Crisante (Jean de ROTROU)

Tragédie en quatre actes, en vers.

Représentée pour la première fois, en 1639.

 

Personnages

 

MANILIE, général d’armée

CASSIE, lieutenant de Manilie

CLÉODORE, ami de Cassie

CRISANTE, reine de Corinthe

ANTIOCHE, roi de Corinthe

MARCIE, suivante de Crisante

ORANTE, suivante de Crisante

CRATES, gentilhomme d’Antioche

EUPHORBE, gentilhomme d’Antioche

DEUX CAPITAINES

LES GARDES

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

MANILIE, CASSIE, CLÉODORE, DEUX CAPITAINES, GARDES

 

MANILIE.

Enfin l’aigle, assisté de vos jeunes courages,

Chez les peuples mutins a trouvé des passages,

Et la rébellion, étouffée en ses forts,

Ne peut plus résister à vos moindres efforts ;

La flamme qu’elle allume aussitôt la consomme.

Tout succède à nos vœux, et Rome est toujours Rome :

Sa puissance est fatale à toute autre grandeur,

Nos exploits chaque jour accroissent sa splendeur,

Et le plus fier orgueil de la terre et de l’onde

Contemple avec respect cette reine du monde :

Tout conspire, à servir ses desseins glorieux,

Les dieux semblent plutôt ses captifs que ses dieux,

Et les soins éternels qu’ils ont de sa défense

Bornent tous leurs soucis et toute leur puissance.

Nous qui sommes élus pour affermir ses lois,

Et qu’Auguste a jugés dignes de ces emplois,

Signalons en ces lieux notre adresse ordinaire,

Paraissons dignes fils d’une si digne mère,

Que tout le monde tremble au bruit de nos exploits,

Et marchons triomphants sur les têtes des rois.

CASSIE.

La superbe Corinthe éprouve à son dommage

Qu’à tort on nous refuse un général hommage,

Que nous tenons un droit fatal aux factieux,

Et qu’irriter César c’est irriter les cieux.

PREMIER CAPITAINE.

Quel fut notre courage, et quelle autre victoire

À jamais à l’empire apporta plus de gloire ?

Au milieu des dangers, nos gens, comme lions,

Ont battu les auteurs de ces rébellions ;

Tout tremblait sous leurs pas ; ces démons de la guerre

De rivières de sang ont arrosé la terre ;

Comme foudres nos bras tombaient sur les vaincus,

Et fendaient à la fois les corps et les écus ;

Leurs mains, quand nous frappions, étaient à peine prêtes ;

Des orages de traits descendaient sur leurs têtes,

Ils tombaient pêle-mêle, étouffés sous nos pas,

Et pour un de nos gens cent ne suffisaient pas.

MANILIE.

Antioche s’est fait, par une heureuse fuite,

Exempt de voir l’état où sa ville est réduite :

Un prince aimé des siens, sans de vives douleurs,

Ne peut voir sur leur chef tomber tant de malheurs.

Sa fuite l’a soustrait au pouvoir de nos armes :

Mais quelle est sa tristesse, et quelles sont ses larmes !

Combien éprouve-t-il les astres inhumains

Par sa chaste moitié tombée entre nos mains !

Il est vrai que jamais les soins de la nature

N’ont formé de beauté si charmante et si pure :

Ses yeux, ces feux d’amour, ces deux foudres des cœurs

Lorsqu’on triomphait d’eux triomphaient des vainqueurs

Crisante en se rendant nous força de nous rendre,

Et ce ne lui fut qu’un qu’être prise et que prendre.

Empêchons toutefois que son honnêteté

Ne reçoive entre nous aucune indignité.

C’est peu que de paraître en un danger extrême,

Qu’attaquer un pays, qu’affronter la mort même ;

Ces exploits sont communs aux autres nations :

Mais Rome seulement dompte les passions,

Et, quelque autre dessein que sa grandeur respire,

Elle sait sur soi-même étendre son empire :

Sa force est absolue, et charme ni beauté

Ne la peut divertir de sa sévérité.

SECOND CAPITAINE.

Quelle assez insensée et brutale licence

S’oserait déclarer contre son innocence ?

Sa douce gravité s’oppose à ses attraits ;

Et les uns nous frappant, l’autre émousse leurs traits.

MANILIE, à Cassie.

Toi qui l’as, cher Cassie, en ta garde commise,

Attendant la rançon qui lui rend sa franchise,

Fais qu’on ne joigne point l’insolence au bonheur,

Et de tous accidents préserve son honneur.

CASSIE.

Sa prison est pour elle un salutaire asile

Qui rendrait le dessein d’un dieu même inutile ;

Et mon soin diligent lui fait des murs d’airain

Contre qui tout espoir et tout effort est vain.

MANILIE.

Un voyage à Tégée, où ma charge m’appelle,

Me fait laisser l’armée en ta garde fidèle.

Fais rafraîchir nos gens en cet heureux séjour :

Je pars avec espoir de presser mon retour,

Et de faire aux dépens du reste de la Grèce

À nos bras indomptés exercer leur adresse.

Il sort avec les deux capitaines et les gardes.

 

 

Scène II

 

CASSIE, CLÉODORE

 

CASSIE.

Favorable départ ! douce commission

Qui laisse un libre cours à mon affection !

Quelque étroite vertu dont s’arme cette belle

Qui pourrait asservir le cœur le plus rebelle,

Si prières ni vœux ne peuvent l’émouvoir,

Je puis user des droits d’un souverain pouvoir.

J’aime avec trop d’ardeur cet illustre captive ;

Ma flamme étant si forte est trop longtemps oisive.

CLÉODORE.

Éteignez s’il se peut ce brasier malheureux,

Et n’entretenez point d’espoir si dangereux.

Dompter ses passions est une extrême gloire :

Qui résiste d’abord emporte la victoire ;

L’amour qu’on ne sait pas étouffer en naissant,

De faible devient tôt un ennemi puissant ;

De qui l’a caressé la ruine est certaine,

Et qui reçoit un joug le quitte avecque peine.

CASSIE.

S’il est doux il nous plaît.

CLÉODORE.

Mais s’il nous est fatal ?

CASSIE.

C’est aux plus circonspects que tout succède mal.

CLÉODORE.

La raison, à ce compte, exerce un vain usage.

CASSIE.

Elle exécute mal sans un peu de courage.

CLÉODORE.

Des malheurs évidents par elle sont bannis.

CASSIE.

Elle nous ôte aussi des plaisirs infinis.

La prudence souvent fait moins que la fortune ;

Elle sert quelquefois, mais toujours importune.

De glorieux desseins un peu précipités

Souvent succèdent mieux à qui a les tentés.

CLÉODORE.

Mais lorsque nous tramons notre perte visible,

Il faut pour nous dompter essayer le possible.

CASSIE.

Qui sait bien se résoudre à tous événements

Ne trouve point d’obstacle à ses contentements.

J’honore la vertu, mais la beauté m’attire ;

Je connais le meilleur, mais je choisis le pire ;

Et, porté que je suis d’une aveugle fureur,

Je déteste, condamne et connais mon erreur.

Je combats sans effet une ardeur de la sorte ;

Ma raison me convainc, mais ma fureur m’emporte ;

Et je résiste en vain à ce dieu triomphant

À qui vous ne donnez que le titre d’enfant.

CLÉODORE.

Nos cœurs, portés d’instinct à ces sales délices,

Se font un dieu d’Amour pour excuser leurs vices ;

Ils ont donné des arcs, des flammes et des traits

À celui qui n’en porte et qui ne fut jamais.

Entre les passions que produit la nature,

Pour se former des dieux, on prend la plus impure.

Une impudique ardeur, une brutalité

Est cet Amour qu’on nomme une divinité.

CASSIE.

Qu’il soit moins qu’un mortel, qu’il soit une chimère

Que se forge l’esprit pour se laisser défaire,

Je ressens toutefois un pouvoir souverain

Contre qui ma raison veut s’opposer en vain :

Grisante est cet amour, ses regards sont la flamme,

Et ses yeux sont les arcs qui portent jusqu’à l’âme.

Souffre que, toute crainte et tous respects bannis,

Je possède une fois ses charmes infinis.

CLÉODORE.

Quoi ! tout respect est vain, et la gloire de Rome

Perdra ce grand éclat pour l’intérêt d’un homme !

Quoi ! vous relâcherez par de folles amours

Cette sévérité qu’elle observa toujours

Depuis qu’on voit durer ce glorieux empire,

Depuis que dessous nous tout l’univers respire !

Par quoi présumez-vous que fleurissent nos lois,

Et qui rend les Romains maîtres de tant de rois ?

Le ciel qui sur leur chef fait tomber ses tempêtes,

Par obligation épargne-t-il nos têtes ?

Non, non, Rome sur soi peut attirer son bras ;

La vertu seulement est l’appui des états ;

Nos devoirs, nos respects et notre révérence,

Des autres et de nous forment la différence :

Leurs crimes seulement affligent leurs maisons,

Et nous sommes heureux comme nous sommes bons.

CASSIE.

Ah ! qu’inutilement un esprit s’évertue

D’exciter la vertu quand elle est abattue !

Tu vis naître ma flamme, et tu devais alors

Contre ce doux tourment employer tes efforts :

Mais de guérir un mal quand il est si sensible,

Cet effet, Cléodore, excède ton possible.

CLÉODORE.

Adieu : tenant de moi cet avertissement,

Vous ne périrez plus par votre aveuglement.

Songez quelle est Crisante, et que le ciel est juste ;

Songez que vous vivez sous le règne d’Auguste,

Et que ce qui soutient ses honneurs infinis,

C’est qu’il ne laisse point de crimes impunis.

