La Dame invisible (HAUTEROCHE)

Comédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois en 1684.

 

Personnages

 

PONTIGNAN.

ALCIDOR, frère d’Angélique

ANGÉLIQUE

LÉONOR

LISETTE, suivante d’Angélique

SCAPIN, valet de Pontignan

LA FORÊT, déguisé en Flamand

LA RAMÉE, valet d’Alcidor

CASCARET, laquais d’Alcidor

 

La scène est à Paris.

 

 

PRÉFACE

 

Quantité de personnes ont estimé cette comédie, et quelques autres l’ont censurée. Les censeurs ont cru lui avoir donné de furieuses atteintes, en disant que cette pièce avait été faite, il y a quarante-cinq ans, par M. Douville, sous le nom d’Esprit follet ; que, d’ailleurs, elle n’était pas assez remplie de ces traits de satyre qui font, disent-ils, la beauté et l’excellence des pièces de théâtre. Ce font les raisons que ces Messieurs ont alléguées, pour tâcher à détruire cette comédie ; mais il me semble qu’il est fort aisé d’y répondre, et de leur faire connaître que leur censure est peu redoutable. Ce n’est pas une chose extraordinaire de voir un même sujet traité par différents auteurs ; on en trouve des exemples chez les Anciens : mais, sans aller chercher, si loin, nous en voyons tous les jours sur nos théâtres. Les Sosies, ou les Amphitryons, les Mithridates, les Comtes d’Essex, et plusieurs autres, sont des preuves évidentes de ce que j’ose avancer. Pour moi, je crois qu’on doit savoir bon gré à un auteur qui refait un sujet traité par un autre, dans un temps où la plus grande partie de ceux qui composaient les tragédies et les comédies, ne se mettaient guère en peine de suivre ni d’étudier les règles de l’Art. Nous avons un grand nombre de pièces faites depuis soixante ans, qui ne font plus représentées, par la raison qu’elles n’ont, presqu’en rien, ni justesse, ni bon goût ; et pourquoi trouver mauvais qu’on retouche quelques-uns de ces sujets mal digérés, pour n’en pas laisser périr les beautés ? En ces occasions, il faut seulement considérer celui qui a le mieux réussi, et ne pas regarder si la pièce a été faîte ou non. Je puis dire, sans trop de prévention, que, lorsqu’on prendra la peine de lire l’Esprit follet et la Dame invisible, on verra que la dernière est sans doute bien au-dessus de la première ; et, pour peu qu’on ait de pénétration, on y connaîtra une conduite plus judicieuse, des vers mieux tournés, des sentiments plus raisonnables, des incidents mieux préparés, et enfin une délicatesse et un art de théâtre qui ne se trouvent point dans l’autre.

À l’égard de la seconde raison que ces Messieurs ont avancée touchant la satyre, qui, selon eux, ne règne pas assez dans cette pièce, ils devraient savoir que ces discours satyriques et piquants qui se rencontrent dans quelques comédies, font souvent hors d’œuvre ; et que l’auteur, manquant de matière, ou ne pénétrant pas assez les beautés de son sujet, tombe ordinairement dans ces sortes de fautes. Les génies peu fertiles en inventions ne manquent jamais de battre du pays et d’avoir recours aux lieux communs, pour fournir les cinq actes des pièces qu’ils se proposent de faire. La satyre, les sentences et les maximes générales leur font d’un merveilleux secours ; mais ils découvrent, par ce moyen, la stérilité de leur imagination, leur insuffisance à mêler où démêler une intrigue, et leur peu d’adresse à préparer des incidents pour mener un sujet à sa fin. Je ne prétends pas, en blâmant les manières d’agir de ces génies, bannir de la comédie les maximes, les sentences, ni la satyre ; au contraire, je soutiens qu’elles y sont nécessaires : mais il faut ne s’en servir que fort à propos, et avec modération, afin que les auditeurs n’en soient point fatigués.

La comédie, qui doit, suivant les Maîtres de l’Art, instruire en divertissant, ne doit point être chargée de ces traits de satyre qui s’attachent à déchirer la réputation des gens ; elle doit reprendre les vices sans aigreur, et donner des enseignements agréables et utiles, pour régler les inclinations dépravées : elle doit aussi nous représenter naïvement les différents caractères des hommes et des femmes, les intrigues du monde, et les divers moyens dont il se sert pour arriver à ses fins. C’est de ces caractères, de ces intrigues et de ces moyens que nous tirons des instructions et des raisonnements pour corriger les erreurs et les extravagances où nous tombons pendant le cours de la vie. La morale y doit aussi tenir sa place ; mais elle doit être sage dans ses préceptes ; et, quoiqu’elle doive travailler à nous inspirer de l’horreur pour le vice, et à nous faire estimer la vertu, elle doit être encore modeste dans ses expressions, et ne pas s’attacher à désigner ouvertement la conduite de quelque particulier. La vieille comédie prenait cette liberté ; mais les Athéniens la réprimèrent, par une Loi qui défendait de réprimander les méchants en public. Ils voulaient qu’on prît le foin de les redresser en secret, afin de ne les point décrier, et que leur réputation en fût moins altérée. Ces grands hommes, quoique d’une Religion contraire à la nôtre, marquaient, par-là, beaucoup d’humanité, et faisaient voir qu’ils ressentaient en eux-mêmes les chagrins et les déplaisirs que peut causer une satyre outrageante. Y a-t-il rien de plus offensant que celle qui se fait publiquement, et qui s’acharne à ridiculiser les actions du particulier ? On peut, sur le théâtre, faire une peinture de toutes les conditions, et même en railler tous les dérèglements, mais sans particulariser les personnes ; autrement, c’est agir contre la justice et la raison. Ce n’est pas, à mon sens, une chose difficile, de satyriser le prochain, et de trouver le ridicule de ses défauts ; je tiens qu’un médiocre génie en peut venir à bout: c’est une matière si féconde, qu’elle fournit aisément de paroles et de pensées à celui qui l’entreprend. Nous avons presque tous un penchant à la médisance ; et, à l’aide d’un peu de vivacité, nous grossissons ou diminuons avec malignité les objets pour qui nous prêtions de l’aversion. Il est vrai qu’il y a des esprits qui savent donner un air et un tour agréables à leur satyre, dont les autres ne font point capables ; mais je ne saurais me persuader que cela parte d’une imagination fort étendue. Je ne fais remarquer toutes ces choses, en passant, que pour montrer qu’il faut bien plus d’esprit pour conduire un ouvrage de théâtre à sa perfection, que pour critiquer les mœurs et les actions des hommes. Je pense avoir suffisamment répondu aux objections de ces Messieurs les Critiques, et qu’il est temps de finir cette Préface ; mais, avant, il est bon qu’on sache que je n’aurais jamais songé à refaire l’Esprit follet, si ce n’avait été pour plaire à une grande Princesse, qui, un jour, en parlant en général des comédies, témoigna n’être pas satisfaite de M. Douville sur ce sujet : elle ajouta qu’elle aurait bien voulu voir en notre langue cette pièce mieux tournée. Cette illustre Princesse me fit mettre entre les mains l’original Espagnol ; et je crus que c’était m’ordonner tacitement d’y travailler. Le fameux Calderon en est l’inventeur, et j’ai fait mes efforts pour ne rien diminuer des grâces de son ouvrage. La Dama Duende est le titre de cette comédie, que j’ai suivie autant qu’il m’a été possible. Je me suis servi de quelques scènes d’une autre intitulée, E Escondillo y la tapada, que j’ai trouvées fort propres à mon dessein. Adieu.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente la Place Royale.

 

 

Scène première

 

PONTIGNAN, SCAPIN

 

SCAPIN.

Nous voici donc, Monsieur, dans la Place Royale.

PONTIGNAN.

Tous ces grands bâtiments d’une structure égale

Méritaient bien, Scapin, ta curiosité :

Qu’en dis-tu ?

SCAPIN.

Que ce lieu me paraît enchanté ;

Et que, plus je parcours Paris, plus il me semble

Que l’on a ramassé trente villes ensemble.

Pour venir jusqu’ici, du faubourg Saint-Germain,

Quel chemin ! je croyais n’arriver que demain :

J’ai trois fois, dans la marche, ouï sonner l’horloge.

PONTIGNAN.

Quand on n’a, comme toi, jamais vu que Limoge,

Comme on s’arrête à tout, on perd beaucoup de temps.

SCAPIN.

Paris est merveilleux ; mais, pour ses habitants,

Franchement, ce sont gens bien garnis de finesse ;

Et, qui peut s’en tirer, ne manque pas d’adresse.

PONTIGNAN.

Au contraire ; tu fais que toujours, pour défauts

On leur a reproché d’avoir l’esprit badaud :

Ils poussent quelquefois une affaire à la chaude ;

Mais...

SCAPIN.

Et votre Invisible, est-elle une badaude ?

Elle, qui fait fort bien, avec ses beaux discours,

Sans nous montrer son nez, nous leurrer tous les jours ?

PONTIGNAN.

Il faut te l’avouer ; cette aimable Inconnue,

Qui me voit tous les jours, que je n’ai jamais vue,

Par son rare entretien, a tant de quoi charmer,

Qu’en vain je me voudrais défendre de l’aimer :

C’est un esprit divin.

SCAPIN.

Dites diabolique ;

Car, à moins que le diable avec elle s’explique ;

D’où peut-elle savoir tout ce que nous faisons ?

Ce que d’elle en secret vous et moi nous disons ?

Les lieux où chaque jour elle vient nous surprendre ?

PONTIGNAN.

À te dire le vrai, j’ai peine à le comprendre.

SCAPIN.

Un esprit familier n’est point trop vision ;

Songez...

PONTIGNAN.

Si le Flamand était notre espion ?

Avec toi, quelquefois, devant lui je raisonne.

SCAPIN.

Vous le pouvez sans crainte ; il ne connait personne.

De Limoge, avec nous, étant ici venu,

Il y voit les beautés d’un pays inconnu ;

Et le soir, dans l’Auberge, où chacun se rassemble,

De Paris plaisamment il dit ce qu’il lui semble :

Mais, quand même à quelqu’un il parlerait de nous,

Sait-il que Léonor vous attend pour époux ;

Que son père et le vôtre ont arrêté l’affaire ?

Vous venez pour cela ; c’est un secret à taire ;

Je le tais : cependant l’Inconnue a tout su ;

Elle craint que par-là son feu ne soit déçu ;

Et, si vous allez voir ou beau-père ou Maîtresse,

Elle rompt avec vous.

PONTIGNAN.

Sa défense est expresse ;

Et tout ce qu’elle fait là-dessus, me surprend.

SCAPIN.

Deviner les secrets, est-ce un art qui s’apprend ?

Et lit-on dans le cœur des gens ?

PONTIGNAN.

Que te dirai-je ?

Peut-être...

SCAPIN.

Il entre là, Monsieur, du sortilège :

La Suivante déjà m’en a dit quelques mots.

PONTIGNAN.

Le sortilège est bon pour éblouir les sots.

SCAPIN.

Sot tant qu’il vous plaira ; mais raisonnons, de grâce

Rien n’est moins naturel que tout ce qui se passe.

Nous venons à Paris, où nous entrons de nuit ;

Et, dès le lendemain, une Dame vous fuit ;

Et, se voyant en lieu propre à la confidence,

Vous demande à quartier un moment d’audience :

Là, sans lever sa coiffe, elle vous fait savoir

Qu’une haute fortune est en votre pouvoir,

Si, rejetant l’hymen qu’un père vous propose,

Vous souffrez que l’amour de votre cœur dispose.

Sur ce flatteur espoir vous avez négligé

De voir la Belle à qui vous êtes engagé ;

Votre cœur tout entier se donne à l’inconnue.

Comment ici déjà n’est-elle pas venue ?

Car, depuis quinze jours, partout où nous allons,

C’est rendez-vous pour elle, elle est à nos talons.

PONTIGNAN.

L’aventure est, sans doute, et nouvelle et bizarre.

SCAPIN.

Jamais les Amadis n’en ont eu de plus rare.

Mais quand prétendez-vous, Monsieur, en voir la fin ?

PONTIGNAN.

Sa vue achèvera de régler mon destin,

Pour peu qu’à son esprit son visage réponde,

C’est assez ; je me tiens le plus heureux du monde ;

Autre qu’elle jamais n’engagera ma foi.

SCAPIN.

Si vous voulez, Monsieur, vous en fier à moi,

Je vous la garantis d’aussi laide figure...

PONTIGNAN.

Et sur quoi ?

SCAPIN.

Ce doit être un monstre de nature, 

Croyez-moi ; sans cela, vous ne la verriez pas

Donner un voile épais à ses sombres appas :

Elle aurait quelque loup fait à son avantage,

Qui vous découvrirait le tour de son visage ;

Nous lui verrions des yeux, un front... que fais-je, enfin ?

Mais, avecque sa coiffe, elle est un vrai lutin ;

Et sa Suivante, encor plus ténébreuse qu’elle...

PONTIGNAN.

Tu la crois laide ; et moi, je soutiens qu’elle est belle : 

J’en crois mille agréments dans son air, dans sa voix ;

Même j’en crois mes yeux.

SCAPIN.

Vos yeux ?

PONTIGNAN.

Oui : quelquefois

Son mouchoir, par le vent soulevé dans la rue,

M’a laissé voir le haut de son épaule nue :

Rien n’est si beau, Scapin ; c’est un blanc qui surprend.

SCAPIN.

Voilà comme, en amour, un novice se prend.

C’est en vain avec vous qu’elle fait la modeste ;

Si le reste était beau, vous auriez vu le reste ;

Et je gagerais bien...

PONTIGNAN.

Scapin, dans peu de temps,

Mes désirs là-dessus pourront être contents :

On doit, un de ces soirs, me conduire chez elle.

SCAPIN.

Vous irez ?

PONTIGNAN.

Si j’irais moi ? la demande est belle !

SCAPIN.

Monsieur, défiez-vous des gueuses de Paris.

Il est de certains lieux où les plus fins sont pris ;

Et, si l’on ne fait bien où l’on va, l’on doit craindre.

 

 

Scène II

 

LISETTE, PONTIGNAN, SCAPIN

 

SCAPIN.

Mais du retardement j’aurais tort de me plaindre.

N’a-t-on pas deviné que nous étions ici ?

Voyez.

PONTIGNAN.

C’est la Suivante.

SCAPIN.

Et la Maîtresse aussi ;

Elle est à douze pas qui vous entend : j’enrage !

LISETTE, à Pontignan.

Tournez les yeux, Monsieur, vous saurez mon message.

PONTIGNAN, à Lisette.

Oui ; je vois ta Maîtresse, et je cours lui parler. 

Il sort.

 

 

Scène III

 

LISETTE, SCAPIN

 

LISETTE.

Tu me parais chagrin.

SCAPIN.

À ne te rien celer,

Si mon Maître suivait mes avis, ta Maîtresse

Irait faire valoir ailleurs ses tours d’adresse.

Quoi ! sans se laisser voir, elle viendrait toujours

M’embarrasser l’esprit de frivoles discours ;

Et, sans l’avoir pour qui, ma sotte complaisance

Me ferait... Par ma foi, je perdrais patience ;

Elle se montrerait, ou plus de rendez-vous.

LISETTE.

Qu’en avons-nous besoin ?

SCAPIN.

Vous les prenez sans nous.

Nous vous trouvons partout, Dieu-merci, l’une et l’autre.

LISETTE.

Il n’est point de pouvoir qui soit pareil au nôtre.

Magie, enchantement, ou ce que tu voudras,

Ton Maître, à notre insu, ne saurait faire un pas ;

Nous le découvrirons, en quelque lieu qu’il aille.

SCAPIN.

Et s’il ne sortait point ?

LISETTE.

Il n’est porte, muraille,

Qu’en disant certains mots rudes à prononcer,

Un invisible esprit ne nous fasse percer.

SCAPIN.

Vous avez un esprit perce-porte ?

LISETTE.

Sans doute.

Quand tu dis quelque chose à ton Maître, j’écoute ;

Et vingt fois, dans sa chambre où tu vas raisonner,

J’ai, sur certains conseils, pensé te lutiner.

Mais, je t’en avertis, prends-y garde, et pour cause :

Si contre nous encor tu dis la moindre chose,

Te réveillant la nuit, j’irai faire un fracas...

SCAPIN.

Je ne dirai plus rien ; de grâce, n’y viens pas :

En matière d’esprits, je suis poltron en diable.

LISETTE.

Pour ton Maître, à ses vœux l’amour est favorable ;

Et le parfait bonheur qu’il lui veut assurer,

Le va mettre en état de ne rien désirer.

Tout s’y trouve à-la-fois, honneur, gloire, richesse :

Mais il faut, pour cela, qu’il n’ait plus de Maîtresse ;

Qu’ôtant à Léonor toute espèce d’espoir...

SCAPIN.

Il ne l’a jamais vue ; et...

LISETTE.

Mais il la peut voir ;

Et, vouloir qu’on se montre, avant qu’il nous promette

De renoncer, pour nous...

SCAPIN.

L’affaire serait faite. 

Mais, vois-tu ! puisqu’ensemble ici nous disputons,

C’est aimer tristement, que d’aimer à tâtons.

Avant que l’on s’engage, encore on est bien aise

De jouir du ragoût d’un visage qui plaise ;

Et, comme le marché doit durer quelque temps,

Franchement, il est bon que les yeux soient contents

Si ta Maîtresse était quelque laide effroyable...

LISETTE.

Ton Maître fait qu’elle a de l’esprit comme un diable :

Elle est toute autre encore en éclat de beauté ;

Il éblouit, il charme.

SCAPIN.

Et rien n’est emprunté ?

Ses yeux sont de vrais yeux ?

LISETTE.

Oui, faits exprès pour elle :

Ils brillent... Quant à moi, je suis un peu moins belle.

Mes traits font moins finis ; mais j’espère pourtant,

Si nous nous marions, que tu feras content.

SCAPIN.

Me marier ! j’ai fait un vœu qui m’en empêche.

LISETTE.

