laquelle on parvient par trois hautes marches de pierre. Le rayon de lumière qui passe par cette fenêtre vient se projeter visiblement sur le pavé. La baie de la fenêtre fait voir l’énorme, épaisseur de la muraille.

Au lever du rideau, une sorte de figure étrange est debout près de la table. Rien au premier aspect ne laisse deviner l’âge ni le sexe de cette figure, qui est couverte d’une longue robe de velours violet, et dont la tête est entièrement emboîtée dans un masque de velours noir, lequel cache les cheveux comme le visage et descend jusque sur les épaules. Un petit cadenas de fer ferme ce masque par derrière. Quand la robe s’entr’ouvre, on peut entrevoir des vêtements de satin noir et les formes d’un adolescent. Ce prisonnier paraît plongé dans une profonde et douloureuse rêverie.

Tout au fond, au-dessus de la fenêtre, dans une petite galerie sombre qui fait le tour du cachot le long du mur à la naissance de la voûte, et qui communique avec la chambre par un escalier-échelle en bois doré appliqué à gauche contre la tenture, on distingue vaguement un vieux hallebardier en cheveux blancs et à barbe grise, le visage traversé d’un bandeau noir qui lui cache un œil. Ce soldat, debout, silencieux et immobile dans les ténèbres comme une statue, tient à sa main droite un long pistolet et à sa main gauche une épée nue ; sa hallebarde, appuyée à un angle des nervures de la voûte, brille derrière lui dans la pénombre.

Au-dessus de l’escalier, à gauche, une porte de fer, à demi entrevue sous une riche portière.

 

 

Scène première

 

LE MASQUE, LE SOLDAT, au fond

 

LE MASQUE, levant la tête pesamment et parlant comme avec effort.

Pour la vie !

Il tourne la tête comme regardant autour de lui.

Une tombe ! – Et j’ai seize ans à peine.

Il marche à pas lourds vers le fond du cachot et semble considérer la lumière de la fenêtre projetée à ses pieds sur le pavé.

Que ce rayon est pâle et lentement se traîne !

Il paraît compter les dalles et mesurer des yeux une distance.

Oh ! la cinquième dalle est loin encor !

Il écoute.

– Nul bruit.

Il revient sur le devant du théâtre à pas précipités, et, avec une explosion désespérée.

Vivre dans deux cachots à la fois, jour et nuit !

Oui, les bourreaux – Seigneur ! quel dessein est le vôtre ?

Ont mis mon corps dans l’un, mon visage dans l’autre.

– Oh ! ce masque est encor le plus affreux des deux !

Il semble se mirer dans la glace de Venise posée sur la table.

Parfois dans ce miroir un fantôme hideux

Me fait peur quand je passe et marche à ma rencontre.

C’est moi-même ! Aux barreaux aussi, quand je me montre,

Je vois le laboureur s’enfuir épouvanté.

Il s’assied et rêve.

Le sommeil ne met pas mon âme en liberté.

Dans mes songes jamais un ami ne me nomme ;

Le matin, quand j’en sors, je ne suis pas un homme

Allant, venant, parlant, plein de joie et d’orgueil.

Je suis un mort pensif qui vit dans son cercueil.

– C’est horrible ! – Jadis, – j’étais enfant encore, –

J’avais un grand jardin où j’allais dès l’aurore.

Je voyais des oiseaux, des rayons, des couleurs,

Et des papillons d’or qui jouaient dans les fleurs !

Maintenant !...

Il se lève.

Oh ! je souffre un bien lâche martyre !

Quoi donc ! il s’est trouvé des tigres pour se dire :

– Nous prendrons cet enfant, faible, innocent et beau,

Et nous l’enfermerons, masqué, dans un tombeau.

Il grandira, sentant, même à travers la voûte,

L’instinct de l’homme en lui s’infiltrer goutte à goutte ;

Le printemps le fera, dans sa tour de granit,

Tressaillir comme l’arbre et la plante et le nid ;

Pâle, il regardera, de sa prison lointaine,

Les femmes aux pieds nus qui passent dans la plaine ;

Puis, pour tromper l’ennui, charbonnant de vieux murs,

Sculptant avec un clou tous ses rêves obscurs,

Il usera son âme en choses puériles ;

Vous creuserez son front, rides, sillons stériles !

Les semaines, les mois et les ans passeront ;

Son œil se cavera, ses cheveux blanchiront ;

Par degrés, lentement, d’homme en spectre débile

Il se transformera sous son masque immobile,

Si bien qu’épouvantant un jour ses propres yeux,

Sans avoir été jeune, il s’éveillera vieux !

– Oh ! je le suis déjà. Mon âme est bien lassée !

Enfant par les terreurs, vieillard par la pensée,

Homme jamais ! Mon Dieu, vous êtes sans pitié !

Il se jette dans le fauteuil, la tête et les bras à plat sur la table, comme abîmé dans son désespoir. Après un instant de silence, il se lève péniblement et va de nouveau examiner le rayon de lumière qui, pendant toute la scène, se meut insensiblement sur le pavé.

Il n’a pas du trajet encor fait la moitié.

Il laisse tomber sa tête avec angoisse et semble se replonger dans sa rêverie.

Ô ma mère ! pourtant je vous aurais aimée !

– J’étouffe ! –

Il va à la fenêtre du fond, monte les marches et regarde dans la campagne.

Dieu ! là-bas, comme cette fumée

Monte blanche et joyeuse et s’en va dans le ciel !

Au fond du cachot, du haut des marches.

– Quoi ! l’homme fait sa gerbe et l’abeille son miel,

Quoi ! le fleuve s’enfuit, quoi ! le nuage passe,

L’hirondelle des tours s’envole dans l’espace.

La nature frissonne et chante dans les bois,

Tout est plein de concerts, de murmures, de voix,

Tout est doux, tout est beau sur la terre où nous sommes ;

Et rien ne dit au monde, et rien ne crie aux hommes :

Vous êtes tous heureux, vous êtes libres, vous !

Eh bien, dans ce donjon, là, sous de noirs verrous.

Privé de brise fraîche et de chaude lumière,

Enviant sa fumée à la pauvre chaumière,

Un prisonnier languit que les cachots tueront,

Dont nul ne sait le nom, dont nul n’a vu le front.

Un mystère vivant, ombre, énigme, problème,

Sans regard pour autrui, sans soleil pour lui-même !

Triste et morne captif, ô comble de douleurs,

Qui pleure sans pouvoir même essuyer ses pleurs !

Il revient sur le devant du théâtre.

– Oh ! baigner un seul jour, dans l’air qui partout vibre,

Mes cheveux, ma poitrine et mon visage libre.

Et puis mourir ! – Mais non, jamais ! – Masque odieux !

Il cherche, de ses deux mains, à arracher son masque.

Jamais pour déployer mes ailes dans les cieux,

Jamais pour m’envoler fier dans l’azur splendide,

Je ne pourrai te rompre, affreuse chrysalide !

– Ô rage !

Il s’assied, laisse tomber sa tête sur la table et on l’entend sangloter. Après quelques instants, sa tête se relève.

Mais cet ange !... oh ! ne blasphémons point !

L’heure vient.

Il va de nouveau voir où en est le rayon.

Le rayon aura bientôt rejoint

La marque que j’ai faite à la cinquième dalle.

Revenant.

– Son approche endort tout dans mon âme fatale ;

Et je me sens au cœur un amour infini ! –

On entend quelques accords de luth qui semblent venir d’une chambre voisine.

C’est elle ! Je l’entends !

Il tombe à genoux.

Mon Dieu ! soyez béni !

Profond silence. Une voix s’élève du même endroit que le luth dont elle semble s’accompagner. Le prisonnier écoute, à genoux, dons une attitude de prière et d’extase.

LA VOIX.

Dans l’ombre où Dieu te plonge

Tout le ciel chante en chœur !

Qu’aucun deuil ne te ronge !

Ton âme ébauche un songe

Qu’achèvera ton cœur !

 

L’ombre a de douces choses

Pour la pauvre âme en feu,

Des étoiles, des roses,

À la même heure écloses,

Pleines du même Dieu !

 

La nuit, sur le lac sombre,

Sur le coteau dormant,

Entends ces bruits sans nombre ;

C’est la chanson de l’ombre

Qui monte au firmament.

 

Ne te plains pas encore

De ne point voir le jour.

L’aube est tout près d’éclore,

La nuit contient l’aurore,

L’ombre cache l’amour.

LE MASQUE, à genoux, tourné vers la cheminée d’où le chant a paru venir.

Viens !

La plaque de la cheminée tourne lentement sur elle-même comme une porte. Un rayon de lumière se fait jour par cette ouverture, sur laquelle le Masque fasciné fixe son regard, en disant à voix basse.

Oh ! Viens, maintenant !

Une femme vêtue de blanc paraît à l’ouverture. C’est Alix. Derrière elle un geôlier qui tient à la main une lanterne, dont la clarté se répand dans le cachot.

