Monte-Cristo (Première partie) ( Alexandre DUMAS Père - Auguste MAQUET)

Drame en cinq actes, en onze tableaux.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Historique, le 3 février 1848.

 

Personnages

 

EDMOND DANTÈS

DANGLARS

DANTÈS PÈRE

MOREL, armateur

PÉNÈLON, contremaître

CADEROUSSE, tailleur

VILLEFORT

NOIRTIER, père de Villefort

FERNAND MONDEGO

FARIA

ANTOINE, geôlier

DE BAVILLE, inspecteur des prisons

LE GOUVERNEUR           

BERTUCCIO

UN AGENT 

BAPTISTE

UN CHEF DE DOUANE

UN MATELOT

PAMPHILE, aubergiste

GERMAIN

MERCÉDÈS 

LA CARCONTE

GRINGOLE, matelot

RENÉE DE SAINT-GÉRAN, femme de Villefort

MADAME D’ISTEL

MADAME MOREL

UNE FEMME DE CHAMBRE

 

 

ACTE I

 

 

Premier Tableau

 

Le pont du Pharaon. En perspective, le port de Marseille.

 

 

Scène première

 

EDMOND DANTÈS, PÉNÉLON, GRINGOLE, MATELOTS, puis LE CHEF DE LA SANTÉ, DOUANIERS et MOREL

 

EDMOND.

Chacun à son poste pour le mouillage !... C’est bien... La place me paraît bonne !

PÉNÉLON.

Dites donc, monsieur Dantès, sans vous commander...

EDMOND.

Qu’y a-t-il, mon bon Pénélon ?

PÉNÉLON.

Regardez donc qui nous arrive là-bas, dans un canot.

EDMOND.

Ah !ah ! c’est M. Morel, notre armateur.

PÉNÉLON.

Il ne perd pas de temps, le bourgeois !... Il vient avec la Santé.

EDMOND.

Dame, tu comprends, la chose en mérite la peine... Je suis sûr qu’il ne donnerait pas son bénéfice sur ce voyage-ci pour cinquante mille francs !

PÉNÉLON.

Cinquante mille francs ?... Peste ! c’est un joli denier !

GRINGOLE.

Je parie bien que mon bénéfice, à moi, sur ce voyage-ci, n’ira pas là... N’est-ce pas, maître Pénélon ?

PÉNÉLON.

Tais-toi, Gringole.

EDMOND, commandant.

Range à carguer les voiles de hune, le foc et la brigantine !... Faites penaud... Que veux-tu, Gringole ?

GRINGOLE.

Lieutenant, la Santé !

LE CHEF DE LA SANTÉ.

Holà ! du navire, d’où venez-vous ?

EDMOND.

De Smyrne, Syra, Naples et l’île d’Elbe.

LE CHEF.

Où avez-vous fait quarantaine ?

EDMOND.

À Syra.

LE CHEF.

Voyons vos papiers.

EDMOND.

Les voici.

Il met les papiers au bout d’une pince de fer.

Bonjour, monsieur Morel ! Après la visite, n’est-ce pas ?

MOREL.

Oui, oui ; bonjour, mon bon ami.

LE CHEF.

C’est bien, tout est en règle. Vous pouvez monter, messieurs de la douane.

MOREL.

Et moi ?

LE CHEF.

Vous aussi, monsieur Morel, et le premier même. À tout seigneur, tout honneur !

MOREL, entrant.

Bonjour, Edmond ; bonjour, mes amis... Où est M. Leclère ?... Mais qu’y a-t-il donc ? Le bâtiment a un air de tristesse qui m’inquiète.

EDMOND.

Ah ! c’est qu’il est arrivé un grand malheur, monsieur Morel !

MOREL.

Un grand malheur !... Vous m’effrayez ! Qu’y a-t-il donc ?

EDMOND.

À la hauteur de Civita-Vecchia, nous avons perdu le capitaine Leclère.

MOREL.

Notre pauvre capitaine !... Et comment ce malheur lui est-il arrivé, Edmond ? Serait-il tombé à la mer ?

EDMOND.

Non, monsieur ; après trois jours d’horribles souffrances, une fièvre cérébrale l’a emporté.

MOREL.

Et comment donc ce malheur lui est-il arrivé ?

EDMOND.

Mon Dieu, monsieur, de la façon la plus imprévue. Après une longue conversation avec le commandant au port, le capitaine Leclère quitta Naples fort agité... Au bout de vingt-quatre heures, la fièvre le prit ; trois jours après, il était mort...

MOREL.

En vérité, c’est étrange !

EDMOND.

Ce malheur nous a consternés... La mort est terrible partout, mais plus encore, je crois, lorsqu’on est perdu dans l’immensité, et ballotté entre le ciel et l’eau !...

MOREL.

Vous lui avez fait les funérailles ordinaires ?

EDMOND.

Oui, monsieur Morel ; et il repose doucement, enveloppé dans son hamac, à la hauteur de l’île del Giglio, avec un boulet de trente-six aux pieds et un à la tête... Nous rapportons à sa veuve sa croix et son épée... C’était bien la peine de faire dix ans la guerre aux Anglais et trois fois le tour du monde pour en arriver à mourir dans son lit !

MOREL.

Que voulez-vous, mon cher Edmond ! c’est triste, je le sais bien... Mais, enfin, nous sommes tous mortels, et il faut bien que les anciens fassent place aux nouveaux ; sans cela, il n’y aurait pas d’avancement. Maintenant, Edmond, le chargement, voyons !

EDMOND.

Tenez, voici justement M. Danglars, votre comptable, qui sort de la cabine, et qui vous donnera là-dessus tous les renseignements que vous pouvez désirer... Quant à moi, monsieur Morel, avec votre permission, il faut que je veille au mouillage, et que je mette le navire en deuil...

MOREL.

Allez, mon ami, allez !...

Edmond s’éloigne.

 

 

Scène II

 

MOREL, puis DANGLARS

 

MOREL, à part, regardant Edmond.

Voilà un digne et honnête garçon ; aussi, si celui-là ne prospère pas, il n’y a pas de justice au ciel !

DANGLARS.

Eh bien, monsieur Morel, vous savez déjà le malheur ?

MOREL.

Hélas ! oui, monsieur Danglars, le capitaine Leclère est mort !...

DANGLARS.

Malheur irréparable, monsieur, c’est le mot ; car où retrouverez-vous son pareil ?... Un marin vieilli comme lui entre le ciel et l’eau, ainsi qu’il convient à un homme chargé des intérêts d’une maison aussi importante que la vôtre !

MOREL.

Je crois, Danglars, que vous exagérez, non pas la perte que nous avons faite, mais la difficulté que nous aurons à la réparer. Il n’est pas besoin d’être aussi vieux marin que vous le dites pour connaître son métier, et voilà Dantès qui fait le sien en homme qui n’a besoin de demander conseil à personne.

DANGLARS, avec humeur.

Oui, oui, c’est jeune ; ce qui fait que cela ne doute de rien... Aussi, à peine le capitaine Leclère a-t-il été mort, qu’il a pris le commandement du Pharaon, et qu’il nous a fait perdre un jour et demi à l’île d’Elbe, au lieu de revenir directement à Marseille.

MOREL.

Quant à prendre le commandement du navire, c’était son devoir comme second, et il a eu raison sur ce point. Mais, quant à perdre un jour et demi à l’île d’Elbe, il a eu tort, à moins que le bâtiment n’eût besoin de réparations...

DANGLARS.

Le navire se portait comme je me porte, et comme je désire que vous vous portiez, monsieur Morel... Et cette journée et demie a été perdue par pur caprice, pour le plaisir d’aller à terre !

MOREL.

Vous êtes sûr ?...

DANGLARS.

Pardieu !

MOREL, se retournant.

Dantès ! Venez donc, je vous prie...

EDMOND.

Pardon, monsieur Morel, je suis à vous dans un moment.

Ordonnant.

Abaissez la flamme à mi-mât... Mettez le pavillon en berne... Croisez les vergues !...

DANGLARS.

Vous voyez, il se croit déjà capitaine, ma parole d’honneur !

MOREL.

Il l’est de fait.

DANGLARS.

Oui, sauf votre signature, monsieur Morel.

MOREL.

Dame, pourquoi ne le laisserais-je pas à ce poste ?... Il est jeune, je le sais bien ; mais, malgré sa jeunesse, il me paraît fort expérimenté dans son état.

DANGLARS.

Vous trouvez ?...

 

 

Scène III

 

MOREL, DANGLARS, EDMOND

 

EDMOND.

Là ! maintenant que le navire est mouillé, me voici tout à vous... Vous m’avez appelé, je crois ?

MOREL.

Oui, mon ami ; je voulais vous demander pourquoi vous vous êtes arrêté à l’île d’Elbe.

EDMOND.

Je l’ignore moi-même, monsieur...

MOREL.

Comment, vous l’ignorez ?...

EDMOND.

Oui ; c’était pour accomplir une dernière recommandation du capitaine Leclère, qui, en mourant, m’avait remis un paquet pour le grand maréchal.

MOREL.

L’avez-vous donc vu, Edmond ?

EDMOND.

Qui ?

MOREL.

Le grand maréchal.

EDMOND.

Oui.

MOREL.

Chut ! Et comment va l’empereur ?

EDMOND.

Bien, monsieur, autant que j’ai pu en juger par mes yeux.

MOREL.

Vous avez donc vu l’empereur aussi ?

EDMOND.

Il est entré chez le maréchal pendant que j’y étais.

MOREL.

Et vous lui avez parlé, Dantès ?

EDMOND.

C’est-à-dire que c’est lui qui m’a parlé, monsieur.

MOREL.

Que vous a-t-il dit ?

EDMOND.

Il m’a fait des questions sur le bâtiment, sur l’époque de son départ pour Marseille, sur la route qu’il avait suivie et la cargaison qu’il portait... Je crois que, s’il eût été vide, et que j’eusse été le maître de ce navire, son intention était de l’acheter... Mais je lui ai dit que je n’étais que le simple second, et que le bâtiment était aux MM. Morel, de Marseille. « Ah ! ah ! les Morel, a-t-il dit, je connais cela : ils sont armateurs de père en fils, et il y avait un Morel qui servait dans le même régiment que moi, tandis que j’étais en garnison à Valence. »

MOREL.

C’est pardieu vrai, Dantès !... Ce Morel-là, c’était mon oncle Policar, qui est devenu capitaine... Edmond, vous direz à mon oncle que l’empereur s’est souvenu de lui, et vous le verrez pleurer, le vieux grognard... Allons, allons, vous avez bien fait de suivre les intentions du capitaine Leclère. Mais, si l’on savait que vous avez parlé à l’empereur, cela pourrait vous compromettre !

EDMOND.

En quoi voulez-vous que cela me compromette, monsieur ? Je ne sais pas même ce que je portais, et l’empereur ne m’a fait que les questions qu’il eût faites au premier venu... Mais, pardon, voici la douane qui met tout sens dessus dessous, selon son habitude... Vous permettez, n’est-ce pas ?

MOREL.

Allez ! allez !...

EDMOND.

Attendez, messieurs ! attendez !...

 

 

Scène IV

 

MOREL, DANGLARS

 

DANGLARS, s’approchant.

Eh bien, monsieur Morel, il vous a donné de bonnes raisons de son mouillage à Porto-Ferraïo, à ce qu’il paraît ?

MOREL.

D’excellentes, mon cher monsieur Danglars.

DANGLARS.

Ah ! tant mieux ! C’est toujours pénible d’avoir un camarade qui ne fait pas son devoir !

MOREL.

Dantès a fait le sien, Danglars, et c’était le capitaine Leclère qui lui avait ordonné cette relâche...

DANGLARS.

À propos du capitaine Leclère, ne vous a-t-il pas remis une lettre de lui ?

MOREL.

Qui ?... Dantès ?...

DANGLARS.

Oui.

MOREL.

À moi ?... Non... En avait-il donc une ?...

DANGLARS.

Je croyais qu’en mourant, outre le paquet, le capitaine lui avait confié une lettre ; et je pensais, moi, que cette lettre était pour vous.

MOREL.

Outre quel paquet ?...

DANGLARS.

Celui que Dantès a déposé à Porto-Ferraïo...

MOREL.

Comment savez-vous qu’il avait un paquet à déposer à Porto-Ferraïo ?

DANGLARS.

Je passais devant la porte du capitaine, qui était entr’ouverte, et je l’ai vu remettre un paquet et une lettre à Dantès.

MOREL.

Il ne m’en a point parlé ; mais, s’il a cette lettre, il me la remettra.

DANGLARS.

Alors, monsieur Morel, ne parlez point de ce que je viens de vous dire à Edmond. Je me serai trompé...

 

 

Scène V

 

MOREL, EDMOND, puis PÉNÉLON

 

MOREL.

Eh bien, mon cher Dantès, êtes-vous libre ?

EDMOND.

Oui, monsieur.

MOREL.

La chose n’a pas été longue !

EDMOND.

Non, j’ai remis aux douaniers la liste de nos marchandises, et ils sont en train de faire la visite.

MOREL.

Alors, vous n’avez plus rien à faire ici ?

EDMOND.

Non, monsieur, tout est en ordre.

MOREL.

Vous pourrez donc venir dîner avec nous ?

EDMOND.

Excusez-moi, monsieur Morel, de refuser le grand honneur que vous me faites ; mais ma première visite, vous le comprenez, doit être pour mon père.

MOREL.

C’est juste, Dantès, c’est juste... Je sais que vous êtes bon fils.

EDMOND.

Et il se porte bien, que vous sachiez ?...

MOREL.

Votre père ?... Je crois que oui, mon cher Edmond, quoique je ne l’aie pas aperçu...

EDMOND.

Oui, il se tient enfermé dans sa petite chambre des allées de Meilhan, n’est-ce pas ?

MOREL.

Cela prouve, au moins, qu’il n’a manqué de rien en votre absence.

EDMOND.

Mon père est fier, monsieur, et il eût manqué de tout, je doute qu’il eût demandé quelque chose à qui que ce soit en ce monde, excepté à Dieu !

MOREL.

Eh bien, après cette visite, nous comptons sur vous ?

EDMOND.

En vérité, monsieur Morel, je suis honteux de répondre ainsi à tant de politesses ; mais, après cette première visite, il en est une seconde qui ne me tient pas moins au cœur...

MOREL.

Ah ! c’est vrai, Dantès ! j’oubliais qu’il y a aux Catalans quelqu’un qui doit vous attendre avec non moins d’impatience que votre père !... C’est la belle Mercédès... Ah ! ah ! cela ne m’étonne plus, Edmond, qu’elle soit venue trois fois me demander des nouvelles du Pharaon.

EDMOND.

Elle est venue, monsieur ?...

MOREL.

En personne... Peste ! Edmond, vous n’êtes pas à plaindre, et vous avez là une jolie maîtresse !

EDMOND.

Ce n’est point ma maîtresse, monsieur : c’est ma fiancée...

MOREL.

Quelquefois, c’est tout un.

EDMOND.

Pas pour nous !...

MOREL.

Allons, allons, mon cher Edmond, que je ne vous retienne pas... Vous avez assez bien fait mes affaires pour que je vous donne tout loisir de faire les vôtres... Avez-vous besoin d’argent ?

EDMOND.

Non, monsieur ; j’ai tous mes appointements du voyage, c’est-à-dire trois ou quatre mois de solde.

MOREL.

Vous êtes un garçon rangé, Edmond.

EDMOND.

Ajoutez que j’ai un père pauvre, monsieur, et que ma fiancée n’est pas riche...

MOREL.

Allez donc voir votre père et votre fiancée, Edmond ; allez...

EDMOND.

Alors, vous permettez ?...

MOREL.

Oui, si vous n’avez plus rien à me dire.

EDMOND.

Non, monsieur... Pénélon, le canot !

MOREL.

Dites-moi, Edmond, le capitaine Leclère, en mourant, ne vous a pas laissé une lettre pour moi ?

EDMOND.

Il lui a été impossible d’écrire, monsieur... Mais cela me rappelle que j’aurai un congé de huit jours à vous demander.

MOREL.

Pour vous marier, Edmond ?

EDMOND.

Oui, monsieur, d’abord ; puis pour aller à Paris...

MOREL.

Bon ! vous aurez le temps que vous voudrez... Il nous faudra bien six semaines pour décharger et recharger le bâtiment, et nous ne nous remettrons pas en mer avant deux mois... Seulement, dans deux mois, il faudra que vous soyez là, Dantès... Le Pharaon ne pourrait pas, vous le comprenez bien, se mettre en route sans son capitaine !

EDMOND.

Sans son capitaine ?... Faites attention à ce que vous dites là, monsieur !... car vous venez de répondre aux plus secrètes espérances de mon cœur... Votre intention serait-elle de me nommer capitaine du Pharaon, monsieur ?

MOREL.

Si j’étais seul, mon cher Dantès, je vous tendrais la main, et je vous dirais : « Touchez là !... » mais j’ai, pour trois ou quatre ans encore, un associé, et vous connaissez le proverbe italien : « Qui a compagnon, a maître !... » Mais la moitié de la besogne est faite, puisque, sur deux voix, vous en avez déjà une... Rapportez-vous-en à moi pour avoir l’autre, et je ferai de mon mieux !

EDMOND.

Ah ! monsieur, je vous remercie au nom de mon père et de Mercédès !... Moi, capitaine ! mon Dieu ! monsieur Morel, vous prenez de me dire là une parole sur laquelle je ne comptais que dans quatre ou cinq ans !

MOREL.

C’est bien, c’est bien, Edmond... Il y a au ciel un Dieu pour les braves gens !... Allez voir votre père, allez voir Mercédès, et revenez me voir après !

PÉNÉLON.

Le canot, il est paré, monsieur Edmond !

EDMOND.

Bien, mon ami...

À Morel.

Vous ne voulez pas que je vous ramène à terre ?

MOREL.

Non, merci ; je reste pour régler mes comptes avec Danglars... Avez-vous été content de lui pendant le voyage ?

EDMOND.

C’est selon le sens que vous attachez à cette question, monsieur... Si c’est comme bon camarade, que vous me demandez si je suis content de lui... non ! car je crois qu’il me garde rancune, depuis le jour où, à la suite d’une petite querelle, j’ai eu la sottise de lui proposer de faire ensemble une halte de dix minutes à l’île de Monte-Cristo... Si c’est comme comptable que vous voulez dire... je crois qu’il n’y a rien à lui reprocher, et que vous serez content de la façon dont la besogne est faite.

MOREL.

Mais, voyons, Dantès, soyez franc... Si vous étiez capitaine du Pharaon, garderiez-vous Danglars avec plaisir ?

EDMOND.

Capitaine ou second, monsieur Morel, j’aurai toujours les plus grands égards pour ceux qui possèdent la confiance de mes armateurs.

MOREL.

En vérité, Dantès, tous êtes en tout point un brave garçon... Mais que je ne vous retienne plus... Je vois que vous êtes sur des charbons ardents !

EDMOND.

J’ai donc mon congé ?

MOREL.

Allez, je vous dis...

EDMOND.

Alors, au revoir, monsieur Morel, et mille fois merci !

MOREL.

Au revoir, moucher Edmond... Bonne chance !

À Danglars.

Et maintenant, monsieur Danglars, à nous deux. Voyons...

 

 

Deuxième Tableau

 

Chez Dantès père. Une petite chambre mansardée ; fenêtre garnie de plantes grimpantes.

 

 

Scène première

 

DANTÈS, LA CARCONTE

 

LA CARCONTE.

Ainsi donc, père Dantès, vous dites qu’il n’est pas chez vous, mon ivrogne de Caderousse ?

DANTÈS.

Non, voisine ; je ne l’ai même pas vu de la journée.

LA CARCONTE.

Allons, il sera encore allé au cabaret.

DANTÈS.

Voyons, un peu d’indulgence pour ce pauvre Caderousse, voisine !

LA CARCONTE.

Ah ! c’est qu’il ne fait plus que cela, voyez-vous... Un homme qui avait un si bon état !

DANTÈS.

Eh bien, mais il l’a toujours.

LA CARCONTE.

Oui ; mais peu à peu il perd toutes ses pratiques, et puis on ne veut plus lui faire crédit nulle part.

DANTÈS.

Bah ! voisine, vous avez du bien à Arles, et, quand vous voudrez quitter Marseille...

LA CARCONTE.

Ah ! voilà justement ce que je crains !

DANTÈS.

Comment cela ?

LA CARCONTE.

Parce que, ça sera ma mort, voyez-vous... Si je retourne à Arles, je suis perdue !

DANTÈS.

Ah ! oui, ces maudites fièvres...

LA CARCONTE.

J’ai pensé en mourir, vous savez bien.

DANTÈS.

Pauvre femme !... Mais vous allez mieux, n’est-ce pas ?

LA CARCONTE.

Ah ! je suis guérie !... et pourvu que je ne reprenne pas le même air...

DANTÈS.

Vous permettez, voisine ?

Il monte sur une chaise pour attacher les capucines à la fenêtre.

LA CARCONTE.

Prenez-garde ! vous êtes au cinquième ici, il n’y a pas à plaisanter...

DANTÈS.

Oh ! soyez tranquille !

LA CARCONTE.

J’entends des pas... C’est peut-être lui !...

DANTÈS.

Vous voyez bien qu’il ne faut pas, comme cela, penser mal de son prochain !

LA CARCONTE.

Ce n’est pas lui...

Apercevant Edmond.

Tiens ! tiens !... Oh !... mais...

DANTÈS.

Quoi ?

 

 

Scène II

 

DANTÈS, LA CARCONTE, EDMOND

 

EDMOND, bas, à la Carconte.

Silence !...

LA CARCONTE.

Oui ; et même...

Elle fait signe qu’elle doit s’en aller.

N’est-ce pas ?

EDMOND.

Merci !

LA CARCONTE.

Il va être bien heureux, le père Dantès !

 

 

Scène III

 

DANTÈS, EDMOND

 

DANTÈS, le dos tourné.

Vous dites donc, voisine, que ce n’est pas encore lui... Qui est-ce donc alors, hein ?

EDMOND.

C’est moi, mon père !...

DANTÈS.

Ah ! mon Dieu !... mon Dieu !...

EDMOND.

Qu’as-tu donc, mon père ?... serais-tu malade ?

DANTÈS.

Non, mon cher Edmond ! non, mon enfant !... Mais... je ne t’attendais pas... et la joie... le saisissement... de te revoir ici à l’improviste ! Oh ! mon Dieu ! ii me semble que je vais mourir...

EDMOND.

Eh bien, remet-toi, père... C’est moi ! c’est bien moi !... On dit toujours que la joie ne fait pas de mal, et voilà pourquoi je suis entré ici sans précaution... Voyons, souris-moi, au lieu de me regarder comme tu le fais, avec des yeux effarés !... Je reviens, nous allons être heureux !

DANTÈS.

Ah ! tant mieux, garçon !... Mais comment allons-nous être heureux ? Tu ne me quittes donc plus ?

EDMOND.

Le pauvre capitaine Leclère est mort, et il est probable que je vais avoir sa place... Comprenez-vous ?... capitaine, avec cent louis d’appointements, et une part dans les bénéfices !... N’est-ce pas plus que ne pouvait l’espérer un pauvre matelot comme moi ?

DANTÈS.

Oui, mon fils, oui, en effet, c’est bien heureux.

EDMOND.

Aussi, je veux, du premier argent que je toucherai, que vous ayez une petite maison, avec un jardin pour planter vos clématites, vos capucines et vos chèvrefeuilles... Mais qu’as-tu donc, père ? On dirait que tu te trouves mal !

DANTÈS.

Patience, Edmond ; ce ne sera rien !

EDMOND.

Voyons, voyons, mon père... Un verre de vin... cela vous ranimera... Où mettez-vous votre vin ?

DANTÈS.

Non, merci... Ne cherche pas.

EDMOND.

Si fait, mon père ; indiquez-moi l’endroit.

DANTÈS.

Inutile... Il n’y a plus de vin.

EDMOND.

Comment ! il n’y a plus de vin ?... Auriez-vous manqué d’argent, mon père ?

DANTÈS.

Je n’ai manqué de rien, puisque te voilà, mon enfant !

EDMOND.

Comment ! est-ce que M. Morel ne vous a pas fait remettre deux cents francs, le jour de mon départ, il y a trois mois ?

DANTÈS.

Oui, c’est vrai ; mais tu avais oublié une petite dette chez le voisin Caderousse ; il me l’a rappelée, en me disant que, si je ne payais pas pour toi, il irait se faire payer chez M. Morel. Alors, de peur que cela ne te fit du tort...

EDMOND.

Eh bien ?...

DANTÈS.

J’ai payé, moi !...

EDMOND.

Mais c’était cent quarante francs que je devais au voisin Caderousse !

DANTÈS.

Oui...

EDMOND.

Et vous les avez donnés, sur les deux cents francs que je vous avais laissés ?

DANTÈS.

Oui...

EDMOND.

De sorte que, pendant trois mois, vous avez vécu avec soixante francs !...

DANTÈS.

Tu sais combien il me faut peu de chose...

EDMOND.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! pardonnez-moi !

DANTÈS.

Qu’as-tu donc ?

EDMOND.

Ah ! mon père, mon pauvre père, vous m’avez brisé le cœur !...

DANTÈS, souriant.

Bah ! te voilà... Maintenant, tout est oublié, car tout est bien.

EDMOND.

Oui, me voilà avec un bel avenir et un peu d’argent... Tenez, prenez, prenez...

Il verse son argent sur la table.

Et envoyez tout de suite chercher quelque chose.

DANTÈS.

À qui cela ?

EDMOND.

Mais à toi... à moi... mon père !... Prends, prends !... achète des provisions... Sois heureux, pauvre père... Demain, il y en aura d’autres !

DANTÈS.

Doucement, doucement... Avec ta permission, j’userai modérément de ta bourse... On croirait, si l’on me voyait acheter trop de choses à la fois, que j’ai été obligé d’attendre ton retour pour les acheter.