Le temps te fera perdre une humeur si revêche ;

Et, quand tu m’auras vue, il fera mal aisé

Que ton cœur à l’amour ne soit pas disposé.

M’épousant, tu seras comblé d’heur et de gloire ;

Et, si le cœur t’en dit d’apprendre le grimoire,

À te donner leçon...

SCAPIN.

Ce serait temps perdu ;

J’ai l’esprit trop pesant.

LISETTE.

Bruks, haurs, gast, crinks, znirf du. 

Répète un peu, pour voir.

SCAPIN.

Il ne m’est pas possible.

LISETTE.

Trois mots joints à ceux-ci te rendraient invisible.

Ô quel plaisir pour toi, d’aller et de venir,

Sans que porte ni mur te puissent retenir !

Pense, rêve, examine ; en est-il un semblable ?

SCAPIN.

Oui ; mais il faut avoir commerce avec le diable.

LISETTE.

Bon ! voilà bien de quoi ! Rassure ton esprit ;

Vas, le diable n’est pas si méchant qu’on le dit

Mais je vois ma Maîtresse et ton Maître.

 

 

Scène IV

 

PONTIGNAN, ANGÉLIQUE, LISETTE, SCAPIN

 

PONTIGNAN.

Madame,

C’est trop faire languir une si belle flamme ;

Vos refus ont assez confondu mon espoir ;

Enfin, accordez-moi le plaisir de vous voir.

ANGÉLIQUE.

Ne me demandez point, comme un bonheur insigne,

Ce que vous obtiendrez quand vous en ferez digne.

Je fais que Léonor, qui vous attire ici,

À votre cœur encor ne coûte aucun souci :

Mais, quand vous m’assurez d’une amour éternelle,

Vous demeurez toujours en parole avec elle ;

Et, sans vous dégager, un désir curieux

Vous presse, en me voyant, de contenter vos yeux.

Et qui me répondra qu’ensuite ma rivale

Ne fera pas en vous naître une ardeur égale ;

Et que, l’allant chercher, vous ne céderez pas

À ce qu’en sa beauté vous trouverez d’appas ?

PONTIGNAN.

Pouvez-vous m’imputer une foi chancelante,

À moi, qui vous la jure et fidèle et constante,

Et qui ne veux vous voir que pour mieux m’engager,

Si mon amour vous plaît, à ne jamais changer ?

Par un penchant secret qui répond de ma flamme,

Le Ciel vous a soumis l’empire de mon âme ;

Et Léonor en vain rend votre esprit jaloux,

Quand vous me voyez prêt à me donner à vous.

Pour rompre une parole aveuglément donnée,

Affurez-vous de moi, par un prompt hyménée :

Mon père à Léonor ne m’engage pas tant,

Qu’il ne soit satisfait, quand je ferai content.

ANGÉLIQUE.

En craignant Léonor, s’il faut ne vous rien taire,

L’amour que j’ai pour vous, ne craint que votre père ;

Comme à vivre pour elle il vous a destiné,

Par lui tout autre choix peut être condamné ;

Et si de vos désirs vous n’étiez pas le maître,

Quelle honte pour moi de m’être fait connaître !

Ma rivale est aimable, elle a de la beauté,

Et votre cœur pourrait pencher de son côté.

PONTIGNAN.

Léonor, je l’avoue, est le choix de mon père ;

Mais si mon cœur se trouve à cet amour contraire,

Loin que son choix m’en fasse une nécessité,

Il laisse à mes souhaits entière liberté,

Je puis aimer ailleurs : ainsi cessez, Madame,

De craindre qu’il voulût mettre obstacle à ma flamme.

Je suis libre ; et, brûlant de me voir votre époux,

Mes vœux, pour réussir, n’ont besoin que de vous.

ANGÉLIQUE.

Cependant, si mes yeux manquent votre conquête,

À vous venger de moi Léonor sera prête ;

Et vous la conservez, pourvoir qui de nous deux,

Par de plus vifs appas, pourra fixer vos feux.

PONTIGNAN.

Non ; et, dès aujourd’hui, je vais lui faire dire

Que pour un autre objet mon cœur charmé soupire ;

Et que l’engagement qu’avec elle on a fait,

Quoi qu’il puisse arriver, n’aura jamais d’effet.

Est-ce assez pour vous plaire ?

ANGÉLIQUE.

Agissant de la sorte ;

Attendez tout d’un cœur dont la tendresse est forte.

Adieu.

PONTIGNAN.

Mais quand chez vous espérer de vous voir ?

ANGÉLIQUE.

Un billet, au besoin, vous le fera savoir.

Aimez, soyez discret ; le reste me regarde.

 

 

Scène V

 

PONTIGNAN, SCAPIN

 

PONTIGNAN.

Tu vois ; par Léonor mon bonheur se retarde :

Il faut m’en dégager ; qu’en dis-tu, Scapin ?

SCAPIN.

Rien.

PONTIGNAN.

Ne crois-tu pas... ?

SCAPIN.

Je crois que vous ferez fort bien.

PONTIGNAN.

Je voilà donc rendu ?

SCAPIN.

Vraiment !

PONTIGNAN.

Qu’elle est aimable !

SCAPIN.

Sans doute.

PONTIGNAN.

Que d’esprit !

SCAPIN.

Elle est incomparable.

PONTIGNAN.

Que t’a dit sa Suivante ?

SCAPIN.

Il ne m’en souvient pas.

 

 

Scène VI

 

LA FORÊT, en Flamand, PONTIGNAN, SCAPIN

 

SCAPIN.
Mais voici le Flamand qui s’avance à grands pas.

LA FORÊT, à Pontignan.

Sti Dame qui li quitte, est sti Dame inconnue

À Monsir ?

PONTIGNAN, à La Forêt.

Elle-même.

LA FORÊT.

À sti coin de sti rue,

De son tête à son pied je l’y regardais, moi.

PONTIGNAN.

Eh bien, qu’en dites-vous ?

LA FORÊT.

Bonne taille, mon foi

Li trouve un marchement fort joli. Mais li femmes,

Monsir, dans sti Paris, ah ! li méchantes âmes !

Si, dans son chambre, à vous li voulait si montrer,

Sti Dame qui s’en va, vous garde bien d’entrer ;

Il fait beaucoup mauvais d’aller là, je vous jure.

PONTIGNAN.

Vous m’en parlez d’un air qui marque une aventure.

Quelque Belle d’amour vous aura recherché.

LA FORÊT.

Sti passe, sti matin, moi, par le Neuf-marché,

Li veux dans son horloge y voir l’heure présente :

Avec de p’tits martiaux st’horloge est là qui chante.

Une Dame qui porte un garnissement bleu,

L’est là tout près de moi. Je li regarde un peu :

Son visage est bien blanc, et moi li trouve belle.

« Vous étranger, Monsir, à Paris ? » me dit-elle,

« Fort bien, si je pouvais l’obéir sti matin, »

Le dis-je. Je le parle, en marchant mon chemin ;

Et, dans un p’tite rue où li fait son demeure,

M’offre que je li vienne entretenir une heure,

Que li déjeunera, si je veux, avec moi.

PONTIGNAN.

Cela ne se pouvait refuser.

LA FORÊT.

Je le crois.

Ji monte dans son chambre, et j’y tire, en la hâte,

Dans mon bourse un écu, pour de petite pâte ;

J’y baille à la Servante. Il entre, en ce moment,

Un homme qui mi jette un grand embrassement.

« Ah ! bien ravi, Monsir, d’avoir vous connaissance ! »

Dit-il. J’y réponds, moi, par grande révérence.

Il prend la bourse à moi que je tiens dans mon main,

La regarde de près, « Il est biau, sti dessin. »

Il la met dans son poche, et sans autres paroles.

SCAPIN, à La Forêt, le contrefaisant.

Et combien dans sti bourse était-il ?

LA FORÊT.

Vingt pistoles ; 

Sans la monnaie d’argent, qu’il prend tout.

PONTIGNAN.

Il a tort.

LA FORÊT.

Moi ne veux point rien perdre, et li fais un bruit fort.

Li viennent trois Monsirs, à sti bruit, grands lipées,

Grandes barbes qui vont tout du long, point coupées.

L’un me prend par sti bras...

SCAPIN.

Ah ! je crains bien le saut.

LA FORÊT.

Il me tire un peu rude, et parle d’un ton haut.

« Pourquoi vous dans sti lieu, Monsir, avec mon femme ? »

Sti l’hom’ qui l’a mon bourse, il si sauve, et sti Dame.

Je crie après mon bourse ; et sti l’homme toujours

Parle à moi de son femme. Il me laisse ; j’i cours

Par li p’tite montée, et je l’ai descendue ;

Il est déjà longtemps quand je suis dans la rue :

J’y cherche sti voleur, qui l’est parti fort loin.

SCAPIN.

Allez, c’est de l’argent qu’il vous garde au besoin ;

Votre bourse est bien là.

LA FORÊT.

Sti Dame qui m’y mène,

M’y fait, je l’ai bien vu, sti pièce fort vilaine :

Sti gens qui font venus, avaient l’intelligent

Avec sti qui s’ensuit, pour m’attraper l’argent.

Vous n’entre point, Monsir, de chambre, sans connaître.

PONTIGNAN.

Je suivrai vos conseils.

LA FORÊT.

Dans l’Auberge peut-être

S’en viendra vous bientôt aujourd’hui ?

PONTIGNAN.

Je le crois ;

L’heure ne presse pas.

LA FORÊT.

Je m’y retourne, moi ;

De sti l’argent perdu point vous parler à table,

Monsir.

PONTIGNAN.

Ne craignez rien. Adieu.

 

 

Scène VII

 

PONTIGNAN, SCAPIN

 

PONTIGNAN.

Le pauvre diable

En a pour vingt Louis.

SCAPIN.

Que vous feriez heureux,

Monsieur !... Je ne dis rien.

PONTIGNAN.

Achève.

SCAPIN.

Oh !

PONTIGNAN.

Je le veux.

SCAPIN.

Fort bien ! j’irai parler, afin qu’on me lutine !

PONTIGNAN.

Vas, je saurai me taire.

SCAPIN.

Et si l’on m’examine ?

PONTIGNAN.

Qui ?

SCAPIN.

La Dame sorcière : elle est peut-être là

Qui m’écoute, ou du moins la Suivante.

PONTIGNAN.

Voilà

Ta folie ordinaire.

SCAPIN.

Il est donc impossible

Qu’en disant « Craks, mir, daus », on se rende invisible ?

PONTIGNAN.

Le secret serait beau.

SCAPIN.

Beau ? Si j’avais voulu...

Mais, franchement, il faut être un peu résolu.

Répétant un grimoire, apparemment du diable,

J’aurais, sans être vu...

Pontignan rit.

Je vous conte une fable :

Là, riez.

 

 

Scène VIII

 

PONTIGNAN, SCAPIN, ALCIDOR

 

ALCIDOR, à Pontignan.

Dois-je croire au rapport de mes yeux ?

PONTIGNAN, à Alcidor.

Ô mon cher Alcidor !

ALCIDOR.

Célicourt en ces lieux !

Quel plaisir de l’y voir !

PONTIGNAN.

J’y viens pour une affaire

Où d’un fidele ami l’appui m’est nécessaire ;

Et, puisqu’heureusement...

ALCIDOR.

Attendez tout de moi ; 

Je me souviens toujours de ce que je vous dois.

Notre étroite amitié, qui se fit à l’Armée,

En toute occasion s’est par vous confirmée ;

Vous seul m’avez tiré de ce gouffre d’engins...

PONTIGNAN.

Brisons-là, s’il vous plaît, et sachez qui je suis.

Le nom de Célicourt, qu’un malheur me fit prendre,

Vous cache trop longtemps ce qu’il faut vous apprendre ;

Ces réserves, enfin, ne sont plus de saison.

Limoge est mon pays, Pontignan mon vrai nom.

ALCIDOR.

Pontignan ! Ah ! je sais quel sujet vous amène.

Tout, selon vos désirs, le réglera sans peine :

Et, pour voir Léonor favorable à vos vœux,

Vous n’avez qu’à paraître, et vouloir être heureux.

PONTIGNAN.

Qui vous en a tant dit ?

ALCIDOR.

Je suis ami du père ;

Vous choisissant pour gendre, il n’a pu me le taire.

Le nom de Pontignan, qui m’était inconnu,

Pour ce choix étranger m’avait mal prévenu ;

Je plaignais Léonor à Limoge exilée :

Mais elle a tout sujet d’en être consolée ;

Et ce Provincial qu’elle attend pour époux,

La doit combler de joie, étant fait comme vous.

PONTIGNAN.

Léonor vaut beaucoup ; elle est aimable et belle ;

Je le crois limais, enfin, l’amour ailleurs m’appelle ;

Et, si quelque amitié vous reste encor pour moi,

Il faut que vous m’aidiez à dégager ma foi.

ALCIDOR.

Moi ?

PONTIGNAN.

Vous. Voyez son père, et lui faites entendre

Que je fais et que vaut l’honneur d’être son gendre ; 

Mais qu’un engagement que je n’ai pu prévoir,

Quand je veux l’accepter, m’en ôte le pouvoir :

Dites-lui...

ALCIDOR.

Songez bien, avant que de rien faire,

Que, par mille raisons, Léonor doit vous plaire :

Sa venu, son esprit, sa naissance, son bien...

PONTIGNAN.

Lorsque le cœur est pris, on n’écoute plus rien.

Léonor, sur toute autre, en mérite l’emporte ;

Cependant la rupture avec elle m’importe ;

Tout mon bonheur dépend de m’en voir dégagé.

ALCIDOR.

Et qui donc, sous ses lois, vous a sitôt rangé ?

Depuis quand... ?

PONTIGNAN.

L’aventure est des plus singulières ; 

Et j’ai, pour l’éclaircir, besoin de vos lumières :

Elle vous surprendra ; je vais vous la conter.

ALCIDOR.

Non, ce n’est que chez moi que je veux l’écouter.

Vous êtes en Auberge ; y rester davantage,

Quand je puis vous loger, serait me faire outrage.

Venez ; je vous mettrai dans un appartement

Où vous ferez peut-être assez commodément.

PONTIGNAN.

Mais c’est un embarras, que...

ALCIDOR.

Perdez cette crainte ; 

L’amitié d’entre nous bannira la contrainte.

Comme l’appartement est séparé du mien,

Chacun, en liberté, fera maître du sien.

Ainsi ne croyez point vous en pouvoir défendre :

Quoi que vous m’opposiez, je ne veux rien entendre ;

Vous viendrez.

PONTIGNAN.

Le parti me doit être bien doux :

Mais, de grâce, oubliez que je ferai chez vous ;

Point de façon.

ALCIDOR.

Allons, sans tarder davantage.

SCAPIN, à Pontignan.

Vous ne me dites rien, Monsieur : notre bagage,

Comment faire ?

ALCIDOR.

Suis-nous, sans t’en inquiéter :

Tu conduiras mes gens, pour le faire apporter.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente une des chambres de l’appartement d’Alcidor, destinée pour Pontignan.

 

 

Scène première

 

ANGÉLIQUE, LISETTE

 

LISETTE.

Voilà, pour cet ami que loge votre frère,

La chambre où j’ai tout mis dans l’ordre nécessaire.

Vous la reconnaissez ?

ANGÉLIQUE.

C’était notre prison, 

Quand ma mère, déjà dans sa vieille saison,

Sans moi, dont la présence eût trop marqué son âge ; 

Voulait de jeune encor faire le personnage.

Comme de me garder le foin l’inquiétait,

Nous étions sous la clef, pendant qu’elle sortait ;

Point de quartier pour nous.

LISETTE.

Dieu veuille avoir son âme !

C’était, de son vivant, une terrible femme !

Mais elle y gagnait bien ! Deux ais dans la cloison,

Tournant, sans qu’on le sût, nous en faisaient raison ;

Et, quand elle croyait vous tenir prisonnière,

Nous avions de sortir liberté toute entière.

ANGÉLIQUE.

Et quel est cet ami, pour qui si promptement

On sait tout préparer dans cet appartement ?

LISETTE.

Je n’en fais point le nom : seulement votre frère

M’a dit qu’il est bien fait, et très digne de plaire ;

Et que, s’il le voyait jeter les yeux sur vous,

Il vous conseillerait d’en faire votre époux.

ANGÉLIQUE.

Mon époux ! Quel amour dans mon cœur pourrait naître ?

LISETTE.

Monsieur de Pontignan s’en est rendu le maître.

ANGÉLIQUE.

Il est vrai : c’est ainsi que l’Amour irrité,

D’une feinte, souvent, fait une vérité.

Pour servir Léonor, et rompre l’hyménée

Qui, l’ôtant à Damis, ailleurs l’a destinée,

Je fais l’aventurière ; et, sans dessein d’aimer,

Je cherche Pontignan, et tâche à l’enflammer ;

Afin de risquer moins, je cache mon visage ;

Et, voulant l’engager, moi-même je m’engage.

S’il me trouvait moins belle...

LISETTE.

Ah ! c’est lui faire tort :

Vous voyant, son amour ne sera que plus fort :

Ne lui refusez plus le seul bien qu’il souhaite.

Il va se dégager ; je tiens la chose faite :

Puisqu’il vous l’a promis, il n’y manquera pas.

ANGÉLIQUE.

S’il rompt chez Léonor, je suis sans embarras ;

Je n’aurai plus de peine à souffrir qu’il me voie.

Conçois-tu de Damis quelle sera la joie ?

Quels ressorts, pour tous deux, nous avons fait jouer !

LISETTE.

L’intrigue est admirable, il le faut avouer :

Après tout, La Forêt a bien su la conduire ;

Et, choisi par Damis, qui prit soin de l’instruire,

Il feint, se contrefait si naturellement,

Que Pontignan, trompé, le croit un vrai Flamand.

ANGÉLIQUE.

Il ne soupçonne point qu’il vienne nous apprendre

En quel lieu, chaque jour, nous le devons attendre.

LISETTE.

Le moyen contre lui qu’il le crût employé ?

Il est secrètement à Limoge envoyé.

