Le Triomphe du Temps (Marc-Antoine LEGRAND)

Comédie en trois parties et un prologue, en prose.

Représentée pour la première fois, au Château de Versailles, le 30 décembre 1716.

 

Personnages du prologue

 

M. BROUILLON, auteur

M. GRIFFONET, auteur

M. BARBOUILLE, auteur

MADEMOISELLE DU FRESNE, Comédienne

 

La Scène est sur le Théâtre de la Comédie Française.

 

Personnages de la Première Partie

 

CLÉON, Père de Léandre, ancien Amant de Madame Roquentin

MADAME ROQUENTIN, ancienne Amante de Cléon

LÉANDRE, Fils de Cléon, destiné à Isabelle

ISABELLE, Fille de Madame Roquentin, destinée à Léandre

DRILLOT, Valet de Cléon

DORINETTE, Suivante de Madame Roquentin

 

La Scène est à Paris dans la Maison de Madame Roquentin.

 

Personnage de la Deuxième Partie

 

HORTENSE, jeune Coquette

CLARINE, Suivante d’Hortense

LUCILE, Fille de Lyon, déguisée en Cavalier

ROSETTE, Suivante de Lucile, déguisée en Laquais

LICIDAS, Amant de Lucile, et Amoureux d’Hortense

LA GUILLOTIÈRE, Valet de Licidas, Amant de Rosette, et amoureux de Clarine

L’ESTAFFE

 

La Scène est à Paris dans la Maison d’Hortense.

 

Personnages de la Troisième Partie

 

CASTELCRIC, Gascon, nouveau Mari de Lucinde

LUCINDE, mariée en secondes noces à Castelcric

DAMON, Frère de Lucinde

HARDICRAC, Gascon, Ami de Damon, et de Castelcric

AGATHE, Fille de Lucinde

LOLOTTE, petite Fille, Sœur d’Agathe

DORANTE, Amant d’Agathe

LE PETIT CLITANDRE, Amant de Lolotte

 

La Scène est à Paris dans la Maison de Lucinde.

 

 

PROLOGUE

 

 

Scène première

 

BROUILLON, GRIFFONET

 

GRIFFONET.

Quoi, Monsieur Brouillon ! vous osez me soutenir que la Pièce nouvelle qu’on va représenter est de vous ?

BROUILLON.

Oui, Monsieur Griffonet, de moi-même ; qu’en voulez-vous dire ?

GRIFFONET.

Outre que je suis sur du contraire, c’est que je vous trouve bien téméraire de vous dire l’Auteur d’une Pièce qui n’a pas encore été représentée : les miennes ont été toujours anonymes, et je m’en suis bien trouvé : pour deux ou trois qui ont réussi, et dont je me suis déclaré l’Auteur dans la suite, il m’en est tombé plus de vingt que je ne me suis jamais vanté d’avoir faites.

BROUILLON.

Et croyez-vous pour cela, Monsieur Griffonet que le Public ne vous les a pas données ? On a fait bien plus ; on vous a dit le Père de ces Avortons sans forme, qu’on a représentés jusqu’ici sur les Théâtres de la Foire, et qu’aucun Auteur n’a jamais voulu connaître pour ses Enfants.

GRIFFONET.

Serait-il possible que l’on m’attribuât tout ce qui se représente de mauvais depuis quelque temps dans Paris ?

BROUILLON.

Oh ! pour cela n’en doutez nullement.

GRIFFONET.

Hé bien morbleu, si cela est ainsi, je renonce pour jamais au privilège des Anonymes ; et pour commencer, je vous dirai que le Triomphe du Temps est de moi, et que vous avez tort de vous en faire honneur.

BROUILLON.

Ah ! Monsieur Griffonet, doucement, ne passez pas d’une extrémité à l’autre : après avoir désavoué tout ce que vous avez fait de mauvais, ne vous attribuez point ce que je crois avoir fait de meilleur.

GRIFFONET.

Vous l’Auteur du Triomphe du Temps !

BROUILLON.

Oui, morbleu ; et s’il ne tient qu’à vous réciter la Pièce par cœur, d’un bout à l’autre...

GRIFFONET.

Oh ! parbleu je vous en défie.

 

 

Scène II

 

BROUILLON, GRIFFONET, BARBOUILLE

 

BARBOUILLE.

Hé qu’est-ce donc, Messieurs ? à quoi songez-vous de faire le bruit que vous faites sur le Théâtre ? savez-vous bien que la Comédie va commencer.

GRIFFONET.

Ah ! Monsieur Barbouille vous venez à propos : connaissez-vous, dites-moi, l’Auteur de la Pièce que l’on va représenter.

BARBOUILLE.

Oui ; mais comme il m’a demandé le secret, je vous prie de me dispenser de le nommer.

GRIFFONET.

Monsieur me dit qu’elle est de lui, et je lui soutiens qu’elle est de moi : qu’en pensez-vous ?

BARBOUILLE.

Je pense... que vous avez tort tous deux.

GRIFFONET.

Pourquoi ?

BARBOUILLE.

C’est que j’en suis l’Auteur.

BROUILLON.

Vous ?

BARBOUILLE.

Sans doute.

GRIFFONET.

Vous voulez railler.

BARBOUILLE.

Non vraiment, et je suis même fort fâché contre les Comédiens, d’avoir pris le temps que la Cour est à Fontainebleau pour faire représenter ma Pièce par leurs Garçons : il me semble qu’ils n’étaient pas trop bons eux-mêmes pour cela.

GRIFFONET.

Leurs Garçons ? ah ! parlez mieux ? je sais qu’ils sont tous aussi grands Maîtres les uns que les autres ; et je crois même qu’un Acteur médiocre qui aimera un rôle, et qui s’attachera à le représenter avec zèle, le fera plus réussir, qu’un de vos grandes Acteurs qui se négligerait, et le voudrait, pour ainsi-dire, jouer en Robe de Chambre.

BROUILLON.

Cela est sans contredit. Mais, revenons à vous, Monsieur Barbouille : par quelle raison ou par quel caprice vous dites-vous l’Auteur du Triomphe du Temps ?

BARBOUILLE.

J’aurais à vous demander à tous deux la même chose. Mais voici Mademoiselle du Fresne, qui nous va débrouiller cette Énigme.

 

 

Scène III

 

MADEMOISELLE DU FRESNE, BROUILLON, BARBOUILLE, GRIFIONET

 

BARBOUILLE.

Mademoiselle, je vous prie d’apprendre à ces Messieurs qui est l’Auteur de la Pièce qu’on va représenter ? n’est-il pas vrai que c’est moi ?

MADEMOISELLE DU FRESNE.

Oui, Monsieur.

BROUILLON.

Quoi ? Mademoiselle, vous ne me l’avez pas entendu lire dans votre assemblée ?

MADEMOISELLE DU FRESNE.

Cela est vrai, elle est de vous.

GRIFFONET.

Ah ! ah ! ceci est plaisant ? Et moi qui vous ai présenté moi-même le rôle que vous y allez jouer ?

MADEMOISELLE DU FRESNE.

Elle est aussi de vous, Monsieur.

BARBOUILLE.

Ma foi, je n’y comprends plus rien, et Mademoiselle veut à son tour se moquer de nous. Mais dites-moi un peu, Monsieur Brouillon, comment vous avez traité ce sujet ?

BROUILLON.

Je fais triompher le Temps de la jeunesse, et de la beauté : je fais voir comme il les détruit par sa puissance, et mon Divertissement est le temps passé.

GRIFFONET.

Ah ! je ne dis plus rien, ce n’est pas là ma Pièce. Dans ma Comédie j’établis le Triomphe du Temps sur l’amour et sur la constance : je fais voir les effets de l’absence, et mon Divertissement roule sur le temps présent.

BARBOUILLE.

Et si cela est, vos deux sujets n’ont point de rapport au mien que d’une certaine manière. Je montre qu’il n’y point de douleur dont le Temps ne triomphe, et mon Divertissement est le temps futur, où je prouve que l’espérance peut consoler de tout.

GRIFFONET.

Cela est assez particulier, trois Comédies différentes, sous le même titre, et les trois Divertissements, Temps passé, le Temps présent, et le Temps futur : mais enfin laquelle allez-vous représenter ?

MADEMOISELLE DU FRESNE.

Nous les allons représenter toutes trois ; nous avons trop d’obligation au Publie pour ne pas chercher tous les moyens de lui plaire.

BARBOUILLE.

Cela n’est pas si mal imaginé, et je vous loue de l’invention : Qu’en dites-vous, Messieurs ?

BROUILLON.

Moi, je suis très content de cet assemblage.

GRIFFONET.

Et moi de même : je crains seulement que vos Pièces ne fassent tort à la mienne. Car enfin, entre trois sujets comiques, il s’en trouvera sans doute un moins comique que les autres, et j’appréhende...

BARBOUILLE.

Ah ! point de compliments ; si cela réussit, nous en partagerons ensemble la gloire et le profit : si cela ne réussit pas... mais cela doit réussir.

BROUILLON.

Pour moi, je ne crains que les Acteurs : ils n’ont pas encore atteint cet art...

MADEMOISELLE DU FRESNE.

Hé ! Messieurs, ne craignez que pour vos Pièces : le Public nous connaît tous pour ce que nous sommes ; et peut-être que vous aurez besoin de l’indulgence qu’il a pour nous, pour lui fermer les yeux sur bien des défauts qu’il ne vous passerait peut-être pas dans d’autres temps.

BARBOUILLE.

Ma foi je crois que Mademoiselle a raison : quoiqu’il en soit, allons attendre notre destinée ; heureux si nous pouvions dans notre entreprise triompher des Critiques du Temps.

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

LE TRIOMPHE DU TEMPS PASSÉ

 

 

Scène première

 

ISABELLE, DORINETTE

 

ISABELLE.

Quoi ! ma chère Dorinette, c’est donc aujourd’hui que l’Époux que ma Mère me destine, doit arriver ?

DORINETTE.

Et en même temps celui qu’elle a retenu pour elle ; elle épouse le Père, et vous fait épouser le Fils.

ISABELLE.

Mais à quoi songe ma Mère, de vouloir se remarier à soixante et cinq ans, et surtout après le mauvais ménage qu’elle a fait avec mon Père. Et tous les chagrins qu’il se sont donnés l’un à l’autre ? Pour moi je t’avouerai que c’est ce qui m’a fait naître tant d’aversion pour le mariage.

DORINETTE.

Il faut vous expliquer tout ceci, qu’elle m’avait caché jusqu’à présent, et qu’elle vient enfin de me découvrir : écoutez-moi. Il y a quarante ans que votre Mère en avait vingt-cinq, et elle veut n’en avoir aujourd’hui que trente : on n’a dit-elle que l’âge qu’on paraît.

ISABELLE.

Je connais tout son ridicule là-dessus, et elle a même toutes les peines du monde à s’avouer mon aînée auprès de ceux qui ont la fade complaisance de feindre de la prendre pour ma Sœur.

DORINETTE.

Il est vrai que tous les gens du temps passé trouvent que vous avez les mêmes traits qu’elle avait à votre âge, mais il y a aujourd’hui bien de la différence. À vingt-cinq ans donc, un certain petit Maître, surnommé le beau Cléon, jeune homme, à peu-près de son âge, en devint éperdument amoureux, et elle de lui.

ISABELLE.

Je savais encore cela : et que leurs Parents, par des intérêts de famille, ne voulurent point les marier ensemble, et obligèrent ma Mère à épouser le Baron de Roquentin mon Père, et le beau Cléon à aller épouser une riche Héritière à deux cens lieues d’ici.

DORINETTE.

