Petites Folles (Alfred CAPUS)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois au Théâtre des Nouveautés le 3 octobre 1897.

 

Personnages

 

BRIDEL, 35 ans

DENOIZEAU, 30 ans

LEVERQUIN, 36 ans

EDMOND TOURY, 30 ans

DE HUPONT, 28 ans

VARINOIS, 60 ans

DOCTEUR BLUCHE

BOIRÉ

CRÉMYER

LIVERDON

LUCIENNE, 26 ans

MADAME VARINOIS, 52 ans

ESTELLE, 24 ans

MADAME LEMOUTIER, 30 ans

LOUISETTE, 20 ans

PREMIÈRE DAME

DEUXIÈME DAME

UNE BONNE

 

À Paris, de nos jours.

 

 

ACTE I

 

Chez madame Varinois. Boudoir très élégant.

 

 

Scène première

 

BRIDEL, LUCIENNE, MADAME VARINOIS

 

MADAME VARINOIS, à Bridel.

Et c’est tout ce que vous trouvez à dire quand on insulte votre belle-mère et votre femme ?

BRIDEL, haussant les épaules.

On ne vous a pas insultées.

LUCIENNE.

Vraiment ? Vous trouvez que ce monsieur n’a pas insulté ma mère ?

MADAME VARINOIS.

Il m’a appelée « toquée ».

BRIDEL.

Ce n’est pas une insulte.

MADAME VARINOIS.

Et qu’est-ce que c’est, je vous prie ?

BRIDEL.

C’est une réflexion. D’ailleurs, moi, je l’ai appelé « goujat ». Ça, c’est une insulte.

MADAME VARINOIS.

Il vous a jeté sa carte au visage.

BRIDEL.

Je ne l’ai pas ramassée et je lui ai répondu : « Monsieur, je n’ai pas besoin de votre carte. » – Alors, comme je faisais le geste de me précipiter sur lui, on nous a séparés. Nous sommes sortis de l’exposition, et je ne vois pas ce que vous avez à me reprocher, ni l’une ni l’autre.

MADAME VARINOIS.

Il y a des choses que vous ne comprendrez jamais.

BRIDEL.

Et selon vous, qu’aurais-je dû faire ?

MADAME VARINOIS.

Puisque ce monsieur vous donnait sa carte, vous auriez dû lui donner la vôtre.

BRIDEL.

Après ?

MADAME VARINOIS.

Après, vous auriez constitué des témoins qui auraient arrangé l’affaire ; mais vous auriez eu la satisfaction de vous dire que vous vous conduisiez en homme du monde.

LUCIENNE.

C’était pourtant bien simple.

MADAME VARINOIS.

Vous ne vous êtes jamais battu, je parie ?

BRIDEL.

Pardon... Une fois...

LUCIENNE.

Mais non !

BRIDEL.

Dans un cale.

MADAME VARINOIS.

Ce n’est pas se battre, c’est se colleter. Vous n’avez jamais eu de duel ?

BRIDEL.

Non... ou, du moins, je ne me rappelle pas.

LUCIENNE, avec un air de mépris.

Charmante plaisanterie, vraiment !

MADAME VARINOIS, le toisant.

En effet, vous ne paraissez pas très batailleur. Quand je pense que monsieur Varinois lui-même a eu un duel dans les premiers temps de notre mariage !

BRIDEL, incrédule.

Mon beau-père s’est battu ? Cela m’étonne bien.

MADAME VARINOIS.

Je ne vous dis pas qu’il s’est battu... Je vous dis qu’il a eu un duel.

BRIDEL.

À cause de vous ?

MADAME VARINOIS.

Oui, monsieur, à cause de moi. Nous sommes allés acheter ensemble une paire d’épées, qui est là dans le hall... On ne s’en est pas servi, parce que l’affaire s’est arrangée sur le terrain.

BRIDEL.

Oui, monsieur Varinois a fait des excuses.

MADAME VARINOIS.

Lui ? Jamais ! Ce sont ses témoins.

 

 

Scène II

 

BRIDEL, LUCIENNE, MADAME VARINOIS, VARINOIS, entrant, un journal à la main

 

VARINOIS.

Bonne promenade, mes enfants ?

MADAME VARINOIS.

N’est-ce pas, Auguste, que tu as eu un duel ?

VARINOIS.

Parfaitement. Il y a de cela environ vingt-cinq ans. J’étais allé avec Eudoxie à une exposition de peinture...

BRIDEL.

Tiens ! comme nous.

VARINOIS.

Nous nous trouvions devant une femme nue, – je la vois encore d’ici, – c’était la première femme nue, à droite, en entrant. Eudoxie s’est disputée avec un monsieur qui l’empêchait de voir. Le monsieur l’a appelée « toquée » !

BRIDEL.

Déjà !

MADAME VARINOIS.

C’est ce qui prouve que les hommes étaient aussi grossiers il y a vingt ans qu’aujourd’hui, mais ils étaient peut-être moins...

Regardant Bridel.

timides.

LUCIENNE.

Enfin, ne parlons plus de cette histoire-là.

MADAME VARINOIS.

Qui ne se renouvellera pas. Ton mari met trop de mauvaise grâce à nous accompagner pour que je le lui demande encore.

BRIDEL.

Permettez... Je vous ai dit que mes occupations ne me laissent pas le temps d’aller me promener dans les magasins, ni dans les expositions.

MADAME VARINOIS.

Vous n’êtes pas très artiste ?

BRIDEL.

Je suis fabricant de produits chimiques ; je vends les couleurs dont les artistes se servent.

MADAME VARINOIS, lui tendant la main.

Allons, mon gendre, sans rancune... Vous savez que vous dînez ce soir à la maison ?

BRIDEL.

On n’oublie pas ces choses-là, belle-maman.

MADAME VARINOIS.

D’ailleurs, vous avez tout le temps de mettre votre frac. Le dîner est pour huit heures et demie.

VARINOIS.

Huit heures et demie !

MADAME VARINOIS.

Vous savez qu’on dîne très tard, aujourd’hui.

VARINOIS.

C’est commode pour les personnes qui vont au théâtre.

MADAME VARINOIS.

Les gens comme il faut n’arrivent jamais au spectacle avant dix heures et demie.

BRIDEL.

Et ils disent que le premier acte n’est pas bon.

VARINOIS, à sa femme.

Tu tiens beaucoup, chère amie, à ce que je me mette en habit noir ?

MADAME VARINOIS.

Depuis quand dîne-t-on en veston ?

VARINOIS.

Moi, je dîne en veston depuis une quarantaine d’années.

MADAME VARINOIS.

C’est une habitude qu’il faut perdre, et vous aussi, mon gendre.

BRIDEL.

Et qui sont vos invités, belle-maman, sans indiscrétion ?

MADAME VARINOIS.

Quelques intimes, seulement. Le neveu de mon mari, Edgard Denoizeau.

À Bridel.

Il ne vous plaît pas, notre neveu, Edgard Denoizeau ?

BRIDEL.

Au contraire... Je le trouve charmant, un peu fatigué, peut-être... Il a tort de rester toutes les nuits au cercle jusqu’à trois heures du matin.

VARINOIS.

Son médecin lui a dit que le jour où il se coucherait plus tôt, il serait perdu.

BRIDEL.

Ah !... Qui est-ce, son médecin ?

VARINOIS.

C’est celui du cercle.

MADAME VARINOIS.

Le docteur Bluche, qui dîne également avec nous.

BRIDEL, à madame Varinois.

Et ensuite ?

MADAME VARINOIS.

Estelle et son mari.

BRIDEL.

La famille...

MADAME VARINOIS.

Monsieur Edmond Toury.

BRIDEL, faisant la grimace.

Ce boursier ? Hum !

MADAME VARINOIS.

Monsieur Toury n’est pas un boursier. C’est un gentleman qui s’occupe d’opérations de bourse.

BRIDEL.

Et qui vous fait jouer.

MADAME VARINOIS.

J’ai gagné trente mille francs, l’année dernière. Vous n’aimez pas monsieur Toury, je vois ?

BRIDEL.

Pas du tout, oh ! mais là, pas du tout !

MADAME VARINOIS.

Voilà qui est fâcheux... Nous avons encore monsieur de Hupont...

BRIDEL.

Un gommeux !

MADAME VARINOIS.

Un jeune homme des plus distingués... membre de trois clubs... Et c’est tout. Maintenant, mon gendre, que vous êtes renseigné, je vais enlever mon chapeau et faire un brin de toilette.

Elle sonne. Paraît Louisette, tête baissée, air triste.

LOUISETTE.

Madame ?

MADAME VARINOIS.

Il n’est pas venu de visite en mon absence ?

LOUISETTE.

Non, madame.

MADAME VARINOIS.

Toujours triste, mon enfant ?

LOUISETTE.

Toujours, Madame.

MADAME VARINOIS.

Vous ne vous consolez pas ?

LOUISETTE.

Lentement, bien lentement, et encore grâce aux bontés de Madame.

MADAME VARINOIS.

Ah ! les chagrins d’amour !... Ne regrettez rien, Louisette... Vous êtes bien heureuse d’avoir des chagrins d amour... Venez m’aider à m’habiller...

Elle sort avec Louisette.

 

 

Scène III

 

BRIDEL, VARINOIS, LUCIENNE

 

Varinois, dans un fauteuil, lit son journal.

LUCIENNE.

Moi aussi, je vais m’habiller.

BRIDEL, à Lucienne, qui fait mine de se retirer.

Tu pars ?

LUCIENNE.

Je vais changer de robe pour dîner.

Elle fait quelques pas.

BRIDEL.

Lucienne !

LUCIENNE.

Quoi ?

BRIDEL.

Lucienne, tu n’es plus la même avec moi depuis quelque temps.

LUCIENNE.

Quelle est cette plaisanterie ? Et en quoi suis-je changée, s’il vous plaît ?

BRIDEL.

Ce sont des riens, un je ne sais quoi... des nuances...

LUCIENNE.

Vous ne pourriez pas me citer un détail un peu plus précis ?

BRIDEL.

Oh ! je reconnais que je n’ai rien de bien grave à te reprocher. Nous n’avons pas plus de disputes qu’autrefois... Pour un esprit superficiel, comme ta mère par exemple, notre ménage est aussi uni que par le passé. Eh bien ! non, ce n’est pas vrai... nous ne faisons plus un bon ménage. Nous n’en faisons pas encore un mauvais, mais nous n’en faisons plus un bon !

LUCIENNE.

Tu es fou, mon pauvre ami. Que veux-tu que je réponde à de pareils enfantillages ?

BRIDEL.

Est-ce que tu t’ennuies ?

LUCIENNE.

Mais pas du tout.

BRIDEL.

Veux-tu faire un voyage ? Je suis obligé de partir bientôt pour les affaires de la maison. Je vais visiter une carrière à Saint-Sébastien... Veux-tu venir avec moi, à Saint-Sébastien ?

LUCIENNE.

Merci. Le printemps est plus agréable à Paris que n’importe où.

BRIDEL.

Je te ferai voir une course de taureaux. Veux-tu voir une course de taureaux ?

LUCIENNE.

Je n’aime pas les courses et je n’aime pas les taureaux.

BRIDEL.

Quel plaisir peux-tu avoir à te promener toute la journée avec ta mère ?

LUCIENNE.

Tu ne peux presque jamais m’accompagner. Avec qui veux-tu que je me promène ?... Trouve-moi quelqu’un... Oh ! tu finis par être agaçant, je t’assure. Ce n’est pas moi qui change, c’est toi. Tu deviens nerveux, tu deviens inquiet. Si ça continue, ton caractère finira par s’aigrir et la vie sera insupportable... Et quand je pense que tu me fais cette scène-là parce que maman t’a prié de te mettre en habit noir pour dîner.

BRIDEL.

Il est absurde de mettre un habit pour dîner chez sa belle-mère !... Et encore l’habit, ça me serait bien égal... C’est la société qu’on reçoit.

LUCIENNE.

Elle est très gaie... Et puis, maman reçoit qui lui plaît : ça ne me regarde pas, ni toi non plus.

Elle sort.

BRIDEL, à part, avec des gestes saccadés.

Nous verrons... nous verrons... nous verrons...

Se tournant vers Varinois qui sommeille.

Beau-père ?

VARINOIS.

Qu’y a-t-il, mon ami ?

BRIDEL.

N’aviez-vous pas fait jadis le projet de vous retirer à la campagne avec madame Varinois ?

VARINOIS.

Ce serait mon rêve, mon ami, ce serait mon rêve... Une propriété au bord de l’eau... la pêche à la ligne... Pourquoi ai-je travaillé pendant trente ans, douze heures par jour ? C’est pour pouvoir pécher à la ligne quand je serai vieux... Mais ma femme ne veut pas.

BRIDEL.

Vous devriez l’y forcer, que diable ! Vous êtes le maître.

VARINOIS.

Ce n’est pas dans ma nature. D’ailleurs, j’aurais beau l’y forcer, elle ne voudrait pas tout de même.

BRIDEL.

Mais...

VARINOIS.

J’ai essayé de tous les raisonnements, mon ami... j’ai même prié le vieux médecin de la famille de lui recommander la campagne pour sa santé... Elle ne veut rien entendre...

Apercevant madame Varinois qui revient.

Tenez, vous allez voir.

 

 

Scène IV

 

BRIDEL, VARINOIS, MADAME VARINOIS

 

MADAME VARINOIS.

Que dites-vous là, tous les deux ?

BRIDEL.

Nous parlons du printemps... du printemps qui commence... des fleurs... des premières feuilles... du plaisir qu’on aurait d’être dans une belle propriété...

VARINOIS.

Il y en a justement une à vendre, dans les annonces de mon journal... Quatre heures de Paris seulement, à deux kilomètres d’une gare... chasse et pêche... Veux-tu que nous allions la visiter ?

MADAME VARINOIS.

Encore !... Je vous ai déjà répondu à ce sujet. La campagne me tuerait, et vous aussi.

VARINOIS.

Pourtant, le docteur...

MADAME VARINOIS.

Il est très routinier, notre vieux docteur. Je consulterai celui d’Edgard.

Regardant Bridel.

Vous n’avez pas l’air content, Adolphe ?

BRIDEL.

Eh bien ! non, madame, je ne suis pas content.

MADAME VARINOIS.

En vérité !... Et peut-on savoir la cause de cette mauvaise humeur ?

BRIDEL.

Oui, madame, et je vais vous la dire. Je ne suis même pas fâché de la dire devant votre mari... Eh bien ! je trouve que vous recevez depuis quelque temps une société de gommeux, de boursiers, d’hommes du monde, si vous préférez, qui me porte sur les nerfs.

MADAME VARINOIS.

Quel dommage !

BRIDEL.

Ces messieurs font en outre la cour à vos deux filles avec un cynisme dont je m’étonne que vous ne vous aperceviez pas... C’est même pour ça qu’ils viennent chez vous... Vous les retrouvez au théâtre, dans les expositions et dans d’autres endroits plus ou moins convenables.

MADAME VARINOIS.

Monsieur !

BRIDEL.

Ils vous racontent des histoires scandaleuses qui vous font pâmer et ils disent devant vous et devant ma femme de véritables obscénités.

MADAME VARINOIS.

Des obscé !... Voilà des façons de parler !

BRIDEL.

Devant vous, cela me serait égal...

VARINOIS.

Oh ! à moi aussi.

BRIDEL.

Quant à Lucienne, c’est une autre affaire. Si je tenais à ce qu’elle entendit des indécences, je les lui dirais moi-même. J’en connais. Mais ce n’est généralement pas pour cela qu’une jeune femme va chez sa mère. Ma parole d’honneur, je ne sais pas ce qui vous prend depuis quelques mois !...

VARINOIS.

C’est depuis qu’elle s’est mise à lire des romans.

MADAME VARINOIS.

Mon gendre, vous êtes fou... et non seulement vous êtes fou, mais vous êtes très imprudent ! Si vous empêchez Lucienne de prendre les récréations les plus innocentes...

BRIDEL.

Ah !

MADAME VARINOIS.

Et de chercher à se distraire comme toutes les femmes de son âge le font aujourd’hui...

BRIDEL.

En vivant au milieu de jeunes gens qui lui débitent des énormités !

MADAME VARINOIS.

Chaque époque a ses exigences... Alors, je ne réponds plus de ce qui arrivera. Lucienne est la plus gentille femme de la terre. Je vous conseille donc d’avoir confiance en elle et de ne pas la tracasser. Je ne voudrais pas qu’elle fût malheureuse comme je l’ai été.

VARINOIS, étonné.

Tu as été malheureuse ?

MADAME VARINOIS.

Vous ne vous en êtes jamais aperçu, naturellement.

VARINOIS.

En effet.

MADAME VARINOIS.

J’ai mené une existence d’une platitude sinistre, à tenir des écritures et des comptes de ménage. Qu’ai-je fait de toute ma jeunesse ?

VARINOIS.

Tu as fait deux filles.

MADAME VARINOIS.

Quand me suis-je amusée, seulement une heure ?

VARINOIS.

Tu n’as pas un tempérament à t’amuser.

MADAME VARINOIS.

Qu’en savez-vous ? Avez-vous la prétention de connaître mon tempérament ?

VARINOIS.

Permets...

MADAME VARINOIS.

Vous, vous vous êtes amusé ; mais moi...

VARINOIS.

Qu’as-tu à me reprocher, je te prie ?... N’ai-je pas un bon caractère ?

MADAME VARINOIS.

Qu’est-ce que ça a d’amusant, un bon caractère ? Vous n’êtes pas méchant : il n’aurait plus manqué que ça !

VARINOIS.

Je suis très gai.

MADAME VARINOIS.

Vous ?

VARINOIS.

Mais oui.

MADAME VARINOIS.

Avec les autres, peut-être, mais pas avec moi.

VARINOIS.

Tu oublies...

MADAME VARINOIS.

Depuis notre nuit de noces, vous ne m’avez pas fait rire une seule fois.

LOUISETTE entre en annonçant.

M. Denoizeau.

 

 

Scène V

 

BRIDEL, VARINOIS, MADAME VARINOIS, DENOIZEAU, habit noir, cravate blanche... un bouquet à la main et un petit paquet de livres

 

DENOIZEAU, présentant le bouquet à madame Varinois.

Ma chère tante... Mon oncle...

BRIDEL.

Bonjour, gamin.

MADAME VARINOIS, prenant le bouquet.

Merci, mon cher Edgard... Vous arrivez le premier.

DENOIZEAU.

Vous savez quel plaisir j’ai à causer avec vous.

VARINOIS.

Je vais m’habiller pendant que tu bavardes avec ta tante.

BRIDEL.

Et moi aussi.

Il sort avec Varinois.

 

 

Scène VI

 

DENOIZEAU, MADAME VARINOIS

 

MADAME VARINOIS.

Ce bon docteur n’est pas avec vous ?

DENOIZEAU.

Il viendra tout à l’heure. Je l’ai laissé au cercle.

MADAME VARINOIS.

C’est l’heure de sa consultation ?

DENOIZEAU.

Non, c’est l’heure où il joue ses consultations au baccara.

MADAME VARINOIS.

Maintenant, Edgard, racontez-moi des histoires... Mettez-moi au courant... Dites-moi les potins.

DENOIZEAU.

En fait d’histoire, il m’en est arrivé une... Oh ! mais une !...

MADAME VARINOIS.

Vous m’intriguez... Parlez vite.

DENOIZEAU.

C’est qu’elle est un peu risquée.

MADAME VARINOIS.

Tant mieux !

DENOIZEAU.

Non, au fait, je ne peux pas vous dire...

MADAME VARINOIS.

Edgard, je vous en prie.

DENOIZEAU.

Vous y tenez ?

MADAME VARINOIS.

Oui, oui... Contez-moi vos petites fredaines, Edgard... Eh ! nous autres, vieilles femmes, ne sommes-nous pas les confidentes naturelles des jeunes gens ?

DENOIZEAU, s’asseyant.

Alors, voici. Vous vous rappelez combien j’aimais Antonia... ?

MADAME VARINOIS.

Eh bien ! vous ne l’aimez plus, Antonia ?

DENOIZEAU.

Si, je l’aime encore, mais je romps avec elle.

MADAME VARINOIS.

Ah ! bah !... Voilà un événement ! Et à la suite de quoi ?

DENOIZEAU.

Antonia me trompait.

MADAME VARINOIS.