Comme tout Voyageur est d’un accès facile,

Lorsque Pontignan part, il le joint hors la ville ;

Et son jargon Flamand ayant pour lui son prix,

Tous deux de compagnie arrivent à Paris.

La Forêt, qui se loge en même Hôtellerie,

Feignant de ne rien voir, observe, écoute, épie ;

Et, dès le lendemain, il nous vient avertir

De l’heure où Pontignan a dessein de sortir.

Nous allons vous et moi l’arrêter au passage ;

Il vous entend parler de l’hymen qui l’engage ;

Et, chaque jour, ainsi, vous trouvant sur ses pas...

ANGÉLIQUE.

Il en est fort surpris.

LISETTE.

Qui ne le serait pas ?

Son Valet a grand’ peur ; il tient indubitable

Que, selon qu’il nous plaît, nous disposons du diable,

J’ai feint que quatre mots d’un merveilleux pouvoir

Me transportent partout, sans qu’on puisse me voir ;

Et que, quand seul à seul il entretient son Maître,

Je suis à ses côtés, quoique sans y paraître :

Jugez s’il oserait lui parler contre nous.

ANGÉLIQUE.

Tu lui fais d’un lutin redouter le courroux.      

LISETTE.

Ce qui jusqu’à l’excès va porter sa surprise,

C’est qu’une fausse clef doit ouvrir sa valise.

Que ne croira-t-il point, lorsqu’il y trouvera

Cent choses qu’en secret le Flamand y mettra ?

Le diable alors sera...

 

 

Scène II

 

ANGÉLIQUE, LISETTE, LA FORÊT

 

LISETTE.

Mais La Forêt s’avance.

ANGÉLIQUE, à La Forêt.

Pontignan de me voir a grande impatience ?

Lorsque je l’ai quitté, tu l’as entretenu ?

LA FORÊT, à Angélique.

Avecque mon jargon et mon air ingénu,

J’ai voulu lui prouver, par certaine aventure

Qui d’un Flamand dupé lui faisait la peinture,

Qu’aux galants rendez-vous des Belles de Paris,

Lorsqu’on les acceptait, les plus fins étaient pris.

Mais ce conte, inventé de peur qu’il me soupçonne,

Me fait passer pour sot, et n’a rien qui l’étonne.

En quelque lieu, pour vous, qu’on l’oblige d’aller,

Quand vous le voudrez voir, vous n’aurez qu’à parler.

ANGÉLIQUE.

Après tant de refus, sa passion m’engage

À ne pas différer de montrer mon visage.

Comme ce rendez-vous sera particulier,

Lisette ira le prendre au bas de l’escalier ;

Et, l’amenant sans bruit, par ce nouveau mystère

Lui rendra cette grâce et plus douce et plus chère ;

Déjà tous les moyens en sont imaginés.

LA FORÊT.

Si je puis en cela quelque chose, ordonnez ;

Me voilà prêt d’agir.

ANGÉLIQUE.

Nous connaissons ton zèle : 

Pour ta fortune aussi l’occasion est belle.

Tu sers Damis ; Damis adore Léonor :

S’il l’épouse, en tes mains il fera pleuvoir l’or ;

Et...

LA FORÊT.

De remerciements, du moins, il n’est pas chiche :

S’il obtient ce qu’il aime, il me doit faire riche ;

J’en ai déjà touché de quoi ne plaindre pas,

Dans tout ce que j’ai fait, ma peine ni mes pas.

Pour n’être point connu, mes mesures sont prises ;

Mais, Lisette, vois-tu les clefs des deux valises ?

LISETTE, à La Forêt.

Celle du Maître aussi ?

LA FORÊT.

Du Maître.

LISETTE.

Montre-moi.

La Forêt donne les clefs à Lisette, qui les met dans sa poche, voyant entrer Alcidor.

 

 

Scène III

 

ALCIDOR, ANGÉLIQUE, LISETTE, LA FORÊT

 

ALCIDOR, à Angélique.

Votre Marchand Flamand trouve ici de l’emploi ;

Il vous vient voir souvent.

LA FORÊT, à Alcidor.

Sti Dame est difficile, 

Monsir ; je le portais un petit ustensile,

Pour l’y pendre à l’oreille. Il n’est rien mieux garni, 

Sti diamant : dans l’or, l’y semble un p’tit bruni ;

L’y jette un grand éclat, pourtant : vois vous, de grâce, 

Monsir.

ALCIDOR, à La Forêt.

Oui ; mais il faut qu’elle se satisfasse ;

Voudra-t-elle acheter ce qui ne lui plaît pas ?

LA FORÊT, à Angélique.

Et sti bracelet.

ANGÉLIQUE, à La Forêt.

Fi !

LA FORÊT.

Vous n’en fait point de cas ;

Il est fort beau : je vais dans un maison l’y vendre, 

Où moi sort bien longtemps je l’y faisais attendre.

J’aurai, dans plusieurs jours, d’autres jolivetés ; 

Vous veux que je l’y viens apporter ?

ANGÉLIQUE.

Apporter :

J’achète avec plaisir, quand la chose est jolie.

LA FORÊT.

Bon soir, Madame, et tout li bonne compagnie.

 

 

Scène IV

 

ALCIDOR, ANGÉLIQUE, LISETTE

 

ALCIDOR, à Angélique.

Un ami vient loger dans cet appartement

À la sœur ; et je voudrais en faire votre Amant :

Il est plein de mérite ; et, quand il me faut faire

Un choix digne de vous...

ANGÉLIQUE, à Alcidor.

Je vous connais, mon frère ;

Votre bonté pour moi se montre chaque jour ;

Mais ne parlons encor ni d’Amant ni d’amour :

Vivre libre et sans soins, est un grand avantage.

ALCIDOR.

Quoi ! vous renonceriez, ma sœur, au mariage ?

ANGÉLIQUE.

Je puis changer de goût ; mais, du moins jusqu’ici,

N’ayant rien souhaité, j’ai vécu sans souci.

L’état de fille est doux à qui fait le bien prendre.

ALCIDOR.

Ces sentiments font beaux, et j’aime à les entendre

Mais, si vous connaissiez cet Amant prétendu,

Croyez-moi, votre cœur serait bientôt rendu.

Son nom vous surprendra ; Pontignan...

ANGÉLIQUE.

Quoi, mon frère...

ALCIDOR.

L’Amant de Léonor.

ANGÉLIQUE.

Cet Amant que son père... ?

ALCIDOR.

Oui, qui vient de Limoge, et que son père attend.

ANGÉLIQUE.

Je l’avoue, il n’est rien qui me surprenne tant.

Léonor, devant vous, a fait cent fois paraître

Le chagrin qu’en son cœur son hymen faisait naître :

Le nom de Pontignan vous était inconnu ;

Il vient pour l’épouser ; et, quand il est venu,

Une telle amitié vous unit l’un à l’autre,

Qu’il ne doit point avoir de maison que la vôtre ;

Vous le logez !

ALCIDOR.

Il faut vous éclaircir ce point.

Par certains intérêts qu’on ne pénètre point,

Ayant, sous un faux nom, pris parti dans l’Armée ;

Il me vit. La bravoure est partout estimée ;

La sienne me charma ; nous devînmes amis :

Mais, dans quelque union que le temps nous eût mis, 

Du nom de Pontignan, qu’alors il voulut taire,

Passant pour Célicourt, il me fit un mystère :

Ce secret vient par lui de m’être découvert.

Il n’a pu refuser un logement offert.

Avant qu’il vienne ici, je ne fais quelle affaire

Dans son Auberge encor l’a rendu nécessaire ; 

Un de mes gens le suit, qui le doit amener.

ANGÉLIQUE.

L’hymen de Léonor se va donc terminer ?

Quel malheur pour Damis !

ALCIDOR.

Il n’est pas fort à plaindre.

Pontignan aime ailleurs, et l’on n’en doit rien craindre :

Si Léonor l’occupe, il n’y doit plus songer

Que pour rompre avec elle, et pour se dégager :

C’est ce qu’avec son père il veut que je ménage ;

Et je n’entreprends pas un difficile ouvrage,

Puisqu’enfin pour Damis le père prévenu,

S’est déjà repenti du choix d’un inconnu.

ANGÉLIQUE.

Pontignan aime donc ?

ALCIDOR.

Oui, quelque malheureuse,

Dont le noble talent est celui de coureuse :

Vous en allez juger. Il arrive à Paris ;

Et, dès le lendemain, son cœur se trouve pris.

Une Dame, dit-il, d’un esprit admirable,

Et que de tout le sexe il croit la plus aimable,

S’il quitte Léonor, l’assure, chaque jour,

De tout ce qu’a d’heureux le plus parfait amour.

La Belle, qui jamais ne montre son visage,

En différents quartiers, se trouve à son passage ;

Et, plus il l’entretient, plus son cœur enflammé,

Quoique sans la connaître, en demeure charmé.

D’elle et de ses desseins que faut-il qu’on soupçonne

La croyez-vous, ma sœur, autre qu’une friponne,

Qui, le voulant duper... ?

ANGÉLIQUE.

Je ne m’y fierais pas.

ALCIDOR.

Dès demain, je prétends le tirer d’embarras.

Je le suivrai de loin : si la Dame l’arrête,

Avec de telles gens je fais comme l’on traite ;

Ou de force, ou de gré, nous verrons ce que c’est ;

Et...

ANGÉLIQUE.

Vous ferez fort bien.

ALCIDOR.

Votre propre intérêt

Demande qu’au plutôt cette intrigue finisse.

Pontignan, dégagé, peut vous rendre justice,

Et se laisser assez toucher de vos appas...

Vous rougissez, ma sœur ?

ANGÉLIQUE.

Je ne le cache pas :

Pontignan, comme Amant, me fait craindre sa vue.

Souffrez que je lui sois quelques jours inconnue ;

Cachez-lui que chez vous vous avez une sœur.

ALCIDOR.

Vous voulez, à loisir, consulter votre cœur.

Les deux appartements étant loin l’un de l’autre,

Il sera dans le sien, demeurez dans le vôtre :

Je consens que d’abord vous en usiez ainsi.

 

 

Scène V

 

ALCIDOR, ANGÉLIQUE, LISETTE, CASCARET

 

CASCARET, à Alcidor.

Monsieur, ce Cavalier qui vient loger ici...

ALCIDOR, à Cascaret.

Je cours le recevoir.

À Angélique.

Évitez sa rencontre,

Ma sœur, si quelquefois le hasard vous le montre.

 

 

Scène VI

 

ANGÉLIQUE, LISETTE

 

LISETTE.

L’amour ne vous est point favorable à demi ;

D’un Amant qui vous plaît votre frère est l’ami :

À l’hymen souhaité je vous tiens parvenue.

ANGÉLIQUE.

Ce changement finit mon rôle d’inconnue.

LISETTE.

Pontignan...

ANGÉLIQUE.

À le fuir mon frère me réduit :

De tous nos entretiens tu vois qu’il est instruit ;

De loin, pour me surprendre, il s’apprête à le suivre.

LISETTE.

Vous le fuirez ? quoi ! lui, qui, sans vous, ne peut vivre ?

ANGÉLIQUE.

Dans mon appartement je puis l’entretenir,

Sans qu’il sache chez qui je l’aurai fait venir :

Il me verra. Mon cœur est déjà plein d’alarmes.

Lisette, si pour lui je n’avais point de charmes ;

Si, voyant mon visage, il n’y rencontrait pas

Ce qu’il s’est figuré de grâces et d’appas !

LISETTE.

À quoi bon affecter ces doutes hypocrites ?

Vous pensez beaucoup mieux de vous que vous ne dites.

ANGÉLIQUE.

Moi ? non. Sur la beauté chacun ayant ses goûts,

Je dois craindre...

LISETTE.

Mon Dieu ! donnez le rendez-vous ;

Je réponds du succès.

ANGÉLIQUE.

Avant que je le donne

Comme il est important qu’il n’en parle à personnes

Par un billet rendu, je veux le prévenir.

LISETTE.

Vous n’aurez pas de peine à le faire tenir.

Ces ais qu’on peut tourner, seront d’un grand usage :

Ils me vont dans sa chambre assurer un passage.

Ce sera peu pour moi d’y porter le billet ;

J’y prétends quelquefois lutiner le Valet :

Aussi-bien, l’une et l’autre il nous prend pour sorcières.

ANGÉLIQUE.

Mais...

LISETTE.

Fiez-vous à moi : j’ai certaines lumières

Qui sauront, au besoin, me tirer d’embarras.

ANGÉLIQUE.

J’entends monter quelqu’un : viens ; ne nous montrons pas.

Angélique et Lisette sortent par la cloison.

 

 

Scène VII

 

SCAPIN, LA RAMÉE

 

SCAPIN, chargé de malles.

Mettrai-je tout là ?

LA RAMÉE.

Mets.

SCAPIN.

Tu m’as fait monter vite ;

J’en suis tout essoufflé. C’est donc là notre gîte ?

Nous n’y serons pas mal.

LA RAMÉE.

De jour, comme de nuit,

Ton Maître n’y doit point appréhender le bruit :

La rue est éloignée ; on y dort à son aise.

SCAPIN, se mettant dans une chaise de commodité.

Voilà, pour faire un somme, une admirable chaise !

Comme j’y ronflerais !

LA RAMÉE.

S’il veut écrire, vois,

La table est bien garnie ; il trouvera de quoi ;

Encre, plume, papier, rien ne manque.

SCAPIN.

Et le reste,

Tout va-t-il bien ? Je crains certain vide indigeste :

À moins qu’on n’ait le ventre un peu rond, franchement,

On sent des crudités...

LA RAMÉE.

Tu le crains vainement :

Si tu veux déjeuner quatre fois, laisse-faire ;

Les pâtés, le bon vin...

SCAPIN.

Voilà bien mon affairé ;

Il est tard, et peut-être on est prêt de dîner ;

L’office est-elle loin ?

LA RAMÉE.

Je m’en vais t’y mener ;

Viens.

SCAPIN.

Boire un coup ou deux, ne saurait jamais nuire.

LA RAMÉE.

Prends la clef de la chambre, et te laisse conduire.

SCAPIN.

Dans cet appartement tout me semble assez clos.

LA RAMÉE.

Quand tu l’auras fermé, tu peux être en repos.

Il sort.

Scapin sort, et ferme la porte.

 

 

Scène VIII

 

ANGÉLIQUE, LISETTE

 

LISETTE entre par la cloison, et dit à sa Maîtresse qui est dehors.

Votre machine, encor sur un pivot placée,

Est dans le même état où nous l’avons laissée :

Le ressort par dehors étant bien arrêté,

On pousserait en vain d’un et d’autre côté ;

Rien ne tourne ; et les ais sont joints de telle sorte,

Qu’on ne s’aperçoit point de cette fausse-porte.

Entrez.

ANGÉLIQUE, entrée.

Et si quelqu’un nous vient surprendre ici ?

LISETTE.

Nous entendrons monter ; n’ayez aucun souci.

D’ailleurs, qui peut venir ? on va se mettre à table.

ANGÉLIQUE.

Prenons donc ce moment, puisqu’il est favorables

Je vois une écritoire ; il faut, par un billet,

Avertir Pontignan de garder le secret.

LISETTE.

Pour nous mettre en crédit sur le pouvoir magique ;

Écrivez-lui d’un style un peu diabolique ;

Et tranchez de l’Esprit qui, pour pénétrer tout,

Des murs les plus épais sans peine vient à bout.

ANGÉLIQUE.

Mais, pour ne rien risquer, quand j’aurai fait ma lettre,

Comme il faut qu’il la trouve, où la pourrai-je mettre ?

Mon frère, qui sans doute ici l’amènera,

S’il la voit sur la table, avec lui la lira :

C’est à Pontignan seul que...

LISETTE.

Tout nous favorise :

L’une de ces deux clefs doit ouvrir sa valise.

Lorsque je les prenais des mains du faux Flamand,

Votre frère est entré, pour vous heureusement ;

Il est cause, en partant, qu’il me les a laissées.

ANGÉLIQUE.

Hé bien ? ces clefs ?

LISETTE.

Honneur aux tètes bien sensées !

J’ouvrirai la valise ; et vous, sans le plier,

Tout du long, au dessus vous mettrez le papier :

C’est le premier objet qui frappera sa vue.

ANGÉLIQUE.

Lisette, je me rends : la chose est bien conçue ;

C’est-là de quoi le mettre en de grands embarras.

LISETTE.

Il a l’esprit bien fort, s’il ne s’étonne pas.

Par qui, quand nous aurons refermé la valise,

Croira-t-il que, sans clefs, la lettre ait été mise ?

Ce tour est un vrai tour de magie.

ANGÉLIQUE.

Il est vrai.

Ouvre et prépare tout, tandis que j’écrirai.

Elle se met à écrire. 

LISETTE, ayant ouvert la valise de Pontignan.

Rien ne s’offre à mes yeux que de propre et de riche.

Madame, en fait d’habits, votre Amant n’est pas chiche.

Voyez ce justaucorps, de l’un à l’autre bout ;

L’ouvrage est merveilleux, l’or y brille partout.

ANGÉLIQUE.

Montre. La broderie en est très délicate.

LISETTE, après avoir mis le justaucorps sur une chaise.

La même propreté dans tout le reste éclate.

Voilà des points de France admirables.

ANGÉLIQUE.

Tu vas

Mettre tout en désordre.

LISETTE.

Et ne le dois-je pas ?

Je prétends être Esprit : quand un Esprit ravage,

Rien n’en peut échapper ; il met tout au pillage.

Çà, du beau, maintenant, il faut venir au laid.

Cette courte valise est celle du Valet ;

Ouvrons. Oh ! la vilaine odeur qui s’en exhale !

Pour la bien visiter, tout m’y paraît trop sale.

Des marrons. Des sabots. Une lettre. Un portrait,

Regardant le portrait. 

Ah ! la laide guenon ! quelle mine elle fait !

Elle trouve une lettre. 

Mais lisons cette lettre.

Elle lit.

« Du Château de Pourceaugnac, à quatre lieues de Limoge.

