La Châtelaine (Alfred CAPUS)

Comédie en quatre actes.

Représentée pour la première fois, sur le théâtre de la Renaissance, le 25 octobre 1902, et reprise sur le même théâtre, le 14 mai 1904.

 

Personnages

 

ANDRÉ JOSSAN

GASTON DE RIVE

LA BAUDIÈRE

LE BARON DE MORÈNES

CHARLES DE MERAY

LORMOIS

UN DOMESTIQUE

THÉRÈSE DE RIVE

MADAME DE LA BAUDIÈRE

CLOTILDE, BARONNE DE MORÈNES

LUCIENNE

MARIANNE, la gouvernante

 

 

ACTE I

 

Chez madame de La Baudière, à Angers.

Un beau salon de province.

 

 

Scène première

 

DE MÉRAY, LUCIENNE, UN DOMESTIQUE

 

Au lever du rideau, le domestique introduit de Méray. Lucienne et lui se serrent la main.

LUCIENNE.

Bonjour, monsieur.

DE MÉRAY.

Bonjour, mademoiselle.

LUCIENNE, au domestique qui reste sur le seuil de la porte.

Voulez-vous dire à ma more que monsieur de Méray est ici ?

DE MÉRAY, à Lucienne.

Vous devinez ce que je viens faire, n’est-ce pas ?

LUCIENNE, souriant.

Non.

DE MÉRAY.

Vous ne devinez pas ?

LUCIENNE.

Puisque je vous le dis.

DE MÉRAY.

Si, vous devinez.

LUCIENNE.

Alors ?...

DE MÉRAY.

Je viens demander votre main à monsieur votre père.

LUCIENNE.

C’est tout ?

DE MÉRAY.

C’est tout pour aujourd’hui. J’ose me flatter que vos sentiments à mon égard n’ont pas changé depuis hier dans l’après-midi...

LUCIENNE.

Ils sont les mêmes.

DE MÉRAY.

Avez-vous amené adroitement la conversation sur moi à déjeuner, ce matin, comme nous l’avions combiné ?...

LUCIENNE.

Mais oui. Mon père a dit qu’il avait une grande sympathie pour vous et que vous étiez un avocat d’avenir. Il paraît que vous avez très bien plaidé l’autre jour.

DE MÉRAY.

Oui, je crois que ça n’a pas mal marché. Seulement, à Angers, les plaidoiries n’ont pas beaucoup de retentissement. J’ai des projets pour plus tard, vous verrez. Et qu’a répondu madame de La Baudière quand votre père a dit que j’avais de l’avenir ?

LUCIENNE.

Elle a répondu : « C’est bien possible ».

DE MÉRAY.

De quel ton a-t-elle répondu cela ? Avec intérêt, ou négligemment ?

LUCIENNE.

Négligemment.

DE MÉRAY.

N’importe, j’ai de l’espoir.

LUCIENNE.

Moi aussi... Mais enfin, il ne faut pas nous dissimuler qu’elle est moins bien disposée que mon père. Et ce serait très grave si elle ne voulait pas tout de suite, parce que, quand elle a dit non, c’est non.

DE MÉRAY.

Il me semble pourtant que dans une circonstance de cette gravité, monsieur de La Baudière devrait être le seul juge. Madame de La Baudière n’est pas votre mère, elle n’est que votre belle-maman.

LUCIENNE.

En effet, mais elle m’a élevée avec autant de dévouement que si j’étais sa fille.

DE MÉRAY.

Ah ! c’est une femme excellente, je ne dis pas le contraire, et très remarquable. Mais votre père n’a donc pas de volonté ?

LUCIENNE.

Si, il en a une, seulement c’est celle de ma mère.

Entre madame de La Baudière.

 

 

Scène II

 

DE MÉRAY, LUCIENNE, MADAME DE LA BAUDIÈRE

 

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Bonjour, mon cher monsieur de Méray.

DE MÉRAY.

Chère madame.

MADAME DE LA BAUDIÈRE, à Lucienne.

Approche-toi que je te regarde. Qu’est-ce que cette coiffure ? Veux-tu aller arranger tes cheveux ?

LUCIENNE.

Tiens, pourquoi ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Je te le dirai plus tard.

LUCIENNE.

Bien ! Au revoir, monsieur de Méray.

DE MÉRAY.

Au revoir, mademoiselle.

Sort Lucienne.

MADAME DE LA BAUDIÈRE, regardant sa montre.

Deux heures moins cinq. Il est temps de le réveiller.

DE MÉRAY.

Monsieur de La Baudière fait sa sieste ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Tous les jours, de une heure à deux, ordre du médecin.

DE MÉRAY.

Il n’est pas malade ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Non, mais il avait des envies continuelles de dormir. Alors, le médecin a ordonné une sieste régulière d’une heure après le déjeuner, pas une minute de plus, pas une minute de moins. Aussi, dans deux minutes et demie exactement, je vais le réveiller. Vous avez à lui parler ?

DE MÉRAY.

Oui, mais je reviendrai... Je ne veux pas l’importuner tout de suite à son réveil...

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

C’est ça. Revenez dans un quart d’heure, d’autant plus que j’ai à l’entretenir moi-même de diverses affaires.

DE MÉRAY.

À bientôt, chère madame.

À part en sortant.

Elle est très bien disposée.

MADAME DE LA BAUDIÈRE, regardant sa montre.

Ah !

Elle va à la porte de droite premier plan, et frappe d’abord un petit coup. Puis elle écoute et frappe plus fort, puis n’entendant pas monsieur de La Baudière se réveiller, elle frappe encore plus fort avec le poing.

 

 

Scène III

 

LA BAUDIÈRE, MADAME DE LA BAUDIÈRE

 

LA BAUDIÈRE.

Me voici, chère amie, me voici.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Tu es réveillé ?

LA BAUDIÈRE.

À peu près... En tout cas, je ne dors plus d’un profond sommeil.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Enfin ! Es-tu en état de comprendre ce que l’on te dit ?

LA BAUDIÈRE.

Parfaitement. Je t’écoute.

Il prend un fauteuil.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Ne t’assieds pas. Tu viens de dormir, il faut rester debout.

LA BAUDIÈRE.

Bon ! bon !

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Monsieur de Méray sera ici dans quelques instants. Il te demandera la main de Lucienne.

LA BAUDIÈRE.

Mais comment donc ! je la lui accorderai avec plaisir... Un garçon charmant, d’un avenir assuré !

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Ça n’est pas ça... Tu lui refuseras la main de Lucienne.

LA BAUDIÈRE.

Allons donc !... Pourquoi ?...

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Parce que je ne veux pas pour ta fille d’un mariage banal, quelconque, inutile !

LA BAUDIÈRE.

Qu’entends-tu par inutile ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Suppose qu’on apprenne demain, à Angers, le mariage de Lucienne avec Charles de Méray, qu’est-ce qu’on dira ?

LA BAUDIÈRE.

On dira...

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

On ne dira rien, parce qu’il n’y a rien à dire. Méray est n’importe qui, c’est le premier avocat venu... Tous les jeunes avocats d’Angers lui ressemblent. On peut l’épouser ou ne pas l’épouser, cela ne tire pas à conséquence. Or, Lucienne aura une des plus belles dots du pays, elle est très jolie, très bien élevée. Ce mariage ne me suffit pas, j’en veux un éclatant, qui soit la consécration et la preuve de ma situation à Angers.

LA BAUDIÈRE.

Pourtant, si par hasard Lucienne et le jeune homme s’aimaient ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Ils ne s’aiment pas.

LA BAUDIÈRE.

Tu en es sûre ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Très sûre.

LA BAUDIÈRE.

Je crois qu’on peut hésiter tout de même, avant de dire non ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Il ne faut jamais hésiter dans la vie. Moi, je n’ai jamais hésité. À l’âge de Lucienne, j’étais déjà comme ça, rappelle-toi.

LA BAUDIÈRE.

Je me rappelle parfaitement.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Toi, c’est le contraire, tu hésites a propos de tout ; tu réfléchis, tu pèses le pour et le contre. Avec ce système-là, on ne fait rien, ou on fait des sottises... Souviens-toi que tu n’étais même pas décidé à m’épouser.

LA BAUDIÈRE.

C’est vrai... J’hésitais.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Si tu crois que je l’ai oublié !

LA BAUDIÈRE.

Et quel est l’époux que tu destines à Lucienne, sans indiscrétion ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Notre voisine de campagne, madame de Morènes, la baronne de Morènes a un frère...

LA BAUDIÈRE.

Je sais bien ! Jossan... André Jossan...

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Tu le connais donc ?

LA BAUDIÈRE.

Mieux que toi qui ne l’as jamais vu. J’ai connu Jossan, il y a dix ans, quand j’allais encore de temps en temps à Paris... À propos de Paris, j’ai reçu une lettre de mon neveu et de Thérèse.

Il met la main à sa poche.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Je le sais, je les ai lues. Il se passe de jolies choses dans ce ménage-là.

LA BAUDIÈRE.

Cette pauvre Thérèse me dit...

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Pas maintenant... Tout à l’heure... Nous parlions de monsieur Jossan.

LA BAUDIÈRE.

Ah ! oui.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Assieds-toi.

LA BAUDIÈRE.

Je disais que je l’avais connu au cercle ; nous étions même assez liés et nous faisions souvent la causette. Il jouait à ce moment-là d’une façon enragée. Il a été complètement ruiné très vite. Alors, il s’est rappelé qu’il n’était pas un imbécile et il s’est mis à travailler tout d’un coup avec autant d’acharnement qu’il jouait au baccara. Le cas d’un joueur qui cesse de jouer ne se présente pas une fois sur mille... Aussi, dans le monde on a commencé par se moquer ferme de Jossan. Ses anciens camarades du club venaient le déranger à son bureau et lui amenaient des cocottes. Il a mis les cocottes et les camarades à la porte. Un beau jour on a lu dans les journaux que Jossan avait fait une découverte industrielle très importante dans le domaine de l’électricité et qu’il gagnait des sommes fabuleuses. Immédiatement on l’a pris au sérieux et, aujourd’hui, c’est un homme célèbre. Le souvenir de la noce effrénée qu’il a faite autrefois augmente encore la considération que l’on a pour lui. À mon dernier voyage, un croupier du cercle m’a dit avec orgueil, en me montrant son portrait dans un journal : « Dire que je lui ai prêté un louis ! » À Paris, c’est la gloire.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Eh bien ! monsieur André Jossan se trouve actuellement chez son beau-frère et chez sa sœur. Il y va passer une partie de l’été. Tu comprends ?

LA BAUDIÈRE.

Ah ! c’est lui que tu as choisi comme ça, d’autorité ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Madame de Morènes m’a confié qu’elle serait heureuse de marier son frère ici. Nous en avons parlé une fois la semaine dernière et nous nous sommes comprises à demi-mot. Madame de Morènes sera à Angers cet après-midi avec monsieur Jossan et le baron. Ils viendront nous voir tous les trois, tu les retiendras à dîner. Ne t’occupe de rien. C’est entendu d’avance. Puisque tu as connu monsieur Jossan, à Paris, c’est un prétexte tout trouvé.

LA BAUDIÈRE.

Bon ! bon !...

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Ah ! ce serait un mariage superbe !

LA BAUDIÈRE.

Magnifique.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Le plus beau qu’on aurait jamais vu à Angers !

LA BAUDIÈRE.

Sans aucun doute.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Et il se fera.

LA BAUDIÈRE.

Tu sais qu’il a trente-cinq ou trente-six ans, Jossan.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Ça m’est égal.

LA BAUDIÈRE.

Et que Lucienne en a dix-huit ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

C’est la même différence d’âge qu’il y avait entre nous deux. Ça ne me préoccupe pas le moins du monde.

LA BAUDIÈRE.

Et s’ils ne se conviennent pas ! S’ils ne s’aiment ni l’un ni l’autre ! Ça ne te préoccupe pas non plus ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Non. Ce qui est grave dans un ménage, c’est que l’un des époux aime et que l’autre n’aime pas. Mais s’ils ne s’aiment ni l’un ni l’autre, ils peuvent être très heureux. Lucienne sera très heureuse avec monsieur Jossan.

LA BAUDIÈRE.

Tu n’as pas encore fixé le nombre d’enfants qu’ils auraient, par hasard ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Soyons sérieux, n’est-ce pas ? Ce mariage entre dans mes plans. Je n’admets pas que Lucienne, parce qu’elle est mademoiselle de La Baudière, se voie obligée d’épouser un petit gentilhomme de province, avocat médiocre par-dessus le marché. Je ne tiens pas à la noblesse, moi ; je n’en suis pas, on me la assez fait comprendre dans les premiers temps et on te l’a assez reproché. Lucienne sera vraiment bien à plaindre d’épouser un homme jeune, riche et célèbre... ! Et moi, j’aurai la joie de montrer à ces dames quel cas je fais de leurs préjugés. Je ne vois pas quels obstacles il peut y avoir à ce mariage, mais, s’il y en a, je les briserai, voilà tout. Tu sais que j’ai toujours fait tout ce que j’ai voulu.

LA BAUDIÈRE.

Tu me rappelles une personne qui venait souvent à Angers, autrefois, pour voir son fils, et qui avait exactement le même caractère que toi.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Qui donc ?

LA BAUDIÈRE.

Catherine de Médicis. Tu dois regretter parfois que la mode des oubliettes ait un peu disparu. Et dire que tu n’es pas une trop mauvaise femme au fond !

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Je suis une très bonne femme. Seulement, j’ai une volonté, tandis que toi tu n’en as pas.

LA BAUDIÈRE.

Qu’est-ce que j’en ferais ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Hein ! Qui a eu l’idée de ce mariage ?

LA BAUDIÈRE.

C’est toi.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Qui est-ce qui aurait donné bêtement sa fille à un monsieur de Méray que personne ne connaît ?

LA BAUDIÈRE.

C’est moi.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Et si Lucienne fait un mariage éclatant, à qui le devra-t-elle ?

LA BAUDIÈRE.

À moi.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Tu dis ?

LA BAUDIÈRE.

Non, pas à moi, à toi. Je m’embrouille dans toutes tes questions. Il y a si longtemps que je n’ai pas passé d’examen.

MADAME DE LA BAUDIÈRE, voyant la porte s’ouvrir.

Voilà le jeune homme. Sois net, hein ?

LA BAUDIÈRE.

Je serai net.

Entre de Méray introduit par le domestique.

MADAME DE LA BAUDIÈRE, à de Méray.

Je sais que vous avez à parler à mon mari, je vous laisse.

DE MÉRAY.

Madame...

Sort madame de La Baudière.

 

 

Scène IV

 

LA BAUDIÈRE, CHARLES DE MÉRAY

 

LA BAUDIÈRE.

Mon bon ami, je me doute de ce que vous allez me dire.

DE MÉRAY.

Tant mieux, monsieur de La Baudière, tant mieux !... Et alors ?...

LA BAUDIÈRE.

Et alors... et alors... voici... Ce ne sera pas commode.

DE MÉRAY.

Oh ! mais j’aime Lucienne, je l’aime, je vous jure.

LA BAUDIÈRE.

Asseyez-vous donc...

DE MÉRAY.

Je suis un honnête homme. j’ai une certaine fortune.

LA BAUDIÈRE.

Eh !... croyez-vous que ce soit moi qui fasse de l’opposition !

DE MÉRAY.

C’est madame de La Baudière ?...

LA BAUDIÈRE.

Parbleu !...

DE MÉRAY.

Quelles raisons donne-t-elle pour refuser ?... Quelles raisons ?

LA BAUDIÈRE.

Dame !... Des raisons qui ne sont pas trop mauvaises. Votre jeunesse, l’incertitude de votre position... l’âge aussi de Lucienne qui n’a que dix-huit ans...

DE MÉRAY.

Il n’y a pas autre chose ?...

LA BAUDIÈRE.

Mais non.

DE MÉRAY.

Alors, ce ne peut pas être un refus définitif.

LA BAUDIÈRE.

De la part de ma femme, je le crains.

DE MÉRAY.

C’est navrant ce que vous me dites-là, navrant... Jamais madame de La Baudière ne reviendra sur sa parole.

LA BAUDIÈRE.

Bah ! qui sait ?...

DE MÉRAY.

Oh ! quand elle a dit non, c’est non !

LA BAUDIÈRE.

Oui, elle est un peu despotique, j’en conviens.

DE MÉRAY.

Et vous qui êtes si conciliant, au contraire !

LA BAUDIÈRE.

Eh ! il le faut bien.

DE MÉRAY.

Ah ! mon pauvre monsieur de La Baudière.

LA BAUDIÈRE.

Vous me plaignez, je parie ?

DE MÉRAY.

Non, mais...

LA BAUDIÈRE.

Allons ! allons ! Vous me croyez très malheureux... Il y a des tas de gens qui me croient très malheureux.

DE MÉRAY.

Pas absolument... Quoique...

LA BAUDIÈRE.

Si ! si ! Vous vous dites qu’avec une femme comme la mienne, je dois mener une vie d’enfer.

DE MÉRAY.

Heu !... Heu !...

LA BAUDIÈRE.

Eh bien ! mon bon ami, c’est ce qui vous trompe. Non seulement je ne suis pas malheureux, mais je suis très heureux. Le caractère de madame de La Baudière, qui m’horripilait, en effet, dans les commencements de notre mariage, m’est devenu très sympathique, parce que je me suis mis à l’envisager avec philosophie. Ma femme est convaincue qu’elle a une volonté de fer et c’est vrai, elle a une volonté de fer. Seulement, quand on sait s’y prendre, on arrive à lui faire faire le contraire de ce qu’elle a décidé et comme elle y apporte la même volonté de fer et la même énergie, elle ne s’aperçoit pas qu’elle a changé d’opinion. Je me suis amusé souvent à ce petit jeu-là. C’est une de mes plus grandes distractions : on en a si peu en province !... Ne vous découragez donc pas.

DE MÉRAY, lui serrant la main.

Je m’en rapporte à vous entièrement. Et j’ai confiance en vous, et aussi en Lucienne, qui m’aime, j’en suis sûr.

LA BAUDIÈRE.

N’insistez pas et laissez-moi faire. Nous y mettrons le temps qu’il faudra, mais j’ai comme un pressentiment que ça ne sera pas long.

DE MÉRAY.

Merci alors ! merci et au revoir.

LA BAUDIÈRE.

Au revoir, mon ami.

Il le reconduit à droite. Dès qu’il est sorti, entre madame de La Baudière, à gauche.

 

 

Scène V

 

LA BAUDIÈRE, MADAME DE LA BAUDIÈRE

 

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

C’est fini ?

LA BAUDIÈRE.

C’est fini. Maintenant, ma bonne amie, veux-tu me laisser te dire ?...

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Oh ! non. Oh ! non. Ne parlons plus de cette histoire-là... Elle est réglée. Elle est réglée... Tu disais que ton neveu et Thérèse ?...

LA BAUDIÈRE.

Les malheureux en sont presque au divorce.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Tu remarqueras que lorsqu’il s’est agi de ce ménage, j’ai prévu ce qui arriverait ?

LA BAUDIÈRE.

Tu prévois tout.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Ton neveu était un garçon paresseux et débauché. Thérèse, sous prétexte qu’elle était mademoiselle de Chandeuil, avait été élevée avec des idées de l’autre monde, sans aucune connaissance de la vie pratique. C’est un mariage qui devait fatalement sombrer dans le divorce ou même pire.

LA BAUDIÈRE.

Thérèse a quitté Paris.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Seule ?

LA BAUDIÈRE.

Avec son enfant... Elle est installée dans sa propriété de Sauveterre, à une heure d’ici.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Penses-tu que je ne connaisse pas Sauveterre ?...

Appuyant.

le château de Sauveterre, une masure en ruines...

LA BAUDIÈRE.

J’attends donc Thérèse d’un instant à l’autre.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Aujourd’hui ?

LA BAUDIÈRE.

Aujourd’hui.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Tu avais bien besoin de choisir le jour où les Morènes !...

LA BAUDIÈRE.

Je ne savais pas.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Tu me feras l’amitié de ne pas retenir Thérèse à dîner.

LA BAUDIÈRE.

Allons donc !... Pourquoi ?...

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Parce que... Parce que je ne tiens pas à ce que Lucienne se lie beaucoup avec elle. La fréquentation d’une femme qui va divorcer n’est pas convenable pour une jeune fille.

LA BAUDIÈRE.

Je l’inviterai pour demain.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Nous verrons.

LA BAUDIÈRE.

Ah ! j’attends aussi monsieur Lormois.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Le notaire ?

LA BAUDIÈRE.

Oui !

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

À quel propos ?

LA BAUDIÈRE.

J’ai besoin de renseignements sur la situation de Sauveterre.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Pourquoi diable te mêles-tu de tout ça ? Laisse donc ton neveu et ta nièce se débrouiller tout seuls. Est-ce qu’ils t’ont jamais demandé un conseil ? Sauveterre doit être furieusement hypothéqué, je t’en réponds.

LA BAUDIÈRE.

Lormois nous le dira.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Tu lâcheras de mener tout ça un peu rondement, j’attends les Morènes à quatre heures.

Entre Thérèse.

 

 

Scène VI

 

LA BAUDIÈRE, MADAME DE LA BAUDIÈRE, THÉRÈSE

 

THÉRÈSE.

Mon oncle... Chère madame.

Elle embrasse La Baudière.

LA BAUDIÈRE.

Vous arrivez de Sauveterre, ma chère Thérèse ?

THÉRÈSE.

Je suis venue en voiture par le bord de la Loire... Est-elle assez belle notre Loire, dans cette saison ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Ne perdons pas un temps précieux à des descriptions de la Loire.

LA BAUDIÈRE.

Et le petit va bien ?...

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Oui, au fait ?...

THÉRÈSE.

Il est devenu très fort, vous verrez.

LA BAUDIÈRE.

Il ne doit pas avoir loin de sept ans, ce gamin-là ?

THÉRÈSE.

Il a sept ans, juste...

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Vous l’embrasserez pour moi.

THÉRÈSE.

Merci, madame !

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Eh bien ! voyons !... Où en sommes-nous ?... Ce que vous dites dans vos lettres, est-ce sérieux ?...

THÉRÈSE.

Comment !... Sérieux !...

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Vous divorcez ?... C’est irrévocable ?...

