La Princesse de Navarre (VOLTAIRE)

Comédie-ballet en trois actes.

Fête donnée par le roi en son château de Versailles, le 23 février 1745.

La musique des divertissements était de Rameau.

 

Personnages

 

Personnages chantants dans tous les chœurs

 

QUINZE FEMMES

VINGT-CINQ HOMMES

 

Personnages du poème

 

CONSTANCE, princesse de Navarre

LE DUC DE FOIX

DON MORILLO, seigneur de campagne

SANCHETTE, fille de Morillo

LÉONOR, l’une des femmes de la princesse

HERNAND, écuyer du duc

GUILLOT, jardinier

UN OFFICIER DES GARDES

UN ALCADE

SUITE

 

La scène est dans les jardins de don Morillo, sur les confins de la Navarre.

 

 

AVERTISSEMENT

 

Le roi a voulu donner à madame la dauphine une fête qui ne fût pas seulement un de ces spectacles poulies yeux, tels que toutes les nations peuvent les donner, et qui, passant avec l’éclat qui les accompagne, ne laissent après eux aucune trace. Il a commandé un spectacle qui pût à la fois servir d’amusement à la cour, et d’encouragement aux beaux arts, dont il sait que la culture contribue à la gloire de son royaume. M. le duc de Richelieu, premier gentilhomme de la chambre, en exercice, a ordonné cette fête magnifique.

Il a fait élever un théâtre de cinquante-six pieds de profondeur dans le grand manège de Versailles, et a fait construire une salle dont les décorations et les embellissements sont tellement ménagés que tout ce qui sert au spectacle doit s’enlever en une nuit, et laisser la salle ornée pour un bal paré, qui doit former la fête du lendemain.

Le théâtre et les loges ont été construits avec la magnificence convenable, et avec le goût qu’on connaît depuis longtemps dans ceux qui ont dirigé ces préparatifs.

On a voulu réunir sur ce théâtre tous les talents qui pourraient contribuer aux agréments de la fête, et rassembler à la fois tous les charmes de la déclamation, de la danse et de la musique, afin que la personne auguste à qui cette fête est consacrée pût connaître tout d’un coup les talents qui doivent être dorénavant employés à lui plaire.

On a donc voulu que celui qui a été chargé de composer la fête fît un de ces ouvrages dramatiques où les divertissements en musique forment une partie du sujet, où la plaisanterie se mêle à l’héroïque, et dans lesquels on voit un mélange de l’opéra, de la comédie et de la tragédie.

On n’a pu ni dû donner à ces trois genres toute leur étendue ; on s’est efforcé seulement de réunir les talents de tous les artistes qui se distinguent le plus, et l’unique mérite de l’auteur a été de faire valoir celui des autres.

Il a choisi le lieu de la scène sur les frontières de la Castille, et il en a fixé l’époque sous le roi de France Charles V, prince juste, sage et heureux, contre lequel les Anglais ne purent prévaloir, qui secourut la Castille, et qui lui donna un monarque.

Il est vrai que l’histoire n’a pu fournir de semblables allégories pour l’Espagne ; car il y régnait alors un prince cruel, à ce qu’on dit, et sa femme n’était point une héroïne dont les enfants fussent des héros. Presque tout l’ouvrage est donc une fiction dans laquelle il a fallu s’asservir à introduire un peu de bouffonnerie au milieu des plus grands intérêts, et des fêtes au milieu de la guerre.

Ce divertissement a été exécuté le 23 février 1745, vers les six heures du soir. Le roi s’est placé au milieu de la salle, environné de la famille royale, des princes et des princesses de son sang, et des dames de la cour, qui formaient un spectacle beaucoup plus beau que tous ceux qu’on pouvait leur donner.

Il eût été à désirer qu’un plus grand nombre de Français eût pu voir cette assemblée, tous les princes de cette maison qui est sur le trône longtemps avant les plus anciennes du monde, cette foule de dames parées de tous les ornements qui sont encore des chefs-d’œuvre du goût de la nation, et qui étaient effacés par elles ; enfin cette joie noble et décente qui occupait tous les cœurs, et qu’on lisait dans tous les yeux.