« Scapin, mon amour, tu pars demain pour Paris ; dont je fuis grandement affligée. Je te redis adieu, et je t’envoie mon portrait, que tu baiseras souvent ; car, jusqu’à ton retour, je baiserai le tien plus de  cent fois le jour. Je te prie de porter à mon frère,  qui est Manœuvre du Roi au Château de Versailles, des marrons et une paire de jolis sabots, raretés de notre pays. Je t’embrasse de tout mon cœur, et te baise depuis les pieds jusqu’à la tête. Songe à ta folâtre Lambine, comme je songerai à mon petit fou Scapin ».

On connaît, par le style,

Que la Dame au Monsieur n’est pas fort difficile.

Elle remet la lettre, et trouve une bourse.

Bon ! j’ai trouvé sa bourse. Il faut voir son trésor ;

A-t-il bien amassé ? Comment ! dix Louis d’or !

Six écus d’argent blanc, avec de la monnaie !

De son inquiétude il faut avoir la joie.

Emportons son argent ; et, pour l’en consoler,

Cherchons, s’il est friand, de quoi le régaler :

La pièce, sans cela, ne peut être accomplie.

J’ai d’anis bien musqués une boîte remplie,

Versons-les dans sa bourse ; et tirons ces gros gants,

De la valise ouverte indices convaincants.

Fermons présentement.

ANGÉLIQUE.

Voici ma lettre faite.

LISETTE, regardant la lettre.

Pour bien fauter aux yeux, l’écriture est complète ;

Les traits en sont si grands, qu’on les peut voir de loin ;

Vous vous savez en tout contrefaire, au besoin.

ANGÉLIQUE.

Comme il pourra montrer cette lettre à mon frère,

J’ai cru que je devais changer mon caractère.

Lisette met la lettre d’Angélique dans la valise de Pontignan, et la ferme.

ANGÉLIQUE.

Ne ferme point encor.

LISETTE.

Pourquoi ?

ANGÉLIQUE.

Ce justaucorps

Que tu viens de tirer, tu le laisses dehors ?

LISETTE.

Je le fais à dessein, afin que la surprise

Leur fasse ouvrir d’abord l’une et l’autre valise.

Mais j’entends quelque bruit ; coulons-nous promptement.

Elles sortent par la cloison.

 

 

Scène IX

 

ALCIDOR, PONTIGNAN, SCAPIN

 

ALCIDOR, à Pontignan.

Si vous n’êtes pas bien dans cet appartement,

Nous vous mettrons ailleurs : mais...

PONTIGNAN, à Alcidor.

La façon est bonne !

Je ne prétends chez vous incommoder personne.

ALCIDOR.

Je vous laisse un moment : usez-en, s’il vous plaît,

Comme Maître. Dans peu le dîner sera prêt ;

On vous avertira.

Il sort.

 

 

Scène X

 

PONTIGNAN, SCAPIN

 

SCAPIN.

Notre hôte est fort affable :

J’aime cela.

PONTIGNAN.

Tandis que nous serons à table,

Cours à mon Perruquier porter les dix Louis...

SCAPIN.

Ses yeux, en les voyant, feront bien réjouis.

Jamais, sur le crédit, je n’ai vu pareil homme :

Deux jours sans le payer, il croit perdre sa somme.

Il vend cher le bonheur d’être un peu renommé.

PONTIGNAN.

Pourquoi mon justaucorps n’est-il pas enfermé ?

SCAPIN.

Il l’est, et bien plié.

PONTIGNAN.

Vois donc.

SCAPIN.

C’en est un autre, 

Monsieur : de la valise ai-je tiré le vôtre ? 

Il est là, sous la clef.

PONTIGNAN.

Si ce n’est pas le mien,

Tout s’y trouve semblable, il ne diffère en rien ;

Étoffe, assortiment, doublure, broderie.

SCAPIN.

On y serait trompé. Mais, Monsieur, je vous prie...

PONTIGNAN, tirant quelques papiers de son justaucorps.

C’est-là mon justaucorps ; ces lettres en font foi.

Tu ne l’as pas tiré de la valise ?

SCAPIN.

Moi,

Tiré ? non.

PONTIGNAN.

L’effronté menteur !

SCAPIN.

Si je déguise,

Si j’ai, dans cette chambre, ouvert votre valise...

Apercevant les gants tirés de sa valise. 

Mais dans la mienne aussi l’on aura fourragé ;

Voilà de certains gants... Ah ! je suis enragé !

Ouvrons vite, et voyons si l’on a pris ma bourse :

Je n’ai plus qu’à me pendre ; où sera ma ressource ?

Ah ! me voilà remis ; je l’aperçois.

PONTIGNAN.

Maraud !

SCAPIN.

Franchement, je tremblais qu’elle n’eût fait le saut.

Il ouvre la bourse, et n’y trouve que des anis.

Mais qu’est-ce-ci ? Monsieur, ah !

PONTIGNAN.

Qu’as-tu ?

SCAPIN.

Misérable !

Vos dix Louis...

PONTIGNAN.

Hé bien ?

SCAPIN.

Ils sont allés au diable.

PONTIGNAN.

Maraud ! que veux-tu dire ?

SCAPIN.

On a tout nettoyé :

Mon argent et le vôtre, en dragée employé...

PONTIGNAN.

Écoute : quelquefois je souffre qu’on plaisante ;

Mais ici...

SCAPIN.

Quoi, Monsieur ! croyez-vous que je mente ?

Ma bourse, au lieu d’argent que j’y croyais garder...

PONTIGNAN.

Et qui te l’a donc pris ?

SCAPIN.

Le faut-il demander ?

Votre Dame lutine ; elle entend le grimoire.

PONTIGNAN.

L’impertinent !

SCAPIN.

Fort bien ! Vous n’en voulez rien croire :

Peut-être, en ce moment, sans se montrer à nous,

Elle est à quatre pas, qui se moque de vous.

PONTIGNAN.

Tu crois donc me voler, et m’éblouir d’un conte ?

Je suis d’une foi lente, et j’ai la main très prompte ;

Garde de l’éprouver.

SCAPIN.

Ne vous montré-je pas... ?

PONTIGNAN.

Cherche mes dix Louis, et tu les trouveras.

SCAPIN.

Où les aller chercher ? Peut-on... ?

PONTIGNAN.

Point de réplique.

SCAPIN.

Sur votre Dame Esprit vous êtes hérétique ;

Mais, Monsieur, croyez-en tout ce qu’il vous plaira,

Ma bourse vous répond de ce qu’elle sera :

L’argent changé par elle en friande matière...

PONTIGNAN.

Son pouvoir est bien grand !

SCAPIN.

Elle est plus que sorcière ;

Et le diable, par qui ces tours lui font permis,

S’il n’est de ses parents, est bien de ses amis ;

J’en suis sûr.

PONTIGNAN.

Et moi, las d’entendre tes sottises :

Remets mon justaucorps, et cache ces valises.

SCAPIN, ouvrant la valise de son Maître.

Je vais le renfermer, au hasard que, ce soir,

Nous le trouvions encore...

Apercevant la lettre d’Angélique.

Ah ! Monsieur, venez voir.

Ce papier tout rempli d’une grande écriture,

Qui l’a mis là ? L’argent changé, c’est imposture ;

J’apporte, là-dessus, de méchantes raisons :

Mais cette lettre ?

PONTIGNAN, ayant pris la lettre.

Elle est d’une femme. Lisons.

Il lit.

« Comme il n’y a rien de fermé pour moi, vous ne devez pas être surpris, si vous trouvez cette lettre en ce lieu, où elle ne peut être vue que de vous. Je suis fort contente de la prière que vous avez faite au Cavalier chez qui vous logez, d’aller rompre l’engagement où vous êtes avec Léonor : cette marque d’une véritable passion pour moi m’oblige à satisfaire l’envie que vous avez de me voir ; et, ce sera dès ce soir, si, par un billet que vous laisserez sur votre table, vous m’assurez d’un entier secret sur le rendez-vous que je me prépare à vous-donner. Vous n’en pouvez dire un mot, que je ne l’apprenne au même instant : prenez vos mesures là-dessus. En parlant, vous me perdrez pour toujours ; et peut-être vaux-je bien que vous cherchiez à me conserver ».

SCAPIN.

Hé bien ? qu’en pensez-vous ?

PONTIGNAN.

Ce qu’il faut que j’en pense.

SCAPIN.

Monsieur, mettez la main à votre conscience :

Vous n’en sauriez douter, la Dame est un Esprit,

Un corps qui perce tout ; elle-même le dit ;

Ce billet et la bourse en sont un témoignage.

Par où dans cette chambre avoir trouvé passage ?

PONTIGNAN.

Par quelque endroit caché que tu ne connais pas.

SCAPIN.

Et nos valises ? hem ?

PONTIGNAN.

Grand sujet d’embarras !

Quelque bonnes que soient de pareilles serrures,

Contre certaines clefs en trouve-t-on des sûres ?

SCAPIN.

Et comment, s’il-vous plaît, a-t-elle deviné

Qu’un logement ici vous vient d’être donné ?

Dans le même moment que nous changeons de gîte ?

(Et je crois qu’on n’en peut. avoir changé plus vite,)

Elle accourt ; elle entre ; ouvre ; et, d’un soin diligent,

Visite, souille, cherche, emporte notre argent,

Écrit, referme tout, s’en va. Notez, de grâce,

Que c’est sans aucun bruit que tout cela se passe,

Sans qu’on la voie aller ni venir. Et j’ai tort,

Quand je dis que le diable... ?

Pontignan rit.

SCAPIN.

Oh ! faites l’esprit fort ;

Riez, présentement : permis à vous de rire :

Mais...

PONTIGNAN.

Elle attend réponse, et je lui veux écrire :

Une chaise.

SCAPIN.

Ah, Monsieur ! pour vous le cœur me bat.

PONTIGNAN.

Comment ?

SCAPIN.

Si votre lettre est portée au sabbat ?

Que fait-on ? quelquefois deux mots de sortilège

Font bien courir les gens.

PONTIGNAN.

Allons, dépêche ; un siège.

SCAPIN.

Vous ne croyez donc point qu’il soit des sorciers ?

PONTIGNAN.

Non.

SCAPIN.

Et ceux qu’en quelque endroit le diable a marqués...

PONTIGNAN.

Bon !

SCAPIN.

Comment, bon ! prenez-vous le diable pour un conte ?

PONTIGNAN.

Rien moins.

SCAPIN.

Vous le deviez.

PONTIGNAN.

Mais le diable aurait honte

De venir badiner, comme il faudrait qu’il fit, 

Si l’on donnait créance à tout ce qu’on en dit.

SCAPIN.

Toujours dans ses erreurs un obstiné demeure.

 

 

Scène XI

 

SCAPIN, PONTIGNAN, CASCARET

 

CASCARET, à Pontignan.

On a servi, Monsieur.

PONTIGNAN.

Je descends tout à l’heure.

Cascaret sort.

 

 

Scène XII

 

PONTIGNAN, SCAPIN

 

PONTIGNAN.

C’est fait : l’on doit venir prendre la lettre ici ;

Je n’ai qu’à la laisser. Pour sortir de souci,

Cache-toi ; tu verras quelle adresse on emploie...

SCAPIN.

Si, pour la découvrir, il n’est que cette voie,

Vienne ici qui voudra faire le guet pour nous :

J’y mourrais de frayeur, si j’y restais sans vous.

Ils sortent.

 

 

Scène XIII

 

Lisette entre par la cloison, prend la lettre que Pontignan a laissée sur la table, et sort.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente une chambre de l’appartement d’Alcidor.

 

 

Scène première

ANGÉLIQUE, LÉONOR

 

ANGÉLIQUE.

Ne venir que la nuit, c’est-là se faire attendre.

LÉONOR.

Ici depuis longtemps je brûle de me rendre :

Mais, par votre billet, vous témoignez vouloir

Que, soupant avec vous, j’y passe tout le soir ;

Je ne suis pas maîtresse, et j’ai dû de mon père

Obtenir le congé qui m’était nécessaire :

Comme il était dehors, j’attendais son retour.

ANGÉLIQUE.

Vous avez vu mon frère ?

LÉONOR.

Oui, presque tout le jour.

Il m’a de votre Amant conté toute l’histoire :

Elle a des incidents qu’on aura peine à croire ;

Rien n’est plus surprenant.

ANGÉLIQUE.

Vous ne savez pas tout :

Jusqu’ici, de le voir j’ai su venir à bout ;

Mais il fera surpris encor d’une autre forte.

Dans son appartement j’ouvre une fausse-porte,

Par où Lisette et moi, sans qu’on nous puisse voir,

Quand nous voulons entrer, nous avons tout pouvoir.

Même une fausse-clef qu’en nos mains on a mise,

Nous est très favorable ; elle ouvre la valise ; 

Et c’est-là que, tantôt, un billet enfermé

Du dessein que j’ai pris l’a d’abord informé :

Au plaisir de me voir ce billet le prépare.

LÉONOR.

Pour le faire tenir, la voie est assez rare ;

Cependant les moyens vous en, sont fort aisés.

ANGÉLIQUE.

Je demandais réponse, et la voici : lisez.

LÉONOR lit.

« Quoique le lieu où j’ai trouvé votre lettre me fasse penser de vous les choses les plus extraordinaires, rien ne me peut empêcher de courir au rendez-vous que je vous demande depuis si longtemps. Donnez le-moi donc dès aujourd’hui, s’il le peut : je vous promets un entier secret, et me rendrai partout où il vous plaira ».

Malgré son embarras, la réponse est précise.

ANGÉLIQUE.

Elle était sur la table, où Lisette l’a prise.

Comme il ne s’agit plus que de me faire voir,

Pour éprouver sur lui quel fera mon pouvoir...

LÉONOR.

Vous l’aimez donc assez, pour souffrir avec peine

Que l’amour vous rendit sa conquête incertaine ?

ANGÉLIQUE.

Je l’avoue ; et voilà ce que vous me causez.

Cependant prenez garde à quoi vous m’exposez :

Pontignan près de vous n’a-t-il rien à prétendre ?

LÉONOR.

Votre frère bientôt doit venir vous l’apprendre :

Il est avec mon père ; et vous pouvez juger,

Quand par lui Pontignan cherche à se dégager,

Qu’en faveur de Damis, mon père, sans murmure,

De ce premier Amant souffrira la rupture.

 

 

Scène II

 

ANGÉLIQUE, LÉONOR, LISETTE

 

ANGÉLIQUE, à Lisette.

Hé bien ? notre corbeille ? as-tu tout apprêté ?

LISETTE, à Angélique.

Vous vous louerez, je crois, de mon habileté.

La corbeille où j’ai mis l’écharpe en broderie,

Se fera remarquer par sa galanterie :

Rien n’est mieux assorti de rubans et de nœuds.

LÉONOR, à Angélique.

Pontignan, vous aimant, n’est pas trop malheureux :

Ce présent est pour lui ; l’amour ainsi l’ordonne.

ANGÉLIQUE, à Léonor.

À deux cents pas d’ici, ce soir, le bal se donne ;

Mon frère, qui l’y mène, et veut me le montrer ;

Déguisée avec vous prétend m’y rencontrer :

Là, je dois à ses yeux laisser voir mon visage.

Songez, dans cette scène, à faire un personnage.

LÉONOR.

Volontiers. Si l’hymen doit m’unir à Damis,

Par vous seule à mes vœux ce bonheur est acquis ;

Ainsi, vous devant tout dans un amour si tendre,

Il n’est rien que de moi vous ne puissiez attendre.

 

 

Scène III

 

ALCIDOR, ANGÉLIQUE, LÉONOR, LISETTE

 

ALCIDOR, à Léonor.

Partagez tout l’amour que votre Amant ressent,

Aimable Léonor ; votre père y consent :

Il voit avec plaisir que Pontignan d’une autre

Préfère l’hyménée, et le préfère au vôtre ;

Et qu’en se dégageant, il le laisse en pouvoir

D’accorder à vos feux ce qu’il croit leur devoir.

Suivez donc ce penchant qui vous va, sans alarmes,

D’une tendre union faire goûter les charmes :

Un pareil changement vous doit être assez doux.

LÉONOR, à Alcidor.

J’aimais, vous le savez ; et, quand j’apprends de vous

Que dans ma passion rien ne m’est plus contraire,

Mon cœur, rempli de joie, a peine à vous le taire :

Peut-être j’en dis trop ; mais...

ALCIDOR.

Que ne peut ma sœur

Prendre vos sentiments ! Un mari lui fait peur ;

Et, quand de Pontignan je lui peints le mérite...

ANGÉLIQUE, à Alcidor.

En voulant m’engager, vous allez un peu vite.

Quoiqu’en effet l’hymen ait pour moi peu d’appas,

Un choix que vous feriez, ne me déplairait pas :

Mais enfin votre ami, que l’amour d’une Belle,

Depuis qu’il est ici, fait soupirer pour elle,

Voudra-t-il renoncer à cet engagement,

Parce que vous voulez en faire mon Amant ?

Si son cœur prévenu refuse de vous croire ?...

LÉONOR.

Angélique a raison ; il y va de sa gloire :

Si vous voulez qu’elle aime, elle mérite bien

Qu’un cœur rempli d’amour se donne pour le sien,

Vous m’avez dit tantôt gue, pour une inconnue,

Pontignan...

ALCIDOR.

Sa folie à tel point est venue,

Que, d’un aventurier aimant les embarras,

Il se plaît à souffrir pour ce qu’il ne voit pas.

ANGÉLIQUE.

Pour ne prendre avec lui nulle fausse mesure,

Il faut attendre, au moins, la fin de l’aventure.

ALCIDOR, à Angélique.

Pour voir si sans raison je prends ses intérêts

Vous pourrez, dans le bal, examiner ses traits.

Mais, belle Léonor, si vous n’y prenez garde,

Le bonheur de Damis peut-être se hasarde :

Pontignan est bien fait, et pourra vous charmer.

LÉONOR.

Pour rien craindre de lui, je fais trop bien aimer.

Puisqu’il doit être au bal, où l’entrée est publique,

Allez, je vous promets d’y mener Angélique :

Lorsque nous l’aurons vu selon qu’il nous plaira,

S’étant examinée, elle s’expliquera.