Il sort.

CASSIE, seul.

Qu’aucune cruauté n’égale mon supplice,

Que j’offense l’état, et que Rome périsse,

Je suivrai mon dessein : Crisante a des attraits

Plus forts que tous respects et que tous intérêts ;

Sa beauté couvrira quelque tort qu’on m’impute ;

Et tomber de son sein est une belle chute.

 

 

Scène III

 

CRISANTE, ORANTE, MARCIE et SA SUITE

 

CRISANTE.

Ô vous qui vous flattez de tant de vanité,

Vous qui croyez qu’un trône ait de la fermeté,

Et qui, trop insolents, défiez la fortune

Quand rien ne vous afflige et ne vous importune,

Voyez en quel état elle nous a réduits ;

Sachant ce que je fus, voyez ce que je suis.

Ces murs, que le porphyre et le marbre décore,

Tout noirs demeurent nus du bois qui fume encore ;

Ce reste est le débris du superbe palais

Où régna si longtemps la justice et la paix ;

Et ce qui fut Corinthe avant cette disgrâce

N’en garde que le nom et n’est plus que sa place :

Sa fumée a caché le ciel à nos regards ;

Elle fut un bûcher ardent de toutes parts,

Et demeure à nos yeux si nue et si déserte,

Que même le vainqueur en déplore la perte :

Il nous plaint au moment qu’il cause nos malheurs,

Et joint, en nous perdant, ses larmes à nos pleurs.

MARCIE.

Ne vous consumez point d’une inutile plainte,

Et forcez la douleur dont votre âme est atteinte.

Par un injuste effort vos biens vous sont ôtés,

Et vous perdez honneurs, et biens, et dignités ;

Mais votre perte encor peut être plus extrême :

Vous perdriez davantage en vous perdant vous-même.

Le ciel peut rendre tout, comme il peut tout ôter ;

Et comme il vous afflige, il vous peut assister :

Souffrez avec respect les maux qu’il vous ordonne ;

Voyez sans murmurer tomber votre couronne :

Quand les dieux ont dessein d’obliger la vertu,

Ils relèvent bientôt ce qu’ils ont abattu.

Antioche aujourd’hui porte encor ce front même,

Qui ces lustres passés fut ceint d’un diadème ;

La main qui l’en ceignit et qui le couronna

Peut lui donner encor ce qu’elle lui donna ;

Il posséda jadis, maintenant il espère :

Conservez-lui Crisante, et sa perte est légère.

CRISANTE.

Ah ! que je crains, Marcie, et non sans fondement,

Du servage où je suis un triste événement !

C’est peu qu’en une nuit voir sa ville déserte ;

Il n’a fait en ses biens qu’une inutile perte :

De pires accidents lui peuvent arriver ;

Un bien lui reste en moi douteux à conserver.

Ces vainqueurs insolents, à leur brutale envie

Peut-être immoleront mon honneur et ma vie,

Et, joignant ce malheur à ses autres malheurs,

Fourniront bien, hélas ! de matière à ses pleurs.

MARCIE.

D’un vain pressentiment surmontez la faiblesse.

Le ciel, quoique irrité, jamais ne nous délaisse ;

Ses soins dissiperont ce frivole soupçon,

Et votre liberté n’attend que sa rançon.

CRISANTE.

Plaise à nos dieux, hélas ! que ma crainte soit vaine,

Et que nos maux passés aient assouvi leur haine !

Mais de fortes raisons m’obligent de douter

D’un effort que Cassie a dessein de tenter :

Il prépare ma perte alors qu’il me respecte ;

Des vainqueurs aux vaincus la faveur est suspecte ;

Il cherche à m’obliger, me plaire, m’obéir,

Et l’ennemi courtais a dessein de trahir :

De pitié quelquefois il couvre sa poursuite ;

Il plaint, dit-il, l’état où le sort m’a réduite,

Et se tient malheureux que contre nous sa main

Ait servi la fureur de l’empire romain.

Mais sous tant de douceur l’embûche est trop visible ;

Il me plaint, et m’apprête un malheur plus sensible.

Il me reste un seul bien dont il veut triompher,

Et le traître me baise afin de m’étouffer.

ORANTE.

Si de son naturel j’ai quelque connaissance,

Cassie est obligeant et courtais de naissance ;

Je crois qu’il n’est d’humeur ni d’inclination

À commettre, madame, une lâche action.

CRISANTE.

De telles lâchetés un insolent fait gloire ;

Ma honte lui serait une heureuse victoire ;

Et pouvoir assouvir un dessein vicieux

Est à ces jeunes cœurs un exploit glorieux.

Me préserve le ciel de pareille aventure,

Et plutôt sa pitié creuse ma sépulture !

Plutôt fasse ma main un généreux effort...

Mais il vient, et je tremble à ce courtais abord.

 

 

Scène IV

 

CRISANTE, ORANTE, MARCIE et SA SUITE, CASSIE

 

CASSIE.

Vous portez avec peine un si triste servage,

Ou je sais mal juger du cœur par le visage.

Madame, plût au ciel qu’il fût en mon pouvoir

De le faire cesser sans trahir mon devoir !

Pussé-je sous vos lois voir l’empire du monde,

Et votre autorité n’avoir point de seconde !

Les dieux dévoient ce rang à vos rares beautés,

Et vous auraient donné ce que vous méritez.

CRISANTE.

Le déplorable état où je me vois réduite

Est ce qu’ils ont jugé digne de mon mérite.

Je ne me flatte point de sentiments si faux,

Et conservant le jour j’ai plus que je ne vaux.

CASSIE.

Ils vous ôtent beaucoup, mais leur puissance est vaine

À vous ravir au moins la qualité de reine.

Vous régnez sur les cœurs, si ce n’est sur les corps ;

Vous ôter cet empire excède leurs efforts...

Mais cette vérité déjà vous importune !

CRISANTE.

Monsieur, cet entretien messied à ma fortune :

Mépriser toute chose, et penser à la mort,

Est l’occupation où m’oblige mon sort.

CASSIE.

Je plains votre malheur : le ciel vous est contraire,

Mais il vous laisse encor de quoi vous satisfaire ;

Et, vous faisant esclave, il ne vous ravit pas

Le pouvoir de régner par ces charmants appas.

Tous nos gens éblouis, lorsque vous fûtes prise,

Même en vous captivant, perdirent leur franchise ;

Votre captivité vous fit des serviteurs ;

Nous fûmes vos vaincus et vos adorateurs ;

Et l’on pouvait douter quelle était la conquête,

Au point que dessus vous tomba notre tempête.

CRISANTE.

La fortune prospère aime ces entretiens,

Mais ils sont ennuyeux avecque des liens ;

Et, dans l’ennui cuisant dont je me sens atteinte,

Ma bouche doit s’ouvrir seulement à la plainte.

CASSIE.

Montrez votre courage en cette adversité,

Et qu’il soit infini comme votre beauté.

Qui voit sans vanité la fortune prospère,

La voit sans désespoir alors qu’elle est contraire.

Rendez à ce beau teint ses plus vives couleurs ;

Ces yeux ne sont pas faits pour répandre des pleurs :

Réduire tous nos cœurs en un commun servage,

Nous rire et nous charmer, est bien mieux leur usage.

CRISANTE.

Dieux ! un soudain glaçon par mes veines s’étend,

Et ma raison se trouble aux discours qu’elle entend :

J’ai vu sans m’effrayer Corinthe abandonnée,

Les armes et le bruit ne m’ont point étonnée ;

J’ai vu sans m’altérer tomber ces bâtiments,

J’ai marché sans frayeur dans leurs embrasements ;

Et ce simple discours m’ébranle davantage

Que feux, qu’armes, que cris, qu’horreur et que carnage.

J’ai mal vu mon servage et senti mes ennuis ;

Je commence à connaître en quel état je suis :

Il me souvient des biens dont mon malheur me prive ;

Je sens ma servitude, on me traite en captive.

Ouvrez-moi les prisons, chargez ce corps de fers ;

Que je perde la vie après ce que je perds.

Que tarde mon trépas ? Car d’ébranler mon âme,

Et me faire assouvir votre brutale flamme,

Plutôt ce feu brillant qui nous donne le jour

Restera sans lumière et cessera son tour.

CASSIE.

Cette mauvaise humeur vous est-elle ordinaire ?

Vous vous forgez un monstre afin de le défaire.

Depuis votre servage ai-je rien attenté

Dont se pût offenser la même honnêteté ?

CRISANTE.

Cette courtoise humeur ne tend qu’à me surprendre :

Les yeux parlent assez à qui sait bien entendre.

Ces entretiens d’amour, de charmes et d’appas,

En l’état où je suis ne me conviennent pas.

Laissez un libre cours à l’ennui qui me presse.

Vainqueur, cherchez la joie, et fuyez la tristesse :

Mon sort sans l’exciter est assez rigoureux ;

Laissez la solitude au moins aux malheureux.

Elle sort.

CASSIE.

N’irritons pas encor cette bouillante rage.

Puisque froid, obligeant et courtais, je l’outrage,

Mes desseins, au besoin, prendront un autre cours,

Et feront succéder les effets aux discours.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ANTIOCHE, CRATÈS, EUPHORBE et SA SUITE

 

ANTIOCHE.

Heureux qui, satisfait d’une basse fortune,

Trouve la vanité des grandeurs importune,

Qui sait à son besoin mesurer ses désirs,

Et goûter du repos les solides plaisirs !

Il vit toujours égal ; l’inconstante déesse

Ne l’élève jamais, et jamais ne l’abaisse :

S’il tombe, c’est de bas, sa chute n’est qu’un saut ;

Mais la chute est sensible à qui tombe de haut.