THÉRÈSE.

Oh ! madame... irrévocable. Il n’y aura pas plus de difficultés d’un côté que de l’autre. Nous sommes parfaitement d’accord. Mon mari est resté à Paris pour consulter notre avoué et tâcher d’aboutir rapidement.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Et peut-on savoir les raisons principales de cette résolution, quoique je ne vous demande pas de détails ?...

THÉRÈSE.

Je vais vous en donner un, entre autres, entre vingt autres. Gaston me parlait assez rarement de ses affaires. Depuis qu’il avait renoncé au barreau, où il ne réussissait pas, il s’était mêlé à plusieurs entreprises de Bourse, d’industrie, que sais-je ? Nous menions la vie de Paris, il nous restait une assez grosse fortune ; j’avais bien de vagues inquiétudes, mais j’attendais. Mon fils se portait bien, grandissait. Ça me rassurait tout de même. Un beau soir, j’ai tout découvert d’un coup : Gaston entretenait une femme et toute notre fortune avait passé moitié chez elle, moitié dans des spéculations de toutes sortes. J’ai découvert tout cela à la fois, brusquement, par un de ces hasards fous qui vous sautent à la gorge comme un malfaiteur, la nuit. La femme était même une de mes amies ou à peu près. Je la voyais presque tous les jours ; elle était veuve, je la croyais riche. Eh bien ! son mari ne lui avait pas laissé un centime et elle vivait entretenue, tantôt par les uns, tantôt par les autres. J’étais dans cette position-là, depuis quatre ans. Je vivais au milieu de cette malpropreté sans me douter de rien...

LA BAUDIÈRE.

C’est abominable.

THÉRÈSE.

Je vous épargne le reste. Quoique je n’eusse pas en mains la preuve matérielle suffisante pour divorcer, s’il avait voulu s’y opposer, j’ai dit à mon mari que je ne resterais pas avec lui une heure de plus. D’ailleurs, il a consenti au divorce tout de suite. Il ne m’avait jamais aimée ; moi, j’avais cru l’aimer dans les premières années de notre union, je m’étais vite aperçue qu’il y avait entre nous des obstacles de caractère infranchissables. Nous avions fait un de ces mariages préparés par les familles, où, quand tout est bien réglé à votre insu, on vous dit à l’un : « Voilà votre femme », et à l’autre : « Voilà votre mari », avec autant de simplicité qu’on vous dit dans un salon : « Donnez-vous la peine de vous asseoir. »Et on s’assied. Et ça dure ce que ça peut. Ah ! je vous jure, mon oncle, que s’il y a jamais eu un divorce juste et nécessaire, c’est le mien.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Je vois, en effet, que les torts de votre mari ont été graves, très graves. Cela ne m’étonne pas, d’ailleurs. Il y a dans la famille de monsieur de La Baudière, car Gaston est son neveu, et non le mien, il y a, dis-je, toutes les trois ou quatre générations, un monsieur qui sème des désastres autour de lui.

LA BAUDIÈRE.

Tu exagères !...

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Il aurait fallu, pour mater ce gaillard-là, une autre femme que vous êtes, une femme comme il y en a peu. Passons à autre chose maintenant, car je vois que toutes les tentatives que nous ferions pour vous réconcilier seraient vaines.

LA BAUDIÈRE.

Certes !...

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Arrivons à l’essentiel... Comment avez-vous réglé vos questions d’intérêt ?

THÉRÈSE.

Très simplement. J’ai abandonné ma dot morceau par morceau... Il ne me reste plus que le château de Sauveterre. Je vais le vendre. Je suis venue à Angers exprès pour cela. Et j’irai vivre avec mon fils dans un petit appartement, à Paris. Voilà !

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Combien croyez-vous que vaut Sauveterre ?

THÉRÈSE.

Il a été estimé dans ma dot trois cent mille francs.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Ma pauvre amie, ma pauvre amie ! vraiment, vous me faites de la peine !... Mais votre Sauveterre ne vaut pas la moitié de ça... il n’en vaut pas le tiers. Et en outre, il est hypothéqué : votre mari ne vous a donc pas dit que Sauveterre était hypothéqué ? Vous avez dû signer pourtant.

THÉRÈSE.

J’ai tant signé de choses !

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Ah ! ma pauvre petite, vous n’y êtes pas, vous n’y êtes pas du tout, et vous allez avoir bien des déceptions...

La porte s’ouvre.

Tenez, voici Lormois qui va nous fixer tout de suite...

Entre Lormois.

Bonjour, Lormois. Entrez donc. Combien vaut Sauveterre ?...

 

 

Scène VII

 

LA BAUDIÈRE, MADAME DE LA BAUDIÈRE, THÉRÈSE, LORMOIS

 

LORMOIS.

Madame, votre serviteur... Cher monsieur La Baudière...

À madame de Lu Baudière.

Je réponds à votre question, madame. Si l’on trouvait un amateur, car Sauveterre a des parties historiques intéressantes et il est bien situé... on en tirerait peut-être cent cinquante mille francs... Mais dans les conditions où nous sommes obligés de vendre, Sauveterre vaut une centaine de mille francs, je ne crois pas me tromper de mille écus.

THÉRÈSE.

Ah !...

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Que vous disais-je ?

LA BAUDIÈRE.

Mais Sauveterre vaut mieux que cela, nom d’un chien !... Et, pour ma part, j’en donnerais...

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Tu n’en donnerais rien, car il faudrait de l’argent liquide et tu n’en as pas !

LA BAUDIÈRE.

Eh !

MADAME DE LA BAUDIÈRE, appuyant.

Tu n’en as pas.

THÉRÈSE, au notaire.

Et alors, monsieur Lormois ?

LORMOIS.

J’ajoute que Sauveterre est hypothéqué pour soixante-cinq mille francs, dont les intérêts sont impayés depuis quatre ans.

THÉRÈSE.

Ce qui fait que, quand on aura vendu, il me restera ?...

LORMOIS.

Une vingtaine de mille francs environ.

THÉRÈSE.

Et c’est tout ?...

LORMOIS.

Oui, madame.

LA BAUDIÈRE.

Voyons, mon enfant, voyons. Tous ces calculs ne sont pas absolus...

THÉRÈSE.

Mais vous comprenez bien, mon oncle, que pour moi ça me serait égal, ça me serait égal... Mais c’est pour élever Jacques. Comment vais-je pouvoir élever Jacques ? Je ne m’attendais pas à ça, moi !...

LORMOIS.

M’autorisez-vous, madame, à chercher un acquéreur ?...

THÉRÈSE.

Certainement, monsieur Lormois... Faites ce que vous voudrez.

LORMOIS.

En cas où je trouverais, avez-vous une autorisation de votre mari ?

THÉRÈSE.

Oui, je l’ai : mon mari me l’a donnée quand je suis partie...

LORMOIS.

Je vous demanderai aussi quelques signatures un jour que vous passerez à l’étude.

THÉRÈSE.

Aujourd’hui, si vous voulez.

LORMOIS.

À votre service, madame. Je vais avoir l’honneur de vous accompagner, l’étude est à deux pas.

THÉRÈSE, à La Baudière, pendant que le notaire et madame de La Baudière causent.

Est-ce bête ! J’ai une envie de pleurer !

LA BAUDIÈRE.

Non, ce n’est pas bête ! Ce qui serait bête, ce serait de n’avoir pas envie de pleurer.

THÉRÈSE.

Hein ? croyez-vous ?... Quatre phrases d’un notaire et comme la vie change !

LA BAUDIÈRE.

Ne vous désespérez pas... ma pauvre Thérèse.

THÉRÈSE.

Il le faudra bien... En tout cas, je tacherai de ne me décourager que petit à petit.

LA BAUDIÈRE.

Revenez bientôt... Nous trouverons quelque chose...

THÉRÈSE.

Je vous remercie... Allons !... Au revoir, mon oncle.

LA BAUDIÈRE, l’embrassant.

Au revoir, mon enfant.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Au revoir... Et suivez bien les conseils de Lormois.

Sortent Lormois et Thérèse.

 

 

Scène VIII

 

LA BAUDIÈRE, MADAME DE LA BAUDIÈRE

 

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Ma parole, j’ai vu le moment où tu voulais acheter Sauveterre ! Une masure !... Et avec une fille à marier !

LA BAUDIÈRE.

Que va devenir cette malheureuse Thérèse ? Je voudrais bien la tirer de là !...

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Ce qui arrive n’est ni de ma faute, ni de la tienne. Plus tard, si nous pouvons lui venir en aide, nous le ferons dans une certaine mesure, je ne m’y oppose pas. Mais, pour l’instant, je ne veux plus me mêler de rien. J’entends sonner. Ce sont les Morènes, certainement. N’oublie pas ce que je t’ai dit.

LA BAUDIÈRE.

Ce bon Jossan... Je le reverrai avec plaisir d’ailleurs.

Entrent madame de Morènes, Jossan et le Baron.

 

 

Scène IX

 

LA BAUDIÈRE, MADAME DE LA BAUDIÈRE, CLOTILDE, JOSSAN, LE BARON DE MORÈNES

 

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Quelle bonne idée !

Elle embrasse Clotilde.

CLOTILDE.

Je n’ai pas voulu passer à Angers sans vous présenter mon frère, monsieur Jossan, André Jossan.

JOSSAN.

Madame...

LA BAUDIÈRE, allant à André.

Nous, il n’y a pas besoin de nous présenter.

JOSSAN.

Nous sommes de vieux amis.

LA BAUDIÈRE.

De club !

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Mon mari me parle de vous fort souvent, monsieur, et je vous connais bien. D’ailleurs qui ne vous connaît pas ?

André s’incline.

LA BAUDIÈRE.

Y a-t-il longtemps qu’on ne s’était pas rencontrés, hein ?

JOSSAN.

Des années... Vous ne venez plus à Paris faire votre piquet ?

LA BAUDIÈRE.

Pardon ! Pendant que nous y sommes... Vous m’avez vu souvent jouer au piquet ?

JOSSAN.

Cent fois, mille fois... Vous ne faisiez que ça.

LA BAUDIÈRE.

Au piquet et non au baccara ? Combien de fois m’avez-vous vu jouer au baccara ?

JOSSAN.

Jamais !

LA BAUDIÈRE, à sa femme.

Tu vois, ce n’était nullement préparé. Ma femme était convaincue que je jouais au baccara.

MADAME DE LA BAUDIÈRE, avec une voix subitement doucereuse.

Tu faisais ce que tu voulais, mon ami. Tu sais bien que je ne me mêle jamais de tes plaisirs.

CLOTILDE.

Vous êtes une femme modèle.

LA BAUDIÈRE, à André.

Quant à vous, le jeu... fini, hein ?

JOSSAN.

Ma foi, oui !

LE BARON, un peu bourru.

Espérons-le.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Vous étiez très joueur, monsieur Jossan ? Est-ce possible !

JOSSAN.

Hélas, oui, madame. Et il est également possible qu’on cesse de l’être.

LE BARON.

Hum !

LA BAUDIÈRE.

Avant vous, mon cher, je ne le croyais pas... Ah ! vous êtes un joli exemple !... Comment avez-vous fait ?

JOSSAN, souriant.

Je vous raconterai ça.

CLOTILDE.

Nous en avons été bien heureux, mon mari et moi, moi surtout.

LE BARON.

Mais moi aussi.

CLOTILDE.

André nous négligeait beaucoup. On ne le voyait presque plus, et tout d’un coup le voilà devenu un homme sérieux, un homme célèbre et le plus grand travailleur du monde. J’ai visité au printemps les quatre usines qu’il a aux environs de Paris. Quatre usines !... Et admirables ! Avec trois ou quatre cents ouvriers sous ses ordres... Et des gens qui l’adorent, ce qui est fabuleux ! Il y a un contremaître qui m’a dit de lui : « C’est un homme, madame, à qui on aime à obéir. » Ce qui prouve, comme dit l’Écriture, qu’un débauché qui se met au travail est plus utile à la société que dix travailleurs qui n’ont jamais fait de bêtises.

JOSSAN, à madame de La Baudière.

Je suis honteux, madame, de tous les compliments dont on m’accable devant vous.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Vous les méritez, monsieur, j’en suis sûre. Et vous êtes venu vous reposer un peu de vos travaux dans la belle propriété de votre beau-frère ?

CLOTILDE.

Se reposer, à peine ! Il est obligé de surveiller ses affaires de loin ; trois fois par semaine son secrétaire vient travailler avec lui, et il envoie des télégrammes à Paris toute la journée.

LE BARON.

C’est-à-dire qu’il n’y a plus moyen d’avoir un domestique depuis que ce gaillard-là est ici !

CLOTILDE, riant.

Il faut vous dire, chère madame, que dans sa conversion, puis dans ses triomphes, André a toujours eu un détracteur...

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Et qui donc ?

CLOTILDE.

Mon mari.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Oh !...

LE BARON.

Permettez, ma chère !...

CLOTILDE.

Si ! si !... c’est curieux, mais c’est comme ça... Mon mari ne croit pas au talent d’André, à son énergie, à sa notoriété... Ça a beau être l’évidence, non, il n’y croit pas ! Voilà bien la famille !... Il a beau entendre tout le monde autour de lui...

LE BARON.

Pardon, ma chère, pardon... vous me prêtez des sentiments que je n’ai pas, et André sait bien la bonne opinion que j’ai de lui, maintenant. Il nous donne de grandes satisfactions. Il ne joue plus, il ne fait plus la fête. Du moins, on n’en sait rien, on n’en sait rien, c’est l’important. Il commence à compter dans la grande industrie, ce n’est pas niable. J’ai vu son portrait dans les journaux ce qui est signe qu’il n’est pas le premier venu. Jadis ce n’était pas son portrait qui était dans les journaux, mais le récit de ses fredaines.

CLOTILDE.

Oui... oui... et tu me disais avec ce ton d’ironie spéciale dont les membres des familles les plus unies parlent les uns des autres : « Tiens ! tiens ! Il paraît que ton excellent frère s’est déguisé hier en ours bleu pour aller au bal de Geneviève de Brabant !... » Ou bien, tu venais de recevoir une lettre d’un de tes amis du club, t’annonçant qu’André avait pris une forte culotte la nuit précédente. Moi, j’en étais navrée comme une pauvre sœur qui adore son frère. Mais toi, tu n’étais pas trop mécontent. Ça établissait ta supériorité de grand propriétaire foncier sur un simple viveur.

LE BARON.

Vous ne m’empêcherez pas de croire, ma chère, qu’un grand agriculteur, un grand propriétaire rural vaut bien un grand industriel.

JOSSAN.

Mais tu as joliment raison.

LE BARON, à sa femme.

Tu vois.

JOSSAN.

Une industrie peut disparaître du jour au lendemain. Ainsi, moi, je me réveillerais complètement ruiné un de ces matins, que ça ne m’étonnerait pas.

LE BARON.

Voilà qui est parlé.

JOSSAN.

Ma situation n’est rien à côté de la tienne.

LE BARON.

Très bien !

JOSSAN.

Et je voudrais joliment changer avec toi.

LE BARON, à Clotilde.

Mais écoute-le... écoute-le... Voilà un homme intelligent.

JOSSAN, bas à sa sœur.

Ce n’est pas vrai, mais ça lui fait plaisir.

LA BAUDIÈRE, sur un signe de sa femme.

Dites donc, Jossan, vous dînez avec nous ?... Oh ! pas de refus.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Ce nous sera, monsieur, une grande joie.

CLOTILDE.

Vous êtes vraiment trop aimable, chère madame.

LA BAUDIÈRE.

Allons ! allons !... C’est convenu.

JOSSAN.

Je ne veux pas me faire prier.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Vous êtes charmant... Nous serons tout à fait en famille...

Entre Lucienne.

Je veux vous présenter la fille de mon mari, et je peux dire aussi ma fille.

 

 

Scène X

 

LA BAUDIÈRE, MADAME DE LA BAUDIÈRE, CLOTILDE, JOSSAN, LE BARON, LUCIENNE

 

JOSSAN.

Mademoiselle !...

LUCIENNE.

Monsieur...

CLOTILDE.

Vous êtes délicieusement jolie, aujourd’hui, ma petite Lucienne... Seulement, il faudra que je vous gronde, vous n’êtes pas venue une seule fois à la maison de tout l’été.

LUCIENNE.

Je comptais y aller dimanche, avec maman.

CLOTILDE.

Nous organiserons une partie de pêche dans l’étang...

LUCIENNE.

Il y a beaucoup de carpes cette année ?...

CLOTILDE.

Et elles sont d’une grosseur à faire frémir. Mon frère en a pris une, hier, miraculeuse.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Et l’étang lui-même est superbe, comme toute votre propriété d’ailleurs.

JOSSAN.

Et comme tout le pays.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Et notre Loire ?... Est-elle assez belle, notre Loire, dans cette saison ?

JOSSAN.

Radieuse !...

CLOTILDE.

Savez-vous que mon frère ne rêve que d’acheter quelque chose à côté de nous !

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Vraiment ?

JOSSAN.

Mais oui...

À Clotilde.

Comment appelles-tu cette merveille de petit château Renaissance, à mi-coteau sur le bord de la Loire.

CLOTILDE, à La Baudière.

Il veut parler de Sauveterre qui appartient à monsieur de Rive, un de vos parents, je crois... Malheureusement, mon ami, Sauveterre n’est pas à vendre.

LA BAUDIÈRE, vivement.

Mais, pardon !... pardon !...

MADAME DE LA BAUDIÈRE, bas, à son mari.

De quoi te mêles-tu ?... De quoi te mêles-tu ?

CLOTILDE.

Comment, Sauveterre est à vendre ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

C’est-à-dire...

LA BAUDIÈRE.

Monsieur et madame de Rive sont bien décidés à vendre Sauveterre si l’occasion s’en présente, et ma nièce est à Angers précisément pour cela.

CLOTILDE.

Dis donc. André... hein !...

JOSSAN.

Mais Sauveterre ne sera acheté que par moi...

LA BAUDIÈRE.

Connaissez-vous mon neveu ?...

JOSSAN.

Pas du tout... Quand pourrai-je le voir ?...

LA BAUDIÈRE.

Il est à Paris, mais ma nièce est chez son notaire, à quelques pas d’ici.

CLOTILDE.

Ne pourrait-on pas lui faire dire ?...

LA BAUDIÈRE.

Pardi !... Lucienne ?...

LUCIENNE.

Tout de suite... Chez quel notaire ?

LA BAUDIÈRE.

Monsieur Lormois...

LUCIENNE.

Bien !...

Elle sort.

CLOTILDE, à madame de La Baudière.

Vous avez visité le château, récemment ? Dans quel état est-il ?...

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Hum !...

CLOTILDE.

Oui... il tombe un peu en ruines...

JOSSAN.

Tant mieux !

LA BAUDIÈRE.

Il y a encore des parties admirablement conservées.

LE BARON.

Oui, une tourelle entre autres...

LA BAUDIÈRE.

Nous irons le visiter tous un de ces jours.

MADAME DE LA BAUDIÈRE, à André.

Tant mieux si Sauveterre fait votre affaire, monsieur. Nous en serions enchantés pour le voisinage, mais cela m’étonnerait fort.

JOSSAN.

Nous verrons.

CLOTILDE.

Maintenant, nous allons laisser monsieur La Baudière et mon frère se raconter les petits potins de leur cercle... et nous, nous allons nous raconter les nôtres.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Oui... oui...

LE BARON.

Moi, je vais dans la bibliothèque voir le livre que vous venez d’acheter.

LA BAUDIÈRE.

Ah ! oui, sur la culture de la vigne dans l’Anjou... Madame de La Baudière va vous le donner.

Sort le Baron. Clotilde et madame de La Baudière sont sorties une réplique avant.

 

 

Scène XI

 

JOSSAN, LA BAUDIÈRE

 

LA BAUDIÈRE, prenant les mains d’André.

Quelle chance, mon bon ami, de vous revoir un peu !... Et de vous féliciter.

JOSSAN.

De quoi, mon Dieu ?...

LA BAUDIÈRE.

De cette merveilleuse transformation... Je ne vous ai, pour ainsi dire, plus aperçu depuis ce temps-là... Mais je vous suivais de loin, je vous admirais !...

JOSSAN.

Oh ! oh !...

LA BAUDIÈRE.

Si ! si !... La façon dont vous avez quitté la fête, tout d’un coup, à l’anglaise : « Bonsoir, je vous ai assez vus ! » après les succès de toutes sortes que vous aviez, les femmes... le plaisir...

JOSSAN.

La Baudière ! La Baudière !...

LA BAUDIÈRE.

Ce n’est pas avec moi qu’il faut faire le modeste... Qu’est devenue cette superbe créature qui voulait tout le temps se tuer pour vous ?

JOSSAN.

Mais non !... Elle ne voulait pas se tuer pour moi... elle voulait me tuer pour elle.

LA BAUDIÈRE.

N’importe !... puis, sans transition, le travail acharné, la vie avec des ouvriers, au milieu des machines, ça indique un rude tempérament !... quelque chose dans la cervelle !

JOSSAN.

Vous oubliez un détail qui rend ma conduite moins héroïque : j’étais complètement décavé.

LA BAUDIÈRE.

Ah ! le fait est que vous en avez perdu, de l’argent ! Et gaspillé... Car vous étiez aussi riche que votre sœur : soixante ou quatre-vingt mille francs de rente.

JOSSAN.

Quatre-vingts...

LA BAUDIÈRE.

Mon Dieu ! Mon Dieu !... Je vous voyais quelquefois, au cercle, tailler des banques avec une déveine noire... Vous aviez toujours l’air imperturbable et souriant, c’est une justice à vous rendre. Moi, je me promenais autour du tapis vert, je m’intéressais à vous, étant lié depuis longtemps avec votre famille, et je pensais : « Faut-il qu’un être soit abruti ! » Je vous demande pardon...

JOSSAN.

Ne vous gênez pas.

LA BAUDIÈRE.

« Pour passer toutes ses nuits à donner des neufs aux deux tableaux en ayant continuellement baccara ! » À ce moment-là, je ne vous le cache pas, j’étais convaincu que vous finiriez très mal.

JOSSAN.

Et moi donc !

LA BAUDIÈRE.

Tout de même, hein ! Le jour où vous avez jeté sur le tapis votre dernier billet de cent francs, vous n’avez pas eu de remords ?