ALCIDOR.

J’entends venir quelqu’un : sortez ; c’est lui peut-être.

 

 

Scène IV

 

ALCIDOR, SCAPIN

 

ALCIDOR.

Ah ! c’est donc toi, Scapin ?

SCAPIN.

Je rentre avec mon Maître.

ALCIDOR.

Qu’a-t-il fait tout le jour ?

SCAPIN.

Il a toujours marché :

Il m’a fallu le suivre, et j’en suis déhanché.

Nous avons de Paris visité chaque rue.

ALCIDOR.

Et la Dame voilée ?

SCAPIN.

Oh ! Monsieur...

ALCIDOR.

L’a-t-il vue ?

SCAPIN.

Non.

ALCIDOR.

Le quartier changé la met peut-être à bout ?

Avant qu’elle ait appris...

SCAPIN.

Monsieur, elle fait tout.

Ah ! si j’osais parler... 

ALCIDOR.

Qui te retient ?

SCAPIN.

La peste !

S’attaquer aux Esprits., c’est jouer de son reste.

Attendez.

ALCIDOR.

Que fais-tu ?

SCAPIN.

Si la Dame était là ?

ALCIDOR.

Où ?

SCAPIN.

Derrière ou devant... Je crois que la voilà.

Ah !

ALCIDOR.

Tu perds donc l’esprit ?

SCAPIN.

Tout pour elle est possible :

Elle a son Krausmirdus qui la rend invisible. 

Nos valises...

ALCIDOR.

Hé bien ?

SCAPIN.

Ah, Monsieur ! on m’a pris, 

En changeant mon argent, pour un mangeur d’anis.

ALCIDOR.

Comment ?

SCAPIN.

On a beau dire ; à moins qu’être sorcière...

 

 

Scène V

 

PONTIGNAN, ALCIDOR, SCAPIN

 

PONTIGNAN, à Scapin.

Vas m’attendre là-haut, avec de la lumière.

SCAPIN.

Moi, Monsieur ?

PONTIGNAN.

Vas, te dis-je, et ne raisonne pas.

SCAPIN.

Et l’Esprit ?

PONTIGNAN.

Ne crains rien ; je marche sur tes pas.

SCAPIN, s’en allant avec peine.

C’est fait ; me voilà mort : Dieu veuille avoir mon âme !

 

 

Scène VI

 

PONTIGNAN, ALCIDOR

 

PONTIGNAN.

Hé bien ! qu’avez-vous fait en faveur de ma flamme ?

Me rend-on ma parole, et suis-je dégagé ?

ALCIDOR.

Si sous d’heureuses lois l’amour vous a rangé,

Vous n’aurez contre vous Léonor ni son père :

Aimez ; à tous les deux la rupture a su plaire.

Quelques mots échappés m’ont fait apercevoir

Qu’un autre Amant s’offrait qu’ils n’osaient recevoir ;

Ainsi ce changement à tous est favorable.

PONTIGNAN.

Qu’à vos soins généreux je me tiens redevable !

Sans nul scrupule, enfin, je puis m’abandonner

À ce que de mon sort l’Amour veut ordonner.

ALCIDOR.

Si la Dame inconnue est tout ce qui vous flatte,

Il n’est pas encor temps que votre joie éclate ;

Ce n’est point votre fait. Vous chercher en tous lieux,

Et ne vouloir jamais se montrer à vos yeux,

C’est, par un trait d’esprit, tâcher à vous surprendre.

Le piège est dangereux ; il faut vous en défendre,

Et fuir les rendez-vous, où, seul et sans secours,

Vous pourriez avoir tout à craindre pour vos jours.

PONTIGNAN.

L’invincible penchant qui vers elle m’entraîne,

M’est d’un heureux succès une preuve certaine.

Il entre, en cet amour, de la fatalité ;

Je ne l’ai jamais vue, et j’en suis enchanté.

ALCIDOR.

Peut-être prendrez-vous des mesures nouvelles,

Lorsque, ce soir, au bal, vous aurez vu nos Belles.

Vous avez beau chérir d’invisibles appas ;

Ce qu’on voit, touche plus que ce qu’on ne voit pas.

PONTIGNAN.

Je verrai, je le crois, des objets tout aimables :

Mais tous ces sentiments nobles, incomparables,

Par qui l’on voit sans cesse une âme s’élever,

Ces tours charmants d’esprit, pourrai-je les trouver ?

ALCIDOR.

L’esprit, les sentiments ont de sensibles charmes ;

Mais assez rarement un cœur leur rend les armes,

Si la beauté n’ajoute à ces dons précieux

Certain éclat brillant qui satisfait les yeux.

Si je vous fais trouver, dans la même personne...

PONTIGNAN.

Souffrez qu’à son destin mon amour s’abandonne.

 

 

Scène VII

 

CASCARET, PONTIGNAN, ALCIDOR

 

CASCARET, à Alcidor.

Monsieur...

Il continue de lui parler bas à l’oreille.

PONTIGNAN, à Alcidor, après que Cascaret a cessé de parler.

On vous demande. Adieu.

ALCIDOR.

Dans un moment,

Je vous irai rejoindre à votre appartement.

Ils sortent tous les trois.

Le théâtre change, et représente la chambre de Pontignan.

 

 

Scène VIII

 

LISETTE, tenant une corbeille couverte d’un taffetas, et entrant par la cloison

 

Du présent que je tiens, sans peur d’être surprise,

Je puis, pour ma Maîtresse, achever l’entreprise ;

Un moment suffira pour m’en débarrasser.

Mais où la table est-elle, afin de lui laisser ?

Avançons quelques pas : c’est-là qu’elle doit être...

Je ne la trouve point. Il faut me reconnaître.

Où suis-je ? Si j’allais me perdre tout-à-fait !

La table est d’un côté ; de l’autre, un cabinet.

Sur la tapisserie une main étendue,

Pour me servir de guide...

 

 

Scène IX

 

SCAPIN, LISETTE

 

Scapin, dehors, met la clef dans la serrure, pour ouvrir la porte.

LISETTE, entendant le bruit de la clef.

Ah ! me voilà perdue !

On vient ici ; par où pourrai-je me sauver ?

Ne sachant où je suis, comment me retrouver. 

SCAPIN, ayant ouvert, entre, une chandelle à la main.

Esprit, si près de moi tu fais la sentinelle,

Vois mon cœur tout glacé d’une frayeur mortelle ;

Ne vas pas m’apparaître ; et, parmi les Esprits,

Puisse te profiter l’argent que tu m’as pris !

LISETTE, bas à elle-même.

Par sa lumière, enfin, je me suis reconnue :

Mais elle m’est nuisible ; il faut que je la tue ;

Après cela, je fais par où je dois rentrer.

SCAPIN.

Si c’est qu’à l’un de nous tu veuilles te montrer,

Mon Maître est plus que moi propre à vos diableries,

Avec son esprit fort...

Lisette souffle la chandelle que tient Scapin.

SCAPIN crie.

À l’aide !

LISETTE, lui mettant la main sur la gorge.

Si tu cries,

Je t’étrangle.

SCAPIN.

Ah ! pardon ; je vais crier tout bas.

Miséricorde !

LISETTE.

Encore !

SCAPIN.

Hé ! l’on ne m’entend pas.

LISETTE.

Tantôt, en mots fâcheux, pour détourner ton Maître,

Tu nous faisais passer...

SCAPIN.

Non ; cela ne peut être :

Je lui peins les Esprits les plus honnêtes gens...

LISETTE.

Il faut, pour te punir de ces mots outrageants,

Que mes griffes te soient un sujet d’être sage.

Elle lui serre la gorge.

SCAPIN.

Ah ! je me tiens pour mort ; que veux-tu davantage ?

Quelles griffes ! Sur moi c’en les déshonorer.

LISETTE.

Seras-tu pour nous ?

SCAPIN.

Oui : garde de trop ferrer ;

J’ai la peau délicate ; et...

 

 

Scène X

 

PONTIGNAN, SCAPIN, LISETTE

 

PONTIGNAN.

Scapin !

Lisette, entendant Pontignan, quitte Scapin, et s’éloigne.

SCAPIN.

Qui m’appelle ? 

PONTIGNAN, à Scapin.

Qu’est-ce donc ? avec qui parles-tu, sans chandelle ?

SCAPIN, à Pontignan.

Bon ! à me lutiner l’Esprit s’est diverti.

PONTIGNAN.

L’Esprit ! Quoi ! tu l’as vu ?

SCAPIN.

Non ; mais je l’ai senti.

N’allez pas avancer, Monsieur ; il est tout proche ; 

Et, s’il faut qu’une fois sa griffe vous accroche...

PONTIGNAN.

Un Esprit ! Çà, voyons ce que l’Esprit prétend.

Il cherche à tâtons.

LISETTE, s’éloignant.

Sauvons-nous.

PONTIGNAN.

Je le vais réjouir, s’il m’attend

Il suit Lisette, au bruit de ses pas, touche la corbeille qu’elle tient et la saisit. 

Je tiens quelque chose.

SCAPIN.

Oui ?

PONTIGNAN, à Lisette.

Qui que tu puisses être,

Demeure.

LISETTE, bas à elle-même.

Quel malheur ! j’ai rencontré le Maître.

PONTIGNAN.

Scapin, l’Esprit est pris.

SCAPIN.

Tant mieux ! ne lâchez rien.

PONTIGNAN.

De la lumière, vite !

SCAPIN.

On y va : tenez bien.

Il sort.

PONTIGNAN.

Ah, ma foi ! s’il s’échappe, il aura de l’adresse.

 

 

Scène XI

 

LISETTE, PONTIGNAN

 

LISETTE.

Il a pris la corbeille, il faut que je la laisse.

PONTIGNAN, tenant la corbeille.

Enfin, mon cher Esprit, nous verrons par quel art...

Lisette lâche la corbeille, se sauve, et sort par la cloison.

 

 

Scène XII

 

PONTIGNAN, seul

 

Mais quelle est ma surprise ! On se tire à l’écart,

On se sauve : suivons, cherchons qui ce peut être.

Ce que l’on m’a laissé dans les mains, fait connaître

Qu’ici quelqu’un caché cause tout l’embarras.

Comme j’avais d’abord touché du taffetas,

J’ai cru que je tenais une femme. Peut-elle

S’être ainsi dérobée ?

À Scapin qui est dehors. 

Apporte la chandelle,

Tôt !

 

 

Scène XIII

 

PONTIGNAN, SCAPIN

 

SCAPIN, entrant avec de la lumière.

J’ai couru toujours, et n’ai pu moins tarder.

PONTIGNAN.

Viens voir, Scapin.

SCAPIN, se cachant le visage.

Monsieur, je n’ose regarder.

L’Esprit est-il bien laid ?

PONTIGNAN.

Ta sottise me tue.

Éclaire ici.

SCAPIN, sans regarder.

Sa griffe est-elle bien crochue ?

PONTIGNAN.

Voudras-tu t’approcher ?

SCAPIN.

Je palpite, et mon cœur...

Il veut regarder, et, croyant avoir vu, détourne brusquement le visage.

Ah ! sa barbe de bouc m’a fait transir de peur ;

J’ai cru la voir.

PONTIGNAN.

Maraud !

SCAPIN, sans regarder.

Monsieur l’Esprit, de grâce,

Si l’on vous fait payer vos tours de passe-passe,

Quoique par vous griffé, je suis votre valet :

C’est mon Maître, et non moi, qui vous tient au collet.

PONTIGNAN.

De quelle patience il faut s’armer !

SCAPIN, se faisant effort.

Courage ;

Voyons, puisqu’il faut voir : ouf !

Il regarde ; et, voyant que son Maître ne tient qu’une corbeille, il dit.

Mais, hélas ! j’enrage !

Quoi ! Monsieur, vos efforts ont été superflus ?

L’Esprit que vous teniez, vous ne le tenez plus ?

PONTIGNAN.

Non : quoiqu’entre mes mains, il a su si bien faire,

En me laissant ceci, qu’il s’est tiré d’affaire.

Il ne peut être loin ; voyons de toutes parts.

SCAPIN.

Ah, Monsieur ! nous n’avons qu’à nous tenir gaillards.

Contre nous, cette nuit, s’il peut trouver main-forte,

Il nous étrillera d’une diable de sorte.

Après ce que tous deux nous avons fait et dit...

PONTIGNAN.

Vas, vas, puisque la peur a fait sauver l’Esprit,

C’est peu de chose. Viens, visitons tout ; regarde,

Cherche sous ce tapis.

SCAPIN.

Moi, chercher ! je n’ai garde.

PONTIGNAN.

J’ai le bras fort pesant.

SCAPIN.

Hé !...

PONTIGNAN.

Crains de l’éprouver.

SCAPIN.

Que chercherais-je, moi ? je ne veux rien trouver.

PONTIGNAN, lui tendant la corbeille.

Tiens ceci.

SCAPIN.

Quoi ! toucher à ce qui vient du diable !

PONTIGNAN.

Tiens, te dis-je.

SCAPIN.

Monsieur, mettez-le sur la table.

PONTIGNAN.

Le coquin !

Il met la corbeille sur la table. 

SCAPIN.

Pour l’Esprit vous n’avez point de foi :

Si vous aviez senti ses griffes, comme moi...

Voyez ; j’en porte au cou les marques bien empreintes ;

Et cela, m’a-t-il dit, pour...

PONTIGNAN.

Il t’a fait ses plaintes ?

Il t’a parlé ?

SCAPIN.

Sans doute : il prétend que je suis

À la Dame lutine, autant que je le puis.

PONTIGNAN.

Il a tort.

SCAPIN.

Tort ! sa plainte est très déraisonnable :

Vous empêché-je, moi, de vous donner au diable ?

Si c’est votre plaisir d’aller gîter là-bas ;

Que faire ?

PONTIGNAN.

Je t’écoute, et je ne cherche pas.

Il cherche.

SCAPIN.

Bon ! chercher un Esprit ! c’est nous la bailler bonne !

Avez-vous vu partout ?

PONTIGNAN.

Je ne trouve personne.

SCAPIN.

Enfin, sur les Esprits vous voilà convaincu.

PONTIGNAN.

Point du tout.       

SCAPIN, bas à part.

L’hérétique !

PONTIGNAN.

Ai-je si peu vécu,

Que je puisse donner dans de telles sottises ?

SCAPIN.

Donc, quoiqu’on ait tantôt fourragé nos valises,

Bagatelle ! Et ceci, qu’est-ce ? où l’avez-vous pris ?       

PONTIGNAN.

Quelqu’un me l’apportait, qui s’est trouvé surpris ;

Et, lorsque la lumière était prête à paraître,

Ce quelqu’un s’est enfui.

SCAPIN.

Par où ? par la fenêtre ?

PONTIGNAN.

Par la porte.

SCAPIN.

Monsieur, je l’aurais rencontré.

Non, non ; c’est un Esprit. Lorsque je suis entré,

J’ai senti tout-à-coup que la maligne bête

S’est mise en chat-huant, pour voler sur ma tête ;

Et j’ai même entendu, vrai comme je vous vois,

Qu’on disait : « Tiens bien fort ; je me moque de toi ».

PONTIGNAN, riant.

La belle vision !

SCAPIN.

Vous riez ; mais Dieu sache...

PONTIGNAN, prenant la corbeille.

Levons ce taffetas, et voyons ce qu’il cache.

La corbeille est fort propre, et d’un art singulier.

SCAPIN.

Oh ! le diable, Monsieur, est un maître ouvrier.

PONTIGNAN.

D’une écharpe fort riche elle est accompagnée.

SCAPIN.

L’or, en enfer, dit-on, se donne par poignée :

Doit-on être surpris, s’il brille ici partout ?

PONTIGNAN.

Pour mieux voir cette écharpe, étends-la par ce bout.

SCAPIN, refusant d’y toucher.

Monsieur, on voit assez que c’est une merveille.

PONTIGNAN.

Le poltron ! Mais que vois-je au fond de la corbeille ?

C’est un billet. Lisons : il nous fera savoir

Quand l’Inconnue, enfin, prétend se laisser voir.

Il lit le billet.

« Je fais que vous devez aller cette nuit au bal ; portez-y l’écharpe que je vous envoie ; elle servira de marque à un homme masqué, qui vous connaîtra en la voyant : laissez-vous conduire où il vous mènera, si vous avez envie de voir une personne qui ne cherche qu’à vous rendre heureux. On ira prendre votre réponse au même lieu où l’on a trouvé la première afin de savoir si vous voulez que je vous attende ».

SCAPIN.

Tout cela ne vous donne aucune inquiétude ?

PONTIGNAN.

La Dame en ce logis doit avoir habitude ;

Et, par quelque Valet qui se cache de moi,

Elle y fait apporter tout ce que je reçois.

SCAPIN.

Les Esprits sont pour vous des contes apocryphes :

Mais pourtant un Valet, Monsieur, n’a point de griffes ; 

Et je sais que c’en sont qui très étroitement...

PONTIGNAN.

Un siège.

SCAPIN, après avoir donné un siège.

Vous allez répondre ?

PONTIGNAN.

Assurément.

SCAPIN.

Et vous vous laisserez, tantôt, conduire au masque ?

PONTIGNAN, assis pour écrire.

Que m’en conseilles-tu ?

SCAPIN, en élevant la voix.

Moi ? vous seriez fantasque,

Si, lorsque, pour vous mettre à bouche que veux-tu,

Une Dame d’honneur et pleine de vertu

D’un rendez-vous de nuit vous honore chez elle,

Vous n’alliez, sans rien craindre, où l’Amour vous appelle.

PONTIGNAN, après avoir écrit.

Pour apprendre le nom de celle qui m’écrit,

J’imagine un moyen d’attraper notre Esprit.

Je vais feindre avec toi de faire un tour en ville :

Pour tromper les Valets, cette feinte est utile.

Tu prendras, pour sortir, un flambeau devant eux ;

Puis, un moment après, nous rentrerons tous deux ;

Et, nous coulant ici, sans bruit et sans lumière,

Nous épierons l’agent de la Dame sorcière.