EDMOND.

Fais comme tu voudras, père ; mais, avant toute chose, prends quelqu’un pour te servir. J’ai là-bas, à fond de cale, d’excellent café et du tabac de contrebande pour toi, tu l’auras dès demain... Ça vient de Smyrne. Mais chut ! voici quelqu’un...

DANTÈS.

Ah ! c’est Caderousse qui aura appris ton arrivée, et qui veut te faire son compliment de bon retour.

EDMOND.

Bon ! encore des lèvres qui disent une chose, tandis que le cœur en pense une autre... Mais, n’importe, c’est un voisin qui nous a rendu service autrefois, qu’il soit le bienvenu !

 

 

Scène IV

 

DANTÈS, EDMOND, CADEROUSSE

 

CADEROUSSE.

Eh ! te voilà donc de retour, le petit ?

EDMOND.

Comme vous voyez, voisin Caderousse, et prêt à vous être agréable en quelque chose que ce soit.

CADEROUSSE.

Merci, merci... Je n’ai besoin de rien... et ce sont même les autres qui ont quelquefois besoin de moi... Je ne dis pas cela pour toi, garçon... Je t’ai prêté de l’argent, tu me l’as rendu... cela se fait entre voisins... et nous sommes quittes.

EDMOND.

On n’est jamais quitte envers ceux qui vous ont obligé ; car, lorsqu’on ne leur doit plus d’argent, on leur doit encore de la reconnaissance.

CADEROUSSE.

À quoi bon parler de cela ?... Ce qui est passé est passé... Parlons de ton heureux retour, garçon... J’étais donc allé sur le port pour rassortir du drap marron, quand je rencontre l’ami Danglars. « Toi à Marseille ? lui demandai-je. – Eh ! oui tout de même, me répondit-il. – Je te croyais à Smyrne ? – J’y pourrais être, car j’en reviens. – Et Edmond ?... » Je pensais à toi tout de suite... « Où est-il donc, le petit ? – Mais chez son père, sans doute... » Et je suis venu tout droit, pour avoir le plaisir de serrer la main à un ami !

DANTÈS.

Ce bon Caderousse ! il nous aime tant !...

CADEROUSSE.

Certainement que je vous aime, et que je vous estime encore... attendu que les honnêtes gens sont rares... Mais il paraît que tu reviens riche !...

EDMOND.

Ah ! cet argent n’est point à moi, voisin, il est à mon père... Je lui manifestais la crainte qu’il n’eût manqué de quelque chose en mon absence... et, pour me rassurer, il a tiré sa bourse... Allons, père, remettez votre argent dans la tirelire... à moins toutefois que le voisin Caderousse n’en ait besoin... auquel cas, il est bien à son service !

CADEROUSSE.

Non pas, garçon, je n’ai besoin de rien, et, Dieu merci ! l’état nourrit son homme... Garde ton argent, garde, on n’en a jamais de trop !

EDMOND.

C’était de bon cœur...

CADEROUSSE.

Je n’en doute pas... Eh bien, te voilà donc au mieux avec M. Morel, câlin que tu es !

EDMOND.

M. Morel a toujours eu beaucoup de bonté pour moi.

CADEROUSSE.

En ce cas, tu as eu tort de refuser son dîner.

DANTÈS.

Comment, refuser son dîner ?... Il t’avait donc invité à dîner ?

EDMOND.

Oui, mon père.

DANTÈS.

Et pourquoi donc as-tu refusé, garçon ?

EDMOND.

Pour revenir plus tôt près de vous... J’avais hâte de vous voir.

CADEROUSSE.

Je sais quelqu’un, là-bas, derrière le fort Saint-Nicolas, qui n’en sera pas fâché, que tu sois capitaine.

DANTÈS.

Mercédès, n’est-ce pas ?

EDMOND.

Oui, mon père... Et, avec votre permission, maintenant que je vous ai vu, mon père, maintenant que je sais que vous vous portez bien, je vous demanderai la permission de faire une visite aux Catalans.

DANTÈS.

Va, mon enfant, va ! et que Dieu te bénisse dans ta femme, comme il m’a béni dans mon fils !

CADEROUSSE.

N’importe, n’importe ! tu as bien fait de te dépêcher !

EDMOND.

Pourquoi cela ?

CADEROUSSE.

Parce que la Mercédès est une belle fille, et que les belles filles ne manquent pas d’amoureux... celle-là surtout. Ils la suivent par douzaines ; mais tu vas être capitaine, toi, et l’on te donnera la préférence !

EDMOND.

Ce qui veut dire que, si je ne l’étais pas...

CADEROUSSE.

Eh ! eh !...

EDMOND.

Allons, allons, voisin, j’ai meilleure opinion que vous des femmes en général... et de Mercédès en particulier... et je suis convaincu que, capitaine ou non, elle me restera fidèle.

CADEROUSSE.

Tant mieux ! tant mieux !... Quand on va se marier, c’est toujours une bonne chose que d’avoir la foi... Mais, n’importe, crois-moi, le petit... ne perds pas de temps à lui annoncer ton arrivée.

EDMOND.

J’y vais.

DANTÈS.

Et moi, je t’accompagne jusqu’à la Cannebière... Je ne veux te quitter que le plus tard possible.

CADEROUSSE.

Il faut que je vous demande la permission de rester un instant ici, père Dantès... Cette diable de Carconte, ennuyée sans doute de ce que je ne rentrais pas, est sortie à son tour, et... elle a emporté la clef... De sorte que je suis à la porte...

DANTÈS.

Restez, voisin, restez. Vous savez que vous êtes chez vous.

CADEROUSSE.

Merci.

EDMOND.

Venez, mon père.

CADEROUSSE.

Bien des choses de ma part à Mercédès, le petit !

EDMOND.

Je les ajouterai à celles que j’ai à lui dire.

DANTÈS.

En sortant, vous tirerez la porte.

CADEROUSSE.

Soyez tranquille.

 

 

Scène V

 

CADEROUSSE, seul

 

Je suis sûr d’une chose, moi : c’est que cet argent, il était rapporté par le petit, et que le vieux vantard n’avait pas un traître sou à la maison... D’ailleurs, nous allons bien voir... Ah ! les voilà qui sortent ; ils suivent les allées de Meilhan... Très bien !... Pour des gens qui remuent l’or à la pelle, voilà une armoire drôlement garnie... Et celle-là donc !... Ah ! si fait ! il y a une bouteille, mais elle est vide... Chez moi, il n’y a pas de bouteilles vides tant qu’il y a une bourse pleine... et je juge les autres d’après moi... Un morceau de pain !... Je ne me trompais pas : le vieillard était parfaitement à sec, et l’argent a été rapporté par le petit... Quand on pense que ça fait les fiers !...

DANGLARS, du dehors.

Caderousse ! Caderousse !...

CADEROUSSE.

Eh ! c’est Danglars... à qui j’avais donné rendez-vous chez moi, et qui trouve visage de bois... Hé ! Danglars ! monte, monte !... il n’y a personne... Par ici !...

 

 

Scène VI

 

CADEROUSSE, DANGLARS

 

DANGLARS.

Où sont-ils donc ?

CADEROUSSE.

Ils sont sortis ; c’est moi le maître de la maison !

DANGLARS.

Eh bien, l’as-tu vu ?

CADEROUSSE.

Je le quitte.

DANGLARS.

Et t’a-t-il parlé de son espérance d’être capitaine ?

CADEROUSSE.

Il en parle comme s’il l’était déjà.

DANGLARS.

Patience, patience ! il se presse un peu trop !

CADEROUSSE.

Il paraît que la chose lui est promise par M. Morel.

DANGLARS.

De sorte qu’il est bien joyeux ?

CADEROUSSE.

C’est-à-dire qu’il est insolent... Il m’a déjà fait ses offres de service, comme s’il était un grand personnage !

DANGLARS.

Il est toujours amoureux de la belle Catalane ?

CADEROUSSE.

Amoureux fou !... Il y est allé !... Mais, ou je me trompe fort, ou il aura du désagrément de ce côté-là.

DANGLARS.

Explique-toi.

CADEROUSSE.

À quoi bon ?

DANGLARS.

C’est plus important que tu ne crois... Tu n’aimes pas Edmond ?

CADEROUSSE.

Je n’aime pas les arrogants.

DANGLARS.

Eh bien, dis-moi ce que tu sais relativement à la Catalane ?

CADEROUSSE.

Eh bien, je sais que, toutes les fois que Mercédès vient en ville, elle y vient en compagnie d’un grand gaillard de Catalan, à l’œil noir, à la peau rouge... très brun, très ardent... et qu’elle appelle mon cousin.

DANGLARS.

Ah ! vraiment !... Et crois-tu que le cousin lui fasse la cour ?

CADEROUSSE.

Je le suppose... Que diable petit faire un grand garçon de vingt ans à une belle fille de dix-sept ans ?

DANGLARS.

Et tu dis que Dantès est allé aux Catalans ?

CADEROUSSE.

Il est parti devant moi.

DANGLARS.

Si nous allions du même côté ?... Nous nous arrêterions à la Réserve, et, tout en buvant un verre de vin de Lamalgue, nous aurions des nouvelles.

CADEROUSSE.

Qui nous en donnera ?

DANGLARS.

Nous serons sur la route, et nous verrons bien sur son visage ce qui s’y sera passé.

CADEROUSSE.

Allons !... Mais c’est toi qui payes ?

DANGLARS.

Certainement !... Viens-tu ?

CADEROUSSE.

Me voilà !

 

 

Scène VII

 

CADEROUSSE, DANGLARS, UN INCONNU

 

L’INCONNU.

Pardon, messieurs...

CADEROUSSE.

Qu’est-ce que cela ?

DANGLARS.

Que demandez-vous ?

L’INCONNU.

N’est-ce pas ici que demeure le capitaine du Pharaon ?

DANGLARS.

Le second, c’est-à-dire !

L’INCONNU.

Capitaine ou second, soit !... celui qui a été chargé de la conduite du navire pendant la traversée ?

DANGLARS.

Oui, monsieur, c’est ici qu’il demeure.

CADEROUSSE.

Ou plutôt son père.

L’INCONNU.

N’importe !... Et il n’est pas chez lui ?

CADEROUSSE.

Il vient de sortir.

DANGLARS.

Est-ce pour quelque chose en quoi on puisse le remplacer ?

L’INCONNU.

Je voulais lui demander un renseignement, voilà tout.

DANGLARS.

Sur quoi ?

L’INCONNU.

Sur la route que le bâtiment a suivie.

DANGLARS.

Je puis vous le donner, moi.

L’INCONNU.

Vous ?

DANGLARS.

Oui, je suis comptable à bord du Pharaon... Quel est ce renseignement ?

L’INCONNU.

Ah ! bien simple !... Je désirais savoir si, dans sa course, le bâtiment avait relâché à Porto-Ferraïo.

DANGLARS.

Oui, monsieur.

L’INCONNU.

Merci !

DANGLARS.

Eh bien ?

L’INCONNU.

Quoi ?

DANGLARS.

Voilà tout ce que vous voulez savoir ?

L’INCONNU.

Oui.

DANGLARS.

Cependant, si vous désiriez... ?

L’INCONNU.

Je ne désire rien... Adieu, messieurs.

Il sort.

CADEROUSSE.

En voilà un particulier !...

DANGLARS.

Il y a quelque chose de louche dans tout cela, Caderousse... Viens, viens !...

CADEROUSSE.

Attends donc !...

DANGLARS.

Quoi ?

CADEROUSSE.

Le vieux bélître ne m’a-t-il pas dit de fermer sa porte ?... Comme s’il y avait quelque chose à prendre dans sa baraque... Là !...

Ils sortent.

 

 

Troisième Tableau

 

L’intérieur de la maison de Mercédès, aux Catalans.

 

 

Scène première

 

MERCÉDÈS, FERNAND

 

FERNAND.

Voyons, Mercédès, voici Pâques qui va revenir ; c’est le moment de faire une noce... Répondez-moi.

MERCÉDÈS.

Je vous ai déjà répondu cent fois, Fernand... et, en vérité, il faut que vous soyez bien ennemi de vous-même pour m’interroger davantage là-dessus.

FERNAND.

Eh bien, répétez-le encore, répétez-le toujours, pour que j’arrive à le croire... Dites-moi, pour la centième fois, que vous refusez mon amour, qu’approuvait votre mère !... Faites-moi bien comprendre que vous vous jouez de mon bonheur, que ma vie et ma mort ne sont rien pour vous... Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! après avoir rêvé dix ans d’être votre époux, Mercédès... perdre cet espoir, qui était le seul but de ma vie !...

MERCÉDÈS.

Ce n’est pas moi, du moins, qui vous ai jamais encouragé dans cet espoir ; vous n’avez pas une seule coquetterie à me reprocher à cet égard. Je vous ai toujours dit : « Je vous aime comme un frère, mais n’exigez jamais de moi autre chose que cette amitié fraternelle, car, mon cœur est à un autre... » Vous ai-je toujours dit cela, Fernand ?

FERNAND.

Oui, je le sais bien, Mercédès ; oui, vous vous êtes donné vis-à-vis de moi le cruel mérite de la franchise ; mais oubliez-vous que c’est parmi les Catalans une loi sacrée de se marier entre eux ?

MERCÉDÈS.

Vous vous trompez, Fernand, ce n’est pas une loi : c’est une habitude, voilà tout ; et, croyez-moi, n’invoquez pas cette habitude en votre faveur ; vous êtes tombé à la conscription, Fernand ; la liberté qu’on vous laisse, c’est une simple tolérance ; d’un moment à l’autre, vous pouvez être appelé sous les drapeaux... Une fois soldat, que feriez-vous de moi ?... c’est-à-dire d’une pauvre orpheline, triste, sans fortune, possédant pour tout bien une cabane presque en ruine, où pendent quelques filets usés ; misérable héritage laissé par mon père à ma mère, et par ma mère à moi !... Depuis un an qu’elle est morte, songez donc, Fernand, que je vis presque, de la charité publique. Quelquefois, vous feignez que je vous suis utile, et cela pour avoir le droit de partager votre pèche avec moi... Et j’accepte, Fernand, parée que vous êtes le fils d’un frère de ma mère, parce que nous avons été élevés ensemble, et, plus encore, parce que, par-dessus tout, cela vous ferait trop de peine, si je vous refusais... Mais je sens bien que ce poisson que je vais vendre, et dont je tire l’argent avec lequel j’achète le chanvre que je file, je sens bien, Fernand, que c’est une charité !

FERNAND.

Eh ! qu’importe, Mercédès, si, pauvre et isolée comme vous l’êtes, vous me convenez mieux que la fille du plus fier armateur ou du plus riche banquier de Marseille !... À nous autres, que nous faut-il ? Une honnête femme et une bonne ménagère. Où trouverais-je mieux que vous sous ces deux rapports ?

MERCÉDÈS.

Fernand, on devient mauvaise ménagère et on ne peut répondre de rester honnête femme lorsqu’on aime un autre que son mari... Contentez-vous de mon amitié ; car, je vous le répète, c’est tout ce que je puis vous promettre, et je ne vous promets que ce que je suis sûre de pouvoir donner !

FERNAND.

Oui, je comprends, vous supportez patiemment votre misère ; mais vous avez peur de la mienne... Eh bien, Mercédès, aimé de vous, je tenterai la fortune, vous me porterez bonheur, et je deviendrai riche ; je puis étendre mon état de pécheur, je puis entrer comme commis dans un comptoir ; je puis, moi-même, devenir marchand.

MERCÉDÈS.

Vous ne pouvez rien de tout cela, Fernand ; vous êtes soldat, et, si vous restez aux Catalans, c’est parce qu’il n’y a pas de guerre. Demeurez donc pécheur, ne faites point de rêves qui vous rendraient la réalité plus terrible encore, et contentez-vous de mon amitié, puisque je ne puis vous donner autre chose !

FERNAND.

Eh bien, vous avez raison, Mercédès ; je serai marin ; j’aurai, au lieu du costume de nos pères que vous méprisez, un chapeau verni, une chemise rayée et une veste bleue avec des ancres sur les boutons... N’est-ce point ainsi qu’il faut être habillée pour vous plaire ?

MERCÉDÈS.

Que voulez-vous dire ?... Je ne vous comprends pas.

FERNAND.

Je veux dire, Mercédès, que vous n’êtes si dure et si cruelle pour moi que parce que vous attendez quelqu’un qui est ainsi vêtu... Mais celui que vous attendez est inconstant peut-être, et, s’il ne l’est pas, la mer l’est pour lui !...

MERCÉDÈS.

Fernand, je vous croyais bon, et je me trompais ; Fernand, vous êtes un mauvais cœur d’appeler à l’aide de votre jalousie les colères de Dieu ! Eh bien, oui, je ne m’en cache pas, j’attends et j’aime celui que vous dites, et, s’il ne revient pas, au lieu d’accuser cette inconstance que vous invoquez, vous, je dirai qu’il est mort en m’aimant... Je vous comprends, Fernand, vous vous en prendrez à lui de ce que je ne vous aime pas ; vous croiserez votre couteau catalan contre son poignard !... À quoi cela vous avancera-t-il ?... À perdre mon amitié, si vous êtes vaincu ; à voir mon amitié se changer en haine, si vous êtes vainqueur !... Croyez-moi, chercher querelle à un homme est un mauvais moyen de plaire à la femme qui aime cet homme. Non, Fernand, vous ne vous laisserez point aller ainsi à vos mauvaises pensées. Ne pouvant m’avoir pour femme, vous vous contenterez de m’avoir pour amie et pour sœur... Et d’ailleurs, attendez, attendez, Fernand... Vous l’avez dit tout à l’heure, la mer est perfide, et il y a déjà quatre mois qu’il est parti : depuis quatre mois, j’ai compté bien des tempêtes !

FERNAND.

Voyons, Mercédès, encore une fois, répondez : est-ce bien résolu ?...

MERCÉDÈS.

J’aime Edmond Dantès, et nul autre qu’Edmond ne sera mon époux.

FERNAND.

Et vous l’aimerez toujours ?...

MERCÉDÈS.

Tant que je vivrai !...

FERNAND.

Mais, s’il est mort ?...

MERCÉDÈS.

S’il est mort, je mourrai...

FERNAND.

Mais, s’il vous oublie ?...

 

 

Scène II

 

MERCÉDÈS, FERNAND, EDMOND

 

EDMOND, du dehors.

Mercédès !... Mercédès !...

MERCÉDÈS.

Ah ! tu vois bien qu’il ne m’a pas oubliée, puisque le voilà !... Edmond ! mon Edmond !... me voici !...

FERNAND.

Ah ! le démon ! c’est bien lui !...

EDMOND, entrant.

Mercédès ! ma Mercédès bien aimée !... Ab ! pardon, je n’avais pas remarqué que nous étions trois... Qui est monsieur ?

MERCÉDÈS.

Monsieur sera votre meilleur ami un jour, Edmond, car c’est mon ami, à moi ; c’est le fils du frère de ma mère ; c’est Fernand Mondego, c’est-à-dire l’bomme qu’après vous j’aime le plus au monde, Edmond... Ne le reconnaissez-vous pas ?

EDMOND.

Ah ! si fait... Frère de Mercédès, voici ma main !

Fernand reste immobile.

MERCÉDÈS.

Fernand !...

EDMOND.

Je ne savais pas venir avec tant de hâte chez vous pour y trouver un ennemi, Mercédès ?...

MERCÉDÈS.

Un ennemi !... chez moi, Edmond ?... Si je savais cela, je te prierais de m’emmener à Marseille, quittant la maison pour n’y plus rentrer, et, s’il t’arrivait malheur, mon Edmond, je monterais sur le cap de Morgion et je me précipiterais sur les rochers, la tête la première !... Mais tu t’es trompé, Edmond ! tu n’as pas d’ennemi ici !... tu n’as qu’un frère, qui va te serrer la main, comme à un ami dévoué !...

Fernand s’approche, comme fasciné par le regard de Mercédès.

FERNAND.

Oh !... oh !... c’en est trop !... je ne pas !... Adieu, Mercédès !

Il sort.

 

 

Scène III

 

MERCÉDÈS, EDMOND

 

EDMOND.

Mercédès, Mercédès, cet homme nous portera malheur...

MERCÉDÈS.

Malheur !... Est-ce qu’il y a malheur quand on se revoit, mon Edmond ?... Non, non, rien ne peut plus nous porter malheur maintenant... Te voilà, c’est bien toi !... Laisse-moi te regarder... Que tu es beau sous ton habit de marin ! et comme tu porterais bien tous les uniformes, même celui d’amiral !... Oh ! tu ne sais pas, Edmond, tout ce que j’ai souffert depuis trois mois... Je crois qu’il n’y a jamais eu tant de tempêtes !... Que de prières au ciel, mon Dieu ! quand cette mer, si calme, si tranquille, si joyeuse de ton retour, rugissait en ton absence, et venait se briser contre les rochers !... As-tu pensé à moi, dis ?...

EDMOND.

Si j’ai pensé à toi, ma bien-aimée, Mercédès !... Et à quoi veux-tu donc que j’aie pensé ?... N’es-tu pas ma Vierge des tempêtes ? n’es-tu pas ma Notre-Dame-de-la-Garde ?... Tu priais Dieu ! et moi, je priais Mercédès... Si j’ai pensé à toi !... Nuit et jour, soir et matin, à chaque instant, à chaque minute !... Et la preuve, c’est que je suis arrivé il y a une demi-heure, c’est que je n’ai pris que le temps d’embrasser mon père, qui m’aime tant... et que... me voilà !...

MERCÉDÈS.

Te voilà !...

EDMOND.

Oui, et riche de bonnes nouvelles... Comprends-tu, Mercédès ? capitaine !... capitaine du Pharaon !...

MERCÉDÈS.

Toi ?...

EDMOND.

Oui, moi !... j’ai la parole de M. Morel ; tu sais comme il est bon pour moi !... tu le sais, car il a été te voir...

MERCÉDÈS.

Il te l’a dit ?...

EDMOND.

Oui ; il connaît notre amour, il sait que tu es ma fiancée, que tu vas être ma femme !... Quand cela, Mercédès, dis ?...

MERCÉDÈS.

Ah ! quand tu voudras !...

EDMOND.

Merci ! je comptais sur cette réponse... Oh !... j’en ai dit deux mots à mon père... Il va courir chez M. Morel, ils vont tout arranger ensemble ; nous n’aurons à nous occuper de rien, que de notre amour.

MERCÉDÈS.

En vérité, je ne puis croire à notre bonheur !...

EDMOND.

C’est comme moi, Mercédès : il me semble que je fais un rêve... Oh ! ton front, ton cœur, toi tout entière !... que je sache bien que je ne rêve pas !...

 

 

Scène IV

 

MERCÉDÈS, EDMOND, MOREL, DANTÈS

 

DANTÈS.

Eh ! tenez, monsieur Morel, regardez-les !...

MERCÉDÈS.

Ah !... ton père, Edmond !...

EDMOND.

M. Morel !...

MOREL.

Eh bien, oui, M. Morel... Après ?... Il vous dérange... Maudit M. Morel, n’est-ce pas ?

EDMOND.

Oh !...

MOREL.

Vous m’avez demandé un congé, Edmond, pour aller à Paris ?

MERCÉDÈS.

Toi !... à Paris ?

EDMOND.

Oui, je te dirai cela !... le dernier désir d’un mourant à accomplir...

MERCÉDÈS.

Bien ! bien !...

MOREL.

J’ai donc pensé à ceci...

DANTÈS.

Écoutez.

MOREL.

Je me suis dit : « Ces enfants ont bonne envie de se marier tout de suite !... »

EDMOND.

Oh ! oui !...

MOREL.

Malheureusement, c’est impossible : il y a des formalités, des exigences, des retards... Mais on peut toujours les fiancer.

EDMOND.

Sans doute ; n’est-ce pas, Mercédès ?

MOREL.

Eh bien, fiançons-les !...

EDMOND.

Et quand cela ?

MOREL.

Aujourd’hui.

EDMOND et MERCÉDÈS.

Aujourd’hui !...

MOREL.

Et pourquoi pas ?

EDMOND.

Monsieur Morel !... mon Dieu !...

MOREL.

Alors, je suis passé chez Pamphile, à la Réserve, ici tout près, vous savez... et j’ai commandé le dîner !...

EDMOND.

Comment ! monsieur Morel, vous vous occupez à ce point-là de moi ?...

MOREL.

Et de quoi t’occupes-tu, toi, mon garçon, depuis quatre mois, depuis un an, depuis dix ans que tu navigues pour moi ?... Tu contribues à me faire riche ; je veux contribuer à te faire heureux !

EDMOND.

Mercédès ! Mercédès ! j’en deviendrai fou !...

MOREL.

Il ne faut pas, peste ! ce serait une grande sottise, en ce moment surtout... Ainsi, c’est arrêté ?...

EDMOND.

Quoi ?

MOREL.

Dans une heure, le repas des fiançailles.

EDMOND.

Ordonnez, monsieur Morel ; vous êtes notre maître, ou plutôt notre bon génie... Que faut-il que je fasse ?

MOREL.

Rien !... Aime... et attends !

MERCÉDÈS.

Edmond, te rappelles-tu le pauvre crucifix de bois, devant lequel nous avons prié au moment de ton départ ?...

EDMOND.

Oui !... Eh bien ?...

MERCÉDÈS.

Il est toujours là... Allons remercier Dieu de t’avoir donné un si bon retour.

EDMOND.

Vous permettez ?

DANTÈS.

Va, Edmond, va ! nous savons ce que c’est que la prière, nous autres... n’est-ce pas, Mercédès ? nous autres, qui avons attendu !...

EDMOND.

Alors, dans une heure, n’est-ce pas ?...

MOREL.

Dans une heure.

EDMOND.

À la Réserve ?...

MOREL.

À la Réserve.

Edmond et Mercédès sortent.