Fort bien. Voilà donc nos deux Amants séparés et mariés chacun de leur côté à des personnes qu’ils n’aimaient point ; mais malgré cette séparation, ils ne se sont point oubliés, et n’ont point cessé de s’écrire pendant quarante ans.

ISABELLE.

Voilà ce que je ne savais pas.

DORINETTE.

Oh ! je vous l’apprends donc. Votre Père est mort ici il y a deux ans, regretté de tout le monde, excepté de sa femme ; et l’épouse du beau Cléon vient de mourir à Bordeaux, au grand contentement de son mari, qui a aussitôt pris la polie pour venir épouser votre mère, qu’il appelle toujours dans ses lettres, sa belle Javotte. Il arrive donc aujourd’hui, s’il n’est déjà arrivé, avec son Fils unique nommé Léandre qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau, et qui est le mari qu’on vous destine, pour ne pas faire sortir les biens des deux familles.

ISABELLE.

C’est ce que ma Mère me die hier au soir ; mais je te déclare que je n’épouserai point absolument un homme que je ne connais point, et que je hais avant que de l’avoir vu.

DORINETTE.

J’entre dans vos raisons : mais si c’était quelque joli Cavalier de bonne mine ?

ISABELLE.

Fut-il l’Amour même, je n’en voudrais point.

DORINETTE.

Mais cependant si votre Mère veut vous contraindre absolument à l’épouser ?

ISABELLE.

Je ne sais pas ce que je ne serais point capable de faire pour éviter ce malheur. Ma chère Dorinette, je compte beaucoup sur toi : employé tous tes efforts, je t’en conjure, pour détourner ce mariage, et sois sûre de ma reconnaissance.

DORINETTE.

Vous avez déjà déclaré à votre Mère que vous ne vouliez pas vous marier ?

ISABELLE.

Oui.

DORINETTE.

C’en est assez, je me charge du reste.

DRILLOT, derrière le Théâtre.

Hoé,  hoé, hoé.

DORINETTE.

Mais j’encens un Courrier, voilà apparemment nos Gens : je vais commencer par les prévenir sur votre compte, avant qu’ils voient Madame votre Mère.

ISABELLE.

Je m’abandonne à toi, et te laisse ici seule pour les recevoir.

DRILLOT, derrière le Théâtre.

Hoé, hoé, hoé.

DORINETTE.

Voilà des Gens bien pressés : on voit bien que c’est l’Amour qui les amène.

 

 

Scène II

 

DORINETTE, DRILLOT

 

DRILLOT.

Holà, ma belle Enfant, ne sauriez-vous m’enseigner ce que je cherche depuis une heure ?

DORINETTE.

Et que cherchez-vous ?

DRILLOT.

La belle Javotte. Mon Maître m’avait assuré qu’à ce nom seul tout Paris me l’enseignerait : me voici dans la maison où il m’a dit qu’elle demeurait, et aucun des Voisins ne peut m’en donner la moindre nouvelle.

DORINETTE.

C’est que le nom de la belle Javotte ne s’est conservé que dans le cœur de votre Maître, et l’on ne connait ici la personne que vous cherchez, que sous le nom de la Baronne de Roquentin.

DRILLOT.

Roquentin ! voilà un nom qui ne répond guères à l’idée que mon Maître m’a donnée de sa beauté : je vois bien que nous nous trompons tous deux.

DORINETTE.

Oh ! que nenni. N’arrivez-vous pas de Bordeaux ?

DRILLOT.

Oui.

DORINETTE.

Votre Maître n’a-t-il pas nom le beau Cléon ?

DRILLOT.

Il y a quarante ans à ce qu’on m’a dit qu’on l’appelait ainsi.

DORINETTE.

N’amène-t-il pas son Fils Léandre avec lui pour le marier à la Fille de celle qu’il épouse ?

DRILLOT.

Vous y êtes ; Mais je vous dirai par avance que le Fils ne veut point de la Fille.

DORINETTE.

Cela s’accorde à merveille, et je vous avouerai de mon côté que la Fille ne veut point du Fils.

DRILLOT.

Léandre est un jeune homme d’une indifférence extrême.

DORINETTE.

Isabelle est une aimable personne, d’une insensibilité sans pareille.

DRILLOT.

Il m’a promis cinquante pistoles, si je pouvais détourner son Père du dessein qu’il a de le marier.

DORINETTE.

Isabelle m’en donnera bien autant si je peux rompre son mariage.

DRILLOT.

À ce que je vois, voilà de l’argent assez facile à gagner.

DORINETTE.

De mon côté j’en suis sûre.

DRILLOT.

Et moi je les tiens déjà dans ma poche.

DORINETTE.

Où sont vos Gens ?

DRILLOT.

Ils sont descendus chez le Baigneur, où le Père se fait adoniser. Pour le Fils comme il ne veut que déplaire à celle qu’on lui destine, il ne cherche pas tant de façons, il ne vouloir seulement que se débotter, pour venir... Mais le voici.

 

 

Scène III

 

LÉANDRE, DORINETTE, DRILLOT

 

LÉANDRE, à part.

Assurément mon Père extravague avec sa belle Javotte. Cette Maison n’est pas si grande qu’on ne puisse... Ah ! te voilà, Drillot ; Et bien, est-ce ici enfin ?

DRILLOT.

Oui, Monsieur.

LÉANDRE.

As-tu déjà parlé à quelqu’un ?

DRILLOT.

Je n’ai encore vu que cette aimable Soubrette, avec qui j’ai pris langue, et que j’ai déjà mise dans vos intérêts.

LÉANDRE.

Lui as-tu bien témoigné l’aversion que j’avais pour ce mariage, et combien je ferais obligé à qui pourrait l’empêcher ?

DRILLOT.

L’affaire est faite, et vous pouvez me donner d’avance les cinquante Pistoles promises.

LÉANDRE.

Serait-il possible ?

DORINETTE.

N’en doutez point, Monsieur, et ma jeune Maîtresse est autant prévenue contre vous, que vous pouvez l’être contre elle.

LÉANDRE.

Ah ! quel bonheur !

DORINETTE.

Elle m’a promis la valeur environ de cinquante Pistoles pour rompre son mariage avec vous.

LÉANDRE.

Ah ! je vous en promets davantage, si je ne l’épouse point.

DORINETTE.

Heureusement la voici : déclarez-lui vos sentiments aussi librement qu’elle va vous déclarer les siens.

 

 

Scène IV

 

ISABELLE, LÉANDRE, DORINETTE, DRILLOT

 

DORINETTE.

Approchez, Mademoiselle, approchez, vos affaires vont bien. Voilà le Fils du beau Cléon, à qui vous pouvez dire sans façon que vous ne l’aimez point ; vous ne sauriez lui faire un plus grand plaisir.

ISABELLE.

Ah, Ciel !

DRILLOT.

Allons, Monsieur, sautez le fossé ; ne craignez point de fâcher Madame, en lui découvrant toute l’aversion que vous avez pour elle ?

LÉANDRE.

Hélas !

DRILLOT.

Hé bien, hélas, quoi ! vous n’oseriez dire une impertinence en face à une femme ? vous êtes bien poltron : ah ! que la plupart des petits Maîtres de ce temps ne sont pas si scrupuleux !

LÉANDRE.

Quoi ! c’est là la personne que mon Père me destine ?

DRILLOT.

Oui, que vous avez tant de raisons de haïr.

DORINETTE.

Hé bien, Mademoiselle, êtes-vous muette ? allons, parlez donc franchement à Monsieur.

ISABELLE.

Et il ne m’a encore rien dit.

DORINETTE.

C’est à vous à le prévenir, puisque vous ne l’aimez pas.

ISABELLE.

Hé, mais... Dorinette... s’il m’aimait lui ?

DORINETTE.

Oh ! non, c’est de quoi je vous suis caution : il vient de m’assurer qu’il vous haïssait à la mort ; et quand même il pourrait vous aimer, voilà un beau colifichet pour une grande fille comme vous.

ISABELLE.

Il est jeune, Dorinette, il pourrait grandir.

DORINETTE.

Oui-da, quand ce ne ferait que de deux doigts, le mariage pourrait bien faire cela sans miracle.

DRILLOT.

Enfin, Monsieur, vous avez donc perdu la parole, et malgré toutes vos belles résolutions...

LÉANDRE.

Ah ! mon cher Drillot, je t’avoue que je crains bien que cette vue ne m’en fasse changer.

DRILLOT.

Oh ! parbleu puisque le vin est tiré, il le faut boire, et je vais parler pour vous, moi. Madame, vous êtes belle, aimable, et bien faite, mais vous n’êtes pas de notre goût.

LÉANDRE.

Ah ! que dis-tu là malheureux ?

DORINETTE.

Allons, Mademoiselle, répondez.

ISABELLE.

Que veux-tu que je réponde à un si triste compliment.

DORINETTE.

Je vais bien y répondre, moi. Monsieur, vous avez tout le mérite possible, de la jeunesse, de l’esprit, enfin, tout ce qu’il vous plaira ; mais nous ne voulons point de vous.

ISABELLE.

Ah ! doucement, Dorinette.

DRILLOT.

Quand vous en voudriez, ma petite Mignonne, il faudrait que vous prissiez la peine de vous en passer ; et si nous voulions nous marier, nous consulterions notre cœur, et non pas le choix de nos parents.

DORINETTE.

Je vous assure, mon petit Ami, que nous resterions plutôt fille toute notre vie, que d’épouser une figure comme la vôtre.

DRILLOT.

Vous êtes encore une drôle de mijaurée.

DORINETTE.

Je vous trouve un plaisant godenot.

DRILLOT.

On vous donnera ma foi des maris comme nous, à des filles comme vous.

LÉANDRE.

Es-tu fou, avec tous tes insolents propos ?

ISABELLE.

Dorinette, vous plaît-il de vous taire ?

DORINETTE.

Nous vous disons à peu près ce que vous aviez résolu de vous dire.

DRILLOT.

Ce n’est pas notre faute, si la conversation s’est un peu échauffée.

LÉANDRE.

Et qu’avons-nous affaires de tes contes ridicules ?

DRILLOT.

C’est pour orner le discours.

ISABELLE.

Pensez-vous, Monsieur, tout ce qu’on vient de vous faire dire !

LÉANDRE.

Ah ! Madame, au contraire ; et je vous avouerai que je souhaite ardemment tout ce que je craignais avant de vous avoir vue.

ISABELLE.

Et moi je sens que je n’aurai pas la force de résister aux volontés de ma Mère.

LÉANDRE, lui baisant la main.

Ah, Madame !

DRILLOT.

Adieu nos cinquante pistoles.

LÉANDRE.

Vous n’y perdrez rien l’un et l’autre, je vous assure, et puisque le temps a changé enfin mes résolutions...

DORINETTE.

Ah ! j’entends Madame, elle quitte sa toilette pour venir apparemment ici.

ISABELLE.

Je ne veux point paraître devant elle dans le trouble où je suis. Après avoir combattu hier ses desseins, que dirait-elle de me voir sitôt changer de résolutions ?

LÉANDRE.

Je ne veux point m’offrir non plus devant mon Père, après les disputes que nous avons eues pendant le voyage, et les serments que je lui ai faits de ne lui point obéir.

DORINETTE.

Menez Monsieur dans votre appartement pour vous rassurer un peu l’un et l’autre, et revenir du désordre où les premiers traits de l’Amour vous ont tous deux jetés.

 

 

Scène V

 

DORINETTE, DRILLOT

 

DRILLOT.

C’est bien dit, et moi je reste aussi pour préparer la belle Javotte à l’arrivée du beau Cléon.

DORINETTE.

La voici.

DRILLOT.

Ah ! morbleu, quelle figure ! oh, pour le coup, je ne m’y attendais pas, et nous rirons bien tantôt. Mais, que tient-elle à sa main ?