Le sort, cet inconstant de qui l’aveugle empire

Souvent des deux partis favorise le pire,

Établit de César les tyranniques lois

Sur cette nation veuve de tant de rois.

Tout succède à ses vœux ; ses gens, comme tonnerres,

Renversent nos cités et ravagent nos terres ;

Toute la Grèce a vu leurs exploits triomphants ;

Elle est teinte partout du sang de ses enfants,

Et, ne leur opposant qu’un effort inutile,

Devient honteusement l’esclave d’une ville.

Tant de peuples divers ne sont plus divisés ;

Ils ont dessus leurs pas tant de sceptres brisés,

Que tout fléchit partout où leur orgueil les mène,

Et que toute la terre un jour sera romaine.

CRATÈS.

Sire, en votre malheur le ciel punit nos crimes ;

Il n’a pas soutenu nos armes légitimes ;

Il a pour notre perte assisté des tyrans,

Et d’un bras martial vidé nos différends :

Mais il se calme enfin, et, tel qu’un sage père,

Il rend ce qu’il a pris lorsque moins on l’espère.

Il ôte aux insolents ce qu’il leur a donné,

Et nous paraît serein après qu’il a tonné.

ANTIOCHE.

Ah ! qu’à ce changement je vois peu d’apparence,

Et qu’un faible secours reste à mon espérance !

Mais son vouloir arrive, et les dieux soient bénis !

Ainsi pour leurs sujets les princes sont punis,

Et le ciel mille fois, par des malheurs semblables,

Dessus les innocents s’est vengé des coupables.

Si je pouvais au moins partager mon tourment,

Et s’il m’avait laissé Crisante seulement,

Nos communs entretiens diminueraient nos peines :

Mais sur ses tendres bras m’imaginer des chaînes,

Et savoir qu’elle garde une étroite prison,

C’est la pire douleur qui trouble ma raison.

CRATÈS.

Sire, on ne peut priser sa valeur infinie :

Pour rançon offrez-leur Tégée ou Messénie.

Tout le Péloponnèse est un indigne prix

De ces divins attraits qui charment vos esprits.

ANTIOCHE.

Pour se rendre déjà l’une et l’autre s’apprête,

Et j’offrirais un prix qui sera leur conquête.

EUPHORBE.

Espérez du secours et du sort et du temps ;

Pour vous comme pour tous ils seront inconstants :

Quel que soit leur pouvoir, la gloire est tôt finie

D’un empire établi dessus la tyrannie :

En vain l’orgueil de Troie eut des dieux partisans ;

Une nuit lui ravit la gloire de dix ans.

ANTIOCHE.

Que le sort continue ou cesse sa malice,

Que le courroux du ciel dessus moi s’accomplisse,

Que mon chef soit en butte à toutes ses rigueurs,

Qu’il me livre moi-même au pouvoir des vainqueurs,

En l’état déplorable ou m’a mis la fortune,

Il ne peut plus m’ôter qu’une vie importune :

À qui perd toute chose il reste au moins ce bien,

Qu’il peut mépriser tout et ne redouter rien.

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

CASSIE, ORANTE

 

CASSIE.

Que tout me soit contraire, et que cent fois la vie,

Plutôt que ce dessein, me puisse être ravie.

ORANTE.

Le ciel...

CASSIE.

À tout respect l’amour voile mes yeux ;

Je ne mets en objet les hommes ni les dieux :

Seule je la révère, elle est seule adorable,

Et rien que sa beauté ne m’est considérable.

ORANTE.

Cette gloire pour elle est un triste bonheur

S’il faut que sa beauté lui coûte son honneur.

CASSIE.

Et je profite peu d’une illustre victoire

Si même étant vaincue elle a toute la gloire.

ORANTE.

Ses biens lui sont ravis.

CASSIE.

Ils lui sont superflus.

ORANTE.

De reine elle est esclave.

CASSIE.

Et mon cœur l’est bien plus.

ORANTE.

Souvent à l’insolent la victoire est funeste.

CASSIE.

Elle est infructueuse et pénible au modeste.

ORANTE.

Alexandre, indulgent en ses sales plaisirs,

En même occasion réprima ses désirs.

CASSIE.

Il eut de mauvais yeux, ou la femme de Daire

N’eut pas des qualités capables de lui plaire.

ORANTE.

Par vœux ni par amour vous n’en viendrez à bout.

CASSIE.

La force, à leur défaut, me peut obtenir tout.

ORANTE.

Celle qui sait mourir ne peut être forcée.

CASSIE.

C’est le dernier secours qui vienne en la pensée :

On se résout bien tard à ce dernier effort ;

Heureuse ou malheureuse, on redoute la mort.

ORANTE.

Ah ! si sur vos desseins quelque vertu préside,

Si quelque amour du sexe en votre âme réside,

Et si de tant de rois vous fûtes triomphant,

Aujourd’hui soyez-le du pouvoir d’un enfant ;

Réprimez cette ardeur dont votre âme est atteinte ;

Vous la détesterez quand vous l’aurez éteinte.

Régnant, sachez aussi vous prescrire des lois,

Et, pouvant tout dompter, domptez-vous une fois.

CASSIE.

Pour rendre ma valeur encor plus redoutée,

Celle qui m’a vaincu par moi sera domptée.

Et me dût ce dessein cent fois coûter le jour,

Toute raison est vaine où préside l’Amour.

ORANTE.

Que vous délibérez d’un détestable crime,

Et qu’un léger plaisir va perdre votre estime !

Dans la prospérité Vénus a des appas,

Mais au milieu des fers que froids sont ses ébats !

CASSIE.

Qu’elle ôte à ce plaisir la qualité d’offense,

Et qu’au lieu de mon crime il soit ma récompense.

ORANTE.

Par quel prix son esprit peut-il être porté

À vendre son honneur et sa fidélité ?

CASSIE.

Par le prix de mes biens, de mon sang, de soi-même :

Elle se tirera d’une misère extrême,

Sans rançon dès ce soir fera briser ses fers,

Et finira les maux que vous avez soufferts.

ORANTE.

Ah ! redoublez plutôt les tourments qu’elle endure

Plutôt un siècle entier notre servage dure,

Ou faites-le cesser par le coup de la mort,

Plutôt que de passer à ce brutal effort.

CASSIE.

Toute compassion et toute plainte est vaine.

Apprends en peu de mots le destin de la reine :

Ses baisers payeront les devoirs que je perds ;

Crisante sera mienne, ou libre ou dans les fers,

S’en défendant ou non, inhumaine ou propice,

Par force ou par amour, de droit ou d’injustice.

ORANTE.

Rien ne peut-il changer ce funeste dessein ?

CASSIE.

Les dieux mêmes, les dieux le tenteraient en vain :

Leur maître me l’inspire.

ORANTE.

Il faut donc qu’elle meure.

CASSIE.

Tâche à faire plutôt qu’elle me soit meilleure ;

Sois sensible aux soupirs d’un malheureux amant

Qui ne songe, ne sent, ne voit que son tourment.

Si par toi ses faveurs tombent sous ma puissance

(Permets-moi de parler avec cette licence),

Puissé-je être haï des dieux et des mortels,

Privé de tout commerce et banni des autels ;

Puisse l’Érèbe ouvrir ses cavernes profondes,

Et moi tomber vivant en ses fatales ondes,

Si, sans autre rançon, cette rare beauté

En cet heureux moment n’obtient sa liberté !

La fin de son servage également t’importe ;

Bannis donc pour un bien une froideur si forte,

Puisqu’en vain son honneur croit franchir ce destin

Et que, s’il n’est mon prix, il sera mon butin.

ORANTE.

Plutôt, ciel, à tes traits ma tête soit en butte !

Vous voulez que je sois l’instrument de sa chute,

Que celle qui la plaint vous aide à l’assaillir,

Et que par mes avis je la porte à faillir !

Belle commission !

CASSIE.

Toutefois nécessaire,

Puisque dessous le joug d’un pouvoir adversaire,

Des maux qu’on nous prescrit avoir l’élection

Est encor quelque bien en notre affliction :

C’est le dernier espoir que le ciel vous réserve.

Consulte là-dessus, et qui s’aime se serve.

Il sort.

ORANTE, seule.

Ô brutale fureur ! qu’ai-je à délibérer,

Au point de craindre tout et ne rien espérer ?

Quelle est la cruauté de notre destinée,

Et quel est ton malheur, princesse infortunée !

Par force ou par amour on te veut posséder ;

Il faut donner ou perdre, et mourir ou céder.

Ô lâcheté barbare ! insolence cruelle !

La voilà : portons-lui cette triste nouvelle.

 

 

Scène III

 

CRISANTE, ORANTE, ensuite MARCIE

 

CRISANTE.

Vengeurs des innocents, sacrés moteurs des cieux,

D’un seul de vos regards pénétrez en ces lieux :

Je ne réclame pas votre pouvoir suprême

Pour revoir sur mon front l’éclat d’un diadème ;

Je ne demande pas le sang des ennemis,

Et de voir en son trône Antioche remis ;

Je vous reprocherais une perte légère,

Et c’est pour votre oreille une indigne prière :

Mais soyez mon recours en ma captivité ;

Et contre un insolent gardez ma pureté.

ORANTE.

Ô dieux !

CRISANTE.

De quel discours viens-tu croître ma peine ?

ORANTE.

J’ai rencontré Cassie en la chambre prochaine,

Qui, par votre refus devenu plus ardent,

Menace votre honneur d’un funeste accident.

Ce dessein est si ferme en son jeune courage,

Qu’il est bien malaisé de franchir cet orage ;

Et le vice puissant, et qui donne la loi,

À la vertu captive est un sujet d’effroi.