Allons, père Dantès, en avant l’habit des dimanches !...

 

 

ACTE II

 

 

Quatrième Tableau

 

Une tonnelle dans la cour d’un cabaret, à la Réserve.

 

 

Scène première

 

CADEROUSSE, DANGLARS

 

DANGLARS.

On ne voit rien encore !...

CADEROUSSE.

Si fait !... on voit quelque chose !...

DANGLARS.

Je voulais dire qu’on ne voyait pas Edmond...

CADEROUSSE.

Non ; mais on voit Fernand !...

DANGLARS.

Qu’est-ce que Fernand ?

CADEROUSSE.

Eh ! pardieu ! le rival dont je t’ai parlé, le beau Catalan, le cousin de Mercédès... Veux-tu que je l’appelle ?

DANGLARS.

Certainement !

CADEROUSSE.

Hé !... le Catalan !... hé !... où cours-tu comme cela ?

 

 

Scène II

 

CADEROUSSE, DANGLARS, FERNAND

 

CADEROUSSE.

Es-tu donc si pressé que tu n’aies pas le temps de dire bonjour aux amis ?

DANGLARS.

Surtout lorsqu’ils ont devant eux une bouteille presque pleine ?

FERNAND, entrant.

Bonjour !... Vous m’avez appelé, n’est-ce pas ?

CADEROUSSE.

Eh ! sans doute, je t’ai appelé !

FERNAND.

Pourquoi ?

CADEROUSSE.

Parce que tu courais comme un fou, et que j’ai eu peur que tu n’allasses te jeter à la mer... Que diable ! quand on a des amis, c’est non-seulement pour leur offrir un verre de vin, mais encore pour les empêcher de boire trois ou quatre pintes d’eau... Un verre, père Pamphile !

FERNAND.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !...

CADEROUSSE.

Eh bien, veux-tu que je te dise, Fernand ? tu as l’air d’un amant déconfit.

DANGLARS.

Bah ! un garçon taillé comme celui-là ?... Tu te moques, Caderousse !...

CADEROUSSE.

J’ai dit ce que j’ai dit... Écoute plutôt, comme il soupire... Allons, allons, Fernand, lève le nez et réponds... Ce n’est point aimable de ne pas répondre aux gens qui nous demandent des nouvelles de notre santé !

FERNAND.

Ma santé va bien, merci...

CADEROUSSE.

Vois-tu, Danglars, voici la chose : Fernand, que tu vois, qui est un bon et brave Catalan, un des meilleurs pécheurs de Marseille, est amoureux d’une belle fille, qu’on appelle Mercédès. Malheureusement, il paraît que la fille, de son côté, est amoureuse du second du Pharaon, et, comme le Pharaon est entré aujourd’hui dans le port, tu comprends ?...

DANGLARS.

Non, je ne comprends pas.

CADEROUSSE.

Eh bien, ce pauvre Fernand aura reçu son congé.

FERNAND.

Eh bien, après ?...

CADEROUSSE.

Comment, après ?...

FERNAND.

Sans doute... Mercédès est libre ! Mercédès peut aimer qui elle veut !...

CADEROUSSE.

Ah ! tu le prends ainsi ?... Bon, bon, bon ! c’est autre chose... Moi, je te croyais un Catalan... et l’on m’avait dit que les Catalans n’étaient point hommes à se laisser supplanter ; on avait même ajouté que Fernand était terrible dans sa vengeance !...

DANGLARS.

Le pauvre garçon ! que veux-tu ! il ne s’attendait pas à voir ainsi revenir Dantès tout à coup ; il le croyait mort, infidèle... Qui sait ?...

CADEROUSSE.

Ah ! ma foi, dans tous les cas, Fernand n’est pas le seul, à ce que je crois, que l’heureuse arrivée d’Edmond contrarie... N’est-ce pas, Danglars ?...

DANGLARS.

Non, et j’oserai presque dire que cela lui portera malheur !

CADEROUSSE.

N’importe !... en attendant, il épouse Mercédès ; la belle Mercédès... Il revient pour cela, du moins.

DANGLARS.

Eh bien, buvons au capitaine Edmond Dantès !... au mari de la belle Catalane !

CADEROUSSE.

Allons, encore des bêtises !... Eh ! eh ! eh ! qu’aperçois-je donc là-bas, au bas de la butte, dans la direction des Catalans ?... Regarde donc, Fernand ; tu as meilleure vue que moi... et puis je crois que je commence à y voir trouble... On dirait de deux amoureux qui marchent côte à côte, et la main dans la main... Dieu me pardonne ! ils ne se doutent pas que nous les voyons, et les voilà qui s’embrassent !...

DANGLARS.

Les connaissez-vous, monsieur Fernand ?

FERNAND.

Oui, oui, je les connais... C’est M. Edmond et mademoiselle Mercédès.

CADEROUSSE.

Ah ! voyez-vous ! et moi qui ne les reconnaissais pas...

Criant.

Ohé ! Dantès !... ohé ! la belle fille !... venez par ici ; un peu, et dites-nous à quand la noce !... car voici M. Fernand, qui est si entêté, qu’il ne veut pas nous le dire.

DANGLARS.

Veux-tu te taire ! et laisser les amoureux s’aimer tranquillement !... Tiens, regarde M. Fernand, et prends exemple... Il est raisonnable, lui !...

 

 

Scène III

 

CADEROUSSE, DANGLARS, FERNAND, EDMOND, MERCÉDÈS

 

DANGLARS, à part.

Je ne tirerai rien de ces niais-là ! et j’ai grand’peur d’être ici entre un ivrogne et un poltron... Décidément, le destin d’Edmond l’emporte ; il épousera la belle fille, il sera capitaine, et se moquera de nous, à moins que... à moins que je ne m’en mêle !

CADEROUSSE.

Holà ! Edmond !... tu ne vois donc pas les amis ?... ou est-ce que tu es déjà trop fier pour leur parler ?

EDMOND.

Non, mon cher Caderousse, je ne suis pas fier ; mais je suis heureux, et le bonheur aveugle, je crois, encore plus que la fierté !

CADEROUSSE.

À la bonne heure ! voilà une explication !... Eh ! bonjour, madame Dantès !

MERCÉDÈS, saluant.

Ce n’est pas encore mon nom, et, dans ce pays, cela porte malheur, assure-t-on, d’appeler les jeunes filles du nom de leur fiancé, avant que ce fiancé soit leur mari... Appelez-moi donc Mercédès, je vous prie.

EDMOND.

Il faut lui pardonner... Je suis aise de vous rencontrer, monsieur Danglars !... Je suis heureux de vous voir, voisin Caderousse !...

CADEROUSSE.

Et pourquoi cela ? Voyons !

EDMOND.

Pour vous inviter tous deux au repas de mes fiançailles, qui va avoir lieu dans une heure.

DANGLARS.

Où ?...

EDMOND.

Ici.

FERNAND.

Ah !...

DANGLARS.

Et Fernand... Fernand en est-il aussi ?

EDMOND.

Le frère de ma femme est mon frère, et nous le verrions avec un profond regret, Mercédès et moi, s’écarter de nous dans un pareil moment...

DANGLARS.

Ainsi, aujourd’hui, les fiançailles ; demain ou après-demain, le voyage à Paris... et, au retour, la noce... Diable ! vous êtes bien pressé, capitaine !

EDMOND.

On est toujours pressé d’être heureux, monsieur Danglars ; car, lorsqu’on a souffert longtemps, on a grand’peine à croire au bonheur.

DANGLARS.

Ainsi, vous allez demain à Paris ?

EDMOND.

Oui ; avez-vous des commissions pour la grande ville ?

DANGLARS.

Non, merci.

EDMOND.

Et vous, Caderousse ?

CADEROUSSE.

Tu t’informeras si le roi a besoin d’un tailleur ?

DANGLARS.

Oui, oui, je comprends.

À part.

À Paris, pour remettre à son adresse, sans doute, la lettre que le grand maréchal lui a donnée. Pardieu ! cette lettre me fait pousser une idée... Ah ! Dantès, mon ami, tu n’es pas encore couché au registre du Pharaon sous le numéro 1.

À Edmond.

Eh bien, au revoir, Edmond.

EDMOND.

Dans une demi-heure, n’est-ce pas ?...

DANGLARS.

Et où allez-vous ainsi ?...

EDMOND.

Où vont les gens heureux : droit devant eux, sans regarder en arrière... Au revoir, messieurs !...

 

 

Scène IV

 

DANGLARS, FERNAND, CADEROUSSE

 

CADEROUSSE.

En voilà, de l’amour, ou je ne m’y connais pas !

DANGLARS, à Fernand.

Ah çà ! mon cher monsieur, voilà un mariage qui ne paraît pas faire le bonheur de tout le monde.

FERNAND.

Il me désespère !...

DANGLARS.

Vous aimiez Mercédès ?

FERNAND.

Je l’adorais !...

DANGLARS.

Depuis longtemps ?

FERNAND.

Depuis que nous nous connaissons, je l’ai toujours aimée !...

DANGLARS.

Et vous êtes là, à vous arracher les cheveux, au lieu de chercher remède à la chose ?... Que diable ! je ne croyais pas que ce fût ainsi qu’agissaient les gens de votre nation !... Voyons, vous me paraissez un gentil garçon, et je voudrais, le diable m’emporte, vous tirer de peine ; mais...

CADEROUSSE.

Oui, voyons !...

DANGLARS, à Caderousse.

Mon cher, tu es aux trois quarts ivre ; achève la bouteille, et tu le seras tout à fait ; bois, et ne te mêle pas de ce que nous faisons : pour ce que nous faisons, il faut avoir toute sa tête !

CADEROUSSE.

Moi, ivre ?... Allons donc ! j’en boirais encore quatre, de tes bouteilles !... qui ne sont pas plus grandes qu’un flacon d’eau de Cologne !... Père Pamphile !... du vin !...

FERNAND, à Danglars.

Vous disiez donc, monsieur ?...

DANGLARS.

Que disais-je ?... Ma foi, je ne me le rappelle plus ; cet ivrogne de Caderousse m’a fait perdre le fil de mes idées.

CADEROUSSE.

Ivrogne, tant que tu voudras... Tant pis pour ceux qui craignent le vin ! c’est qu’ils ont peur que le vin ne leur fasse sortir du cœur leurs mauvaises pensées !

FERNAND.

Vous disiez, monsieur, que vous voudriez me tirer de peine ; mais, ajoutiez-vous...

DANGLARS.

Oui ; mais, ajoutais-je, pour vous tirer de peine, il suffit que Dantès n’épouse pas celle que vous aimez, et le mariage peut très bien manquer, ce me semble, sans que Dantès meure !

FERNAND.

Impossible !...

CADEROUSSE.

Vous raisonnez comme un coquillage, mon ami, et voilà Danglars, qui est un finaud, un malin, un grec, qui va vous prouver que vous avez tort... Prouve, Danglars ! j’ai répondu de toi : dis, qu’il n’est pas besoin que Dantès meure. D’ailleurs, ce serait fâcheux, qu’il mourût, Dantès... C’est un bon garçon ! je l’aime, moi, Dantès... À ta santé, Dantès !...

DANGLARS.

Laissez-le dire ; et, d’ailleurs, tout ivre qu’il est, il ne fait point si grande erreur... L’absence disjoint tout aussi bien que la mort ; et, supposons qu’il y ail entre Edmond et Mercédès les murailles d’une prison, ils seront séparés ni plus ni moins que s’il y avait la pierre d’une tombe.

CADEROUSSE.

Oui ; mais on sort de prison... et, quand on est sorti de prison, et qu’on s’appelle Edmond Dantès... on se venge !...

FERNAND.

Qu’importe ?...

CADEROUSSE.

D’ailleurs, pourquoi mettrait-on Dantès en prison ? Il n’a ni volé, ni tué, ni assassiné !

DANGLARS.

Tais-toi !...

CADEROUSSE.

Je ne veux pas me taire, moi ! Je veux qu’on me dise pourquoi on mettrait Dantès en prison... Moi, j’aime Dantès... À ta santé, Dantès !

DANGLARS.

Eh bien, comprenez-vous, maintenant, qu’il n’y ait pas besoin de le tuer ?...

FERNAND.

Non, certes, si, comme vous le disiez tout à l’heure, on avait le moyen de faire arrêter Dantès... Mais, ce moyen, l’avez-vous ?

DANGLARS.

En cherchant bien, on pourrait le trouver... Mais de quoi diable vais-je me mêler là ?... Est-ce que cela me regarde ?

FERNAND.

Je ne sais pas si cela vous regarde, mais ce que je sais, c’est que vous avez quelque motif de haine particulière contre Dantès : celui qui hait lui-même ne se trompe pas aux sentiments des autres !

DANGLARS.

Moi, des motifs de haine contre Dantès ?... Aucun, sur ma parole !... Je vous ai vu malheureux, et votre malheur m’a intéressé ; voilà tout. Mais, du moment que vous croyez que j’agis pour mon propre compte, adieu, mon cher ami... Tirer-vous d’affaire comme vous pourrez !

FERNAND, le retenant.

Non pas, restez ! Peu m’importe, au bout du compte, que vous en vouliez à Dantès ou que vous ne lui en vouliez pas... Je lui en veux, moi, je l’avoue hautement ; trouvez le moyen, et je l’exécute, pourvu qu’il n’y ait pas mort d’homme ; car Mercédès a dit qu’elle se tuerait, si l’on tuait Dantès...

CADEROUSSE.

Tuer Dantès !... Qui parle ici de tuer Dantès ?... Je ne veux pas qu’on le tue, moi ! C’est mon ami ; il a offert, ce matin, de partager son argent avec moi, comme j’ai partagé le mien avec lui... Je ne veux pas qu’on tue Dantès !

DANGLARS.

Eh ! qui te parle de le tuer, imbécile ?... Il s’agit d’une simple plaisanterie... Bois à sa santé, et laisse-nous tranquilles !

CADEROUSSE, buvant.

Oui, oui, à la santé de Dantès !... à sa santé !... à sa santé... là !...

FERNAND.

Mais le moyeu... le moyen ?...

DANGLARS.

Vous ne l’avez donc pas trouvé encore, vous ?

FERNAND.

Non ; vous vous en êtes chargé...

DANGLARS.

Garçon, une plume, de l’encre et du papier.

FERNAND, criant.

Une plume, de l’encre et du papier !

LE GARÇON.

Vous avez tout cela sur la table... M. Morel vient de faire la carte du dîner.

DANGLARS.

Bien... Venez !...

CADEROUSSE, montrant le papier.

Quand on pense qu’il y a de quoi tuer un homme plus sûrement que si on l’attendait au coin d’un bois pour l’assassiner !... J’ai toujours eu plus peur d’une plume, d’une bouteille d’encre et d’une feuille de papier que d’une épée ou d’un pistolet !

DANGLARS.

Le drôle n’est pas si ivre qu’il en a l’air ; versez-lui donc à boire, Fernand !...

CADEROUSSE, fredonnant.

Ah ! si l’amour prenait racine,
J’en planterais dans mon jardin...

FERNAND, après avoir versé.

Eh bien ?...

DANGLARS.

Eh bien, je disais donc, par exemple, que, si, après un voyage comme celui que vient de faire Dantès, et dans lequel il a touché à Naples et à l’île d’Elbe, quelqu’un le dénonçait comme agent bonapartiste...

FERNAND.

Je le dénoncerai, moi !...

DANGLARS.

Non, non ; si on se décidait à une pareille chose, voyez-vous, il vaudrait mieux prendre tout bonnement, comme je le fais, cette plume... la tremper dans l’encre, et écrire de la main gauche, pour que l’écriture ne fût pas reconnue, une petite dénonciation ainsi conçue...

FERNAND, lisant.

« M. le procureur du roi... »

DANGLARS.

Une dénonciation, à qui ça s’adresse-t-il ?... Au procureur du roi...

CADEROUSSE se lève et fredonne en trébuchant.

J’en planterais et si long et si large,
Que j’en ferais présent à tous mes camarades.
Vive l’amour ! vive le vin !
Vive l’amour dans un jardin !

DANGLARS.

« M. le procureur du roi est prévenu, par un ami du trône et de la religion, que le nommé Edmond Dantès, second du navire le Pharaon, arrivé ce matin de Smyrne, après avoir touché à Naples et à Porto-Ferraïo, a été chargé par Murat d’une lettre pour l’usurpateur, et par l’usurpateur d’une lettre pour le comité bonapartiste de Paris. On aura la preuve de son crime en l’arrêtant ; car on trouvera cette lettre, ou sur lui, ou chez son père, ou dans sa cabine, à bord du Pharaon... »

FERNAND.

Ah !

DANGLARS.

Vous comprenez... Ainsi, votre vengeance aurait le sens commun ; car d’aucune façon, alors, elle ne pourrait retomber sur vous, et la chose irait toute seule ; il n’y aurait plus qu’à plier cette lettre, comme je le fais, et à écrire dessus.

Écrivant.

« À monsieur le procureur du roi... » Tout serait dit !...

CADEROUSSE.

Oui, tout serait dit !... seulement, ce serait une infamie.

DANGLARS.

Aussi, ce que je dis et ce que je fais, c’est en plaisantant, et, le premier, je serais bien fâché qu’il lui arrivât quelque chose, à ce bon Dantès... Aussi, tiens !...

Il froisse la lettre et la jette.

CADEROUSSE.

À la bonne heure ! Dantès est mon ami, et je ne veux pas qu’on lui fasse du mal...

DANGLARS.

Eh ! qui diable y songe, à lui faire du mal ?... Ce n’est ni moi ni Fernand !

CADEROUSSE.

En ce cas, qu’on nous donne du vin... Je veux boire à la santé d’Edmond et de la belle Mercédès !...

DANGLARS.

Tu n’as déjà que trop bu, ivrogne, et, si tu continues...

CADEROUSSE.

Eh bien ?...

DANGLARS.

Tu ne pourras plus boire au dîner des fiançailles de ce cher Edmond.

FERNAND, à part.

Ah ! je ne puis souffrir cela... Que Dieu me pardonne ce que je vais faire !

Il ramasse la lettre et se sauve.

CADEROUSSE.

Eh bien, où va-t-il donc ?

DANGLARS.

Où veux-tu qu’il aille ?... Aux Catalans !...

CADEROUSSE.

Aux Catalans ?... Il va à Marseille !... Que diable ! je vois bien qu’il va à Marseille, moi... Fernand ! Fernand !...

DANGLARS.

Allons, rassieds-toi... Tu ne peux pas te tenir sur tes jambes...

CADEROUSSE.

Moi ! je parie que je monte au clocher des Accoules, et sans balancier encore !... C’est comme ta lettre...

DANGLARS.

Quelle lettre ?...

CADEROUSSE.

La lettre, donc... la lettre qui était là... Elle y était... elle n’y est plus !... Je veux la lettre !... la lettre !...

Danglars lui présente un verre de vin ; il boit.

Ah ! que tu me connais bien !...

DANGLARS, à part.

Il était temps ! les voilà...

 

 

Scène V

 

DANGLARS, CADEROUSSE, GRINGOLE, PÉNÉLON, QUATRE MATELOTS

 

GRINGOLE.

Par ici, vous autres ! par ici !... Venez donc... On a bien du mal à faire votre bonheur...

PÉNÉLON.

Tais-toi donc... que tu nous déranges... que tu nous dis de nous faire beaux !...

GRINGOLE.

Beaux ?... Je n’ai pas pu vous dire cela... Propres, c’est possible... Vous êtes propres, il n’y a rien à dire... Moi, je suis très beau et très élégant !... Quant à votre dérangement, patron, j’espère que vous ne me ferez pas mettre à la cale pour cela...

PÉNÉLON.

Tais-toi donc !...

UN MATELOT.

Voyons, pourquoi nous amènes-tu ici ?

GRINGOLE, montrant des rubans.

Savez-vous ce que c’est que cela ?

LE MATELOT.

C’est du ruban blanc et rouge...

GRINGOLE.

J’ai acheté cela sur la Cannebière... Toutes mes économies y ont passé : vingt-sept sous !... C’est la jarretière de la mariée... Je suis le plus jeune, c’est à moi l’honneur... Dame, ça coûte ! mais ça flatte !

PÉNÉLON.

Tu vas à la noce ? Tais-toi donc !...

GRINGOLE.

À la noce !... Je suis invité, et je vous emmène !...

LE MATELOT.

À la noce de qui ?...

GRINGOLE.

Voilà... J’étais comme ça sur le port à bourlinguer... Je montais mon ménage aux boutiques à six blancs, quand je vois passer notre lieutenant, M. Edmond. Il filait toutes voiles dehors, avec jubilation. « Gringole ! qu’il me crie. Holà ! Gringole ! accoste !... » J’accoste... « Je me marie, qu’il ajoute en rayonnant comme un soleil, et je veux que ma noce soit une fête pour tout le Pharaon... Préviens le maître de ma part ; préviens tous mes bons amis, et amène-les à la Réserve... » Deux temps, cinq mouvements ! Je vide le fond de ma bourse sur le comptoir de la mercière, le fond du coffre sur mon dos... Et voilà !...

TOUS.

Bravo, Gringole !...

LE MATELOT.

À la noce du lieutenant !...

GRINGOLE.

Et ce sera un peu composé ! M. Morel en est !...

PÉNÉLON.

M. Morel ?

GRINGOLE.

Témoin de la mariée ! rien que ça !...

PÉNÉLON.

Tais-toi donc !...

GRINGOLE.

Si vous en doutez, maître Pénélon, regardez à bâbord... L’écoutille est ouverte, et le soleil luit pour tout le monde !...

LE MATELOT.

En effet, les voilà qui viennent...

GRINGOLE.

Oh ! quelle bonne noce !... Et comme c’est heureux pour vous que je sois venu au monde avec des jambes qui vous ont rattrapés aux quatre coins de Marseille en une heure de temps !... Ah ! voilà M. Morel !... voilà le lieutenant !... voilà son père ! voilà tout le monde ! et il n’y a pas la vilaine tête de monsieur...

Il vient se heurter à Danglars.

Tiens ! M. Danglars !... Qu’est-ce que vous faites donc ici, vous ?

DANGLARS.

Tu vois, mon ami : j’attends notre ami Edmond.

GRINGOLE.

Ah ! ah ! vous en êtes, vous, monsieur Danglars ?... Tant mieux ! tant mieux !

À part.

C’est drôle, comme je ne l’aurais pas invité, moi !

PÉNÉLON.

Tais-toi donc !

LE MATELOT.

Ils se sont raccommodés ; ils voulaient s’éventrer l’autre jour...

GRINGOLE.

C’est-à-dire que M. Edmond voulait éventrer M. Danglars ; mais le comptable a filé son nœud, et, comme c’est un fin voilier, on l’a vu reparaître... sous un autre pavillon... Mais silence ! voici les fiancés !

LE MATELOT.

Oh ! oh ! c’est la fiancée, cette belle fille ?

GRINGOLE.

Un peu !... Est-ce pas, maître Pénélon, qu’elle a un avant bien agréable !

PÉNÉLON.

Tais-toi donc !

 

 

Scène VI

 

GRINGOLE, PÉNÉLON, EDMOND, MERCÉDÈS, DANTÈS, MOREL, DANGLARS, FERNAND, CADEROUSSE, MATELOTS, INVITÉS

 

EDMOND.

Bonjour, mes enfants !... Monsieur Morel, vous avez permis, n’est-ce pas, que ces braves gens fussent des nôtres ?

MOREL.

Comment donc ! ne sont-ce pas tes compagnons ?

EDMOND.

Dites mes amis...

GRINGOLE, aux Matelots.

Voyez-vous ?... entendez-vous ?

DANTÈS.

Eh bien, père Pamphile, la table !...

PAMPHILE, montrant la table.

Il me semble qu’il n’y a rien à dire. Dans cinq minutes, tout sera prêt.

EDMOND.

Dans cinq minutes, entendez-vous ? Pas dans dix... Nous sommes pressés.

CADEROUSSE.

J’entends la voix d’Edmond... Où est-il, Edmond ? Bonjour, Edmond !

EDMOND.

Ah ! ah ! c’est toi, Caderousse ! Eh bien, à la bonne heure, tu n’es pas en retard, mon ami !... Et ta femme, l’as-tu amenée ?

CADEROUSSE.

Ma foi, non !

EDMOND.

Pourquoi cela ?

CADEROUSSE.

Parce que je n’ai pas quitté d’ici.

EDMOND.

Ne pourrais-tu pas l’aller chercher ?

CADEROUSSE.

Là-bas, là-bas ?... Oh ! il y a trop loin.

MERCÉDÈS.

Oh ! comme c’est mal, ce que vous dites-là.

CADEROUSSE.

Vous trouvez, madame la mariée ?

MERCÉDÈS.

Oh ! pas encore mariée, monsieur Caderousse !

EDMOND.

Voyons, Mercédès, ce n’est pas la peine de le démentir pour si peu, ce cher voisin...

DANGLARS.

Comment, pour si peu ?...

EDMOND.

Sans doute... Mercédès n’est pas encore ma femme, c’est vrai ; mais, dans une heure et demie, elle le sera !...

DANGLARS.

Dans une heure et demie ?...

EDMOND.

Eh ! mon Dieu, oui, mes amis... Grâce au crédit de M. Morel, l’homme auquel, après Dieu, je dois le plus au monde, toutes les difficultés sont aplanies... Nous avons acheté les bancs, et, à deux heures et demie, M. le maire nous attend à l’hôtel de ville. Or, comme une heure un quart vient de sonner, je ne crois pas me tromper de beaucoup en disant que, dans une heure et demie, Mercédès s’appellera madame Dantès !

DANTÈS.

C’est bien agir, cela, hein !... Cela s’appelle-t-il perdre du temps, à votre avis ? Arrivé hier matin, marié aujourd’hui à trois heures ! Parlez-moi des marins pour aller rondement en besogne !

DANGLARS.

Mais les autres formalités... le contrat, les écritures ?...