JOSSAN.

J’avais reçu le matin vingt-cinq mille francs, c’est tout ce qui me restait, absolument tout... Cela représentait le prix d’un petit moulin qui n’est pas loin d’ici, le moulin de Lorsay. Je suis allé le revoir hier. Il ne tourne pas très fort, il a l’aspect mélancolique d’un moulin qui a été perdu au baccara, en une nuit. Je me rappelle que vers deux heures du matin, j’avais cent cinquante mille francs devant moi.

LA BAUDIÈRE.

Sacrebleu !... Il fallait vous en aller.

JOSSAN.

Il le fallait, certainement. Mais j’avais mon idée...

LA BAUDIÈRE.

Qui était de tout reperdre.

JOSSAN.

Ce que je fis... Et à quatre heures du matin, environ, j’avais dans ma poche trois pièces de cent sous et sept ou huit francs, je ne me rappelle pas si c’était sept ou huit, de petite monnaie.

LA BAUDIÈRE.

Nom d’un chien !... Ça m’émeut ! Ça m’émeut rétrospectivement... Et alors ?

JOSSAN.

Je quittai le club après avoir allumé un cigare et je rentrai à pied, sous le regard distrait des premiers balayeurs. En arrivant au coin de ma rue, je vis une dame qui se promenait le long des maisons, les mains dans un petit manchon noir et qui n’avait pas l’air de s’amuser. Ce n’était pas la première fois que je la rencontrais dans des circonstances analogues, et elle m’avait déjà fait à diverses reprises les compliments les plus flatteurs sur ma personne, ce qui ne m’avait inspiré aucune vanité. Quand je passai près d’elle, elle leva les yeux vers moi, remarqua probablement que ma figure n’était pas celle d’un homme réjoui et essaya de me consoler par ces mots : « Eh bien ! Et moi qui suis là depuis dix heures et demie du soir ! » Alors, je pris dans ma poche deux pièces de cent sous qui faisaient un bruit ridicule et je les lui donnai tout en m’éloignant. Je l’entendis derrière moi qui disait : « Chouette ! » sans chercher à me remercier outre mesure. Et nous rentrâmes, moi, chez moi, et elle, je ne sais pas où. Mon cher, je ne vous dirai pas que cette histoire a eu une grande importance dans ma vie, mais c’est tout de même un de ces petits faits qui vous font réfléchir et qui découvrent en vous des ressorts qu’on ne soupçonnait pas. Je dormis fort bien et en me réveillant le lendemain, j’eus la sensation bien nette que j’arrivais dans un pays dont j’ignorais la langue et où il fallait me débrouiller. Je sautai à bas de mon lit, plein de résolutions vagues mais énergiques et je m’aperçus que j’étais de très bonne humeur.

LA BAUDIÈRE.

Ah ! oui... Vous vous êtes joliment débrouillé.

JOSSAN.

Oh ! ça n’a pas été tout seul.

LA BAUDIÈRE.

Oui, vous avez dû en voir de rudes avant d’arriver où vous êtes ?... C’est vrai que vous avez été saisi par huissier et vendu plusieurs fois ?...

JOSSAN.

Par autorité de justice. C’est un des rares cas où la justice ait de l’autorité.

LA BAUDIÈRE.

Vous aviez fait déjà un commencement d’études pour être ingénieur ?

JOSSAN.

Et j’avais même toujours, à travers mes vagabondages, conservé ce goût-là. Je me suis remis à la besogne, je suis allé voir un ancien camarade à moi, Berniès, qui dirigeait une usine électrique. Il m’a donné une place chez lui, j’ai travaillé, et voilà !

LA BAUDIÈRE.

Dites donc... Il vous a fallu une sacrée volonté pour tout ça... Oh ! si... D’ailleurs, je suis un peu physionomiste, moi... Vous avez de la volonté, de la vraie. Pas la volonté sans relâche et désobligeante, la volonté agaçante, qui s’étale à propos de rien, comme... comme bien d’autres, mais la volonté embusquée et secrète, cachée au fourreau comme une épée, et qui sort toute seule le jour du combat.

JOSSAN.

J’ai surtout fait une découverte qui m’a rendu plus de services peut-être que la découverte de mon moteur électrique. J’ai découvert ce que c’était que l’argent, que cet argent que j’avais perdu sans joie, sans émotion, sans but. La plupart de ceux qui le possèdent ne s’en doutent même pas. Ils le dépensent sans art et sans ingéniosité. Ils ne savent pas en jouir. Ils ne savent pas tout ce qu’il contient de vie, de force et de gaieté. Il y en a qui le gaspillent, et qui se croient très généreux, mais ils le gaspillent par égoïsme et parce qu’ils n’ont pas le courage de s’en servir. Oui, je trouve que le mépris hautain de l’argent, loin d’être un sentiment noble, est le signe d’un égoïsme brutal et d’une vaniteuse ignorance de la vie. Moi, je suis arrivé à aimer l’argent, et je vous jure, La Baudière, que cela ne m’empêche pas, je crois, de ne pas être un mufle.

LA BAUDIÈRE, lui prenant la main.

Ça me fait plaisir de vous entendre parler comme ça...

Entre Thérèse.

Ah ! voici ma nièce.

 

 

Scène XII

 

JOSSAN, LA BAUDIÈRE, THÉRÈSE

 

LA BAUDIÈRE.

Entrez, ma chère Thérèse... Je vous ai priée de repasser à la maison pour vous présenter mon ami, monsieur Jossan, André Jossan, que vous connaissez certainement de nom...

THÉRÈSE.

Oh ! certainement !...

JOSSAN, s’inclinant.

Madame !...

LA BAUDIÈRE.

Mon ami Jossan cherche une maison de campagne aux environs d’Angers. Il a su par moi que vous n’êtes pas éloignée de l’idée de vendre Sauveterre...

THÉRÈSE.

En effet, monsieur... Connaissez-vous le château ?

JOSSAN.

Je n’ai fait que l’apercevoir d’un peu loin, en me promenant au bas du coteau, mais, tout de suite, il m’a ravi. C’est l’ancien château des comtes de Sauveterre ?

THÉRÈSE.

Oui... Mon père en a hérité à la mort du comte Dominique qui n’avait ni enfant, ni neveu. Mon père était son arrière-petit-cousin.

JOSSAN.

Il y a une partie du château qui est restaurée, n’est-ce pas ?

THÉRÈSE.

Toute la partie gauche, celle qu’on n’aperçoit pas bien de la route.

JOSSAN.

Comment est l’intérieur de Sauveterre ?

THÉRÈSE.

Je ne vous cache pas, monsieur, qu’à part deux salles, toute la partie ancienne n’est pas en très bon état... Mais il y a deux salles parfaitement conservées. L’une s’appelait, avec un peu de prétention, la salle des gardes. L’autre est située dans la grande tourelle de droite... Mon père en avait fait un assez beau cabinet de travail. Il y a encore... je vous vante tout de suite ce qu’il y a de bien dans Sauveterre, afin que vous soyez indulgent pour le reste... Il y a encore la terrasse dont la vue sur la vallée est vraiment une chose féerique... Et le parc qui est en désordre, mais dont les arbres sont merveilleux... D’ailleurs, il faudra que vous veniez le visiter.

LA BAUDIÈRE.

Nous irons tous dimanche... Voulez-vous dimanche, Jossan ?

JOSSAN.

Le jour qui conviendra le mieux à madame.

THÉRÈSE.

Dimanche, alors.

LA BAUDIÈRE.

Ce sera une vraie partie de plaisir, ma bonne Thérèse...

À part.

Tant pis, je l’invite à dîner.

Haut.

Vous allez dîner avec nous, vous rentrerez ce soir à Sauveterre... Le baron et la baronne de Morènes vous reconduiront, vous êtes à une lieue, à peine.

JOSSAN.

Mais, oui...

THÉRÈSE.

Vous êtes bien aimable, mon oncle, et je vous remercie. Mais j’ai laissé mon petit Jacques seul avec la gouvernante, et il faut que je rentre dîner avec lui.

LA BAUDIÈRE.

Ça, évidemment, c’est une raison... Ce sera pour bientôt, hein ?

THÉRÈSE.

Avec grand plaisir, mon oncle.

LA BAUDIÈRE.

Au revoir, alors, chère enfant. Vous nous attendrez dimanche.

THÉRÈSE.

C’est entendu !...

À André.

Monsieur !...

JOSSAN, s’inclinant.

Madame !...

THÉRÈSE, bas, à La Baudière.

Croyez-vous qu’il y ait de l’espoir ?

LA BAUDIÈRE, bas.

Je le crois.

Thérèse sort.

 

 

Scène XIII

 

LA BAUDIÈRE, JOSSAN

 

JOSSAN, après un temps.

Voilà une femme distinguée.

LA BAUDIÈRE, après une seconde d’hésitation.

N’est-ce pas ?...

Un temps.

Mon cher, je vais vous dire juste le contraire de ce que je devrais dire à un acheteur ordinaire... tant je suis sûr que vous n’abuserez pas de ma confidence.

JOSSAN.

Mais dites, dites...

LA BAUDIÈRE.

En achetant Sauveterre, vous ferez non seulement une bonne affaire, mais une bonne action.

JOSSAN.

Comment ?

LA BAUDIÈRE.

Mon neveu et ma nièce sont obligés de vendre parce qu’ils sont complètement ruinés.

JOSSAN.

Ah !

LA BAUDIÈRE.

En outre, ils divorcent pour des histoires dont je vous épargne le récit. Cette propriété de Sauveterre est tout ce qui reste à Thérèse. Si on la vend aux enchères, c’est la détresse pour elle. Mais si elle vendait convenablement elle pourrait peut-être se tirer de ce désastre tant bien que mal. Voilà. Et je suis convaincu que non seulement vous n’abuserez pas de la situation, mais quelle vous rendra au contraire plus conciliant.

JOSSAN, vivement.

Mais n’ayez pas peur, mon cher ami... Tenez, je ne trouve rien de plus profondément pitoyable qu’une femme jeune, jolie, élégante, qui se débat dans des embarras d’argent... Oh ! les pauvres femmes !... Elles savent si peu ce que c’est... Elles y sont si maladroites, si ahuries... C’est un si brusque réveil... Oui, je vais plus loin, c’est une injustice ; et tous les hommes qui, même sans les avoir approchées, ont cependant par la vue ou par l’esprit joui de leur élégance, de leur jeunesse et de leur beauté, devraient en être rendus responsables.

LA BAUDIÈRE.

Il faudra que je vous fasse redire ça devant madame de La Baudière.

JOSSAN.

Ce sont des réflexions pour hommes... Et elle divorce ?...

LA BAUDIÈRE.

Le plus tôt possible.

JOSSAN.

Qui est-ce son mari ?... Quel genre ?

LA BAUDIÈRE.

C’est mon neveu. C’est un garçon pas méchant et très dangereux à la fois.

JOSSAN.

Oui...

LA BAUDIÈRE.

Aigri d’avoir raté sa carrière et de s’être ruiné, passablement envieux du succès des autres, avec tout ça, léger et sans énergie ; une certaine inconscience du mal qu’il fait...

JOSSAN.

Enfin ! une bonne moyenne d’homme d’aujourd’hui.

LA BAUDIÈRE.

C’est ça... Ah ! fichtre, ce n’est pas un gaillard comme vous, ni même comme moi. Car moi, j’aurais été un type dans votre genre si je n’avais pas moisi en province.

JOSSAN.

Vous êtes parfait, La Baudière.

LA BAUDIÈRE.

Faisons-nous une partie de billard avant dîner ?

JOSSAN.

Je crois bien.

LA BAUDIÈRE.

Je vous rends dix points.

JOSSAN, riant.

Mais je joue peut-être mieux que vous.

LA BAUDIÈRE.

Ça m’est égal. Je suis tellement content que je vous rends dix points.

JOSSAN.

Allons !

 

 

ACTE II

 

Au château de Sauveterre.

Une salle style Renaissance formant cabinet de travail. Une table au milieu. Portes à droite et à gauche. Grande cheminée Renaissance avec ornements.

 

 

Scène première

 

JOSSAN, LE BARON, THÉRÈSE, CLOTILDE, puis LA GOUVERNANTE

 

LE BARON.

Nous avons monté depuis une heure deux cent vingt-deux marches... Je vous demande la permission de me reposer cinq minutes.

THÉRÈSE, à Clotilde.

Et vous, chère madame, vous n’êtes pas un peu lasse ?

CLOTILDE.

Ma foi, je m’assieds volontiers... Nous n’avons plus à visiter, après celle-ci, que la salle des gardes, n’est-ce pas ?

THÉRÈSE.

Et ce sera tout.

LE BARON.

Où sont donc les La Baudière ?

THÉRÈSE.

Ils sont restés dans le parc un instant. Ils connaissent le château.

CLOTILDE.

C’est beaucoup plus grand que je ne le croyais, Sauveterre... Je l’avais visité autrefois, je ne me le rappelais plus du tout.

THÉRÈSE, à Jossan.

Voici, monsieur, le cabinet de travail dont je vous ai parlé l’autre jour.

JOSSAN.

C’est un bijou.

LE BARON.

Voilà une bien belle cheminée !...

THÉRÈSE.

Elle représente – je vais vous parler comme un guide – un couronnement de château, avec créneaux et mâchicoulis, et elle rappelle, d’après ce que j’ai entendu dire à un vieux concierge qui la montrait aux visiteurs avec orgueil, la célèbre cheminée de l’hôtel de Jacques-Cœur, à Bourges.

JOSSAN, s’approchant.

Oh ! les jolies petites figures !

THÉRÈSE.

Ici, le vieux concierge ajoutait toujours : « Les petites figures entre les créneaux sont très intéressantes comme expression ».

JOSSAN.

Il avait raison, le concierge. Et que disait-il des chapiteaux de ces colonnes ?

THÉRÈSE.

Il disait : « Ces chapiteaux sont formés par des feuillages et entre autres dessins, de feuilles de choux mangées par des colimaçons. »

LE BARON.

Ah ! ah ! voyons un peu...

Il s’approche.

JOSSAN.

L’agronome se réveille.

LE BARON, regardant de près.

C’est pourtant vrai, voici un colimaçon.

Il le touche.

JOSSAN.

Ne le dérange pas. Laisse-le manger.

LA GOUVERNANTE, entrant.

Madame, Jacques vient de se réveiller.

THÉRÈSE.

Ah ! Et qu’est-ce qu’il demande ?

LA GOUVERNANTE.

Il demandait madame, tout à l’heure ; mais il commence à sauter sur les meubles.

THÉRÈSE, riant.

Vous permettez ?

JOSSAN.

Ne vous gênez pas pour nous... J’expliquerai le reste à ces barbares.

Thérèse sort.

 

 

Scène II

 

JOSSAN, LE BARON, CLOTILDE

 

LE BARON.

Ce que tu ferais mieux de m’expliquer, c’est pourquoi tu veux acquérir ce castel ruiné au lieu d’une belle terre que je l’aurais trouvée facilement ?

JOSSAN.

C’est le descendant d’un baron féodal qui me pose cette question, à moi, simple vilain !... Mais, malheureux, tes ancêtres n’avaient pas d’autre habitation. C’est de là qu’ils bondissaient dans la plaine pour y faire mille espiègleries avec leurs vassales.

LE BARON.

Je ne regrette pas cette époque.

JOSSAN.

Dire que tu as fait raser ton vieux castel pour y établir une ferme modèle !

LE BARON.

Il ne tenait plus debout.

CLOTILDE.

Moi, je suis enchantée de voir André se rapprocher de nous...

LE BARON.

Et puis, tu te l’imagines déjà installé ici avec une bonne petite femme que tu auras choisie toi-même.

CLOTILDE.

Pourquoi pas ?

LE BARON.

Et moi je te dis que jamais André ne se mariera.

CLOTILDE.

Je parie que si.

LE BARON.

Je parie que non.

JOSSAN.

Vous n’auriez pas l’idée de me demander ça à moi ?

LE BARON.

Tu ne t’aperçois donc pas qu’il y a un petit complot ici pour te marier ?...

CLOTILDE.

Quel bavard tu fais !

JOSSAN.

Mais non, je ne m’aperçois de rien... Et avec qui ?...

LE BARON.

Tu ne devines pas ? Allons donc !

JOSSAN.

Non.

CLOTILDE, à son mari.

Je t’en prie !

LE BARON, haussant les épaules.

La petite Lucienne La Baudière, pardi !

CLOTILDE, à son mari.

Tu peux te vanter, toi !...

À André.

Enfin, puisqu’on en parle, que penses-tu de Lucienne ?

JOSSAN.

Elle est charmante.

CLOTILDE.

Ah !... La veux-tu ?

JOSSAN.

Comme femme ?

CLOTILDE.

Enfin, veux-tu l’épouser ?

JOSSAN.

Je te demande une minute de réflexion.

LE BARON.

Ce n’est pas trop.

JOSSAN.

Là, j’y sais... Eh bien ! Je me sens incapable de demander la main d’une jeune fille. Les mots hésiteraient sur mes lèvres.

CLOTILDE.

Je ferai la demande pour toi.

LE BARON.

C’est très simple. On s’approche du père et on lui dit : « Monsieur, j’aime mademoiselle votre fille et j’ai l’honneur de vous demander sa main. »

JOSSAN.

La plupart du temps on n’aime pas la jeune fille.

LE BARON.

Et on vous accorde sa main tout de même. C’est comme ça que nous nous sommes mariés.

CLOTILDE.

Mais nous nous sommes aimés depuis, n’est-ce pas, mon ami ?

LE BARON.

Au bout de deux ans, si ma mémoire ne me trahit pas.

CLOTILDE, à son frère.

Alors ?...

JOSSAN.

Alors, nous en reparlerons.

CLOTILDE.

Quand ?

JOSSAN.

Eh bien ! par exemple, au décès de madame de La Baudière.

LE BARON.

Ah ! ah ! Le fait est...

CLOTILDE.

Madame de La Baudière est une femme très remarquable.

JOSSAN.

Les femmes très remarquables sont très dangereuses comme belles-mères.

CLOTILDE.

D’ailleurs, elle ne vivrait pas avec vous.

JOSSAN.

Mais elle vivrait.

CLOTILDE.

Voilà des plaisanteries de bon goût !

JOSSAN.

Je les retire... Mais regarde-moi donc, ma pauvre enfant, sais-tu quel âge j’ai ?

CLOTILDE.

Pardi ! trente-six ans.

JOSSAN.

Et Lucienne en a dix-huit, juste la moitié. Quand elle en aura trente et qu’elle ne rêvera que plaies et bosses, moi j’en aurai quarante-huit, qui est un âge de repos et de philosophie. Non, non, la jeune fille de dix-huit ans, c’est bon pour les jeunes gens de vingt-cinq ans. Tout ce petit monde ignore ce que c’est que la vie et le mariage. Ils l’apprennent en même temps. Ils sont comme des écoliers qui font leurs classes ensemble. Ils sont souples. Ils peuvent se bousculer, se jeter par terre, se faire des bleus. Ça ne reste pas. Moi, ça resterait.

CLOTILDE.

Tu ne trouves donc pas exquis d’être l’éducateur, le professeur d’une jeune fille qui ?...

JOSSAN.

Pas du tout. Les professeurs, c’est des gens à qui on fait des niches. Il vaut mieux être l’élève d’une femme que son professeur.

Voyant la porte s’ouvrir et madame de La Baudière entrer suivie de La Baudière et de Lucienne.

Voici cette bonne madame de La Baudière. Regarde comme elle a l’air bien portant...

 

 

Scène III

 

JOSSAN, LE BARON, CLOTILDE, LA BAUDIÈRE, MADAME DE LA BAUDIÈRE, LUCIENNE

 

LA BAUDIÈRE.

Ah ! vous êtes là. Nous vous cherchions. Avez-vous vu la salle des gardes ?

JOSSAN.

Pas encore. Nous y allons de ce pas.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Quel désordre partout ! Ça ne sera pas une petite affaire de restaurer tout ça...

LA BAUDIÈRE.

Oui, mais une fois restauré intelligemment, ce sera unique.

JOSSAN.

C’est mon avis.

LUCIENNE.

Et le mien aussi.

JOSSAN.

J’en suis bien heureux, mademoiselle.

LE BARON.

La terre n’est pas mauvaise... J’en ai pris dans la main... on peut en l’aire quelque chose.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Où est donc Thérèse ?

CLOTILDE.

Avec son fils. Nous visiterons la salle des gardes sans elle.

LA BAUDIÈRE.

Savez-vous où est la salle des gardes ?

CLOTILDE.

Vaguement.

LA BAUDIÈRE.

Vous sortez par ici.

Il désigne la droite.

Vous trouvez un couloir... après le couloir, une porte basse, puis vous entrez dans le corridor qui mène à la salle des gardes. Vous ferez attention à une petite oubliette qui est à gauche en entrant. Elle n’a pas plus de dix centimètres de profondeur, mais on peut se tordre le pied.

JOSSAN.

En route !

MADAME DE LA BAUDIÈRE, à Clotilde, à part, pendant que Jossan et le Baron sortent.

Dites à votre frère qu’il aura Sauveterre pour cent ou cent dix mille francs. C’est tout ce que ça vaut, d’ailleurs.

CLOTILDE.

Il me semble.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

LA BAUDIÈRE, LUCIENNE, MADAME DE LA BAUDIÈRE

 

MADAME DE LA BAUDIÈRE, à Lucienne.

Pourquoi ne les accompagnes-tu pas ?

LUCIENNE.

Pour ne pas les ennuyer.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Pour ne pas les ennuyer ! Qu’est-ce que c’est que cette réponse ? Lucienne, mon enfant, tu es très peu aimable depuis quelques jours... je dirai plus, par moments, tu es à peine convenable.

LUCIENNE.

Ah ! par exemple.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Tout à l’heure, monsieur Jossan t’a dit une chose très gracieuse... Tu n’as rien trouvé à lui répondre.

LUCIENNE.

Quelle est cette chose si gracieuse ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Monsieur Jossan t’a dit qu’il était heureux que tu sois de son avis... Non seulement tu n’as pas répondu un mot, mais tu n’as même pas eu l’air de comprendre... De quoi ris-tu ?

LUCIENNE.