Ce n’est pas bien grave.

DENOIZEAU.

En effet, ce n’aurait pas été grave, si elle ne m’avait trompé que pour le plaisir ou même pour de l’argent. Mais j’ai fini par m’apercevoir de cette singularité qu’elle ne me trompait que pour m’être désagréable.

MADAME VARINOIS.

Étrange, en effet.

DENOIZEAU.

Elle affecte de choisir mes camarades de club, des gens avec qui je me rencontre plusieurs fois par jour.

MADAME VAUINOIS.

Alors, vous avez rompu ?

DENOIZEAU.

Oui. Figurez-vous que cette nuit, à trois heures du matin, j’ai l’idée d’aller lui dire un petit bonjour. J’étais complètement décavé et d’assez mauvaise humeur. J’ouvre la porte, mon bougeoir à la main. Tout à coup, une ombre se précipite vers moi, éteint ma bougie et disparaît par la porte entr’ouverte.

MADAME VARINOIS.

Vous n’avez pas pu distinguer ses traits ?

DENOIZEAU.

Non, mais ce doit être un de mes amis, car, en partant il m’a serré la main dans l’obscurité.

MADAME VARINOIS.

Ah !

DENOIZEAU.

Ce n’est pas tout... Je rallume ma bougie. Soudain, un second monsieur, sortant de l’appartement d’Antonia, se glisse entre moi et le mur, et, en passant, souffle la bougie encore une fois. Cette fois-ci, je perds patience et d’un violent coup de poing, je lui enfonce son chapeau jusqu’au milieu du visage.

MADAME VARINOIS.

Ce n’était pas le moyen de le reconnaître.

DENOIZEAU.

Je le pousse dans l’escalier... Enfin, je pénètre chez Antonia...

MADAME VARINOIS.

Il n’y avait plus personne ?

DENOIZEAU.

Il n’y avait que les restes d’un souper. Madame venait de souper, avec deux de mes collègues du club, probablement. Elle n’a pas voulu me les nommer. Elle a bien fait, car je leur aurais envoyé des témoins.

MADAME VARINOIS.

Bien !

DENOIZEAU.

Et savez-vous ce qu’elle a répondu à mes reproches, Antonia ? Elle a répondu : « Ah ça ! est-ce que vous deviendriez jaloux, par hasard ? » – J’étais furieux.

MADAME VARINOIS.

Vous ne l’avez pas battue ?

DENOIZEAU.

Tiens ! je n’y ai pas pensé.

MADAME VARINOIS.

Et vous êtes parti ?

DENOIZEAU.

Non... Comme j’étais très fatigué, je me suis couché, et ce matin, à midi, en me levant, j’ai rompu avec Antonia... rompu définitivement. Je veux me consacrer désormais à la vie de famille...

Il lui baise la main.

Il n’y a encore que cela de vrai.

MADAME VARINOIS.

Vous êtes un bon garçon, Edgard. Et vous m’avez rendu un service que je n’oublierai jamais. Vous avez mis de la gaieté dans ma maison, qui était bien morne ; vous y avez introduit un air de fête... des jeunes gens... de l’animation...

DENOIZEAU.

Je me suis promis de faire de votre salon un des plus amusants de Paris, peu à peu... Il faut le temps. – Demain, dans l’après-midi, je vous amènerai madame Lemoutier... je lui ai parlé de vous. Elle brûle de faire votre connaissance.

MADAME VARINOIS.

Madame Lemoutier ?

DENOIZEAU.

C’est une petite femme divorcée, qui a un salon littéraire. Elle est charmante.

MADAME VARINOIS.

Merci, mon cher enfant, merci.

DENOIZEAU.

Je dois vous prévenir que sa conduite n’est pas absolument irréprochable.

MADAME VARINOIS.

Qu’importe ! Mon rêve, voyez-vous, maintenant que je n’ai plus l’âge de mener la vie active, serait d’avoir autour de moi une société de gens élégants qui n’auraient rien à faire toute la journée que de parler d’amour et de s’habiller à la dernière mode.

DENOIZEAU.

Nous en trouverons.

MADAME VARINOIS.

L’être que j’admire le plus au monde, mon cher Edgard, est ce fameux baron d’Encolure que je ne connais pas même de vue ; cet homme si célèbre par ses conquêtes, ses duels, ses aventures, et qui passe pour avoir été l’amant de la plupart des femmes du second Empire !...

DENOIZEAU.

Ainsi, vous seriez contente de dîner avec le baron d’Encolure ?

MADAME VARINOIS.

Ah !...

DENOIZEAU.

Eh bien ! le baron viendra dîner ici, chez vous, samedi.

MADAME VARINOIS.

Ah ! mon Dieu !

Sévèrement.

J’espère que vous ne me feriez pas une plaisanterie pareille ?

DENOIZEAU.

Pour qui me prenez-vous ? Le baron est de mes relations, de mes amis, oserai-je dire... J’ai été une fois témoin contre lui dans un duel. Nous nous sommes liés à cette occasion. Il y a longtemps que je le travaillais pour l’attirer ici... Je voulais vous faire cette surprise ; mais il est si occupé, si demande !... C’est effrayant... Enfin, cette après-midi, tout à l’heure, il me la promis formellement...

MADAME VARINOIS, serrant la main de Denoizeau avec effusion.

Alors, vous venez de le voir ?

DENOIZEAU.

Rue de Sèze... Il sortait de l’exposition de peinture. Le baron adore les arts, comme vous ne l’ignorez pas, et tous les sports en général.

MADAME VARINOIS.

Il sortait de l’exposition ! J’y suis allée aussi avec ma fille...

DENOIZEAU.

Je l’ai donc accosté... il semblait furieux, faisait des moulinets avec sa canne. – « Qu’avez-vous, baron ? lui ai-je dit, mauvaise peinture ? – Il s’agit bien de peinture, me répond-il ; je viens d’être insulté par un insolent ! »

MADAME VARINOIS.

Hein ?

DENOIZEAU.

« Un... je ne sais qui, ajouta-t-il... qui m’a appelé goujat ! moi, d’Encolure ! »

MADAME VARINOIS, à part.

Ah ! Seigneur Dieu !

DENOIZEAU.

Qu’avez-vous ?

MADAME VARINOIS, fébrile.

Continuez, continuez...

DENOIZEAU.

« Je lui ai jeté ma carte au visage, – c’est toujours le baron qui parle, – mais le drôle s’est échappé. Si jamais je le retrouve !... »

MADAME VARINOIS.

Ah ! mon ami !...

DENOIZEAU, regardant madame Varinois qui s’est laissée tomber sur un fauteuil.

Mais, qu’avez-vous donc ?

MADAME VARINOIS.

Ah ! mon ami, quelle histoire !

DENOIZEAU.

Qu’y a-t-il ?

MADAME VARINOIS.

C’est mon gendre qui a appelé le baron « goujat » !

DENOIZEAU.

Qui ça ?... Bridel ? Est-ce possible ?...

MADAME VARINOIS.

C’est l’affreuse vérité ! Le baron, – pouvais-je soupçonner que c’était le baron ? – m’empêchait de voir un tableau. Je l’ai un peu bousculé, machinalement... Il m’a appelée « toquée » !

DENOIZEAU, protestant.

Oh ! Vous devez avoir mal entendu... Jamais le baron n’a traité ainsi une femme, surtout une femme chez qui il doit dîner le samedi suivant.

MADAME VARINOIS.

Il ne le savait pas encore.

DENOIZEAU.

Je vous affirme que vous vous êtes trompée, jamais le baron...

Il fait des gestes de dénégation.

MADAME VARINOIS.

Oui, vous avez raison... J’ai dû me tromper. Au fait, pourquoi m’aurait-il appelée « toquée » ? Mais ce qui n’est que trop exact, mon ami, c’est que mon gendre, lui, l’a appelé « goujat » !

DENOIZEAU.

Ça, c’est grave.

MADAME VARINOIS.

Et que le baron lui a lancé sa carte à la figure.

DENOIZEAU.

Bridel ne lui a pas remis la sienne, en échange ?... D’habitude, entre gens du monde...

MADAME VARINOIS.

Est-ce que Bridel est un homme du monde ?

DENOIZEAU.

Avant tout, il faut trouver un prétexte pour décommander le baron...

MADAME VARINOIS.

Jamais !

DENOIZEAU.

Mais, ma pauvre tante, il vous reconnaîtra, il reconnaîtra Bridel. Ce serait un scandale abominable.

MADAME VARINOIS.

Arrangez l’affaire d’ici là, d’une manière ou d’une autre !

DENOIZEAU.

Ce n’est pas commode. Le baron est très susceptible.

MADAME VARINOIS.

Allez le trouver... Avouez-lui tout.

DENOIZEAU.

Il exigera au moins des excuses...

MADAME VARINOIS.

Je lui en ferai.

DENOIZEAU.

Pas de vous... de votre gendre.

MADAME VARINOIS.

Mon gendre lui fera des excuses, je vous en réponds... Nous lui en ferons tous.

DENOIZEAU.

Et si Bridel s’y refuse ?

MADAME VARINOIS

Je l’y forcerai... je vous jure que je l’y forcerai...

DENOIZEAU.

C’est que le baron lui enverrait immédiatement ses témoins.

MADAME VARINOIS.

Devant cette perspective, mon gendre n’hésitera pas...

Réfléchissant.

S’il allait se battre, pourtant ?

DENOIZEAU.

Ce serait très chic.

MADAME VARINOIS.

Croyez-vous que si le baron blessait mon gendre légèrement, à la main par exemple, il viendrait tout de même dîner samedi prochain ?

DENOIZEAU.

À plus forte raison. Il y mettrait même de la coquetterie.

MADAME VARINOIS.

Mais nous n’en arriverons pas à cette extrémité... Pas un mot de ceci devant monsieur Bridel. Je me charge de le prévenir tout doucement, quand ce sera nécessaire. J’entends quelqu’un de nos invités... Parlons d’autre chose... M’avez-vous apporté les derniers romans parus ?

DENOIZEAU, allant prendre le paquet qu’il a placé précédemment sur une table.

Les voici.

Il ouvre le paquet.

Le Feu au Cœur...

MADAME VARINOIS.

C’est beau ! Et l’autre ?

DENOIZEAU.

Plus que Vierge !

MADAME VARINOIS.

C’est délicieux !

DENOIZEAU.

On ne parle que de ça dans les salons.

LOUISETTE, annonçant.

Monsieur Edmond Toury !

 

 

Scène VII

 

DENOIZEAU, MADAME VARINOIS, EDMOND, habit noir et cravate blanche, LOUISETTE

 

EDMOND, entrant, introduit par Louisette.

Mes hommages, madame... Bonjour, Denoizeau...

Se retournant vers Louisette.

Vous êtes toujours satisfaite de ma jeune protégée, chère madame ?

MADAME VARINOIS.

J’en suis très contente. Un peu distraite, peut-être...

Louisette baisse les yeux.

Oui, oui... je comprends... le chagrin...

EDMOND, à Denoizeau.

Admettez-vous cela qu’on promette le mariage à cette jolie fille et qu’un beau jour on la plante là ?

DENOIZEAU.

C’est une honte !

EDMOND.

Tu te consoleras, petite Louisette.

LOUISETTE, le regardant.

Je suis déjà à moitié consolée, monsieur Edmond.

Elle sort.

EDMOND, à part.

Cette petite me regarde avec des yeux !...

 

 

Scène VIII

 

DENOIZEAU, MADAME VARINOIS, EDMOND

 

EDMOND.

Elle est gentille, n’est-ce pas, Denoizeau ?

DENOIZEAU.

Tout à fait... D’où la connaissez-vous donc ?

EDMOND.

Elle était femme de chambre chez une dame que...

DENOIZEAU.

Ah bon !...

MADAME VARINOIS.

Eh bien ! la Bourse ?...

EDMOND.

Nous avons monté.

MADAME VARINOIS.

Que vous disais-je ? M’avez-vous acheté du Hongrois ?

EDMOND.

À fond.

MADAME VARINOIS.

Et du Turc ?

Signe d’Edmond.

Par exemple, vous me liquiderez mes Italiens... Je ne crois pas à l’Italien en ce moment-ci...

EDMOND.

Heu !

MADAME VARINOIS, catégorique.

Je n’y crois pas... Vous ne vous êtes jamais repenti d’avoir suivi mes conseils ?

EDMOND.

Le fait est que vous avez un flair de la spéculation...

MADAME VARINOIS.

J’ai le sens de la Bourse. Quand une valeur va monter, j’ai une espèce de frisson qui me prévient...

EDMOND.

Je ne connais qu’un homme qui ait autant de flair que vous.

MADAME VARINOIS.

Et qui donc ?

EDMOND.

Un poète.

MADAME VARINOIS.

Pour demain, voici ce qu’il faut acheter. J’ai préparé une liste... je vais vous la chercher.

Elle sort.

 

 

Scène IX

 

EDMOND, DENOIZEAU

 

EDMOND.

Très bonne femme... maison excellente... cuisine délicieuse... tout enfin !...

DENOIZEAU.

N’est-ce pas ?... Moi, c’est ici que je me refais de mes fatigues... Un garçon, à trente-cinq ans, commence à avoir besoin de mener de temps en temps la vie de famille.

EDMOND.

C’est mon avis. Par malheur, tout le monde n’a pas une famille comme la vôtre.

DENOIZEAU.

Ça !

EDMOND.

Madame Varinois surtout a une largeur de vues... une indulgence... Ah ! la bourgeoisie est moins arriérée qu’on ne croit. Votre père à vous était notaire, n’est-ce pas, Denoizeau ?

DENOIZEAU.

Non, il était droguiste. Il avait étudié, en effet, pour être notaire... mais, au moment d’acheter une étude, il a réfléchi... et il s’est marié avec la fille d’un des plus riches droguistes de Paris, la propre sœur de Varinois...

EDMOND.

Ça ne vous a jamais tenté, la droguerie ?

DENOIZEAU.

Non. Moi, je n’aurais pu faire aucun métier. Je suis d’une nature trop active pour m’astreindre à un travail quelconque.

EDMOND.

Vous ne jouez jamais à la Bourse ?

DENOIZEAU.

Ça ne me dit rien, j’aime mieux le baccara.

EDMOND.

Vous avez tort.

DENOIZEAU.

Alors, vraiment, elle gagne beaucoup d’argent, ma bonne tante ?

EDMOND.

Ma parole !... Elle a gagné trente ou quarante mille francs cette année, rien qu’en s’amusant.

DENOIZEAU.

C’est une femme pour laquelle j’ai énormément d’estime.

EDMOND.

Moi aussi. Cependant, je préfère ses filles.

DENOIZEAU.

Il est certain qu’au point de vue un peu spécial où vous vous placez, ses filles sont plus avantageuses... Vous leur faites la cour à toutes les deux.

EDMOND.

Oh ! non, j’ai hésité longtemps... mais j’ai fini par me décider pour madame Bridel.

DENOIZEAU.

Pour Lucienne ? Tiens !... Pourquoi ?

EDMOND.

Elle est plus sentimentale, plus romanesque que sa sœur... Sa sœur est trop gaie... Moi, je sais très bien parler aux femmes sentimentales ; je ne sais pas du tout parler aux femmes gaies.

DENOIZEAU.

Chacun a sa spécialité.

EDMOND.

N’est-ce pas ?

DENOIZEAU.

Je ne voudrais pas vous décourager, cher ami, mais vous en seriez pour vos frais, que ça ne me surprendrait pas.

EDMOND.

Vous n’êtes pas rassurant.

DENOIZEAU.

C’est un pressentiment que j’ai... Je ne crois pas, en général, beaucoup à la vertu des femmes... À propos, j’ai rompu avec Antonia.

EDMOND.

Mes compliments !

DENOIZEAU.

Mais ces deux petites femmes-là, Lucienne et Estelle, me paraissent manquer, chacune dans son genre, de cette... chaleur, de cette... enfin de ce je ne sais quoi qui fait que les femmes trompent leurs maris.

EDMOND.

Vous êtes pessimiste, Denoizeau.

DENOIZEAU.

Je connais la vie. Et d’ailleurs, je ne dis pas cela pour vous décourager.

EDMOND.

Vous n’y parviendriez pas.

Entre Lucienne.

 

 

Scène X

 

EDMOND, DENOIZEAU, LUCIENNE

 

LUCIENNE.

Messieurs... Bonjour, vous... Maman n’est pas avec vous ?

DENOIZEAU.

Elle va revenir... Et cet excellent Bridel ?

LUCIENNE.

Il est en haut ; il s’habille.

Denoizeau se met à couper les pages des livres qu’il a apportés tout à l’heure. Lucienne et Edmond vont causer à l’autre bout de la scène.

EDMOND.

Que vous êtes jolie, ce soir, madame, délicieusement jolie !...

LUCIENNE.

Ne me dites donc pas de banalités.

EDMOND.

Vous avez raison... Jolie n’est pas le mot. Vous êtes inquiétante.

LUCIENNE, montrant Denoizeau.

Faites attention.

EDMOND.

Oh ! rien à craindre. Il pense à Antonia.

Lucienne va s’asseoir sur un petit canapé, à gauche. Edmond se place derrière, légèrement penché.

Ah ! Lucienne, Lucienne, quand pourrai-je vous parler de mon amour ailleurs que dans un salon... quand ? Dites-moi quand ?

LUCIENNE.

Je n’en sais rien. Jamais, peut-être...

EDMOND.

Ne prononcez pas un mot pareil, Lucienne... Songez que voilà deux mois que je vous adore !...

LUCIENNE.

Qu’est-ce que deux mois ?... Quelques heures, quelques instants...

EDMOND.

Des heures interminables, lorsqu’on aime...

LUCIENNE.

Pensiez-vous, par hasard, que j’allais accepter un rendez-vous, sous prétexte que vous m’aimiez ?

EDMOND.

Oh ! non, certes... Vous ai-je demandé une chose aussi vulgaire ?

LUCIENNE.

C’est que, mon ami, je ne suis pas de ces femmes pour qui l’amour n’est qu’une distraction légère...

EDMOND.

Nous avons exactement la même manière de voir...

LUCIENNE.

Si j’aimais un jour, j’aimerais avec une passion sans bornes et sans frein... Et si je me décidais à oublier mes devoirs, ce serait fini : jamais plus je ne me les rappellerais...

EDMOND.

Ne sentez-vous pas, Lucienne, que c’est justement un de ces amours-là que vous m’avez inspiré ?...

LUCIENNE.

Soyez prudent, je vous en prie...

EDMOND.

Je ne le peux pas, Lucienne. Quand je pense que je ne vous ai encore embrassée qu’une fois sur l’épaule, il me prend des fureurs sauvages ?... Vous serez à moi, Lucienne ! Je vous défie de n’être pas à moi !

À part.

Ce serait une femme gaie, je ne pourrais pas lui dire tout ça !

Entre Estelle, en riant, suivie d’Albert.

 

 

Scène XI

 

EDMOND, DENOIZEAU, LUCIENNE, ESTELLE, ALBERT

 

ESTELLE, un peu essoufflée, à Albert.

Ah ! je suis arrivée avant vous... Nous avons parié qui de nous deux aurait le plus vite monté l’escalier... J’ai gagné.

ALBERT.

J’ai perdu exprès.

À Lucienne.

Chère madame...

Il serre la main d’Edmond, puis de Denoizeau qui s’est levé.

ESTELLE.

Bonjour... Qu’est-ce que vous coupez là, Edgard ?

DENOIZEAU.

Des romans... Je les coupe, mais je ne les lirai pas.

LUCIENNE.

Quels romans ?... Voyons ?...

Elle s’approche de la table où était Denoizeau. Edmond la suit. Estelle et Albert restent ensemble, un peu à droite.

ALBERT, à Estelle.

Je vous ai attendue une heure et demie devant Saint-Germain-l’Auxerrois... Pourquoi n’êtes-vous pas venue ?

ESTELLE.

Croyez-vous que je n’aie que ça à faire !

ALBERT.

Hier, je vous avais attendue également une heure et demie, rue de Castiglione, et vous n’êtes pas venue davantage.

ESTELLE.

Je vous ai expliqué... Et d’ailleurs, je n’ai pas besoin de vous donner d’explications, mon cher... Vous êtes étonnant ! Me prenez-vous pour une cocotte ? J’ai un mari.

ALBERT.

Ce n’est pas une excuse.

ESTELLE.