EDMOND.

Le contrat, il est tout fait... Mercédès n’a rien, je n’ai rien... Nous nous marions sous le régime de la communauté !... Voilà !... Ça n’a pas été long à écrire, ce ne sera pas long à payer...

CADEROUSSE.

Ainsi, ce que nous prenions pour un repas de fiançailles est tout bonnement un repas de noces ?

EDMOND.

Non pas, voisin... et vous n’y perdrez rien, soyez tranquille... Demain matin, je pars pour Paris... Quatre jours pour aller, quatre jours pour revenir, un jour pour faire en conscience la commission dont je suis chargé, et, le 4 mars, je suis de retour... Au 5 au plus tard donc, le mariage à l’église, et le véritable repas de noces !

PÉNÉLON, à demi-voix.

Dites-donc, mon lieutenant... et d’ici là ?...

EDMOND.

D’ici là ?...

PÉNÉLON.

Est-ce qu’il n’y aura pas quelque petit abordage ?

EDMOND.

Chut !...

MERCÉDÈS.

Que dit-il ?

EDMOND.

Rien, chère Mercédès... Il dit que vous êtes belle et que je vous aime.

PAMPHILE.

À table, messieurs ! à table !

GRINGOLE.

Eh bien, et moi ?...

EDMOND.

Avec toute la bonne volonté du monde, Gringole, il n’y a pas de place ici pour toi !

GRINGOLE.

Eh bien, je demande la présidence à la petite table... Personne ne réclame ?... Adjugé !

EDMOND.

Allons, à table !...

Il s’assied.

Qu’est-ce que cela ?...

MOREL.

Lisez, Edmond.

EDMOND.

Ma commission de capitaine, signée de vous, et de votre associé !... Oh ! monsieur Morel ! oh ! mon père !...

MOREL.

C’est mon cadeau de noces.

EDMOND.

Mes amis, mes bons amis ! remerciez pour moi M. Morel... Quant à moi, je n’ai plus de voix, plus de paroles !...

LES MATELOTS.

Vive notre capitaine !...

CADEROUSSE.

Vive notre capitaine !...

MOREL.

Et tenez, Dantès, voici le plus beau remerciement qu’ils puissent me faire, ces braves gens !...

 

 

Scène VII

 

GRINGOLE, PÉNÉLON, EDMOND, MERCÉDÈS, DANTÈS, MOREL, DANGLARS, FERNAND, CADEROUSSE, MATELOTS, INVITÉS, UN INCONNU

 

PAMPHILE, à Edmond.

Dites donc, monsieur Edmond ?...

EDMOND.

Quoi ?

PAMPHILE.

Il y a là un monsieur qui veut vous parler.

EDMOND.

À moi ?

PAMPHILE, montrant l’Inconnu.

Oui.

EDMOND.

Continuez, mes amis... Je suis à vous, monsieur Morel.

MOREL.

Bien, bien... J’accepte la vice-présidence !

DANGLARS.

Ah ! ah ! c’est l’inconnu qui cherchait Edmond ; que lui veut-il ?...

EDMOND.

Vous désirez me parler, monsieur ?

L’INCONNU.

Vous êtes le second du Pharaon ?

EDMOND.

C’est-à-dire monsieur, depuis un instant, j’en suis le capitaine...

L’INCONNU.

Peu importe !... Je me suis informé, monsieur, et j’ai appris que votre bâtiment avait touché à Malte, à Naples et à l’île d’Elbe...

EDMOND.

C’est vrai, monsieur.

L’INCONNU.

J’ai appris, en outre, que le capitaine Leclère, qui était de mes amis, est mort entre Civita-Vecchia et Porto-Ferraïo.

EDMOND.

C’est encore vrai.

L’INCONNU.

Maintenant, monsieur, comme succédant au capitaine Leclère, n’avez-vous pas été chargé de quelque commission ?

EDMOND.

Pour quel pays ?

L’INCONNU.

Pour l’île d’Elbe, par exemple ?

EDMOND.

Oui, monsieur.

L’INCONNU.

Et à l’île d’Elbe...

EDMOND.

Eh bien ?...

L’INCONNU.

N’avez-vous pas été chargé d’une autre commission, qui n’était que la suite de la première ?

EDMOND.

Pour quelle ville ?

L’INCONNU.

Pour Paris.

EDMOND.

C’est vrai.

L’INCONNU.

Cette commission, n’était-ce point une lettre ?

EDMOND.

Oui.

L’INCONNU.

Ne deviez-vous pas la porter vous-même ?

EDMOND.

Oui.

L’INCONNU.

Et ne vous était-il pas recommandé de ne la remettre qu’en mains propres ?

EDMOND.

Oui.

L’INCONNU.

Rue Coq-Héron, numéro...

EDMOND.

Numéro 5.

L’INCONNU.

À monsieur... ?

EDMOND.

Dites la moitié du nom, j’achèverai.

L’INCONNU.

À M. Noir...

EDMOND.

Tier !...

L’INCONNU.

À M. Noirtier, c’est cela... Eh bien, M. Noirtier, c’est moi...

EDMOND.

C’est vous ?

L’INCONNU.

Je vous en donnerai la preuve quand tous voudrez.

EDMOND.

Monsieur, je n’ai point la lettre ici, sur moi...

L’INCONNU.

Où est-elle ?

EDMOND.

Dans ma cabine, à bord du Pharaon.

L’INCONNU.

Monsieur, cette lettre est pour moi d’une énorme importance... et vous le comprendrez facilement, puisque vous deviez entreprendre le voyage de Paris à cette seule fin de me la remettre.

EDMOND.

Eh bien, monsieur, ce soir, à cinq heures, prouvez-moi que vous êtes M. Noirtier, et je vous la remettrai.

L’INCONNU.

Où cela ?

EDMOND.

À bord du Pharaon, si vous voulez bien venir m’y joindre.

L’INCONNU.

C’est bien, monsieur, j’y serai.

EDMOND.

En attendant, monsieur, nous sommes en fête, et, si vous voulez être des nôtres...

L’INCONNU.

Merci... À ce soir à cinq heures, à bord du Pharaon !...

EDMOND.

C’est dit.

L’INCONNU, à Pamphile.

Faites servir à déjeuner... Un cabinet !

PAMPHILE.

Conduisez monsieur au n° 5.

 

 

Scène VIII

 

GRINGOLE, PÉNÉLON, EDMOND, MERCÉDÈS, DANTÈS, MOREL, DANGLARS, FERNAND, CADEROUSSE, MATELOTS, INVITÉS

 

MOREL, à Pamphile.

Eh bien ?...

EDMOND.

Eh bien, monsieur Morel, tous les bonheurs m’arrivent ensemble : il est probable que je n’aurai pas même besoin d’aller à Paris.

MOREL.

Ah ! ce monsieur avec lequel vous parliez... ?

EDMOND.

Ce monsieur avec lequel je parlais va m’épargner le voyage, selon toute probabilité.

MERCÉDÈS.

Nous ne nous quitterons pas, alors... ?

EDMOND.

Non, Mercédès, pas une heure, pas une minute, pas une seconde !

LA CARCONTE, entrant.

Ah ! j’étais bien sûre de te retrouver au cabaret.

CADEROUSSE.

Et en bonne compagnie, comme tu vois.

EDMOND.

Chère madame Caderousse, ce n’est pas ma faute si vous n’êtes pas là, en face de votre mari ; je lui avais dit d’aller vous chercher ; mais je n’ose pas vous dire ce qu’il m’a répondu.

CADEROUSSE.

J’ai répondu qu’il y avait trop loin, voilà.

LA CARCONTE.

Ah ! je le reconnais bien là.

EDMOND.

Mais, puisque notre bonne fortune vous amène... allons, venez ici !

LA CARCONTE.

Près de vous ?

EDMOND.

N’êtes-vous pas ma voisine ?... Qu’il en soit ici comme aux allées de Meilhan.

LA CARCONTE.

Excusez-moi, monsieur Edmond.

EDMOND.

Et de quoi ?

LA CARCONTE.

Dame, si on avait su cela, ou se serait faite belle.

EDMOND.

Eh ! vous êtes charmante avec votre costume d’Arlésienne... Allons, allons !...

PÉNÉLON.

Capitaine, sans vous commander, pourrait-on vous en chanter une ?

EDMOND.

Toi ? Non !... je connais tes chansons, et je ne m’y fie pas.

UN MATELOT.

Et Gringole ?

EDMOND.

Va pour Gringole.

TOUS.

Gringole, oui, Gringole !

GRINGOLE, chantant.

I

Quand le marin quitte la plage,
Il craint, dans l’ombre enseveli,
La mer sans fond comme l’oubli,
L’oubli mortel comme l’orage.

Calmes, joyeux jusqu’au retour,
Livrons au vent toute la voile.
Contre la nuit, Dieu fit l’étoile.
Contre l’oubli, Dieu fit l’amour.

II

Terre là-bas !... c’est la patrie !
Courage, amis ! le ciel est pur...
Au port, rayonnant dans l’azur,
La fiancée attend et prie.

Calmes, joyeux, etc.

Au moment où le dernier refrain finit, on aperçoit au fond des Gendarmes et un Commissaire.

GRINGOLE.

Qu’est-ce que cela ?

MERCÉDÈS.

Mon Dieu !...

GRINGOLE.

Des gendarmes !... un commissaire !...

MERCÉDÈS.

Edmond, j’ai peur !...

EDMOND.

Et de quoi ?...

MERCÉDÈS.

Je ne sais, mais j’ai peur !...

DANGLARS, à part.

Il a remis la lettre !...

 

 

Scène IX

 

GRINGOLE, PÉNÉLON, EDMOND, MERCÉDÈS, DANTÈS, MOREL, DANGLARS, FERNAND, CADEROUSSE, MATELOTS, INVITÉS, UN AGENT DE POLICE, UN BRIGADIER et QUATRE GENDARMES

 

L’AGENT.

Gardez les portes, messieurs !

MOREL, s’avançant.

Qu’y a-t-il ?... Bien certainement, monsieur, c’est quelque méprise qui vous amène ?

L’AGENT.

S’il y a méprise, monsieur Morel, croyez que cette méprise sera promptement réparée ; en attendant, je suis porteur d’un mandat d’arrêt, et, quoique ce soit avec regret que je remplis ma mission, il ne faut pas moins que je la remplisse !... Lequel devons, messieurs, est Edmond Dantès ?

EDMOND, faisant un pas en avant.

C’est moi, monsieur.

L’AGENT.

Edmond Dantès ! au nom de la loi, je vous arrête !

EDMOND.

Vous m’arrêtez, monsieur ?... et pourquoi m’arrêtez-vous ?...

L’AGENT.

Je l’ignore ; mais votre premier interrogatoire vous l’apprendra.

MERCÉDÈS.

Edmond !...

DANTÈS.

Monsieur, monsieur, au nom du ciel, vous devez savoir pourquoi vous l’arrêtez ; c’est mon fils, monsieur ; oh ! un mot, je vous en supplie !...

MOREL.

Décidément, monsieur, il y a erreur ; ce jeune homme est arrivé seulement ce matin ; je réponds de lui.

L’AGENT, à Dantès.

Tranquillisez-vous, monsieur ; peut-être votre fils a-t-il négligé quelque formalité de douane ou de santé... et, selon toute probabilité, lorsqu’on aura reçu de lui les renseignements que l’on désire, il sera remis en liberté.

MERCÉDÈS.

Edmond !...

CADEROUSSE, à Danglars.

Ah çà ! qu’est-ce que cela signifie ?

DANGLARS.

Le sais-je, moi ?... Je suis comme toi, je regarde ce qui se passe, et je demeure confondu.

MERCÉDÈS.

Edmond...

Elle sa jette dans ses bras.

CADEROUSSE.

Oh ! oh ! serait-ce la suite de la plaisanterie dont vous parliez tout à l’heure, Danglars ?... En ce cas, malheur à celui qui l’aurait faite, car elle est bien triste !

LA CARCONTE.

Quelle plaisanterie ?

DANGLARS.

Pas du tout ! tu sais bien que je l’ai déchiré, ce papier !

CADEROUSSE.

Tu ne l’as pas déchiré, tu l’as jeté dans un coin... là, et il n’y est plus !...

LA CARCONTE.

Quel papier ?

DANGLARS.

Tais-toi, tu n’as rien vu, tu étais ivre !

CADEROUSSE.

Oui ; mais voilà que je me dégrise !... Où est Fernand ?

DANGLARS.

Le sais-je, moi ?... À ses affaires, probablement.

CADEROUSSE, à part.

Fernand a fait le coup !...

LA CARCONTE.

Quel coup ?... et que veux-tu dire ?

GRINGOLE, bas, à Edmond.

Monsieur Edmond, nous avons là six matelots ; ils demandent comme cela s’il faut verser les gendarmes par les sabords ?

EDMOND.

Non, pas un mot, pas un geste, mon bon Gringole... Respect à la loi !

GRINGOLE.

Oh ! capitaine, ça serait si vite fait !...

EDMOND.

Soyez tranquilles, mes amis, soyez tranquilles, l’erreur va s’expliquer, et il est probable que je n’irai pas même jusqu’à la prison...

DANGLARS.

Oh ! bien certainement ! j’en répondrais, moi !...

MERCÉDÈS.

Puis-je le suivre, monsieur ?

L’AGENT.

Non ; mais, sans doute, vous obtiendrez cette permission plus tard.

EDMOND.

Mercédès, Mercédès, je te recommande mon père... Regarde, regarde ! ne dirait-on pas qu’il va mourir ?...

MERCÉDÈS, allant à Dantès.

Mon père !... mon père !...

EDMOND.

Adieu, Mercédès !... adieu !...

MERCÉDÈS.

Edmond ! mon Edmond !... Ah ! je me meurs !

MOREL.

Ne craignez rien, mon enfant ! ne suis-je pas là ?

L’INCONNU, sur le seuil de la porte.

Oh ! oh ! que signifie tout cela ?... Gare à moi !...

 

 

Cinquième Tableau

 

Le cabinet de M. de Villefort.

 

 

Scène première

 

VILLEFORT, UN HOMME DE POLICE

 

VILLEFORT.

Eh bien, monsieur, celui que nous cherchons depuis hier, en avons-nous des nouvelles ?

L’HOMME.

Oui, monsieur, il a été vu sur le pont au moment où il descendait d’une barque de promenade, puis vers les allées de Meilhan, puis du côté de la Réserve !

VILLEFORT.

Et c’est bien l’homme du signalement que je vous ai donné : quarante ou quarante-cinq ans, cheveux noirs, favoris noirs, redingote boutonnée, rosette d’officier de la Légion d’honneur ?...

L’HOMME.

C’est bien cela, oui, monsieur...

VILLEFORT.

Alors, vous le ferez arrêter, et vous ramènerez ici... Que voulez-vous, Germain ?

GERMAIN.

Ces dames font demander à monsieur s’il veut passer chez elles pour y prendre le thé.

VILLEFORT.

Dites à ces dames que je suis cloué ici pour une heure au moins encore, et qu’elles seraient bien aimables de venir me trouver dans mon bureau... Si elles acceptent, vous servirez le thé ici.

L’HOMME.

Maintenant, en l’absence du procureur du roi...

VILLEFORT.

Il faut agir comme s’il y était... Lancez toute votre brigade sur l’homme à la redingote... Il m’est signalé comme un personnage très dangereux, et dont il faut que nous nous emparions... Allez !

 

 

Scène II

 

VILLEFORT, RENÉE, puis GERMAIN

 

RENÉE.

Ah ! l’affreux métier, mon ami ! toujours des malheureux !

VILLEFORT.

Dites toujours des coupables, Renée !...

RENÉE.

Mon ami, moins que personne, vous devez oublier qu’en politique surtout, les coupables d’une époque sont les martyrs de l’autre.

VILLEFORT.

Et vous aussi, Renée, vous voilà, comme vos parents, me faisant un crime des opinions de mon père ?

RENÉE.

Ah ! comment pouvez-vous croire cela !

VILLEFORT.

Et, cependant, vous le voyez, si je suis sévère pour les autres, je ne le suis pas moins pour moi-même... Mon père professait une autre opinion que moi ; mon père, après avoir été girondin en 93, avait été sénateur en 1806... Eh bien, non-seulement j’ai rompu avec mon père, mais je l’ai même presque renié ; je me suis séparé non-seulement de ses principes, mais encore de son nom : il s’appelait Noirtier, je me suis appelé Villefort, et mes amis les plus intimes savent seuls l’indissoluble mais secrète union qui existe entre ces deux noms... Maintenant, tout est divisé entre nous : fortune, famille, avenir. Je ne sais s’il connaît ma position ; mais, moi, j’ignore entièrement ce qu’il fait, je ne veux pas le savoir... Depuis la chute de l’usurpateur, je ne l’ai pas vu, je ne lui ai pas écrit, je n’ai pas reçu de ses lettres... Eh ! mon Dieu, que pouvais-je donc faire de plus ?

RENÉE.

Voyons, mon ami, laissez un instant cet affreux cabinet, et tous ces horribles papiers qui ne parlent que de mort, que de prisons, que de cachots, et venez chez moi respirer l’air de tout le monde... S’il arrivait quelque chose, on vous préviendrait... Ma mère, madame de Nargonne, M. de Salvieux et mon père sont là.

VILLEFORT.

Allons, il le faut bien, puisque vous le voulez.

À un Valet qui entre.

Qu’est-ce que cela, Germain ?

GERMAIN.

De la part du secrétaire de M. le procureur du roi.

VILLEFORT.

Une lettre et une liasse !... Attendez, Renée, je suis à vous... Il n’y a rien autre chose ?

GERMAIN.

Non, monsieur.

VILLEFORT.

Laissez-nous.

RENÉE.

Vous lirez cela plus tard... Voyons...

VILLEFORT.

Attendez que je parcoure au moins cette lettre... Ah ! ah !...

RENÉE.

Encore quelque chose de nouveau ?

VILLEFORT.

Presque rien, chère amie... Il paraît qu’on vient de découvrir un complot bonapartiste.

RENÉE.

Ah ! mon Bien !

VILLEFORT.

En vérité, je leur en voudrais mortellement, à tous ces mauvais Français-là, chère Renée, ne fût-ce qu’à cause des terreurs qu’ils vous causent. La lettre est courte, mais elle est claire... « M. le procureur du roi est prévenu, par un ami du trône et de la religion que le nommé Edmond Dantès, second du navire le Pharaon, arrivé ce matin de Smyrne, après avoir touché à Naples et à Porto-Ferraïo, a été chargé par Murat d’une lettre pour l’usurpateur, et par l’usurpateur d’une lettre pour le comité bonapartiste de Paris. On aura la preuve de son crime en l’arrêtant ; car on trouvera cette lettre, ou sur lui, ou chez son père, ou dans sa cabine, à bord du Pharaon. »

RENÉE.

Mais cette lettre n’est qu’une lettre anonyme ; et d’ailleurs, elle est adressée à M. le procureur du roi, et non à vous.

VILLEFORT.

Oui, chère amie ; mais le procureur du roi est absent ; en son absence, l’épître doit parvenir à son secrétaire ; il l’a ouverte, il a donné des ordres pour l’arrestation, et, maintenant que l’homme est arrêté, probablement, il me renvoie la lettre et le dossier...

GERMAIN, annonçant.

M. Morel !

VILLEFORT.

Qu’est-ce que M. Morel ?

GERMAIN.

C’est l’armateur... Monsieur doit le connaître ; il est à la tête d’une des premières maisons de Marseille.

VILLEFORT.

Justement, c’est le patron du Pharaon, je crois... Est-il seul ?...

GERMAIN.

Il est avec une jeune femme, vêtue en Catalane.

VILLEFORT.

Retournez-vous près de votre mère, Renée ?...

RENÉE.

Serait-ce bien indiscret que je restasse ?... Je ne sais pourquoi, je m’intéresse à ce pauvre jeune homme.

VILLEFORT.

Restez ; je n’y vois pas d’inconvénient... Faites entrer, Germain.

 

 

Scène III

 

VILLEFORT, MOREL, MERCÉDÈS, RENÉE, puis UN HUISSIER

 

VILLEFORT.

Vous arrivez à propos, monsieur... Peut-être vous eussé-je envoyé chercher tout à l’heure.

MOREL.

Alors, vous savez déjà ce qui m’amène... Imaginez-vous, monsieur, que l’on vient de commettre la méprise la plus étrange, la plus inouïe... On vient d’arrêter le second d’un de mes bâtiments...

VILLEFORT.

Je le sais, monsieur ; et l’affaire est même très grave !...

MERCÉDÈS.

Ah ! mon Dieu !...

MOREL.

Monsieur, vous ne connaissez pas celui qu’on accuse, cela se voit bien... Imaginez-vous l’homme le plus doux, l’homme le plus probe... et j’oserai presque dire un des meilleurs officiers de la marine marchande.

VILLEFORT.

Vous savez, monsieur, qu’on peut être doux dans sa vie privée, probe dans les relations sociales, savant dans son état, et n’en être pas moins, politiquement parlant, un grand coupable !...

MOREL.

Je vous en prie, monsieur de Villefort, soyez juste comme vous devez l’être, bon comme vous l’êtes toujours, et rendez le pauvre Edmond à son père et à sa fiancée.

MERCÉDÈS.

Ah ! oui, à son père et à sa fiancée, monsieur !

VILLEFORT.

Et c’est vous qui êtes... ?

MERCÉDÈS.

Oui, monsieur, c’est moi qu’il aime, c’est moi qui vous supplie à mon tour, comme vient de le faire M. Morel.

VILLEFORT.

Vous n’avez pas besoin de me supplier, mademoiselle... Si le prévenu est innocent, vous n’aurez pas fait un appel inutile à la justice ; mais, s’il est coupable...

MERCÉDÈS.

Il ne l’est pas, monsieur, j’en réponds, je le jure !...

VILLEFORT.

Cependant les apparences...

MERCÉDÈS.

Les apparences, vous le savez, ne sont point des preuves... Mais, les apparences fussent-elles contre lui, eh bien, monsieur, vous songerez, n’est-ce pas ? à ce jeune bomme qui entre dans la vie, qui a toujours été honorable et honoré, qui touchait aujourd’hui même au but de tous ses vœux !... vous songerez à cette existence qui allait être heureuse, et qu’une accusation inattendue vient frapper au milieu de son bonheur...

RENÉE.

Pauvre femme !

VILLEFORT.

Vous le comprenez, mademoiselle, un juge ne peut s’arrêter à de pareilles considérations.

MERCÉDÈS.

Monsieur, un juge est un homme, surtout quand ce juge a cette ressemblance avec celui qu’il va interroger, qu’il y a huit jours à peine, lui aussi, au comble de ses vœux, a épousé la femme qu’il aimait... Ah ! songez donc, monsieur, cela ne pouvait pas vous arriver, je le sais bien ; mais, enfin, supposez que cela se puisse... dites, quel eût été le désespoir de votre fiancée, si, de cette table où vous étiez assis près d’elle, on fût venu vous arracher pour vous conduire en prison ?... Croyez-vous qu’elle eût fait, elle, cette distinction du coupable et de l’innocent ?... Non, non, elle eût supplié celui qui fût venu pour vous juger, comme je vous supplie, vous qui allez juger Edmond... Elle vous eût dit : « Monsieur, celui qui est arrêté, c’est celui que j’aime ! celui qu’on sépare de moi, c’est celui qui allait être uni à moi !... Sa vie, c’est ma vie !... Monsieur, un mot de vous va nous faire éternellement heureux ou malheureux ! » Voilà ce qu’elle eût dit... N’est-ce pas, madame ?... Ah ! monsieur, au nom de celle qui vous aime, dont le cœur, j’en suis certaine, répond à mon cœur, dont les mains se joignent derrière vous, tandis que les miennes se joignent à vos pieds, monsieur... vous serez un juge demain... mais, aujourd’hui, soyez un homme !...

RENÉE.

Mon ami !...

MERCÉDÈS, suppliant.

Ah ! à genoux, à genoux, monsieur !...

VILLEFORT.

Eh bien, rassurez-vous, mademoiselle ; oui, vous avez su trouver un puissant auxiliaire ; oui, aujourd’hui, je suis un homme, et vous avez invoqué un nom qui a retenti jusqu’au fond du cœur de cet homme... et, s’il y a un moyen de vous rendre au bonheur...

MERCÉDÈS.

Eh bien ?...

VILLEFORT.

Eh bien, comptez sur moi.

MERCÉDÈS.

Ah ! monsieur !...

MOREL.

Je vous l’avais bien dit !

UN HUISSIER.

Le prisonnier est là.

VILLEFORT.

Au reste, dans un quart d’heure, vous saurez à quoi vous en tenir.

RENÉE.

Venez, mademoiselle !... vous attendrez chez moi... Et vous, monsieur Morel, courez rassurer te pauvre père...

À Villefort.

Vous avez promis...

VILLEFORT.

Soyez tranquille, chère Renée !...

 

 

Scène IV

 

VILLEFORT, L’HUISSIER, puis EDMOND

 

VILLEFORT.

Faites entrer !... Qu’on nous laisse seuls !... Comment vous nommez-vous ?

EDMOND.

Edmond Dantès.

VILLEFORT.

Que faites-vous ?

EDMOND.

Je suis second à bord du Pharaon, qui appartient à M. Morel.

VILLEFORT.

Que faisiez-vous au moment où vous avez été arrêté ?

EDMOND.

J’assistais au repas de mes fiançailles.

VILLEFORT.

Continuez, monsieur.

EDMOND.

Que je continue ?

VILLEFORT.

Oui.

EDMOND.

À quoi faire, s’il tous plaît, monsieur ?

VILLEFORT.

À éclairer la justice.

EDMOND.

Que la justice me dise sur quel’ point elle désire être éclairée, je lui dirai tout ce que je sais... Seulement, je la préviens que je ne sais pas grand’chose.

VILLEFORT.

Avez-vous servi sous l’usurpateur ?

