La Voiture versée

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Carillon, le 2 décembre 1897.

 

Personnages

 

UN MONSIEUR

MONSIEUR LEDAIM

BERNARD

UNE DAME

 

 

Scène première

 

MONSIEUR LEDAIM, UNE DAME, BERNARD

 

Entrent : monsieur Ledaim ; tenue plus que correcte, de jeune homme très dans le train, et, appuyé sur son bras, qui la guide, une jeune femme de la plus grande beauté et de la plus grande distinction. La dame paraît fort émue.

MONSIEUR LEDAIM, très empressé.

Là ! Plus qu’un pas !... Un siège, valet de chambre ! Faites vite !

BERNARD, avançant un fauteuil.

Madame est souffrante ?

LA DAME, s’affaissant dans le fauteuil.

Ce n’est rien !

MONSIEUR LEDAIM.

Un accident de voiture !

BERNARD, aux cent coups.

Mon Dieu !... Madame a été renversée ?

MONSIEUR LEDAIM.

Versée seulement.

BERNARD, même jeu.

Où donc ?

MONSIEUR LEDAIM.

Au Bois ; par la voiture qui la promenait.

BERNARD.

Madame n’est pas blessée, au moins ?

LA DAME.

Non.

BERNARD.

Dois-je courir chez le docteur ?

LA DAME.

Inutile.

MONSIEUR LEDAIM.

Cependant...

LA DAME.

Rien, vous dis-je ! Je vous jure que ce n’est rien. Une grosse émotion ; voilà tout ! À peine une petite courbature... Laissez-nous, Bernard.

MONSIEUR LEDAIM.

Laissez-nous.

Bernard salue et sort.

MONSIEUR LEDAIM.

Tout de bon, comment vous sentez-vous, madame ?

LA DAME.

Tout à fait bien.

MONSIEUR LEDAIM.

Prenez garde ! Les gros mensonges vont mal aux jeunes bouches.

LA DAME, à demi souriante, lui tend une main dont il s’empare ; puis, reconnaissante.

Que de mal je vous ai donné !

MONSIEUR LEDAIM.

À moi ?... C’est pour rire, je pense.

LA DAME.

Rire ?... Ah ! je n’ai guère le cœur à rire !...

Elle soupire longuement.

MONSIEUR LEDAIM, étonné.

Pourquoi ?

LA DAME.

Pour rien... Je me comprends... Recevez tous mes remerciements et reprenez votre liberté.

MONSIEUR LEDAIM.

Vous me chassez ?

LA DAME.

Pouvez-vous le croire ? Je ne vous chasse pas ; je vous renvoie, car à la fin je serais indiscrète et on n’abuse pas à ce point de la courtoisie d’un galant homme.

MONSIEUR LEDAIM.

En vérité ?

Enlevant son pardessus.

Voilà qui tranche la question !

LA DAME.

Mais...

MONSIEUR LEDAIM.

Vous dites des enfantillages. Vous êtes encore toute bouleversée. Je ne vous laisserai pas ainsi, seule, sans une main pour tenir la vôtre.

S’asseyant à côté d’elle.

Sans un bras pour vous y endormir. Vous avez besoin de repos.

LA DAME, l’écartant doucement.

Vous êtes un enfant. Tenez-vous.

MONSIEUR LEDAIM.

J’étais si bien...

LA DAME.

Vous allez me fâcher ; prenez garde.

MONSIEUR LEDAIM.

Madame...

LA DAME.

Soyez sage, je le veux ; et ayez la complaisance de sonner pour avoir du thé.

Monsieur Ledaim s’empresse d’obéir.

J’ai les nerfs dans un état !

MONSIEUR LEDAIM, à Bernard, qui apparaît.

Du thé.

À part.

Ah çà mais... Ah çà mais... Voilà une aventure, ou je ne suis qu’un sot, et le diable s’en mêlera si je n’en sors paré des lauriers de la victoire.

À Bernard qui rentre, portant un plateau et des tasses.