Et mardi dernier, est-ce que je l’ai manqué, notre rendez-vous ?

ALBERT.

Nous sommes restés dix minutes ensemble chez un pâtissier. Nous avons mangé chacun un baba... Ça ne peut pas être considéré comme un rendez-vous d’amour...

ESTELLE.

Vous ne m’en avez pas moins dit des énormités, pendant ces dix minutes. Vous avez eu l’aplomb de me proposer... Non ! ça, mon cher... Vous êtes bien gentil, mais c’est un peu trop tôt.

EDMOND.

Je vous ai proposé de venir boire un verre de malaga chez moi... Quand viendrez-vous boire un verre de malaga chez moi ?

ESTELLE.

Dites donc, nous ne sommes pas chez le pâtissier, ici.

ALBERT.

Vous vous moquez de moi, voilà la vérité... Vous vous moquez de moi depuis un bon trimestre !

ESTELLE.

Si c’est votre opinion, mon cher, vous n’avez qu’à vous en aller.

ALBERT.

Suis-je bête d’être devenu amoureux de vous !

ESTELLE, riant.

Alors, c’est convenu... Vous partez ?

ALBERT.

Estelle !

ESTELLE.

Quoi ?

ALBERT.

Est-ce que je vous verrai demain ?

ESTELLE.

Au Louvre, du côté de la rue Saint-Honoré.

ALBERT.

À quelle heure ?

ESTELLE, réfléchissant.

Entre deux heures et quatre heures et demie... je passerai.

ALBERT.

J’aimerais mieux deux heures et quart, par exemple.

ESTELLE.

Eh bien ! c’est ça... deux heures et quart.

ALBERT.

Je vous adore !

LUCIENNE, entre Denoizeau et Edmond.

Vous n’aimez donc pas les romans ?

DENOIZEAU.

Je n’ai pas le temps de lire.

ESTELLE, se rapprochant avec Albert.

Alors, vous ne connaissez pas le dernier roman de... Ah ! le voici justement...

À Lucienne.

C’est exquis, ma chère... Je l’ai lu aujourd’hui... Il y a un passage...

Elle feuillette. Lucienne se penche vers elle. Les deux jeunes gens regardent par-dessus leurs épaules et forment avec Denoizeau un groupe autour de la table, les uns très près des autres. Ils tournent le dos à la porte d’entrée qui s’ouvre. Paraissent Bridel et Leverquin en habit noir et cravate blanche. Ils se tiennent par le bras.

 

 

Scène XII

 

EDMOND, DENOIZEAU, LUCIENNE, ESTELLE, ALBERT, BRIDEL, LEVERQUIN, puis MADAME VARINOIS

 

BRIDEL, à Leverquin, montrant le groupe.

Ça, c’est ta femme, et ça, c’est la mienne. Or, que dirait un observateur superficiel en voyant ce groupe d’un côté et nous de l’autre ? Il dirait : « Voici deux petits ménages très unis et voilà deux invités. » C’est délicieux ! Ah ! ah !

Les deux femmes se retournent.

EDMOND, à Bridel.

Ça va bien, cher ami ?

ALBERT, à Leverquin.

Et cette santé ?

BRIDEL.

Vous faisiez la lecture... Ne vous dérangez pas.

Entre madame Varinois, un papier à la main.

MADAME VARINOIS, à Edmond, lui remettant le papier.

Voici... Achetez-moi ça demain.

EDMOND.

Deux cents ?

MADAME VARINOIS.

À n’importe quel cours. Je suis sûre de la hausse.

À Denoizeau.

Edgard ?

DENOIZEAU.

Ma tante ?

MADAME VARINOIS.

Vous allez me donner votre avis sur les meubles anglais que j’ai reçus hier...

DENOIZEAU.

Vous avez renouvelé le mobilier du grand hall ?

MADAME VARINOIS.

Entièrement. Tout vient de la première maison de Londres.

EDMOND.

Est-ce que nous pouvons voir aussi, chère madame ?

MADAME VARINOIS.

Venez tous.

À Bridel, pendant que tout le monde passe dans le salon à droite.

Mon gendre, un mot.

BRIDEL.

Je vous écoute.

MADAME VARINOIS.

Au cas où les circonstances nous forceraient à choisir, aimeriez-vous mieux recevoir un coup d’épée au travers du corps ou faire des excuses ?

BRIDEL, stupéfait.

Ce que j’aimerais mieux ?...

MADAME VARINOIS.

Vous aimeriez mieux faire des excuses ?... C’est bien ce que je pensais.

Elle sort par la même porte que les invités.

BRIDEL.

Voilà une question !

 

 

Scène XIII

 

BRIDEL, LEVERQUIN

 

LEVERQUIN.

Je crois que l’esprit de cette bonne madame Varinois, notre belle-mère, traverse une crise fâcheuse.

BRIDEL, furieux.

Elle est à battre, tout simplement.

LEVERQUIN.

Pourquoi diable aussi as-tu accepté de loger dans la même maison qu’elle ? T’ai-je assez prévenu que tu faisais une sottise ? Un gendre ne doit pas demeurer à l’étage au-dessus de sa belle-mère. C’est un axiome de droit, commun à tous les peuples civilisés.

BRIDEL.

Est-ce que je pouvais prévoir que madame Varinois allait se mettre à avoir un salon, à prendre un jour ?...

LEVERQUIN.

À établir un escalier intérieur entre vos deux appartements ?

BRIDEL.

À acheter des meubles anglais et à recevoir des jeunes gens qui feraient la cour à ma femme ?

LEVERQUIN.

À ta femme et à la mienne. Il ne faut pas oublier la mienne.

BRIDEL.

Enfin, commences-tu à te rendre compte de la situation ?

LEVERQUIN.

Je n’ai jamais eu d’illusions là-dessus.

BRIDEL.

Et qu’est-ce que tu vas faire ?

LEVERQUIN.

Rien. Et toi ?

BRIDEL.

Tu vas laisser ta femme se compromettre avec cet imbécile ?

LEVERQUIN.

Comment veux-tu que je l’en empêche ?

BRIDEL.

L’idée qu’Estelle pourrait te tromper ne te bouleverse pas ?

LEVERQUIN.

Mais non. Je m’y suis habitué peu à peu ; je me suis entraîné, pour ainsi dire. Depuis mon mariage, je consacre quelques minutes chaque jour à cet exercice spirituel : je me recueille, je me familiarise avec l’image de l’adultère, et aujourd’hui, ma foi, aujourd’hui, je ne sais pas si le flagrant délit même serait capable de m’émouvoir.

BRIDEL.

Tu es révoltant. Alors, tu crois que ta femme a un amant ?

LEVERQUIN.

Je ne dis pas cela.

BRIDEL.

Tu es sûr qu’elle n’en a pas ?

LEVERQUIN.

Je n’en suis pas sûr du tout. Parfois, en la voyant rentrer à la maison à l’heure du dîner, je me dis : « Elle vient peut-être de chez de Hupont ou de chez un autre. » Parfois, au contraire, je pense : « Elle est coquette, mais elle n’a pas été trop mal élevée ; de Hupont l’amuse, mais cela n’ira jamais plus loin. » – Je suis dans l’incertitude... Voilà mon cas.

BRIDEL.

Tu n’as jamais suivi Estelle ?

LEVERQUIN.

Jamais ! Ah ! si... un jour... mais je croyais que c’était une autre femme...

BRIDEL.

Tu n’as jamais cherché à savoir la vérité, la vraie ?

LEVERQUIN.

Pour quoi faire ? Te l’avouerai-je ?... Eh bien ! cette incertitude continuelle où je suis ne m’est pas désagréable. J’y trouve des satisfactions, un certain agrément, un peu acre, mais un agrément tout de même.

BRIDEL.

Ce n’est pas de la philosophie, ça : c’est du vice.

LEVERQUIN.

Le vice est une défense excellente contre la coquetterie des femmes.

BRIDEL, baissant la voix.

Tu la trompes, toi, hein ?

LEVERQUIN.

Estelle ?... Très rarement, ma parole !... Je ne fuis pas les occasions, je ne les recherche pas non plus. Tout cela ne nous empêche pas de faire à nous deux un ménage très suffisant. Je l’aime bien ; de son côté, je suis convaincu qu’elle a de la sympathie pour moi. Nous ne sommes séparés que par le mariage.

BRIDEL.

Tu es heureux d’avoir cette nature.

LEVERQUIN.

Tu es donc jaloux, toi ?

BRIDEL.

Ce n’est pas de la jalousie, c’est de l’énervement. Pendant cinq ans, je n’ai pas songé une seconde qu’il y avait des maris trompés par leur femme. J’avais la foi. Un soir, en apercevant Lucienne et M. Toury qui échangeaient un coup d’œil, un simple coup d’œil, par-dessus l’épaule de ma belle-mère, la foi m’a quitté tout d’un coup.

LEVERQUIN.

Et elle n’est plus revenue ?

BRIDEL.

Elle n’est plus revenue jamais. Je ne crois plus à la vertu de ma femme, je ne crois plus à la vertu de la tienne, je ne crois même plus à la vertu de leur mère.

LEVERQUIN.

Tu vas un peu loin.

BRIDEL.

Elle me le paiera, celle-là ! Tout ce qui arrive est de sa faute.

LEVERQUIN.

Et depuis ce temps-là ?

BRIDEL.

Depuis ce temps-là, je suis agacé, je suis inquiet. Je n’ai plus la tranquillité d’esprit nécessaire à un homme qui est dans le commerce. Tiens ! il y a des moments où j’aimerais mieux que Lucienne me trompât une bonne fois et que ce fût fini.

LEVERQUIN.

Oh !

BRIDEL.

Chacun a son caractère. Moi, cette menace continuelle finira par me donner une maladie de nerfs. Je me sens trompé un peu tous les jours, morceau par morceau, en détail. Eh bien ! je préférerais l’être en bloc.

LEVERQUIN.

C’est un point de vue.

BRIDEL.

Au moins l’on sait où l’on va. C’est une situation connue, classée, régulière. Il n’y a plus de surprises. On adopte une solution ou une autre. On divorce ou on ferme les yeux, mais enfin, on se décide à quelque chose. Moi, je suis un individu qui a besoin de se décider et, avant qu’il soit deux jours, je prendrai une résolution.

LEVERQUIN.

Laquelle ?

BRIDEL.

Je me donne deux jours pour la trouver, mais je te jure que ça ne continuera pas comme ça !

 

 

Scène XIV

 

BRIDEL, LEVERQUIN, LE DOCTEUR BLUCHE, MADAME VARINOIS, DENOIZEAU, VARINOIS, TOUS

 

Ils entrent en causant et riant.

LE DOCTEUR, continuant de parler.

...La campagne !... Vous retirer à la campagne ! Il me faudra donc toujours lutter avec ce préjugé ! Mais elle est mortelle pour les gens comme nous, la campagne ! Elle abrège nos jours dans la proportion de un pour cinq ! J’ai dix années de statistique qui le démontrent avec une clarté effrayante.

MADAME VARINOIS, à Bridel.

Que vous disais-je ?

À Bluche.

Docteur, je vous présente monsieur Bridel, mon gendre, et monsieur Leverquin, mon autre gendre.

LE DOCTEUR.

Enchanté...

Continuant.

Et il y a à cela mille raisons. J’en cite une au hasard. À la campagne, vous êtes forcé de vous coucher de bonne heure. Or, c’est la nuit que l’on respire le mieux. Rien n’est donc malsain comme de se coucher tôt.

BRIDEL.

Pourtant, les poules...

LE DOCTEUR.

Les poules se couchent tôt, c’est exact, mais aussi qu’est-ce qu’elles vivent ? Trois ou quatre ans à peine. Si c’est cela que vous cherchez...

MADAME VARINOIS.

Ah ! ah !...

LOUISETTE, entrant.

Madame est servie.

MADAME VARINOIS.

Docteur, je prends votre bras.

Edmond offre son bras à Lucienne, Albert à Estelle, et les deux couples rentrent dans la salle à manger en riant. Denoizeau les suit avec Varinois. Éclats de voix. Rires. Bousculade. Sortie très gaie. Bridel et Leverquin restent les derniers.

BRIDEL, à Leverquin.

Est-ce là un intérieur pour un avoué et pour un fabricant de produits chimiques ?

 

 

ACTE II

 

Un hall, meublé à la dernière mode. Meubles anglais laqués blancs, chaises et fauteuils de formes variées. Un escalier au fond, donnant accès à l’appartement du dessus. La rampe de l’escalier tendue d’étoffe liberty. Le tout élégant avec un peu de mauvais goût.

 

 

Scène première

 

VARINOIS, DENOIZEAU, MADAME VARINOIS, DEUX DAMES, en visite

 

Au lever du rideau, les deux dames sont debout, comme pour prendre congé.

MADAME VARINOIS.

Vous partez déjà ?... Oh ! restez encore un peu.

PREMIÈRE DAME.

Impossible, chère madame... Nous sommes attendues chez madame Chamberlot. C’est aussi son jour.

MADAME VARINOIS.

Ah ! voilà qui est fâcheux... On ne peut pas avoir un jour à soi toute seule.

VARINOIS.

Il n’y en a pas assez... sept à peine.

MADAME VARINOIS.

Si vous aviez attendu quelques minutes de plus, vous auriez vu madame Lemoutier. Car madame Lemoutier va venir, n’est-ce pas, Denoizeau ?

DENOIZEAU.

Elle me l’a dit formellement.

MADAME VARINOIS.

Quel dommage que vous partiez !

PREMIÈRE DAME.

À notre grand regret, croyez-le bien... Au revoir, chère amie, au revoir... et tous nos compliments, encore une fois, pour votre nouveau mobilier. C’est d’une élégance, d’une fraîcheur, tout à fait ce qui vous convient.

MADAME VARINOIS.

Trop aimable !... Je vous ai fait visiter mon cabinet de toilette ?

DEUXIÈME DAME.

Non, jamais.

MADAME VARINOIS.

Vous ne connaissez pas ma baignoire ?

PREMIÈRE DAME.

Non plus.

MADAME VARINOIS.

Une baignoire que j’ai fait venir de Londres... avec trois robinets.

PREMIÈRE DAME.

Pourquoi trois ?

MADAME VARINOIS.

Un robinet d’eau froide, un robinet d’eau chaude et un robinet d’eau tiède.

DEUXIÈME DAME.

C’est merveilleux !

MADAME VARINOIS.

Venez voir... vous en avez pour une minute.

PREMIÈRE DAME.

Avec plaisir.

MADAME VARINOIS, à Denoizeau, bas.

Et le baron ? Lui avez-vous parlé ?

DENOIZEAU, même jeu.

J’ai rendez-vous avec lui dans une heure au club et je reviendrai vous mettre au courant tout de suite.

MADAME VARINOIS, même jeu.

Je compte sur toute votre diplomatie, Edgard.

DENOIZEAU.

N’ayez pas peur...

MADAME VARINOIS, aux deux dames, sortant.

Je vous montre le chemin...

LES DEUX DAMES, à Denoizeau et à Varinois.

Cher monsieur... cher monsieur.

Elles sortent. Dès qu’elles sont sorties. Varinois s’assoit sur un des fauteuils et croise les jambes. Madame Varinois revient brusquement.

MADAME VARINOIS.

Là ! Je vous y prends encore à vous asseoir sur mes fauteuils !

VARINOIS.

Pourtant, ma bonne amie, des sièges...

MADAME VARINOIS.

Il y a sièges et sièges... Ceux-là ne sont pas faits pour qu’on s’assoie dessus, et surtout aussi brutalement... Vous allez les casser.

VARINOIS, se levant.

Mais...

MADAME VARINOIS.

Si vous voulez vous asseoir, allez au café.

Elle sort.

DENOIZEAU

Elle a raison...

Il serre la main de Varinois.

Je vous quitte, mon oncle... j’ai un rendez-vous.

Il sort.

 

 

Scène II

 

BRIDEL, VARINOIS

 

BRIDEL, apparaissant en haut de l’escalier.

Beau-père ?

VARINOIS, se retournant.

Quoi ?

BRIDEL.

Vous êtes seul ?

VARINOIS.

Oui.

BRIDEL, descendant.

J’ai besoin d’avoir avec vous un bout de conversation.

VARINOIS.

Je vous écoute...

Lui désignant le fauteuil de tout à l’heure.

Asseyez-vous donc là dedans, ne vous gênez pas.

BRIDEL, prenant un temps.

Beau-père, j’ai beaucoup de sympathie pour vous...

VARINOIS.

De mon côté, mon ami...

BRIDEL.

Votre femme me porte sur les nerfs, mais cela ne m’empêche pas de vous rendre justice...

VARINOIS.

Parfaitement.

BRIDEL.

Vous ne prendrez donc pas ce que je vais vous dire en mauvaise part. Voici. Je me suis aperçu depuis quelques jours qu’en me logeant au-dessus de vous, je m’étais conduit comme un enfant.

VARINOIS.

Hum !

BRIDEL.

J’ai été de la dernière imprudence. Madame Varinois a bien des qualités, certainement, mais enfin, c’est ma belle-mère.

VARINOIS.

Il y a du vrai là dedans.

BRIDEL.

Or, venir demeurer dans la maison de sa belle-mère, n’est-ce pas tenter Dieu ?

VARINOIS.

Peut-être.

BRIDEL.

J’ai voulu faire cette expérience. Si elle avait réussi, ça aurait été très honorable pour moi. Mais il ne faut pas nous dissimuler qu’elle n’a pas réussi. Ce n’est pas ma faute...

VARINOIS.

Je le reconnais.

BRIDEL.

Je suis donc allé trouver le propriétaire et j’ai résilié mon bail.

VARINOIS.

Il y a consenti ?

BRIDEL.

Il a été charmant. Il a une belle-mère, lui aussi ; seulement, elle est à Bayonne. Il a tout de suite compris mon cas.

VARINOIS.

Et il ne vous a pas demandé d’indemnité ?

BRIDEL.

Il m’en a demandé une très forte, en ajoutant : « Ce n’est pas pour la somme en elle-même, c’est pour que cela vous serve de leçon. Ce n’est pas une indemnité, c’est une amende. » – Je vais donc déménager la semaine prochaine, beau-père ; je vous l’annonce et je vous prie de l’annoncer de ma part à cette excellente madame Varinois.

VARINOIS.

Diable ! voilà qui n’ira pas tout seul !

BRIDEL.

Je le regretterai.

VARINOIS.

Et Lucienne, que dit-elle ?

BRIDEL.

Je viens de lui en parler... Elle a haussé les épaules. – Je suis très mécontent de Lucienne, je ne vous le cache pas.

VARINOIS, embarrassé.

Il est clair que...

BRIDEL.

Oh ! Je ne me plains pas à vous... Ce n’est pas vous qui avez élevé vos filles.

VARINOIS.

Elles ont été élevées ensemble par leur mère.

BRIDEL.

Elles ont été mal élevées ensemble. Enfin, c’est une éducation manquée, il n’y a pas à y revenir.

VARINOIS.

N’exagérons rien, mon ami. Je vous accorde qu’au premier abord, ma femme paraît un peu...

Il cherche le mot.

BRIDEL.

Toquée... Le monsieur d’hier avait raison et je regrette de l’avoir appelé goujat. S’il était ici, je lui ferais des excuses.

VARINOIS.

Va pour toquée, mais malgré les apparences, elle a beaucoup de bon sens.

BRIDEL.

Heu ! je ne dis pas...

VARINOIS.

Elle a peut-être donné à ses filles de mauvaises manières, mais les principes sont bons. Par conséquent, vous n’avez rien à craindre du côté de... Vous me comprenez.

BRIDEL.

J’aimerais à en être aussi convaincu que vous...

Prenant le bras de Varinois.

Voyons, beau-père, vous ne vous fâcherez pas si je vous pose une question un peu délicate ?

VARINOIS.

Allez ! allez !

BRIDEL.

Eh bien ! êtes-vous certain, mais là absolument certain, autant qu’on peut être absolument certain de ces choses-là, bien entendu, que madame Varinois ne vous a jamais ?...

VARINOIS.

Jamais quoi ?

BRIDEL.

Vous ne m’en voudrez pas, hein ?... Jamais trompé ?

VARINOIS.

Mais jamais, mon bon ami, jamais de sa vie.

BRIDEL.

Hum !

VARINOIS.

Elle n’y a pas songé une minute.

BRIDEL.