EDMOND.

Non, monsieur ; j’allais seulement être incorporé dans la marine militaire lorsqu’il est tombé.

VILLEFORT.

On dit vos opinions politiques exagérées...

EDMOND.

Mes opinions politiques, monsieur ? C’est presque honteux à dire, mais je n’ai jamais eu ce qui s’appelle une opinion... Je suis destiné à ne jouer aucun rôle ; le peu que je suis, c’est à M. Morel que je le dois... Aussi, toutes mes opinions, je ne dirai pas politiques, mais privées, se bornent-elles à trois sentiments : j’aime mon père, je respecte M. Morel, et j’adore Mercédès... Voilà, monsieur, tout ce que je puis dire à la justice ; vous voyez que c’est peu intéressant pour elle.

VILLEFORT.

Monsieur, vous connaissez-vous quelques ennemis ?

EDMOND.

Des ennemi, à moi ?... J’ai le bonheur d’être trop peu de chose, pour que ma position, m’en ait fait... Quant à mon caractère, un peu vil peut-être, j’ai toujours essayé de l’adoucir envers mes subordonnés... J’ai dix ou douze matelots sous mes ordres... Qu’on les interroge, monsieur, et ils vous diront qu’ils m’aiment et qu’ils me respectent, non pas comme un père, je suis trop jeune pour cela, mais comme un frère aîné.

VILLEFORT.

Mais, à défaut d’ennemis, peut-être avez-vous des jaloux... Vous avez été nommé capitaine à votre âge, ce qui est un poste élevé dans votre état ; vous allez épouser une jolie femme, qui vous aime, ce qui est un bonheur rare dans tous les états de la terre... Ces deux préférences du destin ont pu vous faire des envieux !

EDMOND.

Oui, vous avez raison, vous devez mieux connaître les hommes, que je ne les connais, et c’est fort possible... Mais, si ces envieux devaient être parmi mes amis, je vous avoue que j’aime autant ne pas les connaître... pour ne pas être forcé de les haïr.

VILLEFORT.

Vous avez tort, monsieur : il faut toujours, autant que possible, voir clair autour de soi... et, en vérité, vous me paraissez un si digne, un si brave marin, que le vais m’écarter des règles ordinaires de la justice, et vous aider à faire jaillir la lumière, en vous communiquant la dénonciation qui vous amène devant moi... Voici le papier accusateur... Reconnaissez-vous l’écriture ?

EDMOND.

Non, monsieur, je ne connais pas cette écriture... Elle est déguisée, et cependant elle est d’une forme assez franche... En tout cas, c’est une main habile qui l’a tracée... Je suis bien heureux d’avoir affaire à un homme tel que vous, monsieur, car mon envieux est un véritable ennemi !

VILLEFORT.

Et maintenant, voyons, répondez franchement, non pas comme un prévenu à son juge, mais comme un homme dans une fausse position répond à un autre homme qui s’intéresse à lui... Qu’y a-t-il de vrai dans cette accusation anonyme ?

EDMOND.

En quittant Naples, le capitaine Leclère tomba malade d’une fièvre cérébrale, comme nous n’avions pas de médecin à bord, et qu’il ne voulut relâcher sur aucun point de la côte, pressé qu’il était de se rendre à l’île d’Elbe, sa maladie empira tellement, que, vers la fin du troisième jour, sentant qu’il allait mourir, il me fit appeler près de lui... « Mon cher Dantès, me dit-il, jurez-moi sur votre honneur de faire ce que je vais vous dire : il y va des plus hautes destinées ! – Je vous le jure, capitaine, répondis-je. – Eh bien, comme, après ma mort, le commandement du navire vous appartient en qualité de second, vous prendrez ce commandement, vous mettrez le cap sur l’île d’Elbe, vous débarquerez à Porto-Ferraïo, vous demanderez le grand maréchal, vous lui remettrez cette lettre... Peut-être, alors, vous confiera-t-on une autre lettre, et vous chargera-t-on de quelque mission... Cette mission, qui m’était réservée, Dantès, vous l’accomplirez à ma place, et tout l’honneur en sera pour vous. – Je le ferai, capitaine ; mais peut-être n’arrivera-t-on pas aussi facilement que vous le pensez auprès du grand maréchal ? – Voici, dit le capitaine, une bague que vous lui ferez parvenir et qui lèvera toutes les difficultés... » À ces mots, il me remit une bague... Il était temps ! deux heures après, le délire le prit... Le lendemain, il était mort !...

VILLEFORT.

Et que fîtes-vous ?

EDMOND.

Ce que je devais faire, monsieur, ce que tout autre eût fait à ma place... En tout cas, les prières d’un mourant sont sacrées ; mais, chez les marins, les prières d’un supérieur sont des ordres qu’on doit accomplir... Je fis donc voile pour l’île d’Elbe, où j’arrivai le lendemain. Je consignai tout le monde à bord, et je descendis seul à terre... Comme je l’avais prévu, on fit quelques difficultés pour m’introduire auprès du grand maréchal ; mais je lui envoyai la bague qui devait me servir de moyen de reconnaissance, et toutes les portes s’ouvrirent devant moi. Il me reçut, m’interrogea sur les dernières circonstances de la mort du malheureux Leclère ; et, comme celui-ci m’en avait prévenu, le grand maréchal me donna une lettre qu’il me chargea de remettre en personne à Paris... Je le lui promis, car c’était accomplir les]dernières volontés de mon capitaine... De retour à Marseille, je réglai rapidement toutes les affaires du bord ; puis je courus voir ma fiancée, que je retrouvai plus belle et plus aimante que jamais... Enfin, j’assistais, comme je vous l’ai dit, monsieur, au repas de mes fiançailles, j’allais me marier dans une heure lorsque, sur cette dénonciation, que vous paraissez maintenant mépriser autant que moi, je fus arrête !... Voilà la vérité, monsieur, sur mon honneur de marin, sur mon amour pour Mercédès, sur la vie de mon père !

VILLEFORT.

Oui, oui, tout cela me paraît être la vérité, et, si vous êtes coupable, c’est d’imprudence ; encore, cette imprudence est-elle légitimée parles ordres de votre capitaine !... Donnez-moi cette lettre qu’on vous a remise à l’île d’Elbe... Donnez-moi votre parole de vous représenter à la première réquisition, et allez rejoindre vos amis.

EDMOND.

Ainsi, monsieur, je suis libre ?

VILLEFORT.

Oui... Seulement, donnez-moi cette lettre.

EDMOND.

Elle doit être devant vous, monsieur, car on me l’a prise avec mes autres papiers renfermés dans ma cabine.

GERMAIN, entrant.

Monsieur !...

VILLEFORT.

J’avais défendu qu’on entrât !

GERMAIN.

C’est un étranger qui désire parler à monsieur, pour affaires de la plus haute importance, à ce qu’il dit.

VILLEFORT.

Je n’y suis pour personne !

GERMAIN.

Il prétend que, lorsque monsieur aura vu son nom, il le recevra.

VILLEFORT.

Et où est sa carte ?

GERMAIN.

La voici !

VILLEFORT, à part.

Noirtier !... mon père !... Oui, sans doute, oui... faites entrer !...

À Edmond.

Passez là ; nous terminerons dans un moment. Allez ! allez !...

 

 

Scène V

 

VILLEFORT, GERMAIN, puis NOIRTIER

 

VILLEFORT, à part.

Mon père !... Que vient-il faire ici ? Pourquoi est-il venu sans me prévenir ? Que signifie ce mystère ?... Mon Dieu ! mon Dieu ! serai-je donc toujours poursuivi par cet implacable passé !

NOIRTIER, entrant.

Eh ! pardieu ! mon cher, voilà bien des façons !... Est-ce donc l’habitude à Marseille que les fils fassent faire antichambre à leur père ?

GERMAIN.

Tiens ! c’est le père de monsieur.

VILLEFORT.

Laissez-nous, Germain.

 

 

Scène VI

 

VILLEFORT, NOIRTIER

 

NOIRTIER.

Il est curieux, à ce qu’il paraît, votre valet de chambre ?... C’est un vilain défaut, et dont vous ferez bien de le corriger... Ah çà ! mais sais-tu que c’est une singulière ville que ta ville de Marseille, et peu hospitalière !...

VILLEFORT.

Pourquoi cela ?

NOIRTIER.

Arrivé hier, je suis entouré de mouchards qui me traquent, qui m’espionnent, qui me poursuivent comme si j’étais un criminel d’État !... Voyons, est-ce que j’ai dans ma mise quelque chose qui dénonce le conspirateur ?

VILLEFORT.

Dans votre mise ?... Oui, en effet, cette redingote bouton née, ce col noir, cette rosette de la Légion d’honneur, ces favoris... C’est le signalement...

NOIRTIER.

Quel signalement ?

VILLEFORT.

Ce signalement que j’ai donné moi-même !...

NOIRTIER.

Tu as donné mon signalement ?

VILLEFORT.

J’ai donné celui d’un homme qui conspire pour le retour de l’usurpateur.

NOIRTIER.

Comment ! on sait déjà ici que nous conspirons là-bas ?

VILLEFORT.

Vous conspirez donc ?

NOIRTIER.

Que diable veux-tu que je fasse ?

VILLEFORT.

Ah ! en vérité, monsieur, votre sang-froid me fait frémir.

NOIRTIER.

Que veux-tu ! quand on a été proscrit par les montagnards, qu’on est sorti de Paris caché dans une charrette de foin, qu’on a été traqué dans les landes de Bordeaux par les limiers de Robespierre, cela vous aguerrit à bien des choses... Eh bien, continue !... Je conspire donc ?...

VILLEFORT.

Vous en êtes accusé, du moins.

NOIRTIER.

Et avec qui ?

VILLEFORT.

Avec les proscrits de l’île d’Elbe.

NOIRTIER.

Ah ! voilà une belle histoire !... Qui vous l’a contée ?

VILLEFORT.

La police !

NOIRTIER.

En vérité, mon cher, elle est fort bien informée, votre police ; je lui en fais mon compliment... Je ne la croyais pas si forte que cela !

VILLEFORT.

Oui ; mais, en attendant, votre signalement est aux mains de tous les agents... Vous êtes poursuivi, traqué par eux...

NOIRTIER.

Je le sais bien, puisque je ne leur ai échappé qu’en sonnant chez toi...

VILLEFORT.

Mais vous ne pouvez rester chez moi !...

NOIRTIER.

Je le sais bien encore !...

VILLEFORT.

Il faudra que vous en sortiez un jour ou l’autre !...

NOIRTIER.

Je compte bien en sortir ce soir même.

VILLEFORT.

Mais comment cela ?

NOIRTIER.

Vraiment, mon cher, on dirait que tu es né d’hier !

Il sonne ; Germain entre.

VILLEFORT.

Que voulez-vous ?

NOIRTIER.

Tu vas voir... Comment appelles-tu ce garçon ?

VILLEFORT.

Germain.

NOIRTIER.

Germain, conduisez-moi à la chambre de votre maître... Eh bien ?...

VILLEFORT.

Germain, conduisez monsieur.

NOIRTIER.

Au revoir, Gérard.

 

 

Scène VII

 

VILLEFORT, puis EDMOND

 

VILLEFORT, à part.

Finissons-en d’abord avec ce Dantès...

Haut.

Le prévenu est-il toujours là ?

EDMOND.

Oui, monsieur.

VILLEFORT.

Venez !...

EDMOND.

Me voici !

VILLEFORT.

Nous en étions à cette lettre, n’est-ce pas ?

EDMOND.

Qui m’a été remise parle grand maréchal... Oui, monsieur ; et vous aviez la bonté de me dire que, si j’étais coupable, c’était par imprudence ; et que, d’ailleurs, cette imprudence était légitimée par les ordres de mon supérieur.

VILLEFORT.

Oui, monsieur, et je ne me dédis pas.

EDMOND.

Ainsi, je suis libre ?...

VILLEFORT.

Oui ; seulement, cette lettre...

EDMOND.

Je vous l’ai dit, monsieur, elle doit être devant vous... Ah ! monsieur, que de reconnaissance !...

VILLEFORT.

Attendez... À qui est-elle adressée, cette lettre ?

EDMOND.

À M. Noirtier, rue Coq-Héron, n° 5, à Paris.

VILLEFORT.

À M. Noirtier ?...

EDMOND.

Oui, monsieur... Le connaissez-vous ?

VILLEFORT.

Un fidèle serviteur du roi ne connaît pas les conspirateurs.

EDMOND.

Mais il s’agit donc d’une conspiration ?... En tout cas, monsieur, je ne conspire pas, moi. J’ignorais entièrement le contenu de la dépêche dont j’étais porteur.

VILLEFORT.

Oui ; mais vous savez le nom de celui à qui elle était destinée ?

EDMOND.

Il était sur l’adresse.

VILLEFORT.

Et vous n’avez montré cette lettre à personne ?

EDMOND.

À personne, sur l’honneur, monsieur !

VILLEFORT.

Tout le monde ignore que vous étiez porteur d’une lettre venant de l’île d’Elbe, et adressée à M. Noirtier ?

EDMOND.

Tout le monde, excepté celui qui me la remise, et celui à qui je devais la remettre.

VILLEFORT.

Vous avez vu M. Noirtier ?

EDMOND.

Oui.

VILLEFORT.

Et vous deviez lui remettre cette lettre ?

EDMOND.

Ce soir !... Oh ! mon Dieu ! qu’y a-t-il donc, monsieur ?... Vous allez vous trouver mal... Voulez-vous que j’appelle, que je sonne ?...

VILLEFORT.

Non, monsieur, ne bougez pas, ne dites pas un mot... C’est à moi de donner des ordres ici, et non pas à vous !

EDMOND.

Monsieur...

VILLEFORT.

Écoutez, les charges les plus accablantes résultent contre vous de cet interrogatoire... Je ne suis donc pas le maître de vous rendre à l’instant même, comme je le désirerais, votre liberté ; en attendant, vous avez vu de quelle façon jusqu’ici j’ai agi envers vous ?...

EDMOND.

Oui, monsieur, et, jusqu’au moment où vous avez lu cette malheureuse lettre, vous avez été pour moi plutôt un ami qu’un juge.

VILLEFORT.

Eh bien, monsieur, je vais vous retenir encore quelque temps prisonnier, le moins longtemps que je pourrai... La principale charge qui existe contre vous, c’est cette lettre... et vous voyez... vous voyez... je l’anéantis...

Il brûle la lettre.

EDMOND.

Oh ! monsieur, vous êtes plus que lu justice, vous êtes la bonté !...

VILLEFORT.

Ainsi, donc, après un pareil acte, vous comprenez que vous devez avoir confiance en moi ?...

EDMOND.

Oh ! monsieur, dites-moi ce que je dois faire, et je m’y conformerai.

VILLEFORT.

Il est possible qu’un autre que moi vienne vous interroger... Dites tout ce que vous m’avez dit, mais pas un mot de cette lettre !...

EDMOND.

Je vous le promets !...

VILLEFORT.

Vous comprenez, monsieur, nous savons seuls maintenant que cette lettre a existé ; on ne vous la représentera pas... Niez donc, niez hardiment, et vous êtes sauvé.

EDMOND.

Je nierai, monsieur.

VILLEFORT.

C’était la seule lettre que vous eussiez ?...

EDMOND.

La seule !

VILLEFORT.

Faites-en serment.

EDMOND.

Je le jure !

Villefort sonne ; le Commissaire entre.

VILLEFORT, à Edmond.

Suivez monsieur.

EDMOND, avec expansion.

Merci, merci, monsieur !

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

VILLEFORT, puis NOIRTIER, GERMAIN

 

VILLEFORT.

Oh ! mon Dieu ! à quoi tiennent la vie et la fortune !... Si le procureur du roi eût été à Marseille ; si le juge d’instruction eût été appelé au lieu de moi, j’étais perdu... et ce papier... ce papier maudit me précipitait dans l’abîme... Ah ! mon père, mon père !... serez-vous donc toujours un obstacle à mon bonheur en ce monde, et faudra-t-il que mon avenir lutte éternellement avec votre passé !...

NOIRTIER, qui a changé de costume et s’est rasé les favoris.

Tu dis ?...

VILLEFORT.

Monsieur !...

NOIRTIER.

Ah ! bravo ! tu ne me reconnais pas toi-même !

VILLEFORT.

C’est vous !...

NOIRTIER.

Sans doute... Ne m’as-tu pas prévenu qu’on avait mon signalement ?...

VILLEFORT.

Oui.

NOIRTIER.

Eh bien, j’ai changé de visage.

GERMAIN, entrant.

Monsieur, les hommes de la police sont là...

VILLEFORT.

Lesquels ?

GERMAIN.

Ceux à qui vous avez donné le signalement d’un étranger nouvellement arrivé à Marseille.

VILLEFORT.

Qu’ils attendent !... qu’ils s’en aillent !...

NOIRTIER.

Non pas, au contraire, qu’ils entrent... J’aime bien mieux qu’ils soient ici que dehors.

VILLEFORT.

En effet, qu’ils entrent...

NOIRTIER.

Eh ! sans doute, qu’ils entrent !... Mon cher, je l’ai toujours dit : il n’y a rien de commode comme les signalements... Cheveux et favoris noirs, redingote boutonnée, rosette d’officier à la boutonnière, chapeau à larges bords... Une tasse de thé avec moi, Gérard !...

VILLEFORT.

Les voilà !

NOIRTIER.

Pardieu ! je les connais bien.

 

 

Scène IX

 

VILLEFORT, NOIRTIER, GERMAIN, UN HOMME DE LA POLICE, DEUX AGENTS

 

VILLEFORT.

Eh bien, messieurs ?...

L’HOMME.

Eh bien, monsieur le substitut, nous l’avons manqué, mais de bien peu de chose... À l’angle du quai, il a failli être pris ; il faut qu’il soit entré dans quelque maison particulière... Nous venons chercher un ordre pour fouiller dans toutes les maisons de la rue...

NOIRTIER.

Mon cher Villefort, je ne veux pas t’empêcher de faire tes affaires... Donne cet ordre... donne...

VILLEFORT.

Mais...

NOIRTIER.

Donne, mon cher... Fouille, cherche, appréhende au corps, c’est ton état... Adieu, mon ami...

Aux Agents.

Vous permettez, messieurs ?... Adieu, Villefort !...

Il passe au milieu des Agents.

 

 

Scène X

 

VILLEFORT, GERMAIN, L’HOMME DE LA POLICE

 

L’HOMME.

Monsieur ne nous donne pas l’ordre ?...

VILLEFORT.

Inutile... L’homme que nous cherchions a été pris à Aix... Mais nous en avons un, là, bien autrement dangereux.

L’HOMME.

Lequel ?...

VILLEFORT.

Celui qui a été arrêté à la Réserve... Qu’il soit conduit à l’instant même au château d’If, écroué, mis au plus profond secret... Voici l’ordre pour le gouverneur... Allez !...

L’Agent sort.

GERMAIN.

Madame est là avec cette jeune fille...

VILLEFORT.

Dites que je ne puis les recevoir, et venez me rejoindre à la porte... Je pars à l’instant même pour Paris... Allez !...

 

 

Scène XI

 

VILLEFORT, seul

 

Napoléon débarqué dans trois jours !... Allons, ce qui devait faire ma perte, fera peut-être ma fortune... À l’œuvre, Villefort !... à l’œuvre !...

 

 

ACTE III

 

 

Sixième Tableau

 

Le cachot d’Edmond, an château d’If.

 

 

Scène première

 

EDMOND, couché sur la dalle, LE GEÔLIER

 

LE GEÔLIER.

Dis donc, l’ami !... Tu ne réponds pas ?... Comme il te fera plaisir... Voici ton pain, voici ton eau, entends-tu ?... Entêté ! il devrait pourtant s’être accoutumé à moi, depuis bientôt quatre ans que je le sers... Hum ! m’est avis qu’il n’ira pas loin maintenant... Non, il ne fera pas de vieux os... En attendant, voici son pain, voici son eau... Voici ton pain, entends-tu ?... Non ? Bonsoir, alors !...

Il sort.

 

 

Scène II

 

EDMOND, seul, se relevant

 

Oh ! quelquefois... jadis... dans mes courses lointaines... quand j’étais encore un homme, quand, libre et puissant, je jetais aux autres hommes des commandements qui étaient exécutés, j’ai vu le ciel se couvrir, la mer frémir et gronder, l’orage naître dans un coin du ciel, et, comme un aigle gigantesque, battre les deux horizons de ses deux ailes... Alors, je sentais que mon vaisseau n’était plus qu’un refuge impuissant ; car mon vaisseau, léger comme une plume à la main d’un géant, tremblait et frissonnait lui-même, bientôt, au bruit effroyable des lames ; l’aspect des rochers tranchants m’annonçait la mort, et la mort m’épouvantait, et je réunissais toutes les forces de l’homme et toute l’intelligence du marin pour lutter contre Dieu !... Car j’étais heureux alors ; car revenir à la vie, c’était revenir au bonheur ; car cette mort, je ne l’avais pas appelée, je ne l’avais pas choisie ; car le sommeil enfin me paraissait dur sur ce lit d’algues et de cailloux, car je m’indignais, moi qui me croyais une créature faite à l’image de Dieu, de servir, après ma mort, de pâture aux goélands et aux vautours !... Mais, aujourd’hui, c’est autre chose !... mais, aujourd’hui, j’ai perdu tout ce qui pouvait me faire aimer la vie !... mais, aujourd’hui, la mort me sourit comme sourit une nourrice à l’enfant qu’elle va bercer !... mais, aujourd’hui enfin, je meurs à ma guise... aujourd’hui, je m’endors las et brisé, comme je m’endormais après un de ces soirs de désespoir et de rage pendant lesquels j’avais compté trois mille tours dans ma chambre... c’est-à-dire trente mille pas, c’est-à-dire près de dix lieues !... mais, aujourd’hui... aujourd’hui... je veux mourir et je mourrai !... Ma vie est l’image de ce pain et de cette eau... je la sème miette à miette, je la répands goutte à goutte...

Il émiette son pain à travers les barreaux d’une meurtrière.

Demain, demain, je l’espère, ô mon Dieu ! tout sera fini... Et toi, mon juge, toi, mon juge éternel et miséricordieux, tu me diras peut-être quel crime j’ai commis !...

 

 

Scène III

 

LE GOUVERNEUR, DE BAVILLE, LE GEÔLIER, EDMOND

 

LE GOUVERNEUR.

Par ici, monsieur l’inspecteur, par ici !

DE BAVILLE.

Quel est le prisonnier chez lequel nous allons entrer ?

LE GOUVERNEUR.

C’est le numéro 17.

DE BAVILLE.

Je ne sais vraiment pas pourquoi on nous fait faire ces tournées inutiles : qui voit un prisonnier en voit cent ; qui entend un prisonnier en entend cent mille... C’est toujours la même chose : mal nourris et innocents. Qu’est-ce que celui-ci ?

LE GOUVERNEUR.

Oh ! celui-ci est un conspirateur des plus dangereux, et qui nous est recommandé particulièrement, comme un homme capable de tout.

DE BAVILLE.

Il est seul ici depuis longtemps ?

LE GOUVERNEUR.

Il nous a été amené quelques jours avant le débarquement de l’usurpateur, le 28 février 1815, à onze heures du soir.

DE BAVILLE.

Et il est dans ce cachot depuis son entrée au château d’If ?

LE GOUVERNEUR.

Non, monsieur ; il avait été placé d’abord dans un cachot moins sombre ; mais, dans un accès de rage, il a voulu tuer son geôlier, et on l’a fait descendre dans celui-ci.

DE BAVILLE, au Geôlier.

Est-ce vous qu’il a menacé ?

LE GEÔLIER.

Oui, monsieur.

DE BAVILLE.

Voulez-vous qu’on s’en plaigne ?

LE GEÔLIER.

Inutile, monsieur ; il est assez puni comme cela... D’ailleurs, il tourne presque à la folie, et, avant un an, il sera fou tout à fait.

DE BAVILLE.

Ma foi, tant mieux pour lui ! il souffrira moins...

À Dantès.

Mon ami...

EDMOND.

Qui m’appelle son ami ?

DE BAVILLE.

Moi.

EDMOND.

Vous êtes un homme, et vous m’appelez votre ami ?

DE BAVILLE.

Ah ! ah ! c’est un misanthrope, à ce qu’il paraît... Avez-vous à vous plaindre de quelque chose ?

EDMOND.

J’ai à me plaindre d’être en prison sans savoir pourquoi.

DE BAVILLE.

En résumé, que demandez-vous ?

EDMOND.

Je demande quel crime j’ai commis ; je demande qu’on me donne des juges ; je demande qu’on me fusille si je suis coupable... mais aussi qu’on me mette en liberté si je suis innocent.

LE GOUVERNEUR.

Vous êtes bien humble aujourd’hui ; vous n’avez pas toujours été comme cela... Vous parliez tout autrement, mon cher ami, le jour où vous vouliez assommer votre gardien.

EDMOND.

C’est vrai, monsieur... et j’en demande bien humblement pardon à cet homme, qui, après tout, faisait son devoir... Mais, que voulez-vous ! alors, j’étais fou, j’étais furieux !...

DE BAVILLE.

Et vous ne l’êtes plus maintenant ?

EDMOND.

Non, monsieur... La captivité m’a plié, brisé, anéanti... Il y a si longtemps que je suis ici !

DE BAVILLE.

Nous sommes au 30 octobre 1818 : il n’y a cependant que trois ans et neuf mois que vous êtes prisonnier...

EDMOND.