On est sorti du spectacle à neuf heures et demie, dans le même ordre qu’on était entré ; alors on a trouvé toute la façade du palais et des écuries illuminée. La beauté de cette fête n’est qu’une faible image de la joie d’une nation qui voit réunir le sang de tant de princes auxquels elle doit son bonheur et sa gloire.

Sa Majesté, satisfaite de tous les soins qu’on a pris pour lui plaire, a ordonné que ce spectacle fût représenté encore une seconde fois.

 

 

PROLOGUE

DE LA FÊTE POUR LE MARIAGE DE MGR LE DAUPHIN

 

LE SOLEIL descend dans son char, et prononce ces paroles.

L’inventeur des beaux arts, le dieu de la lumière,

Descend du haut des cieux dans le plus beau séjour

Qu’il puisse contempler en sa vaste carrière.

 

La Gloire, l’Hymen et l’Amour,

Astres charmants de cette cour,

Y répandent plus de lumière

Que le flambeau du dieu du jour.

 

J’envisage en ces lieux le bonheur de la France

Dans ce roi qui commande à tant de cœurs soumis ;

Mais, tout dieu que je suis, et dieu de l’éloquence,

Je ressemble à ses ennemis,

Je suis timide en sa présence.

 

Faut-il qu’ayant tant d’assurance

Quand je fais entendre son nom,

Il ne m’inspire ici que de la défiance ?

Tout grand homme a de l’indulgence,

Et tout héros aime Apollon.

Qui rend son siècle heureux veut vivre en la mémoire.

Pour mériter Homère, Achille a combattu.

Si l’on dédaignait trop la gloire,

On chérirait peu la vertu.

Tous les acteurs bordent le théâtre, représentant les Muses et les beaux Arts.

Ô vous qui lui rendez tant de divers hommages,

Vous qui le couronnez, et dont il est l’appui,

N’espérez pas pour vous avoir tous les suffrages

Que vous réunissez pour lui.

 

Je sais que de la cour la science profonde

Serait de plaire à tout le monde ;

C’est un art qu’on ignore, et peut-être les dieux

En ont cédé l’honneur au maître de ces lieux.

 

Muses, contentez-vous de chercher à lui plaire ;

Ne vantez point ici d’une voix téméraire

La douceur de ses lois, les efforts de son bras,

Thémis, la Prudence et Bellone,

Conduisant son cœur et ses pas,

La bonté généreuse assise sur son trône,

Le Rhin libre par lui, l’Escaut épouvanté,

Les Apennins fumants que sa foudre environne ;

Laissons ces entretiens à la postérité,

Ces leçons à son fils, cet exemple à la terre :

Vous graverez ailleurs, dans les fastes des temps,

Tous ces terribles monuments,

Dressés par les mains de la Guerre.

Célébrez aujourd’hui l’hymen de ses enfants,

Déployez l’appareil de vos jeux innocents.

L’objet qu’on désirait, qu’on admire et qu’on aime,

Jette déjà sur vous des regards bienfaisants :

On est heureux sans vous ; mais le bonheur suprême

Veut encor des amusements.

 

Cueillez toutes les fleurs, et parez-en vos têtes ;

Mêlez tous les plaisirs, unissez tous les jeux,

Souffrez le plaisant même ; il faut de tout aux fêtes,

Et toujours les héros ne sont pas sérieux.

Enchantez un loisir, hélas ! trop peu durable.

Ce peuple de guerriers, qui ne paraît qu’aimable,

Vous écoute un moment, et revole aux dangers.

Leur maître en tous les temps veille sur la patrie.

Les soins sont éternels, ils consument la vie ;

Les plaisirs sont trop passagers.

Il n’en est pas ainsi de la vertu solide ;

Cet hymen l’éternisé : il assure à jamais

À cette race auguste, à ce peuple intrépide,

Des victoires et des bienfaits.