Vous me rassurez un peu, mais...

VARINOIS.

Elle vous dirait le contraire qu’il ne faudrait pas le croire.

BRIDEL.

Tant mieux, beau-père, tant mieux !

VARINOIS.

Ah ! j’entends sa voix.

BRIDEL.

Je remonte... Dépêchez-vous !

Bridel remonte par l’escalier. Paraît madame Varinois.

 

 

Scène III

 

MADAME VARINOIS, VARINOIS

 

MADAME VARINOIS.

Vous êtes encore ici ?

VARINOIS.

Oui... Je causais avec Adolphe.

MADAME VARINOIS.

Quel genre de bêtises vous disait-il ?

VARINOIS.

Il a une idée.

MADAME VARINOIS.

Cela m’étonne... Et quelle est cette idée ?

VARINOIS, hésitant.

L’appartement du dessus... l’appartement qu’il occupe...

MADAME VARINOIS.

Eh bien ?

VARINOIS.

Il le trouve trop loin du centre des affaires... Il voudrait déménager.

MADAME VARINOIS, suffoquée.

Il voudrait déménager !

VARINOIS.

Il a même donné congé au propriétaire, et la semaine prochaine...

MADAME VARINOIS.

Ah ! çà, il perd la tête !

Voix de BRIDEL, apparaissant en haut de l’escalier.

Non, belle-maman, je ne perds pas la tête.

 

 

Scène IV

 

MADAME VARINOIS, VARINOIS, BRIDEL

 

MADAME VARINOIS.

Veuillez m’expliquer cette plaisanterie ?

BRIDEL, descendant.

Ce n’en est pas une. Rien n’est plus sérieux.

MADAME VARINOIS.

Vous prétendez me séparer de ma fille ?

BRIDEL.

Je ne prétends pas vous en séparer... Je prétends vous en éloigner, ce n’est pas la même chose. Vous serez toujours la bienvenue chez moi ; nous irons dîner chez vous de temps en temps. Je vous prierais seulement, ce jour-là, de n’inviter ni boursiers, ni sportsmen.

MADAME VARINOIS.

J’inviterai qui me plaira... Vous jouez gros jeu, mon gendre !

BRIDEL.

C’est la meilleure façon de gagner.

MADAME VARINOIS.

Apprenez que vous n’êtes de taille à mener ni une femme comme Lucienne, ni une femme comme moi.

BRIDEL, toujours très calme.

Vous vous calomniez, belle-maman. Je suis sûr que vous ne donnerez à votre fille que de bons conseils, et celui, entre autres, d’obéir à son mari comme vous avez toujours obéi au vôtre.

Il montre Varinois.

VARINOIS, à part.

Filons !

Il sort.

MADAME VARINOIS, protestant.

Moi, j’ai obéi à mon mari ? Ah ! ah !

BRIDEL.

Parfaitement. J’ai pris des renseignements sur vous.

MADAME VARINOIS.

Ah ! ah !...

BRIDEL.

Vous êtes en ce moment-ci un peu détraquée...

MADAME VARINOIS.

Détraquée !

BRIDEL.

Par des fréquentations grotesques et par la lecture des romans... Mais cela passera. Votre bon sens naturel reprendra le dessus, car vous êtes au fond une personne très raisonnable et très pratique...

MADAME VARINOIS.

Monsieur !

BRIDEL.

...Une bourgeoise...

MADAME VARINOIS.

Monsieur !

BRIDEL.

...Fille et petite-fille de droguistes très honorables...

MADAME VARINOIS, grinçant des dents.

Oh ! cela va se gâter !...

BRIDEL.

...Bonne mère de famille... épouse fidèle... Enfin, vous êtes une honnête femme, et vous avez toujours été une honnête femme.

MADAME VARINOIS, avec des gestes menaçants.

Ah ! ne me poussez pas à bout !

BRIDEL, mettant son chapeau.

Je m’en vais donc faire un tour, en attendant que vous vous calmiez. Quand je reviendrai, vous aurez réfléchi et vous vous jetterez dans mes bras... Au revoir, belle-maman, au revoir.

MADAME VARINOIS, sortant à gauche.

Nous verrons bien !

BRIDEL.

Elle est suffoquée !

Il ouvre la porte de droite et rencontre Edmond que Louisette introduit.

Monsieur...

Il sort.

EDMOND, à part.

Un peu froid, il me semble.

 

 

Scène V

 

EDMOND, LOUISETTE

 

EDMOND, à Louisette.

Ces dames sont là ?

LOUISETTE.

Oui, monsieur Edmond.

Un silence, puis.

Vous êtes donc bien amoureux de madame Bridel ?

EDMOND, lui prenant le menton.

De quoi nous mêlons-nous, ma petite Louisette ?

LOUISETTE.

Oh ! vous n’êtes pas obligé de me répondre.

EDMOND.

Ça t’intéresse donc que je sois ou que je ne sois pas amoureux de madame Bridel ?

LOUISETTE.

Ça me fait de la peine.

EDMOND.

Eh !

LOUISETTE.

Oui, ça me chagrine de voir un garçon comme vous, un beau garçon comme vous, perdre son temps avec une dame qui ne l’aime pas et ne l’aimera jamais.

EDMOND.

Voilà une idée !

LOUISETTE.

Nous autres femmes, nous sentons ces choses-là.

EDMOND.

Mais tu n’en sais rien, ma pauvre enfant. Tu ne sais pas ce qui s’est passé hier entre madame Bridel et moi.

LOUISETTE, prête à pleurer.

Madame vous a cédé ?... Oh !

EDMOND.

Mais non, mais non... Elle ne m’a pas cédé, malheureusement.

LOUISETTE, les larmes aux yeux et sortant.

Tous mes souhaits, monsieur Edmond.

EDMOND, à part.

Cette petite est amoureuse de moi... c’est très ennuyeux.

Il entre madame Varinois.

 

 

Scène VI

 

EDMOND, MADAME VARINOIS, puis LUCIENNE

 

MADAME VARINOIS.

Bonjour, monsieur Toury.

LUCIENNE, descendant l’escalier.

Bonjour, maman.

MADAME VARINOIS.

Bonjour, ma fille. J’allais monter chez toi.

LUCIENNE.

À propos, tu as vu mon mari ?

MADAME VARINOIS.

Oui, je sais tout.

LUCIENNE.

Bonjour, monsieur Toury.

MADAME VARINOIS.

Voici la lettre que j’écris au propriétaire. Je lui dis que monsieur Bridel a changé d’avis et qu’il considère par conséquent le congé comme nul et non avenu.

LUCIENNE.

Parfaitement. D’ailleurs, je suis décidée à ne quitter cet appartement sous aucun prétexte.

MADAME VARINOIS.

Tu ne te dissimules pas que c’est la lutte avec ton mari ?

LUCIENNE.

Je n’en ai pas peur. M. Bridel a depuis quelque temps des manières insupportables.

MADAME VARINOIS.

Ah ! la lutte !... L’existence des femmes en est une continuelle !...

À Toury.

Avez-vous le cours de la Bourse.

EDMOND.

Voici.

MADAME VARINOIS.

Très satisfaisant.

À Lucienne.

Je vais envoyer la lettre.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

EDMOND, LUCIENNE

 

EDMOND, se rapprochant de Lucienne.

Ah ! Lucienne !...

Il lui prend la main.

LUCIENNE.

Prenez garde !

EDMOND.

Quelle inoubliable soirée j’ai passée hier !... Pendant tout le temps du dîner vous avez laissé votre pied entre les miens...

LUCIENNE.

Vous avez abusé de votre force.

EDMOND.

N’essayez pas d’amoindrir cette faveur, Lucienne, ne l’essayez pas. Elle est immense et elle me prépare à en recevoir de plus grandes encore... Oui, je suis enfin parvenu à me faire aimer de vous !

LUCIENNE, avec un air mélancolique.

Qui sait ?

EDMOND.

J’en suis sûr... Vous m’aimez !

LUCIENNE.

Oh !

EDMOND.

Vous m’aimez !... Tu m’aimes, Lucienne !... Pas autant que je t’aime, moi, mais, qu’importe !

Mouvement de Lucienne.

Oh ! pardon, je vous ai tutoyée... Il y a des moments où l’on n’est plus maître de ses paroles. Vous ai-je froissée, Lucienne, ma chère Lucienne ?

LUCIENNE, après un silence.

Non.

EDMOND, lui baisant ma main.

Ah !

LUCIENNE.

Et non seulement vous ne m’avez pas froissée, mon ami, comme je l’aurais cru moi-même, mais j’ai éprouvé une sensation très délicate.

EDMOND.

Lucienne !

LUCIENNE.

Oui... très délicate, très fine.

EDMOND.

Alors, vous me permettez ?...

LUCIENNE.

Je vous permets de me tutoyer, oui, mon ami.

EDMOND, un peu interloqué.

Ah ! que vous êtes bonne !

LUCIENNE.

Eh bien ?...

EDMOND.

Pardon... Que tu es bonne... Que tu es jolie... Que tu...

À part.

Ça me gène.

LUCIENNE.

N’est-ce pas que ce sera délicieux, ce tutoiement furtif, lorsque le hasard nous fera trouver seuls un instant, soit ici, soit au théâtre ou dans la rue ? Ce sera comme un rendez-vous d’amour qui ne durerait qu’une seconde.

EDMOND.

C’est bien peu pour un rendez-vous d’amour.

LUCIENNE.

Oui, mais quelle douce volupté il nous laissera !

EDMOND.

Très douce, trop peut-être...

LUCIENNE.

Non, non...

EDMOND.

Ce sont des joies plus violentes que j’avais rêvées auprès de vous, Lucienne.

LUCIENNE.

Encore !

EDMOND.

Auprès de toi, veux-je dire... Et ce tutoiement que vous m’accordez, j’avais rêvé de le conquérir.

LUCIENNE.

Le résultat est le même.

EDMOND.

Grave erreur, ma chérie...

LUCIENNE.

Quelle plus grande preuve de confiance, de sincérité, d’amour, une femme peut-elle donner ? Il n’en existe pas, à mon avis, du moins.

EDMOND.

Heu ! heu !

LUCIENNE.

Oui, je comprends ce que vous voulez dire... mais cela, mon ami, ce que vous demandez encore de moi, c’est un sacrifice tellement complet...

EDMOND.

Certes !

LUCIENNE.

Tellement rare, tellement définitif que je ne crois pas qu’aucune femme s’y soit jamais décidée à la légère.

EDMOND.

Il y a quelques exceptions, cependant.

LUCIENNE.

Je ne me sens pas capable d’être une de ces exceptions. Pour moi, mon ami, je vous le dis franchement, avant de succomber de la façon que vous semblez désirer, il faudra un de ces événements brusques, soudains, imprévus, qui font de nous d’autres êtres du jour au lendemain, qui changent tout d’un coup nos idées et nos habitudes...

EDMOND.

Tout cela est bien compliqué.

LUCIENNE.

Si vous n’avez pas la patience d’attendre, allez-vous-en, mon ami, et ne nous revoyons plus.

EDMOND.

Que me dites-vous là ? Ne plus te revoir, Lucienne ? Est-ce possible ?... Oui, j’attendrai, car un pressentiment m’avertit que je n’attendrai pas longtemps.

LUCIENNE.

Peut-être.

EDMOND.

Je t’aime trop pour que tu ne finisses pas par céder à mon amour...

LUCIENNE.

Oui, parlez-moi comme cela, avec cette voix !

EDMOND.

Je t’aime !

LUCIENNE.

Répétez !

EDMOND.

Je t’aime...

LUCIENNE.

Comme un simple tutoiement suffit à rapprocher les âmes !...

EDMOND.

Oui, mais quand aurai-je le droit de te dire « vous » ?

Entre madame Varinois.

 

 

Scène VIII

 

EDMOND, LUCIENNE, MADAME VARINOIS

 

MADAME VARINOIS.

Voilà qui est fait. J’ai envoyé la lettre, et j’espère que ton mari sera conciliant.

LUCIENNE.

Il aurait tort de ne pas l’être. Je t’assure qu’il aurait tort...

MADAME VARINOIS.

Le mariage traverse une crise, monsieur Toury.

EDMOND.

Une crise dangereuse... Il n’a qu’à bien se tenir.

MADAME VARINOIS.

À propos, connaissez-vous la jolie madame Lemoutier ?

EDMOND.

Je suis allé quelquefois à ses réceptions du dimanche.

MADAME VARINOIS.

Je l’attends cette après-midi.

À Lucienne.

Mais comment se fait-il que ta sœur ne soit pas encore ici ? Je l’avais priée de ne pas manquer, aujourd’hui.

Entre Estelle, précipitamment, très nerveuse.

 

 

Scène IX

 

EDMOND, LUCIENNE, MADAME VARINOIS, ESTELLE

 

ESTELLE.

Ah ! maman... Ah ! ma pauvre petite sœur !...

Apercevant Edmond.

Oh !

MADAME VARINOIS.

Qu’y a-t-il donc ?

ESTELLE.

Il y a...

Elle s’arrête.

EDMOND.

Madame, je vais avoir le regret...

ESTELLE.

Je vous demande pardon, monsieur.

EDMOND.

Mais, madame...

LUCIENNE, bas à Edmond.

Revenez avant la fin de la journée.

EDMOND.

Bon !

À madame Varinois.

Madame... Mesdames...

Il sort.

 

 

Scène X

 

MADAME VARINOIS, LUCIENNE, ESTELLE

 

MADAME VARINOIS, entourant Estelle avec Lucienne.

Parle, maintenant...

ESTELLE.

Ah ! oui... C’est que je ne sais pas par où commencer... Mon Dieu ! quelle aventure !...

MADAME VARINOIS.

Ma fille, tu me mets sur des charbons ardents ?

ESTELLE.

Qu’est-ce qui va arriver ?

LUCIENNE.

Dépêche-toi, je t’en supplie... Voyons, Estelle.

ESTELLE.

Maman, d’abord il faut me jurer que tu me pardonneras !

MADAME VARINOIS.

Je te pardonne d’avance.

ESTELLE.

Tout ?

MADAME VARINOIS.

Tout, inclusivement. Je suis ta mère, ce n’est pas pour t’accabler.

ESTELLE.

Et toi, Lucienne, tu ne me jugeras pas mal ?

LUCIENNE.

Jamais !

ESTELLE.

Eh bien ! alors, figurez-vous... que tout à l’heure je me promenais du côté du Louvre... quand j’ai rencontré, par hasard, monsieur Albert...

MADAME VARINOIS.

Albert de Hupont ?

ESTELLE.

Oui.

MADAME VARINOIS, gravement.

Continue.

ESTELLE.

Nous avons causé, et au bout de quelques minutes de conversation, j’ai eu l’imprudence de me laisser entraîner chez...

MADAME VARINOIS.

Oh !

ESTELLE.

Chez un pâtissier de la rue Saint-Honoré.

Geste des deux femmes.

Nous mangions je ne sais plus quoi... Oh ! ce ne serait pas la peine de me demander ce que nous mangions, je l’ai bien oublié... Tout à coup, sur le trottoir, devant la vitrine du pâtissier, j’aperçois...

MADAME VARINOIS.

Qui ?

ESTELLE.

Mon mari qui passe avec un autre monsieur.

MADAME VARINOIS.

Diable !

ESTELLE.

Je suis sûre qu’il nous a vus ; il a cligné de l’œil de notre côté. Il ne peut pas ne pas nous avoir reconnus. Et, malheureusement, à ce moment-là, monsieur de Hupont était très près de moi. Il me regardait en tenant la soucoupe dans laquelle je mangeais un baba... Oui, je me rappelle maintenant, c’était un baba...

LUCIENNE.

Mais va donc !

ESTELLE.

Il riait... moi aussi, tout en mangeant.

MADAME VARINOIS.

Qu’a fait ton mari ?

LUCIENNE.

Oui...

ESTELLE.

Il a continué son chemin, très froidement... comme un homme dont la résolution est arrêtée... Ah ! je n’ai pas été longue à quitter la pâtisserie. J’ai pris un fiacre et je suis venue ici... Dans certaines circonstances, voyez-vous, il n’y a encore que la famille !

LUCIENNE.

Ma pauvre petite Estelle !

ESTELLE.

Que va-t-il se passer ?

LUCIENNE.

Oui... Que faire ?

MADAME VARINOIS, prenant chacune de ses filles par la main, allant les faire asseoir sur un canapé et s’asseyant au milieu d’elles.

Mes enfants, mes chères enfants, il ne faut pas nous faire d’illusions, il y a du trouble dans vos ménages, aussi bien dans le tien que dans celui de ta sœur.

ESTELLE.

Toi aussi, Lucienne ?

MADAME VARINOIS.

Elle aussi. Vous étiez faites, l’une et l’autre, pour épouser des garçons élégants, oisifs, fantaisistes, qui auraient compris les nécessités de la vie moderne. Vous êtes tombées sur des hommes, honnêtes évidemment, mais d’une banalité, hélas ! irrémédiable... Voilà bien la situation, n’est-ce pas ?

ESTELLE et LUCIENNE.

Oui, maman.

MADAME VARINOIS.

Elle ne fera qu’empirer avec le temps et deviendra aiguë.

Gestes des deux filles.

Est-ce de votre faute ? Est-ce de la leur ? Est-ce de ma faute, à moi qui vous ai mariées avec eux ? Je l’ignore. Bornons-nous à constater le fait. Vous subissez la fatalité qui entraîne toutes les femmes de votre époque. Vous cherchez quelque chose, vous ne savez pas quoi... Ça peut durer indéfiniment.

LUCIENNE.

Et alors ?

MADAME VARINOIS.

Par bonheur, mes enfants, vous êtes jeunes et à votre âge toutes ces histoires-là n’ont aucune espèce d’importance. Si, par la marche des événements, vous êtes conduites à divorcer, eh bien ! vous divorcerez. Le divorce est la seule chose un peu poétique qu’une honnête femme puisse faire aujourd’hui. S’il est nécessaire plus tard que vous divorciez une seconde fois, nous nous y résignerons encore et ainsi de suite jusqu’à ce que vous ayez atteint l’âge où la nature défend à la femme de divorcer. Voilà tout ce que je peux vous dire...

Toutes se lèvent.

LOUISETTE ouvre la porte en disant.

Oui, monsieur Leverquin, madame est ici.

ESTELLE.

Mon mari !

MADAME VARINOIS.

Tais-toi ! Laisse ta mère supporter le premier choc.

Elle s’avance fièrement du côté de la porte.

ESTELLE.

Qu’est-ce qui va se passer ?

 

 

Scène XI

 

MADAME VARINOIS, LUCIENNE, ESTELLE, LEVERQUIN

 

LEVERQUIN, souriant.

Bonjour, belle-maman, bonjour... La santé est bonne ?

MADAME VARINOIS, étonnée.

Hein !

LEVERQUIN.

Bonjour Lucienne...

Embrassant Estelle sur le front.

Bonjour, toi.

ESTELLE, à Lucienne, bas.

Il n’avait rien vu !

LUCIENNE, même jeu.

Quelle chance, ma petite Estelle !

LEVERQUIN, à Estelle.

Le jeune de Hupont t’a payé des gâteaux, cette après-midi ?

ESTELLE, à part.

Ah ! mon Dieu !

Elle tombe assise sur le canapé.

MADAME VARINOIS, s’avançant.

Mon gendre, écoutez-moi...

LEVERQUIN.

Je vous ai aperçus tous les deux... Tu ne m’as pas reconnu ?

ESTELLE.

Non... si... il m’a semblé...

LEVERQUIN.

J’avais envie d’aller goûter avec vous, mais j’étais justement avec un de mes collègues... et nous causions d’une affaire pressée... Je me suis dit : « Ils mangeront bien sans moi. »

LUCIENNE, bas, à Estelle.

Ah ! il n’est pas jaloux.

ESTELLE, vexée.

Mais il se moque de moi.

Haut, se levant, à son mari.

Et vous, comment vous trouviez-vous dans ce quartier ?

LEVERQUIN.

J’avais fait un crochet en revenant du Palais.

ESTELLE.

Ce n’est pas très clair, cela. Pourquoi un crochet ?

LEVERQUIN.

Pour accompagner Regrattier... dont l’étude est par là.

ESTELLE.

Hum !

LEVERQUIN, riant.

Je n’allais pas chez une femme, je t’assure...

À part.

J’en venais.