Le Masque, toujours à genoux, contemple cette femme entourée de lumière comme une vision.

 

 

Scène II

 

LE MASQUE, ALIX, au fond, dans la cheminée, LE GEÔLIER, LE SOLDAT, en haut, dans la galerie

 

Alix, de son côté, fixe sur le prisonnier des yeux pleins d’amour et de compassion.

LE MASQUE.

La voilà ! – qu’elle est belle !

Et le jour, et la vie, et la joie avec elle !

Joignant les mains.

Oh ! laisse, être charmant, femme, apparition,

Laisse-moi t’adorer ; car un divin rayon

Va, comme d’une étoile aux cieux épanouie,

De ton œil lumineux à mon âme éblouie !

Car en te regardant je vois clairement Dieu !

– Ta tête aventurée en ce sinistre lieu

Se couronne pour moi d’auréoles étranges ; –

Car tu dois être un ange, et le meilleur des anges,

Toi qui viens tous les jours dans ce cachot affreux.

Et qui, douce au milieu de ces murs ténébreux,

Jusqu’au pauvre captif qu’on voile et qu’on enchaîne,

Fais monter tant d’amour à travers tant de haine !

– Depuis un mois tu viens, et chaque jour, tu vois,

Je suis plus enivré que la première fois !

ALIX, s’avançant vers lui.

Ami !

LE MASQUE, sans se lever.

Viens à présent, beau front que rien ne souille,

Viens que je te contemple et que je m’agenouille !

– Avant tout, jure-moi que tu viendras demain ! –

Ta main ! – Que je voudrais pouvoir baiser ta main !

Ton adorable main si jolie et si pure !

Il presse la main d’Alix sur sa poitrine.

Oh ! le Seigneur a mis pourtant, je te le jure,

Sous ce masque une bouche, un cœur sous ce linceul.

Il se lève.

Je dois te faire peur, n’est-ce pas ? J’étais seul

Tout à l’heure, attendant l’heure où ton Dieu t’envoie,

– Pardonne ! – j’ai maudit ce Dieu qui fait ma joie !

Il me semblait – vois-tu, je comptais les instants –

Que le rayon de jour mettait bien plus de temps

Qu’à l’ordinaire encor pour gagner cette dalle, –

Et puis ce masque noir... cette voûte infernale... –

Quelqu’un qui m’aurait vu m’aurait pris pour un fou !

Mon esprit s’en allait chercher je ne sais où

Des rêves, des jardins, des champs pleins d’étincelles

Où volaient des essaims dont j’enviais les ailes ;

Je pleurais, j’écoutais si j’entendrais tes pas ;

Et je ris maintenant ! – Mais tu ne le vois pas.

– Tenez, vous êtes belle et charmante, madame.

Il la conduit au fauteuil.

Assieds-toi là. Causons. Si tout le jour, mon âme,

Je t’avais près de moi, même en ma sombre tour.

Tout le jour je rirais. Vous êtes mon amour !

– Vraiment j’avais besoin de te voir !

ALIX.

Ô misère !

Toutes les fois que j’entre ici. mon cœur se serre.

Pauvre infortuné !

LE MASQUE.

Non. Ne parle point ainsi.

Plus de tristes discours. Je suis heureux. Merci !

Je te vois. N’est-ce pas assez que je te voie ?

Je crains tout ce qui peut effaroucher la joie

Oui chante dans mon âme en t’entendant parler

Comme un oiseau qu’un bruit pourrait faire envoler !

ALIX.

Que je voudrais vous voir !

LE MASQUE, lui prenant la main.

Ta main ! Je la réclame.

Alix, apercevant le soldat posté dans la galerie haute, se lève, court au geôlier qui est resté en observation sous la cheminée et lui montre le soldat avec inquiétude.

ALIX, bas au geôlier.

Cet homme ?...

LE GEÔLIER, l’interrompant, bas.

Il est à nous. Un des vôtres, madame.

LE MASQUE, ramenant Alix et la faisant rasseoir.

Pour s’en aller toujours je ne sais ce qu’elle a.

Je veux te regarder, je t’aime, reste là.

ALIX.

Il faut venir pourtant aux choses sérieuses.

Il est temps. Écoutez. Longtemps mystérieuses,

Mes visites avaient un but.

LE MASQUE.

Lequel ?

ALIX.

Je viens

Vous délivrer.

LE MASQUE.

Ô ciel !

ALIX.

Et j’en ai les moyens.

LE MASQUE, tombant à genoux.

Ô mon Dieu, vous avez exaucé ma prière !

La liberté ! l’amour ! c’est l’âme tout entière !

Ce sont les deux rayons, cachés pour les maudits,

Dont vous faites le jour de votre paradis !

Il se relève.

Libre ! moi libre ! – Ô ciel ! – Éblouissante idée !

À Alix.

Mais comment feras-tu ? La tour est bien gardée !

– Non ! ne me le dis pas ! Qu’importe ? je te croi,

Tout doit être possible aux anges comme toi !

– Oh ! sera-ce bientôt ?

ALIX.

Je l’espère. – Oui, peut-être...

Elle va au geôlier et lui parle bas.

– À quand l’évasion ?

LE GEÔLIER, bas.

Pas encor.

ALIX, de même.

Mais quand, maître ?

LE GEÔLIER, de même.

La cour est à Compiègne. On pourrait perdre tout.

Ce n’est pas le moment de faire un pareil coup.

Plus tard.

ALIX.

Vous m’aiderez ?

LE GEÔLIER, à part, après avoir protesté par un geste de sa fidélité à Alix.

Comptes-y ! Pas si bête !

La dame tous les jours, pour chaque tête-à-tête,

Me donne dix louis. J’en veux longtemps encor.

Bien sot qui tord le cou des poules aux œufs d’or !

ALIX, au Masque.

Vous me croyez à tort la fille de cet homme.

Non, je suis fille noble et Créqui. Je me nomme

Jeanne-Alix de Ponthieu. Je tiens aux Châteaupers,

Aux Guise, aux Rohan. J’ai des aïeux ducs et pairs,

Amiraux, maréchaux, connétables de France.

LE MASQUE, comme se parlant à lui-même.

Les miens sont grands aussi.

ALIX, avec joie.

Tant mieux !

LE MASQUE.

Hélas !

ALIX.

J’y pense.

Vous venez de parler de vos aïeux...

LE MASQUE, comme réveillé de sa rêverie.

Moi, non !

ALIX.

Vous m’aviez toujours dit ignorer votre nom.

LE MASQUE.

Je l’ignore en effet.

ALIX.

Ne mentez pas !

LE MASQUE.

Mon ange !...

ALIX.

Je veux savoir...

LE MASQUE, l’interrompant.

Non ! non ! L’enfer sur moi se venge,

Ne me demande rien. Le jour où je suis né,

J’avais commis mon crime et j’étais condamné !

Ne me demande rien ! Ma famille est fatale,

Et rien qu’en t’en parlant je sens que je suis pâle !

ALIX.

Ce secret...

LE MASQUE.

Est si lourd qu’il pourrait te briser !

ALIX.

Partageons-le !

LE MASQUE.

Jamais ! On ne doit pas poser

De tels fardeaux sur ceux qu’on aime.

ALIX.

Cette voûte

Peut m’écraser. Je veux savoir ton nom !

LE MASQUE, se levant avec emportement.

Écoute.

Je ne le dirai pas ! tu ne le sauras pas !

C’est pour me l’avoir dit, à l’oreille et tout bas,

Qu’un bon vieux serviteur est mort, et le martyre

Que je subis, c’est pour me l’être entendu dire !

Oh ! pourquoi ce secret me fut-il révélé ?

Je vivais, humble enfant, sous le ciel étoile ;

Je n’avais pas de nom, mais j’avais la nature,

La liberté, les champs, le soleil, la verdure !

J’avais Dieu dans les yeux, sur le front, dans le cœur !

Dès que ce noir secret comme une acre liqueur

Fut versé dans mon âme, elle se remplit d’ombre.

On vit que je savais mon nom, car j’étais sombre !

Un soir, j’étais couché, des hommes sont venus ;

Je me suis échappé dans la chambre pieds nus ;

J’ai perdu connaissance. À mon réveil, à peine

Je me ressouvenais, mais j’avais une gêne

Sur la face... Soudain, passant près d’un miroir,

J’ai reculé d’horreur, je venais de me voir !

Et depuis ce jour-là j’habite les ténèbres.

Et depuis ce jour-là, poussant des cris funèbres,

Je redemande à Dieu le jour évanoui !

Avec égarement.

Suis-je un homme ? Ai-je un nom ? Seul je peux dire oui.

Eh bien, je dis non !

À Alix.

Toi qui viens dans ma demeure,

Es-tu sûre d’avoir sous les yeux à cette heure

Autre chose qu’une ombre et qu’une vision ?

Que vient-on me parler, à moi, d’évasion ?

Vivants ! laissez les morts dans leur sombre royaume !

Ce masque est mon visage et je suis un fantôme !