Oh ! monsieur, trois ans et neuf mois, vous trouvez que ce n’est pas long !... Près de quatre ans de prison pour un homme qui, comme moi, touchait au bonheur, qui allait épouser la femme qu’il aimait, qui voyait s’ouvrir devant lui une carrière honorable... à qui tout manque à l’instant... et qui, du jour le plus beau, tombe dans la nuit la plus profonde... qui voit sa carrière détruite... qui ne sait pas si celle qui l’aimait l’aime toujours... qui ne sait pas si son vieux père est mort ou vivant !... Quatre ans de prison pour un homme habitué à l’air de la mer, à l’indépendance du marin, à l’espace, à l’immensité, à l’infini !... Quatre ans de prison !... C’est plus que n’en mériteraient tous les crimes que désigne par les noms les plus odieux la langue humaine... Ayez donc pitié de moi, monsieur, et demandez pour moi, non pas l’indulgence, mais la rigueur... non pas une grâce, mais un jugement... Des juges, monsieur ! je ne demande que des juges... On ne peut pas refuser des juges à un accusé.

DE BAVILLE.

C’est bien... On verra.

EDMOND.

On verra... Vous avez dit que l’on verrait... Oh ! monsieur, c’est la première fois, depuis quatre ans, que je trouve l’occasion de parler à un autre homme que mon geôlier... Écoutez-moi avant de m’abandonner, car on sera peut-être quatre ans encore à descendre dans ma prison... Oui, l’on vous a dit vrai ; oui, j’ai commencé par l’orgueil, qui est une suite de l’espoir... une conscience de l’innocence... Puis j’en suis venu à douter de mon innocence, et j’ai cherché quel crime je pouvais avoir commis. Alors, j’ai pensé devenir fou ; alors, je suis tombé du haut de mon orgueil ; alors, j’ai prié... non pas encore Dieu, mais les hommes... Dieu est le dernier recours, et le malheureux, qui devrait commencer par lui, n’arrive à lui cependant qu’après avoir épuisé toutes les autres espérances... J’ai prié qu’on me tirât de mon cachot pour me mettre dans un autre cachot, fût-il plus noir, fût-il plus profond encore que celui-ci... Un changement, même désavantageux pour moi, était toujours un changement, et me promettait une distraction de quelques jours... J’ai demandé la promenade, l’air, des livres, des instruments ; mais on m’a tout refusé, ou plutôt on n’a répondu à rien de ce que je demandais... Mais n’importe, je parlais, et parler à un geôlier, muet et inflexible, c’était encore un plaisir. Je parlais pour entendre le son de ma propre voix... J’avais essayé de parler quand j’étais seul ; mais alors je me faisais peur... Souvent, du temps que j’étais en liberté, je m’étais fait un épouvantail de ces chambrées de prisonniers, composées de vagabonds, de bandits et d’assassins... Eh bien, j’en vins à souhaiter d’être jeté dans quelqu’un de ces bouges, afin de voir d’autres visages que celui de ce geôlier impassible, qui ne voulait pas me répondre !... J’ai regretté le bagne, avec son costume infamant, sa chaîne au pied, sa flétrissure sur l’épaule... Au moins, les galériens sont dans la société de leurs semblables ; ils respirent l’air, ils voient le ciel !... Les galériens sont bien heureux !...

DE BAVILLE.

C’est très curieux... Il a commencé par le désespoir, il a tourné à la dévotion, et voilà qu’il touche à la folie. Oh ! je connais cela, moi qui fais des observations sur les prisonniers...

EDMOND.

Un jour, un jour enfin, je demandai qu’on me donnât un compagnon, fût-ce cet abbé dont j’avais entendu parler... Je l’eusse soigné, j’eusse essayé de le guérir... Ma vie ne se fût plus écoulée aussi inutile et inaperçue !... Alors, ayant épuisé le cercle des ressources humaines, le désespoir succéda à la piété... La mort était le repos... Je résolus de mourir.

DE BAVILLE.

Et quand cela ?...

EDMOND.

Il y a quatre jours, monsieur.

DE BAVILLE.

Et de quel genre de mort voulez-vous mourir ?

EDMOND.

Oh ! je puis le dire, monsieur ; car, si je veux mener mon dessein à bout, toutes les puissances humaines ne m’empêcheront pas d’exécuter mon projet : je veux mourir de faim...

DE BAVILLE.

Et depuis combien de jours n’avez-vous pas mangé ?

EDMOND.

Depuis quatre jours.

LE GEÔLIER.

Le prisonnier ment ; tous les jours, je trouve sa cruche vide et son pain absent.

EDMOND.

Je vide la cruche dans un coin de mon cachot, je casse le pain par petits morceaux, et je l’émiette sur le sable.

DE BAVILLE.

Et, malgré ma visite, vous persévérez dans votre projet ?

EDMOND.

Si demain, à cette heure-ci, je ne suis pas dans un autre cachot, demain, je l’espère, je serai mort.

DE BAVILLE.

C’est bien.

Bas, au Gouverneur.

Vous lui ferez donner du pain blanc et une bouteille de vin, au lieu de son pain noir et de sa cruche d’eau.

EDMOND.

Monsieur, au nom du ciel ! dites-moi un mot, un seul... Dites-moi d’espérer !...

DE BAVILLE.

Je reverrai votre dossier, voilà tout ce que je puis vous dire... Vous me montrerez le livre d’écrou, n’est-ce pas, monsieur le gouverneur ?

LE GOUVERNEUR.

Certainement... Mais vous trouverez contre le prisonnier des notes terribles...

DE BAVILLE.

Vous entendez ?

EDMOND.

Oui ; mais, sur l’honneur, je ne comprends pas...

DE BAVILLE.

Qui vous a fait arrêter ?

EDMOND.

M. de Villefort.

DE BAVILLE.

Lui supposez-vous quelque motif de haine contre vous ?

EDMOND.

Au contraire, monsieur : il a été excellent pour moi... Voyez-le, entendez-vous avec lui...

DE BAVILLE.

M. de Villefort n’est plus à Marseille... Il est passé de Marseille à Nîmes, et de Nîmes à Versailles.

EDMOND.

Ah ! je ne m’étonne plus qu’on m’ait oublié, mon protecteur n’est plus là !...

LE GOUVERNEUR.

Voulez-vous voir le registre d’écrou tout de suite ?

DE BAVILLE.

Non, finissons-en avec les cachots.... Ne m’avez-vous pas parlé d’un abbé ?

LE GOUVERNEUR.

Ce n’est pas un prisonnier misanthrope comme celui-ci, et sa folie est moins attristante que la raison de son voisin.

EDMOND, à part.

Ils se consultent, sans doute.

DE BAVILLE.

Et quelle est sa folie ?

LE GOUVERNEUR.

Oh ! une folie étrange ! Il se croit possesseur d’un trésor immense... La première année de sa captivité, il a fait offrir au gouvernement un million, si le gouvernement le voulait mettre en liberté ; la seconde année, deux millions ; la troisième, trois ; et ainsi progressivement... Il en est à sa septième année de captivité, et il va nous offrir sept millions.

DE BAVILLE.

Ah ! c’est curieux. Comment le nommez-vous ?

LE GOUVERNEUR.

Faria.

DE BAVILLE.

C’est bien ! conduisez-moi dans son cachot.

EDMOND.

Monsieur, au nom du ciel !...

DE BAVILLE.

Ah ! c’est vrai !

LE GOUVERNEUR.

Que décidez-vous à l’égard du prisonnier ?

DE BAVILLE.

Si, demain, il continue à refuser la nourriture, on lui mettra la camisole et on le fera manger de force.

EDMOND.

Monsieur...

DE BAVILLE.

Je ne puis m’engager à rien, on verra vos notes.

EDMOND.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !...

LE GEÔLIER.

Chut ! on va vous apporter du pain blanc et du vin.

EDMOND.

Pourquoi ?

LE GEÔLIER.

Parce qu’on veut que vous viviez.

 

 

Scène IV

 

EDMOND, seul

 

Parce qu’on veut que je vive !... Ne dirait-on pas entendre des paroles chrétiennes ? Mon Dieu ! est-il donc permis à l’homme de fausser ainsi les mots de la langue humaine ?... On veut que je vive ! Ne croirait-on pas reconnaître une parole de frère dans cette parole que mon plus cruel ennemi ne prononcerait pas ?... Vous voulez que je vive, tigres que vous êtes ! Mais dites-moi donc votre pensée : vous voulez que je souffre !... Non, mourir ! mourir !... mon Dieu ! laissez-moi mourir !...

Écoutant.

Qu’est-cela ?... Ce bruit sourd, mystérieux, insaisissable, j’ai déjà cru l’entendre hier... Il me semble que je l’entends encore... Oui, oui... D’où vient-il ?... De ce côté, de là ! il vient de là !... Oh ! ce sont sans doute des ouvriers qui réparent quelque cachot !... Non, non, ils frapperaient plus fort, ils n’emploieraient pas tant de précautions... On dirait la pression d’un ciseau sur ces pierres... C’est là... là... derrière mon lit... Oh ! mon Dieu ! on vient... Que vient-on faire dans mon cachot ?... Ah ! c’est le geôlier qui m’apporte mon pain blanc et mon vin... Mon Dieu ! s’il allait entendre du bruit... Prévenons-le... Le voilà !

 

 

Scène V

 

EDMOND, LE GEÔLIER

 

LE GEÔLIER.

Eh bien, sommes-nous toujours méchant ? Sommes-nous toujours décidé à mourir ?

EDMOND.

Non, non, non, mon bon Antoine... Donne !

LE GEÔLIER.

Vous n’êtes pas dégoûté ! du pain que le roi n’en mange pas de meilleur.

EDMOND.

Oui, oui...

LE GEÔLIER.

Et du vin !

EDMOND.

Bon, excellent, n’est-ce pas ?

LE GEÔLIER.

Je crois bien ! Si cela continue, mieux vaudra être prisonnier que geôlier... On n’y connaît plus rien, aux prisons, parole d’honneur !

EDMOND, à part.

Il a cessé.

LE GEÔLIER.

Allons, ne mangez pas trop vite... et surtout ne mangez pas trop.

EDMOND.

Sois tranquille, mon bon Antoine.

LE GEÔLIER.

Je puis donc retourner dire que je vous ai vu manger ?

EDMOND.

Sans doute ! retourne et remercie M. l’inspecteur, remercie M. le gouverneur, remercie...

LE GEÔLIER, à part.

Décidément, il devient fou ; pauvre diable !...

Haut.

Allons, allons, ménagez votre pitance... Vous eu avez pour jusqu’à demain.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

EDMOND, puis UNE VOIX

 

EDMOND.

Oui, oui, jusqu’à demain... C’était bien un prisonnier... Il a compris mon avis, et il a cessé... Des ouvriers eussent continué, eux... Ah ! je respire ; mais s’il allait fouiller d’un autre côté... C’était là... là !... On n’entend plus rien... Était-ce donc une erreur ?... mon Dieu ! mon Dieu ! après m’avoir ôté la liberté, après m’avoir ôté le calme de la mort... mon Dieu ! qui m’avez rappelé à l’existence, mon Dieu ! ayez pitié de moi, et ne me laissez pas mourir dans le désespoir !

UNE VOIX.

Qui parle de Dieu et de désespoir en même temps ?

EDMOND.

Oh ! j’ai entendu la voix d’un homme ! Au nom du ciel ! vous qui m’avez parlé, parlez encore !...

LA VOIX.

Qui êtes-vous ?

EDMOND.

Un malheureux prisonnier.

LA VOIX.

Votre pays ?

EDMOND.

La France !

LA VOIX.

Votre nom ?

EDMOND.

Edmond Dantès.

LA VOIX.

Je vous connais. Cette pierre qui me reste à percer donne donc dans votre cachot ?

EDMOND.

Oui !

LA VOIX.

À quel endroit de votre cachot ?

EDMOND.

Derrière mon lit !

LA VOIX.

A-t-on dérangé quelquefois votre lit depuis que vous êtes en prison ?

EDMOND.

Jamais !

LA VOIX.

Je puis donc agir ?

EDMOND.

Sans retard, à l’instant même, je vous en supplie... Ah ! venez, venez ! Un homme, un compagnon, un frère !... Merci, Seigneur ! merci !

 

 

Scène VII

 

EDMOND, FARIA

 

FARIA.

Attendez ! Voyons d’abord si mon passage n’a pas laissé de traces.

EDMOND.

Voyez !...

FARIA.

Toute notre tranquillité à venir est là dedans, comprenez vous ?... Non... Bien... Vous m’avez donc entendu travailler ?

EDMOND.

Oui !...

FARIA.

Depuis combien de temps ?

EDMOND.

Depuis hier.

FARIA.

C’est vous qui avez frappé ?

EDMOND.

C’est moi !...

FARIA.

Pour m’indiquer un danger ?

EDMOND.

Oui.

FARIA.

Je m’en suis douté, et j’ai cessé de travailler.

EDMOND.

Oh ! combien j’avais peur que vous ne reprissiez pas votre ouvrage !...

FARIA.

Voyons votre cachot à vous ?

EDMOND.

Pour quoi faire ?

FARIA.

Pour savoir s’il nous reste quelque espoir. Sur quoi donne cette muraille ?

EDMOND.

Sur le corridor.

FARIA.

Impossible de fuir de ce côté, il y a trois portes avant d’arriver à la cour. Cet angle est de granit, il faudrait dix ans de travail à dix mineurs, munis de leurs outils, pour le percer... Et cette meurtrière ?

EDMOND.

Elle donne sur la galerie où se promènent les sentinelles.

FARIA.

Vous en êtes sûr ?

EDMOND.

La nuit, j’entends le bruit de leurs pas, et parfois de petits cailloux qui roulent sans leurs pieds viennent tomber jusque sur mon lit.

FARIA.

Vous voyez donc bien qu’il est impossible de fuir par votre cachot !

EDMOND.

Eh bien ?

FARIA.

Eh bien, que la volonté de Dieu soit faite !...

EDMOND.

Mais pourquoi vous décourager ainsi ? Ce serait trop demander à Dieu que de vouloir réussir du premier coup ! Ne pouvez-vous recommencer, dans un autre sens, ce que vous avez fait dans celui-ci ? Je serai là, cette fois. Je suis jeune, je suis fort, plein d’espérance depuis que je vous ai vu... Je vous aiderai.

FARIA.

Mais savez-vous ce que j’ai fait, pour me parler ainsi de recommencer, jeune homme ?... Savez-vous qu’il m’a fallu quatre ans pour confectionner les outils que je possède ? savez-vous que, depuis deux ans, je gratte et creuse une pierre dure comme le granit ? savez-vous, enfin, que je croyais toucher au but de tous mes travaux, et que Dieu non-seulement recule ce but, mais le transporte je ne sais où ?... Ah ! je vous le dis, je vous le répète, je ne ferai plus rien désormais pour essayer de reconquérir ma liberté, puisque la volonté de Dieu est qu’elle soit perdue à tout jamais !...

EDMOND.

Eh bien, j’ai trouvé ce que vous cherchiez, moi...

FARIA.

Vous ?...

EDMOND.

Oui... Nous descellons ces barreaux qui donnent sur la galerie extérieure, nous tuons la sentinelle, et nous nous évadons ! Il ne faut, pour que ce plan réussisse, que du courage, vous en avez ; de la vigueur, je n’en manque pas ; je ne parle plus de patience, vous avez fait vos preuves ; je ferai les miennes.

FARIA.

Un instant ! Vous n’avez pas compris de quelle espèce est mon courage et quel emploi je compte faire de ma force... Jusqu’ici, je croyais n’avoir affaire qu’aux choses, et voilà que vous me proposez, vous, d’avoir affaire aux hommes... J’ai pu percer un mur et détruire un escalier ; mais je ne percerai pas une poitrine et ne détruirai pas une existence !

EDMOND.

Comment ! pouvant être libre, vous seriez retenu par un pareil scrupule ?...

FARIA.

Mais, vous-même qui êtes jeune et fort, pourquoi n’avez-vous pas, un soir, assommé votre geôlier, revêtu ses habits et essayé de fuir ?

EDMOND.

L’idée ne m’en est pas venue.

FARIA.

C’est que, instinctivement, vous avez une telle horreur pour un pareil crime, que vous n’y avez pas songé. L’homme répugne au sang ; ce ne sont point les lois sociales qui proscrivent le meurtre, ce sont les lois naturelles.

EDMOND.

Quel homme êtes-vous donc, que vous m’expliquez ainsi ce qui se passe dans mon âme ?

FARIA.

D’ailleurs, depuis bientôt sept ans que je suis en prison, j’ai repassé dans mon esprit toutes les évasions célèbres, et je n’ai vu réussir que bien rarement les évasions violentes... Attendons une occasion, et, si cette occasion se présente, profitons-en.

EDMOND.

Vous avez pu attendre, vous. Ce long travail vous faisait une occupation de tous les instants... et, quand vous n’aviez pas votre travail pour vous distraire, vous aviez vos espérances pour vous consoler...

FARIA.

Puis j’avais d’autres occupations encore.

EDMOND.

Que faisiez-vous donc ?

FARIA.

J’étudiais ou j’écrivais.

EDMOND.

On vous donne donc du papier, des plumes et de l’encre ?

FARIA.

Non, je m’en fais.

EDMOND.

Vous vous faites du papier, des plumes et de l’encre ?

FARIA.

Oui, et des instruments pour percer la muraille. Voulez-vous voir tout cela ?

EDMOND.

Oh ! bien certainement.

FARIA.

Eh bien, venez, alors.

EDMOND.

Où cela ?

FARIA.

Dans mon cachot.

EDMOND.

Passez devant, je vous suis.

 

 

Septième Tableau

 

La prison de Faria.

 

 

Scène unique

 

FARIA, puis EDMOND

 

FARIA.

Venez !... Dieu merci, nous avons tout le temps... Voilà le soleil qui se couche... Commencez par allumer cette lampe.

EDMOND.

On vous permet donc d’avoir de la lumière ?

FARIA.

Je m’en suis procuré... De la viande que l’on me donne deux fois par semaine, j’extrais la graisse, et j’en tire cette espèce d’huile compacte que vous voyez dans le couvercle de ce pot à l’eau... La mèche est faite avec l’effilé de mes chemises et de mes draps. Maintenant, voici tout mon ouvrage sur l’Italie, faisant à peu près un volume in-quarto.

EDMOND.

Sur quoi est-il écrit ?

FARIA.

Sur des bandes de toile, larges de quatre pouces, comme vous voyez, et longues de dix-huit, à peu près... J’ai inventé une préparation qui rend ce linge lisse et uni comme le parchemin.

EDMOND.

Mais encore, pour écrire ce traité, vous a-t-il fallu des plumes, de l’encre, un canif ?

FARIA.

Des plumes, je m’en suis fait avec des cartilages de poisson.

EDMOND.

Mais de l’encre ?

FARIA.

Il y avait autrefois une cheminée, ici, comme vous le voyez... La cheminée, a été bouchée ; mais on y avait fait du feu pendant de longues années, elle était donc tapissée de suie... Je fais dissoudre cette suie dans une portion du vin qu’on me donne tous les dimanches, et, pour les notes particulières qui ont besoin d’attirer les yeux, je me pique les doigts, et j’écris avec mon sang.

EDMOND.

Mais le canif, le canif ?

FARIA.

Le canif, c’est mon chef-d’œuvre... Je l’ai fait, ainsi que le couteau que voici, avec un vieux chandelier de fer.

EDMOND.

Oh ! monsieur, j’avais entendu raconter de merveilleuses choses de la patience et de l’adresse des prisonniers, mais, en vérité, rien qui ressemblât à cela... Qui êtes-vous donc, monsieur, et comment vous appelez-vous ?

FARIA.

Je me nomme Faria...

EDMOND.

Comment ! ce prisonnier que l’on croit malade ?

FARIA.

Que l’on croit fou, voulez-vous dire...

EDMOND.

Je n’osais...

FARIA.

Oui, oui, c’est moi qui passe pour fou ; c’est moi qui divertis depuis si longtemps les hôtes de cette prison ; c’est moi, enfin, qui réjouirais les petits enfants s’il y avait des petits enfants dans le séjour de la douleur sans espoir. Maintenant, à votre tour.

EDMOND.

Moi, ma vie est courte ; seulement, elle renferme un abîme... et j’y suis tombé.

FARIA.

Oui, la femme du geôlier, que j’ai soignée dans une maladie, m’a tout raconté... Vous avez été arrêté le jour même de vos fiançailles, au moment où vous alliez devenir capitaine de navire ; on vous a arrêté sur une dénonciation anonyme qui vous accusait d’avoir vu l’empereur à l’île d’Elbe, et d’avoir rapporté en France une lettre adressée à un agent bonapartiste... Dites-moi, quelqu’un avait-il intérêt à ce que vous ne devinssiez pas capitaine du Pharaon ?

EDMOND.

Non, j’étais fort aimé à bord.

FARIA.

De tous ?

EDMOND.

De tous... un seul homme excepté.

FARIA.

Cet homme, comment se nommait-il ?

EDMOND.

Danglars.

FARIA.

Qu’était-il à bord ?

EDMOND.

Agent comptable !

FARIA.

Si vous fussiez devenu capitaine, l’eussiez-vous maintenu dans son poste ?

EDMOND.

Non, si la chose eût dépendu de moi.

FARIA.

Bien... Quelqu’un a-t-il assisté à votre dernier entretien avec le capitaine Leclère ?

EDMOND.

Nous étions seuls.

FARIA.

Quelqu’un a-t-il entendu votre conversation ?

EDMOND.

La porte était ouverte, et même... attendez donc !... Danglars est passé juste au moment où le capitaine Leclère me remettait la dépêche destinée au grand maréchal.

FARIA.

Bravo ! nous sommes sur la voie... Avez-vous emmené quelqu’un avec vous à terre, quand vous avez relâché à l’île d’Elbe ?

EDMOND.

Personne !

FARIA.

Cette lettre qu’on vous a remise, l’avez-vous cachée ?

EDMOND.

Elle était trop large pour entrer dans la poche de ma veste de marin, je l’ai rapportée à la main.

FARIA.

De sorte que l’on a pu voir à bord que vous rapportiez une lettre de l’île d’Elbe ?

EDMOND.

Certainement.

FARIA.

Danglars, comme les autres.

EDMOND.

Danglars, comme les autres ?

FARIA.

Maintenant, écoutez bien... Quelle était récriture ordinaire de Danglars ?

EDMOND.

Une belle cursive.

FARIA.

Quelle était l’écriture de la lettre anonyme ?

EDMOND.

Une écriture renversée.

FARIA.

Contrefaite, alors ?

EDMOND.

Bien hardie pour être contrefaite.

FARIA.

Attendez.

Faria prend une de ses plumes et écrit de la main gauche.

EDMOND.

Oh ! c’est étonnant...

FARIA.

Comme l’autre écriture ressemblait à celle-ci, n’est-ce pas ? C’est que la dénonciation a été écrite de la main gauche. J’ai observé une chose.

EDMOND.

Laquelle ?

FARIA.

C’est que toutes les écritures tracées de la main droite sont variées, tandis que toutes les écritures tracées de la main gauche se ressemblent.

EDMOND.

Vous avez donc tout vu, tout observé ?

FARIA.

Continuons. Quelqu’un avait-il intérêt à ce que vous n’épousassiez pas votre fiancée ?

EDMOND.

Oui, un jeune homme qui l’aimait.

FARIA.

Son nom ?

EDMOND.

Fernand Mondego.

FARIA.

Croyez-vous que celui-ci ait été capable d’écrire la lettre ?

EDMOND.

Non : il m’eût donné un coup de couteau, voilà tout. D’ailleurs, il ignorait tous les détails consignés dans la dénonciation.

FARIA.

Vous ne les aviez donnés personne ?

EDMOND.

À personne !

FARIA.

Pas même à votre maîtresse ?

EDMOND.

Pas même à ma fiancée.

FARIA.

C’est Danglars.

EDMOND.

Oh ! maintenant, j’en suis sûr.

FARIA.

Danglars connaissait-il Fernand ?

EDMOND.

Oui... Attendez !... je me rappelle...

FARIA.

Quoi ?

EDMOND.

Le jour de nos fiançailles, je les ai vus attablés ensemble sous la tonnelle du père Pamphile... Danglars était amical et railleur... Fernand était pâle et troublé !

FARIA.

Ils étaient seuls ?

EDMOND.

Non, ils avaient avec eux un troisième compagnon, un tailleur, nommé Caderousse ; mais celui-là était ivre... Attendez !... attendez !... près de la table où ils buvaient, il y avait un encrier, du papier, des plumes... Oh ! les infâmes ! les infâmes !...

FARIA, riant.

Non, les hommes ! les hommes !... Voulez-vous savoir autre chose, maintenant ?

EDMOND.

Oui, oui ! puisque vous approfondissez tout, puisque vous voyez clair en toute chose, je veux savoir pourquoi je n’ai été interrogé qu’une fois, pourquoi on ne m’a pas donné de juges, et comment je suis condamné sans arrêt !

FARIA.

Oh ! ceci est un peu plus grave... La justice a des allures sombres et mystérieuses qu’il est difficile de pénétrer. Il va falloir, sur ce sujet, me donner les indications les plus précises.

EDMOND.

Voyons, faites des questions ; car, en vérité, vous voyez plus clair dans ma vie que moi-même.

FARIA.

Qui vous a interrogé ?

EDMOND.

Un homme de vingt-sept à vingt-huit ans.

FARIA.

Bien !... pas corrompu encore, mais ambitieux déjà. Quelles furent ses manières envers vous ?

EDMOND.

Douces, plutôt que sévères.

FARIA.

Lui avez-vous tout raconté ?

EDMOND.

Tout !

FARIA.

Et ses manières ont-elles changé dans le courant de l’interrogatoire ?

EDMOND.

Un instant, elles ont été altérées, lorsqu’il eut lu la lettre qui me compromettait, il parut comme accablé de mon malheur.

FARIA.

De votre malheur ?

EDMOND.

Oui.

FARIA.

Êtes-vous bien sur que c’était votre malheur qu’il plaignait ?

EDMOND.

Il m’a donné une grande preuve de sa sympathie, du moins.

FARIA.

Laquelle ?

EDMOND.

Il a brûlé la seule pièce qui pouvait me compromettre.