Tu veux le savoir ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Oui, je n’en serais pas fâchée.

LUCIENNE, embrassant sa mère.

Ma chère maman, laisse-moi le dire avec tout le respect que je te dois, que tu es en train de te tromper... Oh ! mais là, carrément.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Plaît-il ?

LUCIENNE.

Tu penses si j’ai deviné, hein ? Depuis huit jours que ça se chuchote autour de moi... Ce serait malheureux. Eh bien ! monsieur Jossan et moi, nous n’avons pas plus envie de nous épouser l’un que l’autre... Il me fait bien des compliments, de temps en temps, mais il m’a à peine regardée. S’il fait attention à quelqu’un ici, ce n’est pas à moi.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Voilà de jolies réflexions pour une jeune fille !...

LUCIENNE.

Mais non, maman, ce n’est pas à moi, je t’assure.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Et à qui ?

LUCIENNE.

Mon Dieu ! Mon Dieu ! Comme les parents sont peu observateurs !

MADAME DE LA BAUDIÈRE, frappée.

Ce serait violent ça !

À Lucienne.

Lucienne ! laisse-nous, j’ai à causer avec ton père immédiatement.

LUCIENNE, riant.

Je vais retrouver Thérèse.

Elle sort.

 

 

Scène V

 

LA BAUDIÈRE, MADAME DE LA BAUDIÈRE

 

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Tu as compris ?

LA BAUDIÈRE.

Quoi ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Ce qu’a dit ta fille ?

LA BAUDIÈRE.

Très bien.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Tu avais remarqué ça ?

LA BAUDIÈRE.

Non.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Moi non plus.

LA BAUDIÈRE.

Il est vrai que nous ne sommes pas des observateurs.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

C’est impossible. Cela m’aurait sauté aux yeux.

LA BAUDIÈRE.

Évidemment.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Oh ! que Thérèse essayât de lui faire des coquetteries, cela ne m’étonnerait pas.

LA BAUDIÈRE.

Allons donc ! C’est la plus honnête femme du monde.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Je veux bien le croire, mais je n’en suis pas sûre.

LA BAUDIÈRE.

J’en réponds.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Ça ne me suffit pas. Il y a trop de hasard dans la vertu d’une femme. Je ne répondrais pas de la mienne, à plus forte raison de celle de Thérèse.

LA BAUDIÈRE.

Tu vois toujours des choses...

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Il faut tout voir dans la vie, il faut tout prévoir. Moi, je prévois tout et je me méfie de tout. Qui sait ce qu’une femme, dans la position de Thérèse, est capable de faire ? Ah ! elle me le paierait.

LA BAUDIÈRE.

Cette pauvre Thérèse ! Je crois que si l’oubliette avait encore trente pieds !...

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Ils ne se connaissaient pas ?

LA BAUDIÈRE.

Qui ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Elle et lui ?

LA BAUDIÈRE.

Non... C’est moi qui les ai présentés l’un à l’autre et qui les ai fait dîner ensemble le lendemain.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Une jolie idée que tu as eue là !

LA BAUDIÈRE.

Ils étaient destinés à se connaître fatalement puisque l’un voulait vendre un château et l’autre l’acheter.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Quelle bicoque ! Peut-on désirer habiter là dedans ?... Il est stupide ce monsieur !...

LA BAUDIÈRE.

Et tu veux lui donner Lucienne ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Une fois ton gendre, je te jure qu’il n’aura plus de ces idées-là.

LA BAUDIÈRE.

Ne lui dis pas ça d’avance.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Tu es certain qu’ils ne s’étaient jamais vus à Paris ?

LA BAUDIÈRE.

Je t’en réponds.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Ce que cette femme-là m’est antipathique !...

LA BAUDIÈRE.

Il n’y a pas beaucoup de gens qui te soient sympathiques, d’ailleurs.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Quelle hypocrisie !

LA BAUDIÈRE.

Ne t’emballe pas comme ça.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Elle a dû se poser en grande dame victime de ses malheurs, de la fatalité, prendre des airs de princesse. Je suis sûre que pour elle, je ne suis qu’une bourgeoise de province, avec qui tu t’es mésallié. Jour de Dieu ! je te donne ma parole que si elle voulait lutter contre moi, il lui en cuirait !

LA BAUDIÈRE.

Que d’histoires ! que d’histoires ! pour une chose si simple. Ah ! tu peux te vanter d’en avoir de l’imagination ! Laisse donc arriver ce qui doit arriver. Si André épouse Lucienne, tant mieux ; s’il ne l’épouse pas, ce sera un autre.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Ce sera lui. Il le faut. Ce projet de mariage court déjà la ville. On m’en a parlé à mots couverts. Dix de mes amies en sont enragées de jalousie. Il se fera donc. Qu’elle ne s’avise pas de me mettre des bâtons dans les roues, ou nous emploierons les grands moyens.

LA BAUDIÈRE.

Il n’y a pas de grands moyens.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

C’est ce que tu verras en temps et lieu. En attendant, je vais la surveiller.

Entre Thérèse à gauche.

 

 

Scène VI

 

LA BAUDIÈRE, MADAME DE LA BAUDIÈRE, THÉRÈSE

 

THÉRÈSE.

Je vous demande pardon.

MADAME DE LA BAUDIÈRE, très doucement.

De rien. Nous causions de choses et d’autres.

THÉRÈSE.

Ces messieurs ont continué leur visite ?

LA BAUDIÈRE.

Ils sont dans la salle des gardes.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Et où est Lucienne ?

THÉRÈSE.

Elle est restée avec Jacques.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Avez-vous déjà un peu parlé d’affaires avec monsieur Jossan ?

THÉRÈSE.

Nous n’avons pas dit un mot.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Le fait est qu’on ne peut guère acheter une maison à première vue.

THÉRÈSE.

C’est bien naturel.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Il faut le temps... Il faut faire venir des experts, des architectes surtout, soit dit sans froisser votre sentiment de propriétaire, surtout quand il s’agit d’une propriété dans cet état-là !

THÉRÈSE.

Je ne me fais pas d’illusions.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

C’est toujours plus raisonnable.

Entre Jossan par la droite.  

 

 

Scène VII

 

LA BAUDIÈRE, MADAME DE LA BAUDIÈRE, THÉRÈSE, JOSSAN

 

JOSSAN.

Là, nous avons tout vu.

LA BAUDIÈRE, regardant sa femme.

Même l’oubliette ?

JOSSAN.

Et la petite chapelle du fond... Il y a encore des vitraux de l’époque...

THÉRÈSE.

Quelques-uns, c’est vrai...

JOSSAN.

Et maintenant, chère madame, voulez-vous que nous causions un peu ?

THÉRÈSE.

Mais oui, monsieur.

LA BAUDIÈRE.

Nous vous laissons...

À sa femme.

Viens-tu ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

À tout à l’heure !

JOSSAN.

Vous trouverez ma sœur et mon beau-frère dans le potager.

Madame de La Baudière sort avec son mari.

 

 

Scène VIII

 

JOSSAN, THÉRÈSE

 

JOSSAN.

Cette bonne madame de La Baudière !... Est-elle insupportable ! Croyez-vous ?

THÉRÈSE, souriant.

Oh ! monsieur...

JOSSAN.

En ce moment-ci, elle doit être folle de curiosité. Faisons-la attendre, voulez-vous ?

THÉRÈSE.

Mon oncle, lui, est un homme exquis, n’est-ce pas ?

JOSSAN.

Et il vous aime beaucoup.

THÉRÈSE.

Eh bien ! monsieur, comment trouvez-vous Sauveterre ?

JOSSAN.

Je vais vous donner mon opinion en vous l’achetant tout de suite. Quel prix désirez-vous le vendre ?

THÉRÈSE.

Hélas ! monsieur, franchement, je suis incapable de vous répondre... J’avais de sa valeur une idée que mon notaire a détruite brutalement. Vous seriez plus sûrement fixé en le voyant lui-même. Je lui ai laissé mes pleins pouvoirs.

JOSSAN.

J’aime bien mieux discuter avec vous qu’avec lui. D’abord, j’ai horreur des notaires.

THÉRÈSE.

Ah !

JOSSAN.

Je vous raconterai un jour mes histoires de notaire, elles sont à faire frémir. Les meilleurs compliquent et ralentissent tout, et on n’a qu’à leur confier l’affaire la plus simple pour qu’ils la rendent subitement incompréhensible. Si je m’adresse à votre notaire, nous en avons pour deux mois. Ce seront des expertises, des devis à faire hausser les épaules. Tandis qu’à nous deux, nous allons arranger cela immédiatement. Et vous allez voir comme ça va être facile.

THÉRÈSE.

Oh ! de mon côté, croyez bien...

Elle s’arrête embarrassée.

JOSSAN, riant.

Oui... oui... je vois... Vous avez en ce moment-ci cette petite peur des chiffres qui est délicieusement féminine, et vous n’avez pas l’habitude du marchandage. Comme je vous comprends ! Nous allons adopter un système que je crois excellent. Voyons, quelle est la dernière estimation de Sauveterre ?

THÉRÈSE.

Je n’ose pas vous le dire, parce qu’elle serait tellement avantageuse pour moi...

JOSSAN.

Mais encore !

THÉRÈSE.

Dans ma dot, Sauveterre a été estimé trois cent mille francs.

JOSSAN.

Oui. Et vous le céderiez encore pour ce prix-là ?

THÉRÈSE, souriant.

Oui, certes... mais...

JOSSAN.

Vous voyez que ce n’était pas la peine de déranger le moindre officier ministériel.

THÉRÈSE, stupéfaite.

Comment ?

JOSSAN.

Vous désirez trois cent mille francs de Sauveterre. Je vous en donne trois cent mille francs. De cette façon, nous n’aurons pas de discussions pitoyables et désobligeantes pour quelques billets de banque de plus ou de moins.

THÉRÈSE.

Monsieur... monsieur... je dois vous... oui, je dois vous prévenir loyalement que ce chiffre est au-dessus de celui que je vous aurais demandé. Mon notaire lui-même sera étonné.

JOSSAN.

J’adore étonner les notaires. Mais je vous certifie, madame, que Sauveterre, avec ses dépendances... les dépendances n’ont point changé, n’est-ce pas ?

THÉRÈSE.

Non, monsieur, soixante hectares, environ.

JOSSAN.

Je vous certifie que Sauveterre vaut cela, à très peu de chose près et que je ne vous fais pas un cadeau. Je vais même vous dire pourquoi je me dépêche. Depuis quelque temps les Anglais achètent à tour de bras tous les châteaux des bords de la Loire, c’est un fait. Or, je connais un Anglais fort riche, qui est en train de parcourir la Touraine en automobile avec sa femme et quelques-unes de ses filles ; les autres suivent à bicyclette. Si cet Anglais voit Sauveterre, il est capable de vouloir l’acheter beaucoup plus cher que moi et je perdrais peut-être Sauveterre, ce qui me désolerait. Je fais donc sûrement un bénéfice sur lui. Vous voyez, je suis aussi franc que vous. Alors, c’est entendu ?

THÉRÈSE.

J’aurais bien mauvaise grâce à faire la difficile... Mais, je vous prie et j’insiste beaucoup là-dessus, je vous prie de prendre en considération les scrupules que j’ai...

JOSSAN.

Et je vous en sais gré.

THÉRÈSE.

C’est une chose si heureuse pour moi, si heureuse de vendre Sauveterre dans ces conditions-là... Cela m’apporte un secours si inespéré, si décisif, qu’il faut que je vous en remercie, même si vous ne devez pas comprendre pourquoi.

JOSSAN.

Voilà des remerciements qui me tombent du ciel, en effet. C’est toujours ça de gagné. Maintenant, pour en finir tout de suite, nous allons signer un sous-seing...

THÉRÈSE.

Un sous-seing ?

JOSSAN.

Un sous-seing privé. Vous ne savez pas ce que c’est ?

THÉRÈSE.

Non !

JOSSAN.

Moi, je le sais. Et je l’ai même appris à mes dépens, comme il convient d’ailleurs d’apprendre toutes choses. Cela fait partie de mes histoires de notaire, dont vous subirez le récit un jour ou l’autre. On appelle sous-seing privé un acte fait entre des particuliers sans l’intervention d’un officier ministériel. Il engage les contractants d’une façon définitive, retenez bien ceci.

THÉRÈSE, souriant.

Croyez, monsieur, que je ne l’oublierai jamais.

JOSSAN.

J’ai apporté le papier timbré nécessaire... voici. Nous allons signer immédiatement, voulez-vous ?

THÉRÈSE.

Oh ! oui...

JOSSAN.

Sur cette table...

Regardant les pieds.

C’est une merveille, d’ailleurs, cette table...

Il s’assied.

Que je me rappelle la formule. J’y suis...

Il prend une plume et écrit.

« Entre les soussignés, madame ?...

THÉRÈSE.

Thérèse-Louise de Chandeuil.

JOSSAN.

Épouse de monsieur de Rive, d’une part...

Il murmure en écrivant.

Et Monsieur Jossan André-Louis... Tiens, nous avons un même prénom... Louis... D’autre part... Il a été convenu ce qui suit : madame Thérèse... etc... cède à... heu... heu... la terre de Sauveterre et ses dépendances, telles que lesdites terres se poursuivent et comportent »...

Parlé.

Ce charabia ne signifie absolument rien du tout.

THÉRÈSE.

Il n’est pas clair.

JOSSAN.

Il est ténébreux et indispensable.

Continuant à écrire.

« Cette vente a eu lieu moyennant le prix principal de trois cent mille francs. »

Parlé.

Ici, encore quelques petites formules de la dernière puérilité... Gardez ce papier provisoirement... J’en rédigerai un tout pareil, que je vous prierai de bien vouloir signer un de ces jours... Fait double, à Angers, le... etc... etc... Veuillez signer, madame...

THÉRÈSE, après un temps.

Voulez-vous me permettre, monsieur, de vous faire une question ? Est-ce que quelqu’un, monsieur de La Baudière, par exemple, vous aurait mis au courant de ma situation ?

JOSSAN.

La Baudière m’a vaguement parlé de... dissentiments qui auraient éclaté entre vous et votre mari.

THÉRÈSE.

C’est tout ?

JOSSAN.

C’est tout !...

THÉRÈSE.

Où faut-il signer ?

JOSSAN.

Où vous voudrez... Mais préférablement ici.

THÉRÈSE signe et lui passe la plume.

Voici, monsieur.

JOSSAN.

À mon tour...

Il signe.

Voilà qui est terminé !... Et ces dissentiments ne sont pas... graves, je pense ?

THÉRÈSE.

Très graves... Oh ! d’ailleurs, je ne sais pas pourquoi je vous cacherais une chose que vous allez nécessairement savoir bientôt... Monsieur de Rive et moi, nous divorçons. Le château de Sauveterre m’appartenait. Il me revient donc. C’est ce qui vous explique que ce soit moi qui vende et non mon mari.

JOSSAN.

Vous avez plusieurs enfants ?

THÉRÈSE.

Un seul... un garçon... Jacques.

JOSSAN.

Quel âge a-t-il ?

THÉRÈSE.

Sept ans.

JOSSAN, la regardant.

Il ne les paraît pas.

THÉRÈSE.

Vous ne l’avez jamais vu.

JOSSAN.

Je me le figure... Mais vous me ferez faire sa connaissance. Je lui dois des excuses, car enfin, je viens de le déposséder.

THÉRÈSE.

Il ne vous en gardera pas rancune.

JOSSAN.

À propos, vous savez que je ne prendrai possession de Sauveterre que lorsque vous le voudrez bien. Je ne suis pas pressé... Combien de temps comptiez-vous y rester ?

THÉRÈSE.

Je n’étais pas fixée.

JOSSAN.

Jusqu’à la fin des vacances, je suppose. Est-ce que monsieur Jacques est au collège ?

THÉRÈSE.

Je compte l’y envoyer l’an prochain et m’installer à Paris. Paris est bien préférable pour l’éducation des garçons... Ce pauvre petit ! il va être un peu effaré d’abord de tous ces changements. Qu’est-ce que je lui dirai ? Oh ! je lui dirai tout ce qu’il peut comprendre de la vérité. Il est d’un âge où l’on ne doit plus faire de mensonges aux enfants.

JOSSAN.

Vous serez très heureux tous les deux.

THÉRÈSE.

Oui... Oui... Qui sait ? Je vais peut-être avoir là les heures les plus tranquilles et les plus douces de ma vie ? L’heureux hasard qui vous a mis sur ma route y contribuera beaucoup. Mon Dieu ! hier, j’étais navrée, je ne voyais rien dans l’avenir, j’avais une barre devant les yeux, et me voilà presque vaillante...

JOSSAN.

C’est cela... C’est cela... Voyez-vous, il faut être de bonne humeur. Il ne faut pas laisser le drame pénétrer dans notre existence.

THÉRÈSE.

Ce n’est pas toujours commode.

JOSSAN.

Parce que nous sommes presque tous courbés et résignés ! Nous sentons les drames rôder autour de nous et nous avons peur d’avance. Si nous leur montrions des figures souriantes et des gestes résolus, ils n’oseraient peut-être pas entrer. Oh ! évidemment, ce n’est pas un moyen infaillible, et on a vu des gens frappés par la foudre au moment où ils riaient comme des fous. Mais j’ai la conviction tout de même, que souvent, avec presque rien, un peu d’énergie, de confiance, de gaieté, on met en fuite des catastrophes.

THÉRÈSE.

Oui, c’est vrai... Cela est vrai...

JOSSAN.

Je vous regarde, tenez, je vous regarde... Vous avez l’œil vivant, la bouche hardiment dessinée, le menton net, la main ferme. Tout cela est excellent. Le malheur vous a frappée une fois... Il ne reviendra plus, n’en parlons plus.

THÉRÈSE, souriant.

Dieu vous entende !

JOSSAN.

Vous voyez, vous riez déjà !

THÉRÈSE.

Oui, vous me rendez du courage par la sympathie que vous me témoignez et que je sens sincère.

JOSSAN.

Elle est très profonde.

THÉRÈSE.

Les circonstances où elle s’est produite me la rendent encore plus précieuse. J’étais toute seule, effrayée d’avoir à me débattre au milieu d’une question d’intérêt, redoutant les visages hostiles, les méfiances, les pièges, les sentiments âpres et mesquins qu’éveille l’argent. Et il s’agissait vraiment pour moi de toute la vie ; je le comprenais, j’en avais le frisson. Eh bien ! par votre délicatesse, par la générosité de votre esprit, vous m’avez épargné toutes ces amertumes... et de toute cette tristesse que je viens de traverser, il ne me reste qu’un souvenir plein de douceur, presque de joie. Je suis votre obligée, monsieur, je le sais, j’en suis sûre... Mais non seulement je ne me sens pas humiliée ni honteuse, mais je vous remercie du fond du cœur.

Elle lui tend la main.

JOSSAN.

Je suis très content... Parce qu’avec tout ça, nous allons être de grands amis, voulez-vous ?

THÉRÈSE.

Oui, monsieur, oui... de grands... grands amis...

Entre madame de La Baudière.

 

 

Scène IX

 

JOSSAN, THÉRÈSE, MADAME DE LA BAUDIÈRE

 

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Mille pardons... J’ai oublié mon ombrelle... Il fait une chaleur... Où est-elle donc ? Ah ! la voici...

Elle s’avance vers la cheminée. Jossan la devance et la lui tend.

JOSSAN.

Permettez, madame...

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Grand merci, monsieur.

JOSSAN, bas à Thérèse pendant que madame de La Baudière fait quelques pas.

Elle l’avait laissée exprès pour pouvoir revenir... Croyez-vous, hein ! Quelle ficelle !

MADAME DE LA BAUDIÈRE, se retournant.

Avez-vous décidé quelque chose ?

JOSSAN.

Nous avons tout terminé, chère madame, absolument tout, et je vais annoncer cette bonne nouvelle à ma sœur.

Il sort après avoir laissé ses gants sur la table.  

 

Scène X

 

THÉRÈSE, MADAME DE LA BAUDIÈRE

 

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Vous avez terminé, dites-vous ?

THÉRÈSE.

Oui, nous avons signé.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Signé... Quoi ?

THÉRÈSE.

Un sous-seing.

MADAME DE LA BAUDIÈRE, vivement.

Un sous-seing privé ? Vous avez déjà signé un sous-seing privé ?...

Avisant le papier resté sur la table.

Ah ! le voici... Et sans indiscrétion, peut-on savoir ?

THÉRÈSE.

Oh ! faites, madame, ce n’est pas un mystère.

MADAME DE LA BAUDIÈRE, lisant le sous-seing, puis avec éclat.

Trois cent mille francs !... Et c’est signé !... Vous avez vendu trois cent mille francs !... Ah ! c’est fabuleux !... Je n’en reviens pas... Qui a rédigé ce sous-seing ?

THÉRÈSE.

C’est monsieur Jossan.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Il est très bien fait, il n’y a pas d’erreur...

Se contenant.

Mes compliments, ma chère, mes plus sincères compliments. Je me croyais forte en affaires, je n’arrive pas à votre cheville.

THÉRÈSE.

Je n’ai pas eu besoin de grande habileté, je vous assure... J’ai même fait part à monsieur Jossan de quelques scrupules que j’avais.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Eh bien ! mais, ma chère, vous n’avez plus qu’une chose à faire maintenant, c’est de vous réconcilier avec votre mari.

THÉRÈSE.

Moi ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Vous voici, par un concours de circonstances un peu providentiel, à la tête, je ne dis pas d’une fortune, mais d’une somme inespérée. Votre mari et vous, vous étiez absolument ruinés ; c’est cette ruine qui était la cause principale de votre séparation.

THÉRÈSE.

Mais non, madame... la ruine m’eût été indifférente avec un homme que j’aurais aimé ou qui simplement ne m’aurait pas trahie d’une aussi atroce façon.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Il faut oublier tout cela.

THÉRÈSE.

Jamais !

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Il faut vous réconcilier avec Gaston, il le faut, je vous le jure. C’est indispensable. C’est votre devoir, oui, votre devoir. Avec la somme dont vous disposez aujourd’hui, votre mari peut rétablir sa fortune.

THÉRÈSE.