– Oh ! je me meurs ! de l’air ! de l’air !

Il tombe évanoui sur le fauteuil.

ALIX, le soutenant dans ses bras.

Ce masque affreux

L’étouffe.

Au geôlier.

Ayez pitié du pauvre malheureux !

Montrant l’armature qui ferme le cadenas.

Ouvrez ce cadenas !

LE GEÔLIER.

Peine de mort, madame !

ALIX.

Pour défaire un instant ce masque ?

LE GEÔLIER.

Oui.

ALIX.

C’est infâme !

LE GEÔLIER.

Et puis, en ce moment, monsieur le gouverneur

Fait sa ronde ici près.

ALIX, fouillant dans la poche de sa jupe.

Oh Dieu ! j’ai par bonheur

Ma bourse.

Elle tire une bourse qu’elle présente au geôlier.

Vingt louis pour qu’il respire à l’aise

Un seul instant !

LE GEÔLIER, prenant la bourse après quelque hésitation.

Allons.

Il prend une petite clef dans son trousseau et se dispose à l’introduire dans le cadenas.

ALIX, se penchant sur le prisonnier toujours évanoui.

Oh ! ce masque me pèse

Plus qu’à lui. – Je vais donc le voir ! le délier ?

Depuis quelques instants, le soldat posté dans la galerie paraît observer avec plus d’attention la scène qui se passe au-dessous de lui. Au moment où le geôlier met la clef dans le cadenas du masque, tandis qu’Alix, pleine de joie et d’anxiété, soutient la tête du prisonnier dans ses mains, le soldat se penche brusquement sur la balustrade de la galerie et tire sur le prisonnier un coup de pistolet, qui vient briser la glace posée sur la table à côté de lui. Au bruit du pistolet, tous se retournent effarés et l’on entend ouvrir la porte de fer du cachot.

LE GEÔLIER, se tournant vers le soldat.

Ah ! traître !

La porte s’ouvre. Paraît M. de la Ferté-Irlan, gouverneur du château de Pierrefonds, accompagné de guichetiers et de soldats.

 

 

Scène III

 

LE MASQUE, ALIX, LE GEÔLIER, LE SOLDAT, M. DE LA FERTÉ-IRLAN, SOLDATS, GUICHETIERS

 

LE SOLDAT, du haut de la galerie, criant.

Alerte ! à moi ! Qu’on fouille le geôlier !

Sur un signe du gouverneur, les soldats entourent et fouillent le geôlier.

ALIX, à part.

Ciel !

LE SOLDAT, continuant.

Il a dans sa poche une bourse, une somme

De vingt louis... – comptez ! – que pour démasquer l’homme

Il a devant mes yeux de madame reçus.

Moi ; j’avais ma consigne et j’ai tiré dessus.

Les soldats ont trouvé la bourse.

L’UN DEUX, après avoir compté.

Vingt louis !

M. DE LA FERTÉ-IRLAN.

Une femme ici ! que signifie ?...

LE GEÔLIER, atterré, bas à Alix.

Un homme à vous ! voilà les gens où l’on se fie !

LE SOLDAT, au gouverneur, montrant Alix.

Je l’ai laissée entrer. Pour remplir mon devoir,

Je voulais tout entendre afin de tout savoir.

Montrant le prisonnier.

Mais, voyant qu’on allait démasquer son visage,

J’ai cru qu’il était mieux d’arrêter.

M. DE LA FERTÉ-IRLAN.

C’est fort sage.

Il referme précipitamment le cadenas du masque, dont il met la clef dans sa poche ; puis il se tourne vers les soldats qui entourent le geôlier.

Mettez l’homme au cachot ; laissez la femme ici,

Que nous l’interrogions.

LE SOLDAT, au gouverneur.

Je voudrais dire aussi

Deux mots à monseigneur en particulier.

Il descend de la galerie. Les soldats entraînent te geôlier.

LE GEÔLIER, le menaçant du poing.

Traître !

Le geôlier et ses gardes sortent. M. de la Ferté-Irlan congédie d’un signe les autres guichetiers et se tourne vers le soldat qui est venu se placer près de lui sur le devant de la scène.

M. DE LA FERTÉ-IRLAN.

Eh bien ?

LE SOLDAT, lui montrant la croisée de fer.

Veuillez aller jusqu’à cette fenêtre,

Monseigneur. –

M. de la Ferté va à la croisée et en monte les marches.

Secouez les barreaux du milieu.

M. de la Ferté ébranle les barreaux que lui désigne le soldat. Les barreaux se détachent sous l’effort et laissent un large espace libre.

Qu’en dites-vous ?

M. DE LA FERTÉ, examinant les barreaux qui paraissent avoir été sciés avec soin, puis reposés artistement à leur place.

Sans toi !...

LE SOLDAT, allant à la fenêtre.

Faites monter un peu

Le soldat dont on voit briller la hallebarde

Au pied de la tour, – là.

M. DE LA FERTÉ, regardant.

C’est le soldat de garde.

LE SOLDAT.

Sous cette croisée. Oui.

M. de la Ferté entr’ouvre la porte du cachot et donne un ordre à voix basse aux guichetiers qui sont restés au dehors, puis il revient vers le soldat qui est redescendu sur le devant de la scène.

M. DE LA FERTÉ.

Mon brave compagnon.

Le roi te doit beaucoup. Dis-moi, sais-tu le nom

De la femme ?

LE SOLDAT.

Point.

M. DE LA FERTÉ.

C’est – un complot !

LE SOLDAT.

Je le pense.

M. DE LA FERTÉ.

J’aurai soin qu’on te paie et qu’on te récompense.

LE SOLDAT.

Ah ! voici le soldat.

Entre, au milieu des guichetiers, Tagus, habillé en soldat, avec le havresac sur le dos.

 

 

Scène IV

 

LE MASQUE, ALIX, LE SOLDAT, M. DE LA FERTÉ-IRLAN, GUICHETIERS, TAGUS

 

LE SOLDAT, à M. de la Ferté.

Permettez, monseigneur.

À Tagus.

Viens çà, maraud !

Tagus s’approche en jetant sur le soldat un regard de profond étonnement.

Devant monsieur le gouverneur

Qu’on le fouille. Sur l’heure et sans miséricorde.

Il a dans son bissac une échelle de corde.

TAGUS, dont la surprise paraît redoubler.

Je ne comprends pas.

On fouille le havresac de Tagus. On y trouve en effet une échelle de corde munie de ses crampons.

M. DE LA FERTÉ.

Oui !

LE SOLDAT, développant l’échelle, à M. de la Ferté.

S’il vous plaît un moment

L’essayer, vous verrez qu’elle a précisément

La hauteur de la tour depuis cette ouverture

Jusqu’en bas.

TAGUS.

Je comprends fort peu.

LE SOLDAT, se tournant vers Tagus, aux geôliers.

Mais d’aventure

Il pourrait s’échapper. Liez-moi ce gueux-là

Solidement.

Jusqu’à ce moment, le Masque a paru frappé de stupeur ; il tourne la tête comme promenant son regard autour de lui.

LE MASQUE, comme s’il parlait dans un rêve.

Grand Dieu ! Que veut dire cela ?

Les geôliers attachent les bras de Tagus derrière son dos. Il se laisse faire d’un air stupéfait.

M. DE LA FERTÉ, montrant Tagus.

Au cachot !

LE SOLDAT.

Monseigneur, permettez qu’il demeure.

À Tagus.

Tu seras pendu, drôle, avant qu’il soit une heure !

TAGUS.

C’est fort bien. Je comprends de moins en moins.

Sur un signe du gouverneur, les geôliers mènent dans un coin du cachot Tagus qui continue d’observer la scène avec anxiété. Alix est anéantie. Le Masque semble pétrifié.

M. DE LA FERTÉ, prenant le soldat à part, bas.

Mon cher,

On veut faire évader le prisonnier, c’est clair.

LE SOLDAT, bas.

Toute la garnison au complot est gagnée,

Son éminence hier, du péril renseignée,

M’a sur l’heure envoyé. Le danger est pressant.

Il tire de sa poche un papier plié qu’il donne à lire au gouverneur.

M. DE LA FERTÉ, lisant.

– « Vous pouvez vous fier au porteur du présent.

Mazarin. » – Il suffit. Que veux-tu que je fasse ?

Parle toi-même. Ordonne en mon nom.

ALIX, à part, levant les yeux au ciel.

Ô Dieu, grâce !

LE SOLDAT, aux guichetiers, à haute voix.

De par le roi, qu’on fasse à l’instant, pour raison,

Rentrer dans le château toute la garnison.

Qu’on ferme le donjon. Que nul ne se hasarde

À laisser au dehors un seul homme de garde.

Qu’on abaisse la herse et qu’on lève le pont.

Rapportez-nous les clefs. Votre tête en répond.

M. DE LA FERTÉ-IRLAN, aux guichetiers.

Vous entendez ? Allez.

Sortie des guichetiers.

LE SOLDAT, à M. de la Ferté.