DORINETTE.

C’est un miroir fait exprès pour rajeunir le visage, elle en a cassé plus de vingt, qu’elle prétendait qui l’enlaidissaient.

 

 

Scène VI

 

MADAME ROQUENTIN, DORINETTE, DRILLOT

 

MADAME ROQUENTIN, un petit miroir à la main.

Glace fidèle qui me représente à toute heure mes attraits dans leur naturel, que tu m’es précieuse ! j’ai toutes les peines du monde à te quitter. Mais Dorinette, quel est ce Garçon.

DORINETTE.

C’est un Domestique du beau Cléon, Madame.

MADAME ROQUENTIN.

De Cléon ! et où est ton Maître, mon ami ?

DRILLOT.

Il est chez le Baigneur, Madame.

MADAME ROQUENTIN.

Et que ne descendait-il chez moi tout botté et tout crotté, pour me marquer son empressement ? Un Amant dans cet équipage a souvent plus de charmes pour son Amante, que dans l’ajustement le plus régulier.

À Drillot.

A-t-il toujours ses beaux cheveux ?

DRILLOT.

Oui, Madame, ils n’ont changé que de couleur et de quantité.

MADAME ROQUENTIN.

C’était le plus beau brun que l’on pût voir.

DRILLOT.

Hé bien ! Madame, c’est à présent le plus beau gris pommelé...

MADAME ROQUENTIN.

Cela ne me surprend point, à quinze ans j’avais des cheveux blancs.

DORINETTE.

Et à présent vous n’en avez plus.

MADAME ROQUENTIN.

Et dis-moi, mon enfant, a-t-il toujours cet air charmant, enjoué ?

DRILLOT.

Plus enjoué que jamais, Madame : on ne saurait le regarder sans rire.

MADAME ROQUENTIN.

Pour moi, j’ai conservé tous mes appas.

DRILLOT.

Hé bien, Madame, vous ne le trouverez pas plus changé que vous.

MADAME ROQUENTIN.

Je brûle d’envie de le voir. Va, mon ami, va promptement au devant de lui, qu’il vienne répondre à mon impatience. Et vous, Dorinette, allez voir ce que fait ma Fille, et lui dites qu’elle vienne être témoin d’une si charmante entrevue.

 

 

Scène VII

 

MADAME ROQUENTIN, seule

 

Redonnons un peu quelques doses à mes attraits : puisque Cléon veut paraître devant moi dans tout son éclat, il n’est pas juste que je néglige les soins de lui paraître plus belle que jamais. Plaçons mes mouches avec symétrie. Étudions un souris gracieux. Rappelions nos minauderies enfantines, et ce je ne sais quoi qui sut autrefois le charmer. Mais que cherche ici ce bonhomme ? On laisse comme cela monter mille gens. Holà quelqu’un.

 

 

Scène VIII

 

MADAME ROQUENTIN, CLÉON

 

CLÉON.

Enfin me voici donc chez ma chère Javotte. Mais quelle est cette figure hétéroclite ? c’est apparemment sa vieille Tante. Madame, me tromperais-je ; ou n’êtes vous point Madame Adam, que j’ai eu l’honneur de connaître autrefois, et qui était la Tante de la Maîtresse du logis.

MADAME ROQUENTIN.

Allez bonhomme, vous radotez, de prendre une personne comme moi, pour une femme qui est morte il y a vingt ans, âgée de soixante et dix.

CLÉON.

Madame, je vous demande pardon : comme il y a longtemps que je suis hors de Paris, et que j’ai presque toujours demeuré à Bordeaux...

MADAME ROQUENTIN.

Vous avez demeuré à Bordeaux, Monsieur ? Et dites-moi un peu, avez-vous connu le beau Cléon ?

CLÉON.

Sans doute, Madame, et personne ne le connais mieux que moi.

MADAME ROQUENTIN.

Et dites-moi un peu ; est-il toujours charmant comme autrefois ?

CLÉON.

Il vaut mieux qu’il ne valait il y a quarante ans.

MADAME ROQUENTIN.

Apparemment que vous le voyiez souvent à Bordeaux ?

CLÉON.

Nous ne nous sommes jamais quittés.

MADAME ROQUENTIN.

Ne vous a-t-il point quelquefois parlé de sa charmante Javotte ?

CLÉON.

Je vous assure qu’il n’était occupé que d’elle.

MADAME ROQUENTIN.

Ah ! Monsieur, que vous me faites plaisir ! Mais puis-je savoir ce que vous demandez dans cette Maison ?

CLÉON.

Vous le saurez dans un moment ; mais oserais-je auparavant vous demander des nouvelles de la belle Javotte, dont vous me parlez ? Vous êtes apparemment de ses amies ?

MADAME ROQUENTIN.

Oh ? pour cela, on ne peut davantage.

CLÉON.

Puis-je à mon tour vous demander comment vous la trouvez ?

MADAME ROQUENTIN.

Oh ! adorable, Monsieur, c’est une beauté parfaite.

CLÉON.

Est-il possible que ses traits...

MADAME ROQUENTIN.

Je vous assure quelle n’a fait que croître et embellir ; et que si Cléon... Mais le voici, sans doute.

CLÉON.

Ah ! la voilà elle-même.

 

 

Scène IX

 

MADAME ROQUENTIN, CLÉON, ISABELLE, LÉANDRE, DORINETTE, DRILLOT

 

MADAME ROQUENTIN, embrassant Léandre.

Mon cher Cléon !...

CLÉON, embrassant Isabelle.

Mon aimable Javotte !...

DORINETTE.

En voilà bien d’un autre.

MADAME ROQUENTIN.

Que j’ai de joie de vous revoir !

CLÉON.

Que j’ai de plaisir de vous embrasser !

MADAME ROQUENTIN.

Vous n’êtes point changé.

CLÉON.

Je vous trouve toujours la même.

MADAME ROQUENTIN.

Vous ne me dites rien !

CLÉON.

D’où vient ce silence ?

LÉANDRE.

Madame...

ISABELLE.

Monsieur...

MADAME ROQUENTIN.

D’où vient cette froideur ?

CLÉON.

Quel est cet accueil ?

LÉANDRE.

Vous vous abusez, Madame.

ISABELLE.

Vous vous trompez, Monsieur.

CLÉON.

Comment ?

DRILLOT.

Oui, c’est une porte plus bas.

ISABELLE.

Je ne suis point la belle Javotte, Monsieur, c’est ma Mère.

LÉANDRE.

Ni moi le beau Cléon, Madame, c’est mon Père.

MADAME ROQUENTIN.

Je ne comprends rien à tout ceci.

DORINETTE.

C’est que vous n’y voulez donc rien comprendre : mais je conçois bien moi, que Monsieur est le beau Cléon, et Monsieur, son fils Léandre.

MADAME ROQUENTIN.

Lui, le beau Cléon !

DRILLOT.

Oui, Madame, comme vous êtes la belle Javotte.

CLÉON.

Elle, Javotte ?

DORINETTE.

Oui, Monsieur, et voilà sa fille Isabelle.

CLÉON, à Drillot.

Ah ! je n’en puis plus.

MADAME RO QUENTIN, s’appuyant sur Dorinette.

Je suis morte.

DRILLOT.

Appuyez-vous aussi sur moi, Monsieur, pour mieux faire le tableau.

MADAME ROQUENTIN.

Est-il possible que quarante ans aient changé ses traits de cette manière ?

CLÉON.

Se peut-il que le temps ait ainsi détruit ce chef d’œuvre de la nature !

MADAME ROQUENTIN.

Ah ! ne vous chagrinez que pour vous. Plût au Ciel que le temps eût respecté vos traits, comme il a fait les miens : vous ne vous voyez pas, Monsieur, vous ne vous voyez pas.

CLÉON.

Non, mais je vous vois, Madame, je vous vois.

MADAME ROQUENTIN.

Je vous rends votre parole, Monsieur.

CLÉON.

Je vous rends la vôtre, Madame.

MADAME ROQUENTIN.

Mais pour que vous n’ayez point à vous plaindre, j’épouserai votre Fils, s’il le veut.

CLÉON.

Et moi votre Fille, s’il le faut.

ISABELLE.

Non, s’il vous plaît, ma Mère, cela ne fera pas.

LÉANDRE.

Je crois que vous vous moquez de moi, mon Père ; je m’en tiens à votre premier dessein, et je n’en épouserai point d’autre que la charmante Isabelle.

ISABELLE.

Et moi, je vous proteste, ma Mère, que je n’aurai point d’autre mari que Léandre.

MADAME ROQUENTIN.

Comment donc, vous n’en vouliez point à ce que vous disiez ?

CLÉON.

Vous témoigniez en chemin tant d’aversion pour Isabelle.

DORINETTE.

Vous avez bien changé de résolution, pourquoi ne voulez vous pas que vos Enfants en changent de même ? Les révolutions des temps sont pour eux, comme pour vous. Vous vous aimiez, vous vous voyez, et vous ne vous aimez plus. Ils se haïssaient, ils se voient, et ils s’aiment. Qu’avez-vous à dire à cela ?

DRILLOT.

Moi, je dis que tous quatre ont raison, les uns de s’aimer, et les autres de ne s’aimer plus.

CLÉON.

Allons, Madame, il se faut rendre Justice : l’amour propre nous empêche souvent de nous connaître nous-mêmes, mais je conçois que si le temps m’a changé au point où je vois que vous l’êtes, nos beaux jours sont passés, et que nous ne devons pas rendre nos enfants malheureux.

MADAME ROQUENTIN.

Oh ! je vous assure qu’il n’y a que vous de changé, et que chacun me trouve plus belle que jamais. Mais finissons, je ne veux point de votre fils malgré lui, et c’est assez qu’il n’ait pas d’abord ouvert les yeux sur mes charmes, pour que je n’y songe plus.

CLÉON.

C’est fort bien fait à vous, Madame, songeons donc à unir au plutôt ces jeunes gens ensemble ; et si le temps a pu détruire notre amour, qu’il ne puisse rien sur l’estime et l’amitié que cette alliance doit confirmer entre nous. Hélas ! mon cher Drillot, où est le temps ?

DRILLOT.

Il n’y faut plus songer, Monsieur, il est passé.

DORINETTE.

Monsieur, voilà les anciens Amis de Madame et les vôtres, qu’elle avait invités à vos noces, ils ont amenés avec eux des Violons, et sont tous gais comme des Pinçons : les renvierons nous ?

CLÉON.

Non, non, qu’ils entrent, je serai bien aise de les revoir, cela me rappellera les plaisirs de mon jeune âge.

 

 

Premier Intermède

 

Entrée de bonne Gens du Temps passé.

UN VIEILLARD.

Saison d’aimer, aimable jeunesse,

Que ne pouvez-vous durer sans cesse ?

Mais plus on s’abandonne aux charmes de l’Amour,

Plutôt le temps en passe, et passe sans retour.

Entrée d’un petit Vieillard, et d’une petite Vieille.

UN VIEILLARD.

Aux doux plaisirs de la tendresse

Il faut livrer ses jeunes ans,

Ten, ten, tens,

Lorsque l’on sent approcher la vieillesse,

Ten, teren, ten, tens,

Il n’est plus temps.

UNE VIEILLE.

Hélas ! quand j’étais jeune et belle,

Je rebutais mes soupirants,

Ten, ten, tens,

Sur mes vieux ans je ne suis plus cruelle.

Ten, teren, ten, tens,

Il n’est plus temps.

UN VIEILLARD.

Quand l’horloge du Berger sonne,

Réveillez-vous tendres Amants,

Ten, ten, tens,

L’heure passée, une belle raisonne,

Ten, teren, ten, tens,

Il n’est plus temps.