Il peut surtout continuer à entretenir sa maîtresse.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Ne persistez pas dans des résolutions intransigeantes, je vous le conseille. Vous êtes étonnante, vous savez. Mais vous n’êtes pas encore divorcée. Et tant que le divorce n’aura pas été prononcé, votre mari reste le chef de la communauté. Vous lui devez compte de vos actes... Réconciliez-vous donc avec lui, et tout de suite. C’est la meilleure façon, c’est la seule de faire taire la médisance et d’empêcher les gens de jaser.

THÉRÈSE.

Jaser ! Qui ?... Jaser !...

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Comment ! Vous rencontrez un monsieur que vous n’avez soi-disant jamais vu ! Vous causez une demi-heure avec lui et vous lui vendez trois cent mille francs une masure qui n’en vaut fichtre pas la moitié. Et vous ne voulez pas qu’on en parle ? De quoi parlerait-on alors ?

THÉRÈSE.

C’est vous ! Comment, c’est vous qui me parlez sur ce ton ! Vous qui me connaissez, qui devriez être aussi heureuse que moi de ce qui m’arrive ! Je vous prie de me dire ce que cela signifie, de me le dire nettement et tout de suite.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Oui, oui, certes, je vous connais, mais je connais aussi le monde. Monsieur Jossan est un homme des plus compromettants, il est immensément riche...

THÉRÈSE.

Madame, quand on a, comme je lai, la certitude d’être une honnête femme, on n’a pas souci de ces malpropretés.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

L’honnêteté d’une femme, c’est l’opinion qu’on a d’elle. Je vous ai indiqué votre devoir. Vous le ferez, ou vous ne le ferez pas, à votre aise.

Entrent Clotilde et La Baudière.

 

 

Scène XI

 

THÉRÈSE, MADAME DE LA BAUDIÈRE, LA BAUDIÈRE, CLOTILDE

 

CLOTILDE, très froidement.

Madame, nous venons prendre congé de vous !

THÉRÈSE.

Vous partez sitôt ?

CLOTILDE.

Nous sommes fort pressés. Mon mari est parti devant. Il m’a prié de l’excuser auprès de vous.

LA BAUDIÈRE, allant embrasser Thérèse, et bas.

Je suis ravi !

MADAME DE LA BAUDIÈRE, bas à Clotilde, pendant que La Bandière et Thérèse causent.

Votre frère vous a dit ?

CLOTILDE, même jeu.

Oui... C’est scandaleux. Je suis confondue. Comment, je lui dis qu’il peut avoir Sauveterre pour cent dix mille francs, et il le paie trois cent mille... Alors, quoi ? D’autant plus que je lui ai fait part de notre projet, et qu’il a été froid, je ne vous le cache pas.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Il faut agir.

CLOTILDE.

Vous avez une idée ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Oui.

Toutes ces répliques bas et très vite.

CLOTILDE, haut, prenant congé de Thérèse.

Madame !

THÉRÈSE.

Madame !...

Elle va pour lui tendre la main, elle s’arrête en voyant que Clotilde gagne la porte.

LA BAUDIÈRE.

Au revoir, Thérèse... À demain, hein ?...

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Au revoir, Thérèse.

Elle sort avec son mari.

 

 

Scène XII

 

THÉRÈSE

 

Thérèse, seule, hésite une seconde, puis va à la table, prend une plume, du papier et commence à écrire. Entre Jossan.

 

 

Scène XIII

 

JOSSAN, THÉRÈSE

 

JOSSAN, riant.

Figurez-vous... J’ai oublié mes gants.

THÉRÈSE.

Les voici.

JOSSAN.

Qu’avez-vous ?... Vous avez quelque chose. Ah ! vous avez quelque chose... Qu’est-ce que vous avez ?... Allons, dites ?...

THÉRÈSE.

Au moment où vous entriez, monsieur, j’allais vous écrire.

JOSSAN.

À moi ?

THÉRÈSE.

Oui ! J’ai réfléchi depuis tout à l’heure. Sauveterre est loin de valoir ce que vous l’avez payé, et ce serait de ma part presque un abus de confiance de vous le laisser acheter à de pareilles conditions.

JOSSAN.

Ah ! voilà ce que vous a dit madame de La Baudière, quand je vous ai laissées seules.

THÉRÈSE.

Ce qu’elle m’a dit, tout le monde me le dira bientôt. Votre sœur elle-même vient de me le laisser entendre durement.

JOSSAN.

Comment ?

THÉRÈSE.

En devenant tout à coup glaciale avec moi.

JOSSAN.

Ce n’est pas possible ?

THÉRÈSE.

Et en me refusant la main.

JOSSAN.

Oh ! c’est vrai ?

THÉRÈSE.

Oui. Qu’a-t-elle donc pensé de moi ?... De quels calculs abominables m’a-t-elle accusée ?

JOSSAN.

Je vais vous expliquer... Ce n’est pas à cause de la vente de Sauveterre. Mais figurez-vous, et je vous demande pardon, moi aussi, de ce que je vais vous dire... Figurez-vous qu’elle et madame de La Baudière avaient fait le projet sournois de me faire épouser la jeune Lucienne ; et maintenant que nous sommes en rapport, elles ont une peur affreuse que je ne devienne amoureux de vous. Voilà ce grand mystère.

THÉRÈSE.

Ah ! je comprends.

JOSSAN.

Tiens !...

THÉRÈSE.

Et c’est pourquoi, monsieur, je vous prie plus instamment encore, je vous supplie de reprendre ce papier ou de me permettre de le déchirer. Je ne peux plus accepter.

JOSSAN.

Mais je ne veux pas... C’est impossible... Quoi !... Il suffirait de quelques paroles aigres d’une personne aussi malveillante que madame de La Baudière pour vous impressionner à ce point et me faire, à moi, un si grand chagrin, oui, un très grand chagrin, car je croirai que tout cela arrive par ma faute, parce que j’ai été imprudent et maladroit.

THÉRÈSE.

Oh ! non, ne le croyez pas... J’aurai toujours pour vous la reconnaissance la plus vive ; je garderai toujours de nos relations, le souvenir le plus délicat.

JOSSAN.

Ce n’est pas votre reconnaissance que je veux ; c’est votre amitié. Vous me l’avez promise, tout à l’heure, vous me l’avez donnée ; elle est déjà entrée en moi comme une habitude délicieuse, il ne faut pas me la retirer. Et vous même, aujourd’hui dans votre solitude, n’avez-vous pas besoin d’un ami sincère ? Qu’allez-vous devenir ? Quand on songe qu’il n’y a personne autour de vous qui puisse vous défendre, ni même vous donner un conseil ? Vous êtes dans une situation qui serait déjà difficile pour un homme énergique, mais qui est impossible pour une femme comme vous. C’est à cela que je pense depuis que je vous ai vue, c’est à cela que je pensais surtout il y a un instant, en vous voyant là, devant cette table, un peu effarée et si ignorante de toutes les choses dures et dangereuses de la vie !... Ces choses, moi je les connais mieux que vous, j’ai lutté contre elles, j’en ai été quelquefois victorieux. Vous, elles vous écraseraient. Et c’est ce que je ne veux pas ! Cette idée que vous seriez de nouveau malheureuse, je ne peux pas la supporter. Alors vous devinez ce que je n’ose pas vous dire aujourd’hui, n’est-ce pas ?

THÉRÈSE.

Non, non, ne le dites pas... Ce serait un grand malheur, vous vous trompez...

JOSSAN.

Non, non... Je ne me trompe pas. L’amour m’est venu trop vite et il m’a trop brusquement éclaté dans le cœur pour que j’en doute...

THÉRÈSE.

Vous vous trompez... Vous vous trompez... Ce que vous prenez pour l’amour n’est que la sympathie, que l’intérêt que vous inspire une femme seule et un peu triste... et comme vous êtes très bon, ce sont les circonstances où nous nous sommes rencontrés, surtout, qui vous ont touché.

JOSSAN.

Non, non, ce que je prends pour l’amour, c’est bien l’amour ! Et c’est lorsqu’il vient ainsi tout d’un coup qu’il est le plus fort. Est-ce qu’il n’arrive pas que deux êtres se rencontrent dans un paysage gracieux, d’une façon imprévue ?... Ils se regardent, l’émotion vient et les voilà amants. Nous, ce n’est pas dans un lieu pittoresque que nous nous sommes rencontrés, mais dans la réalité de la vie qui a aussi sa grandeur. C’est elle et non l’illusion ou le mensonge qui a créé mon amour, et elle l’a créé ardent et durable, je vous le jure !

THÉRÈSE.

Oh ! je suis horriblement troublée. Éloignez-vous... éloignez-vous... Laissez-moi. Ne me demandez jamais que ce que peut donner l’amitié la plus dévouée, la plus tendre...

JOSSAN.

Ce que peuvent donner le dévouement et l’amitié, l’amour le donne par-dessus le marché. Ah ! je sens que si vous ne deviez pas m’aimer un jour, mon travail serait désormais sans but, ma vie serait inutile et gâchée !...

THÉRÈSE.

La mienne, à moi, est gâchée depuis longtemps, et elle n’est pas à refaire.

JOSSAN.

Mais, malheureuse, elle est commencée à peine puisqu’elle ne vous a encore donné que des déboires et de la tristesse. Maintenant, elle vous doit de la joie et elle vous paiera largement. La vie est très généreuse quand on a confiance en elle.

THÉRÈSE.

Il y a entre nous des obstacles insurmontables. Je suis mariée... Sur un mouvement d’André. Oui, je vais être libre... c’est vrai... Mais quelle liberté !... Quand je n’aurai plus de mari, j’aurai tout de même mon enfant, un enfant qui a besoin de moi, de tout moi, et que vous ne pourriez pas aimer.

JOSSAN.

Mais je l’aime déjà !... Nous relèverions très bien, nous en ferions à nous deux quelqu’un qui ne serait pas un imbécile, je vous le promets. Non, non, ne cherchez plus, rien ne peut plus nous séparer que notre démence.

THÉRÈSE.

Tout nous sépare, au contraire : votre famille, vos habitudes, que sais-je ?... Et tant de considérations que vous savez aussi bien que moi. Et tous les gens que nous froisserions, que nous irriterions autour de nous !

JOSSAN.

Dès que l’on est heureux, il y a toujours des gens que cela indigne. Mais je le sais pourquoi vous refusez, pourquoi vous luttez peut-être contre vous-même ! C’est parce que je suis riche et que vous êtes pauvre, et ce n’est pas pour d’autres raisons. Vous avez peur d’être accusée d’intrigue et de duplicité, vous si intelligente et si loyale ! Mais, l’important, c’est que nous nous connaissions nous deux, c’est que nous sachions, moi, qui vous êtes, vous qui je suis. Le reste n’existe pas. Eh bien ! oui, je suis riche et si je ne l’avais pas été, nous n’aurions probablement jamais échangé deux paroles, jamais je ne vous aurais rencontrée, jamais je ne vous aurais aimée. Et après ? quel déshonneur y a-t-il, si mon amour est noble et ardent ? La fortune que j’ai, je l’ai durement conquise, et je vous l’offre parce que cela me plaît, et vous l’accepterez, non parce que vous êtes intéressée, mais parce que vous êtes généreuse. Oh ! mon amie, il y a des sentiments qui ne sont pas dignes de vous... Oui, l’argent a détruit et souillé bien des amours, mais c’étaient des amours suspects et frivoles ; sur le nôtre, il serait impuissant. En cela, il faudrait penser comme ces belles châtelaines d’autrefois, qui vivaient entre ces murs où nous sommes. Elles n’étaient pas aussi raffinées que nous. Elles dépensaient l’or et l’amour sans compter. Elles les donnaient l’un et l’autre comme elles les recevaient, sans honte, avec toute la violence de leur cœur. Et quand elles couvraient leur amant de baisers, de pistoles et de doublons d’Espagne, elles n’y mettaient pas de subtilités ni de scrupules, elles ne songeaient qu’à lui rendre l’amour et le combat plus faciles.

THÉRÈSE, lui tendant la main.

Mon ami. mon ami !... Laissez-moi ne pas vous répondre tout de suite. Laissez-moi penser un peu à vous et à ce que vous m’avez dit...

JOSSAN.

Oui... Oui... à bientôt... À demain... Je ris parce que je me figure cette bonne madame de La Baudière qui m’attend dans le parc avec anxiété... Savez-vous, comment son mari l’appelle ? Catherine de Médicis. Me voyez-vous ayant pour belle-mère Catherine de Médicis ? Allons ! allons, nous commençons à dire des bêtises... C’est signe que tout va bien... À demain...

Il baise la main de Thérèse et sort.

 

 

ACTE III

 

Le château de Sauveterre.

La terrasse du château donnant sur la Loire. À droite, l’amorce d’un sentier conduisant aux pelouses et au jardin. À gauche, le château. Soleil couchant.

 

 

Scène première

 

THÉRÈSE, seule, puis JOSSAN

 

Au lever du rideau, Thérèse est assise et lit. Bientôt elle se lève, va à gauche à la balustrade de la terrasse, regarde et sourit.

THÉRÈSE, seule.

Ah !

Elle va vers la gauche à ta rencontre de quelqu’un en s’avançant dans l’intervalle qui est entre la terrasse et le château. Entre André. Elle lui tend la main.

Comment êtes-vous venu ?...

JOSSAN.

En voiture, tout simplement, mais j’en ai un peu honte. Sauveterre est un lieu où on devrait arriver à cheval, et même avec une épée au côté. À propos, savez-vous qu’en 1574, le duc d’Anjou a fait égorger, ici même, un de vos ancêtres, pour lui enlever sa femme ?

THÉRÈSE.

En êtes-vous sur ?

JOSSAN.

Je l’ai lu dans un opuscule sur Sauveterre que j’ai trouvé à Angers... Mais ce dont je suis encore plus sûr, c’est que depuis dimanche, je ne vous ai vue que deux fois. Et encore il m’a fallu des prétextes d’une ingéniosité !... Tenez, je vais de ce pas visiter un étang avec mon beau-frère et ma sœur. Ils m’attendent à un petit village près d’ici. Pour m’échapper, j’ai soutenu que j’avais besoin de mesurer la hauteur de cette balustrade, et j’ai emporté un mètre... Le voici...

Il sort un rouleau.

La balustrade aurait soixante-quinze centimètres de hauteur, que ça ne m’étonnerait pas. Voilà à quels stratagèmes nous condamne l’opinion publique.

THÉRÈSE.

Que dit votre sœur ?

JOSSAN.

Elle me boude, c’est admirable ! Et mon beau-frère est enchanté de voir sa femme me bouder. Il me fait des plaisanteries d’agriculteur. Je m’amuse suffisamment. Dois-je parler aussi des La Baudière ? Oui, après quoi nous ne parlerons plus que de nous. Madame de La Baudière et ma sœur trament des complots à faire frémir : je les vois échanger des sourires d’une enfantine férocité. La Baudière qui est un être délicieux, intrigue contre sa propre femme pour marier la jeune Lucienne avec un petit avocat dont j’ai fait la connaissance et qui est très gentil. Je crois que je vais avoir à Angers un procès sans la moindre importance ; je le lui confierai, il me le fera perdre, ça le lancera. Seulement, en ce qui nous concerne, un de ces jours, je prendrai ma sœur à part et je lui intimerai l’ordre d’avoir à vous aimer beaucoup. Et maintenant qu’il ne soit plus question de personne. Qu’avez-vous fait hier ?

THÉRÈSE.

Je n’ai pas bougé d’ici, sauf une promenade dans le parc avec Jacques. J’ai lu et j’ai songé.

JOSSAN.

À quoi ?

THÉRÈSE.

Cherchez !

JOSSAN, lui prenant la main et la regardant.

Thérèse, vous ne vous imaginez pas comme ce cadre d’ancienne France, avec tous ses souvenirs de drame et de joie, comme ce ciel léger vont divinement à votre visage !... Oui... je voudrais pouvoir vous parler tout à coup en vieux français. Malheureusement, nous ne le savons ni l’un ni l’autre. Moi, je ne me rappelle qu’un mot : Je t’ayme. En voilà un qui n’a pas changé. Nous le prononcerons éternellement de la même façon ; son affaire est bonne, il n’a rien à craindre.

THÉRÈSE.

Oh ! André, c’est la première fois que j’ai la sensation que la vie n’est pas faite uniquement d’ennuis, de devoirs mornes et de menaces. Même jeune, même très jeune, ici dans ce château, entre mon père malade, ma mère inquiète, je n’ai jamais eu peut-être la vraie gaieté, la gaieté sincère et vivante. Mon mariage m’a été tout de suite un remords. Que serais-je devenue si je n’avais pas eu d’enfant ? Et me voilà transformée grâce à vous, grâce à votre vaillant caractère. Je suis très heureuse... je vous aime !

JOSSAN.

Oui, nous sommes « presque » très heureux.

THÉRÈSE.

Non, nous sommes très heureux. Ne nous hâtons pas d’être plus heureux. Goûtons une à une les heures que nous vivons en ce moment, si douces, si imprévues pour moi, que je regrette celle qui vient de partir, que j’ai peur que l’autre ne lui ressemble pas.

JOSSAN.

Je vous défends d’avoir peur ! Oh ! ma chérie, ma chérie, comme vous redoutez le mal... ! comme vous cherchez dans l’avenir tout ce qui pourrait vous nuire, tout ce qui pourrait vous menacer. Mais il ne faut pas trop regarder dans l’avenir, ça nous enlève tout courage. Non, non, notre amour est invincible parce qu’il est né librement et aisément, sans rien détruire autour de lui. Vous étiez abandonnée et trahie, mon cœur est allé à vous. Nous n’avons heurté ni blessé personne, et c’est tant mieux, car le bonheur fait avec la douleur des autres, n’est pas durable. Voilà pourquoi je crois à notre bonheur, à nous, je crois que nul ne le brisera et si quelqu’un l’essayait, je vous jure, Thérèse, que ce serait tant pis pour lui ! Viens dans mes bras un instant...

Il l’attire à lui.

THÉRÈSE, après un temps.

Et maintenant, je vous renvoie.

JOSSAN.

Et pourquoi ?

THÉRÈSE.

Parce que votre sœur vous attend.

JOSSAN.

C’est vrai... Vous ne trouvez pas tout de même que c’est un peu agaçant d’être surveillés comme deux écoliers ?...

THÉRÈSE.

Non, c’est charmant, au contraire. À demain.

JOSSAN.

À demain ou à tout à l’heure, car si je peux m’échapper, je repasserai par Sauveterre. Je ne vous ai pas dit le quart de ce que j’avais à vous dire. Vous n’attendez pas de visite ?

THÉRÈSE, lui prenant le bras en riant.

Pas l’ombre, Dieu merci. Je vous accompagne.

Ils sortent par la droite.

 

 

Scène II

 

La scène reste vide un instant. Une porte de gauche (côté du château) s’ouvre. Un monsieur traverse lentement la scène, se dirige vers la balustrade du côté où viennent de disparaitre Thérèse et Jossan, regarde un instant et fronce les sourcils. Revient Thérèse.

 

 

Scène III

 

GASTON, THÉRÈSE

 

Thérèse remonte l’escalier de droite.

THÉRÈSE, stupéfaite.

Comment ?... vous !

Elle lui tend la main.

GASTON.

Mon Dieu, oui... J’ai reçu votre mot, l’autre jour ; je vous en remercie. J’ai pensé que vous aviez peut-être besoin de moi.

THÉRÈSE.

J’avais votre procuration...

GASTON.

Je le sais bien. Mais comme d’autre part j’avais à vous parler de certaines formalités relatives à notre divorce, j’ai profité de l’occasion et je suis venu.

THÉRÈSE.

Mais il n’y a pas de mal. Asseyez-vous donc.

GASTON.

Comment va Jacques ?

THÉRÈSE.

À merveille. Il joue sur la pelouse.

Elle désigne la gauche.

Vous l’embrasserez tout à l’heure... Alors vous avez consulté notre avoué ?

GASTON.

Je l’ai vu à peine un instant, mais je lui ai parlé de notre résolution. Les divorces comme le nôtre sont très simples et très rapides. Nous n’aurons qu’à organiser un des cas reconnus par la loi, ce qui est facile : injures graves, adultère du mari...

THÉRÈSE.

Oh ! de côté-là...

GASTON.

Vous voulez dire que j’ai pris les devants ? Sans doute, mais les circonstances auxquelles vous faites allusion, n’ont pas été constatées légalement... Elles sont donc nulles et non avenues pour un tribunal. Et si l’un de nous, aujourd’hui, pour une raison quelconque, ne voulait plus du divorce, il serait presque impossible à l’autre de l’obtenir.

THÉRÈSE.

Alors, tout est à souhait.

GASTON.

Parfaitement. Où comptez-vous vivre une fois le divorce prononcé ?

THÉRÈSE.

À Paris, à cause de l’éducation du petit. Et vous ?

GASTON.

Mais moi aussi. Je suis très heureux, Thérèse, ai-je besoin de vous le dire, de la façon avantageuse dont Sauveterre a été vendu. Je ne croyais pas à un pareil résultat, et j’étais assez inquiet de votre avenir. Je ne regrette qu’une chose, c’est de n’avoir pu, hélas ! l’assurer moi-même.

THÉRÈSE.

J’en suis convaincue... mais ne parlons plus de cela... Ce qui est passé est passé.

GASTON, une pause.

C’est le Jossan de Paris qui a acheté Sauveterre ?

THÉRÈSE.

Oui.

GASTON.

Monsieur André Jossan ?

THÉRÈSE.

André Jossan. Vous ne le connaissez pas, je crois ?

GASTON.

De vue seulement.

THÉRÈSE.

Ah !

GASTON.

Je l’apercevais autrefois à Paris, un peu partout... au théâtre, aux courses...

THÉRÈSE.

Est-ce qu’il vous connaît, lui ?

GASTON.

Du tout. Nous n’avons jamais été présentés. Et je ne tiens pas d’ailleurs à faire sa connaissance. C’est un homme qui m’est souverainement antipathique.

THÉRÈSE.

Pourquoi ?

GASTON.

Je n’ai pas de raison positive. J’ai horreur, en général, des gens froids, insolents et heureux... comme lui... Voilà un homme qui a commis toutes les fautes, qui a joué, qui s’est ruiné, et qui aurait dû normalement, s’il y avait de la justice et de la logique sur la terre, tomber à plat, comme tant d’autres, qui n’ont pas fait plus de sottises, qui en ont fait moins, qui sont aussi bien doués que lui ! Eh bien ! le voilà célèbre et prodigieusement riche. Je trouve cela exaspérant.