 

Muses, que votre zèle à mes ordres réponde.

Le cœur plein des beautés dont cette cour abonde,

Et que ce jour illustre assemble autour de moi,

Je vais voler au ciel, à la source féconde

De tous les charmes que je voi ;

Je vais, ainsi que votre roi,

Recommencer mon cours pour le bonheur du monde.

 

 

NOUVEAU PROLOGUE DE LA PRINCESSE DE NAVARRE,

ENVOYÉ À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU, POUR LA REPRÉSENTATION QU’IL FIT DONNER À BORDEAUX, LE 26 NOVEMBRE 1764

 

Nous osons retracer cette fête éclatante

Que donna dans Versailles au plus aimé des rois

Le héros qui le représente,

Et qui nous fait chérir ses lois.

 

Ses mains en d’autres lieux ont porté la victoire ;

Il porte ici le goût, les beaux arts et les jeux ;

Et c’est une nouvelle gloire.

Mars fait des conquérants, la paix fait des heureux.

 

Des Grecs et des Romains les spectacles pompeux

De l’univers encore occupent la mémoire ;

Aussi bien que leurs camps, leurs cirques sont fameux.

Melpomène, Thalie, Euterpe et Terpsichore

Ont enchanté les Grecs et savent plaire encore

À nos Français polis, et qui pensent comme eux.

La guerre défend la patrie,

Le commerce peut l’enrichir ;

Les lois font son repos, les arts la font fleurir.

La valeur, les talents, les travaux, l’industrie,

Tout brille parmi vous : que vos heureux remparts

Soient le temple éternel de la paix et des arts.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

CONSTANCE, LÉONOR

 

LÉONOR.

Ah ! quel voyage et quel séjour

Pour l’héritière de Navarre !

Votre tuteur, don Pèdre, est un tyran barbare :

Il vous force à fuir de sa cour.

Du fameux duc de Foix vous craignez la tendresse ;

Vous fuyez la haine et l’amour ;

Vous courez la nuit et le jour

Sans page et sans dame d’atour.

Quel état pour une princesse !

Vous vous exposez tour à tour

À des dangers de toute espèce.

CONSTANCE.

J’espère que demain ces dangers, ces malheurs,

De la guerre civile effet inévitable,

Seront au moins suivis d’un ennui tolérable ;

Et je pourrai cacher mes pleurs

Dans un asile inviolable.

Ô sort ! à quels chagrins me veux-tu réserver ?

De tous côtés infortunée,

Don Pèdre aux fers m’avait abandonnée ;

Gaston de Foix veut m’enlever.

LÉONOR.

Je suis de vos malheurs comme vous occupée ;

Malgré mon humeur gaie, ils troublent ma raison ;

Mais un enlèvement, ou je suis fort trompée,

Vaut un peu mieux qu’une prison.

Contre Gaston de Foix quel courroux vous anime ?

Il veut finir votre malheur ;

Il voit ainsi que nous don Pèdre avec horreur.

Un roi cruel qui vous opprime

Doit vous faire aimer un vengeur.

CONSTANCE.

Je hais Gaston de Foix autant que le roi même.

LÉONOR.

Et pourquoi ? parce qu’il vous aime ?

CONSTANCE.

Lui, m’aimer ! nos parents se sont toujours haïs.

LÉONOR.

Belle raison !

CONSTANCE.

Son père accabla ma famille.

LÉONOR.

Le fils est moins cruel, madame, avec la fille ;

Et vous n’êtes point faits pour vivre en ennemis.

CONSTANCE.

De tout temps la haine sépare

Le sang de Foix et le sang de Navarre.

LÉONOR.

Mais l’amour est utile aux raccommodements.

Enfin dans vos raisons je n’entre qu’avec peine ;

Et je ne crois point que la haine

Produise les enlèvements.

Mais ce beau duc de Foix que votre cœur déteste,

L’avez-vous vu, madame ?

CONSTANCE.

Au moins mon sort funeste

À mes yeux indignés n’a point voulu l’offrir.