La garnison, armée

Et nombreuse, doit être avec soin enfermée.

On pourrait cette nuit tenter un coup de main,

Et de force enlever le prisonnier. Demain

Nous aurons du renfort.

M. DE LA FERTÉ.

Tu crois ?

LE SOLDAT.

Son éminence

Nous donne trente archers de sa propre ordonnance.

Nous les verrez céans paraître au point du jour.

En attendant, il faut que nous gardions la tour

À nous deux. Il nous reste à craindre plus d’un piège,

Et nous aurons peut-être à soutenir un siège.

M. DE LA FERTÉ.

Bien. Barricadons-nous ici, mon compagnon.

LE SOLDAT, montrant la porte de fer.

Cette porte est solide ?

M. DE LA FERTÉ.

Il faudrait du canon

Pour l’enfoncer.

ALIX, à part.

Hélas ! plus d’espoir !

Rentrent les guichetiers avec des lanternes. La nuit est venue pendant cette scène.

UN GUICHETIER, présentant au gouverneur un trousseau de clefs.

Chaque porte

Est bien close. En voici les clefs.

M. DE LA FERTÉ, prenant le trousseau qu’il suspend à sa ceinture.

Que nul ne sorte.

LE GUICHETIER.

Ils sont tous enfermés.

M. DE LA FERTÉ, bas au soldat.

Que veux-tu faire après ?

Gardons-nous ces gens-ci ?

LE SOLDAT.

Non. Je m’en défierais.

Nous allons, s’il vous plaît, interroger ce drôle.

Il montre Tagus.

M. DE LA FERTÉ, aux guichetiers.

Sortez.

Les guichetiers obéissent. Le gouverneur va lui-même fermer la porte de fer, en pousse les verrous, puis revient vers le soldat.

Nous voilà seuls maintenant dans la geôle.

Nul n’y peut aborder. Nous voilà sûrs ainsi...

LE SOLDAT, montrant la plaque de la cheminée qui est restée ouverte depuis l’entrée d’Alix.

Ah ! pardon. On pourrait nous prendre par ici.

M. DE LA FERTÉ, allant à la cheminée.

C’est juste. – Oui-da, l’issue où pénétrait la dame.

Fermons-la.

LE SOLDAT, l’arrêtant.

Cette plaque est une épaisse lame,

Le geôlier seul connaît le secret de l’ouvrir.

Mais les mutins pourraient fort bien y recourir.

M. DE LA FERTÉ.

Où donne cette issue ?

LE SOLDAT, regardant.

En une chambre sombre

Sans larmier, sans fenêtre, et dont je vois dans l’ombre

La porte ouverte.

M. DE LA FERTÉ.

Eh bien ! va la fermer.

Le soldat obéit et disparaît par la plaque entrebâillée. On entend un bruit de clefs et de serrures dans le caveau où donne cette ouverture, puis le soldat reparaît, deux clefs à la main.

LE SOLDAT, au gouverneur.

Les clefs

Étaient à la serrure.

M. DE LA FERTÉ.

Et les verrous ?

LE SOLDAT, faisant le geste de pousser les verrous.

Bouclés !

M. DE LA FERTÉ.

Moi, je crains quelque trappe et quelque stratagème.

As-tu bien fermé tout ?

LE SOLDAT.

Oui. Mais voyez vous-même.

M. DE LA FERTÉ.

Voyons.

Il pénètre par la petite ouverture dans le caveau noir.

ALIX, à part.

Tout est perdu.

Le soldat a marché derrière le gouverneur, le suivant de près, et au moment où M. de la Ferté disparaît dans le caveau voisin, le soldat ramène vivement la plaque de la cheminée qui se ferme avec bruit ; puis, arrachant sa perruque blanche et son bandeau noir, il se tourne vers Alix, Tagus et le Masque stupéfaits. C’est le comte Jean.

LE COMTE JEAN.

Tout est sauvé. C’est moi !

Le geôlier vous trompait et vous manquait de foi.

Cette nuit,

Au Masque.

vous dormiez,

Montrant Tagus.

avec lui, mon fidèle,

J’ai scié les barreaux, j’ai préparé l’échelle.

Maintenant tout est fait. Sous clef la garnison ;

Le gouverneur sous clef ; le geôlier en prison :

Au Masque.

Et vous en liberté. – Partons.

Explosion de joie. Alix court au comte Jean et lui prend les mains qu’elle presse sur son cœur.

LE MASQUE, avec effusion, au comte Jean.

Dieu vous le rende !

TAGUS.

Ah ! je comprends !

ALIX.

Merci !

LE COMTE JEAN.

Ma joie est aussi grande

Que la vôtre.

ALIX, lui baisant les mains.

Ami !

LE COMTE JEAN.

Mais hâtons-nous, c’est pressé.

Il coupe avec son poignard les cordes qui attachent Tagus, puis il ramasse l’échelle de corde qui est restée à terre.

L’échelle à la fenêtre !

Il court attacher aux barreaux de la croisée l’échelle de corde qu’il fait pendre au dehors.

TAGUS, prenant sur la table les clefs du cachot où est enfermé le gouverneur.

Et les clefs au fossé !

Il jette les clefs par la fenêtre.

LE MASQUE, au comte Jean.

Vite ! ôtez-moi ce masque !

LE COMTE JEAN.

Ah ! je vous en conjure,

Sortons d’abord d’ici. La nuit est très obscure.

Nous avons à marcher deux heures dans les bois,

Je ne vous l’ôterai que dans Plessis-les-Rois.

– En sûreté d’abord. – Avant tout, qu’on s’en aille !

À Tagus qui est occupé à consolider l’échelle.

Les habits ?

TAGUS.

Sont en bas.

LE COMTE JEAN.

Où ?

TAGUS.

Dans une broussaille.

LE COMTE JEAN.

Bien. Dépêchons.

On entend le gouverneur heurter violemment à la plaque de la cheminée.

– Oui, cogne !

ALIX, les yeux fixés avec joie sur le Masque.

Il est libre, ô bonheur !

LE COMTE JEAN tire de sa poche un portefeuille et un crayon, puis il écrit sur son genou.

Vous trouverez ici monsieur le gouverneur.

Cela fait, il arrache le feuillet et le fixe sur la plaque de la cheminée à l’un des clous à crochet rivés dans la fonte. Puis il va à la fenêtre et examine l’échelle. À Tagus.

Est-ce solide ?

TAGUS.

Oh ! oui !

LE MASQUE, au comte Jean.

Le nom dont on vous nomme ?

LE COMTE JEAN.

Vous le saurez plus tard.

Le gouverneur continue à frapper sur la plaque.

Oui, cogne, mon bonhomme !

Il leur fait signe à tous de se diriger vers la fenêtre. À Tagus.

Toi d’abord.

Montrant Alix.

Elle après.

Au Masque.

Puis vous. – Moi le dernier.

Tagus enjambe la fenêtre, pose le pied sur l’échelle, on le voit descendre, puis il disparaît. Alix monte à son tour, aidée par le comte Jean.

LE COMTE JEAN.

Dieu, garde Alix !

ALIX, descendant et à moitié disparue derrière la fenêtre.

Mon Dieu, sauvez le prisonnier !

Le Masque descend à son tour, et, au moment où le comte Jean met le pied sur l’échelle, la toile tombe.

 

 

ACTE III

 

Un salon magnifique et délabré ; riches tentures tombant en lambeaux. Architecture et meubles du temps de Henri IV. Vieux fauteuils dédorés à grands dossiers. De larges toiles d’araignées aux poutres peintes et sculptées du plafond. Deux grands portraits poudreux, l’un de Louis XIII, l’autre du cardinal de Richelieu, tous les deux en pied, se regardant. La tenture est bleue, semée d’H et de fleurs de lys d’or entremêlées des blasons de Créqui. Au fond, une grande porte surmontée du créquier sous couronne ducale. À droite, dans un pan coupé, une autre porte à deux battants. Au fond, une crédence à chicorée d’or marque l’angle du pan coupé opposé. À gauche, une fenêtre près de laquelle est un fauteuil. Aspect humide et sombre d’un appartement inhabité depuis longues années.

Au lever du rideau, la reine mère, le roi Louis XIV et le cardinal Mazarin sont en scène. La reine vêtue de noir avec des bandes de jais ; le cardinal sans camail, avec soutane, calotte et bas rouges, et le cordon bleu au cou. Le roi, tout jeune, vêtu de noir sous un magnifique habit de brocart d’or ; cordon bleu, chapeau à plumes blanches, épée à poignée de diamants, rabat et manchettes de dentelle.

Le roi est un bel adolescent, à petites moustaches, Le cardinal, pâle, toussant, brisé par la maladie, a l’air d’un vieillard, quoique, en réalité, il n’ait pas encore soixante ans.

Deux flambeaux à branches sont sur la table.

 

 

Scène première

 

LA REINE MÈRE, LE ROI, LE CARDINAL MAZARIN

 

La reine debout appuie son index fléchi sur la table. Le Cardinal se tient derrière dans une attitude de respect. Le roi promène un regard presque étonné sur le délabrement du salon.