THÉRÈSE.

J’ai entendu dire qu’il avait beaucoup travaillé depuis.

GASTON.

Un autre travaillerait autant que ça lui rapporterait deux mille quatre cents francs par an. D’ailleurs, il n’y a pas à discuter ces choses-là. On n’y peut rien. C’est révoltant, voilà tout. C’est lui qui était ici tout à l’heure ?...

THÉRÈSE.

Oui.

GASTON.

Ah ! Il vient de temps en temps à Sauveterre ?

THÉRÈSE.

Il en est le propriétaire, maintenant. Il a certaines dispositions à prendre. C’est tout naturel.

GASTON.

Tout naturel. Il demeure chez son beau-frère ?

THÉRÈSE.

Le baron de Morènes.

GASTON.

Oui... pas très loin d’ici...

Un silence.

THÉRÈSE, le regardant.

Pardon. Quand êtes-vous arrivé à Angers ?

GASTON.

Ce matin.

THÉRÈSE.

Vous avez vu votre oncle ?

GASTON.

Mais oui.

THÉRÈSE.

Et votre tante aussi, probablement ?

GASTON.

Et ma tante aussi.

THÉRÈSE.

Oh ! Je m’explique... Ça m’étonne qu’elle ne vous ait pas accompagné !

GASTON.

Que vous expliquez-vous ? Mes questions au sujet de monsieur Jossan, peut-être ?

THÉRÈSE.

C’est cela même. Eh bien ! j’attends...

GASTON.

Quoi ?

THÉRÈSE.

Le reste. Je suppose que vous n’avez pas commencé de cette façon, que vous ne me parlez pas sur un ton pareil depuis cinq minutes pour vous arrêter tout de suite. Que vous a dit madame de La Baudière ?

GASTON.

Bien qu’il ne fut très facile de deviner... Jossan vous fait la cour... Non ? Tenez, je m’en rapporte à vous... Dites-moi non, là dans les yeux, et je m’en vais... Et rien ne sera changé à ce qui était convenu... Nous divorcerons, vous serez libre...

THÉRÈSE.

Et si je ne vous réponds pas, il y aura donc quelque chose de changé ?

GASTON.

Peut-être.

THÉRÈSE.

Alors, vous croyez que monsieur Jossan est mon amant ?

GASTON.

Mais non, mais non... Vous êtes une fort honnête femme, je n’ai pas le moindre soupçon. Monsieur Jossan n’est pas votre amant, j’en suis certain. Il se contentera de vous épouser un an après notre divorce... Et vous garderez mon fils ! Et vous l’élèverez très bien !... Je n’en doute pas.

THÉRÈSE.

Que pouvez-vous me demander de plus ?

GASTON.

Vraiment ! Et vous croyez que je ne souffrirai pas de voir mon fils élevé dans un luxe, dans une opulence que, moi, je n’aurai pas pu lui procurer ! Et plus tard, quand j’aurai sombré dans mes affaires, car vous savez, je ne me fais pas d’illusions, je me connais, je connais Paris... Je suis un homme fichu, je suis un homme à l’eau... je ne m’en tirerai jamais... je suis destiné à tomber dans la position la plus misérable ! Et alors, je verrais mon fils riche, et je n’aurais peut-être pas d’autre ressource que d’aller lui demander l’aumône. Et vous trouvez que c’est possible, que c’est juste ! Et vous même, vous passeriez près de moi dans l’orgueil de votre beauté, de votre richesse, au bras de cet homme qui a tout cela, et j’en serais réduit à vous contempler respectueusement de loin !... Sacredieu ! rien que cette idée me fait bondir. Oh ! je sais, fichtre bien, que ce ne sont pas là des sentiments d’une grande noblesse ! Mais, je ne suis pas un homme héroïque, moi, je suis un homme quelconque, un homme ordinaire, avec mon caractère, mes passions et mes vices, et cela m’aigrit, cela m’enrage, que tant d’autres qui ne valaient pas mieux que moi, aient réussi, quand moi je ratais ma vie ! C’est de la jalousie, c’est de l’envie, c’est tout ce que vous voudrez, mais c’est humain, vous entendez ? c’est humain, humain !... Eh bien ! je vous dis qu’en décidant notre divorce, il y avait entre nous certaines conventions tacites dont la première était que mon fils serait élevé de façon que je puisse continuer à le voir, sans souffrir dans mon amour et dans mon amour-propre de père... Ces conditions, vous les violez ! vous les violez ! et en mon âme et conscience je me crois le droit de ne plus tenir la promesse que je vous ai faite, la parole que je vous ai donnée... Enfin ! dites-le... tenez, je vous défie de le dire... que nous sommes aujourd’hui dans les mêmes conditions qu’il y a un mois ? Je vous en défie !

THÉRÈSE.

Gaston, vous dites des choses folles ! Vous parlez de l’avenir et de ce que nous deviendrons l’un et l’autre. Est-ce que nous le savons ! Est-ce que vous le savez ?... Est-ce que nous pouvons régler notre conduite sur des prévisions aussi vagues ?... Non, non, occupons-nous de l’heure présente. Elle est assez grave pour nous deux. Les raisons qui nous séparent sont, hélas ! aussi fortes, aussi profondes aujourd’hui qu’hier. Que pouvons-nous espérer de nouveau et de meilleur, lorsque dix ans d’existence commune n’ont pu établir entre nous, je ne dirai pas l’amour, je ne dirai pas même l’amitié, mais la simple camaraderie, la simple habitude. Vous vous rappelez les premiers jours de notre mariage, et comme tout de suite nous nous sommes aperçus à quelle distance infranchissable nous étions l’un de l’autre. Pendant dix ans, dix longues années, nous n’avons peut-être pas échangé un seul regard sincère. Nous avons eu un fils, vous êtes son père, je suis sa mère, il n’est pas notre enfant. Séparons-nous, Gaston. Séparons-nous sans haine, mais séparons-nous comme deux êtres qui sont sûrs dorénavant de ne plus pouvoir produire à eux deux que de la souffrance.

GASTON.

Mais croyez-vous que depuis que j’ai reçu votre lettre, depuis que je suis au courant, je n’ai pas pensé à cela ? Je sais bien les torts que j’ai envers vous, je sais bien que c’est moi seul qui suis la cause de fout ce qui arrive... Et je me torture l’esprit pour y faire entrer cette idée de vous voir, vous et Jacques, heureux et riches, sans moi, devant mes yeux, sous mes yeux... Eh bien ! vous entendez, je ne peux pas, je ne peux pas !... J’ai mon caractère, mon caractère, c’est-à-dire une force irrésistible qu’on a en soi, qui vous contraint à faire certaines choses, qui vous empêche d’en faire certaines autres. Et je vous jure que je ne peux pas.

THÉRÈSE.

Gaston, vous n’êtes pas un méchant homme pourtant. Vous ne me détestez pas, c’est impossible. Pourquoi me détesteriez-vous ? Qu’est-ce que je vous ai fait ? Non, vous n’allez pas manquer à votre parole, aussi durement, aussi cruellement ? Vous tiendrez votre parole, Gaston, j’en suis sûre.

GASTON.

Je ne peux pas.

THÉRÈSE.

Je ne vous parle pas de mes droits... Car enfin, je dois en avoir, après tout ce que vous m’avez fait, vous !... Je ne vous parle que d’humanité... nous sommes deux êtres en présence, à qui il suffit d’un peu de raison, de bonté, d’indulgence, pour cesser peut-être de souffrir, et nous nous acharnerions l’un sur l’autre... Ce serait insensé ! insensé !

GASTON, avec une espèce de honte.

Puisque je vous dis que je ne peux pas ! que je ne peux pas ! Si vous croyez que je suis heureux avec ce caractère-là ?

THÉRÈSE.

Il ne manquerait plus que ça ! Mais que voulez-vous ? Que voulez-vous à la fin ?

GASTON.

Je vais vous le dire. Je vais vous le dire et ne vous indignez pas, laissez-moi continuer, vous verrez... Je viens de traverser une très grosse crise, très douloureuse. Je suis très différent de ce que j’étais autrefois... Il y a certaines actions que je suis incapable de commettre aujourd’hui... Enfin, autant je suis sûr d’être un homme fini, aplati, si je reste seul, autant je crois qu’en donnant comme but à ma vie de reconstruire notre ménage, notre foyer, notre association, autant je crois que je peux encore refaire tout cela ! Attendez, attendez... Oui, il vous vient peut-être la pensée que c’est au moment juste où vous avez de l’argent que je vous parle ainsi...

THÉRÈSE.

Ah ! je n’y songeais guère.

GASTON.

Mais l’argent que vous avez, je n’y toucherai jamais, vous entendez, jamais, quoi qu’il arrive. Il est à vous, il est à notre enfant... Vous me l’offririez, je le refuserais. De même, Jossan m’offrirait un million que je ne l’accepterais pas. Et vous savez que ça c’est la vérité. Non, je veux me remonter par mes propres forces... Je ne vous demande qu’un peu d’abnégation et l’oubli des injures. Les torts que j’ai envers vous, je vous en fais mes excuses et je me repens. Ce repentir doit suffire à nous rendre désormais la vie commune supportable. Plus tard, quand vous m’aurez vu triompher et reconstruire ce que j’ai détruit, vous me pardonnerez plus profondément. En attendant, suspendons les hostilités. Vous me jugerez à l’œuvre.

THÉRÈSE.

Je vous répondrai ce que vous m’avez répondu tout à l’heure : Je ne peux pas, je vous jure que je ne peux pas. Vous me parlez d’argent, d’association, vous ne pensez qu’à vous. Ah ! certes, si nous nous étions aimés un instant, je vous pardonnerais et j’oublierais. Mais pour que deux êtres suivent la même vie, s’il n’y a plus l’amour, il faut au moins qu’il reste le sillage de l’amour. Non, non, je ne peux pas, je ne peux pas.

GASTON.

Thérèse, si vous refusez, si vous refusez, nous allons nous faire beaucoup de mal, je le sens.

THÉRÈSE.

Vous m’en avez tellement fait ! Vous ne pouvez pas m’en faire davantage.

GASTON.

Je vous en conjure, acceptez, Thérèse, acceptez... Car moi, je ne céderai pas... Je ne parle pas, non plus, de mes droits, ni de la loi... Je m’en moque, je ne les connais pas... Je ne connais que mon caractère et mes passions !... Je n’ai peut-être pas le droit de vous garder ; vous obtiendrez peut-être le divorce un jour malgré moi... C’est possible... Mais tout ce qui est humainement possible aussi de faire pour empêcher ce divorce, je suis résolu à le faire. Je vous en préviens et je vous supplie encore de ne pas m’y contraindre.

THÉRÈSE.

Vous ferez ce que vous voudrez. J’ai pour moi ma conscience. J’ai accompli tous mes devoirs. Je me suis longtemps résignée. Vous n’avez jamais trouvé en moi une femme révoltée ou agressive. Ce n’est même pas à votre première faute, à votre premier outrage, que j’ai voulu briser notre union. Il a fallu des outrages cruels et répétés, des humiliations sans nombre, des douleurs cuisantes que je ne vous rappellerai pas, que vous ne nierez pas. Vous avez consenti au divorce tout de suite dès que le mot a été prononcé entre nous. Vous y avez consenti sans résistance, comme à une chose inévitable et juste. Et aujourd’hui vous venez me dire du haut d’un égoïsme monstrueux : « Ça ne compte plus. » Mais non, ça compte ! Je suis libre, je suis libre par vous ! Cette liberté, je ne me la laisserai pas reprendre. Ma vie n’est plus à vous, elle est à moi, et j’en ai disposé. Il ne fallait pas me la laisser. Et maintenant, Gaston, au nom du ciel... laissez-moi... ces discussions sont navrantes... oui... allez-vous-en. Attendons !... Faites ce qui vous plaira, mais ne nous disons plus de paroles brutales, dangereuses et blessantes comme des coups. Adieu !

GASTON.

Adieu !

Entre madame de La Baudière.

 

 

Scène IV

 

GASTON, THÉRÈSE, MADAME DE LA BAUDIÈRE

 

THÉRÈSE.

Ah ! ah !

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Bonjour, Thérèse. Je vous trouve avec votre mari, c’est de bon augure. J’espère que cette réconciliation qui causerait à tous tant de joie, est un fait accompli...

Elle les regarde.

Non ?

GASTON.

Non.

Il sort.

 

 

Scène V

 

THÉRÈSE, MADAME DE LA BAUDIÈRE

 

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Vous avez refusé ce que vous proposait votre mari ?

THÉRÈSE.

Oui.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Ah ! Et avez-vous mesuré toutes les conséquences de ce refus ?

THÉRÈSE.

Il ne peut pas y en avoir qui fassent ma situation plus douloureuse. C’est tant pis pour moi. Il ne fallait pas rencontrer cet homme-là autrefois. Je l’ai rencontré, c’est le destin. Si je n’en ai pas le droit, nous ne divorcerons pas, voilà tout. J’élèverai mon enfant. Cela suffira. soyez-en sûre, à occuper ma vie.

MADAME DE LA D BAUDIÈRE.

Et s’il ne vous le laisse pas ?

THÉRÈSE.

Qui ? Jacques ? Ah ! je l’en défie bien, par exemple !

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Il est à lui aussi bien qu’à vous. Ce sont les enfants qui rendent ces situations inextricables. Que ferez-vous, si votre mari prend tranquillement son fils par la main et l’emmène chez lui ?... comme c’est son droit...

THÉRÈSE la regarde dans les yeux, puis va à gauche et appelle d’une voix basse.

Marianne ! Eh bien ! Marianne, où êtes-vous ?

Voix de MARIANNE.

Ici, madame...

THÉRÈSE.

Venez !...

Voix de MARIANNE.

Me voici, madame.

Entre Marianne.

 

 

Scène VI

 

THÉRÈSE, MADAME DE LA BAUDIÈRE, MARIANNE

 

THÉRÈSE.

Amenez-moi Jacques tout de suite.

MARIANNE, étonnée.

Mais, madame, Jacques est avec monsieur. Monsieur la pris pour lui faire faire une promenade en voiture.

THÉRÈSE, d’une voix altérée.

Ils sont partis ?

MARIANNE.

Oui, madame. Et Jacques était très content.

THÉRÈSE.

Quand sont-ils partis ?

MARIANNE.

À l’instant... Madame ne le savait pas ?

THÉRÈSE.

Si, je le savais. Ils sont trop loin pour les appeler, n’est-ce pas, ils sont trop loin ?

MARIANNE.

Oh ! trop loin, madame... beaucoup trop loin...

THÉRÈSE.

Bien, laissez-nous.

Sort Marianne.

 

 

Scène VII

 

THÉRÈSE, MADAME DE LA BAUDIÈRE, puis MARIANNE

 

THÉRÈSE.

C’est vrai ? C’est vrai ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Oui !

THÉRÈSE.

Il ne va pas me rapporter le petit tout de suite. Il va le garder ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Probablement.

THÉRÈSE.

Oh ! il ose infliger une pareille douleur à une femme qu’il a trahie, désespérée, dont il a brisé la vie en morceaux... Oh ! le malheureux !...

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Un homme humilié et aigri est capable de bien des choses.

THÉRÈSE.

Il me menaçait tout à l’heure. Je ne comprenais pas, moi !... Je ne comprenais pas. Il n’a pas eu le courage de faire ça devant moi... pas même eu le courage de me le dire... Ah ! le voilà le moyen qu’il a trouvé pour me faire rentrer chez lui !... Le voilà ! Mais il est bon, son moyen, c’est le meilleur, c’est le seul. Ça vaut autant que de me traîner par les cheveux... Qu’est-ce que je peux faire ? Rien, n’est-ce pas ? Je ne peux pas me défendre !... Mais il ne voit donc pas l’existence que nous aurons tous les deux réunis, après ça ! Il est donc fou !... Il est donc fou ?...

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Vous verrez que lorsque le temps aura passé là-dessus...

THÉRÈSE.

Oh ! ne discutons pas, madame, ce n’est pas la peine. On ne discute pas avec un individu qui vous assomme ! Où est mon mari, vous le savez ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Oui.

THÉRÈSE.

Vous allez m’y conduire.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Je veux bien.

THÉRÈSE.

Il est à Angers ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Il est à Angers.

THÉRÈSE.

Quand part-il pour Paris ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Ce soir ou demain.

THÉRÈSE.

Nous partirons ensemble, ça durera ce que ça durera. C’est bien tout ce qu’il exige. C’est bien tout. Il ne veut pas autre chose ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Vous prenez là, ma chère amie, le parti le plus sage et le plus raisonnable. Tous vos vrais amis y applaudiront.

THÉRÈSE.

Mais comment donc !... Je vais préparer les effets du petit.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Voulez-vous que je donne des ordres pour qu’on attelle la voiture ?

THÉRÈSE.

Je vous en prie...

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

J’y vais !

Elle sort à droite.

THÉRÈSE, à Marianne qui vient d’entrer à gauche.

Marianne, nous partons ce soir pour Paris... Préparez tout.

MARIANNE.

Bon, madame... Madame, monsieur Jossan vient d’arriver.

THÉRÈSE.

Ah ! où est-il ?

Jossan parait à gauche. Thérèse à la gouvernante.

Allez, Marianne.

 

 

Scène VIII

 

JOSSAN, THÉRÈSE

 

JOSSAN, qui a entendu les dernières répliques.

Vous allez à Paris, ce soir ? Qu’y a-t-il donc ?

THÉRÈSE, allant à lui.

Ah ! mon ami, voilà la douleur, voilà le désastre dont j’avais peur, sans savoir qu’ils étaient si près de moi.

JOSSAN.

Mais vous êtes bouleversée !... Qu’avez-vous ?

Lui prenant les mains.

Voyons, ne vous affolez pas... je suis là...

THÉRÈSE.

Mon mari est venu tout à l’heure comme vous partiez. Il a pris Jacques... il l’a emporté...

JOSSAN.

Emporté ! Emporté où ?...

THÉRÈSE.

Enfin, il veut le garder... il ne veut plus me le rendre... C’est son droit, il parait... Vous comprenez, André, il faut que je m’en aille, il faut que je le suive... Est-ce que je peux le laisser partir tout seul, ce petit, sans moi ? Je l’aime trop, j’ai trop mis de ma vie en lui, trop d’espoir, j’ai tout mis : je ne pourrais plus m’en séparer... Et maintenant que je vous vois là, près de moi, je sens que je ne peux pas non plus me séparer de vous... Et moi qui croyais que jusqu’à présent j’avais été malheureuse !... Mais va, André, notre séparation ne sera pas longue !... Je te reviendrai ; je serai à toi bientôt...

Elle tombe dans ses bras.

JOSSAN.

Et puis, nous ne sommes pas encore séparés, c’est moi qui te le dis. Attends, attends ! Qu’est-ce qu’il veut cet homme-là ? De l’argent ?

THÉRÈSE.

Oh ! non, ce n’est pas un homme comme ça !...

JOSSAN.

Alors, qu’est-ce qu’il réclame ? pourquoi est-il venu ?

THÉRÈSE.

Par haine de vous, oui, par haine de vous, André, qu’il ne connaît pas... Par jalousie, par envie, par horreur de nous voir un jour heureux, plus heureux que lui. Il me l’a dit, il n’y a pas d’autre motif, car il ne m’aime pas, il ne m’a jamais aimée.

JOSSAN.

Quel imbécile, quel sauvage imbécile ? Enlever un enfant, maintenant, comme dans un roman-feuilleton... Est-ce bête ! Sans compter que si on le lui laissait, il ne saurait pas où le mettre, il serait le premier embarrassé et il viendrait tout de suite vous supplier de le reprendre. Mais qu’est-ce qu’il peut espérer, ce monsieur ? Il a la prétention de garder une femme et un enfant de force, aujourd’hui, avec les moyens de locomotion qu’il y a ! Alors, quoi ? Il a commis cette action qui serait la plus ignoble, si elle n’était la plus stupide, pour rien, pour le plaisir de vous voir souffrir un peu plus ? Pour satisfaire un caractère violent et envieux ? Mon Dieu ! mon Dieu ! que les hommes se fassent du mal, je le veux bien, mais au moins que ça leur serve à quelque chose ! Et il croit que nous allons le laisser faire ? Non, pas celle fois-ci, une autre fois ! Tenez ! moi, il n’y a que ces gens-là qui m’exaspèrent ! Je n’aurai pas de colère contre un malfaiteur qui essaye de vous dévaliser ou de vous égorger par intérêt, mais ces êtres qui courent après les gens heureux pour aboyer et pour mordre, comme des roquets, sans profit pour eux, uniquement parce qu’ils ont l’instinct de mordre et d’aboyer, qui semblent créés tout exprès pour vous gâter les rares heures de joies qu’on peut avoir dans la vie, ma parole, ils sont à tuer !...

Changeant de ton.

Bon, voilà la première fois que je me mets en colère depuis dix ans. J’en avais besoin, ça m’a fait beaucoup de bien, je suis très content. À présent, nous allons avoir le plus grand sang-froid et battre tout ça à plate couture, n’ayez aucun doute à ce sujet. Et d’abord, il ne faut pas partir, il faut le laisser partir, lui !... Et vous allez rester ici, ne pas bouger et ne pas tomber tête baissée dans un piège !

THÉRÈSE.

Oh ! mon ami, mon ami, réfléchissez ? Je vous en supplie, ne me rendez pas notre séparation plus affreuse, en me demandant une chose que je ne peux pas faire ! Lutter ! mais comment ! Il est le plus fort ! Nous aurons beau lutter, nous débattre, est-ce qu’il ne faudra pas nous résigner ? finir par nous résigner... !

JOSSAN.