CRISANTE.

Alors qu’elle est pressée et n’a plus d’espérance,

Elle peut en la mort trouver son assurance.

ORANTE.

À qui le jour n’est plus l’honneur n’est plus un bien,

Et se perdant soi-même on ne conserve rien.

CRISANTE.

Qui meurt par sa vertu revit par sa mémoire.

ORANTE.

Un jour que nous vivons vaut mieux qu’un an de gloire.

CRISANTE.

La vie aux plus heureux passe comme un moment,

Et doit être importune à qui vit lâchement.

ORANTE.

S’agissant de sauver les jours d’une princesse,

Le vice perd son nom, et le déshonneur cesse.

CRISANTE.

Que suis-je qu’un objet des cruautés du sort,

Et qu’importent aux dieux et ma vie et ma mort ?

ORANTE.

Les pertes et les maux sont souvent aux monarques

De leur affection de véritables marques.

CRISANTE.

On doit craindre les dieux alors qu’on leur est cher,

Et depuis qu’on les craint on ne saurait pécher.

ORANTE.

Que résoudrez-vous donc, voyant que cet orage

Prépare à votre honneur un si proche naufrage ?

CRISANTE.

J’ai de quoi me servir en cette extrémité.

ORANTE.

Prendrez-vous un trépas qui peut être évité ?

La plus forte vertu s’est parfois relâchée,

Quand la faute profite et peut être cachée.

CRISANTE.

De quelque passion qu’un cœur soit combattu,

Quand il est généreux il tient pour la vertu.

ORANTE.

La vertu ne dépend que d’une vaine estime,

Et le crime secret n’est que l’ombre d’un crime.

CRISANTE.

N’est-ce point le dessein d’assaillir mon honneur

Qui t’a fait méditer ce discours suborneur ?

ORANTE.

Non, mais de conserver une si belle vie

Qu’à de trop dures lois les dieux ont asservie,

Et de vous arracher ce dessein violent...

CRISANTE.

Il faut donc contenter ce vainqueur insolent ;

Il faut qu’à ses désirs enfin je m’abandonne,

Et ce que je perdrais, tu veux que je le donne ?

Pource qu’il le résout je dois l’effectuer,

Et moi-même m’offrir et me prostituer ?

ORANTE.

Je sauverais ma vie en ce malheur extrême.

CRISANTE.

En perdant ton honneur ?

ORANTE.

Oui, plutôt que moi-même.

Si Cassie est discret, vous pouvez sans soupçon

D’une seule faveur payer votre rançon ;

Ou, la laissant au moins cueillir à la contrainte,

Tirer quelque profit de ce sujet de plainte.

Il s’oblige, madame, à votre majesté

De lui faire aussitôt rendre sa liberté.

CRISANTE, tirant de son sein un poignard.

Elle me serait chère après cette aventure !

Prends la tienne en ta mort, horreur de la nature.

Elle frappe Orante, qui tombe.

Sors de captivité, ce coup brise tes fers ;

Ne plains plus ta franchise, erre libre aux enfers.

Ce fer est mon secours, en lui mon innocence

Contre ses suborneurs a trouvé sa défense.

MARCIE.

Ô dieux !

CRISANTE.

Et s’il ne peut divertir mon malheur,

Il sera l’instrument de ma juste douleur.

ORANTE.

Mes yeux perdent le jour, et ma mort inhumaine

Est à mon imprudence une trop douce peine ;

Mais ne concevez point de soupçons là-dessus ;

Mon dessein n’était pas Je meurs, je ne vis plus.

CRISANTE.

Quoi ! par mes propre gens je suis sollicitée

D’assouvir d’un brutal l’insolence effrontée !

Celle en qui mon honneur eût cherché du secours,

Qui dans l’extrême effort eût été mon recours,

Et dont j’eusse au besoin imploré le courage,

Ose employer sa bouche à ce honteux usage !

Ô honte sans seconde et sans comparaison !

Ô noire perfidie ! ô lâche trahison !

Mais que tardé-je plus à me tirer de peine ?

Rendons de mon honneur l’assurance certaine.

N’ai-je pas en la main le secours qu’il me faut ?

Porte, lâche, en ton sein ce fer encore chaud ;

Ayant bien commencé qu’il achève de même,

Et qu’un mal si léger empêche un mal extrême.

MARCIE.

Ah ! madame, calmez un courroux si pressant.

Quel effort tentez-vous contre un sein innocent ?

Quel tyran est l’honneur s’il perd ceux qui le suivent,

Et s’il faut que du jour les vertueux se privent !

 

 

Scène IV

 

CASSIE, CRISANTE, MARCIE

 

CRISANTE.

Ô défense importune !

CASSIE, lui arrachant le poignard.

Ô dieux ! à quel dessein

Voulez-vous de ce fer outrager ce beau sein ?

Quel spectacle d’horreur se présente à ma vue ?

Par quel bras est Orante à vos pieds étendue ?

Et quel crime si noir lui peut coûter le jour ?

CRISANTE, furieuse.

Ses conseils suborneurs et ta brutale amour.

Donne, n’empêche point un dessein légitime ;

Que je suive ses pas : laisse achever ton crime.

CASSIE.

Non, non, plutôt mes vœux ne soient point satisfaits,

Et plutôt le soleil ne m’éclaire jamais.

Mon cœur est consumé d’un feu qui le dévore,

Mais parmi ces tourments ma raison règne encore ;

Elle peut réprimer ces transports déréglés ;

Mes yeux sont éblouis, et non pas aveuglés.

Le vice peut céder où la vertu s’oppose ;

Excusez les effets dont vous êtes la cause :

Qui pèche par amour pèche légèrement,

Et qui ne veut guérir plaint au moins un amant.

CRISANTE.

Qui poursuit mon honneur, me ruine, m’enchaîne,

Plus ennemi qu’amant a mérité ma haine.

CASSIE.

La Fortune et l’Amour, aveugles déités,

Ont exercé sur vous ce que vous m’imputez.

CRISANTE.

Ne pouvant plus parer les coups de la Fortune,

Je souffre qu’elle règne et qu’elle m’importune :

Mais sachant le moyen de parer ceux d’Amour,

C’est à moi d’en user ; je dois perdre le jour.

CASSIE.

Je connais à quel point tous deux vous ont réduite ;

Mais le dernier au moins va cesser sa poursuite,

Et ce superbe dieu, rebuté de refus

Et las d’importuner, ne vous réclame plus.

Ne cherchez point à perdre une vie innocente,

Ce jour même éteindra quelque ardeur que je sente :

J’aime, je suis ardent, je vais jusqu’aux souhaits,

Prie et presse souvent, mais n’étouffe jamais.

CRISANTE.

Dois-je espérer de vous ce changement extrême ?

CASSIE.

Espérez de me voir différent de moi-même.

CRISANTE.

Le temps et la raison vous pourront secourir.

CASSIE.

Leur secours me manquant je saurai bien mourir.

CRISANTE.

Que pour moi cet amour tourne en indifférence.

CASSIE.

Vous verrez les effets passer votre espérance.

CRISANTE.

N’épargnez, hors ce point, fers, prison, ni tourment.

CASSIE.

Vous recevrez, madame, un meilleur traitement.

CRISANTE.

Mon honneur conservé satisfait mon envie.

CASSIE.

Vous verrez qu’il m’est cher à l’égal de ma vie.

CRISANTE.

Ainsi le ciel conserve et bénisse vos jours !

CASSIE.

Ainsi puissent bientôt s’éteindre mes amours !

CRISANTE.

Pour notre bien commun souffrez que je vous laisse,

Et ne recherchez point l’ennemi qui vous blesse,

Fuyez de qui vous nuit l’abord contagieux,

Et, pour guérir le cœur, commencez par les yeux :

Par ces portes des cœurs l’amour fait la blessure,

Et par elles l’amant doit commencer sa cure.

Souffrez que, pour nourrir de si justes ennuis,

Des jours les plus sereins je me fasse des nuits,

Que je rêve à souhait, et que la solitude

Donne un libre entretien à mon inquiétude.

CASSIE.

Puisque pour mon secours l’Amour est impuissant,

Vous n’avez plus en moi ce captif languissant

Dont vous avez souffert tant de vaines visites,

Et qui déférait tant à vos rares mérites :

Je ne tenterai plus d’inutiles propos,

Et je dois, comme vous, songer à mon repos.

CRISANTE.

Adieu, qu’il soit parfait, et le ciel l’établisse

Dessus un fondement qui jamais ne périsse.

Elle sort.

MARCIE.

Ô divin changement !

Elle sort.

CASSIE, seul.

Ainsi d’un beau parler

On flatte le captif qu’on est près d’immoler ;

Ainsi les criminels viennent sans résistance,

Sous l’espoir qu’on leur donne, entendre leur sentence.

Quoi ! voyant le secours d’un mal si furieux,

Et pouvant en user, la mort me plairait mieux ?

J’aurais nourri sans fruit cette importune flamme,

Et serais rebuté par les cris d’une femme ?

Non, non, ménageons mieux les faveurs du destin

Et les travaux passés, jouissons du butin.

Elle ferme l’oreille aux plaintes qu’elle attire,

Blesse mortellement, et défend qu’on soupire !

Elle implore la mort, elle veut s’outrager,

Et s’armer contre soi de peur de m’obliger !

Elle ne reconnait vœux, caresses, ni larmes ;

Pour ses superbes yeux la mort a plus de charmes.

Ah ! c’est trop consulter, ce transport véhément

Pourrait être frustré par le retardement,

Et l’exécution d’une belle entreprise

En doit suivre l’envie aussitôt qu’elle est prise ;

Entrons, et sans respect des hommes ni des dieux,

Immolons à l’amour ce butin précieux.