Je parle selon roi. L’officieux Valet,

Qui nous croira dehors, sera pris au filet :

En cherchant ma réponse, il se rendra visible.

SCAPIN.

Oui ; mais aussi, peut-être, il se rendra sensible.

Monsieur, serai-je là nécessaire avec vous ?

PONTIGNAN.

Tu peux craindre où je suis ?

SCAPIN.

On me rouera de coups ;

L’Esprit n’en veut qu’à moi.

PONTIGNAN.

Ne t’en mets point en peine.

SCAPIN.

Pour la seconde fois, s’il faut qu’il me reprenne,

Je suis mort. La pitié vous devrait bien toucher.

D’autres fuiraient l’Esprit, et vous l’allez chercher.

Mais, puisque vous voulez que je vous fasse escorte,

Vous répondrez de moi, si le diable m’emporte.

PONTIGNAN, s’étant levé.

De sa griffe, au besoin, je puis te garantir.

Descendons l’un et l’autre, et feignons de sortir.

 

 

ACTE IV

 

Le théâtre représente une chambre de l’appartement d’Angélique. 

 

 

Scène première

 

ANGÉLIQUE, LÉONOR

 

ANGÉLIQUE.

Puisque la complaisance où mon frère m’engage,

Veut que ce soir, au bal, je montre mon visage,

Je me démasquerai ; mais pour un seul moment.

Si Pontignan y peut trouver quelque agrément,

Dans notre rendez-vous que je lui donne ensuite,

De ce qu’il en croira je puis me voir instruite,

Et savoir, de mes traits l’entendant discourir,

Si je dois me cacher ou bien me découvrir.

LÉONOR.

Comme il vous a déjà vingt fois entretenue,

Vous pourrez, à la voix, en être reconnue.

ANGÉLIQUE.

En lui parlant au bal, je la déguiserai ;

Le masque m’aidera. Mais vous ?...

LÉONOR.

Je me tairai ;

Et me prépare à voir, avec beaucoup de joie,

Qu’à servir votre amour votre frère s’emploie.

Quand même il connaîtra que vous touchez son cœur,

Il ne lui dira pas que vous êtes sa sœur.

Il sera fort plaisant qu’en vous parlant, ce frère,

Pour vous cacher à lui, vous traite en étrangère.

Quand il vous connaîtra, que son sort sera doux !

ANGÉLIQUE.

Mais, s’il ne venait pas, tantôt, au rendez-vous ?

LÉONOR.

Au désir de vous voir croyez-vous qu’il renonce,

Lui, dont l’empressement... ?

ANGÉLIQUE.

Nous verrons sa réponse.

Si nous avions Lisette : il ne faut qu’un moment,

Pour entrer et la prendre en son appartement.

Chacun est éloigné ; tout me paraît tranquille ;

Avecque son Valet Pontignan est en ville ;

Ils viennent de sortir.

LÉONOR.

Lisette est-elle loin ?

ANGÉLIQUE.

De notre faux Flamand comme j’aurai besoin,

Il fallait l’avertir ; et je l’en ai chargée.

À mander Pontignan je me suis engagée ;

C’est lui qui, dans le bal, l’ira prendre masqué.

LÉONOR.

Cet homme à vous servir est assez appliqué.

ANGÉLIQUE.

Je m’en ressouviendrai.

LÉONOR.

Sans attendre Lisette,

Si sur ce rendez-vous vous êtes inquiète,

Pour savoir s’il faudra l’attendre cette nuit,

Nous pouvons dans sa chambre entrer, sans faire bruit,

Y prendre sa réponse.

ANGÉLIQUE.

Allons-y tout à l’heure.

Mais, comme il faut qu’au guet l’une de nous demeure,

Tandis que j’épierai tous ceux de la maison,

Par les ais du pivot qui soutient la cloison

Voudrez-vous entrer seule, et chercher sur la table ?

LÉONOR.

Si je le veux ? pour vous, je suis de tout capable.

ANGÉLIQUE.

Mon frère peut venir ; si je l’entends monter,

J’irai vite au devant, afin de l’arrêter :

Cependant, dans le foin que l’amitié vous donne,

Vous pourrez aisément...

LÉONOR.

Et, s’il ne vient personne, 

Vous vous tiendrez toujours au passage ?

ANGÉLIQUE.

À trois pas.

Afin que la clarté ne nous trahisse pas,

Prenons ce que Lisette a préparé pour elle,

Une lanterne sourde, avec de la chandelle.

Fermons-la. Vous, entrez ; et, moi faisant le guet,

Vous n’aurez qu’à l’ouvrir, pour prendre le billet.

LÉONOR.

J’espère, en le cherchant, ne perdre pas ma peine :

Reposez-vous sur moi.

ANGÉLIQUE.

Venez, que je vous mène :

Comme il faut qu’en marchant nous cachions la clarté,

Je ferai votre guide en cette obscurité.

Le théâtre change, et représente la chambre de Pontignan.

 

 

Scène II

 

PONTIGNAN, SCAPIN

 

Ils entrent, sans lumière, par la porte.

PONTIGNAN.

Nous n’avons, en entrant, été vus de personne.

SCAPIN.

N’avoir point de lumière !

PONTIGNAN.

As-tu peur ?

SCAPIN.

Je frissonne.

Ce lutin qui, tantôt, a pensé m’étouffer,

N’a pas besoin de voir, pour me venir griffer.

PONTIGNAN.

N’en appréhende rien ; le lutin est bon diable.

Voyons si mon billet est encor sur la table.

Je l’y retrouve ; bon. On viendra le chercher ;

Tous deux à quelque coin songeons à nous cacher.

SCAPIN.

Où vous éloignez-vous ? Monsieur, qu’il vous souvienne...

PONTIGNAN.

Si tu parles toujours, crois-tu que l’Esprit vienne ?

SCAPIN.

Tant mieux, s’il ne vient pas. Je ne sais où je suis ;

Il me faut regagner la porte, si je puis ;

Là-dehors j’aurai moins...

Il va pour chercher la porte, rencontre son Maître, et crie.

Au secours !

PONTIGNAN.

Misérable !

SCAPIN.

Ah, Monsieur ! je croyais avoir trouvé le diable ;

C’était vous.

PONTIGNAN.

Prétends-tu longtemps faire le sot ?

Viens ici. S’il t’échappe encor le moindre mot,

Tu verras.

SCAPIN.

Attendez, Monsieur.

PONTIGNAN.

Que veux-tu faire ?

SCAPIN, le prenant par son justaucorps.

En vous tenant serré, je consens à me taire.

Je tremble ; mais, enfin, je ne dirai plus rien.

 

 

Scène III

 

ANGÉLIQUE, LÉONOR, PONTIGNAN, SCAPIN

 

ANGÉLIQUE, à l’entrée de la cloison, à Léonor, qui est entrée par le même endroit.

La table est en entrant.

LÉONOR, à Angélique.

Je la trouverai bien.

Angélique s’en va.

 

 

Scène IV

 

LÉONOR, PONTIGNAN, SCAPIN

 

PONTIGNAN, bas à Scapin.

On se parle ; entends-tu, Scapin ?

SCAPIN, bas à Pontignan.

J’entends de reste.

Deux diables, au lieu d’un, nous en vont donner : peste !

Me voilà presque mort.

PONTIGNAN, de même.

On marche.

SCAPIN, de même.

Vous voyez

Comme il m’est point d’Esprit !

PONTIGNAN.

Chut.

SCAPIN.

Si vous m’en croyez

En conjurant ceux-ci, de peur que pis n’arrive...

Léonor ouvre sa lanterne sourde.

PONTIGNAN, de même.

Vois-tu de la clarté ?

SCAPIN, de même.

La peur est laxative ;

Je suis perdu.

PONTIGNAN, de même.

Scapin, c’est une femme ; vois.

Regarde.

SCAPIN, de même.

Regarder ? c’est pour mourir d’effroi.

PONTIGNAN, de même.

Comment ?

SCAPIN, de même.

D’un diable femme est-il cœur qui ne tremble ?

Monsieur, c’est pis cent fois que vingt diables ensemble.

PONTIGNAN, de même.

Ce qu’on en voit est beau : si le reste est égal...

SCAPIN, de même.

Toute cette beauté n’est qu’un charme infernal :

Ne vous arrêtez point au brillant qui vous frappe ;

Tout en est faux.

PONTIGNAN.

De peur qu’elle ne nous échappe,

Tiens-toi de ce côté ; je vais de celui-ci.

SCAPIN.

Quel poste !

LÉONOR, approchant de la table.

Son billet doit se trouver ici :

Je crois l’apercevoir.

Lisant l’adresse du billet qu’a écrit Pontignan.                     

Pour l’aimable Inconnue. 

Le voilà : retournons par où je suis venue.

PONTIGNAN, à Léonor.

Je crois qu’en mon billet vous prenez intérêt.

LÉONOR.

Ciel ! j’étais épiée.

Elle va pour fuir, et rencontre Scapin.

Ah !

SCAPIN, à Léonor.

Pardon, s’il vous plaît, 

Mon cher Monsieur le Diable ; on m’a mis là par force :

Passez votre chemin, sans me donner d’entorse :

Déjà, de votre grâce, il vous a plu sur moi

Mettre vos...

PONTIGNAN, à Léonor.

Vous voulez vous cacher : mais pourquoi ?

Le désir d’éclaircir ma trop longue aventure

Ne me fait rien tenter qui passe la nature :

Demandant à vous voir, blesse-t-on vos appas ?

LÉONOR, à Pontignan.

Voyez-moi, j’y consens ; mais ne me touchez pas :

Autrement, vous perdrez la charmante conquête

Que depuis si longtemps le Destin vous apprête.

Ne cherchez point par où vous pouvez parvenir

Au bonheur que l’Amour vous doit faire obtenir.

Viendrez-vous où l’on est chargé de vous conduire ?

PONTIGNAN.

Vous tenez un billet qui vous en peut instruire.

J’ai de la fermeté plus que vous ne pensez :

Tout me porte à m’y rendre, et j’irai.

LÉONOR.

C’est assez ;

Si l’amour, jusqu’ici lent à vous satisfaire,

Du bien qui vous attend vous a fait un mystère

Pour mériter de voir ce mystère éclairci,

Sortez sans me répondre, et me laissez ici.

SCAPIN, à Pontignan.

Ah ! pour le refuser, l’Esprit est trop honnête,

Monsieur ; vous lui devez accorder sa requête :

Laissons-le seul, sortons.

PONTIGNAN.

Quoi ! sortir, sans savoir

Quel peut être ce bien que je dois recevoir !

C’est trop être incertain ; il est temps de connaître

Si...

SCAPIN, à Léonor.

Madame l’Esprit, pardonnez à mon Maître ;

Ou, si vous vous fâchez de nous voir en ce lieu,

Il ne tient pas à moi qu’on ne vous dise adieu :

Vous vous en souviendrez, s’il vous plaît. 

LÉONOR, à Scapin.

S’il s’obstine

À ménager si mal le bien qu’on lui destine,

Quelque rare bonheur qui lui soit réservé,

Peut-être pour jamais en sera-t-il privé.

Il doit craindre...

PONTIGNAN.

La peur ne peut rien sur mon âme ;

Il faut venir au fait. Vous n’êtes point la Dame

À qui, depuis dix jours, j’ai parlé tant de fois ;

Je le sais ; vous n’avez sa taille ni sa voix ;

Cependant je vous vois trop bien faite et trop belles

Pour vous croire d’un rang qui soit au-dessous d’elle.

LÉONOR, à Pontignan.

Pour le rang, entre nous il pourrait être égal :

Mais, du reste, par moi, vous en jugeriez mal ;

En éclat de beauté son mérite est tout autre.

PONTIGNAN.

Il doit être bien grand, s’il surpasse le vôtre :

Mais que me direz-vous... ?

LÉONOR.

Rien : quittez-moi, sortez ;

Je veux être ici seule ; et, si vous résistez...

SCAPIN.

Monsieur, encore un coup, puisqu’on vous le demande,

Laissez l’Esprit en paix ; la grâce n’est pas grande ;

Pourquoi le chagriner ?

PONTIGNAN, à Scapin.

Le ridicule ! Vas,

Si c’était un Esprit, il ne serait pas là ;

Il aurait disparu : mais ce n’est qu’une femme ;

Et tout ce qu’elle dit ne peut troubler mon âme.

À Léonor.

Parlez donc ; aussi bien je ne vous quitte pas,

Que je ne sois sorti de tous ces embarras.

Par quel subtil moyen, sans être découverte,

Vous coulez-vous ici ?

LÉONOR.

Vous cherchez votre perte.

PONTIGNAN.

N’importe ; sur ce point, je veux être éclairci.

 

LÉONOR.

Puisqu’il faut que je parle, ôtez-moi de souci.

L’histoire du secret que vous voulez apprendre,

Demande un long récit, et l’on peut nous entendre.

Si quelqu’un, par malheur, me surprend avec vous,

Des nœuds faits par l’Amour vous rompez les plus doux,

Voyez donc là-dehors si personne n’écoute ;

Et, pour ne me laisser là-dessus aucun doute,

Tirez sur nous la porte, et la fermez si bien,

Que de cette entrevue on ne soupçonne rien.

PONTIGNAN.

Scapin, vois là-dehors, et referme la porte.

Scapin hésite.

Vas donc.

SCAPIN.

Si vous vouliez, Monsieur, me faire escorte.

PONTIGNAN.

Fat !...

LÉONOR.

Allez-y vous-même : et, pour un tel secret, 

Ne vous reposez point sur les foins d’un Valet.

SCAPIN.

L’Esprit raisonne juste.

PONTIGNAN.

Il faut le satisfaire.

Scapin, marche devant.

SCAPIN.

Volontiers.

PONTIGNAN.

Et m’éclaire.

SCAPIN.

Bon pour marcher devant ; mais...

Léonor sort par la cloison.

 

 

Scène V

 

PONTIGNAN, SCAPIN

 

PONTIGNAN.

Qu’est-ce que tu crains ?

SCAPIN.

La lanterne, Monsieur, est bien entre vos mains.

PONTIGNAN.

Je t’entends. En Esprits tu te fais bien connaître :

C’en est un, tu le vois.

SCAPIN.

C’est ce que ce peut être ;

Mais personne ne peut me guérir de la peur.

PONTIGNAN.

Poltron !

SCAPIN.

Tant mieux pour vous, si vous avez du cœur.

Pontignan et Scapin sortent un instant.

PONTIGNAN, rentré, à Scapin qui est dehors.

N’entends-tu point de bruit ?

SCAPIN, dehors.

Non.

Il rentre. 

PONTIGNAN.

Ferme bien la porte.

SCAPIN.

Fermons, pour empêcher que le diable ne sorte :

Le vouloir retenir, il faut être enragé !

PONTIGNAN, croyant parler à Léonor.

Vous n’avez rien à craindre, et... Mais...

SCAPIN.

Je suis vengé ;

Voilà la Dame en l’air.

PONTIGNAN.

Qu’est-elle devenue ?

Ciel ! Ne la vois-tu point ? dis.

SCAPIN.

Non ; mais je l’ai vue,

M’étant tourné, de loin, qui se graissait le cou,

Et qui s’est aussitôt enfoncée en un trou :

C’était un grand chat noir, avec de longues cornes.

PONTIGNAN.

Tes folles visions n’auront jamais de bornes.

SCAPIN.

Moquez-vous-en ; pour moi, j’ai vu ce que j’ai dit.

Puisque c’est une femme, et non pas un Esprit,

Que ne la trouvez-vous ?

PONTIGNAN.

Cherchons partout : je gage

Que nous découvrirons quelque secret passage.

SCAPIN.

Si vous n’en trouvez point, que sera-ce ?

PONTIGNAN.

En ce cas,

Je croirai que Mais non, je ne le croirai pas.

Nous avons vu tous deux une femme.

SCAPIN.

À tout prendre,

C’en était la figure.

PONTIGNAN.

Elle s’est fait entendre,

Elle a parlé.

SCAPIN.

D’accord ; mais d’un ton larmoyeux.

Sa voix, remarquez bien, sortait d’un certain creux ;

C’était du fond d’un puits comme un son qui se guinde :

Et, d’ailleurs, elle avait les pieds faits en coq d’Inde,

Et quatre ou cinq ergots renversés par le bout.

Tandis que vous parliez, je l’observais partout :

Je suis même trompé, si, sous sa jupe bleue,

Je n’ai point vu deux fois frétiller une queue.

C’était un diable, allez ; je vous le garantis.

PONTIGNAN.

Un diable !

SCAPIN.

C’en pouvait être un des plus petits ;

Mais, toujours...

PONTIGNAN.

En effet, sa douceur doit surprendre.

SCAPIN.

C’est qu’en flagrant délit il s’était laissé prendre.

PONTIGNAN.

Mais, pouvant de l’enfer attendre un prompt appui...

SCAPIN.

Oh ! quand le diable est pris, rien n’est si sot que lui.

PONTIGNAN.

Toujours quelque raison à ta crainte est offerte ;

Viens. La tapisserie, en cet endroit ouverte,

En couvrant la cloison, ne cache-t-elle rien ?

SCAPIN.

Ce sont, de bas en haut, des ais qui tiennent bien.

Pouffez fort ; rien ne branle.

PONTIGNAN.

Il faut pourtant qu’on sorte, 

Quand on s’échappe ainsi, par quelque fausse-porte :

Où peut-elle être ?

SCAPIN.

Elle est, comme je vous l’ai dit,

Dans un trou que partout se fait ouvrir l’Esprit.

PONTIGNAN.

Ce secret sera-t-il longtemps impénétrable ?

Allume la chandelle ; en voici sur la table.

Scapin prend la chandelle, mais n’ose toucher à la lanterne.

PONTIGNAN.

J’ouvrirai la lanterne, afin de t’empêcher

De me dire...

SCAPIN.

Oh ! pour rien, je n’y voudrais toucher :

Tout ce qui me paraît infernal, je l’abhorre.

PONTIGNAN, prenant l’écharpe qui était demeurée sur la table.