On ne doit se résigner qu’au bonheur. Moi, je ne me suis jamais résigné à autre chose et je ne vais pas commencer aujourd’hui. Écoutez, Thérèse, je ne viens pas comme un amant emporté vous demander de tout quitter pour me suivre, de briser, pour être à moi seul, tous les liens et tous les devoirs. Mais je ne le voudrais pas !... Je ne l’accepterais pas ! Car cela nous ferait un amour troublé et inquiet, un amour sans joie, et l’amour doit être joyeux ! Non, ce que je vous demande, c’est d’avoir un instant, en moi qui vous aime, la belle confiance, la confiance entière et totale ! Parce que je vous jure que nous serons vainqueurs, parce qu’il y a des choses si odieuses et si inutiles quelles ne durent que si tout le monde se courbe lâchement devant elles. Nous avons affaire à des méchants et à des imbéciles ; les méchants et les imbéciles sont dangereux, mais ils ne le sont pas longtemps. Ils foncent sur vous, mais si on leur résiste, ils s’enfuient. Car ils n’ont pas de volonté, ils n’ont que de la violence... Thérèse, je vous rendrai votre enfant, je vous le rendrai... J’en suis sûr... Regardez-moi, j’en suis sûr ! Veux-tu me regarder... je te dis que j’en suis sûr. Mais pour cela, il faut m’obéir si vous m’aimez et surtout il ne faut pas tout abandonner comme vous alliez le faire, notre amour et notre bonheur, au premier geste de menace !

THÉRÈSE.

Oh ! André ! André !... C’est vrai que je n’ai pas été bien brave !... J’allais presque vous trahir ! Mais c’est un coup si cruel !... Je m’y attendais si peu... J’ai perdu la tête...

JOSSAN.

Ma chérie, vous avez été ce que vous deviez être... Vous avez été chancelante, vous avez tremblé devant la brutalité et la bêtise. Mais cela n’est pas vilain et c’est ainsi que doivent être les femmes, afin que ceux qui les aiment puissent les défendre. Nous allons donc organiser une défense héroïque.

THÉRÈSE, lui prenant la main.

Mon Dieu ! Qu’est-ce que je deviendrais sans vous ?...

JOSSAN, riant.

J’en frémis... Mais aussi vous m’avez et tout est là. Alors, on n’a plus peur ?...

THÉRÈSE.

Non... Non...

JOSSAN.

Quoi qu’il arrive, on ne s’affolera plus ?

THÉRÈSE.

Non.

JOSSAN, souriant.

Et tu crois fermement que nous gagnerons la bataille ?

THÉRÈSE.

Oui.

JOSSAN.

Eh bien ! alors, nous la gagnerons !

THÉRÈSE.

Que vais-je dire à ma tante ?

JOSSAN.

Madame de La Baudière ?

THÉRÈSE.

Oui !

JOSSAN.

Elle doit venir ici ?...

THÉRÈSE.

Elle est ici.

JOSSAN.

Elle avait accompagné votre mari ?...

THÉRÈSE.

Oui.

JOSSAN.

Mais c’est admirable ! Elle a entendu dire que Catherine de Médicis avait enlevé des enfants, elle veut en enlever aussi. Mais où est-elle donc ?

THÉRÈSE.

Elle fait atteler la voiture. Nous devions partir ensemble... Il vaudrait peut-être mieux qu’elle ne vous vît pas ?

JOSSAN.

Au contraire, il est indispensable qu’elle me voie, et surtout qu’elle répète à votre mari qu’elle m’a vu, et que c’est moi qui vous ai empêchée de partir... Ça lui fouettera le sang à cet homme-là... Chut ! taisez-vous... vous allez encore vous effrayer. Je vous affirme que ça ne finira pas par ma mort ni par la sienne.

THÉRÈSE, à la terrasse.

Voici madame de La Baudière.

JOSSAN, regardant en bas.

Comme elle trotte ! Comme elle trotte ! Je me fais un véritable plaisir de la voir... Jamais je n’ai été d’aussi bonne humeur qu’en ce moment... Elle s’avance, elle n’est pas loin, la voici... Bonjour, madame !...

Parait madame de La Baudière à droite.

 

 

Scène IX

 

JOSSAN, THÉRÈSE, MADAME DE LA BAUDIÈRE

 

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Monsieur Jossan !

JOSSAN.

Enchanté de vous rencontrer, chère madame... et comment se porte monsieur de La Baudière ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Fort bien, je vous remercie... Ma chère Thérèse...

JOSSAN.

Et mademoiselle Lucienne ? Sa santé est bonne ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Excellente, monsieur... Thérèse, la voiture est attelée. Dépêchez-vous de vous habiller.

THÉRÈSE.

Ma tante, je... j’ai réfléchi... oui, toutes réflexions faites, je ne vous accompagnerai pas.

MADAME DE LA BAUDIÈRE, regardant André.

Ah ! ah !

JOSSAN.

Oui, c’est moi qui me suis permis de donner ce conseil à madame.

MADAME DE LA BAUDIÈRE, à Thérèse, avec une feinte indignation.

Vous abandonnez votre enfant ?

JOSSAN, après avoir fait signe à Thérèse.

Non, non, elle n’abandonne pas son enfant. Elle sait bien que son père l’a conduit chez vous, qu’il y passera une excellente nuit et que vous en prendrez tous les soins possibles et imaginables. Et demain on le lui rendra.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Non, monsieur.

JOSSAN.

On le lui rendra, parfaitement, parce que on n’enlève plus les enfants à leurs mères. En 1574, le duc d’Anjou a fait égorger le seigneur de ces lieux pour lui enlever sa femme. Aucun duc aujourd’hui n’est capable de faire une chose pareille. Que voulez-vous, madame ? Il y a des choses qui ne se font plus. Il faut en prendre votre parti.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

En tout cas, monsieur, je vous félicite. Vous prenez avec un dévouement bien rare la défense d’une femme que vous connaissez à peine. C’est très beau.

JOSSAN.

Comment, que je connais à peine ! Mais, je connais très bien madame. Je vais même vous dire mieux. Je l'aime et je suis décidé à l’épouser. Vous voyez qu’il est indispensable qu’elle divorce.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Jamais monsieur de Rive, mon neveu, ne consentira à divorcer. C’est moi qui vous l’affirme.

JOSSAN.

Nous verrons.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Ah ! vous jouez ce jeu-là avec moi !... Eh bien ! monsieur, je vais vous dire quelque chose. Je me suis mis dans la tête, moi, de réconcilier madame avec son mari, et je vous préviens que jusqu’à présent, j’ai toujours fait tout ce que j’ai voulu.

JOSSAN.

Comme ça se trouve ! Moi aussi !

 

 

ACTE IV

 

Chez La Baudière.

À Angers. Salon attenant à la salle de billard. Grande baie à droite, servant d’unique sortie.

 

 

Scène première

 

JOSSAN, LUCIENNE

 

LUCIENNE, lui tendant les mains en entrant.

Vous attendez mon père pour votre partie de billard ? Il n’a pas fini sa sieste.

JOSSAN.

Ne le réveillez pas, mademoiselle. J’ai une petite course à faire, je suis de retour dans un instant.

LUCIENNE.

Je lui dirai simplement que vous êtes venu, n’est-ce pas ?

JOSSAN.

C’est ça. Et si vous voulez être l’amabilité même...

LUCIENNE.

Je crois bien...

JOSSAN.

Vous ajouterez que je vais revenir pour ce qu’il sait.

LUCIENNE.

Pour ce qu’il sait ?

JOSSAN.

Au sujet de ma lettre de ce matin. Car votre père a dû recevoir une lettre de moi, ce matin ?

LUCIENNE.

J’étais là quand il l’a décachetée.

JOSSAN.

Ah !

LUCIENNE, riant.

Et si vous lui avez écrit cette lettre pour le mettre en colère, je crois pouvoir vous dire que vous avez joliment réussi.

JOSSAN, riant aussi.

Parfait. Qu’est-ce qu’il a dit ?

LUCIENNE.

Dès les premières lignes il s’est écrié : « Ça, par exemple, c’est trop fort ! Ils ont fait une chose pareille sans me consulter ? Ils me le paieront ! »

JOSSAN.

Très bien.

LUCIENNE.

Puis il m’a demandé : « Ta mère est dans sa chambre ? » et sur ma réponse affirmative, il a fait quelques pas comme pour aller lui parler. Mais alors il a continué la lecture de votre lettre et il s’est calmé tout à coup en murmurant : « Il a raison... oui... il a raison. » C’est de vous qu’il parlait cette fois-ci.

JOSSAN.

C’est de moi.

LUCIENNE.

Ensuite, il a retroussé sa moustache et il m’a embrassée.

JOSSAN.

Il a bien fait.

LUCIENNE.

Sur ces entrefaites, mère est entrée et papa a mis tranquillement votre lettre dans sa poche. « Qu’est-ce que c’est que cette lettre ? » a demandé mère. Et papa a répondu d’un air détaché : « C’est sans importance, » n’hésitant pas à me donner ainsi le plus dangereux exemple de dissimulation entre mari et femme. Et maintenant, monsieur, tenez-vous à savoir pourquoi je me livre en votre faveur à ce léger espionnage ?

JOSSAN.

J’y tiens absolument.

LUCIENNE.

D’abord, c’est parce que, en confiant votre procès à monsieur de Méray vous lui rendez un grand service et à moi aussi, par conséquent, puisque monsieur de Méray et moi nous voulons nous marier, et que cela facilitera peut-être notre union.

JOSSAN.

Je me suis adressé à monsieur de Méray, parce que c’est un avocat de grand talent.

LUCIENNE.

Vous n’en savez rien, puisque vous ne l’avez jamais entendu plaider et qu’il n’a pas une grande réputation. Vous lui confiez votre procès, au risque de le perdre, par sympathie pour moi, je l’ai parfaitement deviné.

JOSSAN.

C’est vrai, pourtant, que j’ai beaucoup de sympathie pour vous.

LUCIENNE.

Je n’ai même pas deviné que ça.

JOSSAN.

Et qu’avez-vous deviné encore ?

LUCIENNE.

Qu’on essayait de nous marier et que cette idée ne vous allait pas du tout...

JOSSAN.

Permettez, mademoiselle...

LUCIENNE.

Mais c’est tout naturel. D’ailleurs, moi-même, quoiqu’il n’y ait pas une jeune fille qui ne doive être fière de porter votre nom, je me serais vue dans l’obligation de refuser. Que voulez-vous ? On n’est pas maître de ses sentiments. Vous m’excuserez, n’est-ce pas ?

JOSSAN.

Vous êtes délicieuse.

LUCIENNE.

Pendant que j’y suis, je vais vous dire encore quelque chose. J’ai compris d’après des mots entendus, de-ci, de-là, que vous n’aviez pas ici que des amis. Eh bien ! si vous avez besoin d’une petite alliée, ne vous gênez pas, je suis là.

JOSSAN.

Merci, mademoiselle Lucienne. J’accepte. Et je vais en profiter tout de suite en vous priant de me donner un simple renseignement.

LUCIENNE.

Voyons.

JOSSAN.

Savez-vous si votre cousin, monsieur de Rive, quitte ce soir Angers, et à quelle heure ?

LUCIENNE.

Il devait partir par le train de cinq heures.

JOSSAN.

Ah !

LUCIENNE.

Mais il ne part plus.

JOSSAN.

Vous en êtes sûre ?

LUCIENNE.

En tout cas, pas aujourd’hui.

JOSSAN.

Et pourquoi, si ce n’est pas trop indiscret ?

LUCIENNE.

Il n’y a pas d’indiscrétion. On est allié ou on ne l’est pas. Il ne part plus à cause de vous.

JOSSAN.

De moi ?

LUCIENNE.

Oui. Hier soir, après dîner, il a eu une longue conversation avec ma mère... Papa était allé se coucher. Moi, je passais dans le couloir pour monter dans ma chambre. Vous pensez que je n’ai pas écouté à la porte, quoique j’en eusse un peu envie. Mais il y a des choses qui ne se font pas. Néanmoins, comme mon cousin parlait très haut et d’une voix presque furieuse, j’ai entendu ces mots : « Je vous jure que j’aurai, coûte que coûte, une explication avec monsieur Jossan !... J’irai le trouver ce matin. »

JOSSAN.

Il a dit cela textuellement ?

LUCIENNE.

Textuellement.

JOSSAN.

Ça va bien, ça va très bien.

LUCIENNE

Vous êtes content ?

JOSSAN.

Enchanté.

LUCIENNE.

Mais si monsieur de Rive va vous chercher aujourd’hui chez votre sœur, il ne vous rencontrera pas.

JOSSAN.

Est-il déjà parti ?

LUCIENNE.

Pas encore. Il était sorti après déjeuner pour faire faire un tour de promenade à Jacques ; il vient de rentrer. Faut-il lui dire que vous êtes ici ?

JOSSAN.

Il ne faut pas le lui dire... exprès... Il faut le lui apprendre...

LUCIENNE.

En en parlant négligemment devant lui. C’est compris. Cela sera fait dans cinq minutes. Ah ! j’entends mon père... Il est réveillé. Ce n’est pas la peine de vous en aller... Au revoir, monsieur. À propos, si vous voyez, par hasard, ma cousine Thérèse, voulez-vous vous charger d’une commission pour elle ?

JOSSAN.

Certes, oui !

LUCIENNE.

Dites-lui que je l’aime bien.

Entre La Baudière.

 

 

Scène II

 

JOSSAN, LUCIENNE, LA BAUDIÈRE

 

LA BAUDIÈRE, serrant la main de Jossan.

Je vous ai fait attendre, mon cher ami ?...

JOSSAN, se tournant vers Lucienne.

Et j’en suis bien aise.

LA BAUDIÈRE.

Cette petite fille a été aimable ?

LUCIENNE.

Charmante.

Elle fait un pas pour se retirer.

LA BAUDIÈRE, à Lucienne.

Monsieur de Méray passera-t-il à la maison, cet après-midi ?

LUCIENNE.

Probablement.

LA BAUDIÈRE.

Bon. Tu lui diras de venir me voir demain.

LUCIENNE.

À quelle heure ?

LA BAUDIÈRE.

Demain matin.

LUCIENNE.

Ah ! Et s’il me demande pour quoi faire ?

LA BAUDIÈRE.

Tu lui répondras que je lui accorde ce qu’il désire... Que je le lui accorde de ma propre autorité et que c’est une affaire entendue.

LUCIENNE, embrassant La Baudière.

Merci, papa.

LA BAUDIÈRE.

Tu as compris ?

LUCIENNE.

Vaguement. Et si mère continuait à s’opposer...

LA BAUDIÈRE, très décidé.

Tu épouseras monsieur de Méray dans six semaines, voilà mon dernier mot.

LUCIENNE.

Je m’incline, papa, je m’incline.

LA BAUDIÈRE.

Maintenant, mon enfant, laisse-nous.

LUCIENNE, saluant Jossan.

Monsieur...

JOSSAN.

Mademoiselle...

Sort Lucienne.

 

 

Scène III

 

JUSSAN, LA BAUDIÈRE, puis MADAME DE LA BAUDIÈRE

 

LA BAUDIÈRE.

Ah ! mais nous allons voir !... Vous savez que depuis que j’ai reçu votre lettre je ne décolère pas. Devinez ce que j’ai rêvé tout à l’heure en faisant ma sieste ?... Oui, en effet, vous ne pouvez guère... Mon cher, j’ai rêvé que je flanquais des calottes à ma femme, moi, La Baudière ! Ce n’était qu’un rêve, malheureusement.

JOSSAN.

Madame de La Baudière ne vous avait rien raconté hier soir ?

LA BAUDIÈRE.

Absolument rien. Elle était arrivée de Sauveterre de fort méchante humeur ; elle avait les sourcils froncés et l’air menaçant. Mais elle prend cet air-là pour la moindre des choses et je n’y avais même pas fait attention.

JOSSAN.

Et votre neveu ?

LA BAUDIÈRE.

En le voyant avec son fils, j’ai cru tout bonnement qu’il voulait le garder vingt-quatre heures avec lui, du consentement de Thérèse, bien entendu. Qui aurait imaginé une histoire pareille ? Ils me le payeront tous les deux. Je ne sais pas comment, mais ils me le payeront ! Nous empêcherons cette insanité. Avez-vous un plan ?

JOSSAN.

Oui, mais d’abord, il faut que je vous explique pour quelle raison je prends tant d’intérêt...

LA BAUDIÈRE.

Ah ! mon cher ami, c’est bien inutile... Je le sais.

JOSSAN.

Ah !

LA BAUDIÈRE.

Vous aimez Thérèse, et comme je vous comprends ! Vous l’avez même aimée cinq minutes environ après l’avoir vue.

JOSSAN.

Oui, à peu près.

LA BAUDIÈRE.

Je me trompe peut-être d’une minute ou deux, mais ça m’étonnerait. Je l’ai deviné tout de suite et j’en ai été très heureux.

JOSSAN.

Vraiment ?

LA BAUDIÈRE.

Ma parole, j’ai pour vous la grosse affection. Quand vous aurez épousé Thérèse, il ne faudra pas m’oublier. Vous viendrez me voir de temps en temps ?

JOSSAN.

Je vous promets, La Baudière, que je viendrai tous les étés faire une partie de billard avec vous.

LA BAUDIÈRE.

Bravo ! Cette affaire-là est capable de me rajeunir de dix ans.

JOSSAN.

N’en doutez pas. Mais seulement pour cela...

LA BAUDIÈRE.

En effet. Voyons votre plan, car il faut nous dépêcher. Mon animal de neveu prend le train de cinq heures, je crois, et d’après ce que vous me dites, il emmène le petit.

JOSSAN.

Il ne part pas aujourd’hui.

LA BAUDIÈRE.

Comment ça ?

JOSSAN.

Il me cherche.

LA BAUDIÈRE.

Vous ?

JOSSAN.

Moi.

LA BAUDIÈRE.

Et pourquoi faire ?

JOSSAN.

Mais je suppose que c’est pour me provoquer...

LA BAUDIÈRE.

Morbleu !... Si je savais cela !...

JOSSAN.

Chut ! N’empêchez rien, c’est excellent. D’abord, ça retardera son départ de deux ou trois jours...

LA BAUDIÈRE.

Si vous croyez que je vais vous laisser battre en duel avec cet idiot !

JOSSAN.

Nous n’y arriverons qu’à la dernière extrémité, rassurez-vous. Et nous n’y sommes pas encore. Je connais ces natures-là. J’en ai rencontré beaucoup et j’y ai réfléchi depuis hier. Elles ne sont pas foncièrement mauvaises.

LA BAUDIÈRE.

Qu’est-ce que ça serait, si elles l’étaient !

JOSSAN.

Elles ne sont devenues mauvaises et dangereuses que sous l’action des circonstances et de la vie. Mais le fond primitif est bon, il est quelquefois même très bon. Thérèse ma raconté sa conversation avec son mari ; cet homme n’est pas ce que je croyais : il est surtout malheureux. J’aime mieux avoir affaire à un homme comme votre neveu qu’à un hypocrite ou à un poltron.

LA BAUDIÈRE.

Il n’est ni l’un, ni l’autre, c’est vrai. D’ailleurs, j’ai remarqué qu’il n’a pas l’air bien fier de ce qu’il a fait, ce monsieur.

JOSSAN.

Et pour nous résumer, puisqu’il me cherche, et qu’il finira nécessairement par me trouver, autant lui épargner la moitié du chemin. Maintenant, voici comment nous allons opérer. Vous êtes censé ne rien savoir, n’est-ce pas ?...

LA BAUDIÈRE.

Rien du tout.

JOSSAN.

Eh bien ! Vous nous présenterez l’un à l’autre cet après-midi, à la première occasion, aussi naturellement que vous l’auriez fait si nous nous étions rencontrés chez vous, par hasard. Il sait que je suis ici, il ne s’éloignera pas. Nous verrons bien ce qui arrivera.

LA BAUDIÈRE.

C’est peut-être, en effet, ce qu’il y a de mieux. Faisons-nous notre partie de billard en attendant ?...

JOSSAN.

Tout à l’heure. J’ai rendez-vous avec Thérèse. Elle va venir embrasser son enfant. Elle sera très calme, je lui ai fait la leçon.

LA BAUDIÈRE.

Moi, je vais profiter de cette histoire qui me donne barre sur ma femme pour marier Lucienne avec notre jeune avocat, et avec une autorité et une énergie dont la pensée m’amuse d’avance.

JOSSAN.

Vous me raconterez ça ?

LA BAUDIÈRE.

Nous en rirons ensemble.

La porte s’ouvre.

Ah ! Voici précisément madame de La Baudière.

JOSSAN.

Bonne chance.

À madame de La Baudière qui est entrée.

Votre santé est bonne, chère madame ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Elle n’a jamais été meilleure, monsieur, je vous remercie.

JOSSAN, en sortant.

Vous m’attendez La Baudière ?

LA BAUDIÈRE.

Oui, mon bon ami.

Sort Jossan.

 

 

Scène IV

 

LA BAUDIÈRE, MADAME DE LA BAUDIÈRE

 

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

J’ai à te parler.

LA BAUDIÈRE.

Moi aussi, car je viens de prendre une résolution définitive, tu entends ? définitive, au sujet du mariage de Lucienne.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Je regrette, mais moi j’en ai pris une autre et si la tienne est définitive, la mienne est irrévocable.

LA BAUDIÈRE.

Permets !... Non...

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

J’ai eu des renseignements très intimes sur monsieur Jossan. C’est un homme dissolu dont les aventures de toutes sortes ont causé de véritables scandales. J’ai réfléchi. Ce n’est pas du tout le mari qu’il faut à Lucienne.

LA BAUDIÈRE.

Ah !

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Il faut marier Lucienne avec le petit Méray qui est un garçon charmant. Tu ne trouveras jamais mieux.

LA BAUDIÈRE, un temps.

Tu y tiens ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Absolument.

LA BAUDIÈRE.

C’est ton dernier mot ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Oui.

LA BAUDIÈRE.

Oh ! quand tu veux quelque chose, toi !

À part.

Ça y est.

Entre Lucienne.

 

 

Scène V

 

LA BAUDIÈRE, MADAME DE LA BAUDIÈRE, LUCIENNE

 

LUCIENNE.

Papa, Thérèse vient d’arriver. Elle veut te voir.

LA BAUDIÈRE.

Mais quelle entre.

Sort Lucienne.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

À propos de ton neveu, c’est un joli monsieur encore celui-là !

LA BAUDIÈRE.

Qu’y a-t-il donc ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Quand je pense que j’ai été assez bête pour vouloir le réconcilier avec sa femme ! Voilà ce que c’est que d’être trop bonne.

LA BAUDIÈRE.