MADAME VARINOIS.

Ah ! j’ai un poids de moins !... Dites-moi, mon gendre, il faut que je vous parle de votre beau-frère...

LEVERQUIN.

De Bridel ?... À vos ordres, belle-maman.

MADAME VARINOIS, passant avec lui dans la pièce à côté.

Figurez-vous que monsieur Bridel...

Elle sort avec Leverquin.

 

 

Scène XII

 

LUCIENNE, ESTELLE, puis ALBERT

 

ESTELLE, nerveuse.

Ah ! il me le paiera !

LUCIENNE.

Après qui en as-tu ? Après ton mari ?

ESTELLE.

Non, après ce monsieur.

LUCIENNE.

Quel monsieur ?

ESTELLE.

Albert...

La porte s’ouvre. Paraît Albert.

ALBERT.

C’est moi !

ESTELLE.

Ah ! vous voilà, vous !

ALBERT.

J’étais dans une inquiétude mortelle.

ESTELLE.

Et à quel propos ?

ALBERT.

Monsieur Leverquin ?...

ESTELLE.

Eh bien, quoi ? Monsieur Leverquin ?...

ALBERT.

Nous a-t-il reconnus, oui ou non ?

ESTELLE.

Il nous a parfaitement reconnus, vous et moi.

ALBERT.

Et ?...

ESTELLE.

Et il trouve ça tout naturel. Il a failli entrer chez le pâtissier pour manger des gâteaux...

Avec mépris.

Vous n’avez pas même su rendre mon mari jaloux.

ALBERT.

Alors, vous me pardonnez ?

ESTELLE.

Je n’ai rien à vous pardonner.

ALBERT, bas.

Quand vous reverrai-je ?

ESTELLE.

Jamais !

ALBERT.

Estelle ?

ESTELLE.

Plaît-il ?

ALBERT.

Dites-moi que vous viendrez demain, à la même heure...

ESTELLE.

Mais non, cent fois non... je ne viendrai pas !

ALBERT.

Et ce sera fini ?

ESTELLE, avec hauteur.

Est-ce que ça a jamais commencé ?

ALBERT, faisant deux ou trois pas.

Ah ! je m’aperçois que vous vous êtes abominablement jouée de moi !

LUCIENNE, intervenant.

Monsieur de Hupont !

ALBERT.

Excusez-moi, madame, je n’ai qu’un seul mot à dire à madame votre sœur...

À Estelle.

Je le répète : jouée de moi !

ESTELLE.

Après ?

ALBERT.

Et avec une coquetterie, une perfidie...

ESTELLE.

Monsieur !

ALBERT.

Oh ! je me suis bien trompé sur votre compte.

ESTELLE.

Sortez !

ALBERT.

Bien ! – Estelle, voyons... Faisons la paix !

ESTELLE.

Sortez, vous dis-je !

ALBERT.

À demain, n’est-ce pas ?

ESTELLE.

Non, non, et non !

ALBERT, prenant sou chapeau et à Estelle, au moment de sortir.

Tenez, vous n’êtes pas une vraie femme !

ESTELLE.

Monsieur !

ALBERT.

Vous êtes une gâcheuse !

ESTELLE, indignée.

Monsieur !

ALBERT.

Une essayeuse !

ESTELLE.

Oh !... Qu’est-ce que c’est que ces expressions-là ?

ALBERT.

Ce sont des expressions que je suis obligé d’inventer, parce que je n’en trouve pas d’autres... Adieu, madame...

Revenant.

Ce serait si simple d’oublier tout ça !...

ESTELLE.

Allez-vous-en !

Sort Albert.

 

 

Scène XIII

 

LUCIENNE, ESTELLE, MADAME VARINOIS, MADAME LEMOUTIER, puis BRIDEL

 

MADAME VARINOIS, à Lucienne.

Ton mari est de retour.

LUCIENNE.

Je vais avoir une explication avec lui.

LOUISETTE, entrant, à madame Varinois.

Une dame demande Madame.

MADAME VARINOIS.

Son nom ?

LOUISETTE.

Madame Lemoutier.

MADAME VARINOIS.

Madame Lemoutier !... Introduisez tout de suite.

Elle se précipite à la porte, pendant que Louisette introduit madame Lemoutier.

Ah ! madame... chère madame...

MADAME LEMOUTIER.

Madame... chère madame...

MADAME VARINOIS.

Donnez-vous la peine de...

MADAME LEMOUTIER, l’interrompant et s’exprimant avec volubilité.

Il y a si longtemps que je désirais faire votre connaissance... Denoizeau m’a tant parlé de vous... On peut même dire qu’il ne me parle que de vous... Madame Varinois... toujours madame Varinois !... Il cite vos mots... Alors, j’ai été enchantée de...

Se tournant vers Lucienne et Estelle.

Oh ! vos deux charmantes filles, probablement ? Je les connais bien aussi, par notre ami Denoizeau.

À Lucienne.

Madame Leverquin, n’est-ce pas ?

À Estelle.

Et madame Bridel ?

MADAME VARINOIS.

Non, c’est le contraire.

MADAME LEMOUTIER.

C’est curieux, j’aurais cru... Charmantes, elles sont charmantes... Il n’y a pas d’autre expression. Vous permettez que je les embrasse ?

Elle les embrasse l’une après l’autre. Bridel entre au moment où elle embrasse Lucienne.

BRIDEL, à part.

Qu’est-ce que c’est encore que ça ?

MADAME VARINOIS, apercevant Bridel.

Madame, je vous présente mon gendre, monsieur Bridel...

À Bridel.

Madame Lemoutier...

Cherchant quoi dire.

dont le nom signifie élégance, littérature et beaux-arts... et qui...

MADAME LEMOUTIER, l’interrompant.

Oh ! mon cher monsieur Bridel... il me semble que je serre la main d’un ami...

Geste de Bridel.

Vous avez une femme délicieuse, j’étais en train de le lui dire. Et quel intérieur moderne, chic ! d’un goût !...

Regardant autour d’elle.

Tiens ! Un escalier... Comme un escalier fait bien dans un hall !... C’est très anglais. Et où mène-t-il ?

MADAME VARINOIS.

Chez mon...

MADAME LEMOUTIER, l’interrompant et parlant toujours très vite.

Chez monsieur Bridel !... Ah ! que c’est ingénieux ! J’adorerais avoir un escalier dans mon salon ; malheureusement, l’étage au-dessus ne m’appartient pas.

BRIDEL.

C’est dommage.

MADAME LEMOUTIER.

Oh ! ce n’est pas aussi luxueux qu’ici, mais ce n’est pas mal arrangé tout de même, vous verrez... Car nous allons nous voir souvent, maintenant, très souvent...

Nouveau mouvement de Bridel et attitudes de celui-ci pendant tout le temps que parle madame Lemoutier.

Et pour commencer, vous viendrez dîner dimanche prochain... Pas de refus, je n’admets pas de refus.

BRIDEL, ricanant.

Ah ! ah !

MADAME LEMOUTIER.

Et vous aussi, monsieur Bridel, j’espère que vous me ferez l’amitié...

BRIDEL, toujours ricanant.

Oh ! un mari... un mari qui va dîner en ville avec sa femme, c’est bien usé.

MADAME LEMOUTIER, éclatant de rire.

Ah ! mais il a raison... C’est ça, je ne vous invite pas... Je vous inviterai un autre jour... sans votre femme.

À Lucienne.

Ma chère, vous pouvez vous vanter d’avoir un mari modèle. Mon mari, à moi, ne comprenait rien. Aussi, j’ai divorcé, ça n’a pas traîné. – Quel est votre petit nom ?

MADAME VARINOIS, répondant pour Lucienne.

Lucienne.

MADAME LEMOUTIER, montrant Estelle.

Et ?...

MADAME VARINOIS.

Estelle.

MADAME LEMOUTIER, qui ne s’est pas assise et parle toujours debout.

Jusqu’aux prénoms qui sont charmants. Moi, je m’appelle Émilie... C’est bête comme tout ; ça ne devient passable qu’en prononçant à l’anglaise : Emily. – Alors, c’est convenu ? Dimanche prochain... Venez un peu avant, nous bavarderons.

À madame Varinois.

Et je compte sur vous pour tous les dimanches : j’ai besoin de jolies femmes dans mon salon... Quand il n’y a pas de jolies femmes, les hommes s’ennuient. Pour vous, monsieur Bridel, je vous écrirai... Ah ! ah ! vous viendrez tout seul.

À Lucienne.

Ne soyez pas jalouse, ma chérie... Elle est délicieuse. À dimanche, ma petite Lucienne... À dimanche, Estelle...

Elle les embrasse.

Je me retire, j’ai une foule de visites... Ne vous dérangez pas, je vous en prie... Au revoir, au revoir... Au revoir, vous.

Elle serre rigoureusement la main de Bridel et disparaît dans un grand froufrou.

 

 

Scène XIV

 

LUCIENNE, ESTELLE, MADAME VARINOIS, BRIDEL

 

MADAME VARINOIS, après une seconde de silence.

Voilà une femme exceptionnellement intelligente !...

Se tournant vers Bridel.

n’est-ce pas ?

BRIDEL, ironiquement.

Tout à fait... Oh ! je suis tout à fait de votre avis.

MADAME VARINOIS.

Un esprit ! un entrain !

BRIDEL, toujours avec ironie.

J’ai rencontré dans ma vie bien des femmes remarquables, mais j’avoue que celle-là...

MADAME VARINOIS.

Ce sera une société très agréable pour Lucienne et pour Estelle...

BRIDEL.

Absolument la société qu’il leur faut.

MADAME VARINOIS.

Je vois avec plaisir, mon gendre, que vous devenez raisonnable.

LUCIENNE, à Bridel.

Quand vous aurez fini de vous moquer de ma mère.

À madame Varinois.

Tu ne vois donc pas que monsieur raille ?

À son mari.

Oh ! vous maniez l’ironie de la façon la plus spirituelle. C’est une justice à vous rendre.

BRIDEL, les bras croisés, à madame Varinois, se mettant en colère, peu à peu.

Alors, madame, sérieusement, vous avez supposé une minute que je laisserais Lucienne fréquenter cette grue ?

MADAME VARINOIS, indignée.

Qu’est-ce que vous osez dire ?

BRIDEL.

Ma parole, il faut que vous soyez arrivée à un degré effrayant d’inconscience !...

À Estelle qui fait mine de se retirer.

Vous pouvez écouter ce que je vais dire...

ESTELLE.

J’aime autant pas.

LUCIENNE.

Moi non plus.

BRIDEL, la retenant par la main.

Je vous demande pardon. Nous allons nous expliquer, puisque l’occasion s’en présente. Je commence à croire qu’il y a un petit malentendu entre nous. Asseyez-vous.

Il s’essuie le front avec son mouchoir.

Vous voyez, je suis très calme.

LUCIENNE.

Vous êtes ridicule !

MADAME VARINOIS.

Oh ! oui.

BRIDEL.

Je le sais. Néanmoins, permettez-moi de vous poser quelques questions... Vous êtes bien décidée à aller dîner dimanche prochain chez madame Lemoutier ?

LUCIENNE.

Parfaitement.

BRIDEL.

Bon. Vous êtes décidée à continuer vos coquetteries avec tous les jeunes gens que vous présentera votre excellente mère ?

MADAME VARINOIS.

Ah ! çà !

LUCIENNE, à sa mère.

Tais-toi, je t’en prie...

BRIDEL.

Et avec M. Toury, en particulier ?

MADAME VARINOIS.

Mais...

LUCIENNE, à madame Varinois.

Tais-toi, je t’en prie...

BRIDEL, à Lucienne.

Voulez-vous me répondre ?

LUCIENNE.

Je vous répondrai quand vous me poserez des questions qui ne seront pas injurieuses.

BRIDEL.

Je vais vous en poser encore une qui ne l’est pas, ou, du moins, je le pense. Voulez- vous m’accompagner en Espagne, où je suis obligé d’aller ces jours-ci ?

LUCIENNE.

Non.

BRIDEL.

Je vous avertis que je ne partirai pas sans vous.

LUCIENNE.

C’est votre droit.

BRIDEL.

Et que si je ne pars pas, je manque une affaire très importante.

LUCIENNE.

Je ne vous ai jamais accompagné dans ce genre de voyages que vous faites tous les ans. Quelle lubie vous prend aujourd’hui ?

BRIDEL.

Autrefois, en effet, je vous laissais à Paris ; mais, à cette époque, j’avais confiance en vous.

LUCIENNE.

Et vous n’avez plus confiance ?

BRIDEL.

Plus du tout.

LUCIENNE.

C’est fâcheux.

BRIDEL.

C’est comme ça... Encore une question, et cette fois-ci ce sera la dernière... Désirez-vous divorcer ?

LUCIENNE.

Je vous assure que vous êtes fou.

BRIDEL.

Je me mets entièrement à votre disposition. Nous jouerons une des comédies qu’on a l’habitude de jouer dans ce cas-là. Nous avons justement un avoué dans la famille, profitons-en. Quant à moi, j’ai assez de mener l’existence que vous me faites mener depuis quelque temps ; j’ai assez de la tête pommadée de monsieur Toury ; j’ai à m’occuper d’autre chose que de me demander chaque matin si vous prendrez un amant dans l’après-midi !

Mouvement de Lucienne.

Ça m’énerve ! Ça m’énerve !... Recommencez à vous conduire comme une femme qui se respecte, ou bien alors mettez-vous franchement à vagabonder. Mais dépêchez-vous ! Car je veux bien être cocu, mais je ne veux pas devenir enragé !

LUCIENNE.

Oh !

MADAME VARINOIS, se levant.

Vous avez des expressions d’une vulgarité dégoûtante !

LUCIENNE.

Jamais je ne vous pardonnerai ce que vous venez de me dire !

BRIDEL.

Vous m’y avez contraint. Je vais donc préparer notre déménagement ; vous voudrez bien me faire savoir ce que vous aurez décidé.

Il rentre chez lui par l’escalier.

MADAME VARINOIS.

Je suis... je suis étourdie... Et toi ?

LUCIENNE.

Moi, maman ?

MADAME VARINOIS.

Oui.

LUCIENNE.

Moi, je ne sais qu’une chose, c’est que mon mari me paiera ce petit accès d’éloquence.

Elle se dirige vers un bureau qui est du coté de l’escalier, près du pied.

MADAME VARINOIS.

Que fais-tu ?

LUCIENNE.

Je vais écrire une lettre.

MADAME VARINOIS.

Tu n’as pas besoin de moi ?

LUCIENNE.

Non, merci.

MADAME VARINOIS, à la porte.

Et ce Denoizeau qui n’arrive pas ! Pourvu que le baron...

Elle sort.

 

 

Scène XV

 

LUCIENNE, seule, puis EDMOND

 

LUCIENNE, prête à écrire, très nerveuse, fébrile. Elle a la plume à la main, réfléchit un instant, puis elle fait un geste de dédain et commence.

« Mon ami... »

Paraît Edmond.

Ah ! c’est lui !

Elle se lève et s’avance vers Edmond. Ils se trouvent tous les deux à ce moment-là au pied de l’escalier.

Je vous écrivais...

EDMOND.

À moi ?

LUCIENNE.

Mais puisque vous voici...

Très vite.

Demain, à trois heures, chez vous.

EDMOND, ravi.

Oh ! vous dites : « trois heures ? »

LUCIENNE.

Oui, et maintenant, partez !

Elle lui tend la main : il la baise et disparaît. Lucienne, seule, fait quelques pas vers la porte, l’ouvre et murmure.

Il sera toujours temps de me décider à trois heures moins le quart.

Elle sort.

 

 

Scène XVI

 

BRIDEL, seul

 

Il apparaît au haut de l’escalier, regarde autour de lui, puis descend.

J’ai entendu, j’ai parfaitement entendu : « Demain, à trois heures, chez vous... » Eh bien, ma parole d’honneur, j’aime mieux le savoir... Je me sens plus léger, plus dispos... Je ne dirai pas que je suis content... Non, ce serait aller trop loin ; mais je suis soulagé. Au moins je n’ai plus de soupçons. Quelle coquine tout de même ! quelle petite gueuse !... Ah ! si l’on m’avait dit au commencement de l’année que ma femme me tromperait au milieu du mois de mai, je n’aurais jamais voulu le croire ! C’était mon année, il paraît... Il n’y a rien à faire... Les empêcher ? Les surprendre ? Ce serait à recommencer le lendemain. Non, je vais les laisser bien tranquilles, et le soir, quand Lucienne rentrera, je lui dirai : « Madame, je sais ce que vous avez fait, cette après-midi. L’existence commune est désormais impossible, vous le comprenez... J’irai donc coucher à l’hôtel pendant les préliminaires du divorce... » Voilà ce que je lui dirai. Je suis curieux de savoir ce quelle me répondra...

Paraît Leverquin.

 

 

Scène XVII

 

BRIDEL, LEVERQUIN, puis VARINOIS

 

LEVERQUIN.

Qu’est-ce que lu fais là ? À qui en as-tu ?

BRIDEL, lui prenant le bras.

Devine où va ma femme demain à trois heures... mettons trois heures et demie, elle n’est pas très exacte ?...

LEVERQUIN.

Chez sa modiste ?

BRIDEL.

Non.

LEVERQUIN.

Chez sa couturière ?

BRIDEL.

Non.

LEVERQUIN.

Chez son dentiste ?

BRIDEL.

Elle va chez monsieur Toury, Edmond Toury !

LEVERQUIN.

Ah ! bah !

BRIDEL.

J’ai surpris tout à l’heure un bout de conversation... Ces mots bien simples : « Demain, trois heures... chez vous... »

LEVERQUIN.

Tu as surpris... c’est-à-dire que tu as écouté. Tu n’es qu’un enfant. Regarde ma supériorité sur toi. Demain, à la même heure, Estelle sera peut être chez de Hupont, mais moi, je ne le saurai jamais. Je peux encore conserver l’illusion que j’ai une femme fidèle... Toi, tu ne le peux plus.

BRIDEL.

Non, j’ose le dire... Maintenant, c’est à l’avoué que je parle. Viens me donner une consultation.

LEVERQUIN.

Avec plaisir.

Entre Varinois.

BRIDEL.

Ah ! beau-père... voulez-vous vous charger d’une petite commission ?

VARINOIS.

Et pour qui ?

BRIDEL.

Pour madame Varinois. Voulez-vous lui dire de ma part qu’elle a admirablement élevé ses filles ?

LEVERQUIN.

Et de la mienne aussi.

Bridel et Leverquin disparaissent par l’escalier.

 

 

Scène XVIII

 

VARINOIS, seul, puis MADAME VARINOIS, puis DENOIZEAU

 

VARINOIS, seul.

Oh ! Je veux bien...

Entre madame Varinois.

Eudoxie ?

MADAME VARINOIS.

Qu’y a-t-il ?

VARINOIS.

Bridel m’a prié instamment de te féliciter sur l’éducation que tu as donnée à tes filles.

MADAME VARINOIS.

Monsieur Bridel est un insolent. Il lui arrivera un jour quelque méchante histoire, c’est moi qui vous le dis.

LOUISETTE, annonçant.

Monsieur Denoizeau !

MADAME VARINOIS.

Ah ! je vous attendais avec impatience !

Elle regarde son mari.

VARINOIS.

Je vous gêne ?

MADAME VARINOIS.

Oui.

VARINOIS.

Bon !

DENOIZEAU.

Je vous demande pardon, mon oncle...

VARINOIS.

Au revoir, au revoir... Ne vous dérangez pas.

Il sort.

 

 

Scène XIX

 

DENOIZEAU, MADAME VARINOIS

 

MADAME VARINOIS.

Eh bien ?

DENOIZEAU.

Je quitte le baron !

MADAME VARINOIS.

Vous lui avez dit que c’est mon gendre ?...

DENOIZEAU.

Qui l’a appelé goujat... Parfaitement... C’est une affaire arrangée.

MADAME VARINOIS.

Il a eu la bonté de pardonner cette ?...

DENOIZEAU.

Mais oui. Seulement, comme le baron est un homme très correct, il va envoyer ses témoins à Bridel.

MADAME VARINOIS.

Hein !

DENOIZEAU.

Bridel constituera les siens, qui seront moi et un de mes amis, à qui je viens d’écrire. On rédigera un petit procès-verbal dans lequel nous reconnaîtrons que notre client n’a pas eu l’intention d’offenser monsieur le baron d’Encolure, et le baron dînera ici samedi prochain. – Vous avez prévenu Bridel ?