LE ROI.

Madame, vous nommez ceci Plessis-les-Rois ?

Il examine les fauteuils poudreux.

– Mais c’est inhabité depuis cent ans, je crois.

Revenant vers la reine.

Si votre majesté veut parler, je l’écoute.

Monsieur le cardinal n’est pas de trop sans doute

La reine approuve d’un signe de tête.

Vous nous avez conduits, je l’ai compris du moins

Dans ce logis désert pour parler sans témoins.

Soit. On eût pu choisir une place meilleure ;

Mais je ne me plaindrai ni du lieu, ni de l’heure,

Ni qu’il faille arriver à ce charmant endroit

Par un long souterrain fort maussade et très froid

J’écoute en fils soumis votre majesté.

LA REINE.

Sire,

En effet, j’ai beaucoup de choses à vous dire.

Et d’abord le traité de Londres et de Paris,

Quoique secret, transpire et choque les esprits ;

L’empereur s’en étonne, et le roi catholique

Le trouve fort mauvais. Vous voyez, je m’explique.

À Gêne on vous escroque, et les gens de Tunis

Font main basse en Provence et ne sont pas punis.

Qu’on aime un roi chez lui, qu’au dehors on le craigne.

– Ne vous tourmentez pas de rentrer à Compiègne

S’il se fait tard.

Elle montre la porte à droite.

Il est une chambre à côté

Que j’ai dit qu’on tînt prête à votre majesté. –

Je reprends. L’argent manque. On se ruine en fêtes.

Monsieur de Richelieu faisait couper des têtes,

Mais en grand politique, au jour, le front levé.

Elle montre le cardinal Mazarin.

Monsieur tue et se cache ; – et je sais maint pavé

Qu’on teint de sang dans l’ombre et que dans l’ombre on lave.

Le saint-père est fort vieux ; pour le cas d’un conclave,

Nulle brigue n’est prête avec les cardinaux.

Tout est pour les anglais ou pour les huguenots.

C’est honteux !... – Mais je veux m’expliquer sans colère.

Pour faire colonel un gibier de galère.

Montrant Mazarin.

– Un parent de monsieur, – un drôle, un aigrefin,

On a mécontenté le régiment dauphin.

Voilà trois jours qu’ils vont, tant leurs âmes sont lasses,

Aux barrières du Louvre avec les piques basses.

Cela met tout Paris en émoi. C’est fort bien,

Vous êtes à Compiègne et vous n’en savez rien.

Moi je dis tout. Un feu couve dans les provinces ;

On n’a rien accordé de raisonnable aux princes,

Leur paix n’est que plâtrée, et je crains les éclats

Les ducs sont indignés, les parlements sont las.

Jusque sur moi, monsieur, un bras de fer se dresse ;

Entre mes quatre murs je ne suis plus maîtresse ;

On chasse mon valet de chambre, Boisthibaut.

Le pain est renchéri. Tout va mal en un mot.

On ne veut rien de grand, on ne fait rien de sage ;

À tous vos ennemis on montre bon visage ;

Et voilà comme on perd l’état. C’est évident.

Demandez à monsieur le premier président !

LE CARDINAL, bas au roi,
avec un imperceptible haussement d’épaules.

Le sieur Mathieu Molé !

LA REINE.

Je vous parais outrée ;

Mais consultez monsieur le maréchal d’Estrée,

Madame de Targis, une femme d’honneur,

Et dont faisait grand cas le feu roi mon seigneur,

Thou, l’homme le plus pur de ces temps difficiles !

Souvré ! le conseiller Ledeau !...

LE CARDINAL, bas au roi.

Des imbéciles !

LA REINE, au Cardinal.

Que dites-vous tout bas ? Quels propos outrageants ?...

LE CARDINAL, saluant profondément la reine.

Je dis que ce sont là de fort honnêtes gens.

LA REINE, montrant Mazarin.

Mais, sire, chaque jour sur vous cet homme empiète !

Mais la France s’émeut ! l’Europe s’inquiète !

Mais le coadjuteur est un homme d’esprit !

Mais voyez ce qu’on dit ! voyez ce qu’on écrit !

Le duc de Beaufort...

LE CARDINAL.

Retz et Beaufort ! deux rebelles.

LA REINE, au roi.

Lisez Maynard, Coffier, Guy-Joli...

LE CARDINAL.

Des libelles !

LA REINE.

Pardieu, monsieur, silence ! et trêve à vos discours !

– On ne peut dire un mot et vous parlez toujours.

LE CARDINAL, s’inclinant jusqu’à terre.

Parlez.

LA REINE, avec violence.

Non, je me tais !

LE CARDINAL.

Sire, puis-je répondre ?

LE ROI.

Faites.

LE CARDINAL.

Nous n’avons pas de traités avec Londres.

Gênes ? Trois millions nous ont été rendus.

Tunis ? En ce moment cent pirates pendus

Tremblent au vent de mer sur les côtes de France.

Les parlements ? Foyers d’anarchique espérance !

Je conserve leurs droits ; leurs arrêts sont caducs.

Quant aux prétentions des princes et des ducs,

J’y consens, parlons-en. Nous en verrons de belles.

Monsieur de Nevers veut en propre les gabelles

Du Rethelais. Beaufort désire en liberté

Lever des régiments chez votre majesté ;

Même il promène un corps d’infanterie à Nantes

Qui marche flamme au vent et trompettes sonnantes.

Elbeuf pour son bâtard a rêvé seulement

Une duché-pairie et siège au parlement.

Le comte de Soissons, que votre pouvoir blesse,

Veut le droit de donner des lettres de noblesse.

Rohan a sur Thouars mis votre pavillon,

Mais au-dessous du sien. Pour monsieur de Bouillon,

Il réclame Sedan, et que le roi s’oblige

À réduire Turenne en simple hommage lige ;

Plus pour les huguenots le droit de s’assembler.

Monsieur le prince est doux à nous faire trembler,

Et ne demande, après tant de guerres civiles,

Rien que votre pardon, avec deux ou trois villes.

D’Épernon veut Poitiers ; d’Aiguillon veut Nogent ;

Vendôme un rang à part et Conti de l’argent.

Tout dans l’arbre est gourmand jusqu’aux branches cadettes.

Monsieur de Mercœur dit au roi : Payez mes dettes.

Puis Chabot fait revivre, avec un tas d’exploits,

Sa capitainerie au vieux château de Blois.

Enfin, pour ramasser jusqu’aux derniers langages,

Monsieur le chancelier veut qu’on double ses gages ;

Et ce bon duc d’Agen brigue pour tous profits

Un bâton pour son frère et l’ordre pour son fils.

Voilà.

Le roi se tourne gravement vers la reine.

LA REINE, au Cardinal.

Par Dieu, monsieur, vous triomphez sans peine.

Peuple, princes et ducs, Paris, Tunis et Gêne,

Rome qu’on laisse aller, Londres qui s’enhardit,

Tout ce que vous direz et tout ce que j’ai dit,

Cela m’est fort égal ; – mais j’ai la mort dans l’âme !

Mais ce que je déclare et ce que je proclame,

C’est qu’il est monstrueux qu’une fille de peu,

Une fille de rien, – votre nièce, pardieu ! –

Dont l’aïeul à Palerme était greffier, je pense,

Ose lever les yeux jusqu’à mon roi de France !

C’est qu’on ne vit jamais de pareilles horreurs !

C’est que soixante rois et quarante empereurs

Reçoivent de cet homme un soufflet sur la joue !

C’est qu’Autriche et Bourbon sont traînés dans la boue !

C’est qu’on me pilera sans que je dise oui !

C’est qu’il est odieux, impossible, inouï,

Que d’une Mancini vous fassiez votre femme !

C’est que je ne veux pas ! et qu’enfin c’est infâme !

LE ROI, blessé.

Madame...

LA REINE, à demi tournée vers Mazarin.

Ô Dieu ! cet homme ! Oh ! quels maux j’ai soufferts !

Pour son ambition il irait aux enfers !

Donc jusqu’au nid de l’aigle une vipère monte !

Jésus ! en songeant combien c’est une honte,

Que de fois j’ai passé les nuits à Saint-Germain,

Seule sur mon balcon, ma tête dans ma main !

LE ROI.

Madame...

LA REINE.

Oh ! ce sont là des scènes déplorables.

Ces mariages-là sont toujours misérables,

Croyez-moi, mon cher fils !

LE CARDINAL, avec une révérence.

Je sais tout ce qu’on doit

À la reine, et me tais. Quoique ma nièce soit

Une fille de race et dont le sang, en somme,

A d’illustres reflets de la pourpre de Rome,

Je dis comme madame à mon roi généreux :

Ces mariages-là sont parfois malheureux.

On les fait quelquefois pourtant, – par convenance, –

Il se tourne vers la reine et s’incline profondément.

Sa majesté le peut savoir.

LA REINE.