Cette écharpe est fort belle.

SCAPIN.

Y pensez-vous encore ?

PONTIGNAN, mettant l’écharpe.

Tu sais qu’on la destine à servir de signal

Pour celui qui, ce soir, me doit chercher au bal :

Ce n’est qu’en la voyant qu’il me pourra connaître.

SCAPIN, aux genoux de son Maître.

Comme tout bon Valet doit mourir pour son Maître,

Monsieur, dût le Lutin, contre moi déchaîné,

À me rouer de coups se montrer acharné,

Cette nuit, de vos nuits peut-être la dernière,

N’allez point visiter votre Dame sorcière ;

Fuyez plus que la mort ce maudit rendez-vous ;

Scapin, l’humble Scapin vous en prie à genoux.

PONTIGNAN.

Tais-toi.

SCAPIN.

Vous y voulez aller ?

PONTIGNAN.

Tais-toi, te dis-je,

Et te lève.

SCAPIN, s’étant levé.

Adieu donc.

PONTIGNAN.

Ce rendez-vous t’afflige ;

Tu pleures ?

SCAPIN.

Puis-je moins pleurer que je ne fais ?

Quand on va chez le diable, on n’en revient jamais.

PONTIGNAN.

J’en reviendrai, crois-moi ; ton cœur en vain s’étonne :

Mais, comme il sera tard, pour n’éveiller personne,

Puisque je veillerai, veille de ton côté,

Et me fais, au retour, trouver de la clarté.

SCAPIN.

Comment ! vous prétendez qu’ici je vous attende ?

PONTIGNAN.

Où donc ?

SCAPIN.

Ah ! tout d’un coup il vaut mieux qu’on me pende ;

Puisqu’il me faut mourir, ce sera plutôt fait.

PONTIGNAN.

Écoute... !

SCAPIN.

Le Lutin aurait tout à souhait,

Si, restant seul ici, sans craindre sa visite...

Mais que puis-je espérer du changement de gîte

À la cave, au grenier quand j’irais me coucher,

Il connaît la maison, il m’y viendrait cherche.

Ici donc je promets, pendant la nuit entière,

De me venir planter, avec de la lumière.

Mais, à votre retour, dont je doute très fort,

Ne vous étonnez point, si vous me trouvez mort :

Quand je ne sentirais Lutin, ni Diable-femme,

Je me connais, la peur me ferait rendre l’âme.

Vous dehors, qui viendra, Monsieur, me secourir ?

PONTIGNAN.

Ton cœur sera plus ferme.

 

 

Scène VI

 

ALCIDOR, PONTIGNAN, SCAPIN

 

Alcidor, dehors, frappe à la porte.

PONTIGNAN, à Scapin.

On frappe ; il faut ouvrir.

SCAPIN.

J’y vais.

Il ouvre la porte, et recule effrayé, en disant. 

Ciel !

ALCIDOR, entrant, à Scapin qu’il voit fuir.

Qui te fait reculer de la sorte ?

Tu parais effrayé.

SCAPIN, à Alcidor.

C’est qu’en ouvrant la porte,

Comme un corps quelquefois peut cacher un Esprit,

J’ai craint que...

PONTIGNAN, à Alcidor.

C’est un fou qui ne sait ce qu’il dit.

ALCIDOR, à Pontignan.

On m’assurait, là-bas, que vous étiez en ville.

PONTIGNAN.

J’ai sorti ; mais j’ai pris une peine inutile :

Celui que je cherchais ne s’est point rencontré.

ALCIDOR.

Mes gens ne savent pas que vous soyez entré ;

Faites-les avertir, quand vous voudrez descendre.

PONTIGNAN.

Rien ici ne m’arrête, allons.

ALCIDOR.

Je viens d’apprendre

Qu’une jeune Beauté d’un brillant sans égal,

Se prépare ce soir, à masquer pour le bal ;

J’en fais l’ajustement : il faut que je l’engage,

Après quelque entretien, à montrer son visage.

Son esprit, aussi vif que ses charmes sont doux,

Peut-être touchera votre cœur malgré vous,

Et nous verrons, après, si la Dame invisible

Vous trouvera pour elle également sensible.

PONTIGNAN.

Le penchant qui d’abord m’asservit sous ses lois,

Ne me laisse point libre à faire un autre choix.

SCAPIN, bas à part.

Le malheureux !

PONTIGNAN.

Ainsi cette Beauté brillante

Que vous me vantez tant, et que je crois charmante

Risquerait avec moi l’honneur de ses appas,

En attaquant un cœur qui ne se rendrait pas.

ALCIDOR.

N’importe, voyez-la. Quelque fort que puisse être

Le penchant qui de vous d’abord s’est rendu maître,

Après qu’à l’affaiblir le temps aura pourvu,

Vous pourrez rappeler ce que vous aurez vu.

PONTIGNAN.

Enfin, vous demandez seulement que je voie ;

Ne m’engageant à rien, j’y consens avec joie.

Dans tout le temps du bal, je m’abandonne à vous.

Descendons. Toi, Scapin, ferme tout, et suis-nous.

 

 

ACTE V

 

Le théâtre représente la chambre d’Angélique.

 

 

Scène première

 

LÉONOR, LISETTE, LA FORÊT

 

LÉONOR, à La Forêt.

Il ne t’a point connu ?

LA FORÊT, à Léonor.

Je parlais par mesure ;

Et ce masque cachait ma Flamande figure :

D’ailleurs, du compliment que j’avais médité,

En termes tous français, je me suis acquitté.

Pour le dépayser, voilà bien des affaires.

Enfin, tous les détours que j’ai cru nécessaires,

Je les ai pris ; ainsi le rendez-vous va bien.

LISETTE, à La Forêt.

Le mystère en est grand : que t’en a-t-il dit ?

LA FORÊT, à Lisette.

Rien :

Seulement, lorsqu’au bal le priant de me suivre,

J’ai dit que, sans le voir, on ne pouvait plus vivre :

J’ai connu qu’en sortant il fuyait avec soin

D’avoir de sa sortie Alcidor pour témoin.

À trente pas de-là, je l’ai pressé de prendre

Une chaise à porteurs que je faisais attendre :

Il est entré dedans ; et, tandis qu’on lui fait,

Pour venir jusqu’ici, faire un ample trajet,

Qu’en une nuit obscure, autant qu’elle peut l’être,

Par cent lieux détournés qu’il ne saurait connaître,

On le mène et ramène, afin de l’égarer,

Pour sa réception je viens tout préparer.

Se dispose-t-on... ?

LÉONOR.

Oui : cette riche parure

Qui nous a fait au bal faire assez de figure,

Tu vois, en un moment, nous avons tout quitté.

Mais contre les porteurs quelle est ta sûreté ?

Ne parleront-ils point... ?

LA FORÊT, à Léonor.

Vous n’avez rien à craindre ;

Je les ai bien instruits de ce qu’ils doivent feindre :

S’il les presse, ils diront, d’un ton déterminé,

Qu’au quartier de Saint-Roch ils l’auront amené ;

Et, pour l’embarrasser, nommeront une rue

Que personne jamais à Paris n’a connue.

La porte de derrière, où je le recevrai,

L’empêchera de voir qu’ils n’auront pas dit vrai.

N’étant point averti de cette double entrée,

Comment la soupçonner ?

LISETTE, à Léonor.

Vous vous êtes montrée ;

Il vous reconnaîtra.

LÉONOR, à Lisette.

C’est ce que je prétends.

LA FORÊT.

Il ne faut pas ici m’arrêter plus longtemps :

Je vais faire le guet à la porte.

 

 

Scène II

 

LÉONOR, LISETTE

 

LÉONOR.

J’admire

Jusqu’où l’Amour conduit ceux que sa flamme inspire.

LISETTE.

Vous devez, bien plutôt, admirer un Amant

Qui de tout, sans trembler, attend l’événement.

Tantôt, sur la corbeille entre ses mains laissée,

Son âme de frayeur devait être glacée :

Vous surprenant ensuite, il vous voit échapper,

Sans savoir par quel art vous pouvez le tromper ;

Et tous ces incidents, qu’il a sujet de croire

Être l’effet caché d’une science noire,

Ne le détournent point de se rendre en des lieux     

Où la mort est souvent le prix des curieux.

Pour Monsieur son Valet, la peur toujours le presse.

Mais Pontignan, au bal, a-t-il vu sa Maîtresse ?

LÉONOR.

Après quelque entretien, dont fort adroitement

Alcidor avec elle a fait l’engagement,

Elle a levé son loup, comme par nonchalance,

Et s’est, pendant ce temps, condamnée au silence.

Quand La Forêt, masqué, l’a tiré par le bras,

Il a, pour l’écouter, reculé quelques pas ;

Et, comme en de tels lieux aisément on s’écoule,

Il s’est, en un moment, dérobé de la foule.

Son prompt départ nous marque un cœur ferme et constant.

Et, tandis qu’Alcidor en bas toujours l’attend,

Ne voulant plus rien voir, nous sommes revenues

Continuer ici nos rôles d’Inconnues.

Mais on l’amène ; il vient ; je vais le recevoir.

 

 

Scène III

 

PONTIGNAN, conduit par LA FORÊT masqué, LÉONOR, LISETTE

 

LÉONOR, à Pontignan.

Vous n’êtes pas, je crois, fâché de me revoir

À La Forêt et à Lisette. 

Vite, allez avertir.

La Forêt et Lisette sortent.

 

 

Scène IV

 

PONTIGNAN, LÉONOR

 

PONTIGNAN.

Il est doux à ma flamme

Que, pour faire cesser le trouble de mon âme, 

Vous cherchiez promptement à finir l’embarras

Où m’a mis un secret que je ne comprends pas.

Si j’entends bien l’avis que vous voulez qu’on donne,

Vous faites appeler la charmante personne

Qui, daignant à mes vœux permettre un doux espoir,

Doit m’accorder ici le plaisir de la voir.

LÉONOR.

Sa vue à votre amour enfin rendra justice.

Mais ne craignez-vous point quelle ne vous punisse

D’avoir voulu, tantôt, par Force, m’arracher

Ce que ses intérêts m’obligeaient de cacher ?

PONTIGNAN.

Si l’on traite de crime un mouvement semblable,

L’amour, qui l’a causé, le doit rendre excusable.

Aimer, ne savoir qui ; parler, et ne point voir...

LÉONOR.

D’un charme qui contraint connaissez le pouvoir :

Contre toute sa force, il ne faut plus vous taire

Qu’un peu de fermeté vous est fort nécessaire.

Les grands biens vendent cher la gloire qui les suit.

En quel lieu croyez-vous que l’on vous ait conduit ?

PONTIGNAN.

Je ne le puis savoir ; mais il ne saurait être

Qu’un lieu très sûr pour moi, quand je vous vois paraître.

LÉONOR.

Et l’Esprit familier qui, tantôt, a pris soin,

Vous présent, de me rendre invisible, au besoin,

Ne peut il pas encor, pour un effet semblable,

Me cachant à vos yeux, se rendre redoutable ?

Par qui, s’il vous en veut, serez-vous secouru ?

PONTIGNAN.

J’ignore par quel art vous avez disparu :

Mais, pour l’Esprit, qu’il vienne ; on lui fera connaître

Si la crainte en mon cœur est capable de naître.

LÉONOR.

Quelque ferme que soit votre cœur, il faut voir

Si l’Esprit qui paraît ne pourra l’émouvoir.

 

 

Scène V

 

LÉONOR, PONTIGNAN, ANGÉLIQUE voilée

 

PONTIGNAN, à Angélique.

Ah ! je vous reconnais ; les transports de ma flamme

Vers vous, sans balancer, poussent toute mon âme.

Mais voudrez-vous encor refuser à mes vœux

Le bien tant souhaité qui doit me rendre heureux ?

Sous ce voile ennemi vous tiendrez-vous cachée ?

ANGÉLIQUE, à Pontignan.

Non ; à me laisser voir mon âme est attachée ;

Je l’ai promis, il faut satisfaire vos yeux :

Mais, comme, en vous aimant, j’ai fait des envieux,

Je viens de découvrir, par cette même voie

Qui me montre partout, qu’il faut que je vous voie ;

Que, pour vous empêcher de vous donner à moi,

Une Dame a voulu surprendre votre foi :

Vous l’avez vue au bal : on prétend qu’elle est belle ;

Dites-moi franchement ce que vous pensez d’elle.

De la sincérité que vous allez avoir,

Dépend ce bien si doux qui charme votre espoir.

Si vous vous déguisez, je saurai le connaître,

Et, bien loin qu’à vos yeux je consente à paraître,

Quoiqu’à vous seul l’Amour borne tous mes souhaits,

Tout commerce entre nous est rompu pour jamais.

PONTIGNAN.

Cette menace est vaine, et n’a rien qui m’étonne.

Je viens de voir, sans doute, une belle personne ;

Si je m’étais pour vous senti moins enflammé,

Je l’avouerai, peut-être elle m’aurait charmé :

Mais les brillants appas qui parent son visage,

Ne peuvent de mon cœur en disputer l’hommage ;

Et, pour vous dire plus, tout ce qu’ils ont de doux,

Je ne l’ai regardé que par rapport à vous.

Si sa taille à mes yeux s’est montrée admirable,

C’est parce qu’à la vôtre elle est presque semblable ;

Comme elle parle bien, dans ce qu’elle m’a dit,

Je me suis figuré le tour de votre esprit :

Enfin, tout plein de vous, je vous voyais en elle ;

Et, vous seule attirant tous mes soins, tout mon zèle

Lorsque du rendez-vous on m’est venu parler,

L’entretien de la Dame a-t-il pu m’ébranler ?

N’ai-je pas aussitôt, d’une ardeur intrépide,

Marché, pour y courir, sur les pas de mon guide ?

L’amour qui me rendait empressé pour vous voir,

M’a-t-il permis d’attendre... ?

ANGÉLIQUE.

On me l’a fait savoir ;

Vous avez tout quitté : cependant prenez garde

En ce que cet amour en ma faveur hasarde.

La nature, peut-être, en ce que je lui dois,

Pour me rendre contente, a fait assez pour moi :

Mais, enfin, à vos yeux la Dame a paru belle ;

Pour ne vous rien cacher, je puis l’être moins qu’elle.

Si mes yeux, si mes traits, moins propres à charmer,

Ne vous touchaient pas tant, me pourriez-vous aimer ? 

Votre âme en ses désirs s’est-elle assez connue ?

Il me serait fâcheux, lorsque vous m’auriez vue...

PONTIGNAN.

Ah ! Madame, perdez ce doute injurieux :

Mon cœur ne dépend point du conseil de mes yeux.

Un penchant dont l’instinct ne saurait se connaître,

Pour vous donner ce cœur, s’en est rendu le maître ;

Et le feu par l’instinct une fois allumé,

Quoiqu’il brûle toujours, n’est jamais consumé.

Vous m’avez déjà vu respectueux, fidèle,

Vous assurer cent fois d’une amour éternelle ;

Je vous la jure encore ; et, si mon cœur jamais

Démentait lâchement le serment que je fais,

Puisse, pour m’en punir, le Ciel sur moi répandre... !

ANGÉLIQUE, levant son voile.

Il suffit : voyez-moi ; je dois enfin me rendre.

PONTIGNAN.

Dieux ! quel étonnement au mien peut être égal !

C’est vous que j’admirais, vous que j’ai vue au bal !

Vous que, rendant justice à ce mérite extrême

Qui m’a frappé les yeux, j’ai cherchée en vous-même !

Se peut-il, possédant les plus rares trésors

Des charmes de l’esprit et des grâces du corps,

Que, pour combler mes jours de bonheur et de gloire... !

ANGÉLIQUE.

Si vous m’aimez autant qu’il est doux de le croire,

Tenez-vous assuré du succès de vos feux.

PONTIGNAN.

Ah ! de tous les Amants je suis le plus heureux !

Mais, Madame, achevez et faites-vous connaître ?

ANGÉLIQUE.

Quand vous saurez le rang où le Ciel m’a fait naître,

Vous en serez content ; fiez-vous-en à moi.

PONTIGNAN.

Sur un pareil secret, vous soupçonnez ma foi ?

ANGÉLIQUE.

Encore un jour ou deux laissez-moi vous le taire :

Quoiqu’un fort intérêt m’oblige à ce mystère,

N’en croyez rien qui doive affaiblir votre espoir.

PONTIGNAN.

Et, pendant ces deux jours, où vous pourrai-je voir ? 

Quand ? comment ?

ANGÉLIQUE.

Vous aurez demain de mes nouvelles :

J’ai, pour vous les porter, des messagers fidèles ;

Vous avez éprouvé leur adresse.

PONTIGNAN.

Il est vrai ;

Et, quand il vous plaira, Madame, j’apprendrai

Montrant Léonor. 

Par quel enchantement cette aimable Lutine...

 

 

Scène VI

 

PONTIGNAN, ANGÉLIQUE, LÉONOR, LISETTE

 

LISETTE, bas à Angélique.

Votre frère est rentré, qui, malgré moi, s’obstine...

ANGÉLIQUE, bas à Lisette.

Vient-il ?

LISETTE, de même.

Vous l’allez voir.

ANGÉLIQUE, à Pontignan.

Suivez-la promptement.

Bas à Lisette.

Lisette, fais qu’il rentre en son appartement ;

Tu le ramèneras, quand on m’aura quittée.

Lisette emmène Pontignan.

 

 

Scène VII

ANGÉLIQUE, LÉONOR

 

LÉONOR.

Tout ceci, franchement, sent la Dame enchantée

Mystère sur mystère : il doit être surpris.

ANGÉLIQUE.

Les soucis, en amour, en sont souvent le prix.

 

 

Scène VIII

 

ALCIDOR, ANGÉLIQUE, LÉONOR

 

ALCIDOR, à Angélique.

Hé bien ! il faut enfin, ma sœur, parler sans feindre,

De moi, sur Pontignan, avez-vous à vous plaindre ?

Vous l’ai-je trop vanté ?

ANGÉLIQUE, à Alcidor.

Je le trouve bien fait.