MADAME VARINOIS.

Mon gendre ?... Pas encore.

DENOIZEAU.

Comment ! il ne sait rien ?

MADAME VARINOIS.

Je n’ai pas eu le temps de lui parler.

DENOIZEAU.

Je monte vite chez lui...

MADAME VARINOIS, l’arrêtant.

Est-ce absolument indispensable ?

DENOIZEAU.

Mais tout à fait. Il serait de la dernière incorrection de se constituer le témoin d’un monsieur sans qu’il le sache... Surtout pour lui faire faire des excuses.

MADAME VARINOIS.

Oh !

DENOIZEAU.

Je vous assure... Il existe en matière d’honneur des règles auxquelles on ne peut pas se soustraire.

Il s’apprête à monter.

MADAME VARINOIS.

Edgard, c’est ici que je vais voir si vous avez de l’affection pour moi... Je suis au plus mal en ce moment avec mon gendre ; je lui demanderais la moindre des choses, il me la refuserait. Si nous le mettons au courant de cette affaire, tout est perdu : je suis à jamais brouillée avec le baron...

DENOIZEAU.

Mais, pourtant...

MADAME VARINOIS.

Je ne m’en consolerais pas, je vous assure... Soyez gentil jusqu’au bout... recevez les témoins du baron... signez le procès-verbal... Faudra-t-il qu’il signe aussi ?...

Geste de Denoizeau.

Non ?... Tant mieux !

DENOIZEAU.

Vous me demandez une chose étrangement exceptionnelle, ma chère tante...

MADAME VARINOIS.

Je vous en supplie...

DENOIZEAU.

Vous me demandez presque un faux !... Or, rien n’est plus délicat qu’un faux en matière d’honneur.

MADAME VARINOIS.

Mais remarquez que mon gendre ne saura jamais ce qui s’est passé.

DENOIZEAU.

Châteauvillars, dans son Traité du Duel, dit formellement...

MADAME VARINOIS.

Edgard, mon cher Edgard...

DENOIZEAU.

Ce sera la première fois de ma vie que je suis témoin dans ces conditions-là.

MADAME VARINOIS, lui prenant les deux mains.

Ah ! que vous êtes gentil !... Je ne l’oublierai pas... Merci...

DENOIZEAU.

Mais...

MADAME VARINOIS.

Ne parlons plus de ça... Parlons... parlons d’Antonia, en attendant ces messieurs. Avez-vous toujours rompu ?

DENOIZEAU.

De plus en plus. Mais, vous l’avouerais-je ?... J’ai une faiblesse... Je voudrais savoir quels sont ceux de mes camarades de club qui soupaient chez elle l’autre soir.

MADAME VARINOIS.

À quoi bon !

DENOIZEAU.

Ça m’intrigue... Je me suis livré à une petite enquête... J’ai interrogé les domestiques... Ils ne savent pas leurs noms... ils savent seulement qu’il y en a un grand et un petit... C’est le petit qui... Vous m’entendez ? avec Antonia...

MADAME VARINOIS.

Oui... oui... j’entends.

DENOIZEAU.

Le grand aussi peut-être, mais la femme de chambre n’est pas sûre... De mon côté, j’ai réfléchi... j’ai un indice qui me mettra sur la voie... J’ai enfoncé le chapeau de l’un des deux, je crois que c’est du petit ; j’ai dû lui mettre le nez dans un état ! il doit être horriblement écorché, ça peut m’aider à le reconnaître. Aujourd’hui au cercle, j’ai regardé autour de moi, personne n’avait le nez écorché...

Louisette entre, apportant une dépêche sur un plateau.

LOUISETTE.

Un message téléphonique.

DENOIZEAU.

Ah !

Il décachète.

...Ah ! quel contretemps... Mon ami m’écrit qu’il ne peut pas venir... empêchement imprévu... Qui allons-nous prendre comme second témoin ? Toury n’est pas là ?... M. de Hupont ?

MADAME VARINOIS.

Non... Je n’ai personne...

DENOIZEAU.

Il y a mon oncle... mais...

MADAME VARINOIS.

Non, non... pas mon mari... Il ferait quelque impair...

DENOIZEAU, regardant sa montre.

Les témoins du baron vont être ici dans cinq minutes...

Un bruit au-dessus de l’escalier. Apparaît un Monsieur qui descend les premières marches, son chapeau à la main.

 

 

Scène XX

 

DENOIZEAU, MADAME VARINOIS, BOIRÉ

 

BOIRÉ, très galant.

Mille pardons... madame... Madame Varinois, n’est-ce pas ?... Je suis monsieur Boire, architecte. Je suis l’architecte de votre propriétaire. Monsieur Bridel, votre gendre, nous a donné congé... Il est très pressé, nous a-t-il dit. Je viens pour les réparations locatives.

MADAME VARINOIS.

Monsieur Bridel est absent.

BOIRÉ.

Je le sais, madame, mais il avait donné l’ordre de me laisser visiter... L’appartement est en bon état... La seule réparation locative, mais elle est des plus sérieuses, est le trou par où passe cet escalier.

MADAME VARINOIS.

Cela va de soi. Mais nous n’en sommes pas là.

BOIRÉ.

N’importe. Je fais ce qu’on m’a dit... Permettez que j’examine de ce côté-ci, maintenant... Car nous aurons également une expertise par ici...

MADAME VARINOIS.

Pourquoi ? Nous ne pouvons pas payer tous les deux ?

BOIRÉ.

Pardon... Monsieur Bridel a fait un trou au plancher, mais vous, vous avez fait un trou au plafond.

MADAME VARINOIS.

Puisque c’est le même trou !

BOIRÉ.

Je n’entre pas dans ces détails-là.

MADAME VARINOIS.

Cependant, monsieur...

DENOIZEAU, se touchant le front.

Un mot, monsieur ?... D’abord, que je me présente... Je suis monsieur Denoizeau, propriétaire...

BOIRÉ, saluant.

Ah !

DENOIZEAU.

Je viens vous demander un de ces services qu’on ne se refuse pas entre hommes d’honneur.

MADAME VARINOIS, comprenant.

Tiens, c’est une idée !

DENOIZEAU.

Monsieur Bridel a un duel... ou plutôt une affaire... il s’agirait d’être son témoin... Je vous serais fort reconnaissant de vouloir bien m’assister. Un de mes amis, qui devait le faire, m’a manqué de parole.

BOIRÉ.

Certainement... Mais... pour quand ce serait-il, s’il vous plaît ?

DENOIZEAU.

Pour tout de suite.

BOIRÉ.

Diable ! c’est que... Pourquoi monsieur Bridel se bat-il ?...

DENOIZEAU.

Il ne se bat pas... Il ne s’agit que d’un malentendu à dissiper... un simple procès-verbal à rédiger.

Entre Louisette, avec deux cartes sur un plateau.

LOUISETTE.

Deux messieurs demandent monsieur Bridel.

DENOIZEAU.

Ce sont les témoins de l’adversaire.

Regardant les cartes.

Ah ! je les connais.

BOIRÉ.

Monsieur, je ne veux pas vous désobliger, j’accepte.

DENOIZEAU.

Trop aimable !

MADAME VARINOIS, lui tendant la main.

Je vous remercie, monsieur... Et pour les réparations locatives, je ferai ce que vous voudrez.

DENOIZEAU.

Ne mêlons pas les deux questions...

À Louisette.

Introduisez ces messieurs...

MADAME VARINOIS.

Je me retire...

Serrant la main de Denoizeau et bas.

Courage !

 

 

Scène XXI

 

DENOIZEAU, BOIRÉ, CRÉMYER, LIVERDON

 

Crémyer doit être grand et Liverdon petit. Liverdon a sur le nez une bande très visible de taffetas d’Angleterre.

DENOIZEAU, s’avançant au-devant d’eux.

Donnez-vous la peine, messieurs...

CRÉMYER.

Monsieur...

Reconnaissant Denoizeau.

Tiens ! Denoizeau ! Comment, c’est vous qui êtes le témoin de monsieur Bridel ?

DENOIZEAU.

Mais... oui...

CRÉMYER.

Oh ! que c’est drôle !

LIVERDON, sortant son mouchoir et se cachant le visage.

Elle est bonne, celle-là !

DENOIZEAU.

Pourquoi est-ce drôle ?

CRÉMYER.

Je veux dire que je ne m’y attendais pas... non, vraiment !

DENOIZEAU.

Messieurs, je vous présente monsieur...

BOIRÉ.

Boiré.

DENOIZEAU.

Boiré, l’architecte bien connu, qui est, avec moi, témoin de monsieur Bridel...

Ces messieurs s’inclinent.

Asseyez-vous, messieurs, asseyez-vous...

Au lieu de s’asseoir, Boiré va, du haut de sa canne, toucher le plafond à l’endroit du trou de l’escalier.

Pardon, monsieur Boiré...

BOIRÉ.

Ah ! oui... c’est vrai...

DENOIZEAU.

Tout à l’heure... quand ces messieurs seront partis...

Tout le monde s’assoit. Denoizeau continue.

Je crois, messieurs, que nous sommes d’accord...

CRÉMYER.

Absolument... Vous retirez l’expression ?

DENOIZEAU.

Nous retirons l’expression... Nous vous exprimons nos regrets...

CRÉMYER.

Nous n’en demandons pas davantage.

DENOIZEAU.

Il ne reste qu’à rédiger le procès-verbal.

Il se dirige vers une petite table à gauche. Les autres témoins le suivent.

Voyons...

Il prend du papier, une plume et commence à écrire :

« Monsieur le baron d’Encolure s’étant jugé offensé par... »

Il cherche le mot.

LIVERDON.

« Par une épithète malsonnante... »

DENOIZEAU.

C’est cela !

En prononçant le mot « épithète malsonnante », Liverdon a appuyé ses deux mains sur la table où écrit Denoizeau. Celui-ci remarque tout à coup la bande de taffetas qu’il a sur le nez et s’arrête.

LIVERDON, à part.

Diable !

DENOIZEAU, se levant.

Par exemple !

Il regarde attentivement Crémyer et Liverdon. À part.

L’un grand, l’autre petit... Ce serait trop fort !...

À Liverdon.

Qu’avez-vous donc là, sur le nez, cher ami ?

LIVERDON, gêné.

Moi ?... Rien... une égratignure... que je me suis faite contre une porte.

DENOIZEAU.

C’est tout récent, alors... Je vous ai vu avant-hier dans l’après-midi, vous n’aviez rien...

LIVERDON.

En effet.

DENOIZEAU, froidement.

Vous ne vous seriez pas, par hasard, blessé avec un chapeau ?

BOIRÉ.

Je suis assez pressé...

DENOIZEAU.

Nous avons le temps... Je vous demandais donc, cher ami... si ce n’était pas un chapeau... car j’ai remarqué que les blessures faites par les chapeaux ressemblent beaucoup à celle-là.

LIVERDON, à part.

Il a deviné !...

Haut.

Mon vieux Denoizeau...

DENOIZEAU.

Quoi ?

LIVERDON.

Mon vieux Denoizeau... Voyons, il vaut mieux en rire... Eh bien ! oui, c’est moi... moi et Crémyer, nous soupions... Je croyais que vous aviez l’intention de rompre avec Antonia... je ne me suis pas gêné...

DENOIZEAU.

Ah ! c’est vous ?

CRÉMYER.

Oui, cher ami...

LIVERDON.

Bah ! c’est fini... c’est effacé...

Il tend la main à Denoizeau qui la refuse.

DENOIZEAU.

Vous vous êtes joués de moi !

LIVERDON.

Permettez...

DENOIZEAU.

Indignement !... Des camarades de club !

CRÉMYER.

Nous ne le ferons plus.

LIVERDON.

Remarquez, mon cher, que vous êtes bien vengé... Mon nez me fait un mal ! J’ai saigné toute la nuit.

DENOIZEAU.

Je ne le regrette pas.

LIVERDON.

Denoizeau !

DENOIZEAU.

Et si c’était à refaire, je le referais... et j’irais même plus loin...

LIVERDON.

Monsieur !

DENOIZEAU.

Car vous vous êtes conduits comme des...

LIVERDON.

N’achevez pas !

Ils s’avancent l’un vers l’autre. Boiré les sépare.

BOIRÉ.

Pardon : Si nous rédigions...

DENOIZEAU, se calmant.

Vous avez raison... rédigeons... Nous verrons ensuite.

LIVERDON.

Comme il vous plaira.

Denoizeau reprend sa place à la table, les deux témoins de l’adversaire devant lui.

DENOIZEAU, écrivant.

« Monsieur le baron d’Encolure s’étant jugé offensé, a envoyé ses témoins... »

Il cherche.

LIVERDON, continuant.

« Monsieur Bridel ayant retiré l’épithète de goujat... »

CRÉMYER, continuant.

« Les quatre témoins, d’un commun accord, ont décidé qu’il n’y avait pas lieu à rencontre. »

DENOIZEAU, pose sa plume et les regarde en ricanant.

Et vous vous imaginez qu’après la façon dont vous vous êtes conduits avec moi, monsieur Bridel va vous faire des excuses !

LIVERDON.

Pardon... votre client n’a rien à voir...

DENOIZEAU, l’interrompant.

Monsieur Bridel n’a pas peur, messieurs ! Monsieur Bridel se battra ! Et non seulement il ne retire pas l’épithète de goujat, mais encore il la relève.

LIVERDON.

À vos ordres, monsieur !

DENOIZEAU, regardant Crémyer.

Il la double !

BOIRÉ.

Je ne comprends pas. Vous m’avez dit qu’on arrangerait l’affaire.

DENOIZEAU.

On ne l’arrange plus. – Écrivons.

LIVERDON et CRÉMYER.

Écrivons.

DENOIZEAU, écrivant.

Heu !... « Monsieur Bridel s’étant refusé à retirer l’expression de goujat, les quatre témoins, d’un commun accord, ont décidé qu’une rencontre était inévitable. »

LIVERDON.

Vous avez mis « inévitable », n’est-ce pas ?

DENOIZEAU, fièrement.

Oui, monsieur.

Il continue d’écrire.

« L’arme choisie a été... »

LIVERDON.

L’épée.

DENOIZEAU.

L’épée vous convient-elle, messieurs ?

LIVERDON et CRÉMYER.

Parfaitement.

DENOIZEAU, à Boiré.

Et à vous ?

BOIRÉ.

À moi aussi.

DENOIZEAU, continuant à écrire.

« La rencontre aura lieu demain... »

Parlé.

Voulez-vous deux heures de l’après-midi ?

BOIRÉ.

J’ai une expertise à deux heures... J’aimerais mieux trois.

DENOIZEAU.

Bon.

Écrivant...

« La rencontre aura lieu demain à trois heures... »

Parlé.

Où ?

LIVERDON.

Derrière les tribunes de Longchamp.

DENOIZEAU.

Voulez-vous ?

Signes d’acquiescement des témoins. Il continue d’écrire.

« Le combat durera jusqu’à ce que l’un des adversaires soit dans l’impossibilité... »

LIVERDON, avec défi.

Matérielle... dans l’impossibilité matérielle...

DENOIZEAU, de même.

Oui, monsieur, matérielle... de continuer... Veuillez signer, messieurs...

Liverdon et Crémyer signent, puis Boiré, puis Denoizeau.

LIVERDON, sec.

À demain, monsieur.

DENOIZEAU.

À demain, trois heures.

LIVERDON.

Derrière les tribunes de Longchamp.

Liverdon et Crémyer sortent.

BOIRÉ.

Vous n’avez plus besoin de moi ?

DENOIZEAU.

Non, merci... Soyez exact, n’est-ce pas ?... Trois heures.

BOIRÉ.

Entendu... C’est ma première affaire... je n’y manquerai pas. Et vous, vous êtes-vous déjà battu ?

DENOIZEAU.

Souvent.

Ils se serrent la main. Boiré sort.

 

 

Scène XXII

 

DENOIZEAU, seul, puis BRIDEL

 

DENOIZEAU, seul.

Je ne suis pas fâché de les avoir remis à leur place.

BRIDEL, descendant de l’escalier et se parlant à lui-même.

Il m’est venu une idée... Je vais dire à Lucienne : « Madame... »

Apercevant Denoizeau.

Denoizeau... bonjour, Denoizeau.

DENOIZEAU.

Vous arrivez bien... ces messieurs sortent d’ici...

BRIDEL. Il est descendu.

Quels messieurs ?...

DENOIZEAU.

Je n’avais personne sous la main, j’ai été obligé de prendre votre architecte ?

BRIDEL.

Quel architecte ?

DENOIZEAU.

Celui qui venait pour les réparations locatives...

BRIDEL.

Ah ! bon... Qu’est-ce qu’il a dit, l’architecte ?

DENOIZEAU.

Il a été très correct...

Lui prenant le bras et gravement.

C’est pour demain, mon ami.

BRIDEL, étonné.

Qu’est-ce qui est pour demain ?

DENOIZEAU.

Pour demain, trois heures...

BRIDEL, stupéfait.

Demain, trois heures ?...

À part.

Comment, il le sait, lui aussi ?

DENOIZEAU.

Derrière les tribunes de Longchamp.

BRIDEL.

Derrière les tribunes ! Le rendez-vous est derrière les tribunes ?

DENOIZEAU.

Oui.

BRIDEL.

Quelle drôle d’idée ! Je croyais que c’était chez lui... Il y a eu quelque chose de changé.

DENOIZEAU.

Mais ne perdons pas de temps... Vous n’avez probablement jamais fait d’escrime... Je vais vous donner une petite leçon... Avec les épées de mon oncle...

Il va à la panoplie qui est au mur du Fond dans un coin, décroche deux épées, en prend une et donne l’autre à Bridel.

Prenez ça.

BRIDEL, de plus en plus ahuri.

Que je prenne ça ?

DENOIZEAU.

Oui... Placez-vous là... le bras tendu...

Il le met en garde.

Maintenant, c’est moi qui vais vous attaquer.

BRIDEL, à part.

Ce garçon-là n’est pas dans son état normal...

DENOIZEAU.

Attention... j’avance sur vous...

Il avance.

BRIDEL.

Eh bien ! eh bien ! vous allez me blesser...

DENOIZEAU.

Vous n’avez qu’à tendre le bras... Tendez le bras... oui, comme ça, essayez de me piquer à la main, en tendant le bras... C’est la leçon de terrain... De cette façon, vous êtes sûr de ne pas recevoir de coup d’épée en pleine poitrine. Vous serez blessé probablement au bras ou à la main.

BRIDEL, à part.

J’y suis... Il croit que je vais me battre avec Toury...

DENOIZEAU.

Le baron est bon tireur... il se contentera de vous piquer légèrement.

BRIDEL.

Ah ! çà... à la fin... quel baron ?

DENOIZEAU.

Le baron d’Encolure...

BRIDEL.

Qu’est-ce qu’il me veut, le baron d’Encolure ?

DENOIZEAU.

Eh ! mon cher, vous appelez les gens « goujats » ! Que diable ! « goujat »est une insulte grave...

BRIDEL.

J’ai appelé...

DENOIZEAU.

Mais oui... hier... à l’Exposition.

BRIDEL.

C’était lui...

DENOIZEAU.

Parfaitement... Il vous a envoyé des témoins. Vous vous battez demain, à trois heures, derrière les tribunes de Longchamp. Je suis votre témoin.

BRIDEL.

Vous êtes mon témoin ?

DENOIZEAU.

C’est ma tante qui m’en a prié...

BRIDEL, furieux.

Ma belle-mère !... Et de quoi se mêle-t-elle encore, celle-là ?

DENOIZEAU.

C’est elle qui...

BRIDEL, au comble de la colère.

Ah ! je me bats avec le baron ! Eh bien ! oui... je vais me battre avec le baron... Je suis enchanté de me battre... J’en ai besoin !... Ça me calmera les nerfs !

Il brandit l’épée.

Et vous verrez ! Tenez !... tenez...

Il charge Denoizeau.

DENOIZEAU.

Eh ! là... Eh là !...

Bridel continue à ferrailler. La porte s’ouvre. Paraît madame Varinois qui reçoit le bout de l’épée sur l’épaule.

 

 

Scène XXIII

 

DENOIZEAU, BRIDEL, MADAME VARINOIS, puis LUCIENNE

 

MADAME VARINOIS.