Votre éminence

En a menti ! – Pardon, sire, il me pousse à bout.

J’ai tort et j’ai raison, c’est l’histoire de tout. –

Mon Dieu ! j’aimerais mieux Richelieu ! Votre père

Me faisait respecter. Cet homme m’exaspère !

Je ne suis qu’une femme et je ne connais rien

Aux affaires d’état,

À Mazarin.

et vous le savez bien.

Au roi.

Mais je suis reine, on m’a manqué ; mais je suis mère !

On me prend votre cœur, mon fils, ô peine amère !

Elle s’interrompt, sa voix est altérée par des larmes qu’elle ne laisse pas couler.

Vous n’épouserez point cette fille sans nom

Et qui fait les yeux doux à monsieur d’Épernon !

N’est-ce pas ?

Elle s’assied, attire le roi près d’elle et l’entoure de ses bras.

Venez là.

Montrant Mazarin impassible.

C’est une âme bien noire.

Vous avez trop bon cœur. Ayez de la mémoire.

Quand vous étiez petit, comme il était méchant !

Vous souvient-il ? Quinteux, pour un mot se fâchant,

Avare, il vous laissait, en plein mois de décembre,

Sans draps dans votre lit, sans feu dans votre chambre

On m’en faisait, à moi, des reproches sanglants.

Un jour il vous donna pour aller à Conflans

Un carrosse si vieux que le peuple en eut honte.

Comme il voulait régner et ne rendre aucun compte,

Il avait défendu, sire, qu’on vous apprît

Les choses qui pouvaient agrandir votre esprit.

Même il ne voulait pas qu’on vous montrât l’histoire.

Il emplissait Paris d’une guerre sans gloire,

D’une guerre civile, impie et sans pitié.

Qui vous forçait à fuir, pauvre enfant effrayé !

Votre peuple souffrait. – Il le pille ! il l’affame !

Il doit vous souvenir de cette pauvre femme

Qui se mourait de faim sur le pont de Melun.

Il se prétendait prince et duc, n’étant ni l’un

Ni l’autre. Il vous prenait d’une manière vile

L’argent que vous donnait monsieur de la Vieuville.

La nuit vous dormiez mal, le sentant près de nous.

Puis jusqu’à s’égaler par le cortège à vous

Ses vanités s’étaient follement échappées.

Quand il rentrait, suivi d’un cliquetis d’épées,

Vous vous le rappelez ? ce tumulte insolent

Vous réveillait dans l’ombre en sursaut tout tremblant,

Vous, le roi, vous son roi, vous chef de votre race !

Et vous disiez : Il fait bien du bruit quand il passe !

Elle embrasse le roi qui paraît supporter ses caresses avec quelque impatience et dont le regard ne quitte pas le Cardinal, comme pour lui demander inspiration et conseil.

– Enfin vous êtes roi, monsieur ! il faut songer

Qu’en France on n’aime pas le joug d’un étranger.

Il est italien.

LE ROI.

Vous êtes espagnole.

LA REINE, relevant la tête et essuyant une larme.

Je vous pardonne, enfant, cette dure parole

Qui sort de votre bouche et qui vient de son cœur.

Jetant un coup d’œil indigné sur Mazarin.

Il est là, qui sourit comme un démon moqueur !

Elle laisse tomber sa tête dans ses mains et pleure.

Oh !...

Le Cardinal, tout en jouant avec la grosse montre qu’il porte sous sa soutane, la fait sonner comme par mégarde.

LE ROI, froidement à la reine.

Madame, il est tard.

LA REINE.

C’est vrai, la chambre est prête.

Eh bien, rentrons. Venez, et nous vous ferons fête.

Mes femmes serviront le roi.

Se tournant vers le Cardinal.

Ce sont mes droits.

Attirant le roi dans ses genoux.

Mon bon petit Louis, tu sais, comme autrefois !...

LE ROI.

Non, je rentre au château. J’entends minuit qui sonne.

Monsieur de Villequier répond de ma personne ;

Et je baise les mains de votre majesté.

À Mazarin.

Venez, monsieur.

LA REINE, l’œil fixé à terre, sans regarder le roi.

Hélas !

Mazarin s’approche de la table et y prend un flambeau. En même temps il se penche à l’oreille de la reine.

LE CARDINAL, bas à la reine.

En toute liberté

Nous nous expliquerons. Je reviens tout à l’heure.

Le roi baise la main de la reine, la salue profondément et sort, précédé du Cardinal, qui porte le flambeau devant lui.

 

 

Scène II

 

LA REINE seule, puis DAME CLAUDE

 

LA REINE.

Plutôt que de l’attendre, infâme, que je meure !

Il viendrait me narguer, le traître ! – En vérité !

Elle sonne. Une de ses femmes, dame Claude, paraît à la porte du pan coupé à droite.

– Claude, mon lit est prêt ?

MADAME CLAUDE, désignant la chambre d’où elle sort.

Oui, madame, à côté.

LA REINE, sur le devant du théâtre, rêvant.

Le roi n’est plus mon fils. La cour est mazarine.

Cet homme me mettrait le pied sur la poitrine

Que mon fils en rirait !... – Mes amis sont exclus. –

Silence et rêverie profonde.

Si Monsieur seulement avait deux ans de plus !

Rêverie plus profonde encore.

Ou bien... – si... –

Relevant la tête.

Ce sont là d’effrayantes pensées.

Elle entre dans la chambre voisine, précédée de dame Claude, qui a pris le flambeau resté sur la table.

Moment de silence. La chambre est redevenue déserte et obscure. Tout à coup, dans le pan coupé à gauche, un panneau de boiserie, pareil du reste à tous les autres, tourne sur lui-même et laisse voir une entrée qu’il masquait. Cette entrée paraît donner sur un petit escalier à vis. On voit monter un homme vêtu de couleur sombre, enveloppé d’un manteau, une lanterne sourde À la main. C’est le comte Jean. Il entre, laissant le panneau ouvert derrière lui.

 

 

Scène III

 

LE COMTE JEAN, puis LE MASQUE et ALIX

 

LE COMTE JEAN.

Nous y voici.

Il promène son regard autour de lui.

Dix ans ! que de choses passées !

Que de pleurs j’ai versés dans cette chambre en deuil !

Encor la même table et le même fauteuil !

Dix ans sont écoulés ! dix siècles ! – Pauvre femme ! –

Ô murs ! excepté vous, nul ne connaît mon âme.

On est seul ici-bas à savoir le secret

Du mal qu’on a souffert et du mal qu’on a fait ! –

Mais je n’ai pas le temps de pleurer sur moi-même.

Hâtons-nous.

Il se retourne vers le panneau entr’ouvert et se penche sur l’escalier obscur.

C’est ici. Montez.

Paraît le Masque enveloppé d’un grand manteau et coiffé d’un large chapeau rabattu, accompagné d’Alix.

LE MASQUE, jetant à terre manteau et chapeau.

Alix ! Je t’aime !

Je suis libre ! À présent le monde est à nous deux !

Au comte Jean.

Oh ! faites-moi sortir de ce masque hideux !

LE COMTE JEAN.

Sur-le-champ.

Il fait signe au Masque de s’asseoir, puis il tire une lime du havresac et se met à limer le cadenas du masque.

LE MASQUE.

Enfin ! – Mais – où sommes-nous ?

LE COMTE JEAN.

Nous sommes

Sous la garde des morts, près de Dieu, loin des hommes.

Une ombre amie et sainte ici veille sur nous.

Un vieux soldat vous guide.

Montrant Alix qui en entrant s’est agenouillée en silence sur un prie-Dieu dans le coin du théâtre.

Un ange est à genoux.

Ne craignez rien.

LE MASQUE.

Merci !

LE COMTE JEAN.

Demain vers la frontière

Nous fuirons. En deux jours nous serons à Mézière.

Nos amis vont s’armer. En attendant, sans bruit,

Dans ce château désert il faut passer la nuit.

Tout en parlant, il a achevé de limer la serrure du masque, qui cède et s’ouvre enfin.

Voilà.

Il ôte le masque au prisonnier et le pose sur un guéridon dans l’angle du salon.

Au moment où il est délivré du masque, le prisonnier reste un moment comme éperdu de bonheur, et semble respirer à l’aise avec une joie immense. C’est un beau jeune homme d’environ seize ans.

LE PRISONNIER.

Dieu !

ALIX, le contemplant.

Qu’il est beau ! Plus encor que mon rêve !

LE PRISONNIER.

L’ombre qui me couvrait, l’ombre affreuse se lève !

Ma tête se redresse et plonge avec fierté

Dans l’air, dans la lumière et dans la liberté !

Tout brille ! Je voudrais tout saisir au passage.

Alix ! Alix ! on voit avec tout le visage !

De l’air ! de l’air partout ! De l’air dans les cheveux !

Je puis baiser ta main et je vais où je veux !

C’est donc moi ? c’est donc vrai ? Que cette nuit est pure !

Ton sourire m’enivre, et toute la nature

Parle en foule à la fois à tous mes sens ravis !