LÉONOR, à Alcidor.

Je vais parler pour elle. Il lui semble parfait,

Plein d’esprit, de mérite ; et, s’il vous est possible

De faire que pour elle il ait le cœur sensible,

Je réponds que le sien, également touché,

À suivre vos avis sera fort attaché.

J’ai tiré son secret.

ANGÉLIQUE.

Léonor aime à rire.

ALCIDOR.

Que dit-elle, ma sœur, que vous ne dussiez dire ?

Mais vous êtes modeste. Allez, ne craignez rien ;

Je saurai séparer votre intérêt du sien.

Vous lui plairez sans doute ; et, j’ai peu de lumière, 

Ou vous l’emporterez sur son Aventurière :

À ses ardents regards, je l’ai trop reconnu.

Je ne fais tout-à-coup ce qu’il est devenu ;

Il est sorti du bal, où j’ai voulu l’attendre,

Croyant qu’à son retour il m’y viendrait reprendre :

Peut-être est-il rentré dans son appartement ;

Je m’en vais l’y chercher.

ANGÉLIQUE.

Pourquoi si promptement ?

ALCIDOR.

Tandis qu’il est encor tout rempli de vos charmes,

Il est bon d’employer les plus prenantes armes.

Un cœur que l’on ébranle est à demi rendu.

 

 

Scène IX

 

ANGÉLIQUE, LÉONOR

 

ANGÉLIQUE.

S’il lui parle avant moi, mon secret est perdu.

Pour pouvoir obliger Pontignan à se taire,

Disons-lui qui je suis, et prévenons mon frère.

Il nous faut, s’il se peut, le rappeler ici :

Allons y donner ordre.

Elles sortent. 

Le théâtre change, et représente la chambre de Pontignan.

 

 

Scène X

 

SCAPIN, entrant, une chandelle allumée à la main

 

À la fin, me voici.

Je m’abandonne à toi, mon cher Esprit : de grâce,

S’il faut qu’encore un coup ta griffe me repasse,

Attends qu’ici mon Maître assure un peu mon cœur ;

Quand je suis battu seul, j’ai cent fois plus de peur.

Avec cette lumière il faut gagner la table ;

Tâchons...

 

 

Scène XI

 

PONTIGNAN, LISETTE, SCAPIN

 

Lisette entre par la cloison avec Pontignan, qu’elle conduit.

SCAPIN, les apercevant.

Ah ! c’en est fait ; je viens de voir le diable ;

Il est à mes talons.

La frayeur lui fait laisser choir sa chandelle qui s’éteint. 

Me voilà sans clarté :

Où trouver ma chandelle, en cette obscurité ? 

Ah, malheureux !

LISETTE, à l’entrée de la cloison, à Pontignan.

Ici vous n’avez qu’à m’attendre

Ne faites point de bruit ; je viendrai vous reprendre. 

Elle sort.

 

 

Scène XII

 

PONTIGNAN, SCAPIN

 

Scapin, en cherchant sa chandelle, touche son Maître.

PONTIGNAN, se sentant touché par Scapin. Il met l’épée à la main.

Une main m’a touché. Qu’est-ce ? où m’amène-t-on ?

SCAPIN, touchant l’épée.

C’est bien pis que la griffe : une épée ! Ah ! pardon !

PONTIGNAN.

Qui va là ?

SCAPIN.

Le Valet d’un Maître détestable,

Qui m’a voulu quitter, pour aller voir le diable :

Ayez pitié de moi !

PONTIGNAN.

C’est Scapin ! ô le fat !

SCAPIN.

Comment ! c’est vous, Monsieur ? Venez-vous du sabbat ?

PONTIGNAN.

J’en arrive. Mais toi, d’où viens-tu ?

SCAPIN.

De la rue,

Où, jusques à minuit, j’ai fait le pied de grue.

Lassé de vous attendre, enfin j’étais venu...

PONTIGNAN.

Tu m’avais donc suivi ? ce lieu t’est-il connu ?

SCAPIN.

Oui.

PONTIGNAN.

Bon. Où sommes-nous ?

SCAPIN.

Dans votre chambre.

PONTIGNAN.

Traître !

Tu railles !

SCAPIN.

Moi railler ! où voulez-vous donc être ?

PONTIGNAN.

Où ? deux porteurs m’ont fait traverser tout Paris.

SCAPIN.

Ce sont d’étranges gens, Monsieur, que les Esprits.

Peut-être, comme entr’eux la fine adresse abonde,

Ils vous auront porté dans quelque bout du monde,

Mené dans leur cabale ; et puis, en un moment,

Ramené, par magie, à votre appartement.

PONTIGNAN.

Dans mon appartement ! cela ne saurait être.

SCAPIN.

Sortez trois pas dehors, et vous l’allez connaître ;

Vous y trouverez tout, escalier, corridor.

PONTIGNAN.

Ce logis est, dis-tu, le logis d’Alcidor ?

SCAPIN.

D’Alcidor.

PONTIGNAN.

J’en veux être éclairci par moi-même.

Il sort, par la porte, hors de sa chambre.

 

 

Scène XIII

 

LISETTE, SCAPIN

 

LISETTE, sans chandelle, entrant par la cloison.

St, Monsieur !

SCAPIN.

Ô Ciel !

LISETTE.

St.

SCAPIN.

Ma frayeur est extrême ; 

J’entends l’Esprit.

LISETTE.

Allons.

SCAPIN, bas, à part.

Aller, sans savoir où ?

LISETTE, 
prenant Scapin par la main, croyant prendre Pontignan.

Venez.

SCAPIN, de même.

Si je résiste, il me tordra le cou.

Lisette emmène Scapin, et sort avec lui par la cloison.

 

 

Scène XIV

 

PONTIGNAN, seul, croyant parler à Scapin

 

Tu m’as dit vrai, Scapin ; et ma surprise est telle

Que je dois t’avouer que ma raison chancelle.

Me trouver dans ma chambre ! À la fin, comme toi,

Je croirai qu’un Esprit se joue ici de moi.

Tu ne me réponds point, Scapin ! pourquoi te taire ?

Scapin ! Où donc est-il ?

 

 

Scène XV

 

ALCIDOR, PONTIGNAN, CASCARET

 

Cascaret entre, précédant Alcidor : il porte un flambeau qu’il met sur la table, et sort.

 

 

Scène XVI

 

ALCIDOR, PONTIGNAN

 

ALCIDOR.

Quoi ! seul et sans lumière !

PONTIGNAN, regardant de tous côtés.

Scapin, que j’appelais...

ALCIDOR.

Vous semblez étonné :

Qu’avez-vous ?

PONTIGNAN.

Ce n’est rien.

Bas, à part. 

Où l’a-t-on emmené ?

ALCIDOR.

Que dites-vous du bal ? La Belle ?...

PONTIGNAN.

Elle est charmante :

Jusques au moindre trait, tout en elle m’enchante ; 

Jamais rien de si beau ne parut à mes yeux.

ALCIDOR.

Et votre cœur... ?

PONTIGNAN.

Mon cœur se tiendra glorieux,

Si, lorsque l’Amour veut que pour elle il soupire, 

Elle daigne à jamais en accepter l’empire.

Mais la connaissez-vous assez, pour m’assurer... ?

ALCIDOR.

Oui ; vos vœux avec moi peuvent se déclarer :

Si, pour elle, l’amour de votre cœur dispose,

Auprès de ses parents je pourrai quelque chose.

PONTIGNAN.

Son esprit est divin ; mais s’y peut-on fier ?

Et n’y trouve-t-on rien qui soit trop singulier ?

ALCIDOR.

Il est fin, délicat : mais perdez tout scrupule ;

Aucun air précieux ne la rend ridicule :

C’est ce que vous craignez. Sa naissance et son bien

Se connaissant partout, je ne vous en dis rien.

PONTIGNAN.

Enfin, ma confiance est en vous toute entière :

Parlez ; sur vos conseils...

ALCIDOR.

Et votre Aventurière ?

Je vous l’avais bien dit, que vous l’oublieriez.

PONTIGNAN.

Moi

L’oublier ? Non, jamais.

ALCIDOR.

S’il est ainsi, pourquoi,

Lorsque d’un autre objet votre âme est prévenue...

PONTIGNAN.

Votre Belle du bal, et l’aimable Inconnue

Qu’en tous lieux, tous les jours, je trouve sur mes pas, 

C’est la même personne.

ALCIDOR.

Ah ! ne le croyez pas.

PONTIGNAN.

Rien n’est plus assuré.

ALCIDOR.

Quoi ! cette même Belle... ?

PONTIGNAN.

Quand je vous ai quitté, l’on m’a mené chez elle :

J’ai vu ces mêmes traits si touchants pour mon cœur ;

Et j’aurais plus longtemps joui de ce bonheur,

Si, quelqu’un survenant, on n’eût cru d’importance

De m’en faire éviter l’incommode présence :

On m’a mis en lieu sûr. Jugez de mon souci,

Quand, sans savoir comment, je me retrouve ici.

ALCIDOR.

Et tous ces embarras que la Belle vous cause ;

N’affaiblissent-ils point... ?

PONTIGNAN.

C’est toujours même chose : 

L’aimer, m’en faire aimer, est l’unique intérêt.

ALCIDOR.

Voulez-vous bien me suivre ?

PONTIGNAN.

Allons, me voilà prêt :

Servez-vous de mon bras, s’il vous est nécessaire.

ALCIDOR.

Holà, quelqu’un !

 

 

Scène XVII

 

ALCIDOR, PONTIGNAN, CASCARET

 

CASCARET, entrant.

Monsieur.

ALCIDOR, lui faisant prendre la chandelle.

Prends, marche, et nous éclaire.

Le théâtre change, et représente la chambre d’Angélique. 

 

 

Scène XVIII

LISETTE, SCAPIN

 

LISETTE.

Quand il en sera temps, je tiens prêts des Esprits

Par qui je te ferai remettre où je t’ai pris.

SCAPIN, s’éloignant et se détournant.

Des Esprits !

LISETTE.

Sous ma main de quoi t’aviser d’être ?

Je ne te cherchais pas ; j’en voulais à ton Maître.

SCAPIN.

C’est votre homme ; et, s’il faut qu’il vienne vous parler,

Il y viendra : mais moi, qui voudrais m’en aller...

LISETTE.

Non, tu demeureras : n’es-tu pas à ton aise ?

Parle, que peut avoir ce lieu qui te déplaise ?

SCAPIN.

Rien ; mais pourtant...

LISETTE.

Approche.

SCAPIN.

Oh ! je suis bien ici.

LISETTE.

Est-ce que je fais peur, que tu me suis ainsi ?

Viens.

SCAPIN.

J’ai mangé de l’ail ; souffrez-moi de la sortes ;

Pour vous parler de près, j’ai l’haleine trop forte.

LISETTE.

Avec ce que l’on aime, on ne se plaint de rien.

Tu souhaitais me voir, et tu me vois : hé bien ?

Qu’en-dis-tu ?

SCAPIN.

J’ai perdu l’usage de la vue :

Il est tard, et je sens le sommeil qui me tue.

LISETTE.

Pourtant, du coin de l’œil certain élancement...

SCAPIN.

Point du tout, je dors. Ah ! Voyez quel bâillement !

LISETTE.

Pour te donner à moi, touche là.

SCAPIN.

Dieu m’en garde !

LISETTE.

Oh ! tu t’y donneras, bon gré, malgré ; regarde !

 

 

Scène XIX

 

LISETTE, SCAPIN, ALCIDOR et PONTIGNAN dehors

 

Alcidor, dehors, frappe à la porte.

LISETTE.

Mais qui diantre, si tard, nous vient encor chercher ?

SCAPIN.

Ah ! c’est le Maître Esprit : où m’irai-je cacher ?

Gagnons ce coin.

Il se cache dans une embrasure de fenêtre, derrière des rideaux.

Voilà ma figure nichée.

LISETTE, à la porte.

Qui frappe ?

ALCIDOR, dehors.

Ouvre.

Lisette ouvre la porte. Alcidor et Pontignan entrent.

ALCIDOR, à Lisette.

Ma sœur n’est pas encor couchée ? 

LISETTE, à Alcidor.

Non ; je cours l’avertir. 

Elle sort.

 

 

Scène XX

 

ALCIDOR, PONTIGNAN, SCAPIN, caché

 

ALCIDOR, à Pontignan.

Vous m’attendrez ici.

Il sort.

 

 

Scène XXI

 

PONTIGNAN, SCAPIN, caché

 

PONTIGNAN.

Il m’amène, et s’en va ! Que veut dire ceci ?

À tout ce qui m’arrive est-il rien de semblable ?

Scapin passe sa tête entre les deux rideaux.

Mais j’aperçois Scapin. Qui t’a mis là ?

SCAPIN.

Le diable.

PONTIGNAN.

Quoi ! le diable ?

SCAPIN.

Oui, Monsieur ; m’ayant pris par la main,

Dans une route obscure il m’a mené beau train :

C’était, je pense, en l’air. Appréhendant la chute,

Et d’aller en enfer faire la culebute,

J’ai suivi, sans rien dire, et tout tremblant : enfin,

Il m’a fait du sabbat enfiler le chemin.

Il y fait beau. J’ai, là, remarqué deux Sorcières

Qui, ne me trouvant pas d’assez nobles manières

Pour être de leur secte et pour m’y recevoir,

Ont paru n’être pas contentes de me voir.

Aussitôt on m’a mis en ce lieu, d’où je tremble

Que par quelque fenêtre on ne nous jette ensemble.

PONTIGNAN.

Tu veux toujours trembler !

Examinant la chambre. 

Mais que vois-je ? mes yeux

Me tromperaient-ils ? Non ; ce sont les mêmes lieux ;

C’est ici qu’on m’a fait entrer.

SCAPIN.

Et la sortie

Est-elle aisée ?

PONTIGNAN.

Enfin, je découvre en partie

Ce qui semble devoir confondre ma raison :

La Dame que j’ai vue est de cette maison.

SCAPIN.

Croyez-moi, la maison, la Dame, vous et l’hôte,

Vous irez tous au diable ; et ce n’est pas ma faute :

Si j’y vais, pour le moins, ce sera malgré moi,

Et vous en porterez le péché. Mais je vois

Alcidor qui s’avance, avec mes deux Sorcières.

Il se cache derrière les rideaux.

 

 

Scène XXII

 

ALCIDOR, ANGÉLIQUE, LÉONOR, PONTIGNAN, LISETTE, SCAPIN

 

Lisette ouvre les rideaux derrière lesquels Scapin est caché. Scapin, toujours effrayé, se réfugie à côté de son Maître.

PONTIGNAN, à Angélique.

Vous rendrez-vous enfin, Madame, à mes prières ?

Et, connaissant mon cœur tendre et passionné,

Me venez-vous apprendre à qui je l’ai donné ?

ALCIDOR, à Pontignan.

Pour mettre en assurance une flamme si belle,

Je viens, cher Pontignan, vous l’apprendre pour elle

Et vous faire goûter un sort plein de douceur,

S’il ne faut, pour cela, que vous donner ma sœur.

PONTIGNAN, à Alcidor.

Quoi ! vous êtes son frère ? Ah ! souffrez que ma joie,

Par mes embrassements, avec vous se déploie.

À Angélique.

Madame, il est donc vrai... ?

ANGÉLIQUE, à Pontignan.

Vous n’êtes plus surpris

Des tours qu’en notre chambre ont joué nos Esprits 

Quoiqu’aucun d’eux ne fût d’un aspect effroyable,

Scapin en a tremblé.

SCAPIN.

Quoi ! vous étiez le diable ?

Et tout notre argent pris, qui nous le garde ?

LISETTE, à Scapin.

Moi.

ANGÉLIQUE.

Si vous êtes heureux, en recevant ma foi,

Comme je n’ai d’abord prévenu votre flamme

Montrant Léonor.

Que dans le seul dessein de servir cette Dame, 

Vous lui devez beaucoup.

PONTIGNAN.

Ah ! ne permettez pas

Qu’elle ait à m’accuser de sentiments ingrats ; 

Faites-la-moi connaître.

LÉONOR, à Pontignan.

Il n’est pas nécessaire

De vous en dire plus ; le reste se doit taire :

Encor pour quelques jours, du moins si je le puis,

Il faut que je vous laisse ignorer qui je suis.

PONTIGNAN, à Léonor.

Ce secret est à vous.

 

 

Scène XXIII

 

ALCIDOR, PONTIGNAN, SCAPIN, ANGÉLIQUE, LÉONOR, LISETTE, LA FORÊT masqué

 

PONTIGNAN, à Angélique.

Mais vous aussi, Madame,

Après l’heureux succès qu’obtient enfin ma flamme,

M’observant en tous lieux, par qui secrètement

Faites-vous épier... ?

LA FORÊT, à Pontignan, se démasquant, et contrefaisant le Flamand.

Par sti Monsieur Flamand.

Sti Masque dans le bal qui vient vous, tantôt, prendre,

Vous semble-t-il, Monsieur, qu’il sait un peu l’entendre ?

PONTIGNAN.

Le Flamand nous trompait : je l’avais soupçonné.

SCAPIN.

Le traître ! tout du long il nous en a donné.

ALCIDOR.

Je le croyais Marchand : ma surprise est extrême.

À La Forêt.

Quoi ! Monsieur le Flamand... ?

LA FORÊT, avec son ton naturel.

Flamand, par stratagème :

Mais si, pour vous servir je me vois appelé,

Vous ne trouverez point un Français plus zélé.

ALCIDOR.

Allons : plus à loisir je saurai le mystère

Que de cette aventure on a voulu me faire.

LISETTE, à Scapin.

Scapin, et ces Esprits qui t’ont fait tant d’effroi ?

SCAPIN, à Lisette.

Ils ne sont pas tant sots, étant faits comme toi.

LISETTE.

Mais ma griffe ?

SCAPIN.

Tout franc, j’ai cru que, sans ressource,

Un Lutin, pour longtemps, m’allait mener en course,

Voilà comme, souvent, surpris à l’impourvu,

Tel qui pense avoir vu le Diable, n’a rien vu.

PDF