UNE VIEILLE.

L’amour vainement se rappelle,

Quand il a pris la clef des champs,

Ten, ten, tens.

À son retour il ne bat que d’un aile,

Ten, teren, ten, tens,

Il n’est plus temps.

Courante de Gens du Temps passé.

UN VIEILLARD.

Rappelons la souvenance

Du bon temps passé.

LE CHŒUR.

Rappelons la souvenance

Du bon Temps passé.

UN VIEILLARD.

Le Juge désintéressé,

Ne refusait point d’audience,

Sans le secours de la finance,

Le vrai mérite était placé.

LE CHŒUR.

Rappelons la souvenance,

Du bon temps passé.

UN VIEILLARD.

Quand Gombaut caressait Macé,

Il le faisait sans répugnance ;

Il n’avoir point de défiance,

Que quelqu’autre en fût caressé.

LE CHŒUR.

Rappelons la souvenance

Du bons temps passé.

UNE VIEILLE.

Un Vieillard dans l’âge glacé,

Pouvait encore entrer en danse,

Aujourd’hui dans l’adolescence,

Le Blondin est déjà cassé.

LE CHŒUR.

Rappelons la souvenance.

Du bons Temps passé.

Au Parterre.

Un Auteur n’était point forcé

De demander de l’Indulgence,

On lui battait des mains d’avance,

Même avant qu’on eût commencé.

LE CHŒUR.

Rappelons la souvenance

Du bon temps passé.

Entrée générale de Vieux et de Vieilles.

 

 

DEUXIÈME PARTIE

 

LE  TRIOMPHE DU TEMPS PRÉSENT

 

 

Scène première

 

LICIDAS, LA GUILLOTIÈRE

 

LA GUILLOTIÈRE.

Hé bien, Monsieur mon Maître, nous voilà donc enfin cassés aux gages ? et la coquette d’Hortense, et la fourbe de Clarine, après nous avoir tous deux plumé comme des Oisons, nous traitent avec le dernier mépris : Vous avez voulu vous éloigner aussi, voyez combien le temps de l’absence a dérangé nos affaires ?

LICIDAS.

Ah ! malheureux Licidas, où te vois-tu réduit ?

LA GUILLOTIÈRE.

On nous avait bien avertis avant de partir de Lyon, que rien n’arrivait dans Paris, sans payer l’entrée.

LICIDAS.

Ah ! mon cher la Guillotière, je suis ruiné, mais, qui n’aurait pas crû qu’Hortense m’aimait de la plus sincère ardeur.

LA GUILLOTIÈRE.

Qui se serait imaginé que Clarine. Mais, après tout, Monsieur, nous méritons bien cela : vous avez trahi Lucile, j’ai trompé Rosette, on nous rend ici notre change à merveille.

LICIDAS.

Que veux-tu ? il y avait trop longtemps que j’aimais Lucile, elle est à Lyon, j’étais à Paris : la distance des lieux, le temps de l’absence, contribue beaucoup à rendre les Amants inconstants : j’avouerai cependant que je ne cherchais d’abord qu’à me consoler du chagrin de ne plus voir Lucile, et je ne croyais pas que le temps m’attacherait à Hortense au point où je suis.

LA GUILLOTIÈRE.

Ce qui me fâche le plus dans tout ceci, c’est d’avoir donné à Clarine la bague dont Rosette m’avait fait présent, avant notre départ de Lyon.

LICIDAS.

Il n’y faut plus penser, ne songeons qu’à découvrir mon heureux rival. Quoi ! tu n’as pu encore savoir quel il est ? où il demeure ? les heures qu’il prend pour venir en cette maison ?

LA GUILLOTIÈRE.

Non, Monsieur ; tout ce que j’ai pu apprendre, c’est qu’on l’appelle Monsieur le Chevalier ; et que mon Rival à moi, s’appelle Jasmin ; mais on trouve à Paris tant de Chevaliers et de Jasmins confondus ensemble, que l’on n’y connaît goûte ; cependant, j’ai posté un petit drôle qui l’observera toute cette nuit, et qui lui rendra votre Cartel, en quelqu’endroit qu’il le trouve.

LICIDAS.

Frappe toujours à cette porte, et voyons s’il ne serait point avec Hortense... Mais voici Clarine sa Suivante.

 

 

Scène II

 

LICIDAS, CLARINE, LA GUILLOTIÈRE

 

CLARINE.

Souhaitez-vous parler à ma Maîtresse, Monsieur ? elle n’y est pas.

LICIDAS.

C’est à quoi je m’attendais fort. Et quel temps faut-il prendre à présent pour la trouver ?

CLARINE.

Que voulez-vous ? elle a maintenant son procès qui l’occupe.

LA GUILLOTIÈRE.

Voilà une belle heure pour aller solliciter ! il est presque nuit. Et toi, Clarine, as-tu aussi des procès ?

CLARINE.

Oh ! pour moi, je n’ai point tant de raisons à te donner, sinon que je t’ai aimé, que je ne t’aime plus, et que j’en aime un autre.

LA GUILLOTIÈRE.

Voilà ce qui s’appelle pousser une botte en trois temps.

CLARINE.

Voilà une affaire bientôt jugée, comme tu vois.

LA GUILLOTIÈRE.

Oui, hors de Cour et de procès, et la Partie de la Guillotière condamnée aux dépens.

CLARINE.

Pour vous, Monsieur, je vous parlerai plus poliment, et je vous dirai que le temps de votre absence...

LICIDAS.

C’en est assez, je comprends à quoi je dois m’en tenir : cependant, dis à ton infidèle Maitresse qu’elle ne jouira pas longtemps de sa perfidie, et que nous éprouverons bientôt si son aimable Chevalier saura triompher de moi aussi facilement qu’il a triomphé d’elle.

LA GUILLOTIÈRE.

Et moi ma petite Mignonne, si je rencontre votre beau Jasmin, nous verrons s’il pousse aussi bien une estocade, qu’un soupir amoureux.

 

 

Scène III

 

CLARINE, seule

 

Ceci commence un peu à m’alarmer : d’où diantre ont-ils pu sitôt savoir le nom de leurs Rivaux ? Si ces brutaux allaient nous rendre veuves, avant que d’être mariées, cela ne vaudrait pas le Diable. Mais voici nos nouveaux Amants, je suis bien aise qu’ils soient montés par le petit Escalier, sans cela il ferait peut-être arrivée du malheur ; mais tout coup vaille, ces jeunes drôles-ci ne m’ont pas l’air de craindre leur homme.

 

 

Scène IV

 

LUCILE en Cavalier, ROSETTE en Laquais, CLARINE

 

LUCILE.

Bonsoir belle Clarine, comment se porte ton aimable Maîtresse ? Où est-elle ?

CLARINE.

Monsieur, elle est à deux pas, chez une de ses amies, et je vais l’avertir que vous êtes ici, selon l’ordre qu’elle m’en a donné. Sans adieu, Jasmin ; ne t’en vas pas, au moins.

ROSETTE.

Oh ! je n’ai garde.

 

 

Scène V

 

LUCILE, ROSETTE

 

ROSETTE.

Hé bien, Madame, voulez-vous encore jouer longtemps le même rôle ? et ne vous lassez vous point de passer pour homme, connaissant si bien la perfidie de ce Sexe trompeur ?

LUCILE.

C’est un Sexe trompeur, il est vrai : mais après tout, le nôtre l’est-il moins ?

ROSETTE.

Vous avez raison : car nous-mêmes, sans la nouvelle qui nous est venue de l’inconstance de Licidas, et de la Guillotière, nous allions nous engager dans une autre chaîne, mais la jalousie nous a furieusement réveillées.

LUCILE.

Vois comme Hortense a trahi Licidas pour moi. Je n’ai encore mis en usage que des airs extravagants, salué des épaules, ricané sur un rien, débité deux ou trois fadeurs ; il n’en a pas fallu davantage pour charmer la Coquette.

ROSETTE.

Je n’ai guères eu plus de peine à rendre Clarine amoureuse de moi ! je l’ai vue, elle ma regardée, je lui ai parlé, elle m’a répondu : je l’ai agacée, elle m’a chatouillé, je l’ai pincée, elle m’a mordue.

LUCILE.

Voilà une belle manière de se conter fleurette.

ROSETTE.

Bon ! la Guillotière et moi, nous ne faisions l’amour à Lyon, qu’à coups de poing : entre nous autres Domestiques, c’est assez notre manière. Mais laissons tout cela. Est-ce que vous ne voulez pas à la fin éclater ?

LUCILE.

Il n’est pas encore temps, Rosette.

ROSETTE.

Que voulez vous donc davantage ? sur le bruit de l’inconstance de nos amants, nous sommes parties de Lyon déguisées en hommes, et à la faveur de ce déguisement, nous nous sommes introduites à Paris, chez nos Rivales, nous avons supplanté nos volages ; il me semble qu’en voilà assez, et que c’est tout ce que nous demandions ?

LUCILE.

Je te promets de faire finir cette intrigue incessamment.

ROSETTE.

Je vous le demande en grâce ; car enfin je commence à me lasser de l’amour que Clarine a conçu pour moi : elle est diablement vive, au moins.

LUCILE.

Est-ce que tout ce badinage ne te réjouit point ?

ROSETTE.

Non ma foi ; et je sens que je ne suis point le fait des femmes. Mais que cherche ici ce Garçon ?

 

 

Scène VI

 

LUCILE, ROSETTE, L’ESTAFFE

 

L’ESTAFFE.

Monsieur, est-ce vous qu’on nomme Monsieur le Chevalier ?

LUCILE.

Oui, mon cher, mais il y a plusieurs Chevaliers dans le monde : ne vous a-t-on pas dit le nom de celui que vous cherchez ?

L’ESTAFFE.

Non, Monsieur, on m’a seulement dit, Monsieur le Chevalier tout court.

ROSETTE.

Ah ! c’est Monsieur sans contredit.

L’ESTAFFE.

Voilà ce qu’on m’a chargé de vous mettre en main propre.

LICILE, bas à Rosette.

Rosette, c’est de l’Écriture de Licidas,

Elle lit.

Monsieur, je voudrais avoir ce soir l’honneur de me couper la gorge avec vous, ayez la bonté de marquer le lieu que vous croirez le plus commode pour cela ; et ne menez avec vous que votre Valet Jasmin, comme je ne mènerai que le mien : ils ont aussi quelque petite affaire à démêler ensemble.

Allez mon ami, dites au Cavalier qui vous envoie, que je ne sortirai point d’ici de la soirée, et qu’il m’y vienne trouver, s’il l’ose.

L’ESTAFFE.

Cela suffit, il ne tardera pas à s’y rendre.

 

 

Scène VII

 

LUCILE, ROSETTE

 

ROSETTE.

Comment, Madame, vous lui donnez rendez-vous dans la maison d’Hortense ?

LUCILE.

Veux-tu que j’aille m’exposer à être arrêtée dans la rue par le Guet dans l’équipage où je suis : et d’ailleurs je suis bien aise de faire cet éclat en présence de celle pour qui il m’a abandonnée.

ROSETTE.

Pour moi, je m’apprête à frotter la Guillotière comme tous les diables : c’est un poltron fieffé, ce n’est pas d’aujourd’hui que je le sais ; mais comment faire ? je n’ai point d’épée.

LUCILE.

Tu en auras bientôt trouvé une : mais taisons-nous, voici Hortense.

 

 

Scène VIII

 

LUCILE, HORTENSE, ROSETTE

 

HORTENSE.

Mille pardons, mon cher Chevalier, de vous avoir tant fait attendre : je ne m’étais éloignée, que pour éviter mon Rival.