Il va jusqu’à la porte, et s’arrête.

Mais que vais-je attenter ? Quelle ardeur, quelle rage

Jusques à ces desseins transporte mon courage ?

Quelle aveugle fureur et quel enchantement

Me fait sacrifier au plaisir d’un moment

Le prix de tant d’exploits, mon honneur et moi-même ?

Ô trop lâche furie ! aveuglement extrême,

Indigne de mon cœur, indigne de mon nom,

Et qui de mes aïeux obscurcit le renom !

Quoi ! de mes lâchetés Rome sera noircie,

Et César rougira des crimes de Cassie ?

Éteins, lascif, éteins ces feux pernicieux,

Et laisse à la raison te dessiller les yeux.

Il retourne.

Non, non, défère plus au dieu qui te consomme

Qu’à toi, qu’à tes aïeux, qu’à César et qu’à Rome,

Et te fais un sujet de ce tyran d’honneur

Où le stupide seul établit son bonheur.

Les crimes sont légers quand l’amour est extrême,

Et quand les dieux aimaient ils en faisaient de même.

Cessez, faibles pensers, vos conseils superflus :

Importune raison, je ne t’écoute plus.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

CRISANTE, MARCIE

 

CRISANTE tombe évanouie.

Je meurs : soutiens un peu ma vigueur abattue ;

La force n’ayant pu, la faiblesse me tue.

Ô mort ! mon seul remède et mon dernier bonheur,

Que ne prévenais-tu celle de mon honneur ?

MARCIE.

Ô sévère destin ! elle meurt, elle tombe,

Et son corps pâle et froid à la douleur succombe ;

La mort ferme cet œil si charmant et si saint,

D’une sombre couleur son visage se peint.

À qui dois-je, chétive, adresser ma prière ?

Que ne la puis-je suivre, ou mourir la première !

Mais son teint renaissant, et ses yeux entr’ouverts

Donnent quelque ressource en l’espoir que je perds

Le ciel lui rend le jour.

CRISANTE.

Quelle peine importune

Remet ce corps en butte aux traits de la fortune ?

Quel soin mal à propos me rend à la douleur,

Et fait renaître, hélas ! ma vie et mon malheur ?

MARCIE.

C’est trop vous affliger ; ranimez le courage

Dont vous devez venger un si sensible outrage.

Pour perdre le coupable, il vous faut conserver,

Et respirer le jour afin de l’en priver.

CRISANTE.

Presse plutôt la fin de mon sort lamentable :

Tu me peux accorder ce bien si souhaitable :

Détache les liens qui serrent mes cheveux,

Et m’aide à m’étouffer avec ces faibles nœuds.

Prive ce triste corps de ce reste de vie

Dont encore la mort ne s’est pas assouvie :

En l’état où je suis, cet acte officieux

Ne fera guère plus que me fermer les yeux.

MARCIE.

Plutôt dessous mes pas le ciel ouvre la terre,

Et plutôt sur mon chef éclate son tonnerre !

Madame, relevez votre esprit languissant,

Et faites plus de grâce à ce corps innocent :

À peine il est sauvé des efforts d’un perfide,

Que vous-même voulez être son homicide ;

Assez pour sa vertu parle votre renom :

L’honneur qu’on a ravi conserve encor son nom.

CRISANTE.

Espoir des affligés, ténébreuse déesse,

Tu cherches qui te fuit, et tu fuis qui te presse :

Ne va point effrayer ces superbes palais,

Où personne pour toi ne forme de souhaits ;

Épargne ces beautés que tout le monde adore,

Laisse qui te redoute, et viens à qui t’implore :

Des plus heureux mortels, tu tranches les destins,

Jusque dans les berceaux tu cherches des butins ;

Et tu crains mon abord parce que tu m’es chère ;

Tu trembles, et ton dard s’émousse à ma prière.

Mais, ô lâche entretien ! vains discours que je perds,

Le ciel pour tout le monde a des chemins ouverts.

Il semble que je craigne, et qu’encore je m’aime ;

Je possède ma mort, et suis sourde à moi-même ;

Mon bras contre mon sein n’ose se hasarder ;

Quand je la vois venir, j’aime à la retarder ;

D’inutiles discours sont l’effort que j’essaie ;

Absente elle me plaît, présente elle m’effraie.

MARCIE.

Si la mort à vos vœux est un objet si doux,

Mourez avecque gloire aux yeux de votre époux ;

Remportez cet honneur ; que ce généreux prince,

Qui n’a pleuré grandeur, biens, sceptre, ni province,

Sur votre sang versé laisse couler des pleurs,

Et s’immole après vous à ses justes douleurs ;

Ou plutôt, sauvez-lui le bien seul qu’il respire.

Vous passez sa grandeur, son sceptre et son empire ;

La perte de vos jours serait son pire coup,

Et conservant Crisante il conserve beaucoup.

Nous approchons du fort dont il fait sa retraite,

Et dont il vous parla le jour de sa défaite ;

C’est là qu’il recevra le bien de vous revoir,

D’autant plus chèrement qu’il passe son espoir.

CRISANTE.

Forçons pour quelque temps la fureur qui nous dompte ;

Vivons, et devant lui publions notre honte ;

Vivons jusqu’au moment qu’un traître doit périr,

Et vivons pour tuer avant que de mourir.

Elles sortent.

 

 

Scène II

 

CASSIE, CLÉODORE

 

CASSIE.

Confus, triste, saisi d’un repentir extrême,

Je doute si je vis et si je suis moi-même ;

J’ignore quelle aveugle et brutale fureur

À moi-même m’a fait être un objet d’horreur :

Ma seule rêverie est le bien qui me reste ;

Je me suis un démon, un enfer, une peste ;

Mon bras contre mon sein s’arme à chaque moment,

Et seul je ne suis pas avec moi sûrement.

CLÉODORE.

Tel ou plus triste encor est le succès d’un crime

À qui suit sa fureur et qui ne la réprime.

Au point d’exécuter, tout crime paraît beau ;

Mais qui péchait sans crainte, après est son bourreau.

CASSIE.

Quelle fausse douceur surprit ma fantaisie ?

De quelle aveugle ardeur fut mon âme saisie ?

Parus-je, hélas ! parus-je en cet aveuglement,

Avoir rien de Romain, ni d’homme seulement ?

Ô trop lâche fureur ! indigne acte d’un homme,

Indigne de Cassie et d’un enfant de Rome !

Dieux ! que diffère tant votre juste courroux ?

Vainqueurs, renoncez-moi ; vous, vaincus, vengez-vous.

CLÉODORE.

Vous devez toutefois, puisque la faute est faite,

La tenir, s’il se peut, à vous-même secrète ;

Et vous n’ignorez pas quelle a toujours été

Contre tels attentats notre sévérité.

CASSIE.

Que je cache un bourreau qui consume ma vie ?

Non, non, que d’un seul coup elle me soit ravie :

Qui porte dans le cœur un si juste remords,

S’il ne meurt de bonne heure, endure mille morts.

Puis-je tenir secret ce que les dieux connaissent,

Et ce que sans ma voix mes actions confessent,

Ce que publie assez le sort de deux soldats

Dont le sang répandu coule encor sous nos pas ?

CLÉODORE.

Quels étaient ces soldats ?

CASSIE.

Les gardes de la reine.

CLÉODORE.

Qui les tua ?

CASSIE.

Deux mots te tireront de peine.

Passant de la douceur au violent effort,

Et suivant sans respect ce furieux transport :

« Ô ciel ! je suis perdue ! au secours ! » dit Crisante.

Alors d’un cabinet accourut sa suivante,

Qui s’allait opposer à mon intention,

Si je n’eusse eu recours à cette invention :

Je livre à deux soldats cette fille importune ;

Ils prennent aux cheveux cette bonne fortune,

Et la tirent dehors, tandis qu’aveuglément

J’exerce la fureur d’un brutal mouvement.

Eux, sur la primauté du plaisir qu’ils espèrent,

Forment un différent, se querellent, s’altèrent ;

Enfin viennent aux mains, et tous deux se portants,

Tous deux frappés au cœur, meurent en même temps.

CLÉODORE.

Ô juste soin des dieux !

CASSIE.

Telle est leur destinée ;

Et tel est le malheur de cette infortunée,

Qui ne cause déjà qu’un trop juste soupçon

Par son éloignement permis sans sa rançon.

CLÉODORE.

Comment ! Crisante est libre ?

CASSIE.

Eussé-je eu le courage

De joindre à son affront encore le servage ?

Un fort témoin me reste, et mon cœur sans mes yeux

Ne me parle que trop de cet acte odieux :

Assez par son départ mon crime se publie,

Sans la voir désolée aux pieds de Manilie ;

Et mon front dit assez ce que dirait sa voix :

Mon supplice dépend de mourir une fois.

CLÉODORE.

Par l’étroite amitié que nous avons jurée,

Rendez un peu le calme à votre âme égarée ;

Chassez de votre esprit ce funeste penser :

Le noir fleuve des morts ne se peut repasser,

Et la vie à chacun est un trésor trop rare

Pour la fuir et devoir n’en être pas avare.

Feignons adroitement en cette occasion,

Faisons courir le bruit de son évasion ;

La mort des deux soldats qui la tenaient captive

Pour aider à la feinte à propos nous arrive,

Et sera crue un coup qu’en la nécessité

Ses généreuses mains auront exécuté.

CASSIE.

Faisons ce qui te plaît, et tentons cette excuse ;

Mais le coupable, hélas ! de soi-même s’accuse :

Un changement visible à mon remords est joint ;

Et je n’en dis que trop, même en ne parlant point.