Mais qu’est-ce qu’il t’a fait ?

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Je te raconterai ça tout à l’heure.

Entrent Thérèse et Lucienne.

 

 

Scène VI

 

LA BAUDIÈRE, MADAME DE LA BAUDIÈRE, THÉRÈSE, LUCIENNE

 

LA BAUDIÈRE, à Thérèse.

Bonjour, ma chère enfant.

MADAME DE LA BAUDIÈRE.

Je vous laisse avec votre oncle, puisque vous avez à causer.

À Lucienne.

Viens Lucienne, j’ai une grande nouvelle à t’apprendre.

LUCIENNE.

Quoi, maman ?

Sortent madame de La Baudière et Lucienne.

 

 

Scène VII

 

LA BAUDIÈRE, THÉRÈSE, puis GASTON

 

THÉRÈSE.

Vous êtes au courant, n’est-ce pas, mon oncle ?

LA BAUDIÈRE.

Oui. Et, morbleu ! ça n’est pas fini !...

THÉRÈSE.

Je suis venue embrasser Jacques avant son départ. Il était tout seul dans le jardin, j’ai pu lui parler sans que mon mari m’aperçût. Je lui ai dit qu’il allait partir avec son père pour Paris et que je le rejoindrais bientôt. Il n’a pas compris pourquoi je ne voulais pas l’accompagner, ce petit, et il s’est mis à pleurer. C’est la première chose que font les enfants quand ils ne comprennent pas. Je lui ai recommandé d’être bien sage et de bien obéir à son père, figurez-vous qu’il m’a fait jurer, oui, mon oncle, il m’a forcée à étendre le bras et à jurer que je ne resterais pas plus d’un jour loin de lui... D’ailleurs, je ne peux pas croire que cette situation dure longtemps. Vous ne le croyez pas non plus, n’est-ce pas ?

LA BAUDIÈRE.

Non pas, certes, dussè-je y perdre mon nom !

THÉRÈSE.

Je suis dans une de mes journées d’espérance. Il est impossible qu’il ne me rende pas Jacques avant peu.

LA BAUDIÈRE.

Si vous voyez votre mari, et vous allez le voir, je vous recommande le plus grand calme. Nous agirons de notre coté, monsieur Jossan et moi.

THÉRÈSE, allant à La Baudière.

Mon oncle, vous allez me répondre franchement.

LA BAUDIÈRE.

Comme toujours.

THÉRÈSE.

Vous me le promettez ?

LA BAUDIÈRE.

Je vous le promets.

THÉRÈSE.

Eh bien ! mon oncle, dites-moi, vous qui êtes si sincère et si droit, dites-moi bien nettement si vous m’approuvez, si rien dans ma conduite ne vous paraît suspect, ne vous choque si peu que ce soit... J’ai tant d’estime pour vous, et j’ai tant besoin aussi de l’estime d’un homme comme vous dans les circonstances que je traverse. Elles sont très profondément douloureuses, je vous assure. Elles ont mis mon cœur, elles ont mis ma conscience à la plus dure épreuve. Moi, certes, moi, je sais bien au fond de mon cœur que je n’ai aucune arrière-pensée, que je n’ai fait aucun calcul ; je sens bien que je suis dans mon droit de femme et de mère... Je suis bien sûre de ma loyauté et de mon devoir... Mais les autres, mais vous surtout... Oh ! Tenez, une simple parole, un simple conseil me seraient d’un si grand secours en ce moment !

LA BAUDIÈRE, ému.

Mon enfant, je crois être un brave homme et avoir l’instinct de ce qui est juste. Eh bien ! votre vie tout entière est sans reproche. Pendant dix ans, vous vous êtes prêtée à tous les sacrifices pour éviter le scandale et maintenir votre foyer. Et vous avez eu raison. Des gens de notre caractère et de notre condition n’ont le droit de briser la famille qu’à la dernière extrémité, quand tout ce qu’il est possible de faire, ils l’ont fait. C’est votre cas. Aujourd’hui, il n’y a plus, entre votre mari et vous, que les liens fragiles de la loi ; humainement, vous ne lui devez plus rien, et, sur mon honneur, c’est moi qui vous l’affirme, vous avez le droit d’aimer un autre homme que lui. Cet homme vous l’avez rencontré, tant mieux ! Il vous aime et vous l’aimez, c’est un grand bonheur, car vous êtes, vous et lui, des êtres dignes l’un de l’autre. C’est dommage que vous ne vous soyez pas trouvés plus tôt, mais il n’est jamais trop tard pour avoir un peu de joie. Et sachez, en outre, une chose : moi aussi, je vous aime bien tous les deux.

Il l’embrasse.

THÉRÈSE.

Ah ! mon oncle, quel courage vous me donnez !

La porte s’ouvre. Entre Gaston.

LA BAUDIÈRE, à part.

Voici l’autre...

À Gaston.

Tu n’as rien de particulier à me dire ?

GASTON.

Non, mon oncle.

LA BAUDIÈRE.

Alors, je te laisse avec ta femme.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

GASTON, THÉRÈSE

 

GASTON.

J’apprends votre arrivée...

THÉRÈSE.

Je tenais à embrasser Jacques avant de le quitter. Vous comprenez cela, n’est-ce pas ? Je l’embrasserai même encore tout à l’heure, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

Gaston hausse légèrement les épaules.

Rassurez-vous, je ne vais pas l’enlever et le conduire à Sauveterre... Il finirait par être un peu ahuri, cet enfant.

GASTON.

N’ayez donc aucune inquiétude à ce sujet.

THÉRÈSE.

Je suppose que vous voudrez bien m’en donner des nouvelles de temps en temps.

GASTON.

Autant de fois que vous le désirerez.

THÉRÈSE.

Je vous ai apporté des effets pour lui et du linge... Hier, comme vous étiez très pressé, vous n’avez pas songé à ces détails... Il n’a même pas de pardessus... ce petit.

GASTON.

Je vous remercie.

THÉRÈSE.

À tout hasard, j’ai amené Marianne, dont il a l’habitude... Je n’ai pas de conseils à vous donner, vous vous entendez certainement mieux que moi à soigner les enfants, mais à votre place, je garderais Marianne. Vous avez des affaires, des occupations, vous ne pouvez pas toujours rester avec votre fils. Une femme dévouée vous sera très commode.

GASTON.

Je ne crois pas que Marianne soit aussi dévouée que sa mère. Enfin, n’en parlons plus.

THÉRÈSE.

N’en parlons plus, comme vous dites.

GASTON.

Je ne vous ferai pas réintégrer le domicile conjugal par la force armée.

THÉRÈSE.

Ce serait, en effet, la seule force qui pourrait me le faire réintégrer aujourd’hui.

GASTON.

Je laisse à votre charge les conséquences de tout cela.

THÉRÈSE.

Je les supporterai, quelles qu’elles soient, résolue et tranquille dans ma conscience. J’aurai avec moi tous les gens qui ont la raison saine et un bon cœur. Hier, j’ai failli être à votre merci sous le coup d’une émotion, d’une douleur foudroyante. Je vous ai échappé, c’est fini.

GASTON.

Vous alliez partir !... Vous alliez me suivre, comme vous le deviez !... C’est cet homme qui vous en a empêchée, je le sais !

THÉRÈSE.

Je ne vous répondrai jamais, quand vous me parlerez de lui.

GASTON.

Eh bien ! il me répondra lui, je vous en donne ma parole !

THÉRÈSE.

Qu’est-ce que vous allez faire encore ? Qu’est-ce que vous allez faire ?

GASTON.

Vous le verrez.

THÉRÈSE.

Est-ce que vous allez vous battre ? Il ne vous manquerait plus que ça, par exemple !

GASTON.

Je veux faire sa connaissance à ce monsieur, car enfin, je ne le connais pas.

THÉRÈSE.

Oh !

GASTON.

Mais n’ayez donc pas peur pour lui !... Il est très fort à toutes les armes, il est très courageux, il s’est battu dix fois... il est beaucoup plus fort que moi !... C’est lui qui me tuera, soyez tranquille ! Tenez, voilà une chose qui arrangerait tout. Votre enfant serait bien à vous, à vous seule, vous en feriez ce que vous voudriez ! Et c’est aussi sûr que nous sommes ici tous les deux, j’aurai beau me défendre, je serai battu, je le sais. Je serai vaincu comme je l’ai toujours été dans la vie, comme je le serai toujours... Il vaut donc mieux en finir tout de suite. Puisque j’ai fait des fautes, puisque j’ai causé tant de malheurs, il est juste que je sois puni, n’est-ce pas ? Je le serai. Tant mieux !

THÉRÈSE.

Gaston, je vous en supplie, ayez une seconde de raison Vous vous rendez malheureux, vous vous torturez !... Mais je ne vous déteste pas !... Jamais il n’est entré dans mon cœur de la haine contre vous !... Je ne veux pas que vous vous battiez ! Je ne veux pas que vous soyez tué !

GASTON.

Voulez-vous partir avec moi ? Voulez-vous me suivre ?

THÉRÈSE.

Non !

GASTON.

Alors, laissez-moi.

Il fait un pas. Entrent La Baudière, puis Jossan.

 

 

Scène IX

 

GASTON, THÉRÈSE, JOSSAN, LA BAUDIÈRE

 

LA BAUDIÈRE, à Jossan.

Allons ! cinquante points.

Se tournant à gauche vers Gaston.

Tiens ! je ne vous voyais pas... Mon cher Jossan, permettez-moi de vous présenter mon neveu, monsieur Gaston de Rive.

Présentant Jossan.

Monsieur André Jossan.

JOSSAN.

Très heureux, monsieur...

Il lui tend la main.

GASTON, avec les sourcils froncés et après une hésitation.

Monsieur...

Il lui touche la main et la retire aussitôt.

LA BAUDIÈRE, à Thérèse.

Madame de Morènes a un mot à vous dire... Voulez-vous la voir ?...

THÉRÈSE, à La Baudière.

Mon oncle... mon oncle... je vous en prie.

LA BAUDIÈRE, avec une volonté affectueuse.

Venez, mon enfant...

La prenant par le bras.

Venez...

Bas.

Ne craignez rien...

Thérèse sort, emmenée par La Baudière. Thérèse se retourne sur le seuil de la porte et regarde son mari.

 

 

Scène X

 

JOSSAN, GASTON

 

GASTON, dès que la porte est refermée.

Monsieur, je pense que vous n’avez pas pris au sérieux la poignée de main que j’ai été obligé de vous donner devant mon oncle ?

JOSSAN.

Mais, monsieur, je l’ai prise comme une poignée de main de salon. Ça ne signifie rien, ça n’engage à rien. On en donne comme ça toute la journée.

GASTON, un temps.

Monsieur, j’avais l’intention de me présenter cet après-midi chez vous ou plutôt chez le baron de Morènes, votre beau-frère, où vous habitez...

JOSSAN.

Et à quoi devais-je l’avantage de cette visite ?

GASTON.

Vous ne devinez pas ?

JOSSAN.

Non.

GASTON.

Pourtant, je suppose que nous n’avons guère besoin d’explications après ce qui s’est passé entre nous ?

JOSSAN.

Entre nous, mais que s’est-il donc passé ? Car, sauf de vous acheter une propriété, ou plutôt de l’acheter à madame de Rive, je ne vois pas quels rapports nous avons eus ensemble jusqu’à présent.

GASTON.

Épargnons-nous des paroles inutiles, voulez-vous ? Vous vous êtes depuis quelque temps mêlé à ma vie d’une façon directe et malfaisante. En tout cas, je la considère comme malfaisante, c’est l’essentiel... Je vous en demande raison... Je suis dans un état d’esprit tel que si vous refusiez de vous battre, je vous y contraindrais... Quand un homme comme moi tient absolument à se battre avec un homme comme vous, il y arrive toujours, c’est facile.

JOSSAN.

Monsieur, j’ai eu un assez grand nombre de duels, et la plupart pour des motifs insignifiants. Depuis, il s’est fait dans mon esprit certains changements dont je ne dois compte à personne. La vie humaine, qui me semblait de peu d’importance, aussi bien celle de mon adversaire que la mienne, m’est apparue comme une chose beaucoup plus sérieuse, depuis que j’ai découvert qu’on pouvait en faire un assez bon usage. Et je me suis promis de ne plus la risquer que pour un but qui en vaudra la peine, ou si j’ai offensé quelqu’un si gravement qu’il me soit impossible de lui accorder une autre réparation que de risquer nos deux existences l’une contre l’autre. Veuillez donc me dire quelle offense je vous ai faite ? Quand je saurai ce que je vous dois, je vous paierai, pas avant.

GASTON.

Oui... oui... vous avez le calme et l’insolence d’un homme heureux !... Moi, je n’ai pas mon sang-froid, j’ai la fièvre, vous en profitez !... Mais, à part vous, vous savez bien dans quelle situation nous sommes tous les deux... Vous savez bien pourquoi je veux me battre ! pourquoi je me battrai, vous entendez ? La mort de l’un de nous arrangera tout, mais il n’y a que ça, il n’y a que ça !...

JOSSAN.

Oh ! c’est un bien gros mot, la mort !... On ne tue pas les gens avec cette simplicité. Moi, j’ai été blessé une fois là, et une fois là ! 

Il désigne son bras et son avant-bras.

J’ai traversé une cuisse et j’ai piqué deux fois le bout des doigts à mes adversaires, ce qui leur a fait très mal. Mais je n’ai jamais tué personne et je n’ai pour ainsi dire jamais été tué... Le seul duelliste vraiment dangereux, c’est le hasard... Celui-là extermine les gens au moment où ils s’y attendent le moins, mais dès qu’on veut faire ça soi-même, ça devient très difficile... Tiens ! je le crois fichtre bien, que la mort de l’un de nous arrangerait tout, principalement pour celui qui mourrait ; mais la légère piqûre à la main, qu’est-ce qu’elle arrangerait, la piqûre à la main ?

GASTON.

On aura mieux, soyez tranquille.

JOSSAN.

Outre que vous vous battriez très mal dans l’état où vous êtes... Vous vous imaginez que vous avez la rage au cœur ; que vous m’en voulez mortellement... Mais non, ce n’est pas vrai. Ce n’est pas à moi que vous en voulez, c’est à vous, à vous seul !

GASTON.

Taisez-vous ! Je vous défends de continuer. De quoi vous mêlez-vous ?

JOSSAN.

Comment ! De quoi je me mêle ? Vous êtes prodigieux !... Vous venez vous jeter sur moi et vous ne voulez pas que je résiste un peu... Allons, voyons, voyons...

S’avançant vers lui.

Je vous dis que vous êtes furieux contre vous parce que vous vous êtes mis dans une position qui vous déplaît !... parce que vous êtes tout de même un honnête homme et que vous savez que vous avez commis un acte indigne de vous...

GASTON, furieux.

Monsieur... je...

JOSSAN.

Et vous essayez de vous en tirer avec des gestes violents... Mais non, on ne s’en tire pas avec des gestes violents, ce serait trop commode !... Mais je le connais votre caractère : je l’ai eu... oui, j’ai été comme vous un instant, autrefois. Quand j’ai vu que je me ruinais bêtement, quand j’ai eu conscience de la vie grotesque que je menais, ce n’est pas à moi que je m’en suis pris d’abord, c’est aux autres ! J’ai eu là quelques heures où je me suis révolté, non contre mes sottises, mais contre l’humanité tout entière, contre ceux qui gagnaient quand je perdais, qui étaient heureux quand j’avais des remords, qui étaient sages quand j’étais fou ! Mais comme je ne suis pas une brute, ni vous non plus d’ailleurs, je n’ai pas laissé longtemps la rancune et la haine fermenter en moi. J’ai sauvé ce qui me restait d’intelligence avec ce qui me restait de volonté et j’ai fini par reconquérir à peu près l’une et l’autre. Voilà comment vous vous en tirerez, vous ne vous en tirerez pas autrement.

Il continue pendant que Gaston s’agite de plus en plus.

Vous aurez beau vous traiter par l’illusion, vous figurer par les raisonnements les plus ingénieux que vous êtes dans votre droit, vous n’y êtes pas... pas plus en ce qui concerne votre enfant qu’en ce qui concerne votre femme !... Votre enfant ! mais si vous l’élevez tout seul, si vous continuez à torturer et à blesser sa mère, savez-vous ce qui arrivera ? Un jour, il viendra lui demander des explications ; je serai là, près d’elle... les explications, je les lui donnerai, et ce n’est pas elle qu’il condamnera, c’est vous... Ah çà ! est-ce que vous croyez, au contraire, que si, moi, je l’élevais, votre fils, avec tout l’amour que j’ai pour sa mère, et l’amitié que j’ai déjà pour lui, est-ce que vous croyez, par hasard, que je lui apprendrais à vous mépriser ? Qui supposez-vous que je suis ? Votre fils a un père, vous ; il aurait un ami, moi ! Quel mal y a-t-il ? Et quand il sera un homme, comme j’en aurai fait, je suppose, un être intelligent, il comprendra ce qui s’est passé... il sera indulgent pour les difficultés, les complications et les luttes de la vie... et rassurez-vous donc, il aura peut-être de vous une meilleure opinion que si vous l’aviez élevé vous-même.

GASTON, un temps.

Tenez... j’aurais dû vous souffleter tout à l’heure...

JOSSAN.

Oui ?... Eh bien ? ça aurait été joli...

GASTON.

Maintenant, il est trop tard... J’avais la surexcitation nerveuse nécessaire, je ne l’ai plus !... Soit ! Nous ne nous battrons pas. Nous lutterons sur un autre terrain. Vous ne me tenez pas encore et vous ne tenez pas encore madame de Rive, c’est moi qui vous le dis ! Car si je veux, je la garderai, vous entendez ! Je n’ai qu’à m’en aller avec mon fils, et elle me suivra... Elle ne me suivra pas aujourd’hui, ni demain... mais elle finira par rentrer chez moi, elle y rentrera malgré vous ! Elle ne m’aime pas, je ne l’aime pas, nous ne pouvons plus nous souffrir, mais elle rentrera chez moi. Et une fois au moins dans votre vie, vous n’aurez pas été l’éternel triomphateur ! Chacun son tour.

JOSSAN, perdant peu à peu son sang-froid.

Eh bien ! moi, à mon tour, je vous dis en face que vous commettrez une lâcheté !... une lâcheté sans excuse ! dont vous souffrirez autant que votre femme et autant que moi ! Vous blessez, vous torturez une créature exquise, à qui vous n’avez pas seulement à reprocher l’ombre d’une pensée mauvaise ! qui n’a pas un tort envers vous, pas un seul ! Vous faites le mal par haine et par envie ; c’est l’action la plus dégradante. Et c’est moi maintenant qui veut me battre et qui me battrai.

GASTON.

Ah ! ah ! vous avez donc des nerfs, vous aussi ? Vous n’êtes plus l’homme maître de soi qui me donnait des leçons tout à l’heure ? qui me dominait du haut de son calme et de sa raison ! Vous les connaissez enfin la colère et la souffrance !

JOSSAN.

Oui ! Et je vais essayer de vous supprimer.

GASTON.

Vraiment ? Eh bien ! moi, à présent, je ne veux plus me battre. De vous voir furieux devant moi et perdant la tête, cela me calme. Cela me fait rentrer en moi-même.

Allant à la sonnette.

Il n’y aura pas de duel entre nous. Vous m’avez donné de trop bonnes raisons.

Au domestique qui entre.

Veuillez prier madame de Rive de venir ici.

Sort le domestique. À André.

Vous pouvez rester, monsieur, je n’ai qu’un mot en particulier à dire à madame de Rive.

Entre Thérèse.

 

 

Scène XI

 

JOSSAN, GASTON, THÉRÈSE

 

THÉRÈSE.

Que désirez-vous ?

GASTON, à Thérèse, à part.

Thérèse, je ne viens pas vous dire que je suis un autre homme que j’étais hier. Je ne crois pas, hélas ! que l’on change aussi facilement. Mais je suis apaisé... oui... oui, apaisé... Pour la première fois de ma vie, je vois un peu clair en moi. Je vous ai fait beaucoup de mal, Thérèse. Je pourrais vous en faire encore. Je ne veux plus. Vous êtes libre... Nous divorcerons quand il vous plaira. Non, ne me tendez pas la main. Je ne voudrais pas sortir devant cet homme en ayant l’air d’être vaincu. Adieu ! Pardonnez-moi !

THÉRÈSE, bas.

Je vous pardonne.

GASTON.

Adieu !

THÉRÈSE.

Adieu !...

GASTON, haut,
avec un petit geste de la main et se tournant vers Jossan.

Monsieur...

Il sort.

 

 

Scène XII

 

JOSSAN, THÉRÈSE

 

THÉRÈSE, allant vivement à Jossan.

Ah ! mon ami... Ah ! André, je peux enfin être à vous ! Je suis à vous...

JOSSAN, étonné.

Quoi ?...

THÉRÈSE.

Il est parti.

JOSSAN.

Ah ! je comprends... Il a voulu se faire une belle sortie. Il l’a, ne la lui gâtons pas.

À La Baudière qui entre pendant que madame de La Baudière et Lucienne qui le suivent, vont causer avec Thérèse.

Il n’y a pas à dire, c’est un homme assez curieux.

 

 

Scène XIII

 

JOSSAN, THÉRÈSE, LA BAUDIÈRE, MADAME DE LA BAUDIÈRE, LUCIENNE

 

LA BAUDIÈRE.

Ah ! vous le trouvez curieux... Eh bien ! savez-vous ce qu’il a fait, hier, après avoir commis cet acte sans nom ?... Je viens de l’apprendre il y a cinq minutes. Il a essayé d’emprunter cent mille francs à ma femme, à ma pauvre femme, pour une affaire !... Vous pensez si elle a refusé, n’est-ce pas ?

JOSSAN, à La Baudière, à part.

La Baudière ?

LA BAUDIÈRE, même jeu.

Mon ami ?

JOSSAN, même jeu.

Envoyez-les lui.

LA BAUDIÈRE, même jeu.

Les cent mille francs ?

JOSSAN, même jeu.

Oui !

LA BAUDIÈRE, le regardant.

Ah ! ah ! C’est entendu... Et maintenant, faisons-nous notre partie de billard ?

JOSSAN.

Oui !... La Baudière, je suis tellement content que je vous rends dix points !...

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