Merci.

Il verse le thé ; puis, une tasse pleine à la main, il s’approche de la dame.

Buvez !

Jeu de scène muet. La dame a pris la tasse, et elle boit en le regardant. Monsieur Ledaim est maintenant si près d’elle que, presque, ses lèvres, à lui, effleurent l’autre bord de la tasse. Brusquement, il tombe à ses genoux.

MONSIEUR LEDAIM.

Je vous aime !

LA DAME.

Non.

MONSIEUR LEDAIM.

Je vous adore !

LA DAME.

Encore ?... Pensez-vous que je vous croie ?

MONSIEUR LEDAIM.

Le contraire me surprendrait. Les femmes passent leur vie à la gâcher en n’ajoutant foi qu’au mensonge.

LA DAME, tristement.

Vous me désirez !...

MONSIEUR LEDAIM.

Certes oui ! Qui serais-je et qui seriez-vous s’il en était autrement ? Madame, l’amour n’est fait que du désir d’avoir ou de la gratitude d’avoir eu.

LA DAME, avec un demi-sourire.

Le vôtre, du moins, n’est pas né de la reconnaissance.

MONSIEUR LEDAIM.

En êtes-vous bien sûre ?

LA DAME.

Comment cela ?

MONSIEUR LEDAIM.

Ah ! c’est que vous autres Parisiennes vous avez cet art bien à vous de vous livrer sans qu’il y semble, de vous éparpiller à l’infini et de demeurer entières, pourtant, dans tout ce qui vous a effleurées. En sorte que, vous avoir approchées, c’est vous avoir possédées, presque, que c’est – oh ! à un rien près ! – avoir baisé votre baiser qu’avoir souri à vos sourires et que vous ne tenez guère plus dans l’étendue de votre abandon que dans la caresse troublante de vos fourrures, de vos gants et de vos voilettes. Je vous ai eue et je vous en aime, je vous le jure !...

Il l’enlace.

LA DAME.

Cœur jeune !

Elle fond en larmes.

MONSIEUR LEDAIM.

Hein ?... Quoi ?... Qu’est-ce qu’il y a ?... Vous pleurez ?

Déjà il est à genoux, les mains aux hanches de la dame.

MONSIEUR LEDAIM.

Voyons, qu’avez-vous ? Parlez-moi ! Je vous ai fait de la peine ?

LA DAME, qui sanglote.

Vous savez bien que non !

MONSIEUR LEDAIM.

Alors quoi ? Vous me désespérez !

LA DAME.

Ne m’interrogez pas. Je ne puis vous répondre. Je n’ai rien ; je vous jure que ce n’est rien. J’ai les nerfs malades, voilà tout !

MONSIEUR LEDAIM.

Ah ! les bébés ! les bébés ! qui pleurent comme ils rient, sans savoir !

LA DAME.

Sans savoir !... Ah ! je ne sais pas, pourquoi je pleure ? Je ne le sais pas, ce qu’est la vie ?... ce qu’est la mienne, surtout !

MONSIEUR LEDAIM.

Voyons ! voyons !

LA DAME.

Si vous pouviez imaginer, deviner, supposer, concevoir, le vide lugubre de mon cœur, vous resteriez épouvanté !...

MONSIEUR LEDAIM.

Est-il possible !

LA DAME.

Toute seule dans la vie, mon Dieu ! Sans un espoir...

MONSIEUR LEDAIM.

Mais si, mais si !

LA DAME.

Sans une affection !

MONSIEUR LEDAIM.

Et la mienne ?

LA DAME, se laissant tomber sur les genoux de M. Ledaim.

Eh ! Je suis mariée !

MONSIEUR LEDAIM.

Ça ne fait rien. Ne nous occupez pas de ça.

Redoublement de sanglots chez la dame. Peu à peu, elle s’est abandonnée aux bras qui l’étreignent, du jeune homme, et penchée sur son épaule, elle secoue énergiquement la tête, voulant dire que « si... que cela fait quelque chose tout de même !... ». Ses paroles n’arrivent plus que par lambeaux, mêlées à des sanglots bruyants.