LUCILE.

Vous avez beau faire, vous me donnerez toujours de l’inquiétude ; et tant que Licidas vous aimera, je ne serai pas content.

ROSETTE.

Ni moi non plus, tant que la Guillotière viendra ici.

CLARINE.

Que vous importe qu’on nous aime, si nous n’aimons pas ?

HORTENSE.

Clarine a raison.

LUCILE.

Ah ! je suis jaloux d’une manière bien différente des autres hommes, et je souffrirais moins si vous aimiez Licidas, que de savoir que vous en êtes aimée.

HORTENSE.

Je ne puis rien comprendre à cette délicatesse : croyez-moi, Chevalier, aimons-nous sans contrainte, et pour que Licidas ne vous donne plus d’ombrage, je ferai tous mes efforts pour m’en faire haïr : tenez, voilà déjà la montre dont il m’a fait présent, que je vous prie d’accepter.

LUCILE, à part.

Ah Ciel ! que vois-je ?

HORTENSE.

Entrons dans mon Cabinet, je vais vous sacrifier toutes ses Lettres, et tous les présents que j’ai reçus de lui. Je veux bien m’exposer à tout son ressentiment pour vous faire plaisir.

LUCILE, bas à Rosette.

Tous les présents qu’elle me va faire, seront sans doute ceux que j’ai faits autrefois à Licidas : j’en puis juger par ma montre.

ROSETTE, à part.

Je voudrais bien de même rattraper toutes mes nippes.

 

 

Scène IX

 

ROSETTE, CLARINE

 

CLARINE.

Qu’as-tu donc ? tu me parais bien inquiet ?

ROSETTE.

Je songe que nous ne devrions pas les laisser ainsi tête à tête : vois-tu, mon Maître est un drôle bien dangereux.

CLARINE.

Et de quoi t’embarrasses-tu, puisque leur tête à tête nous procure le plaisir d’être seuls ? Tu n’es pas si redoutable, toi ; et il me semble que tu te refroidis de beaucoup, depuis que je t’ai déclaré mon ardeur.

ROSETTE.

Que veux-ta que je te dise ? je trouve que tu n’es pas mon fait.

CLARINE.

Et que me manque-t-il donc ?

ROSETTE.

Tout, mon enfant.

CLARINE.

On dit que j’ai de l’esprit, que je parle assez bien.

ROSETTE.

Trop pour moi ; car comme j’aime à parler de mon côté, si nous vivions ensemble, nous ne pourrions jamais nous accorder, et ce serait toujours à qui aurait le dernier.

CLARINE.

Pour de la beauté, je ne m’en pique point : mais on me trouve cependant les traits assez délicats.

ROSETTE.

Et moi, j’aime les traits mâles.

CLARINE.

Ah ! traître, tu cherches des prétextes pour m’abandonner, mais si je croyais avoir une Rivale...

ROSETTE.

Oh ! non, je t’assure ; je n’aime pas assez les femmes pour cela.

CLARINE.

D’où vient donc ce retour d’indifférence ? Est-ce parce que je t’ai trop toc déclaré mon amour ?

ROSETTE.

Franchement, tu as été un peu trop vite en besogne, au moins, et pour une Coquette, tu ne sais pas ton métier. Quand une femme est véritablement amoureuse, elle doit le taire, et elle ne doit jamais dire qu’elle aime, que quand il n’en est rien.

CLARINE.

Tu me donnes-là un plaisant précepte. Ah ! petit scélérat que ta physionomie m’a trompée !

ROSETTE.

Tu le serais bien plus si je t’épousais, car enfin, nous n’avons pas de bien ni l’un ni l’autre.

CLARINE.

Apprends que j’ai plus de bien que tu n’en mérites : depuis que je suis dans cette maison, j’ai amassé plus de quinze cens francs, sans compter cette bague qui vaut encore son prix.

ROSETTE, bas.

Ah ! que vois-je ? c’est la bague que j’avais donnée à la Guillotière !

CLARINE.

Que dis-tu ?

ROSETTE.

Je dis que cette bague m’accommoderait assez.

CLARINE.

Hé bien, fais moi le plaisir de l’accepter. Mais j’entends monter quelqu’un, c’est, je crois, la Guillotière, il va peut-être t’insulter. Quoique ce soit un poltron, il a une épée, et tu n’en as point.

ROSETTE.

Si tu pouvais m’en trouver une, je l’aurais bientôt fait déguerpir.

CLARINE.

Viens, je vais te donner celle de notre Portier, mais ne va pas te faire tuer ; au moins.

ROSETTE.

Ne crains rien.

 

 

Scène X

 

LA GUILLOTIÈRE, seul

 

Licidas m’envoie devant pour savoir si son homme lui a fait un fidèle rapport, et si son Rival est effectivement ici. Mais outre qu’il fait déjà obscur dans cette Salle, c’est que je n’entends aucun bruit, il se sera sans doute évadé avec son Jasmin. Ah ! tête ! ah ? ventre ! ah ! mort ! Comment diable ! d’où me vient ce courage inopiné ? je suis entré ici en tremblant ; et depuis que j’y suis, j’enrage de me battre ! c’est apparemment à cause que je ne vois personne : car je me connais, je ne suis brave qu’avec ceux qui ne le sont pas, et je trouve que mon Maître m’a engagé dans une vilaine partie quarrée. Mais quelqu’un sort de chez Hortense, si c’était mon Rival ! n’importe, faisons bonne contenance, et s’il est aussi poltron que nous, n’en soyons pas la dupe...

 

 

Scène XI

 

ROSETTE, une épée au côté, LA GUILLOTIÈRE

 

ROSETTE.

Qui va là ?

LA GUILLOTIÈRE, tremblant.

Et qui va là, vous-même ? pour moi je ne bouge.

ROSETTE.

C’est le brave, l’intrépide, le redoutable Jasmin.

LA GUILLOTIÈRE.

Ah ! je suis mort.

ROSETTE.

Et vous, qui êtes-vous !

LA GUILLOTIÈRE.

Le pacifique, et le prudent la Guillotière.

ROSETTE.

Ah ! Monsieur de la Guillotière, vous avez trop de modestie. Hé bien ! qu’est-ce ? qu’en dirons-nous ? quelle nouvelle ?

LA GUILLOTIÈRE.

On dit que les duels sont défendus.

ROSETTE.

Cela est fâcheux pour de braves Gens comme nous ; mais enfin, nous sommes ici sans témoins, et notre affaire sera vidée dans un moment.

LA GUILLOTIÈRE.

Il ne nous appartient pas de nous battre avant nos Maîtres, il faut leur céder l’honneur.

ROSETTE.

Nous ne ferions ici que les embarrasser, notre combat ne sera pas long, comme je vous dis ; et en deux coups, l’un de nous sera par terre.

LA GUILLOTIÈRE.

Mal-peste ! est-ce là comme vous les expédiez ?

ROSETTE.

Dépêchons-nous, je vous prie, car j’ai encore deux hommes à tuer au coin de cette rue ; je leur ai donné rendez-vous, je crains qu’ils ne s’ennuient.

LA GUILLOTIÈRE.

Ah ! vous pouvez répondre à leur impatience ?

ROSETTE.

Non, non, je suis bien aise de commencer par vous, pour me mettre en haleine.

LA GUILLOTIÈRE.

C’est-à-dire que vous voulez ploter en attendant partie : mais, si nous nous battons, qui viendra nous séparer ?

ROSETTE.

Comment, nous séparer ? Du premier coup, je vous compte mort, je ne me bats jamais que je ne tue.

LA GUILLOTIÈRE.

Hé bien, si vous me comptez mort, vous n’avez qu’à vous en aller, comme si l’affaire était faite.

ROSETTE.

Mais je veux vous tuer tout de bon, et dans les règles.

LA GUILLOTIÈRE.

Ah ! je vous dispense des formalités.

ROSETTE.

Allons, allons, l’épée à la main.

LA GUILLOTIÈRE.

Je n’en ferai rien.

ROSETTE.

Oh ! parbleu ; je vous forcerai bien à vous battre.

LA GUILLOTIÈRE.

Et comment ?

ROSETTE.

Vous vous batterez, ou je vous donnerai cent coups de bâton.

LA GUILLOTIÈRE.

Hé bien, vous n’avez qu’à me les donner au plus vite, et que cela soit fini.

ROSETTE.

Commencez donc par me rendre votre épée. Mais ce n’est pas assez, je veux que vous renonciez à Clarine.

LA GUILLOTIÈRE.

Je n’y songe déjà plus.

ROSETTE.

Et que vous preniez une femme de ma main.

LA GUILLOTIÈRE.

Une femme de votre main !

ROSETTE.

Oui, cela vous épargnera, même les coups de bâton.

LA GUILLOTIÈRE.

C’est-à-dire, que le bois destiné pour mes épaules, passera sur mon front.

LISETTE.

Non, elle est sage, et j’en réponds comme de moi-même.

LA GUILLOTIÈRE.

Bonne caution ! mais tout coup vaille, il vaut mieux se marier que de mourir.

 

 

Scène XII

 

LICIDAS, LA GUILLOTIÈRE, ROSETTE

 

LICIDAS.

Est-ce toi, la Guillotière ?

LA GUILLOTIÈRE.

Oui, Monsieur.

LICIDAS.

Avec qui es-tu là ?

LA GUILLOTIÈRE.

Avec mon Rivai, Monsieur Jasmin.

LICIDAS.

Et ce beau Chevalier ne paraît point encore ?

ROSETTE.

Il n’est pas loin, et il ne paraîtra que trop tôt pour vous.

LICIDAS.

C’est ce que nous allons voir. Mais vous, comment avez-vous terminé votre affaire ?

LA GUILLOTIÈRE.

À l’amiable, j’épouserai une de ses Maîtresses.

LICIDAS.

Quoi ? lâche...

ROSETTE.

Ne faites pas tant le brave, vous serez peut-être trop heureux de recevoir une femme de la main de mon Maître.

LICIDAS.

Cela serait fort plaisant.

LA GUILLOTIÈRE.

Vous avez donc des Magasins de Maîtresses, vous autres.

ROSETTE.

Ne croyez pas rire, il nous en est encore venu deux, ces derniers jours, par la diligence de Lyon... Mais voici, Monsieur le Chevalier qui vous en assurera comme moi.

 

 

Scène XIII

 

LICIDAS, LUCILE, LA GUILLOTIÈRE, ROSETTE

 

Pendant cette Scène, Rosette tire doucement l’épée du côté de Licidas.

LICIDAS.

Ah ! vous voici donc à la fin, mon brave ?

LUCILE.

Nous allons savoir tout à l’heure si vous l’êtes : vous ne savez pas encore à qui vous avez affaire ; et si vous me voyez seulement en face...

LICIDAS.

Je n’ai pas besoin de vous voir, pour vous combattre.

LUCILE.

On me connaît à Lyon.

LICIDAS.

Et moi aussi, puisque j’en suis.

LUCILE.

Si vous en êtes, demandez à Licidas de quel bois je me chauffe.

LICIDAS.

Comment donc ! et pour qui connaissez-vous Licidas ?

LUCILE.

Pour un lâche que j’ai fait fuir.

LICIDAS.

Ah ! ma colère ne peut plus se contenir. Mais Ciel !

Il veut mettre l’épée à la main.

qu’est devenue mon épée ?

LUCILE.

Allons, allons, défendez-vous.

LA GUILLOTIÈRE.

Au Guet, au Guet, au Guet.

LICIDAS.

Ah ! je suis au désespoir.

 

 

Scène XIV

 

HORTENSE, LICIDAS, LUCILE, CLARINE avec deux Bougies à la main, LA GUILLOTIÈRE, ROSETTE

 

HORTENSE.