Je regarde ! j’entends ! je respire ! je vis !

Alix ! je sors enfin de la nuée obscure.

Regarde-moi ! – Je sens que je me transfigure !

LE COMTE JEAN, qui n’a pas quitté le prisonnier du regard et qui paraît plongé dans une profonde rêverie.

Étrange ressemblance !

LE PRISONNIER, allant à la fenêtre et l’ouvrant avec impétuosité.

Oh ! le ciel étoilé !

– Oui, j’étais mort ! – Pour moi le monde est dévoilé.

Ce masque était l’enfer ! – Viens donc à la fenêtre !

Il attire Alix près de la croisée.

Que ces arbres sont beaux ! tout rit ! tout me pénètre !

Comme la brise est douce !... – Oh ! mais c’est étonnant !

ALIX.

Pauvre ami !

LE COMTE JEAN, pensif.

Je comprends le masque maintenant.

LE PRISONNIER, enivré.

Mon Alix, nous fuirons ! – oui, nous fuirons ensemble

Dans quelque heureuse terre où jamais on ne tremble.

Et nous aurons à nous la nature de Dieu !

Les astres brilleront – ainsi – dans le ciel bleu ;

Les bois, comme à présent, salueront de la tête

Et nous accueilleront avec un bruit de fête ;

Nous boirons cet air pur qui rafraîchit le sang,

Et nous nous aimerons... –

Il tombe à genoux tenant Alix embrassée.

Merci, Dieu tout-puissant !

LE COMTE JEAN, au prisonnier.

Le temps presse. Le soin du départ nous réclame.

À Alix.

Venez, vous qui savez où sont les clefs, madame,

Rejoignons vite en bas Tagus qui nous attend.

Au prisonnier.

Nous reviendrons vous prendre ici.

Il sort avec Alix par le panneau qui se referme sur eux. Resté seul, le prisonnier fixe ses yeux sur le ciel avec extase.

LE PRISONNIER.

Ciel éclatant !

Demain je marcherai fièrement sous ta voûte.

Je serai comme un autre, et j’irai sur la route

Comme tous ceux qui vont librement, sans penser

Qu’un prisonnier parfois les regarde passer !

– Ô bonheur !

Bruit de pas dans la galerie au fond. Il se retourne effrayé.

Mais j’entends marcher.

Il va à la porte du fond et regarde.

Non, rien ne bouge.

Une lueur paraît dans la galerie. Il y fixe son regard avec terreur.

Quel est cet homme pâle avec un linceul rouge ?

– Ils sont deux. – L’autre est noir. – Ils viennent par ici !

Où fuir ?

Il court à la porte par où il est entré et cherche inutilement à l’ouvrir.

Cette porte ? – Oh ! – fermée !

Il court à la porte de droite. Elle résiste également.

Et l’autre aussi !

Il va se cacher derrière le paravent qu’il reploie et referme sur lui.

Juste ciel !

Entre le Cardinal, accompagné de Chandenier, capitaine de ses gendarmes. Chandenier porte un grand portefeuille fermé, d’une main, et, de l’autre, un flambeau à branches. Le Cardinal, pâle, malade, toussant par intervalles et portant la main à sa poitrine, s’appuie sur le bras de Chandenier. Il jette un coup d’œil dans le salon et paraît surpris de n’y trouver personne.

 

 

Scène IV

 

LE CARDINAL, CHANDENIER, LE PRISONNIER, caché

 

LE CARDINAL.

Personne ! – Ah ! –

À Chandenier.

Céans je me hasarde ;

Pose autour du château cent hommes de ma garde.

LE PRISONNIER, entr’ouvrant le paravent.

Quels sont ces deux démons ? Grand Dieu l je suis perdu !

LE CARDINAL.

Allons ! Sa majesté ne m’a pas attendu.

CHANDENIER.

Elle est irritée ?

LE CARDINAL.

Ah ! pourquoi s’en mettre en peine ?

Mon cher, c’étaient jadis des colères de reine,

Ce ne sont que des cris de femme maintenant.

– Reste dans le couloir avec ton lieutenant. –

Je puis jusqu’au matin ici, sans trop de gêne,

Attendre en travaillant le réveil de la reine.

Il faut que je lui parle absolument. – C’est bien.

Pose tout sur la table.

Chandenier pose le flambeau et le portefeuille sur la table.

Ah ! pour n’oublier rien,

Laisse-moi ton poignard.

Chandenier ôte le poignard de sa ceinture et obéit, puis il sort sur un signe du Cardinal.

LE CARDINAL, jouant avec le poignard et en essayant la pointe sur le bout de son doigt.

Qui sait ? Prudence est mère

De sûreté.

Il pose le poignard sur la table.

LE PRISONNIER, qui a tout observé avec terreur, refermant le paravent.

Mon Dieu ! sauvez-moi !

Dès que Chandenier a disparu, le Cardinal prend une petite clef à sa ceinture et ouvre le portefeuille dont le couvercle, garni d’une glace intérieurement, fait miroir en se renversant. Le portefeuille ainsi ouvert fait pupitre. Dans un coin est une écritoire, dans l’autre un pot de rouge avec ses accessoires. Une carte sort à demi du portefeuille. Le Cardinal la déroule, l’examine quelques instants ; c’est une carte d’Europe ; puis il se redresse en toussant.

LE CARDINAL, rêvant.

La chimère

C’est la santé. J’ai tout, pouvoir, richesse, honneurs,

Tout, excepté la vie ! Et je sens que je meurs.

Jouant avec le poignard.

Comme j’étais heureux quand j’étais mousquetaire !

Quand j’avais vingt-cinq ans !

Il se lève et se regarde dans la glace.

Je fais peur.

Il met du rouge, puis il se regarde un moment et retombe dans sa rêverie.

Comment faire

Ce mariage ? Il va manquer ! Tous ces affronts

Rebuteront le roi. – Eh bien ! nous en prendrons

Un autre. – Charles deux, prétendant d’Angleterre ; –

Ou l’infant que me fait offrir par le saint-père

Jean, roi de Portugal et seigneur de la mer ; –

Ou Conti... – Nous verrons. – Ce serait bien amer ! –

N’importe ! je suis maître et sur moi tout repose.

Mettant la main sur sa poitrine.

– Je souffre !

Il tousse.

Travaillons ! Faire une grande chose,

C’est oublier qu’on doit mourir.

Il déroule la carte et y promène son regard avec une attention profonde.

Plus de revers !

La France en se calmant a calmé l’univers.

Il se penche sur la carte, puis relève la tête.

L’épée est insolente et la robe est jalouse,

Mais j’ai tout subjugué. Bordeaux, Rennes, Toulouse,

– Paris ! – le grand Paris ! l’hydre ! – Plus de fureur !

Plus de combats !

Il déploie une lettre.

Voyons ce qu’offre l’empereur.

Parcourant la lettre.

Bien. Il veut étouffer aussi toute étincelle,

Il cède.

Promenant ses yeux sur la carte.

En attendant Besançon et Bruxelles,

Prenons Brisach, l’Alsace et les Trois-Évêchés.

Plus tard j’achèverai mes plans encor cachés.

La France doit aller du Rhin aux Pyrénées.

Paris qu’on peut atteindre en deux ou trois journées

Est presque à la frontière. Il doit être au milieu.

J’y parviendrai sans bruit, sans guerre.

Il lève la tête vers le portrait du cardinal de Richelieu.

Ô Richelieu !

Nous aurons accompli chacun une œuvre immense ;

Il a construit le roi, moi je bâtis la France.

Promenant ses yeux sur la carte.

Mais ce n’est rien encor.

Il se lève.

Mon édifice, à moi,

Plus vaste qu’un royaume et plus complet qu’un roi,

Le rêve qui brûla tant de nuits ma paupière,

L’ébauche où j’ai porté mes travaux pierre à pierre,

Que Dieu fit, même avant de pétrir nos limons,

Avec des caps, des mers, des fleuves et des monts,

Qu’après Philippe deux Richelieu m’a laissée,

Et que j’ai terminée avec une pensée,

L’œuvre qu’enfin j’achève et qui subit ma loi,

C’est toi que je crois voir pendre au-dessus de moi,

Toi qui t’ouvres dans l’ombre à ma vue effrayée,

Europe, voûte énorme à la France appuyée !

Revenant à la carte.

L’Allemagne pâlit de moments en moments ;

L’Espagne s’amoindrit de ses accroissements ;

Le traité de Munster rend la France maîtresse.

Le lion se fait chat, l’empereur nous caresse.

Le Nord ne fléchit plus qu’à demi les genoux

Devant le Saint-Empire et se tourne vers nous.

Seul l’électeur de Trêve hésite pour se rendre

À mes plans. – Il est prêtre et vieux. Comment le prendre ?

Pardieu ! par la maison des Deux-Ponts dont il est.

Rêvant.

Changer l’ambassadeur. – Gagner quelque valet. –

Le sultan a douze ans, et son empire tombe.