Quoi ? qu’y a-t-il ? Quel est ce bruit ?

DENOIZEAU.

C’est pour demain... à l’épée...

MADAME VARINOIS, à Bridel.

Vous vous battez ?...

BRIDEL.

Oui, madame, je me bats avec votre baron.

LUCIENNE, entrant.

Qui se bat ?

BRIDEL, à Lucienne.

Moi, madame ! Et savez-vous à quelle heure a lieu ce duel ?... À trois heures...

Répétant.

À trois heures...

Mouvement de Lucienne.

Voilà une coïncidence bien curieuse, n’est-ce pas, madame ? Voilà qui est romanesque ! Voilà qui est... excitant !

MADAME VARINOIS.

Mon gendre.

BRIDEL, toujours l’épée à la main.

Assez... madame... Laissez-moi...

Il monte l’escalier l’épée à la main, et du haut des marches menace madame Varinois.

Ne montez pas, je vous le défends !

Il repousse de l’épée madame Varinois qui essaie de monter.

DENOIZEAU.

Il est très chic !

 

 

ACTE III

 

Un petit salon, celui qui communique par l’escalier avec le hall de madame Varinois, au deuxième acte. Une balustrade. L’ouverture de l’escalier fait face au public.

 

 

Scène première

 

MADAME VARINOIS, LUCIENNE

 

Madame Varinois regarde sa montre.

LUCIENNE.

Trois heures et quart.

MADAME VARINOIS.

À cette heure-ci, monsieur Bridel croise le fer avec le baron...

Mouvement de Lucienne.

Oui, oui, je comprends. Vous avez beau ne plus vous parler depuis hier, ton mari et toi ; il a beau avoir couché ici, et toi en bas, dans ma chambre ; vous avez beau être au plus mal... tu ne peux pas t’empêcher d’être nerveuse. Et moi-même, malgré la façon plus que cavalière dont Adolphe s’est conduit avec moi, j’éprouve une légère émotion, je l’avoue. Je dis légère, parce que je suis sûre d’avance du résultat.

LUCIENNE.

Comment es-tu sûre ?... Pourtant...

MADAME VARINOIS.

Ton mari n’a jamais touché une épée, n’est-ce pas ?

LUCIENNE.

Non.

MADAME VARINOIS.

Le baron, au contraire, est une des premières lames de Paris. Il ne peut donc rien arriver.

LUCIENNE.

N’importe.

MADAME VARINOIS.

Il est convenu entre gens d’honneur que, lorsqu’un des deux adversaires est beaucoup plus fort que l’autre, on ne se fait qu’une blessure insignifiante. Ton mari sera blessé ici...

Elle prend le poignet de Lucienne et touche le dessous de la main.

Edgard m’a expliqué le coup hier.

LUCIENNE.

Tout cela est un peu hasardeux, tout de même.

MADAME VARINOIS.

Je vais te rassurer complètement.

LUCIENNE, étonnée.

Ah ?...

MADAME VARINOIS.

Le baron dîne chez moi, samedi.

LUCIENNE.

Le baron dîne chez toi ?

MADAME VARINOIS.

En famille... avec vous tous. Tu comprends qu’il a trop de tact pour aller blesser gravement...

LUCIENNE.

Oh !...

MADAME VARINOIS.

Je réponds de lui.

Un temps.

Et après ?

LUCIENNE.

Après, quoi ?

MADAME VARINOIS.

Après le duel, que feras-tu ?

LUCIENNE.

En quel sens ?

MADAME VARINOIS.

Oui... que deviendra cette brouille avec Adolphe ?

LUCIENNE.

Eh ! Comment veux-tu que je le sache ? Qu’est-ce que tu me conseilles ?

MADAME VARINOIS, réfléchissant.

As-tu des torts envers ton mari ?

LUCIENNE.

Oui.

MADAME VARINOIS.

Graves ?

LUCIENNE.

Oui.

MADAME VARINOIS, après une pose.

Très graves ?

LUCIENNE.

Non.

MADAME VARINOIS.

En creusant davantage la question, peut-être cela vaut-il mieux...

LUCIENNE.

Et alors ?

MADAME VARINOIS.

Ma chère enfant, du moment que tu n’as pas de torts très graves envers ton mari, il ne faut pas te dissimuler que tu es dans un cas d’infériorité évident, comme dit Edgard... Regardons les choses en face : Il a le beau rôle.

LUCIENNE.

Cela ne signifie rien.

MADAME VARINOIS.

Tu pourrais, à la rigueur, te jeter dans ses bras et lui demander pardon... Mais, c’est toujours une chose délicate que de demander pardon à un homme : on ne sait pas où cela vous entraine.

LUCIENNE.

Je ne nie pas qu’Adolphe ait à se plaindre de moi sous certains rapports, mais enfin, lui aussi a beaucoup changé depuis quelque temps.

MADAME VARINOIS.

Certes !

LUCIENNE.

Il est devenu soupçonneux.

MADAME VARINOIS.

Emporté.

LUCIENNE.

Tracassier.

MADAME VARINOIS.

Et même brutal... Tu ne l’as pas aperçu, ce matin ?

LUCIENNE.

Non. Il est parti de bonne heure... il a dû déjeuner au restaurant avec Edgard. J’espère qu’ils auront emmené un médecin ?

MADAME VARINOIS.

Ils ont emmené le docteur Bluche, le médecin du club.

LUCIENNE, songeuse.

Par exemple, il y a un détail qui me tracasse, depuis hier... On entend donc, ici ?... Maman, veux-tu être bien aimable ?

MADAME VARINOIS.

Parle, mon enfant.

LUCIENNE.

Descends chez toi... Va-t’en jusqu’au pied de l’escalier là, en bas... et dis quelques mots à demi-voix ?

MADAME VARINOIS, étonnée.

À demi-voix ?... Pourquoi à demi-voix ?

LUCIENNE.

Je désirerais savoir si l’on entend d’ici.

MADAME VARINOIS.

Et quels mots veux-tu que je dise ?

LUCIENNE.

Oh ! n’importe quoi...

Elle cherche.

Dis : « Demain trois heures, chez vous. »

MADAME VARINOIS, répétant.

« Demain, trois heures, chez vous. » Qu’est-ce que c’est que cette phrase ?

LUCIENNE.

C’est... c’est une phrase que j’ai lue dans un roman... Tiens, parle comme ça...

Baissant la voix.

« Demain, trois heures... »

MADAME VARINOIS.

Oui, j’ai compris.

Elle descend.

 

 

Scène II

 

LUCIENNE, seule. La voix de MADAME VARINOIS, au pied de l’escalier en dessous

 

LUCIENNE, à sa mère.

Eh bien ?

Voix de MADAME VARINOIS, très distincte.

« Demain, trois heures, chez vous. »

LUCIENNE.

Merci. Oui, on entend... on entend très bien...

Se penchant.

Merci.

MADAME VARINOIS.

C’est tout ?

LUCIENNE.

Oui... Ah ! non... Envoie-moi Louisette. J’ai une lettre à lui faire porter.

MADAME VARINOIS.

Tout de suite.

 

 

Scène III

 

LUCIENNE, seule, puis LOUISETTE

 

LUCIENNE, seule. Elle s’assied à une petite table sur laquelle se trouve tout ce qu’il faut pour écrire et prend une feuille de papier à lettre.

Oui, je vais lui faire porter un petit mot... Il serait capable de revenir ici. Voilà trois quarts d’heure qu’il m’attend...

Elle écrit.

« Mon... mon ami... » Oh ! non !

Elle prend une autre feuille de papier et froisse la première qu’elle place sur la table à coté d’elle.

...« Monsieur... » Non plus !

Elle prend une troisième feuille et froisse la seconde comme la première.

C’est ça !... « Cher monsieur... »

Parlé.

Oui, cher monsieur.

Écrivant.

...« Cher monsieur... » Et puis ?... « ... ma mère me prie de vous inviter à diner pour samedi... » Il comprendra que je n’ai pas pu venir... qu’il s’est passé quelque chose... et s’il ne comprend pas, tant pis !

Paraît Louisette, par le fond, venant de l’escalier.

LOUISETTE.

Madame a besoin de moi ?

LUCIENNE.

Oui, Louisette. J’ai besoin que vous portiez cette lettre immédiatement. Prenez une voiture.

Elle met la lettre sous enveloppe et écrit l’adresse.

LOUISETTE, à part, pendant que Lucienne écrit.

Elle est jolie... ça, c’est vrai, mais enfin, elle est mieux habillée que moi. Je suis sûre que si j’étais aussi bien habillée qu’elle...

LUCIENNE, lui tendant la lettre.

Voici, mon enfant.

LOUISETTE, regardant l’enveloppe, vivement.

Monsieur Toury ! Madame m’envoie chez monsieur Edmond ?

LUCIENNE, étonnée.

Mais oui.

LOUISETTE.

Ah !

LUCIENNE.

Qu’est-ce que vous avez ?

LOUISETTE.

Oh ! rien, madame, rien.

LUCIENNE.

Au fait, je me rappelle... C’est par monsieur Toury que vous avez été placée chez ma mère ?

LOUISETTE.

Oui, madame.

LUCIENNE.

D’où le connaissez-vous donc ?

LOUISETTE.

Je le connais depuis longtemps.

LUCIENNE.

Il me semble, en effet, qu’il m’a dit...

LOUISETTE.

Monsieur Edmond venait souvent chez une dame. Moi, j’étais la femme de chambre de cette dame.

LUCIENNE.

Ah !

LOUISETTE, à part.

Je suis sûre que ça l’ennuie.

LUCIENNE, indifférente.

Quelle dame ?

LOUISETTE.

Je n’ai jamais su son vrai nom. Monsieur Edmond l’appelait KiKi... Tous ces messieurs l’appelaient aussi KiKi.

LUCIENNE, riant.

KiKi ?

LOUISETTE.

Elle s’est retirée à la campagne.

LUCIENNE.

Et monsieur Toury était...

LOUISETTE.

Monsieur Edmond était celui de tous ces messieurs qui venait le plus souvent chez madame...

LUCIENNE.

KiKi.

LOUISETTE.

Oui, madame l’adorait.

LUCIENNE.

C’est drôle !

LOUISETTE.

Il est si aimable, si élégant !... si distingué... si... Ah !

Elle soupire en baissant les yeux. Lucienne la regarde.

LUCIENNE, souriant.

Bah ! Vous trouvez ?... Tiens... tiens !...

LOUISETTE.

Madame ne m’en veut pas de ce que je lui dis ?

LUCIENNE.

Mais cela m’est bien égal, par exemple !

LOUISETTE.

Alors je vais porter la lettre ?

LUCIENNE, réfléchissant.

Non, rendez-moi celle-là... Je vais vous en donner une autre.

Elle écrit de nouveau après avoir déchiré la première et en avoir jeté les morceaux dans la cheminée.

« ...Cher monsieur... Vous m’avez dit que vous cherchiez une femme de chambre. Je vous envoie mademoiselle Louisette, en vous la recommandant tout spécialement. D’ailleurs, vous l’avez déjà rencontrée chez madame KiKi et elle paraît avoir gardé devons le meilleur souvenir. »

À part.

Cette fois-ci, il comprendra.

Haut, à Louisette.

Voici, mon enfant, la lettre qu’il faut porter. Je crois que vous serez contente.

LOUISETTE.

Moi, madame ?

LUCIENNE.

Et n’oubliez pas de prendre une voiture, c’est très pressé.

LOUISETTE.

Bien, madame. Faudra-t-il rapporter la réponse ?

LUCIENNE.

Il n’y en aura pas.

Louisette sort. Lucienne reste seule un instant sans parler, puis se dirige vers la porte de droite.

LOUISETTE, annonçant.

Monsieur et madame Leverquin.

Entrent par la gauche Leverquin et Estelle.

 

 

Scène IV

 

LEVERQUIN, LUCIENNE, ESTELLE

 

LEVERQUIN.

Eh bien ! vous avez des nouvelles ?

LUCIENNE.

Pas encore.

Elle embrasse Estelle.

ESTELLE.

Nous allons attendre.

LUCIENNE.

Oui... attendez. Moi, je vous demande la permission... Je suis un peu...

Elle crispe les mains.

ESTELLE.

Je comprends cela.

LUCIENNE.

Je reviens.

Elle sort.

 

 

Scène V

 

LEVERQUIN, ESTELLE, à la fin LUCIENNE

 

ESTELLE.

Elle est très inquiète, c’est bien naturel.

LEVERQUIN.

Est-elle si inquiète que cela ?

ESTELLE, indignée.

Ah çà ! Pour qui prenez-vous ma sœur ? Lucienne aime son mari, après tout.

LEVERQUIN.

Ah ! ah !

ESTELLE.

Vous dites ?

LEVERQUIN.

Je dis : « Ah ! ah ! »

ESTELLE.

Vous doutez que Lucienne aime son mari ?

LEVERQUIN.

Ah ! oui.

ESTELLE.

Mais quelle triste opinion avez-vous donc des femmes, vous autres hommes ? Alors, vous croyez que si vous étiez en train de vous battre, je ne serais pas horriblement inquiète ?

LEVERQUIN, mollement.

Oh ! si, si !...

ESTELLE.

C’est trop fort !

LEVERQUIN.

D’ailleurs, nous, nous faisons un ménage exceptionnel.

ESTELLE.

Vous trouvez ?

LEVERQUIN.

Nous sommes de bons camarades... et, en même temps...

ESTELLE.

En même temps, quoi ?

LEVERQUIN.

Nous nous pardonnons réciproquement nos petites imperfections.

ESTELLE.

Hein ?

LEVERQUIN.

Nos petits caprices...

ESTELLE.

Vous avez des caprices ?

LEVERQUIN.

Pas moi... C’est toi, peut-être, qui...

ESTELLE.

Il ne s’agit pas de moi. Voilà déjà quelques jours que je veux vous questionner.

LEVERQUIN.

Bah ! À quel sujet ?

ESTELLE.

J’ai passé hier à l’étude, à une heure où vous y êtes toujours... Vous n’y étiez pas. Je viens d’y passer aujourd’hui, vous n’y étiez pas non plus, puisque je vous ai rencontré à la porte.

LEVERQUIN.

Qu’est-ce que cela prouve ?

ESTELLE.

Où étiez-vous, à ces heures-là ?

LEVERQUIN.

Je me promenais.

ESTELLE.

Je soupçonne autre chose.

LEVERQUIN, l’embrassant avec indulgence.

Tu dis des bêtises !

ESTELLE, changeant de ton.

Voyons, mon chéri, entre nous, tu peux bien m’avouer cela... Nous sommes dans le mouvement, nous deux.

Riant avec contrainte.

Tu étais chez une femme ? Avoue-le-moi, ce sera drôle.

LEVERQUIN, riant aussi, mais franchement.

Oui, là !

ESTELLE, se mettant subitement à pleurer.

Hi ! hi ! hi ! Ah ! mon Dieu !

LEVERQUIN, stupéfait.

Qu’est-ce qui te prend ?

ESTELLE, toujours en larmes, s’asseyant.

Tu me trompes ?

LEVERQUIN.

Ce n’est pas te tromper, ça, ma chérie... c’est s’amuser... C’est un petit caprice de rien du tout... Nous nous amusons un peu, chacun de notre côté.

ESTELLE, se levant brusquement.

Moi, je m’amuse !

LEVERQUIN.

Je ne te fais pas de reproches.

ESTELLE, indignée.

Alors, tu crois que je te trompe ?

LEVERQUIN.

Mais...

ESTELLE.

Ah ! mon Dieu ! Je n’ai pas de chance !

Elle pleure encore.

LEVERQUIN, très surpris.

Vraiment... tu ne me... ?

ESTELLE.

Mais, jamais, mon chéri, jamais de la vie, je n’y ai pensé !... Je te le jure !... Tu croyais que je te trompais, alors ?...

Geste de Leverquin.

Ah ! quelle horreur !... Parce que tu m’as rencontrée chez un pâtissier... Ah bien ! si toutes les femmes qu’on rencontre chez des pâtissiers...

LEVERQUIN, à part.

C’est un rien... et ça fait plaisir tout de même...

S’approchant d’elle.

Ma petite Estelle !

ESTELLE, s’essuyant les yeux.

Nous causerons de cela ce soir, monsieur ! nous en causerons.

Bruit de voix dans l’antichambre.

LEVERQUIN.

Entre Lucienne.

LUCIENNE.

Les voici, n’est-ce pas ? J’entends...

Leverquin va ouvrir la porte de gauche.

 

 

Scène VI

 

LEVERQUIN, ESTELLE, LUCIENNE, BRIDEL, le bras en écharpe, DENUIZEAU, une paire d’épées dans la main, LE DOCTEUR BLUCHE, puis, au moment du récit, la tête de MADAME VARINOIS, apparaissant par le bout de l’escalier

 

Bridel entre le premier, le bras en écharpe : Leverquin et Estelle s’avancent vers lui et l’entourent.

LEVERQUIN.

Ce n’est rien, j’espère ?... Ah ! tant mieux !

ESTELLE.

Tous mes compliments, Adolphe !

BRIDEL.

Merci, merci...

Il aperçoit Lucienne, s’approche d’elle et lui tend la main gauche, froidement.

Madame...

LUCIENNE, déconcertée par l’accueil de Bridel.

Vous ne souffrez pas ?

BRIDEL.

Du tout, madame. C’est une piqûre insignifiante.

LUCIENNE, avec un peu d’émotion.

Ah ! tant mieux !

BRIDEL, s’inclinant poliment.

Trop aimable, madame...

D’une indifférence affectée.

Vous n’êtes pas sortie, cette après-midi ?

LUCIENNE.

Non, monsieur.

DENOIZEAU.

Tout s’est passé avec une correction, une élégance... Je suis content, très content... Vous avez été parfait. N’est-ce pas, docteur ?

LE DOCTEUR BLUCHE.

Parfait ! parfait ! C’est un de mes meilleurs duels.

LUCIENNE, au docteur.

Je vous suis très reconnaissante, docteur, des soins que vous avez donnés à mon mari.

LE DOCTEUR.

Il n’y a pas de quoi, madame. Tout à votre service.

ESTELLE, montrant la main.

À quel endroit avez-vous été blessé exactement, Adolphe ?

BRIDEL, touchant avec la main gauche le poignet droit.

Ici, je crois.

ESTELLE.

Ah !

LE DOCTEUR, s’avançant.

Vous n’avez jamais vu de blessure reçue en duel, madame ?

ESTELLE.

Non, docteur, jamais.

LE DOCTEUR, prenant le bras de Bridel.

Voulez-vous me permettre ?

Il commence à le défaire.

LUCIENNE.

Est-ce que ça ne peut pas faire de mal, docteur, de découvrir ?...

LE DOCTEUR.

De découvrir la plaie ? Au contraire, ça lui fera prendre l’air...

ESTELLE.

Ah ! voyons, voyons...

Le docteur Bluche détache l’écharpe du cou de Bridel, puis enlève les linges qui enveloppent la main.

LE DOCTEUR, à Bridel.

Vous ne sentez rien ?

BRIDEL.

Rien.

LE DOCTEUR.

Voici la plaie.

Estelle, Lucienne et Leverquin se penchent.

ESTELLE, regardant.

Où ?

LE DOCTEUR.

On ne la distingue pas très bien... Attendez...

Il ouvre sa trousse et sort son bistouri. À Bridel.

Donnez votre bras...

Il donne un léger coup de bistouri.

BRIDEL, criant.

Aïe ! Aïe ! Qu’est-ce que vous me faites ?

LE DOCTEUR, froidement.

J’ouvre un peu la blessure... on ne la voyait plus du tout.

À Lucienne et à Estelle.

Vous pouvez regarder maintenant, mesdames.

ESTELLE.

Ah ! mon Dieu ! ça saigne.

LE DOCTEUR.

Il n’y a rien de meilleur pour les blessures...

Il bande à nouveau la plaie.

LUCIENNE, serrant les mains du docteur.

Merci, encore, docteur.

DENOIZEAU, à Leverquin.

Si jamais vous avez une affaire, je vous recommande le docteur Bluche.

LEVERQUIN.

Monsieur a l’air d’avoir beaucoup de sang-froid.

DENOIZEAU

C’est-à-dire que je ne voudrais pas me battre, s’il n’était pas là.

BRIDEL.

À propos, Denoizeau, j’ai un petit service à vous demander.