Quelque hasard aux siens m’a pu faire paraître.

LÉONOR.

Vous m’avouerez qu’il faut connaître

Du moins avant que de haïr.

CONSTANCE.

J’ai juré, Léonor, au tombeau de mon père,

De ne jamais m’unir à ce sang que je hais.

LÉONOR.

Serment d’aimer toujours, ou de n’aimer jamais,

Me paraît un peu téméraire.

Enfin, de peur des rois et des amants, hélas !

Vous allez dans un cloître enfermer tant d’appas.

CONSTANCE.

Je vais dans un couvent tranquille,

Loin de Gaston, loin des combats,

Cette nuit trouver un asile.

LÉONOR.

Ah ! c’était à Burgos, dans votre appartement,

Qu’était en effet le couvent.

Loin des hommes renfermée,

Vous n’avez pas vu seulement

Ce jeune et redoutable amant

Qui vous avait tant alarmée.

Grâce aux troubles affreux dont nos étals sont pleins,

Au moins dans ce château nous voyons des humains.

Le maître du logis, ce baron qui vous prie

À dîner malgré vous, faute d’hôtellerie,

Est un baron absurde, ayant assez de bien,

Grossièrement galant avec peu de scrupule ;

Mais un homme ridicule

Vaut peut-être encor mieux que rien.

CONSTANCE.

Souvent dans le loisir d’une heureuse fortune

Le ridicule amuse ; on se prête à ses traits ;

Mais il fatigue, il importune

Les cœurs infortunés et les esprits bien faits.

LÉONOR.

Mais un esprit bien fait peut remarquer, je pense,

Ce noble cavalier si prompt à vous servir,

Qu’avec tant de respects, de soins, do complaisance,

Au devant de vos pas nous avons vu venir.

CONSTANCE.

Vous le nommez ?

LÉONOR.

Je crois qu’il se nomme Alamir.

CONSTANCE.

Alamir ? il paraît d’une toute autre espèce

Que monsieur le baron.

LÉONOR.

Oui, plus de politesse,

Plus de monde, de grâce.

CONSTANCE.

Il porte dans son air

Je ne sais quoi de grand...

LÉONOR.

Oui.

CONSTANCE.

De noble...

LÉONOR.

Oui.

CONSTANCE.

De fier.

LÉONOR.

Oui ; j’ai cru même y voir je ne sais quoi de tendre.

CONSTANCE.

Oh ! point : dans tous les soins qu’il s’empresse à nous rendre

Son respect est si retenu !

LÉONOR.

Son respect est si grand qu’en vérité j’ai cru

Qu’il a deviné votre altesse.

CONSTANCE.

Les voici ; mais surtout point d’altesse en ces lieux :

Dans mes destins injurieux

Je conserve le cœur, non le rang de princesse.

Garde de découvrir mon secret à leurs yeux ;

Modère ta gaîté déplacée, imprudente ;

Ne me parle point en suivante.

Dans le plus secret entretien

Il faut t’accoutumer à passer pour ma tante.

LÉONOR.

Oui, j’aurai cet honneur ; je m’en souviens très bien.

CONSTANCE.

Point de respect, je te l’ordonne.

 

 

Scène II

 

DON MORILLO, LE DUC DE FOIX, en jeune officier, d’un coté du théâtre, de l’autre, CONSTANCE, LÉONOR

 

MORILLO, au duc de Foix, qu’il prend toujours pour Alamir.

Oh ! oh ! qu’est-ce donc que j’entends ?

La tante est tutoyée ! Ah ! ma foi, je soupçonne

Que cette tante-là n’est pas de ses parents.

Alamir, mon ami, je crois que la friponne,

Ayant sur moi du dessein,

Pour renchérir sa personne

Prit cette tante en chemin.

LE DUC DE FOIX.

Non, je ne le crois pas ; elle paraît bien née ;

La vertu, la noblesse éclate en ses regards.

De nos troubles civils les funestes hasards

Près de votre château l’ont sans doute amenée.

MORILLO.