Chaque état a son roc qui sur son front surplombe :

Copenhague a Stockholm, Varsovie a Moscou.

J’ai brisé les suédois. Je tiens par le licou

Le grand-duc moscovite, et, pour toute croisade,

Je le laisse envoyer au doge une ambassade.

Je veille sur Turin, anneau qui souvent rompt.

– Farnèse, Gonzague, Est, maisons qui s’éteindront ! –

À Parme le vieux duc mourra de mort soudaine ;

Une duègne à Mantoue, un enfant à Modène ;

J’y suis maître déjà, sans fracas, sans émoi.

Les républiques sont à des doges à moi.

Je tiens, car des Brutus la vertu s’humanise,

Gènes par Paoli, par Cornaro Venise.

– Bon pays ! – le poignard, mais jamais l’échafaud.

– Quant aux petits états populaires, il faut

Laisser comme hochet, malgré les diplomates,

Lubeck aux allemands et Raguse aux dalmates.

Donc, tout marche à mon but, tout va bien, tout est sûr.

Rêvant.

À peine deux points noirs dans ce beau ciel d’azur.

C’est Madrid qui conspire et Londres qui résiste ;

C’est Cromwell, heureux fou ; Philippe, idiot triste.

– Mais bah !

Retombant sur la carte.

Rome !...

Rêvant.

Ô cité que les ans font courber,

Qui parle sans comprendre et penche sans tomber,

Si bien qu’en la voyant la pensée indécise

De la tour de Babel flotte à la tour de Pise !

Relevant la tête.

– Expliquons d’une part, et de l’autre étayons !

Hors d’Europe, la France a d’immenses rayons.

La France partout veille. Heureuse, forte, armée,

Elle éteint en passant toute guerre allumée.

Le sophi voulait prendre avec le Kurdistan

Candahar au mogol, Babylone au sultan ;

Nous l’avons arrêté. Pour la vente et l’échange

Déjà nous remplaçons, du Tigre jusqu’au Gange,

Marchands arméniens et marchands esclavons.

Partout nous devenons les maîtres ; nous avons

Dans l’Inde des soldats, en Chine des jésuites.

Nos machines de guerre en tous lieux sont construites ;

Sûr moyen de régner sans lutter. – Je suis vieux,

Tout brisé par les ans, mes pires envieux ;

Je vois déjà, dans l’ombre où pas à pas je tombe,

Quelque chose d’ouvert qui ressemble à la tombe.

Eh bien, si l’heure sombre est tout proche en effet,

Quand Dieu dans mon cercueil me criera : Qu’as-tu fait ?

Je pourrai dire : Ô Dieu, l’onde a battu ma tête ;

Quand je suis arrivé, tout n’était que tempête ;

L’esprit des temps nouveaux, l’esprit du temps ancien,

Luttaient ; c’était terrible, et vous le savez bien !

Louis onze a livré la première bataille ;

François premier, venu pour élargir l’entaille,

Est mort à l’œuvre avant que le géant tombât ;

Richelieu n’a pas vu la fin du grand combat ;

Tous ces hommes, suivant leur loi haute et profonde,

Ont fait la guerre. – Moi, j’ai fait la paix du monde !

Se levant.

La paix du monde ! – oh ! oui ! spectacle éblouissant !

Dans ce travail sacré chaque jour avançant,

Je vais. Le roi de France est mon outil sublime.

J’ai fini maintenant et je suis sur la cime !

Plus d’écueil ! plus d’obstacle !

...

...

 

 

NOTES

 

I

 

Les Jumeaux étaient primitivement intitulés LE COMTE JEAN.

Le manuscrit porte sur la première page du premier acte la date : 26 juillet 1839.

Le premier acte a été terminé le 8 août.

Le deuxième acte, commencé le 10 août, a été terminé le 15.

Le troisième acte a été commencé le 17 août. Sur la dernière page, cette mention : Interrompu le 23 août par maladie.

 

II

 

Dans la scène du premier acte, entre le lieutenant de police Trévoux et le faux Guillot-Gorju, les développements suivants ont été biffés sur le manuscrit :

 

...

L’HOMME.

Vous êtes lieutenant de police et de ville.

Moi, je suis accepté par tous les bons esprits

Pour le plus grand voleur qu’on ait dans tout Paris,

Et vous m’arrêtez !

MAÎTRE TRÉVOUX.

Bah ! voyez donc la merveille !

L’HOMME.

Vraiment ! je ne sais plus si je dors, si je veille !

Je ne suis pas compris. C’est fort dur, c’est cruel.

– Qu’on soit larron, qu’on soit lieutenant criminel,

Il faut, dans son esprit lors même qu’on se fie,

Mettre dans ce qu’on fait quelque philosophie.

Or, savez-vous, monsieur, si le sort ne m’a pas

À l’état que j’exerce élevé pas à pas ?

Écoutez. Je suis né d’humeur vive et féconde,

J’ai fait tous les métiers que peut faire homme au monde ;

J’ai tour à tour été, sans but et sans dessein,

Capitaine, docteur, financier, médecin ;

Je me suis fait prêcheur voulant sauver des âmes,

Je me suis fait abbé voulant perdre des femmes.

Maintenant que de tout je connais la valeur,

Je suis Guillot-Gorju, bateleur et voleur.

MAÎTRE TRÉVOUX.

Belle fin !

L’HOMME.

Double port cherché par bien des sages !

Double masque formé de mes anciens visages !

...

L’HOMME.

Que voilà des propos qui sont extravagants !

Mais, monsieur, ce sont là des doctrines usées,

C’est vieux ! Vous vous payez de raisons mal pesées.

La mort d’un grand voleur, monsieur, sans vanité,

Laisse un vide effrayant dans la société.

MAÎTRE TRÉVOUX.

Ah çà, maraud !...

L’HOMME.

Monsieur, il faut au moins m’entendre

Que voulez-vous me faire enfin ?

MAÎTRE TRÉVOUX.

Te faire pendre.

L’HOMME.

Soit, j’y consens, j’admets cela pour en finir.

Bien. Me voilà pendu. Qu’allez-vous devenir ?

Commençons par la cour. L’ennui partout pénètre.

Il faut, vous le savez, faire rire le maître.

Comment les courtisans s’y prendront-ils, sans moi,

Pour faire à volonté la bonne humeur du roi ? –

Si je vous sers !... Exemple : on veut, en homme habile,

Faire un gendre qu’on a gouverneur d’une ville.

Or, le Guillot-Gorju la veille a dérobé

Près d’un logis suspect la mule d’un abbé,

Ou chez un saint prélat quelque cotillon rose.

Vite, au petit lever, on court conter la chose,

On jase, on brode au mieux : le roi rit ; c’est charmant !

Et l’on a pour son gendre un bon gouvernement.

Poursuivons. Car il faut que j’use de mes armes

Voyons, sans les voleurs à quoi bon les gendarmes ?

À quoi bon avocats, gens de loi, gens du roi,

Lieutenant de police et guetteurs de beffroi,

Procureurs, présidents, robes rouges et noires,

Clercs griffonnant mandats, arrêts et compulsoires,

Guichetiers, estafiers, geôliers, paperassiers,

Piquiers, pertuisaniers, greffiers, huissiers, massiers ?

Qui vous met sur le dos la simarre et l’hermine ?

Qui vous fait cette haute et florissante mine ?

Qui vous nourrit, ingrats ? Nous ! nous seuls ! Quel qu’il soit,

Tout pays opulent à deux signes se voit,

Beaucoup d’archers sur pied, des larrons plein la ville !

Et vous frappez le chef de cette classe utile !

De tout temps, sans le vol, le commerce a langui.

Nous sommes le grand chêne, et vous êtes le gui.

Sans nous les fabricants des volets de boutiques

Mourraient de faim. Voilà les raisons politiques.

Si jusqu’aux raisons d’art maintenant vous montez,

N’est-ce donc rien d’avoir, dans vos vieilles cités

De torpeur, d’avarice et d’ennui possédées,

Pour faire circuler l’argent et les idées,

Un philosophe aimable, un homme de loisir,

Gentilhomme du peuple, ami du seul plaisir,

Ouvrant les yeux à tout, prêtant à tout l’oreille,

Éveillé quand on dort et dormant quand on veille ;

Poète en action aux instincts élégants,

Qui, prenant quelquefois vos poches pour ses gants,

Dérobe avec leurs cœurs les bourses aux marquises,

Et dont l’esprit est plein d’inventions exquises ;

Un voleur, en un mot, artiste aimé du ciel,

De tout état lettré rouage essentiel ?

Et voilà cependant l’homme qu’on calomnie !

Dont l’envie au cœur bas veut borner le génie !

Contre lequel on lâche, avec mauvais dessein.

Des argousins ! – Comment peut-on être argousin ? –

L’homme qu’on fait saisir, pour quelque sotte histoire,

En plein jour, lâchement, dans son laboratoire,

Au risque de lui nuire ainsi publiquement

Et de discréditer son établissement !

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