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

ANTIOCHE, CRATÈS, EUPHORBE

 

ANTIOCHE.

Que je supporte plus cette absence inhumaine !

Que je sois sans danger quand Crisante est en peine !

Non, l’étroite amitié dont le ciel joint nos cœurs

M’oblige à me livrer au pouvoir des vainqueurs.

J’aimerais la franchise avec elle commune ;

Mais n’ayant pas Crisante, elle m’est importune ;

Par sa possession mon mal s’allégera,

Et j’aimerai les fers qu’elle partagera.

CRATÈS.

Sire, nous combattons pour un trésor trop rare ;

D’un bien si précieux montrez-vous plus avare :

Rien ne peut racheter les libertés des rois

Quand leur trône est à bas et qu’ils n’ont plus de droits.

ANTIOCHE.

À quels excès d’ennuis est mon âme réduite,

Et combien cher me coûte une honteuse fuite !

Fussé-je, hélas ! mêlé dans le triste débris

Où mes honneurs, mes gens et mes biens sont péris !

Que n’ai-je, des vainqueurs achevé la victoire !

Que n’a ma mort comblé mes malheurs et leur gloire !

Que n’ai-je l’esprit calme et le fer à la main,

En périssant au moins, battu l’orgueil romain !

Un renom glorieux eût suivi ma défaite,

J’aurais avec honneur la mort que je souhaite :

Qui tombe avec son trône est au moins excusé,

Mais qui le voit tomber doit être méprisé ;

Et qui rend le bandeau dont sa tête est couverte,

Sans disputer son prix, en mérite la perte.

EUPHORBE.

Quand des dieux irrités le suprême pouvoir

Ébranle nos destins et nous ôte l’espoir,

Opposer à leur force une inutile peine

Ne fait que nous lasser et qu’irriter leur haine.

ANTIOCHE.

Ai-je offensé des dieux les honneurs immortels ?

Ai-je fait des desseins au mépris des autels ?

Du sang des innocents mes mains sont-elles teintes ?

Contre moi vers le ciel ont-ils poussé des plaintes ?

Nul de tous ces forfaits, mais mon sort seulement,

D’un trône qui lui nuit me fait un monument ;

Sa rigueur m’a réduit à ce point déplorable,

Et je suis malheureux et non pas misérable.

CRATÈS.

Sire, ce triste exemple aux rois n’est pas nouveau ;

Un sceptre est dans leurs mains un fragile roseau.

Le ciel d’un seul regard ébranle une couronne,

Il l’ôte quelquefois-aussitôt qu’il la donne ;

Et de notre grandeur à notre abaissement

L’espace quand il veut n’est que d’un seul moment.

Mais, ou mon œil s’abuse, ou la reine elle-même

Apporte du remède à votre deuil extrême :

C’est elle qui s’avance, et les dieux apaisés

Vous servent au moment que vous les accusez.

 

 

Scène IV

 

ANTIOCHE, CRATÈS, EUPHORBE, CRISANTE, MARCIE

 

ANTIOCHE.

Dieux ! qu’est-ce que je vois ? Vous me rendez Crisante !

Ô suprême faveur qui passe mon attente !

Ô vue inespérée ! ô doux contentement !

CRISANTE.

Trêve, trêve, monsieur, à ce ravissement :

Détournez vos regards d’un objet si funeste ;

Qu’il vous soit un poison, qu’il vous soit une peste.

Celle en qui vous trouviez des attraits si charmants

N’est plus un digne objet de vos embrassements.

C’était peu des grandeurs, des biens, d’une couronne,

Qu’au pouvoir de César notre sort abandonne,

Il ordonnait aussi que ce malheureux corps

D’un vainqueur insolent assouvît les efforts.

ANTIOCHE.

Oh ! de tous mes malheurs malheur le plus sensible !

En ce point seulement votre haine est visible,

Impitoyables dieux qui voulez mon trépas,

Et qui pour m’outrager ne vous épargnez pas ;

Pour traverser mes jours vous approuvez le crime,

Et tout ce qui me nuit vous semble légitime.

Quel vainqueur, au mépris de la terre et des cieux,

A taché ses exploits de cet acte odieux ?

CRISANTE.

Cassie à cet effort a dispensé sa rage ;

Le ciel impunément a permis cet outrage ;

Pleurs, défense, ni cris, ne le put divertir,

Et Manilie absent ne m’en put garantir.

ANTIOCHE.

Mais par quelle faveur sont vos chaînes brisées,

Et contre notre espoir vos rançons méprisées ?

CRISANTE.

La captive lui nuit qui le peut accuser,

Et c’est l’occasion qui les lui fait briser.

ANTIOCHE.

L’honneur se peut défendre avec un peu de peine.

CRISANTE.

Pour le mien toutefois ma défense fut vaine.

ANTIOCHE.

La pitié vous rendit sensible à ses transports,

Ou l’espoir d’être libre alentit vos efforts.

CRISANTE.

Quoi ! dans l’excès d’ennuis dont mon âme est atteinte

Je suis complice encor du sujet de ma plainte ?

N’ai-je point avec lui respiré ses plaisirs ?

N’ai-je point par dessein excité ses désirs ?

N’ai-je pas attisé son impudique flamme

Et prostitué ce corps à son ardeur infâme ?

ANTIOCHE.

Qui craint de se trouver en ce honteux état

Réprime le plus fort et le pire attentat.

CRISANTE.

Hommes, dieux, éléments, tout fut sourd à mon aide.

ANTIOCHE.

Et las de ces attraits ce vainqueur me les cède !

Laissez un triste époux, fuyez, cherchez ailleurs

Quelque amant envieux d’un reste de faveurs,

Et qu’ayant tout perdu d’une chute commune,

Je garde au moins l’honneur de toute ma fortune.

Ils sortent, tous, excepté Crisante et Marcie.

CRISANTE.

Quoi ! ce n’est pas assez que de perdre à la fois

Grandeur, puissance, états et respects dus aux rois,

Que sur moi le Romain assouvisse sa rage !

Il fallait d’un époux subir encor l’outrage,

Et ne trouver ici qu’un lâche accusateur

Où je venais chercher mon unique vengeur !

Il n’appartient qu’à vous, qui connaissez le crime,

Qu’à vous seuls, justes dieux, de venger sa victime ;

Ou, si pareil forfait demeurait impuni,

Gardez que des autels l’encens ne soit banni.

 

 

Scène V

 

CRISANTE, MARCIE, MANILIE, DEUX CAPITAINES, GARDES

 

CRISANTE.

Ah ! le ciel à ma voix deviendrait-il propice ?

À Manilie.

À ma juste douleur daignez rendre justice.

Un monstre, indigne objet, honte du nom romain,

Dont, pour me protéger, a fait choix votre main,

Abusant de sa force, et de ce que l’infâme

À sur moi de pouvoir...

MANILIE.

Achevez donc, madame.

CRISANTE.

Un insolent a fait de mon honnêteté

Une injuste victime à sa brutalité :

Cassie, ô lâche mot ! est le nom de ce traître.

Ô dieux ! en quel état suis-je venu paraître !

Ai-je du cœur assez pour venir en ces lieux

Publier mon affront et rougir à vos yeux ?

MANILIE.

Quoi ! de cette fureur son âme fut touchée ?

Oh ! d’un sale renom Rome à jamais tachée !

Quel supplice aura-t-il qu’il ne lui soit trop doux

Pour un crime si lâche et qui nous touche tous ?

De quel acte, César, est ta gloire noircie !

Courez toute la ville, et qu’on trouve Cassie ;

Chargez vos compagnons d’un semblable souci,

Et que, vivant ou mort, on me le rende ici.

Le second capitaine sort avec quelques soldats

CRISANTE.

Ainsi dessous vos lois tout le monde respire !

Ainsi malgré le temps prospère votre empire !

Ainsi le grand Auguste ait un jour des autels,

Et partage le ciel avec les immortels !

MANILIE.

Oh ! comme en ces malheurs le plus noble courage

Et le plus continent aveuglément s’engage !

Ô damnable fureur, qui fait de votre front

Sur celui de César rejaillir cet affront !

Quoi ! l’on verra noircir par le crime d’un homme

L’éclat de tant d’exploits et la gloire de Rome ?

Et des gens dont l’honneur s’épandait en tous lieux,

On dira pour un seul : Ce peuple est vicieux ?

Mais de plus près que tous cet affront me regarde,

Qui ne vous choisis pas une plus sûre garde,

Et qui ne pus juger du lubrique dessein

Dont ce jeune insolent sentait brûler son sein.

Espérez du devoir où ma charge m’oblige

Ce que trop justement votre plainte en exige :

Vous-même à votre honneur sacrifiez ses jours ;

Vos innocentes mains en borneront le cours ;

Dans son cœur arraché cherchez votre allégeance,

Et, s’il se peut, au crime égalez la vengeance.

CRISANTE.

S’il craignait le succès qui suivra son amour,

Il dût, m’ôtant l’honneur, m’ôter aussi le jour ;

Il a pour son malheur soustrait à mon envie

Les moyens de me nuire et de m’ôter la vie ;

Lorsque j’ai le poignard contre mon sein porté,

Ses efforts importuns l’ont toujours arrêté ;

Cent fois à sa fureur ma gorge s’est offerte :

Mais il veut que je vive, et je vis pour sa perte.

L’aveugle, retenant ma juste passion,

Conservait l’instrument de sa punition :

S’il se plaint toutefois que le jour me demeure,

Si ce traître en mourant souhaite que je meure,

Il ne peut que trop tard achever mon ennui ;

En lui donnant la mort je la prendrai pour lui :

Mais on l’amène. Ô dieux ! avec quelle allégeance,

Après l’injure, on voit l’objet de sa vengeance !