FARIA.

Laquelle ? la dénonciation ?...

EDMOND.

Non, la lettre.

FARIA.

Vous en êtes sûr ?

EDMOND.

Cela s’est passé devant moi.

FARIA.

C’est autre chose ; cet homme pourrait être un plus profond scélérat que vous ne croyez.

EDMOND.

Vous me faites frissonner, sur mon honneur ! le monde est-il donc peuplé de tigres ?

FARIA.

Oui ; seulement, les tigres à deux pieds sont plus dangereux que les autres.

EDMOND.

Continuons ! continuons !...

FARIA.

Il a brûlé la lettre, m’avez-vous dit ?

EDMOND.

Oui ! en s’écriant : « Il n’existe que cette preuve contre vous, et je l’anéantis. »

FARIA.

Cette conduite est trop sublime pour être naturelle.

EDMOND.

Vous croyez ?

FARIA.

J’en suis sûr... À qui cette lettre de Napoléon était-elle adressée ?

EDMOND.

À M. Noirtier, rue Coq-Héron, n° 5, à Paris.

FARIA.

Noirtier ?... J’ai connu un comte de Noirtier à la cour de l’ancienne reine d’Étrurie... un Noirtier qui avait été girondin pendant la Révolution... Comment s’appelait votre homme, à vous ?

EDMOND.

De Villefort... Qu’avez-vous ?...

FARIA.

Voyez-vous cette lumière ?

EDMOND.

Oui.

FARIA.

Eh bien, tout est plus clair pour moi maintenant que ce rayon transparent et lumineux... Et cet homme a été bon pour vous ?

EDMOND.

Oui.

FARIA.

Il vous a fait jurer de ne jamais prononcer le nom de Noirtier ?

EDMOND.

Oui.

FARIA.

Ce Noirtier, pauvre aveugle que vous êtes, savez-vous ce que c’était que ce Noirtier ?... Ce Noirtier, c’était son père !

EDMOND.

Son père ! son père !

FARIA.

Oui, qui s’appelle Noirtier de Villefort !

EDMOND.

Oh ! laissez moi, laissez moi !... il faut que je sois seul pour penser à tout cela !

FARIA.

Pauvre enfant !

 

 

ACTE IV

 

 

Huitième Tableau

 

Chez le comte de Morcerf. Un riche salon.

 

 

Scène première

 

UN DOMESTIQUE, MOREL

 

LE DOMESTIQUE.

Par ici, monsieur, je vous prie... Veuillez attendre un instant dans ce boudoir.

MOREL.

Pardon, mon ami, mais je ne comprends pas ; il me semble qu’il y a ici une fête, et je pensais que la personne qui m’avait fait demander...

 

 

Scène II

 

LE DOMESTIQUE, MOREL, MERCÉDÈS

 

MERCÉDÈS.

La voici, monsieur !

MOREL.

Madame...

MERCÉDÈS, au Domestique.

Laissez-nous !... Me reconnaissez-vous, monsieur Morel ?

MOREL.

Madame, je cherche à me rappeler... Il me semble que j’ai déjà eu l’honneur... mais j’avoue...

MERCÉDÈS.

Regardez-moi  bien...

MOREL.

Excusez-moi, madame...

MERCÉDÈS.

Votre main, monsieur Morel. Je suis Mercédès.

MOREL.

Mercédès la Catalane ?...

MERCÉDÈS.

Oui, monsieur !... Mercédès la Catalane.

MOREL.

Impossible !

MERCÉDÈS.

Vous me trouvez donc bien changée, bien vieillie ?

MOREL.

Au contraire, madame !... vous êtes belle, vous êtes jeune... et, à ce qu’il paraît, riche et heureuse.

MERCÉDÈS.

Riche, oui, monsieur Morel... Mais asseyez-vous, je vous prie.

MOREL.

Madame...

MERCÉDÈS.

Oh ! vous me feriez croire que vous n’avez point plaisir à me revoir, et que vous êtes pressé de vous en aller...

MOREL.

Vous vous tromperiez doublement en croyant cela, madame... Mais voulez-vous bien me permettre de vous adresser quelques questions ?

MERCÉDÈS.

D’autant plus volontiers, monsieur, que je vous ai prié de venir me voir pour vous questionner moi-même.

MOREL.

La lettre que j’ai reçue était signée de madame la comtesse de Morcerf.

MERCÉDÈS.

C’est moi, monsieur.

MOREL.

Mais alors... Fernand ?...

MERCÉDÈS.

Tout n’est qu’heur et malheur en ce monde, vous le savez, cher monsieur Morel... Fernand est devenu M. le comte de Morcerf.

MOREL.

Et vous ?

MERCÉDÈS.

Et moi, monsieur, je suis devenue sa femme.

MOREL.

En effet, pourquoi non ?... C’était la marche ordinaire des choses.

MERCÉDÈS.

Oh ! monsieur, il y a un cruel reproche dans ce que vous me dites là !...

MOREL.

Un reproche, madame la comtesse !...

MERCÉDÈS.

Oui, je le comprends... Mais celui-là seul qui se fût trouvé à ma place peut en juger... Pauvre, en face d’un homme qui m’adorait et que j’aimais moi-même, non pas comme un amant, mais comme un frère, j’ai gardé près de deux ans la foi que j’avais jurée au pauvre Edmond... Puis, enfin, n’ayant plus d’espoir, j’ai cédé à l’obsession. Voilà comment j’ai épousé Fernand, monsieur, voilà comment je suis comtesse de Morcerf.

MOREL.

Mon Dieu, madame, mais c’est un rêve !

MERCÉDÈS.

Que je vais vous expliquer... Fernand, vous le savez, est parti comme soldat en 1816 ; vous l’avez vu revenir lieutenant en 1818. Ce fut alors que nous nous mariâmes. La guerre de l’indépendance éclata en Grèce, Fernand partit avec le grade de capitaine ; Ali, pacha de Janina, avait besoin d’un officier instructeur : mon mari entra à son service, et devint l’homme de son intimité. Vous avez entendu raconter la mort du lion de l’Épire, comme on l’appelait : il fut surpris dans un kiosque, égorgé après une défense inouïe... Mon mari fut de ses derniers défenseurs, et, en expirant, Ali lui tendit une bourse pleine de diamants... Cette bourse est la source de notre fortune... Fernand est donc revenu en France avec le grade de général, que Sa Majesté a bien voulu lui confirmer, et auquel elle a ajouté le titre de comte. Voilà, cher monsieur Morel, comment il se fait que ma lettre était signée : comtesse de Morcerf, et non pas : Mercédès la Catalane.

MOREL.

En vérité, madame, vous me faites une grande joie... Et M. le comte ?...

MERCÉDÈS.

Est dans le salon voisin.

MOREL.

Maintenant, veuillez m’expliquer, madame, comment il se fait...

MERCÉDÈS.

Que je vous aie écrit, que je vous reçoive au milieu d’un bal ?... Je vais vous le dire... J’ai su, aujourd’hui à cinq heures seulement, que vous étiez à Paris, et, en même temps, j’ai appris que vous quittiez Paris demain dès le matin... Je voulais vous voir, monsieur Morel, et j’ai pensé que vous seriez assez bon pour vous déranger à ma demande...

UNE FEMME DE CHAMBRE, entrant.

Madame...

MERCÉDÈS.

C’est bien, j’irai embrasser mon fils tout à l’heure... Allez !

MOREL.

Vous avez un fils, madame la comtesse ?

MERCÉDÈS.

Oui... Mais, vous-même, monsieur Morel, parlez-moi un peu de vous, de votre femme, de votre famille... Car, vous aussi, vous avez un fils ?

MOREL.

Oui, madame, et une fille... Le fils, mon Maximilien, est à l’École polytechnique.

MERCÉDÈS.

Et la fille ?

MOREL.

C’est une enfant de six ou sept ans à peine ; elle est à Marseille chez sa mère... Pauvre petite Julie !... Mais, pardon, madame, vous paraissez distraite...

MERCÉDÈS.

Oui, monsieur ; car vous venez de prononcer le mot de Marseille, et ce mot me rappelle le souvenir d’autres personnes que j’ai connues... dans cette ville.

MOREL.

Oui, je comprends, vous pensez à...

MERCÉDÈS.

Excusez-moi, monsieur Morel... Ayant été indulgent pour moi comme amante, ne me jugez pas trop sévèrement comme femme.

MOREL.

Oh ! madame, je vous jugerais sévèrement, au contraire, si vous aviez oublié...

MERCÉDÈS.

Non, non, je n’ai pas oublié, monsieur Morel, non !... Et maintenant, je vous avouerai une chose, c’est que mon désir de vous voir...

MOREL.

Oui, oui, je comprends...

MERCÉDÈS.

Eh bien ?

MOREL.

Hélas ! madame !...

MERCÉDÈS.

Pas de nouvelles ?...

MOREL.

Aucune.

MERCÉDÈS.

Il n’a point reparu à Marseille ?

MOREL.

Nul ne l’a jamais revu.

MERCÉDÈS.

Et vous ne savez rien, absolument rien sur son compte ?

MOREL.

Rien.

MERCÉDÈS.

Vous avez fait quelques démarches, cependant ?

MOREL.

Toutes celles qu’il était possible de faire.

MERCÉDÈS.

Mais... avez-vous remonté aux sources ?

MOREL.

Aux plus sûres... J’ai été droit à M. de Villefort.

MERCÉDÈS.

On me le présente ce soir. Nous avons eu la même idée, monsieur Morel... J’espérais, par lui, soit directement, soit indirectement...

MOREL.

Il est inutile que vous lui parliez d’Edmond, madame.

MERCÉDÈS.

Pourquoi cela ?

MOREL.

Il ne vous en dira que ce qu’il m’en a dit.

MERCÉDÈS.

Et que vous en a-t-il dit ? Vous comprenez mon impatience, n’est-ce pas, monsieur ?

MOREL.

Il m’a dit qu’il avait envoyé les papiers de la procédure à Paris, et que, huit ou dix jours après cet envoi, le prisonnier avait été enlevé par ordre supérieur.

MERCÉDÈS.

Enlevé ?...

MOREL.

Oui.

MERCÉDÈS.

Pauvre Edmond !... Et depuis ?...

MOREL.

Et, depuis, M. de Villefort a été successivement envoyé à Nîmes, à Versailles, à Paris... Il était le seul qui put me donner des renseignements... Je ne l’ai pas revu.

MERCÉDÈS.

Ainsi donc, vous n’avez pu rien apprendre ?

MOREL.

Rien.

MERCÉDÈS.

Il est mort !...

MOREL.

C’est plus que probable, madame.

MERCÉDÈS.

Écoutez, monsieur Morel, je ne puis m’habituer à cette idée, que le pauvre Edmond soit mort ; et cependant Dieu m’est témoin que, si je l’eusse cru vivant, nulle puissance au monde n’eût pu me déterminer à devenir l’épouse d’un autre... Je voulais donc vous dire que, si jamais vous appreniez que nous avons été trompés tous deux... que, s’il arrivait qu’il reparût à Marseille, ou que, si vous saviez enfin qu’il existe dans un lieu du monde quelconque... je voulais vous dire que je compte sur vous, monsieur Morel pour m’écrire ces deux seuls mots : « Il vit ! »

MOREL.

Madame, à l’instant même, je le ferais.

MERCÉDÈS.

Merci, monsieur... Et peut-être alors serai-je plus malheureuse, mais au moins je serai plus calme.

MOREL.

Je n’ai pas besoin de vous dire, madame, que, si vous revenez jamais à Marseille...

MERCÉDÈS.

Oh ! monsieur Morel, on ne retourne pas facilement là où l’on a éprouvé de pareilles douleurs !

MOREL.

Il y a une maison aux allées de Meilhan...

MERCÉDÈS.

Où nous irions faire un pèlerinage.

MOREL.

À nous deux, n’est-ce pas, madame ?...

 

 

Scène III

 

MOREL, MERCÉDÈS, FERNAND

 

FERNAND.

Et pourquoi pas à nous trois ?... Dantès était de mes amis, vous le savez bien, madame.

MOREL.

Monsieur le comte...

FERNAND.

Bonjour, cher monsieur Morel !... Vous vous êtes souvenu de vos anciens amis, et c’est bien fait à vous... Passez-vous la soirée à l’hôtel ?

MOREL.

Merci, monsieur le comte... Vous le voyez, j’étais venu...

FERNAND.

Pour vous rendre à l’invitation de la comtesse ?... Merci... C’est moi qui l’ai priée de vous écrire... Souvent nous parlons du pauvre Dantès, et, en rentrant en France après une longue absence, j’espérais en apprendre quelque nouvelle...

MOREL.

Monsieur le comte, madame me faisait l’honneur de me dire, au moment où vous êtes entré, qu’elle attendait du monde, et je la priais de m’excuser... Je pars demain.

FERNAND.

C’est bien, monsieur Morel... Nous espérons, la comtesse et moi, pouvoir aller passer l’hiver dans les environs de Marseille... Vous permettrez que nous vous fassions une visite ?

MOREL.

Ce sera un grand honneur pour moi... Monsieur le comte... madame la comtesse...

Il salue et sort.

 

 

Scène IV

 

FERNAND, MERCÉDÈS

 

FERNAND.

Vous n’oublierez donc jamais cet homme, madame ?

MERCÉDÈS.

Vous ai-je jamais fait la promesse de l’oublier, monsieur ?

FERNAND.

Non, je le sais bien... Mais vous devriez, par respect pour le nom que vous portez, ne pas mettre les étrangers dans le secret de votre amour.

MERCÉDÈS.

M. Morel n’est pas un étranger pour moi, monsieur... C’était le second père de celui...

FERNAND.

Que vous aimiez... Dites le mot.

MERCÉDÈS.

De celui que j’aimais, de celui que j’allais épouser... Rien n’était plus pur que cet amour, monsieur, et nul n’a le droit de me le reprocher... Je n’étais pas sa maîtresse, j’étais sa fiancée, j’étais presque sa femme, et j’ai porté son deuil comme eût fait une veuve.

FERNAND.

Vous l’avez porté !... dites que vous le portez encore !

MERCÉDÈS.

Dans mon cœur, oui, monsieur, toujours.

FERNAND.

Eh ! madame, ne craignez-vous pas à la fin... ?

MERCÉDÈS.

Pardon, monsieur, je crois que nous ne sommes plus seuls.

UN VALET, annonçant.

M. de Villefort !

 

 

Scène V

 

FERNAND, MERCÉDÈS, VILLEFORT

 

FERNAND.

Ah ! venez donc !... Comtesse, voulez-vous me permettre de vous présenter M. de Villefort, que j’ai eu l’honneur de rencontrer chez madame de Nargonne ?...

VILLEFORT.

Madame la comtesse...

FERNAND, à la Comtesse.

Pas un mot de Marseille, vous comprenez !

MERCÉDÈS.

Monsieur, je suis fière de recevoir chez moi un homme d’une aussi haute réputation que l’est la vôtre, et cependant, vous eussiez pu me faire plus fière encore... Je cherche madame de Villefort, et je ne la vois point...

VILLEFORT.

Oh ! madame, je n’eusse point osé...

FERNAND, à la Comtesse.

Vous savez que mademoiselle de Saint-Méran est morte et qu’il est remarié... N’allez donc pas confondre.

MERCÉDÈS.

Oui, monsieur, je le sais.

VILLEFORT.

Pardon, général, mais il me semble que j’ai rencontré, sous votre porte, une de nos anciennes connaissances de Marseille ?

FERNAND.

Monsieur Morel ?

VILLEFORT.

Justement !... Êtes-vous donc en affaires avec lui ?

FERNAND.

J’ai quelques fonds placés dans sa maison... oui... Puis Marseille est le relais de la Grèce, et, vous le savez, j’ai fait trois ans la guerre en Épire... Vous connaissez ce Morel ?

VILLEFORT.

C’est-à-dire que je l’ai connu quand j’habitais Marseille.

FERNAND.

Je le crois bon... comme fortune ?...

VILLEFORT.

M. Morel ?

 

 

Scène VI

 

FERNAND, MERCÉDÈS, VILLEFORT, DANGLARS

 

DANGLARS.

Morel ?... Excellent ! et je voudrais avoir cinq cent mille francs chez lui.

FERNAND.

Eh ! mon cher millionnaire, cela ne vous ferait pas beaucoup plus riche.

DANGLARS.

Cela me ferait plus riche de cinq cent mille francs, et il n’y a pas de somme méprisable, si petite qu’elle soit... En quatorze ans, retenez bien cela, mon cher comte, les intérêts doublent le capital... Comtesse, vous êtes adorable ce soir.

FERNAND.

Monsieur de Villefort, voulez-vous me permettre de vous présenter mon ami, M. le baron Danglars, un de nos plus hardis spéculateurs, pour qui la Bourse a eu vingt Austerlitz, sans avoir jamais eu un Waterloo !

VILLEFORT.

Je vous fais mes compliments, monsieur.

DANGLARS.

Et je les accepte, quoique je ne puisse pas vous les rendre ; vous avez une fortune, monsieur, qui peut se passer du flux de la hausse ou du reflux de la baisse... Oh ! je ne vous connais pas, c’est vrai ; mais je connais vos rentes.

 

 

Scène VII

 

FERNAND, MERCÉDÈS, VILLEFORT, DANGLARS, MADAME D’ISTEL

 

MADAME D’ISTEL.

Allons, vous voilà encore à parler argent... Oh ! quel homme insupportable vous faites, monsieur, Danglars, et que je ne voudrais pas, pour la moitié du monde, être votre femme !

DANGLARS.

Vous feriez cependant une belle affaire, madame ; car, si j’avais l’autre moitié, moi, je vous la donnerais, pour être votre mari.

FERNAND.

Allons, pas mal pour un banquier.

VILLEFORT.

Vous venez sans madame de Nargonne ?

MADAME D’ISTEL.

Madame de Nargonne n’a pas pu venir.

VILLEFORT.

Lui serait-il arrivé quelque accident ?... Vous êtes pâle.

MADAME D’ISTEL, bas.

Avez-vous votre voiture ?

VILLEFORT.

Oui...

MADAME D’ISTEL, de même.

Ordonnez à votre cocher de vous attendre.

MERCÉDÈS.

M. de Villefort ne se retire pas encore, j’espère ?

MADAME D’ISTEL.

Ne faites pas attention... M. de Villefort s’est mis à mes ordres, et j’use de sa complaisance.

Bas.

Éloignez ces messieurs, chère Mercédès ! j’ai besoin d’être seule un moment.

MERCÉDÈS.

Ce salon est à vous, ma bonne Clémence, et je vais en fermer la porte.

MADAME D’ISTEL.

Merci !

MERCÉDÈS.

Voulez-vous me donner le bras pour rentrer dans les salons, monsieur Danglars ?

DANGLARS.

Comment donc, madame !...

MERCÉDÈS, du salon voisin.

Monsieur de Morcerf, je crois qu’il manque vingt-cinq louis là-bas à l’écarté.

Elle s’éloigne avec Danglars et Fernand.

 

 

Scène VIII

 

MADAME D’ISTEL, VILLEFORT

 

MADAME D’ISTEL.

Vous voici, monsieur ! Venez vite... Avez-vous votre voiture ?

VILLEFORT.

Mon cocher était parti ; je ne lui avais donné l’ordre que pour deux heures du matin.

MADAME D’ISTEL.

Ah ! mon Dieu !

VILLEFORT.

Mais j’ai trouvé une espèce de remise qui stationnait devant la porte, et je l’ai retenu.

MADAME D’ISTEL.

Cela vaut mieux.

VILLEFORT.

Maintenant, dites-moi, qu’est-il arrivé ?

MADAME D’ISTEL.

Vous ne devinez pas ?

VILLEFORT.

Madame de Nargonne serait-elle souffrante ?

MADAME D’ISTEL.

Madame de Nargonne est à votre petite maison d’Auteuil !...

VILLEFORT.

Mais je croyais qu’elle ne devait y aller qu’au moment...

MADAME D’ISTEL.

Eh bien, le moment est arrivé... Avant une heure, madame de Nargonne sera mère !

VILLEFORT.

Eh quoi ! madame de Nargonne vous a dit... ?

MADAME D’ISTEL.

Madame de Nargonne m’a dit que vous étiez le confident de toutes ses pensées ; qu’elle vous avait fait l’aveu de la position dans laquelle elle se trouvait ; qu’avec la délicatesse d’un homme du monde et le dévouement d’un ami, vous lui aviez offert cette petite maison d’Auteuil, que vous avez héritée de mademoiselle de Saint-Méran, et qui n’est gardée que par un vieux concierge. Voilà ce que m’a dit madame de Nargonne, pas autre chose. Rassurez-vous donc, monsieur ; vis-à-vis de moi, il n’y a qu’elle de compromise. Maintenant, madame de Nargonne réclame, au nom de l’amitié, la promesse que vous avez faite de ne pas l’abandonner ; elle me charge de vous prévenir qu’elle vous attend... Vous attendra-t-elle inutilement ?... Répondez, monsieur de Villefort !

VILLEFORT.

Oh ! non, non !... Je vais, je pars... Mais vous ?...

MADAME D’ISTEL.

Moi, je rentre dans les salons... Vous comprenez, il faut que j’excuse son absence.

VILLEFORT.

Et moi, je cours à Auteuil !...

À part.

Oh ! quelle imprudence d’avoir été confier à cette femme...

 

 

Scène IX

 

VILLEFORT, BERTUCCIO, sur le seuil de la porte

 

VILLEFORT.

Pardon, mon ami...

BERTUCCIO.

Pardon, monsieur de Villefort.

VILLEFORT.

Qui es-tu ?

BERTUCCIO.

Je suis Gaetano Bertuccio, frère de Luigi Bertuccio, que tu as fait condamner à mort.

VILLEFORT.

Que j’ai fait condamner à mort ?...

BERTUCCIO.

Oui... Tu as oublié ; mais, moi, je me souviens.

VILLEFORT.

Eh bien, que me veux-tu ?

BERTUCCIO.

Je veux te dire que tu as tué mon frère.

VILLEFORT.

Ce n’est pas moi, c’est la loi.

BERTUCCIO.

N’importe !...

VILLEFORT.

Ton frère était coupable.

BERTUCCIO.

Mon frère n’était pas coupable... La vendette avait été loyalement déclarée ; c’était à son ennemi de se garder.

VILLEFORT.

Allons donc, mon ami, vous êtes fou !

BERTUCCIO.

Je ne suis pas fou, je suis Corse !

VILLEFORT.

Enfin, que me voulez-vous ?

BERTUCCIO.

Vous vous rappelez que, pendant le procès, notre cousin, Israël Bertuccio, alla vous trouver ?...

VILLEFORT.

Oui.

BERTUCCIO.

Vous vous rappelez qu’il vous dit que celui dont vous demandiez la tête avait un frère ?...

VILLEFORT.

Oui.

BERTUCCIO.

Vous vous rappelez qu’il vous dit que, si cette tête tombait... ?

VILLEFORT.

Oh ! des menaces ?...

BERTUCCIO.

Je suis ce frère... Me voici de retour après deux ans d’absence... J’ai réclamé mon droit de vengeance, et je viens te dire : Gérard de Villefort, tu as fait condamner mon frère, Luigi Bertuccio, à la peine de mort. La vendette est déclarée entre nous, garde-toi !

VILLEFORT.

Misérable !

BERTUCCIO.

Partout où je te trouverai, Gérard de Villefort, soit de jour, soit de nuit, soit de loin, soit de près... partout je te frapperai ! Garde-toi donc, car, en franchissant le seuil de cette porte, maintenant que tu es prévenu, maintenant que la vendette est déclarée, tu m’appartiens !

Il s’échappe par la fenêtre du rez-de-chaussée.

 

 

Scène X

 

VILLEFORT, MADAME D’ISTEL

 

MADAME D’ISTEL.

Eh bien, monsieur de Villefort, encore ici !

VILLEFORT.

Je pars, madame, je pars !

 

 

Neuvième Tableau

 

Le jardin d’Auteuil. Un mur au fond ; un taillis à droite.

 

 

Scène unique

 

BERTUCCIO, sur le mur, puis VILLEFORT

 

BERTUCCIO.

Ils sont entrés ici... Bien ! la clef est en dedans, rien ne s’oppose à ma fuite. Deux heures... Examinons les localités... L’obscurité partout, excepté dans cette chambre... C’est la qu’ils sont... Ne dirait-on pas qu’on entend quelque chose comme des gémissements... Non, je me trompais... J’ai souvent entendu dire que celui qui tenait la nuit un poignard à la main croyait toujours entendre des cris dans l’air... Non, je me trompais, ce n’est rien... Ah ! que se passe-t-il ?... On vient... C’est un pas d’homme... C’est lui !... Il est armé, ce me semble... Que tient-il à la main ?... Une bêche... Que va-t-il faire ? Enterrer quelque trésor peut-être... Attendons...

Villefort entre, jette son manteau, creuse le sol, met une cassette dans le trou, et la recouvre de terre.

Je ne m’étais pas trompé...

Haut.

Gérard de Villefort, je suis Gaetano Bertuccio, qui t’ai déclaré la vendetta ce soir... Tiens !... la mort pour mon frère !... ton trésor pour sa veuve !... Tiens !

Il le frappe ; Villefort tombe en poussant un cri. Ouvrant la cassette.

Un enfant !... mon Dieu ! un enfant !

Il fuit en emportant la cassette.

VILLEFORT, essayant de se relever.

À l’aide !... au secours !...

Il retombe.

 

 

ACTE V

 

 

Dixième Tableau

 

Les deux cachots du château d’If, séparés par le gros mur que les prisonniers ont percé. Tous deux sont, au lever du rideau, dans l’excavation pratiquée dans ce mur. Au-dessus, une galerie sur laquelle se promène une Sentinelle.

 

 

Scène première

 

FARIA, EDMOND

 

FARIA.

Eh bien ?...

EDMOND.