LA DAME.

La vie est bête et cruelle !

MONSIEUR LEDAIM.

Abominablement ; c’est vrai ; mais enfin ce n’est pas une raison pour vous mettre dans cet état-là ! Je vais finir par fondre en larmes, moi aussi !

LA DAME.

Vous êtes bon, vous.

MONSIEUR LEDAIM, modeste.

Je ne suis pas méchant. Allons, je vous en prie, parlez-moi. Mal mariée, hein ?

Mimique énergique de la dame.

Un mari qui ne vous comprend pas, pauvre petit cœur méconnu !... Un ours pour qui vous n’êtes rien ?... pour qui vous n’avez jamais rien été ?... Enfin, il faut se faire une raison ; chacun a ses petites misères, et puisque je vous jure que je vous aime.

Il cherche à lui baiser les yeux, mais la dame est coiffée d’un immense Gainsborough, et, aux bords fâcheusement avancés du chapeau, M. Ledaim se heurte le nez au point que cela en devient vraiment exaspérant. À la fin, agacé et courtois à la fois.

Ça ne vous serait pas égal de retirer votre chapeau ?

LA DAME, minaudant.

Déjà exigeant !

MONSIEUR LEDAIM.

Mon Dieu non ; mais si vous saviez à quel point votre chapeau est insupportable. Je m’y use le nez comme sur une râpe à fromage.

LA DAME.

Alors, il faut vous obéir ?

MONSIEUR LEDAIM, très tendre.

Il le faut !

LA DAME.

Obéir... en tout ?

MONSIEUR LEDAIM, d’une voix mourante.

Oui.

LA DAME.

Tyran !

Elle avance ses lèvres. Long baiser.

LA DAME, brusquement.

Restez là ! Je reviens.

Elle sort.

 

 

Scène II

 

MONSIEUR LEDAIM, seul

 

Petite pantomime

M. Ledaim, resté seul, enlève ses gants, doigt par doigt, sur l’air, joué deux fois de suite à l’orchestre : « La Victoire est à nous. » Puis, les pouces chevauchant les entournures du gilet, il promène le long de la rampe son sourire d’heureux coquin auquel nul cœur ne résiste, tandis que l’orchestre joue le motif « Toutes les femmes sont à nous » de La chanson de Fortunio. Cependant la bien-aimée commence à se faire un peu attendre. M. Ledaim consulte sa montre. Six heures. Diable ! M. Ledaim s’impatiente. Soudain, le doigt au front.

Une idée !

Sournoisement, sur la pointe du pied, il va à la porte de la chambre où la dame s’est enfermée, et, l’œil au trou de la serrure, il se met en devoir... de prendre l’apéritif. Ah ! l’admirable spectacle !... L’orchestre en donne une idée, du rappel d’un motif célèbre de Miss Heliett, puis d’une scie de café-concert bien connu : « Adèle, t’es belle. » M. Ledaim exprime son enthousiasme, par une mimique vive et animée ; qu’interrompt comme par enchantement le « Hum ! » discret d’un monsieur entré depuis une minute, et qui le regarde en souriant.

 

 

Scène III

 

MONSIEUR LEDAIM, UN MONSIEUR

 

LE MONSIEUR, saluant.

Monsieur !

MONSIEUR LEDAIM, à part.

D’où sort-il, celui-là ?

LE MONSIEUR.

Ne vous gênez pas pour moi ; je suis de la maison.

Il dépose son parapluie.

MONSIEUR LEDAIM, à part.

Est-ce qu’il est entré par une trappe ?

Haut.

Je vous demande pardon, monsieur ; oserais-je vous demander...

LE MONSIEUR, souriant.

Qui je suis ? La question est au moins bizarre, à moi faite par un inconnu que je trouve dans mon appartement.