DENOIZEAU.

Comment donc !

BRIDEL.

Vous seriez bien gentil de prendre une de mes cartes dans mon portefeuille.

DENOIZEAU.

Une de vos cartes ?

BRIDEL.

Dans mon portefeuille, là... dans ma poche. Moi, je suis gêné.

DENOIZEAU, prenant le portefeuille de Bridel.

J’en ai une.

BRIDEL.

Mettez-vous à cette place, et écrivez ce que je vais vous dicter.

DENOIZEAU.

J’y suis, cher ami.

BRIDEL, s’approchant de la table où est assis Denoizeau, la même que celle que Lucienne écrivait tout à l’heure.

Écrivez au-dessous de mon nom : Adolphe Bridel... « a l’honneur d’informer madame Varinois qu’il a été blessé légèrement au... »

Parlé.

Docteur, comment s’appelle exactement l’endroit où j’ai été blessé ?

LE DOCTEUR.

Le premier tiers de la partie externe du cubitus.

BRIDEL, continuant à dicter.

« a l’honneur de prévenir madame Varinois qu’il a été blessé légèrement... »

DENOIZEAU, écrivant.

« ...au premier tiers de la partie externe... »

BRIDEL.

« ... du cubitus... et lui envoie l’expression de sa parfaite considération... »

Parlé.

Il faut être correct avant tout.

Il appuie sur un timbre. Paraît la bonne.

Descendez cette carte chez madame Varinois, de ma part.

LA BONNE, prenant la carte.

Bien, monsieur.

LEVERQUIN.

Racontez-nous comment cela s’est passé, docteur ?

LE DOCTEUR.

Monsieur Bridel vous le racontera mieux que moi.

ESTELLE.

Adolphe, je vous en prie...

BRIDEL.

Quoi ?

ESTELLE.

Racontez-nous le duel.

BRIDEL.

Je veux bien... Nous sommes donc arrivés à trois heures précises derrière les tribunes de Longchamp...

ESTELLE.

Vous êtes arrivés les premiers ?

BRIDEL.

Le baron et ses témoins sont arrivés en même temps que nous.

Revient la bonne, par l’escalier, une carte à la main.

LA BONNE.

La réponse de madame Varinois.

BRIDEL.

Ah ! bien.

Il lit.

« Madame Varinois, avec ses plus sincères félicitations... »

Parlé.

Continuons... Le baron et moi échangeons un salut plein de courtoisie...

ESTELLE.

Quel homme est-ce, ce fameux baron ?

BRIDEL.

Grand... bel homme, politesse raffinée... des manières comme au moyen-âge.

ESTELLE.

Très chic, enfin !

BRIDEL.

Suprêmement chic... En m’apercevant, il a souri... J’avais envie de lui tendre la main... Je me suis retenu...

À ce moment, la tête de madame Varinois apparaît au bout de l’escalier, donnant tous les signes de la plus vive curiosité.

On tire les épées au sort... C’est moi qui ai le choix. Je choisis au hasard, et on nous met en garde.

MADAME VARINOIS, anxieuse.

Oh !

BRIDEL, se retournant.

Hein ?

La tête de madame Varinois disparaît.

On nous met donc en garde... J’allonge le bras...

La tête de madame Varinois reparaît.

ESTELLE.

Étiez-vous ému, Adolphe ?

BRIDEL.

Ce n’est pas de l’émotion que j’éprouvais... – j’en éprouvais aussi, oui, – mais j’étais surtout étonné... Je me demandais : Pourquoi suis-je ici, au lieu d’être à mon bureau ? – J’allonge, dis-je, le bras, les fers se croisent avec un drôle de bruit, comme si on cassait une douzaine d’assiettes.

MADAME VARINOIS.

Oh !

BRIDEL, se retournant encore.

Ah ! çà, mais...

La tête de madame Varinois disparaît.

Et à partir de ce moment, je ne pourrais pas vous dire ce qui s’est passé... il n’y a que Denoizeau qui le sache.

DENOIZEAU.

Le combat a duré vingt-cinq minutes ; c’est très long... Bridel n’a pas reculé d’un pas. Il se contentait de rompre de temps en temps, en tendant le bras, comme je le lui avais indiqué. Il était pâle, mais résolu. Le baron l’attaquait à petits coups, en battant le fer, et chaque fois qu’il essayait de le toucher, Bridel retirait son arme avec une adresse, un calme...

BRIDEL.

Je ne savais plus où j’étais...

DENOIZEAU.

Vous avez l’instinct de l’épée. Avec le temps, vous feriez un très bon tireur. Maintenant que vous vous êtes battu, il faudra prendre des leçons. – Enfin, le combat durait toujours. Je regardais ma montre de temps en temps et je commençais à être inquiet. Tout à coup, je vois le baron qui abaisse son épée, et fait un pas en arrière. J’arrête le combat, je m’avance. – « Je crois avoir touché monsieur Bridel », dit le baron.

BRIDEL.

Je n’avais rien senti.

DENOIZEAU.

Avec sa grande habitude du duel, le baron ne s’était pas trompé. Il avait en effet touché Bridel au poignet. Le docteur se précipite, examine la blessure, appuie...

LE DOCTEUR, à part.

C’est-à-dire que, sans moi, ça n’aurait jamais fini.

DENOIZEAU.

Et nous nous retirons pour rédiger le procès-verbal. Inutile d’ajouter que les deux adversaires se sont réconciliés avec les témoins.

BRIDEL.

Vous étiez brouillés ?

DENOIZEAU.

Un enfantillage... ça ne valait pas la peine... Et, comme vous voyez, tout s’est terminé le mieux du monde. Le baron m’a dit en nous quittant que vous lui plaisiez beaucoup.

BRIDEL.

Il est charmant.

DENOIZEAU.

Il veut vous faire recevoir à son club.

LA BONNE, revenant.

Monsieur le baron d’Encolure envoie chercher des nouvelles de monsieur ?

DENOIZEAU.

Remerciez vivement, et dites que monsieur Bridel va aussi bien que possible.

BRIDEL, à la bonne.

Ah ! dans une heure, vous irez également chez monsieur le baron, et vous demanderez des nouvelles de sa santé... Vous vous informerez si le combat ne l’a pas trop fatigué.

La bonne sort.

LUCIENNE, à mi-voix, à son mari.

Vous n’avez pas besoin de moi ? Vous n’avez pas de fièvre ?

BRIDEL.

Non, madame.

LUCIENNE.

Je peux me retirer ?

BRIDEL.

Comme il vous plaira. Encore un mot : Je ne dînerai pas ce soir à la maison.

LUCIENNE.

Vous ne dînerez pas ?... Bien, monsieur.

BRIDEL.

Je dîne avec Denoizeau et le docteur, au club, madame...

LUCIENNE.

Monsieur...

Elle sort.

ESTELLE, à Bridel.

Vous n’êtes pas gentil avec Lucienne.

BRIDEL.

Ça ne doit pas la surprendre, j’imagine.

Sort Estelle.

DENOIZEAU.

Je vais dire bonjour à ma tante. Venez-vous, Leverquin ? Venez-vous, docteur ?

Ils descendent tous trois par l’escalier.

 

 

Scène VII

 

BRIDEL, seul, puis ESTELLE

 

BRIDEL, seul, regarde du côté de la chambre de sa femme.

Elle ne se plaindra pas que je lui fais des scènes, ma femme ?

Enlevant son écharpe.

Ce foulard me gêne...

Apercevant sur le bureau des feuilles éparses de papier à lettre.

Ah ! elle a écrit... « Monsieur... mon ami... » Elle n’y est pas allée, mais elle a écrit.

Entre Estelle.

ESTELLE.

Adolphe, Lucienne désirerait vous parler.

BRIDEL.

Immédiatement ?

ESTELLE.

Si c’est possible... Elle m’a tout raconté. Je conçois que vous ayez eu un petit moment d’irritation.

BRIDEL.

Vous êtes délicieuse, Estelle !...

ESTELLE.

J’admets même, à la rigueur, que vous l’ayez soupçonnée... Et encore...

BRIDEL, ironique.

Vraiment ?

ESTELLE.

Mais, mon pauvre ami, il faut que vous ne compreniez rien aux femmes pour ne pas sentir que Lucienne vous aime...

BRIDEL, toujours ironique.

Continuez.

ESTELLE.

...Et n’aime que vous.

BRIDEL.

Ah ! ah !... Eh bien ! non, voilà une chose que je ne sens pas.

ESTELLE.

Tant pis pour vous !

Allant à la porte et à Lucienne.

Va !

Estelle sort pendant que Lucienne entre.

 

 

Scène VIII

 

BRIDEL, LUCIENNE

 

BRIDEL.

Vous avez tenu à me parler, madame ?

LUCIENNE.

Oui, monsieur.

BRIDEL.

Je vous écoute.

LUCIENNE, avec dignité.

L’accueil que vous m’avez fait tout à l’heure me montre que vous n’êtes pas disposé à oublier les torts que j’ai pu avoir envers vous.

BRIDEL.

Non, madame, je n’y suis pas disposé.

LUCIENNE.

Je ne vous accablerai donc pas de protestations de fidélité...

BRIDEL.

Je vous sais gré de votre franchise.

LUCIENNE.

Je crois inutile aussi de vous faire des promesses pour l’avenir et de m’excuser dans la mesure où je le dois.

BRIDEL.

Ce serait vous humilier inutilement.

LUCIENNE.

Vous désirez donc une rupture définitive ?

BRIDEL.

Ce n’est pas moi qui l’ai désirée le premier, il me semble, ni surtout qui l’ai provoquée.

LUCIENNE.

Quoi qu’il en soit, vous voulez le divorce ?

BRIDEL.

Je ne vois pas d’autre moyen de faire cesser le malentendu qui nous sépare.

LUCIENNE.

Enfin, vous le désirez vivement ?

BRIDEL.

Je vous répète que ce n’est pas moi qui l’ai rendu inévitable.

LUCIENNE, après un silence.

Vous savez, n’est-ce pas, que je ne suis pas allée cette après-midi chez monsieur Toury et que je n’y suis jamais allée ?

BRIDEL.

Oh ! en effet... Je m’attendais bien que vous n’iriez pas, pendant que je me battais... Vous n’êtes pas un monstre. Mais vous êtes une créature très dangereusement coquette.

LUCIENNE.

Non, monsieur.

BRIDEL.

Et très dépravée !

LUCIENNE.

Encore moins, monsieur. On ne peut pas plus se tromper sur une femme que vous ne vous trompez sur moi.

BRIDEL.

Si j’avais la naïveté de vous pardonner, la situation serait la même dans quelques jours... Je ne pourrais pas me battre en duel chaque fois que vous auriez un rendez-vous... Vous recommenceriez vos coquetteries, – et le mot est bien faible, – et vous finiriez par me persuader qu’il ne s’est jamais rien passé entre monsieur Toury et vous ; et moi, je finirais peut-être par le croire. J’aime autant prendre une résolution pendant que j’ai un moment de lucidité.

LUCIENNE, marchant avec agitation.

Il faut vraiment que vous soyez bien peu observateur.

BRIDEL.

Ce n’est pas mon état.

LUCIENNE, se montant.

Ah ! vous ne vous préparez pas une existence heureuse avec ces idées-là !

BRIDEL.

Tant pis pour moi !

LUCIENNE.

Vous prétendez divorcer pour des bagatelles. Qu’auriez-vous fait alors, si je vous avais véritablement trahi ?... Vous m’auriez tuée ?...

BRIDEL.

Je n’ai pas un caractère à tuer les gens... Bagatelles !... Vous appelez bagatelles vous compromettre ouvertement avec un homme, supporter qu’il vous fasse la cour devant moi, et finalement lui fixer un rendez-vous chez lui !...

LUCIENNE.

Je l’ai fait dans un accès de colère, parce que vous veniez de vous conduire d’une façon ridicule.

BRIDEL.

Oh ! mais...

LUCIENNE, l’interrompant.

J’étais très décidée à ne pas m’y rendre, vous le savez parfaitement.

BRIDEL.

Oh !

LUCIENNE.

Monsieur Toury m’aurait attendu des heures laitières.

BRIDEL.

Heu !

LUCIENNE.

Il se serait fait une bile affreuse.

BRIDEL.

Çà !...

LUCIENNE.

Et il aurait été furieux contre moi. Voilà ce qui serait arrivé !... Dans cette affaire-là, il n’y a qu’une personne qui ait le droit de se plaindre : c est lui. Quant à vous, quel dommage sérieux vous ai-je causé ? Je me suis laissé embrasser la main deux ou trois fois, ou presser le pied sous la table d’une façon insignifiante... J’ai écouté distraitement de vagues déclarations d’amour... Et voilà tout ! Et vous voulez détruire votre ménage, redevenir un vagabond, vous remettre à courir les filles comme vous le faisiez probablement autrefois, pour de pareilles misères !...

BRIDEL.

Mais, sapristi, madame, je ne me suis pas marié pour que vous écoutiez des déclarations d’amour !

LUCIENNE.

Les plus honnêtes femmes, aujourd’hui, sont obligées d’entendre bien d’autres choses.

BRIDEL.

Et les malhonnêtes, alors ?

LUCIENNE.

Il n’y a qu’à celles-là que les hommes parlent avec respect.

BRIDEL, un instant de silence : il se promène, les mains derrière le dos, puis.

Vous avez écrit à monsieur Toury ?

Il désigne le bureau.

LUCIENNE.

Oui, je lui ai envoyé Louisette avec un mot...

BRIDEL.

Ah ! ah !

LUCIENNE.

Un mot de recommandation.

BRIDEL, étonné.

De recommandation ?

Entre Louisette.

LUCIENNE.

La voici, d’ailleurs...

À Louisette.

Eh bien ?

 

 

Scène IX

 

BRIDEL, LUCIENNE, LOUISETTE

 

LOUISETTE, l’air embarrassé, très différent de l’attitude qu’elle avait dans les scènes précédentes. Elle est en chapeau, un joli chapeau.

J’ai fait la commission de madame...

LUCIENNE.

Voulez-vous dire à monsieur en quoi elle consistait, cette commission ?

LOUISETTE.

Mais...

LUCIENNE.

Dites, voyons, dites...

LOUISETTE.

Madame m’avait donné une lettre pour remettre à monsieur Toury.

LUCIENNE.

Vous la lui avez remise ?

LOUISETTE.

Oui, madame.

BRIDEL.

Et ?...

LOUISETTE.

Monsieur Toury l’a prise... il l’a lue et il s’est mis à rire.

BRIDEL.

C’est tout ?

LOUISETTE.

Quand il a eu ri...

Elle s’arrête.

BRIDEL.

Eh bien ! quand il a eu ri ?...

LOUISETTE, baissant les yeux.

Il m’a conseillé de quitter madame Varinois.

BRIDEL.

De quitter ma belle-mère ?

LOUISETTE.

Et d’ailleurs, il ne me l’aurait pas conseillé que je l’aurais fait tout de même...

Détournant la tête.

Je ne suis plus digne d’être la femme de chambre de madame Varinois.

LUCIENNE, riant.

Ah bah ?...

LOUISETTE.

Monsieur Edmond l’a bien compris... Alors, comme je ne restais pas femme de chambre, je suis allée m’acheter un chapeau.

LUCIENNE.

Il est très joli, Louisette.

LOUISETTE.

Et un collet...

LUCIENNE.

Qui vous va fort bien... Vous êtes très élégante.

LOUISETTE.

Toutes mes économies y ont passé.

BRIDEL.

Oh ! ne craignez rien... Il est riche, monsieur Edmond...

LOUISETTE.

C’est ce que je me suis dit...

LUCIENNE, serrant la main de Louisette.

Bonne chance, Louisette.

LOUISETTE.

Merci, madame... Vous aussi.

LUCIENNE.

Vous serez très heureuse.

LOUISETTE.

Je l’espère, madame... Je ne suis pas exigeante.

LUCIENNE.

Au revoir, alors... Et plus tard, si les choses ne tournent pas comme vous le désirez, vous trouverez toujours une place ici...

LOUISETTE.

Madame est trop bonne... On ne sait jamais... Au revoir, madame... Au revoir, monsieur.

LUCIENNE.

Au revoir, mon enfant... et tous mes souhaits...

Sort Louisette.

 

 

Scène X

 

BRIDEL, LUCIENNE, puis VARINOIS et MADAME VARINOIS

 

BRIDEL, après un silence.

Lucienne ?

LUCIENNE.

Mon ami ?

BRIDEL.

Tu ne me feras plus de blagues ?

LUCIENNE.

Jamais.

BRIDEL.

Tu le jures ?

Lucienne l’embrasse.

VARINOIS, entrant.

Ah ! mon ami... tous mes compliments ! J’arrive de Longchamp... Il restait une cinquantaine de personnes qui avaient assisté au combat et qui me l’ont raconté...

Avec colère.

Et maintenant, il faut que je dise deux mots à madame Varinois.

Appelant par le trou de l’escalier.

Madame Varinois ! – Si vous saviez...

BRIDEL.

Quoi ?

VARINOIS, allant au fond et descendant les premières marches.

Je vous le dirai...

Apercevant madame Varinois.

Ah ! vous voilà, malheureuse ! Montez, madame, montez ! Venez rougir devant votre gendre et devant votre fille !

MADAME VARINOIS, montant.

Qu’y a-t-il ?

VARINOIS.

Ah ! vous voulez jouer à la Bourse !... Ah ! vous avez le flair de la spéculation !... Eh bien ! madame, je viens de rencontrer monsieur Toury, et savez ce que vous perdez, rien que dans la Bourse d’aujourd’hui, avec votre flair ?

MADAME VARINOIS, effarée.

Nous avons baissé ?

VARINOIS.

Vous avez baissé de cent soixante-sept cinquante !

MADAME VARINOIS.

Ah ! mon Dieu ! Et je perds ?

VARINOIS.

Cinquante mille francs !

BRIDEL.

Cinquante mille francs !

À Lucienne.

Elle va bien, ta mère !

VARINOIS.

Cinquante mille francs !

BRIDEL, s’approchant de madame Varinois.

Madame, je ne perdrai pas un temps précieux à stigmatiser votre conduite. Il faudrait remonter bien loin dans l’histoire des belles-mères, pour rencontrer quelque chose d’équivalent.

VARINOIS.

C’est vrai !

BRIDEL.

J’espère que cette catastrophe, qui aurait pu être encore plus grave, vous servira de leçon et que vous comprendrez enfin que la véritable place d’une femme qui a deux filles et deux gendres est à la campagne.

VARINOIS.

Bien !

MADAME VARINOIS.

Ma fille... mon gendre...

BRIDEL.

Hé ! quoi, madame, vous n’êtes pas lasse de l’existence de fêtes que vous avez menée jusqu’à présent ? Vous n’êtes pas fatiguée de tous les orages qui ont traversé votre vie... par toutes les passions qui... par...

Madame Varinois redresse la tête.

VARINOIS, bas à Bridel.

Mais non... elle n’a pas eu de passions, je vous ai déjà dit...

BRIDEL, même jeu.

Je sais... mais c’est pour lui faire plaisir.

Jetant madame Varinois aux pieds de son mari.

Demandez pardon à ce brave homme des torts innombrables que vous avez envers lui !

MADAME VARINOIS, convaincue.

Pardon, Auguste !

VARINOIS.

Je te pardonne.

Entrent, l’un après l’autre, par l’escalier, Denoizeau, Leverquin et Estelle.

 

 

Scène XI

 

BRIDEL, LUCIENNE, VARINOIS, MADAME VARINOIS, LEVERQUIN, DENOIZEAU, ESTELLE

 

BRIDEL.

Mes amis, madame Varinois vient de nous apprendre une nouvelle qui nous fait bien du chagrin, à tous. Elle nous quitte pour se retirer à la campagne.

TOUS.

Oh !

MADAME VARINOIS.

Oui, mes enfants, j’ai assez vécu.

DENOIZEAU.

Chère tante... J’irai vous voir très souvent... Je vous amènerai le baron.

MADAME VARINOIS.

Le baron ?

VARINOIS.

Aime-t-il la pêche à la ligne ?

DENOIZEAU.

Il n’aime que ça.

BRIDEL, très galamment.

Belle-maman, vous dînerez ce soir à la maison.

MADAME VARINOIS.

Avec plaisir, mon gendre.

BRIDEL.

Et en veston, cette fois-ci, en veston !

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