Nous n’avons plus que l’épaisseur de la dalle. J’entends passer et repasser le soldat au-dessus de ma tête.

FARIA.

Ainsi, en descellant encore une ou deux pierres... ?

EDMOND.

La dalle tombe, et l’homme avec...

FARIA.

Dantès, mon enfant, si vous pouvez ne pas tuer cet homme, ne le tuez pas...

EDMOND.

Vous savez, ce qui est convenu sera exécuté... L’homme tombe, nous nous jetons sur lui, nous le bâillonnons, nous le garrottons ; puis, tous deux, nous sortons par l’ouverture, nous nous précipitons à la mer, et nous gagnons la côte à la nage... Quelle heure est-il ?

FARIA.

Minuit passé. Avons-nous le temps de fuir cette nuit ?

EDMOND.

Sans doute.

FARIA.

Si nous attendions à la unit prochaine ?...

EDMOND.

Non, non ; pas une heure, pas une seconde de plus, dans cet odieux cachot ! Songez-y, quatorze ans de captivité !... quatorze ans !...

FARIA.

C’est bien. Descellez les dernières pierres.

EDMOND.

Et vous, préparez les cordes et le bâillon.

FARIA.

J’y vais...

Il redescend dans son cachot.

Mon Dieu ! mon Dieu !...

EDMOND, en haut.

J’attends.

FARIA.

Dantès ! Dantès !... Vite ! vite !... à moi !

EDMOND.

Qu’ya-t-il ?

FARIA.

À moi, Dantès !... à moi !...

EDMOND, redescendu dans le cachot de Faria.

Qu’avez-vous ?... mon Dieu, qu’avez-vous ?...

FARIA.

Je suis perdu !

EDMOND.

Vous ?

FARIA.

Oui, oui !... Écoutez !... Je le sens, je le sens !...

EDMOND.

Quoi ?

FARIA.

Un mal terrible, mortel peut-être... un mal dont je fus déjà, atteint une année avant mon incarcération. L’accès arrive, je le sens, je le sens !

EDMOND.

Que faire ?... qu’ordonnez-vous ?

FARIA.

Un remède, un seul... Levez le pied de mon lit ; ce pied est creux ; vous y trouverez un petit flacon de cristal à moitié plein d’une liqueur rouge ; prenez-le, prenez-le !...

EDMOND.

Je le tiens.

FARIA.

Écoutez, écoutez chaque parole, et devinez, si je ne puis achever... Voici le mal qui vient, je vais tomber en catalepsie... Peut-être paraîtrai-je mort, et ne jetterai-je pas une plainte ; peut-être me tordrai-je en criant et en écumant ; en ce cas, tâchez qu’on n’entende pas mes cris, étouffez-moi, s’il le faut.

EDMOND.

Achevez ! achevez !

FARIA.

Quand vous me verrez sans connaissance, ouvrez-moi les dents en me desserrant les mâchoires avec un couteau, et, par l’ouverture, laissez couler dans ma bouche huit ou dix gouttes de cette liqueur, et, alors, peut-être reviendrai-je.

EDMOND.

Peut-être, dites-vous ?... Oh ! mon Dieu !

FARIA.

Oh ! oh ! à moi ! à moi !... Je me meurs... Ah !

Il tombe.

EDMOND.

Seigneur ! Seigneur ! ayez pitié de nous, mon Dieu ! Son pouls ne bat plus, son cœur est éteint... Que m’a-t-il dit ?... Ma tête se perd. Ah ! oui, ce flacon, le couteau, ses dents... Oh ! serrées, serrées comme s’il était mort ! Faria, mon père, oh ! reviens à toi, reviens !... c’est ton enfant qui t’appelle, celui qui te doit plus que la vie, mon maître bien-aimé !... Oh ! rien ! rien !... Mon Dieu ! mon Dieu ! un miracle ! j’ai assez souffert et souffert assez innocemment pour vous demander un miracle !... Ô mon Dieu ! mon Dieu ! rendez-le à la vie, je vous en conjure, ô mon Dieu !... Oh ! oh ! je ne me trompe pas, le pouls recommence à battre... Le cœur... il bat, il bat aussi !... Faria ! Faria ! mon père !... ouvre les yeux, regarde-moi... Il me regarde... Oh ! sauvé, sauvé !...

FARIA.

Dantès !...

EDMOND.

Oui, oui, Dantès... Edmond... votre ami...

FARIA.

Près de moi !

EDMOND.

Sans doute.

FARIA.

Ah ! je ne croyais plus vous revoir...

EDMOND.

Vous croyiez mourir ?...

FARIA.

Je croyais, vous qui étiez si pressé de fuir tout à l’heure, que, pendant mon évanouissement...

EDMOND.

Taisez-vous !... taisez-vous !

FARIA.

Je m’étais trompé, je le vois bien... Oh ! je suis bien faible, bien anéanti...

EDMOND.

Courage ! vos forces reviendront.

FARIA.

Non... La dernière fois, l’accès dura quelques secondes à peine... Voyez, je ne puis ni remuer la jambe gauche ni lever le bras gauche... Ce bras est paralysé ; soulevez-le vous-même, et voyez ce qu’il pèse.

EDMOND.

Eh bien, nous attendrons huit jours, un mois, deux mois, s’il le faut... Dans cet intervalle, vos forces reviendront. Tout est préparé pour notre fuite, nous avons la liberté d’en choisir l’heure et le moment. Le jour où vous vous sentirez assez de force pour nager, eh bien, ce jour-là, nous mettrons notre projet à exécution... et, s’il le faut, je vous prendrai sur mes épaules, et vous soutiendrai en nageant.

FARIA.

Enfant ! chargé d’un pareil fardeau, vous ne feriez pas cinquante brasses dans la mer... Non, non, ne vous abusez point par des chimères, Edmond... Je resterai ici jusqu’à l’heure de ma délivrance... et ma délivrance, c’est la mort...

EDMOND.

Oh ! mon Dieu !...

FARIA.

Mais que cela ne vous arrête point, Edmond... Fuyez, vous !... vous êtes fort, jeune et adroit... Edmond, mon enfant, fuis... Je te rends ta parole.

EDMOND.

C’est bien ! moi aussi, je resterai, alors !...

FARIA.

Edmond, tu es fou.

EDMOND.

Par le sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ, je jure de ne vous quitter qu’à votre mort...

FARIA.

Eh bien, j’accepte... Merci, mon fils... Ton dévouement ne sera pas long, je l’espère... et peut-être sera-t-il récompensé.

EDMOND.

Que voulez-vous dire ?

FARIA.

Dantès, regarde !

EDMOND.

Qu’est ceci ?

FARIA.

Regarde bien.

EDMOND.

Je regarde de tous mes yeux, et ne vois qu’un papier à demi brûlé, sur lequel sont tracés des caractères gothiques avec une encre singulière.

FARIA.

Ce papier, mon ami... et maintenant je puis tout vous avouer, puisque je vous ai éprouvé... ce papier, c’est mon trésor, qui, à compter d’aujourd’hui, vous appartient.

EDMOND.

Votre trésor ?

FARIA.

Oui.

EDMOND, à part.

Oh ! mon Dieu ! voilà sa folie qui lui revient...

FARIA.

Dantès, vous êtes un noble cœur, et je comprends, à votre pâleur et à votre frisson, ce qui se passe en vous en ce moment... Non, mon ami, non, soyez tranquille, je ne suis pas fou ! non... Ce trésor existe, Dantès, et, s’il ne m’a pas été donné de le posséder, vous le posséderez, vous... Personne n’a voulu m’écouter ni me croire, parce que l’on me jugeait fou ; mais, vous qui devez savoir mieux que personne que je ne le suis pas, écoutez-moi, et ensuite vous me croirez si vous voulez !... Mais, d’abord, lisez, mon ami, lisez...

EDMOND.

Je ne vois là que des signes tronqués, des mots sans suite, des caractères interrompus par l’action du feu, et qui restent inintelligibles.

FARIA.

Pour vous, mon ami, qui les lisez pour la première fois, mais non pas pour moi qui ai pâli dessus pendant bien des nuits, qui ai reconstruit chaque phrase, complété chaque pensée... Écoutez... Je vous ai, une fois, en parlant de Rome, raconté l’histoire d’Alexandre VI et de César Borgia ?...

EDMOND.

Oui.

FARIA.

Je vous ai dit ces empoisonnements étranges à l’aide desquels ils héritaient des cardinaux qui mouraient autour d’eux... Eh bien, un jour, ils résolurent d’hériter du cardinal Spada, l’un des plus riches cardinaux de Rome. Ils lui envoyèrent un messager pour l’inviter à dîner dans leur vigne. Il en était de ces invitations comme de celles que Néron envoyait par un prétorien : il n’y avait pas moyen de s’y soustraire... Le cardinal répondit qu’il acceptait, et demanda seulement la permission de passer dans une chambre à côté pour y prendre son bréviaire. Dix minutes après, il sortit, son bréviaire sous le bras. À trois heures de l’après-midi, il mourait entre les bras du médecin du pape, sans avoir eu le temps de dire à son valet de chambre autre chose que ces mots : « Remettez ce bréviaire à mon neveu... » Quand le valet de chambre rentra avec son bréviaire, il trouva le neveu expirant. Les Borgia avaient fait les choses en grand. Cependant, contre l’attente du pape, on eut beau chercher dans les palais, dans les caves, dans les vignes du cardinal Spada, on ne trouva, sauf quelques milliers d’écus, sauf quelques bijoux d’un prix médiocre, aucune trace de cette immense fortune que tout le monde connaissait au défunt. Comme le cardinal n’avait d’autre héritier que son neveu, tout fut vendu à l’encan... le bréviaire comme le reste. J’étais grand collectionneur de livres, vous le savez, mon cher Edmond ; j’appris que ce bréviaire historique, qui, depuis trois cents ans, voyageait de bibliothèque en bibliothèque, était à vendre, et je l’achetai...

EDMOND.

Mon Dieu ! mon Dieu !... vous pâlissez...

FARIA.

Donnez-moi le reste du flacon...

EDMOND.

Faria, mon père...

FARIA.

Un jour que j’étais fatigué, je m’endormis dans mon cabinet de travail, vers quatre heures, et ne me réveillai qu’à la nuit... Il faisait trop sombre pour que je pusse continuer à écrire sans lumière... Il restait du feu dans l’âtre, j’avais une bougie devant moi, je cherchai quelque papier pour allumer ma bougie, et, craignant de prendre un papier précieux, je me souvins d’avoir vu, dans le fameux bréviaire, un vieux papier tout jauni par le haut, qui avait l’air d’un signet, et qui avait traversé les siècles, protégé par la vénération ou l’insouciance des acheteurs. Je cherchai, en tâtonnant, cette feuille inutile, je la trouvai, je la tordis, et, la présentant à la flamme mourante, je l’allumai... Mais, sous mes doigts, comme par magie, à mesure que le feu montait, je vis des caractères jaunâtres sortir du papier blanc et apparaître sur la feuille... Alors, je compris qu’il y avait quelque mystère caché là-dessous ; j’étouffai le feu, j’allumai directement la bougie au foyer, je rouvris avec une indicible émotion la lettre froissée ; je reconnus qu’une encre sympathique avait tracé ces lettres, apparentes seulement au contact d’une vive chaleur. Un peu plus du tiers avait été consumé par les flammes ; je lus ce qui en restait, et je fus convaincu d’une chose, c’est qu’après trois siècles, je venais de retrouver le vrai, le seul, l’unique testament du cardinal !

EDMOND.

Grand Dieu !... mais illisible, mais inutile, incomplet, puisqu’il n’y a que la moitié des lignes.

FARIA.

Oui, oui... Mais, à force de travail, j’ai recomposé ce qui manque... Voyez, voyez ! approchez ce papier de l’autre, ils s’adaptent ensemble, et lisez, lisez, Dantès !

EDMOND, lisant.

Ce jourd’hui, 25 avril 1498, ayant été inv                               ité à dîner
par Alexandre VI, et craignant que no                                n content de
m’avoir fait payer ma charge, il ne                                veuille hériter de
moi et ne me réserve le sort                             des cardinaux Caprara et
Bentivoglio, morts empois                                   onnés, je déclare à mon
neveu Guido Spada, mon                              légataire universel, que j’ai
enfoui dans un endroit                                     qu’il connaît pour l’avoir
visité avec moi, c’est-à-dire                            dans les grottes de la petite
île de Monte-Cristo, tout ce                           que je possédais de lingots,
d’or monnayé, pierreries,                               diamants, bijoux ; que seul
je connais l’existence d                              e ce trésor, qui peut monter à
cinq millions d’écus                             romains, et qu’il trouvera, ayant
levé la vingtième r                              oche à partir de la petite crique de
l’est, en droite lig                            ne, lequel trésor je lui lègue en toute
propriété, comm                            e mon seul héritier.

Sare Spada.

 

Mon Dieu !... mon Dieu !... serait-ce vrai ?... Mais comment n’avez-vous pas tenté pour vous-même... ?

FARIA.

J’allais m’embarquer à Livourne pour l’île de Monte-Cristo, lorsque je fus arrêté comme auteur du grand ouvrage de la royauté en Italie, conduit à Fenestrelle, et, de Fenestrelle, au château d’If... Ainsi, aie confiance, Dantès ! car une voix me dit que ce que je n’ai pu faire, tu le feras !... Vrai comme je vais mourir, vrai comme je meurs... Adieu, Dantès !...

Il tombe.

EDMOND.

Mon père ! mon père !... Ah ! plus rien dans le flacon !... Faria !... mon père !... Au secours !... au secours !...

FARIA, recueillant ses forces.

Silence !...

Il expire.

EDMOND.

Oh ! c’est vrai !... Mon Dieu ! auraient-ils entendu ?... Des pas !... on vient !... Ces papiers !...

 

 

Scène II

 

FARIA, couché, LE GEÔLIER, EDMOND, caché

 

LE GEÔLIER.

Je ne me trompais pas, c’était le vieux qui avait appelé... Hé ! l’ami, que fais-tu donc là à terre ?... Mort !...

Il appelle.

Baptiste ! Baptiste !...

DEUXIÈME GEÔLIER.

Quoi ?

PREMIER GEÔLIER.

Viens donc ici !

DEUXIÈME GEÔLIER.

Tiens ! il me semblait aussi avoir entendu appeler.

PREMIER GEÔLIER.

Au secours, n’est-ce pas ?

DEUXIÈME GEÔLIER.

Oui.

PREMIER GEÔLIER.

C’est un coup d’apoplexie... Remettons-le sur son lit.

DEUXIÈME GEÔLIER.

Le fou est allé rejoindre ses trésors... Bon voyage !

PREMIER GEÔLIER.

Pauvre diable ! avec tous ses millions, il n’aura pas de quoi payer son linceul.

DEUXIÈME GEÔLIER.

Oh ! les linceuls du château d’If ne coûtent pas cher.

PREMIER GEÔLIER.

Tu ne sais pas ; comme c’est un savant, peut-être fera-t-on des frais pour lui.

DEUXIÈME GEÔLIER.

Alors, il aura les honneurs du sac.

PREMIER GEÔLIER.

Allons, allons, il ne s’agit pas de cela, il s’agit de prévenir le gouverneur.

DEUXIÈME GEÔLIER.

Viens, en ce cas... Oh ! tu n’as pas besoin de fermer la porte, il ne se sauvera pas.

PREMIER GEÔLIER.

Eh ! qui sait ?... Ces diables de prisonniers, ils sont si malins !... Il n’aurait qu’à faire le mort !...

DEUXIÈME GEÔLIER.

Tu as raison, ferme.

 

 

Scène III

 

FARIA, mort, EDMOND, puis LE GOUVERNEUR, LE MÉDECIN, LA SENTINELLE, sur la galerie

 

EDMOND.

S’ils l’avaient laissée ouverte cependant !... Mais non, non, fermée !... Allons, je n’ai plus qu’une ressource... la galerie... Dors en paix, sainte victime de la méchanceté des hommes !... Maintenant, je vais essayer de faire à moi seul ce que nous devions faire à nous deux... Adieu, Faria !... adieu, mon père !...

Il remonte dans l’excavation.

LA SENTINELLE.

Qui vive ?...

LE GOUVERNEUR.

Ronde major !

LA SENTINELLE.

Pardon, monsieur le gouverneur.

LE GOUVERNEUR.

Qu’y a-t-il, mon ami ?

LA SENTINELLE.

Un mot, s’il vous plaît !

LE GOUVERNEUR.

Allez, docteur, allez avec les geôliers... Je vous rejoins...

À la Sentinelle.

Qu’y a-t-il, mon ami ?

LA SENTINELLE.

Pardon, monsieur le gouverneur, mais nous sommes de garde toutes les vingt-quatre heures, comme vous savez...

LE GOUVERNEUR.

Oui.

LA SENTINELLE.

Eh bien, il y a vingt-quatre heures, je montais donc ma garde ici, à la même place...

LE GOUVERNEUR.

Bien.

LA SENTINELLE.

Je marchais comme je marche... Mais, hier, voyez-vous, ça ne sonnait pas le creux sous mes pieds...

LE GOUVERNEUR.

Où cela ?

LA SENTINELLE.

Ici... Tenez !...

Il frappe la dalle avec la crosse de son fusil.

EDMOND.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !... mon dernier espoir !...

LE GOUVERNEUR.

En effet.

LA SENTINELLE.

Entendez-vous ?

LE GOUVERNEUR.

Parfaitement.

LA SENTINELLE.

Est-ce qu’il y a une cave là-dessous ?

LE GOUVERNEUR.

Non, il y a des cachots... Ton fusil est-il chargé ?

LA SENTINELLE.

Oui, mon commandant.

LE GOUVERNEUR.

Je vais t’envoyer deux autres hommes, et, au jour, nous verrons.

EDMOND.

Je suis maudit !...

Les deux Geôliers sont entrés avec le Médecin.

 

 

Scène IV

 

LE MÉDECIN, LE GOUVERNEUR, entrant, FARIA, mort, EDMOND caché

 

LE DOCTEUR.

Ah ! c’est le fou furieux ?

DEUXIÈME GEÔLIER.

Fou furieux ?... Oh ! non, monsieur le docteur ! Là, je puis en répondre, moi, je l’ai toujours trouvé l’homme le plus doux de la terre... Souvent il me racontait des histoires... et, un jour que ma femme était malade, il l’a guérie.

LE DOCTEUR.

J’ignorais que j’eusse affaire à un confrère... J’espère, monsieur le gouverneur, que vous le traiterez en conséquence.

LE GOUVERNEUR.

Oh ? soyez tranquille... Ainsi, il est mort ?

LE DOCTEUR.

Oui, d’une attaque d’apoplexie.

LE GOUVERNEUR, au Geôlier.

Je vous avais dit de vous munir d’un sac ?

LE GEÔLIER.

Et j’ai accompli vos ordres, monsieur le gouverneur... Voilà.

LE GOUVERNEUR.

Faites tout de suite.

LE DOCTEUR.

Vous êtes bien pressé de vous débarrasser de ce pauvre mort, monsieur le gouverneur ?

LE GOUVERNEUR.

Ce n’est pas cela précisément ; c’est que la sentinelle qui se promène dans la galerie, au-dessus de nos têtes, vient de faire une observation que je désire vérifier, et, pour cela, il faut que le cachot soit vide... Vous êtes sûr qu’il est bien mort, n’est-ce pas ?

LE DOCTEUR.

Très sûr.

LE GOUVERNEUR.

Alors, un peu plus tôt, un peu plus tard...

LE DOCTEUR.

Au fait...

LE GOUVERNEUR.

Que dans un quart d’heure tout soit fini..

Aux Geôliers.

Vous entendez, vous autres ?...

EDMOND.

Si, en passant devant mon cachot, ils allaient l’ouvrir !...

Il retourne précipitamment à son cachot.

UN GEÔLIER, dans le cachot de Faria.

As-tu une corde, toi ?

DEUXIÈME GEÔLIER.

Non.

PREMIER GEÔLIER.

Eh bien, je vais chercher la corde... Va préparer le boulet !

DEUXIÈME GEÔLIER.

Allons...

LE GOUVERNEUR, à la porte du cachot d’Edmond.

Dormez-vous ?...

EDMOND.

Que me veut-on ?

LE GOUVERNEUR.

Rien... Vous prévenir seulement que votre voisin est mort... Vous aviez demandé autrefois un changement de cachot, peut-être pourra-t-on faire ce que vous désirez...

EDMOND.

Merci !... Ils s’éloignent... et de ce côté plus personne...

Il retourne dans le cachot de Faria, il regarde le mort.

Parti seul !... Me voilà revenu seul... seul en face du néant ; plus même la vue, plus même la voix du seul être humain qui m’attachât à la terre ! Si je pouvais mourir, j’irais où il va, et je le retrouverais... Mais comment mourir ?... C’est bien facile, je n’ai qu’à rester ici, je me jetterai sur le premier qui va entrer, je l’étranglerai, et l’on me guillotinera... C’est ce que j’ai de mieux à faire, puisque toute fuite est impossible maintenant... Oh ! non, ce n’est pas la peine d’avoir tant lutté, d’avoir tant souffert, j’irai jusqu’au bout... Non, je veux vivre, je veux lutter, je veux sortir d’ici un jour, fût-ce dans dix ans ! J’ai mes bourreaux à punir, et peut-être aussi, qui sait ? mes amis à récompenser... Mais on va m’oublier ici, et je ne sortirai de mon cachot que comme Faria !... Oh ! qui m’envoie cette pensée ? Est-ce vous, mon Dieu ?... Puisqu’il n’y a que les morts qui sortent librement d’ici, prenons la place des morts. Oui, oui, c’est une inspiration céleste ! Ce couteau... bien ! Si les geôliers s’aperçoivent qu’ils portent un vivant au lieu d’un mort, j’ouvre le sac du haut jusqu’en bas, je profite de leur terreur, et je m’échappe... S’ils veulent m’arrêter, j’ai ce couteau... S’ils me conduisent jusqu’au cimetière et me déposent dans une fosse, je me laisse couvrir de terre, puis je m’ouvre un passage à travers cette terre fraiche, et je m’enfuis... Si je me trompe, si la terre est trop pesante, je meurs étouffé... Tant mieux ! tout est fini !

Il va mettre Faria dans son lit.

S’ils entrent ici, ils croiront que c’est moi qui dors ; les voilà qui reviennent... Aurai-je le temps ?...

PREMIER GEÔLIER, dans le cachot d’Edmond.

Tenez, puisque vous êtes éveillé, pour ne pas vous déranger, on vous apporte votre déjeuner tout de suite.

DEUXIÈME GEÔLIER.

Eh bien, il ne répond pas, ton prisonnier...

PREMIER GEÔLIER.

Ne m’en parle pas, c’est un maniaque, celui-ci... Il dort les trois quarts du temps...

DEUXIÈME GEÔLIER.

Qui dort dîne... Allons, viens !

PREMIER GEÔLIER.

Attends, prête-moi ta lanterne... Oh ! il dort, il n’y a rien à dire...

Pendant ce temps, Edmond s’est enfermé dans le sac.

EDMOND.

Protégez-moi, mon Dieu !...

PREMIER GEÔLIER, dans le cachot de Faria.

Attends...

Il lie le sac.

DEUXIÈME GEÔLIER.

C’est qu’il est encore lourd pour un vieillard si maigre...

PREMIER GEÔLIER.

Dame, on dit que chaque année ajoute une demi-livre au poids des os...

DEUXIÈME GEÔLIER.

Il me semble plus grand que de son vivant...

PREMIER GEÔLIER.

Tu sais bien que l’on grandit en mourant.

DEUXIÈME GEÔLIER.

As-tu fait ton nœud ?

PREMIER GEÔLIER.

Oui... Et toi ?

DEUXIÈME GEÔLIER.

Ce serait bien bête, de nous charger d’un poids inutile... J’attacherai la chose là-haut...

PREMIER GEÔLIER.

Y es-tu ?...

DEUXIÈME GEÔLIER.

Oui !

Ils enlèvent le sac.

 

 

Onzième Tableau

 

La plate-forme du château d’If ; à l’entour, les rochers et la mer. La nuit est sombre.

 

 

Scène unique

 

LES DEUX GEÔLIERS, portant EDMOND

 

PREMIER GEÔLIER.

Allons !

Ils traversent la galerie et gravissent lentement les rochers.

DEUXIÈME GEÔLIER.

Attends... C’est ici.

PREMIER GEÔLIER.

Ici, quoi ?...

DEUXIÈME GEÔLIER.

Que j’ai mis le boulet.

PREMIER GEÔLIER.

L’as-tu ?

DEUXIÈME GEÔLIER.

Oui.

PREMIER GEÔLIER.

Bien !

DEUXIÈME GEÔLIER.

Est-ce fait ?...

PREMIER GEÔLIER.

Il n’a rien perdu pour attendre... Un boulet de trente-six, comme à un capitaine !

DEUXIÈME GEÔLIER.

En ce cas, en route !

PREMIER GEÔLIER.

Mauvais temps ! Il ne fera pas bon en mer, cette nuit...

DEUXIÈME GEÔLIER.

Oui... Le pauvre vieux court grand risque d’être mouillé.

PREMIER GEÔLIER.

Bon ! nous voilà arrivés...

DEUXIÈME GEÔLIER.

Plus loin, plus loin... Tu sais bien que le dernier est resté en route, brisé sur le rocher... et que le gouverneur nous a dit, le lendemain, que nous étions des fainéants...

PREMIER GEÔLIER.

Ici, est-ce bien ?

DEUXIÈME GEÔLIER.

Oui.

PREMIER GEÔLIER, balançant le corps.

Une !

DEUXIÈME GEÔLIER.

Deux !

ENSEMBLE.

Trois !

Ils lancent le corps, qui disparaît On entend un grand cri qu’étouffent le vent et le bruit des flots.

EDMOND, paraissant sur un rocher.

Sauvé !... mon Dieu ! sauvé !...

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