MONSIEUR LEDAIM.

Dans votre appartement ?

LE MONSIEUR, gaiement.

Eh ! oui !

MONSIEUR LEDAIM.

Vous êtes ici chez vous ?

LE MONSIEUR.

Chez moi.

Un temps.

MONSIEUR LEDAIM.

Mais alors, vous êtes...

LE MONSIEUR.

Le mari.

MONSIEUR LEDAIM, à part.

Le diable emporte cet imbécile !

LE MONSIEUR, très grave.

J’ajouterai que je suis fort jaloux, d’une jalousie chatouilleuse, qui prend mal certaines plaisanteries.

MONSIEUR LEDAIM.

Croyez bien...

LE MONSIEUR.

Ne vous émotionnez pas, je vous en prie. Je serais vraiment au désespoir que vous vous émotionnassiez.

MONSIEUR LEDAIM.

Mais...

LE MONSIEUR.

C’est un homme du monde qui vous parle, monsieur.

MONSIEUR LEDAIM.

Je n’en doute pas.

LE MONSIEUR.

Un homme du monde, vous dis-je !

MONSIEUR LEDAIM.

Tout l’honneur...

LE MONSIEUR.

Tout l’honneur est pour moi, croyez-le !

MONSIEUR LEDAIM.

Je suis confus...

LE MONSIEUR.

Du tout, du tout ! – Vous vous disposiez à prendre une tasse de thé ? Voulez-vous me faire le plaisir de le prendre en ma compagnie ?

MONSIEUR LEDAIM.

Comment donc !

À part.

En effet, il est très bien, ce monsieur.

LE MONSIEUR, lui avançant une chaise.

Asseyez-vous donc, je vous prie...

M. Ledaim salue et s’assoit.

et me contez à quelle circonstance, aussi fortunée qu’imprévue, je dois l’avantage de votre visite.

MONSIEUR LEDAIM.

Ma foi, monsieur, je serai franc. J’étais au bois de Boulogne, à voir passer le monde, quand tout à coup...

Le monsieur lui verse du thé.

– Merci, monsieur !... – des cris de femme attirèrent mon attention. J’accourus...

LE MONSIEUR.

Quel drôle de quartier !

MONSIEUR LEDAIM.

Qu’est-ce que vous dites ?

LE MONSIEUR.

Je dis : « Quel drôle de quartier ! »

MONSIEUR LEDAIM.

Vous dites : « Quel drôle de quartier ! » ?

LE MONSIEUR.

Oui, je dis : « Quel drôle de quartier ! »

MONSIEUR LEDAIM.

À propos de quoi dites-vous : « Quel drôle de quartier ! » ?

LE MONSIEUR.

À propos de quoi je dis : « Quel drôle de quartier ! » ? Je dis : « Quel drôle de quartier ! » parce que c’est un drôle de quartier.

MONSIEUR LEDAIM, très étonné.

Ah ?

LE MONSIEUR.

Vous n’êtes pas d’ici, peut-être ?

MONSIEUR LEDAIM.

Non, monsieur ; je suis de Cancale.

LE MONSIEUR, très courtois.

Il n’y a pas de sotte patrie.

M. Ledaim sourit et salue.

Eh bien, monsieur, vous ne sauriez croire combien Paris est fertile en inattendus. Ainsi, voilà un appartement situé au cœur même de la ville, admirablement exposé : quatre fenêtres au midi, l’eau et le gaz à tous les étages. Devinez combien je paye ?... Treize cents !... Hein ? c’est donné !

MONSIEUR LEDAIM.

J’avoue...

LE MONSIEUR.

Et notez que les denrées sont d’un bon marché exceptionnel ! Prenez, par exemple, les pruneaux ; trente-cinq sous la livre !... Et le vermicelle !... Soixante-dix centimes le kilo ! – En revanche, le sucre est hors de prix.

MONSIEUR LEDAIM, abasourdi.

Ah ?

LE MONSIEUR.