Comment, des épées nues chez moi ! Mais que vois-je ! Licidas désarmé par le Chevalier ?

CLARINE.

Jasmin vainqueur de la Guillotière !

ROSETTE.

Nous en désarmerions bien d’autres.

LICIDAS.

Ah ! je veux me venger de la trahison qu’on vient de me faire.

LUCILE, se découvrant.

Et contre qui te venger, perfide ? regarde-moi bien ?

LICIDAS.

Que vois-je ? c’est Lucile !

LUCILE.

Oui, lâche, c’est elle-même.

ROSETTE.

Et Jasmin est Rosette.

LA GUILLOTIÈRE.

Rosette ! hé ! oui, morbleu, c’est elle. Ah ! si je l’avais su !

HORTENSE.

Qu’est-ce que tout cela signifie ?

LUCILE.

Cela signifie, Madame, qu’ayant su que l’absence avait rendu Licidas inconstant, je suis partie de Lyon dans cet équipage, pour venir jouer ici le personnage que vous m’avez vu faire.

ROSETTE.

Oui, Madame, c’est ce qui nous a fait devenir les Rivaux de nos Amants.

HORTENSE.

Je ne puis revenir de ma surprise : Ah ! Clarine, que je suis honteuse d’avoir pris une femme pour un homme ?

CLARINE.

Hélas ! Madame, tous les jours, les meilleures connaisseuses y sont trompées.

HORTENSE.

Ah ! je ne veux plus entendre parler de Licidas, puisqu’il a pu trahir une si belle personne pour moi.

CLARINE.

C’est bien dit, Madame, avec le temps il vous aurait trahie pour une autre : pour moi, je renonce à jamais à la Guillotière.

LA GUILLOTIÈRE.

Oui, mais vous plairait-il aussi de renoncer à toutes les nippes que mon Maître et moi vous avons données ?

ROSETTE.

Ne te mets point en peine ; nous en avons déjà retiré une bonne partie.

LUCILE.

Que me pourrez-vous dire, Monsieur, pour vous justifier auprès de moi ?

LICIDAS.

Madame...

ROSETTE.

Oh ! Madame, laissons-là les reproches, s’il vous plaît, il faut leur pardonner : il y a longtemps qu’ils ne nous avaient vues ; ils croyaient ne nous plus revoir, ils ont trouvé de quoi s’amuser, ils s’y sont arrêtés : il ne faut jamais refuser le plaisir quand il se présente. Pour moi, je suis toujours pour le temps présent, j’entends des Violons, réjouissons-nous, je ne m’embarrasse pas qui nous les amène.

CLARINE.

C’était un petit Divertissement que nous voulions vous donner ce soir : Mais...

ROSETTE.

Nous allons toujours en profiter à bon compte, il faut prendre le temps comme il vient.

 

 

Second Intermède

 

Entrée de la Jeunesse et de quatre Amours.

UNE COQUETTE.

C’est souvent le temps de l’absence,

Qui rallume nos feux ;

Mais il est dangereux,

Que dans l’impatience,

On ne s’engage en d’autres nœuds.

Le tombeau de la confiance,

Pour les cœurs les plus amoureux,

C’est souvent le temps de l’absence.

Entrée de Coquettes et d’Amours.

Menuets.

UN AMOUR.

Jeunes beautés, ne laissez point vieillir

Les fruits charmants que le Printemps vous donne,

Aux Amours venez les offrir.

Au temps de l’Automne,

Personne

N’en voudra cueillir.

Entrée de gros Réjouis.

UN RÉJOUI.

Au temps jadis, dans l’amoureux Empire,

Sans être heureux on soupirait dix ans :

Au temps présent, à peine l’on désire,

Que l’on est aussitôt contents :

Oh !... l’heureux temps,

Ton, ten, ton, tenne,

Oh ! l’heureux temps.

DEUXIÈME RÉJOUI.

Du Procureur j’ai vu jadis la femme

N’oser prétendre aux titres éclatants :

Au temps présent on la nomme Madame,

Elle appelle ses Clercs... Mes Gens :

Oh !... l’heureux temps,

Ton, ten, ton, tenne,

Oh ! l’heureux temps.

TROISIÈME RÉJOUI.

On méprisait autrefois la Marotte.

Et l’on voyait triompher le bon sens :

Au temps présent nous voyons la Calotte

Un de nos premiers Régiments ;

Oh !... l’heureux temps,

Ton, ten, ton, tenne,

Oh ! l’heureux temps.

Entrée de Fous.

UN RÉJOUI.

Le temps est toujours prêt à fuir,

Goûtons les douceurs de la vie :

Le passé s’oublie,

L’avenir varie,

Il n’est rien tel que de jouir.

UNE COQUETTE.

Nos beaux ans vont s’évanouir.

Le plaisir s’offre, il le faut prendre :

Pourquoi s’en défendre ?

Que sert-il d’attendre ?

Il n’est rien tel que de jouir.

UN AMOUR.

Amants qu’on ne veut point ouïr,

Entrez dans des chaines nouvelles ;

Laissez-là les Belles,

Qui sont trop cruelles,

Il n’est rien tel que de jouir.

Au Parterre.

Nous cherchons à vous réjouir,

Jusqu’à ce que le temps ramène,

Muse Melpomène,

Troupe Italienne,

Il n’est rien tel que de jouir.

Entrée générale d’Amours, de Coquettes, de Fous, et de gros Réjouis.

 

 

TROISIÈME PARTIE

 

LE TRIOMPHE DU TEMPS FUTUR

 

 

Scène première

 

DAMON, HARDICRAC

 

DAMON.

Enfin, mon cher Hardicrac, après un voyage d’un an, me voici de retour à Paris, et dans la Maison de ma Sœur, qui sera bientôt votre femme, si le Ciel seconde mes intentions.

HARDICRAC.

Cadédis ! cher Damon, je me réjouis avec vous du bonheur que vous avez eu de me rencontrer dans votre route. Je vous félicite d’avoir fait l’acquisition d’un ami tel que moi.

DAMON.

Je ne puis mieux vous témoigner le plaisir que j’en ressens, mon cher Hardicrac, qu’en faisant tous mes efforts pour vous faire devenir mon Beau-frère ; ce ne fera pas peu que d’y parvenir. Car comme je vous l’ai déjà dit, en partant de Paris, je laissai ma Sœur inconsolable de la mort de son mari, et je ne doute pas que son deuil ne dure encore.

HARDICRAC.

Ah ! sandis, camarade, laissez faire : je suis né de tout temps pour consoler les affligés.

DAMON.

Quand les choses d’abord ne réussiraient pas, comme nous l’espérons, le temps est un grand Maître, il n’est point de douleurs qu’il n’apaise.

HARDICRAC.

En cas que le temps n’ait pas encore fait l’affaire, je possède l’art d’abréger ces délais.

DAMON.

Je sais, mon cher Baron d’Hardicrac, que tu ne manque pas de bonne opinion ; cependant entre nous, dans notre voyage, je t’ai vu souvent te flatter assez mal-à-propos. Quoiqu’il en soit, si tu avais connu tout le mérite du défunt, tu tomberais d’accord que la douleur de sa perte semble devoir être éternelle, et qu’une femme aussi vertueuse que ma Sœur...

HARDICRAC.

Bagatelles, fais seulement paraître ta veuve, présente-là moi, inondée d’un déluge de larmes ; d’un regard, je lui mets l’œil à sec.

DAMON.

Il est certain que si elle était persuadée comme moi, de tout ce que tu vaux, à la première vue elle se sentirait de l’inclination pour toi.

HARDICRAC.

N’en doutes point, cela est dans ton sang, d’adorer le vrai mérite.

DAMON.

Cela se peut : mais nous devons ménager son affliction, et prendre toutes les mesures nécessaires pour ne pas d’abord effaroucher sa douleur : je viens de la faire avertir de mon arrivée ; elle en fera sans doute surprise, n’ayant pu trouver l’occasion de lui écrire depuis mon départ. Mais j’entends descendre quelqu’un... Et c’est elle même.

 

 

Scène II

 

LUCINDE, AGATHE, LOLOTTE, DAMON, HARDICRAC

 

LUCINDE.

Quoi ! mon cher frère de retour à Paris ! quelle consolation pour moi !

DAMON.

Je ne puis exprimer le plaisir que j’ai de vous revoir, ma chère Sœur : je suis ravis que vous ayez enfin quitté ces longs crêpes, que vous vouliez porter toute votre vie.

LUCINDE.

Hé ! mon frère, ne faut-il pas se faire une raison ? mais, ne me rappeliez point, je vous prie, un temps si triste, et souffrez que je m’abandonne à toute la joie que me donne votre arrivée. Mes Filles, saluez votre Oncle.

DAMON.

Comme les Enfants croissent en peu d’années ? Hé bien, sont-elles toujours dans le dessein d’être Religieuses ? je les ai vues fort dans ce gout-là, et à moins que le temps ne les ait changées...

LUCINDE.

C’est ce que je ne crois pas : et d’ailleurs, la douleur que m’a causée la mort de leur Père, leur doit avoir fait faire bien des réflexions sur les chagrins qu’il y a à essuyer dans le mariage.

DAMON.

Il a ses agréments comme ses traverses : mais, laissons cela, et permettez que je vous présente le meilleur de mes Amis : j’en ai fait rencontre au commencement de mon voyage d’Espagne, et nous ne nous sommes pas quittés depuis.

LUCINDE.

Monsieur a la physionomie tout-à-fait heureuse ; et il ne faut que le voir, pour être persuadée de son mérite.

HARDICRAC.

Ah ! Madame... hé bien, sandis, que t’avais-je dit ?

DAMON.

Comme nos plaisirs et nos chagrins ont toujours été communs, il a pris beaucoup de part à la peine que je lui marquais ressentir de votre affliction : et sans vous connaître, il vous plaignait autant que moi.

LUCINDE.

Mon Frère, encore un coup, si vous me voulez faire plaisir, ne me parlez plus du défunt. J’ai été jusqu’ici si affligée, si affligée de sa perce, que j’ai pris le parti de n’y plus songer.

DAMON.

Je n’en parle ma Sœur, que pour vous faire entendre que dans ces fortes de malheurs, après avoir donné quelque chose à la bienséance, le plus prompt remède est toujours le meilleur. Vous êtes encore à la fleur de votre âge ; et un second mari...

LUCINDE.

Ah : mon cher Frère, que je suis ravie que vous pensiez de la sorte !

HARDICRAC.

Ah, cadédis, pour le coup, elle en tient.

LUCINDE.

Plusieurs partis s’étaient déjà présentés, un riche Négociant de Lyon, un Trésorier de Normandie, un Conseiller de Bretagne, un Gentilhomme Manseau...

HARDICRAC.

Hé si, si, si, Madame. Vous méritez un Gascon.

LUCINDE.

Ah ! Monsieur, que vous me frappez bien par mon endroit sensible ! j’ai toujours eu une estime toute particulière pour cette aimable Nation.

HARDICRAC.

J’ai bien connu d’abord que vous étiez de bon goût ; mais ces aimables enfants ne nous disent rien.

AGATHE.

Monsieur, où notre mère parle, c’est à nous de nous taire.

LOLOTTE.

Monsieur, nous écoutons pour en faire notre profit dans la suite.

LUCINDE.

Oh ! pour cela, elles sont élevées dans une grande modestie. Mais, mon Frère, vous devez être fatigué : je vais faire préparer votre Appartement, et celui de Monsieur, qui apparemment nous fera l’honneur de loger chez nous.

HARDICRAC.

Je regarde déjà la maison comme mienne, les gens de notre Pays ne sont pas façonniers.