Parbleu, dans mon château je prétends la garder ;

En bon parent tu dois m’aider :

C’est une bonne aubaine ; et des nièces pareilles

Se trouvent rarement, et m’iraient à merveilles.

LE DUC DE FOIX.

Gardez de les laisser échapper de vos mains.

LÉONOR, à la princesse.

On parle ici de vous, et l’on a des desseins.

MORILLO.

Je réponds de leur complaisance.

Il s’avance vers la princesse de Navarre.

Madame, jamais mon château...

Au duc de Foix.

Aide-moi donc un peu.

LE DUC DE FOIX, bas.

Ne vit rien de si beau.

MORILLO.

Ne vit rien de si beau... Je sens en sa présence

Un embarras tout nouveau :

Que veut dire cela ? Je n’ai plus d’assurance.

LE DUC DE FOIX.

Son aspect en impose, et se fait respecter.

MORILLO.

À peine elle daigne écouter.

Ce maintien réservé glace mon éloquence ;

Elle jette sur nous un regard bien altier !

Quels grands airs ! Allons donc, sers-moi de chancelier,

Explique-lui le reste, et touche un peu son âme.

LE DUC DE FOIX.

Ah ! que je le voudrais... Madame,

Tout reconnaît ici vos souveraines lois ;

Le ciel, sans doute, vous a faite

Pour en donner aux plus grands rois.

Mais du sein des grandeurs on aime quelquefois

À se cacher dans la retraite.

On dit que les dieux autrefois

Dans de simples hameaux se plaisaient à paraître :

On put souvent les méconnaître ;

On ne peut se méprendre aux charmes que je vois.

MORILLO.

Quels discours ampoulés ! quel diable de langage !

Es-tu fou ?

LE DUC DE FOIX.

Je crains bien de n’être pas trop sage.

À Léonor.

Vous qui semblez la sœur de cet objet divin,

De nos empressements daignez être attendrie ;

Accordez un seul jour, ne partez que demain ;

Ce jour le plus heureux, le plus beau de ma vie,

Du reste de nos jours va régler le destin.

À Morillo.

Je parle ici pour vous.

MORILLO.

Eh bien, que dit la tante ?

LÉONOR.

Je ne vous cache point que cette offre me tente ;

Mais, madame... ma nièce...

MORILLO, à Léonor.

Oh ! c’est trop de raison.

À la fin je serai le maître en ma maison.

Ma tante, il faut souper alors que l’on voyage ;

Petites façons et grands airs,

À mon avis, sont des travers.

Humanisez un peu cette nièce sauvage.

Plus d’une reine en mon château

A couché dans la route, et l’a trouvé fort beau.

CONSTANCE.

Ces reines voyageaient en des temps plus paisibles,

Et vous savez quel trouble agite ces états.

À tous vos soins polis nos cœurs seront sensibles :

Mais nous partons ; daignez ne nous arrêter pas.

MORILLO.

La petite obstinée ! Ou courez-vous si vite ?

CONSTANCE.

Au couvent.

MORILLO.

Quelle idée ! et quels tristes projets !

Pourquoi préférez-vous un aussi vilain gîte ?

Qu’y pourriez-vous trouver ?

CONSTANCE.

La paix.

LE DUC DE FOIX.

Que cette paix est loin de ce cœur qui soupire !

MORILLO.

Eh bien ! espères-tu de pouvoir la réduire ?

LE DUC DE FOIX.

Je vous promets du moins d’y mettre tout mon art.

MORILLO.

J’emploierai tout le mien.

LÉONOR.

Souffrez qu’on se retire ;

Il faut ordonner tout pour ce prochain départ.

Elles font un pas vers la porte.

LE DUC DE FOIX.

Le respect nous défend d’insister davantage ;

Vous obéir en tout est le premier devoir.

Ils font une révérence.

Mais quand on cesse de vous voir,

En perdant vos beaux yeux, on garde votre image.

 

 

Scène III

 

LE DUC DE FOIX, DON MORILLO

 

MORILLO.