Hors de prix ? Tenez, vous voyez ce morceau ? Savez-vous à combien il me revient ?... À un louis !

MONSIEUR LEDAIM.

Non ?

LE MONSIEUR.

Ma parole !... Drôle de quartier ! – Vous m’excuserez donc si je vous sucre avec quelque parcimonie.

Il lui met cinq morceaux de sucre. M. Ledaim, ahuri, le regarde faire.

Mais continuez donc, de grâce ! Votre récit est du plus puissant intérêt.

MONSIEUR LEDAIM.

J’accourus aussitôt, et ce que je vis !... Par terre, oui, monsieur, par terre, au bas d’une voiture versée, gisait, éperdu et braillant, un inexprimable fouillis de lingeries fanfreluchées et de mousselines diaphanes. Et, de ces blancheurs délicates, teintées à peine, par-ci par-là, jaillissaient en se débattant comme de petites possédées, deux fines jambes noires, les plus fines et les plus adorables du monde ! Ah ! monsieur ! Le bas noir et la cigarette, voilà bien les deux seules choses vraiment neuves qu’ait imaginées l’homme depuis l’antiquité !

LE MONSIEUR.

Du rhum ?

MONSIEUR LEDAIM.

S’il vous plaît. – Je m’empressai de relever cette dame, et...

LE MONSIEUR.

C’est inexplicable.

MONSIEUR LEDAIM.

Plaît-il ?

LE MONSIEUR.

C’est inexplicable.

MONSIEUR LEDAIM.

Vous dites : « C’est inexplicable » ?

LE MONSIEUR.

Oui, je dis : « C’est inexplicable. »

MONSIEUR LEDAIM.

Pardon. Pourquoi dites-vous que c’est inexplicable ?

LE MONSIEUR.

Pourquoi je dis que c’est inexplicable ? – Je dis que c’est inexplicable parce que c’est inexplicable.

MONSIEUR LEDAIM.

Quoi ?

LE MONSIEUR.

Le prix du rhum dans le quartier. -- Monsieur, c’est à n’y pas croire. Voici du rhum dont on peut dire qu’il n’est ni bon ni mauvais. Rhum d’épicier ; ça se laisse boire. C’est fabriqué avec du cuir de savate et coloré avec des pastilles Rosière. Savez-vous combien je le paye ?

MONSIEUR LEDAIM.

Non.

LE MONSIEUR.

Vingt-cinq louis la bouteille ! Pas un sou de plus, pas un sou de moins. Hein, monsieur, on n’a pas idée de ça à Cancale ? Drôle de quartier ! – Vous m’excuserez donc si je vous sers avec quelque modération.

Il lui verse la moitié de la bouteille dans la tasse. La tasse déborde. Stupeur de M. Ledaim.

LE MONSIEUR, très calme.

Vous disiez ?

MONSIEUR LEDAIM, de qui la figure commence à se compliquer d’une inquiétude légitime.

Bref, ayant relevé cette dame et constaté avec satisfaction qu’elle en avait été quitte pour la peur, je lui offris mon bras, qu’elle daigna accepter, et je l’accompagnai jusqu’en cet appartement.

LE MONSIEUR.

Qui est le mien.

MONSIEUR LEDAIM.

Il paraît... Et ma surprise...

LE MONSIEUR.

Est excessive, en vérité. Car enfin, ces petites aventures sont fréquentes dans le courant de la vie fiévreuse qui nous emporte, et vous êtes la septième personne à laquelle pareille chose arrive depuis le commencement de la semaine.

MONSIEUR LEDAIM.

Mais nous ne sommes qu’au mercredi !...

LE MONSIEUR.

Ça ne fait rien. Nous avons un cocher fantastique. Croiriez-vous qu’il verse ma femme jusqu’à deux ou trois fois par jour ? – Drôle de cocher !

MONSIEUR LEDAIM.

Oui. Et drôle de ménage !

LE MONSIEUR.

Parce que ?