LUCINDE.

Vous nous faites plaisir, Monsieur, d’en user ainsi, et je vais promptement...

DAMON.

Rien ne presse, ma Sœur, et je voudrais vous entretenir un moment. Faites retirer mes Nièces.

LUCINDE.

Nous aurons du temps de reste, j’ai aussi à vous parler ; mais laissez-moi auparavant donner tous les ordres nécessaires : Mes filles suivez-moi.

 

 

Scène III

 

DAMON, HARDICRAC

 

HARDICRAC.

L’aimable famille ! et sur tout cette fille aînée ! si je n’avais eu peur de désespérer la veuve, j’y aurais d’abord porté mes visées.

DAMON.

Cela est trop jeune pour toi ; et d’ailleurs, elle n’aura pas tant de bien que sa mère.

HARDICRAC.

Arrêtons-nous donc à ton premier dessein. Mais que cherche ici ce jeune homme ? je crois le connaître ! hé oui, c’est le Chevalier de Castelcric, mon Cousis et mon intime.

DAMON.

Apparemment qu’il t’aura vu entrer ici.

 

 

Scène IV

 

CASTELCRIC, HARDICRAC, DAMON

 

CASTELCRIC.

Que sont ces deux Messieurs seuls dans cette Salle ? Mais, que vois-je ?

HARDICRAC.

Je ne me trompe point, c’est lui-même, le Chevalier de Castel...

CASTELCRIC.

Le Baron d’Hardi...

HARDICRAC.

Cric.

CASTELCRIC.

Crac. Ah ! cher Cousis, que je t’embrasse ! il y avait mille ans que je ne t’avais vu. Je te suis obligé de ton bon souvenir.

HARDICRAC.

Il faudrait que je manquasse bien de mémoire, pour t’avoir oublié après un an.

CASTELCRIC.

Et quel est ce Gentilhomme que tu m’amènes-là avec toi ?

HARDICRAC.

Je ne te l’amène point, c’est lui-même qui m’a conduit ici chez sa Sœur.

CASTELCRIC.

Comment ?

HARDICRAC.

Oui, c’est le frère de la Patronne de la Caze.

CASTELCRIC.

Quoi ! Monsieur, serait-ce Damon, tant attendu, tant désiré, tant souhaité ?

HARDICRAC.

C’est lui-même.

CASTELCRIC.

Ah ! Monsieur, que je vous embrasse, et que je vous témoigne la joie que j’ai de votre retour.

DAMON.

Monsieur, c’est trop d’honneur que vous me faites.

HARDICRAC.

Je suis charmé Cousis, que tu te trouves à Paris dans le temps que je suis prêts de m’y marier : tu signeras sur mon Contrat, au moins.

CASTELCRIC.

Je m’en ferai un plaisir indicible ; mais j’ai un chagrin inexprimable de ce que tu ne t’es pas trouvé à temps pour signer au mien, et faire honneur à ma noce.

HARDICRAC.

Comment ! tu as pris femme ?

CASTELCRIC.

D’hier seulement. Comment, tu es dans cette maison, et tu n’en sais encore rien ? la Dame du Logis était pourtant de la Noce, et personne n’y a plus dansé qu’elle.

DAMON.

Comment. Ma Sœur au sortir de son deuil se trouver à une Noce ? cela n’est pas fort régulier.

CASTELCRIC.

Que voulez-vous dire ?

DAMON.

Je veux dire qu’il y a toujours certaines bienséances à observer, et que vous lui deviez épargner ce ridicule.

CASTELCRIC.

Et comment vouliez-vous que je fisse ?

DAMON.

Vous pouviez faire vos noces sans elle.

CASTELCRIC.

Comment, Cadédis ! faire mes noces sans la Mariée !

DAMON.

Comment la Mariée ?

CASTELCRIC.

Hé oui, sandis ! c’est votre Sœur que j’ai pris à femme.

DAMON.

Quoi ! Monsieur, vous êtes mon beau-frère ?

CASTELCRIC.

Si je le suis ? ah ! je vous en réponds : songez seulement à amasser beaucoup de bien, je vous fournirai des Héritiers de reste, ou Dieu me damne.

DAMON.

Ah ! mon cher ami, je tombe des nues.

HARDICRAC.

Ah cadédis ! si tu tombes des nues, je tombe moi du firmament.

CASTELCRIC.

Comment ?

HARDICRAC.

Je m’apprêtais à l’épouser.

CASTELCRIC.

Oh ! pour le coup, cousis, vous attendrez, s’il vous plaît qu’elle soit Veuve une seconde fois.

DAMON.

Je n’en puis revenir ; et je suis dans une colère...

HARDICRAC.

Oh ! point a emportement ; console-toi ; je te réponds qu’elle est en bonne main ; et que ne m’ayant pas, elle ne pouvait rencontrer mieux ; mais il faut s’ajuster : je devais être ton beau frère, je serai ton Neveu, j’épouse la fille aînée.

DAMON.

Que voulez-vous faire d’une innocente, est-elle en âge de conduire un ménage ? et d’ailleurs si le temps ne l’a changea, je l’ai toujours vue dans les sentiments d’être Religieuse : l’ignorance où on l’a toujours élevée...

HARDICRAC.

Laisse faire, si j’ai du talent pour consoler les affligées, je n’en ai pas moins pour enseigner les ignorantes.

 

 

Scène V

 

LUCINDE, AGATHE, LOLOTTE, DAMON, CASTELCRIC, HARDICRAC

 

HARDICRAC.

Venez, Madame, ne craignez point le ressentiment de votre Frère ; quoiqu’il m’eût destiné votre main, il approuve votre mariage avec Monsieur, et moi j’épouse cet aimable enfant. Ne le voulez-vous pas bien, ma charmante ?

AGATHE.

Moi ! je ne sais pas seulement ce que vous demandez.

LOLOTTE.

Monsieur demande à être votre mari : voyez que cela est difficile à entendre ? vous me faites pitié d’être si sotte à votre âge.

DAMON.

Et vous, Mademoiselle Lolotte, vous me paraissez un peu trop éveillée pour le vôtre.

LOLOTTE.

N’avez-vous pas vu marier ma chère Maman ? Hé bien, cela sera à peu près de même.

AGATHE.

Oui, mais ma Sœur, ma chère Mère avait déjà eu un Mari, et il me semble que je voudrais bien aussi en avoir un autre auparavant Monsieur.

LUCINDE.

Taisez-vous, sotte, vous ne savez ce que vous dites.

AGATHE.

Si je ne sais ce que je dis, je sais bien ce que je voudrais.

LUCINDE.

Ne vous arrêtez point à tous ses discours, Monsieur, je suis Maîtresse de ma Fille, il suffit que vous soyez du goût de mon Frère, et que mon Mari y consente, pour qu’elle soit votre femme dès demain, pourvu que vous ne fassiez point de difficulté d’épouser une fille aussi ingénue.

HARDICRAC.

Hé sandis, c’est ce que je cherche depuis si longtemps, qu’une fille neuve.

AGATHE.

Monsieur, je ne suis pas si sotte que vous pensez, et...

LUCINDE.

Oh, Mademoiselle, encore une fois, taisez- vous, et songez à m’obéir, et nous, passons dans mon Cabinet, nous parlerons de cette affaire avec plus de liberté.

 

 

Scène VI

 

AGATHE, LOLOTTE

 

LOLOTTE.

Ma Sœur, je vous félicite, et je suis ravie que vous établissez dans notre Famille la règle de marier les filles de bonne heure.

AGATHE.

Ah ! ma Sœur, j’aime mieux retourner dans le Couvent.

LOLOTTE.

N’en faites rien, ma Sœur, je vous prie, on m’en a fait sortir avec vous, on pourrait bien m’y faite rentrer de même, et je vous avoue que je n’en ai point du tout d’envie.

AGATHE.

Ah ? ma Sœur, si vous n’étiez pas un enfant, je vous confierais bien des choses.

LOLOTTE.

Comment donc un enfant ? Savez-vous bien que j’ai plus d’esprit dans mon petit doigt, que vous n’en avez dans toute votre personne : confiez-moi seulement votre secret, je vous écoute.

AGATHE.

Hélas ! j’aime, ma Sœur : Quoi ! cela ne vous surprend pas ?

LOLOTTE.

Non vraiment ; et je ne vois rien là de si extraordinaire. Et qui aimez-vous ?

AGATHE.

Ce jeune homme, dont la Sœur était avec nous dans le Couvent.

LOLOTTE.

Qui ? Dorante !

AGATHE.

C’est lui-même, il veut absolument m’épouser : jugez, ma Sœur, combien il sera fâché, si l’on m’en fait épouser un autre.

LOLOTTE.

Il faut lui donner avis de cela, et qu’il vienne au plutôt s’y opposer.

AGATHE.

Mais, ma Sœur...

LOLOTTE.

Quoi, mais ? Dans ces forces d’affaires, il faut se remuer : vous voudriez que Dorante fût votre mari, n’est-ce pas ?

AGATHE.

Assurément ; car nous nous sommes déjà donné une promesse de mariage l’un à l’autre.

LOLOTTE.

Comment donc ! mais vraiment, vous n’êtes pas si sotte que je pensais. Et comment ayez-vous pu lui parler ?

AGATHE.

Bon, il passe toutes les nuits sous nos fenêtres, et cette bonne Dévote, qui consolait ci-devant ma Mère dans son veuvage, a la charité de lui rendre mes Lettres, et de me rendre les siennes.

LOLOTTE.

Quoi, Madame Brigide ? je la croyais si scrupuleuse et si ridicule ! oh ! je suis ravie, qu’elle soit aussi charitable que vous dites.

AGATHE.

Comme elle ne s’est point trouvée aux noces de ma Mère, ayant renoncé à toutes les vanités du monde, je crains bien qu’elle ne vienne pas encore ici aujourd’hui, et je ne sais par qui faire avertir Dorante du malheur qui nous menace.

LOLOTTE.

Allez J’ai pitié de vous, et je me charge de ce soin.

AGATHE.

Quoi ! ma chère Sœur, vous pourriez me rendre ce service.

LOLOTTE.

Pourquoi non ? n’en feriez-vous pas autant pour moi dans l’occasion ?

AGATHE.

Ah ! très assurément : mais comment vous y prendrez-vous ?

LOLOTTE.

Que cela ne vous embarrasse point : j’ai ici des personnes à mon commandement, et vous aurez Dorante dans un moment, il ne loge qu’à deux pas de nous.

AGATHE.

Mais, ma Sœur, à qui allez-vous vous adresser pour lui porter cette nouvelle ? prenez garde.

LOLOTTE.

De quoi vous embarrassez-vous ? je crois que vous me prenez pour une bête : dans un moment, vous dis-je, votre affaire sera faite.

 

 

Scène VII

 

AGATHE, seul

 

Hélas ! j’étais bien plus heureuse lorsque je ne connaissais point l’Amour. J’ai vu Dorante, il m’a parlé ; j’ai pris plaisir à l’entendre, et le temps à fait le reste.

 

 

Scène VIII

 

AGATHE, LOLOTTE

 

LOLOTTE.

Ah ! ma Sœur, réjouissez-vous : dans le moment que j’allais envoyer chez Dorante, lui-même s’est présenté à ma vue. Je lui ai fait signe d’approcher, il est venu, et le voici.

 

 

Scène IX

 

AGATHE, LOLOTTE, DORANTE

 

DORANTE.

Charmante Agathe, quel heureux hasard me procure le plaisir de me trouver auprès de vous ? j’attendais avec impatience le moment de vous voir à votre fenêtre : et mon bonheur...

AGATHE.

Ah ! Dorante, je suis au désespoir.

DORANTE.