On ne partira point, et j’y suis résolu.

LE DUC DE FOIX.

Le sang m’unit à vous, et c’est une vertu

D’aider dans leurs desseins des parents qu’on révère.

MORILLO.

La nièce est mon vrai fait, quoiqu’un peu froide et fière ;

La tante sera ton affaire

Et nous serons tous deux contents.

Que me conseilles-tu ?

LE DUC DE FOIX.

D’être aimable, de plaire.

MORILLO.

Fais-moi plaire.

LE DUC DE FOIX.

Il y faut mille soins complaisants,

Les plus profonds respects, des fêtes et du temps.

MORILLO.

J’ai très peu de respect ; le temps est long ; les fêtes

Coûtent beaucoup, et ne sont jamais prêtes

C’est de l’argent perdu.

LE DUC DE FOIX.

L’argent fut inventé

Pour payer, si l’on peut, l’agréable et l’utile.

Et jamais le plaisir fut-il trop acheté ?

MORILLO.

Comment t’y prendras-tu ?

LE DUC DE FOIX.

La chose est très facile.

Laissez-moi partager les frais.

Il vient de venir ici près

Quelques comédiens de France,

Des troubadours experts dans la haute science,

Dans le premier des arts, le grand art du plaisir :

Ils ne sont pas dignes, peut-être,

Des adorables yeux qui les verront paraître ;

Mais ils savent beaucoup, s’ils savent réjouir.

MORILLO.

Réjouissons-nous donc.

LE DUC DE FOIX.

Oui, mais avec mystère.

MORILLO.

Avec mystère, avec fracas,

Sers-moi tout comme tu voudras ;

Je trouve tout fort bon quand j’ai l’amour en tête.

Prépare ta petite fête ;

De mes menus plaisirs je te fais l’intendant.

Je veux subjuguer la friponne,

Avec son air important,

Et je vais pour danser ajuster ma personne.

 

 

Scène IV

 

LE DUC DE FOIX, HERNAND

 

LE DUC DE FOIX.

Hernand, tout est-il prêt ?

HERNAND.

Pouvez-vous en douter ?

Quand monseigneur ordonne, on sait exécuter.

Par mes soins secrets tout s’apprête

Pour amollir ce cœur et si fier et si grand.

Mais j’ai grand’peur que votre fête

Réussisse aussi mal que votre enlèvement.

LE DUC DE FOIX.

Ah ! c’est là ce qui fait la douleur qui me presse :

Je pleure ces transports d’une aveugle jeunesse,

Et je veux expier le crime d’un moment

Par une éternelle tendresse.

Tout me réussira, car j’aime à la fureur.

HERNAND.

Mais en déguisements vous avez du malheur :

Chez don Pèdre en secret j’eus l’honneur de vous suivre

En qualité de conjuré ;

Vous fûtes reconnu, tout prêt d’être livré,

Et nous sommes heureux de vivre :

Vos affaires ici ne tournent pas trop bien,

Et je crains tout pour vous.

LE DUC DE FOIX.

J’aime, et je ne crains rien.

Mon projet avorté, quoique plein de justice,

Dut sans doute être malheureux ;

Je ne méritais pas un destin plus propice,

Mon cœur n’était point amoureux.

Je voulais d’un tyran punir la violence ;

Je voulais enlever Constance,

Pour unir nos maisons, nos noms et nos amis ;

La seule ambition fut d’abord mon partage.

Belle Constance, je vous vis ;

L’amour seul arme mon courage.

HERNAND.

Elle ne vous vit point ; c’est là votre malheur :

Vos grands projets lui firent peur,

Et dès qu’elle en fut informée,

Sa fureur contre vous dès longtemps allumée

En avertit toute la cour.

Il fallut fuir alors.

LE DUC DE FOIX.

Elle fuit à son tour.

Nos communs ennemis la rendront plus traitable.

HERNAND.

Elle hait votre sang.

LE DUC DE FOIX.

Quelle haine indomptable

Peut tenir contre tant d’amour ?

HERNAND.