 

 

Scène VI

 

CRISANTE, MARCIE, MANILIE, PREMIER CAPITAINE, CASSIE, CLÉODORE, SECOND CAPITAINE, GARDES

 

CASSIE, déposant son épée aux pieds de Crisante.

Ne délibérez point ; frappez, ce sein est prêt ;

Avant que prononcer, exécutez l’arrêt ;

Des hommes et des dieux accomplissez la haine :

Le jour à mes regards se prête avecque peine ;

Le ciel avec regret le dépeint à mes yeux ;

Mon abord est funeste, et j’infecte ces lieux.

Déjà votre douleur se dût être allégée :

Prolongez mon trépas pour être mieux vengée ;

Frappez avec plaisir chaque endroit de ce corps,

Et que pour une mort je souffre mille morts.

MANILIE.

Demander son supplice, et s’accuser soi-même,

Est paraître saisi d’un repentir extrême :

Sa perte m’est sensible, et je dois toutefois

Abandonner son crime à la rigueur des lois.

Je crains et dois presser un châtiment si juste ;

Je plains en Manilie, et j’ordonne en Auguste.

Il importe à l’état que cette impunité

Ne soit pas reprochée à mon autorité.

PREMIER CAPITAINE.

Faites grâce à l’amour.

SECOND CAPITAINE.

Conservez-nous sa vie.

CASSIE.

Non, non, n’empêchez point qu’elle me soit ravie :

En l’état où je suis le jour m’est odieux ;

Je n’attends mon arrêt des hommes ni des dieux ;

L’effroyable remords qui trouble ma pensée

A conclu ma sentence et me l’a prononcée.

Donc que différez-vous ? frappez cet insolent.

Qu’au soin de vous venger votre courroux est lent !

Commencez mon supplice, étouffez cette peste,

Qui fut à votre honneur un poison si funeste.

CRISANTE.

Je verrai de ton sang rougir ton lâche sein ;

Je ne consulte pas de ce juste dessein :

Mais j’attends ton arrêt, et veux que ton supplice

Plutôt qu’à ma fureur s’impute à la justice ;

Je veux en ce plaisir dompter ma passion,

Et punir justement une injuste action.

CASSIE, à Manilie.

Donc que différez-vous ? Prononcez ma sentence.

CLÉODORE.

César serait touché de cette repentance ;

Pesez, brave guerrier, les devoirs que sa main

A si longtemps rendus à l’empire romain ;

Faites en sa faveur parler votre mémoire :

Quel autre plus vaillant a soutenu sa gloire ?

Peines, soins, ni travaux n’égalent ses exploits ;

Et qui fit toujours bien n’a failli qu’une fois.

PREMIER CAPITAINE.

Que la loi de César, comme la loi divine,

Des deux extrémités à la douceur incline :

Conservez-lui Cassie.

SECOND CAPITAINE.

En faveur de nos pleurs,

Détournez le sujet de si justes douleurs.

CRISANTE.

Dieux, je laisse à vos soins embrasser ma dispute :

L’innocence à vos traits n’est pas toujours en butte :

La constance à la fin calme votre courroux ;

Vos caresses enfin succèdent à vos coups ;

Et vous ne trouvez pas nos peines légitimes

Jusques à conseiller l’impunité des crimes.

MANILIE.

En vertu de la charge où César m’a commis

Pour faire sous ses lois ranger ses ennemis,

Pour juste châtiment d’une ardeur insolente,

J’abandonne Cassie au pouvoir de Crisante.

Sa vie est en ses mains, et sans empêchement

Elle peut satisfaire à son ressentiment.

CLÉODORE.

Ô rigoureux arrêt !

CRISANTE, prenant l’épée qui est a ses pieds.

Et moi, trop satisfaite

D’avoir en ma faveur l’arrêt que je souhaite,

Je fais contre ma haine un généreux effort,

Et je laisse à sa main la gloire de sa mort.

Tiens, sois en ce devoir le prêtre et la victime,

Et qu’une belle mort répare un lâche crime.

CASSIE, prend l’épée et se la plonge dans le sein.

Êtes-vous satisfaite ? Ô dieux ! soyez témoins

Que ce coup est celui que je ressens le moins ;

Et que, rendant l’esprit, ma plus sensible peine

Est d’avoir dérogé de la vertu romaine,

Et de quitter le monde indigne de ce nom

Qui s’est par mes aïeux acquis tant de renom.

CLÉODORE.

Ô cruel accident !

PREMIER CAPITAINE.

Ô mort trop généreuse !

CASSIE.

Achevez mon destin, princesse malheureuse :

De ce coupable corps faites milles morceaux,

Et faites de mon sang couler mille ruisseaux.

Vengez-vous sans pitié de la fureur brutale...

Mais je meurs, et mon âme en l’Érèbe dévale.

Il meurt.

CRISANTE.

Mes desseins sont suivis du succès que je veux.

Un seul point, grand guerrier, peut accomplir mes vœux ;

Ne me refusez pas cette juste requête.

MANILIE.

Tout vous sera permis.

CRISANTE.

Je demande sa tête ;

D’elle je tirerai la satisfaction

De prouver ma vengeance et sa punition.

MANILIE.

L’effet que vous voulez suivra votre demande.

On emporte le corps. Aux soldats.

Que coupée au plus tôt en ses mains on la rende ;

Et qui sera tenté d’un acte si brutal,

Craigne par son exemple un châtiment égal.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ANTIOCHE, seul auprès d’un lit, dans une chambre tapissée de deuil

 

Trône, rang, biens, titres, grandeur,

Quelle est enfin ma destinée ?

Et que devient cette splendeur

Qu’en naissant vous m’avez donnée ?

Les sièges des princes sont hauts ;

Mais que leur éclat paraît faux

En ma pitoyable aventure !

Qu’un roi sur eux est un grand faix,

Ou que le bois dont ils sont faits

Est d’une fragile nature !

 

Combien notre lustre est menteur,

Si le sort ne nous est propice !

Et sous une extrême hauteur,

Que profond est le précipice !

La nature avecque le sang

Peut donner un illustre rang ;

Mais que cette mère commune

Maintient peu ce qu’elle a formé,

Et qu’en vain on en est aimé

Si l’on ne l’est de la fortune !

 

La gloire qui dépend du sort

N’a souvent que l’âge des roses ;

Ce volage, comme la mort,

Renverse les plus belles choses.

Armes, gardes, villes, ni forts,

Ne résistent à ses efforts :

Sa faveur couronne les crimes,

Il se rit de nos différends,

Et pour donner à des tyrans

Arrache aux maîtres légitimes.

 

Les plus grands tombent sous ses lois ;

Toute ma splendeur m’est ravie,

Et de tous les biens que j’avais

À peine il m’a laissé la vie.

Mais que le jour m’est importun !

Pourquoi par un malheur commun

N’ont mes yeux perdu la lumière ?

Fais que ce bien me soit ôté,

Ô sort, et cette cruauté

Te lavera de la première.

 

Mais ô plainte frivole ! inutiles discours !

Pour moi le sort, les dieux et les hommes sont sourds

Je conserve le jour pour sentir ma misère,

Pour goûter mon malheur, pour voir une adultère,

Pour sentir de son mal rougir ce pâle front,

Et savoir qu’à l’outrage a succédé l’affront.

Quelque point manquerait à mon malheur extrême

Si je n’étais trahi par mon épouse même ;

Et trop d’heur me restait si le ciel n’eût permis

Qu’elle eût intelligence avec mes ennemis.

Aux desseins du vainqueur l’infâme s’est soumise,

Elle a de son honneur racheté sa franchise,

Et, honteuse qu’elle est de mon ressentiment,

Peut-être vend ma vie en ce fatal moment.

Mais qu’on hait mon repos ! Mes plus chères pensées

Par ces gens importuns sont toujours traversées.

 

 

Scène II

 

CRATÈS, EUPHORBE, ANTIOCHE

 

CRATÈS.

Nourrirez-vous sans fin d’inutiles douleurs,

Et vous plaisez-vous, sire, à croître vos malheurs ?

Plus le sort contre vous exercera sa rage,

Plus contre ses assauts montrez votre courage ;

Et de quoi que César ait droit de se vanter,

Faites paraître un bien qu’il ne vous peut ôter.

Profitez du malheur, et qu’au moins il signale

Cette illustre vertu qu’aucune autre n’égale.

C’est peu de voir un monde asservi sous ses lois,

Se vaincre est l’action la plus noble des rois.

ANTIOCHE.

Ce titre m’est ôté par mon malheur extrême,

Et toujours soupirer est l’action que j’aime.

À mes tristes pensers laissez un libre cours,

Et ne m’ennuyez point d’inutiles discours.

CRATÈS.

Trouvez-vous des appas en ces objets funèbres ?

Quel crime ont fait vos yeux pour chercher les ténèbres,

Pour s’éloigner des lieux où le soleil nous luit,

Et d’un jour si serein faire une obscure nuit ?

ANTIOCHE.

Aux yeux d’un malheureux un lieu sombre a des charmes ;

Là, sans honte il lui peut échapper quelques larmes.

Puis-je sans désespoir, au point où je me vois,

Exposer au soleil celui qu’il a vu roi ?

Mais que vous déplaisez à mon inquiétude !

Adieu ; si vous m’aimez, souffrez ma solitude.

EUPHORBE.

Quoi ! sire, voulez-vous, en l’horreur de ces lieux,

Consumer vainement...

ANTIOCHE, avec colère.