Qu’avez-vous, belle Agathe ?

AGATHE.

Mon Oncle Damon vient d’arriver, et ma Mère et lui veulent me marier dans l’instant à un autre que vous.

DORANTE.

Ah Ciel ? quel contretemps ! et demain mon père devoir vous demander pour moi à Madame votre Mère ; que vais-je devenir, chère Agathe ?

LOLOTTE.

Allons, ma Sœur, il faut montrer ici du courage : déclarez dans ce moment à ma Mère que vous aimez Monsieur, et que vous ne voulez point d’autre époux que lui.

AGATHE.

Ah ? ma Sœur, je n’aurai jamais la hardiesse...

LOLOTTE.

Ne craignez rien, je vous seconderai comme il faut.

AGATHE.

Je ne pourrai jamais...

DORANTE, se jetant à ses genoux.

Ah ! belle Agathe, au nom de notre amour, je vous conjure...

 

 

Scène X

 

LUCINDE, DAMON, HARDICRAC, DORANTE, AGATHE, LOLOTTE

 

LUCINDE.

Que vois-je ? un homme aux genoux de ma Fille ?

HARDICRAC.

Cadédis, quelle innocente !

DAMON.

Que veut dire ceci, Lolotte ?

LOLOTTE.

Cela veut dire, mon Oncle, que Monsieur aime ma Sœur, et que ma Sœur aime Monsieur, voilà tout ce que j’en sais.

HARDICRAC.

Ah ! sandis, où m’allais-je fourrer ? et à quel âge faut-il donc les prendre ?

DORANTE.

Oui, Madame, il est vrai que j’aime Mademoiselle votre Fille, et que mon Père devait demain vous la demander en mariage.

LUCINDE.

Monsieur, je connais votre Famille ; et c’est beaucoup d’honneur que vous nous vouliez faire, mais mon Frère a donné sa parole à Monsieur ; sans cela...

HARDICRAC.

Ah, Cadédis ! je lui rends : je veux une femme à moi seul.

DAMON.

Mais, mon ami, voilà toutes mes mesures rompues, et le désir que j’avais de te voir entrer dans notre Famille...

HARDICRAC.

Il n’y a encore rien de gâté, j’épouserai la petite.

LOLOTTE.

Moi, Monsieur ? fi donc ! que feriez-vous d’une morveuse comme moi ? n’auriez-vous pas de conscience ?

HARDICRAC.

Et sandis, vous croîtrez peut-être avec le temps ?

LOLOTTE.

Je l’espère bien ainsi : mais vous de votre côté, vous vieillirez, Monsieur.

HARDICRAC.

La petite personne ne laisse pas d’avoir des raisons piquantes.

LUCINDE.

Qu’est-ce-à-dire, Mademoiselle ? vous êtes bien en âge de raisonner comme vous faites ; on prendra bien vos avis là-dessus.

LOLOTTE.

Je sais pourtant que sans moi l’on ne peut rien faire, et je vous déclare par avance que je ne veux point de Monsieur.

LUCINDE.

La petite insolente ! Monsieur, ne vous arrêtez point à ses discours, je vous prie ; et ne vous fâchez point...

HARDICRAC.

Moi, au contraire, j’aime à voir dans les Filles de cet âge de ces petites pudeurs mutines, de ces aimables fiertés méprisantes. Cela m’annonce pour l’avenir, une vertu à toute épreuve, et je me flatte...

LOLOTTE.

Flattez-vous tant qu’il vous plaira, vous ne serez pas mon mari à bon compta, et j’y vais donner bon ordre.

 

 

Scène XI

 

LUCINDE, DAMON, HARDICRAC, AGATHE, DORANDE

 

DAMON.

Où va-t-elle donc, ma Sœur, et que veut-elle dire ?

LUCINDE.

C’est une petite évaporée, à qui il prend comme cela de petites fantaisies depuis un certain temps.

DAMON.

Cela me surprend, car avant mon départ elle était d’une docilité et d’une retenue si grande, qu’elle en paraissait toute sotte ; et maintenant je la trouve d’une vivacité extraordinaire : si cela va toujours en augmentant, avec le temps ce sera un petit diable.

HARDICRAC.

Laissez-moi faire, je la pétrirai à ma manière sitôt qu’elle sera mienne.

DAMON.

Commençons donc toujours par faire ce mariage en même temps que celui de Monsieur, puisqu’il me paraît que ma Sœur ne s’y oppose pas.

LUCINDE.

Mon mari est allé lui-même chez le Notaire pour le faire arriver plus vite ; et nous ferons dresser les deux contrats à l’heure même.

HARDICRAC.

C’est bien dit, et la cérémonie faite, je mets la petite Personne dans un Couvent, jusqu’à ce qu’elle soit en état d’être mienne.

 

 

Scène XII

 

CASTELCRIC, LUCINDE, DAMON, AGATHE, DORANTE, HARDICRAC

 

CASTELCRIC.

Je viens de poser le Notaire dans votre Cabinet, où il vous attend la plume à la main. J’amène avec moi les Violons, qui doivent célébrer mon lendemain ; mais que veut dire que j’ai trouvé là-bas votre Fille Lolotte, avec le petit Clitandre qui tous deux se désespèrent ?

LUCINDE.

Le petit Clitandre !

CASTELCRIC.

Oui, le Fils du Président qui occupe la moitié de cette Maison...  Mais cadédis le voici.

 

 

Scène XIII

 

CASTELCRIC, LUCINDE, DAMON, AGATHE, DORANTE, HARDICRAC, LE PETIT CLITANDRE

 

LE PETIT CLITANDRE.

Non Mademoiselle, vous avez beau faire. Je veux absolument lui dire deux mots, et l’on ne m’enlèvera pas ainsi ma Maîtresse à ma barbe.

LOLOTTE.

Mais, mon cher, n’allez point vous exposer...

LE PETIT CLITANDRE.

Je ne crains rien ; je suis bon pour lui ; j’ai trois mois de Salle, afin que vous le sachiez.

DAMON.

Que veut dire tout ceci ?

LUCINDE.

À qui en veut donc ce petit drôle-là ?

LE PETIT CLITANDRE.

Petit drôle tant qu’il vous plaira, Madame : mais j’aime Mademoiselle votre Fille, et j’en suis aimé, et je ne souffrirai point qu’elle soit la femme d’un autre.

HARDICRAC.

Oh ! pour le coup je ne m’attendais pas à celui-là.

LE PETIT CLITANDRE.

Est-ce vous, Monsieur, qui êtes assez téméraire pour vouloir m’enlever ma conquête ?

HARDICRAC.

Cadédis, ce petit bonhomme me réjouit.

LE PETIT CLITANDRE.

Morbleu, Monsieur, si je vous réjouis, votre figure m’afflige, entendez-vous ?

LUCINDE.

Qu’est-ce donc que tout cela signifie ? je vous trouve bien impertinent, morveux que vous êtes d’oser aimer ma fille.

LE PETIT CLITANDRE.

Madame, vous pouvez tout dire. Je sais le respect que je vous dois ; mais si Monsieur a du cœur, je lui ferai voir que je ne suis pas un morveux.

HARDICRAC.

Comment, vous voulez dégainer avec moi ?

LE PETIT CLITANDRE.

Oui, Monsieur, si vous vous obstinez à vouloir épouser Mademoiselle Lolotte, il faut que vous ayez ma vie, ou que j’aie la votre.

LOLOTTE.

Oh ! pour celui-là, Monsieur, je vous défend de vous battre.

LE PETIT CLITANDRE.

Comment, Mademoiselle, vous aimez donc mieux épouser Monsieur.

LOLOTTE.

Je ne vous dis pas cela ; mais je ne veux pas que l’on vous tue.

LE PETIT CLITANDRE.

Et si je vous perds, croyez-vous que je puisse vivre ?

DAMON.

Ces pauvres enfants me sont pitié.

HARDICRAC.

Assurément ce jeune homme est de race Gasconne.

LOLOTTE, aux genoux de Damon.

Ah ! mon cher Oncle, priez ma chère Maman de me marier avec mon petit ami.

LE PETIT CLITANDRE.

Madame, je vous conjure par tout ce qui vous est de plus cher au monde, de ne point donner Mademoiselle Lolotte à d’autre qu’à moi.

HARDICRAC.

Ah ! sandis, je n’y puis plus tenir : allez mes enfants, je vous marie, moi : allons cousis, il faut finir cette affaire.

CASTELCRIC.

Je le veux de tout mon cœur ; mais cependant voilà trois fois qu’on te passe la plume par le bec.

HARDICRAC.

Que veux-tu que j’y fasse, je m’en console, dans l’espérance où je suis de faire un jour une fortune des plus considérables : je ne puis que plaindre ces Belles, de n’avoir point le bonheur de me posséder.

CASTELCRIC.

Pour les en consoler d’avance, songeons à leur mariage avec ces Messieurs.

LUCINDE.

Mais, mon cher mari, Lolotte est bien petite !

LOLOTTE.

Laissez faire, ma chère Maman, je deviendrai bientôt grande, tout vient avec le temps : il vous a consolée de la mort de votre mari ? il a donné de l’amour et de l’esprit à ma Sœur, et j’espère qu’il me donnera bientôt tout ce qui me manque.

HARDICRAC.

C’est penser à merveille ; espérons toujours, c’est le moyen de goûter par avance les douceurs d’un heureux avenir.

CASTELCRIC.

Et c’est sur quoi roule le petit Divertissement que vous allez voir.

 

 

Troisième Intermède

 

Entrée de Bohémiennes et de Matelots.

UNE MATELOTE.

Rondeau.

L’Espérance,

Du temps passé soulage les regrets,

Et fait aux Mortels par avance,

Goûter dans l’avenir les biens les plus parfaits,

Ne perdons jamais

L’espérance.

Entrée de Bohémiennes et de Matelots.

UNE BOHÉMIENNE.

De l’espérance

Les plaisirs sont doux :

Ne fussent-ils qu’en apparence.

Sans cesse espérons, flattons-nous,

Car bien souvent la jouissance

Se trouve au dessous

De l’espérance.

Vaudeville

UNE BOHÉMIENNE.

Je vois une veuve pleurer,

Et prête à se désespérer,

De la mort d’un époux fidèle :

Mais pour voir ses vives douleurs

Changer en nouvelles ardeurs...

Ah ! c’est au Temps que j’en appelle.

UN BOHÉMIEN.

Iris vend cher à ses Galants

Les faveurs de ses jeunes ans,

Ils sont tous ruinés par elle :

Mais pour la voir dans son déclin

La dupe de quelque Blondin...

Ah ! c’est au Temps que j’en appelle.

UN BOHÉMIEN.

Dans le Poste où la Cour l’a mis,

Blaise compte nombre d’amis,

Chacun suit sa faveur nouvelle :

Mais pour le voir abandonné,

Dès que la roue aura tourné...

Ah ! c’est au Temps que j’en appelle.

UN MATELOT.

En tous lieux ce nouvel époux,

De sa femme fait le jaloux,

Il observe partout la belle :

Pour le voir garder le manteau,

Et tirer sa part du gâteau...

Ah ! c’est au Temps que j’en appelle.

LOLOTTE.

Les grandes Filles d’à présent,

Me traitent de petite enfant,

Pour moi quelle douleur mortelle :

Mais leur beauté dépérira,

Tandis que la mienne croîtra...

Ah ! c’est au Temps que j’en appelle.

UNE COMÉDIENNE, au Parterre.

À nos trois sujets différents,

S’il manque certains agréments,

Du moins l’idée en est nouvelle :

Contre le Critique envieux,

Parterre si judicieux...

Ah ! c’est au temps que j’en appelle.

Entrée générale.

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