MONSIEUR LEDAIM, avec éclat.

Parce que je comprends, maintenant, pourquoi le sucre et le rhum sont si chers dans ce quartier-ci ?... Je suis dans un coupe-gorge, parbleu ! C’est le chantage au flagrant délit !

LE MONSIEUR.

Jeune homme, la douleur vous égare. Chantage !... Coupe-gorge !... Quels mots est-ce là ? Est-ce que j’ai l’air d’un assassin ? Je suis, je vous le répète, un homme du meilleur monde ; la preuve en est que je ne m’abaisserai pas jusqu’à relever vos insolences. Ah ! que voilà donc bien l’injustice des hommes et la jeunesse d’aujourd’hui ! Vous auriez pu tomber entre les mains d’un mari vulgaire ou brutal, qui, vous trouvant près de sa femme, – chez lui – eût pu, comme c’était son droit, aller prévenir le commissaire ou simplement vous rouer de coups puis vous jeter à la rue nu comme un petit saint Jean. Au lieu de ça, vous avez affaire à un gentleman délicat, qui s’en remet presque à votre discrétion, qui n’a pas trop sucré votre tasse de thé, qui ne vous a pas versé toute la bouteille de rhum, et vous vous plaignez ? Allons, vous êtes un ingrat.

MONSIEUR LEDAIM.

Il suffit ! – Voilà dix louis ! Vous êtes le dernier des drôles !

LE MONSIEUR, un doigt en l’air.

Une parole de trop.

MONSIEUR LEDAIM.

Vous dites ?

LE MONSIEUR, se levant.

Je vous dis que, depuis un quart d’heure, je pardonne à votre jeunesse l’incorrection de votre attitude dans une maison où vous vous présentez pour la première fois. Mais enfin, le moment est venu où ma dignité est en jeu.

Mouvement de M. Ledaim.

Plus un mot ! Vous trouverez bon que je ne vous retienne pas à dîner.

Long temps. Les deux hommes se regardent, dans les yeux. Puis, les épaules secouées d’un haussement dédaigneux, le monsieur se dirige vers un timbre et sonne. Entre Bernard.

Bernard, remettez à monsieur son chapeau et son pardessus.

Bernard obéit.

Bien. Montrez-lui par où l’on sort.

Bernard, du doigt, indique la sortie à M. Ledaim.

C’est cela. S’il revient pour me voir, vous lui direz que je suis souffrant.

Avec la plus grande noblesse.

Je n’y serai jamais pour lui.

MONSIEUR LEDAIM, sur le seuil de la porte.

J’ai vu des gens avoir du culot, mais pas dans ces proportions-là !

Il sort, suivi de Bernard.

 

 

Scène IV

 

LE MONSIEUR, LA DAME

 

LE MONSIEUR, avec un soupir de soulagement.

Ah !... Bernard !...

À Bernard qui reparaît.

Mes pantoufles.

Bernard les lui apporte.

LA DAME, montrant le bout de son nez par l’écartement des rideaux de la chambre.

Parti ?

LE MONSIEUR, qui se déchausse.

Parti.

LA DAME.

Combien ?

LE MONSIEUR.

Dix louis.

LA DAME.

Ce n’est pas le Pérou.

LE MONSIEUR.

Tu es bonne, toi ! Ce n’est pas tant à dédaigner !

Il a tiré un cigare qu’il se dépêche d’allumer.

Ah ! Voilà mes pantoufles.

Assis d’un côté de la table, il se déchausse et met voluptueusement ses pantoufles. La dame s’assied en face de lui, de l’autre côté de la table, et se dispose à continuer un travail de tapisserie.

LE MONSIEUR.

Quel froid, hein !

LA DAME.

Six degrés au-dessous. Un bon temps pour le coin du feu.

LE MONSIEUR.

Nous allons en savoir quelque chose.

Allumant son cigare.

La conscience du devoir accompli et un bon cigare par là-dessus, voilà tout ce que le juste demande.

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