Ô propos ennuyeux !

Ici, cruels, ici la désobéissance

Me fait bien voir ma perte et mon peu de puissance.

Je ne vous semble pas ce qu’autrefois je fus,

Et mon peu de crédit paraît en vos refus.

Se mettant à genoux.

Eh bien, faut-il, ingrats, en ce point de misère,

Faire aux commandements succéder la prière ?

Voulez-vous qu’à vos pieds je réclame instamment

La faveur que je veux d’être seul un moment ?

CRATÈS.

Sire, quand votre sort, s’il se peut, serait pire,

Sur nous vos volontés n’auraient pas moins d’empire,

Et lisant dans nos cœurs, vous auriez imputé

À notre affection notre importunité.

Je sors ; mais, vous quittant, mon regret est extrême

De vous voir par dessein vous affliger vous-même.

Il sort avec Euphorbe.

 

 

Scène III

 

ANTIOCHE, seul

 

Enfin, que résoudrai-je en ce cruel état

Où la rigueur du sort réduit un potentat ?

Lâche, dois-je du temps attendre l’infamie

De tomber sous le joug de l’armée ennemie ?

Et dans mon infortune, ai-je si peu de cœur

Que de vouloir servir de trophée au vainqueur ?

Non, non, de mille affronts une mort me délivre ;

À qui tombe d’un trône il est honteux de vivre.

Cherchons un court moyen de terminer mon sort

Entre tant de chemins qui mènent à la mort.

Un sceptre m’est ravi, Crisante m’abandonne,

Au parti le plus fort l’infidèle se donne,

Et consulte, enragée, avec cet étranger,

Peut-être du dessein de venir m’égorger.

Et je différerais la mort que je souhaite !

Je laisserais agir leur pratique secrète !

Et, pouvant détourner un si honteux trépas

Et mourir glorieux, je ne le ferais pas !

Il faut, il faut franchir cette loi souveraine

Qui dans le seul trépas mit la fin de ma peine.

Aussi-bien, quand le jour me serait conservé,

Qui me l’entretiendrait ? quel bien m’est réservé ?

Quelle possession, quel titre, quelle marque

Me peut moins faire croire un berger qu’un monarque ?

Quels si pauvres pasteurs, en leur nécessité,

Ne possèdent encor plus qu’il ne m’est resté ?

Il prend deux épées dans un cabinet voisin.

Sus, sus, qu’avec honneur de l’une ou l’autre épée,

De ces deux que voici ma trame soit coupée ;

Servons-nous, pour ce coup si longtemps différé,

De celle dont le fer sera plus acéré :

Cette lame est plus propre à servir mon courage ;

Tous mes gens retirés m’en permettent l’usage.

Mais quelqu’un entre. Ô dieux ! cachons-les promptement,

Il met les deux épées sur le lit, et tire le rideau.

Et différons ce coup encore d’un moment.

 

 

Scène IV

 

MARCIE, ANTIOCHE

 

MARCIE.

Sire, la reine implore un moment d’audience,

Et souhaite ce bien avec impatience.

L’honneur de vous parler lui sera-t-il permis ?

ANTIOCHE, avec colère.

S’est-elle concertée avec mes ennemis ?

Ont-ils à leurs desseins rangé cette perfide ?

Vient-elle à l’adultère ajouter l’homicide ?

Ne lui suffit-il pas de l’infidélité,

Et faut-il que mon sang paye sa liberté ?

MARCIE.

Dieux ! quelle impression a votre âme conçue !

Que de faux sentiments sans raison l’ont déçue !

Sire, s’il m’est permis de parler librement,

Vous l’accusez à tort et trop légèrement.

Je vis, hélas ! je vis avec quelle insolence

Cassie à son honneur fît cette violence.

Je n’ai que trop connu son regret infini :

Mais elle s’est vengée, et le traître est puni.

ANTIOCHE.

Toi par qui ma ruine est peut-être conduite,

Tu ne viens que savante et qu’amplement instruite,

Et tu me feras d’elle un si riche tableau

Qu’il n’est sans doute objet ni plus saint ni plus beau :

Mais j’ai lu dans son âme, et sais qu’elle pratique

Un moyen de me joindre à la perte publique :

Qui fait un crime, à l’autre aisément se résout,

Et qui vend son honneur est capable de tout.

Sors si tu ne te hais, et que cette adultère

N’expose pas ses jours à ma juste colère :

Dis-lui que je ne puis la souffrir sans horreur,

Et fais-lui pour son bien éviter ma fureur.

Qu’elle suive Cassie.

 

 

Scène V

 

MARCIE, ANTIOCHE, CRISANTE, furieuse, tenant la tête de Cassie, CRATÈS, EUPHORBE

 

CRISANTE.

Ah ! c’est trop me contraindre ;

Si proche de la mort je n’ai plus rien à craindre.

Vois, prince malheureux, vois de quels traitements

Et de quelles faveurs j’oblige mes amans !

Voilà ce que tu crus mon cœur et mes délices.

Elle jette aux pieds d’Antioche la tête de Cassie.

De ses vœux maintenant crois mes desseins complices ;

Dis que de mon honneur j’ai payé ma rançon.

Mais il faut mieux encor effacer ton soupçon ;

Elle se poignarde.

Ce coup résoudra mieux ta croyance incertaine :

Cruel, vois là-dedans si ma constance est vaine.

En vain après le coup tu me veux secourir ;

Ne me reproche plus que je n’ose mourir.

Elle tombe.

MARCIE.

Ô malheur déplorable !

EUPHORBE.

Ô funeste aventure !

CRATÈS.

Ô loi de leur destin trop sévère et trop dure !

ANTIOCHE, appuyé sur elle.

Furieux, enragé, désespéré, confus,

L’esprit comme le corps de sentiment perclus,

Je m’ignore moi-même à ces objets funèbres,

Et mon œil s’obscurcit d’éternelles ténèbres.

CRATÈS.

À quel point nous poursuit la cruauté du sort !

Son œil se ferme, il meurt, ou plutôt il est mort,

Monarque malheureux ! princesse infortunée !

Quel astre présidait à votre destinée,

Que presque en même jour elle vous ait ôté

La franchise, l’honneur, le sceptre et la clarté !

MARCIE.

Ah ! qu’en ce même instant l’âme ne m’est ravie !

Qu’une sévère loi me conserve la vie !

Cruelle, de quelle œil puis-je voir leur trépas,

Sans faire que les plaindre et ne les suivre pas ?

Quel souffle des enfers, quel poison, quelle peste

Fait de la cour d’un prince un séjour si funeste ?

Puisse périr César, et Rome et son orgueil,

Et devenir dans peu soi-même son cercueil !

EUPHORBE.

Sa faiblesse succombe au deuil qui le dévore.

Mais, si j’en puis juger, je crois qu’il vit encore :

Aidez-moi seulement, son œil revoit le jour.

ANTIOCHE.

Quoi ! déjà des enfers mon âme est de retour !

Ou ma seule faiblesse avait clos ma paupière !

Je ne t’ai pas suivie, agréable meurtrière !

Quel crime, quels soupçons ai-je conçus à tort ?

Par quel aveuglement ai-je causé ta mort ?

Le sang que tu répands avec tant d’abondance

Suffisamment enfin prouve ton innocence ;

Et, par un accident si contraire à mes vœux,

Je connais ta vertu, j’apprends ce que je veux.

Attends, j’imiterai ta constance infinie,

Et ma crédulité sera bientôt punie.

À Euphorbe et Cratès.

Souffrez que sur ce lit je repose un moment.

Ah ! vous m’importunez par ce soulagement.

Laissez, retirez-vous : adieu.

CRATÈS, se retirant.

J’obéis, sire.

Antioche se met sur le lit, et tire le rideau.

Il lui faut accorder le repos qu’il désire.

Mais ne le quittons point en cet excès d’ennui,

Et pour sa sûreté défions-nous de lui ;

Au point où la tristesse a son âme altérée,

Sa vie en son pouvoir serait mal assurée.

ANTIOCHE sort du lit, tire de son sein une épée teinte de sang, et tombe sur Crisante.

Crisante, j’ai le prix de ma crédulité ;

De ce qui t’était dû mon bras s’est acquitté.

Nos travaux sont finis ; mourons, partons ensemble,

Et qu’un même destin à jamais nous assemble.

EUPHORBE.

Ô comble de malheurs !

CRATÈS.

Puis-je croire mes yeux ?

ANTIOCHE.

Qu’Auguste maintenant triomphe de ces lieux ;

Qu’il n’épargne fureur, force, ni violence,

Et que sans châtiment règne son insolence :

Notre sort s’est soustrait à son ambition ;

Crisante sans danger est ma possession ;

Là-bas, d’aucun souci l’esprit ne se consomme,

On s’y trouve à couvert des injures de Rome,

On n’y relève point de l’empire latin,

Et César quelque jour aura même destin.

Le noir séjour des morts à ma prière s’ouvre,

D’une éternelle nuit ma paupière se couvre,

La Parque sur mes jours fait un dernier effort :

Je te suis, chère épouse ; attends-moi, je suis mort.

Il meurt.

CRATÈS.

Mon cœur reste immobile et ma voix interdite.

Que du dernier devoir quelqu’un de vous m’acquitte ;

Je ne puis un moment respirer en ces lieux,

Ni sur ce triste objet porter encor les yeux.

Il sort.

MARCIE.

Ô quel est mon malheur !

EUPHORBE.

Ma constance abattue,

Pour accepter ce soin, vainement s’évertue ;

Je n’y puis arrêter.

MARCIE.

Je ne le puis aussi.

Envoyons-y quelqu’un qui prenne ce souci. 

PDF