Pour un héros tout jeune et sans expérience,

Vous embrassez beaucoup de terrain à la rois :

Vous voudriez finir la mésintelligence

Du sans de Navarre et de Foix ;

Vous avez en secret avec le roi de France

Un chiffre de correspondance ;

Contre un roi formidable ici vous conspirez ;

Vous y risquez vos jours et ceux des conjurés ;

Vos troupes vers ces lieux s’avancent à la file ;

Vous préparez la guerre au milieu des festins ;

Vous bernez de seigneur qui vous donne un asile ;

Sa fille, pour combler vos singuliers destins,

Devient folle de vous, et vous tient en contrainte :

Il vous faut employer et l’audace et la feinte ;

Téméraire en amour, et criminel d’état,

Perdant voire raison, vous risquez votre tête ;

Vous allez livrer un combat,

Et vous préparez une fête !

LE DUC DE FOIX.

Mon cœur de tant d’objets n’en voit qu’un seul ici ;

Je ne vois, je n’entends que la belle Constance.

Si par mes tendres soins son cœur est adouci,

Tout le reste est en assurance.

Don Pèdre périra, don Pèdre est trop haï.

Le fameux Du Guesclin vers l’Espagne s’avance ;

Le fier Anglais, notre ennemi,

D’un tyran délesté prend en vain la défense :

Par le bras des Français les rois sont protégés :

Des tyrans de l’Europe ils domptent la puissance ;

Le sort des Castillans sera d’être vengés

Par le courage de la France.

HERNAND.

Et cependant en ce séjour

Vous ne connaissez rien qu’un charmant esclavage.

LE DUC DE FOIX.

Va, tu verras bientôt ce que peut un courage

Qui sert la patrie et l’amour.

Ici tout ce qui m’inquiète

C’est cette passion dont m’honore Sanchette,

La fille de notre baron.

HERNAND.

C’est une fille neuve, innocente, indiscrète,

Bonne par inclination,

Simple par éducation,

Et par instinct un peu coquette ;

C’est la pure nature en sa simplicité.

LE DUC DE FOIX.

Sa simplicité même est fort embarrassante,

Et peut nuire aux projets de mon cœur agité.

J’étais loin d’en vouloir à cette âme innocente.

J’apprends que la princesse arrive en ce canton ;

Je me rends sur la route, et me donne au baron

Pour un fils d’Alamir, parent de la maison.

En amour comme en guerre une ruse est permise.

J’arrive, et sur un compliment,

Moitié poli, moitié galant,

Que partout l’usage autorise,

Sanchette prend feu promptement,

Et son cœur tout neuf s’humanise ;

Elle me prend pour son amant,

Se flatte d’un engagement,

M’aime, et le dit avec franchise.

Je crains plus sa naïveté

Que d’une femme bien apprise

Je ne craindrais la fausseté.

HERNAND.

Elle vous cherche.

LE DUC DE FOIX.

Je te laisse :

Tâche de dérouter sa curiosité ;

Je vole aux pieds de la princesse.

 

 

Scène V

 

SANCHETTE, HERNAND

 

SANCHETTE.

Je suis au désespoir.

HERNAND.

Qu’est-ce qui vous déplaît,

Mademoiselle ?

SANCHETTE.

Votre maître.

HERNAND.

Vous déplaît-il beaucoup ?

SANCHETTE.

Beaucoup ; car c’est un traître,

Ou du moins il est près de l’être ;

Il ne prend plus à moi nul intérêt.

Avant-hier il vint, et je fus transportée

De son séduisant entretien ;

Hier il m’a beaucoup flattée ;

À présent il ne me dit rien.

Il court, ou je me trompe, après cette étrangère :

Moi, je cours après lui ; tous mes pas sont perdus :

Et depuis qu’elle est chez mon père,

Il semble que je n’y sois plus.

Quelle est donc cette femme et si belle et si fière,

Pour qui l’on fait tant de façons ?

On va pour elle encor donner les violons ;

Et c’est ce qui me désespère.

HERNAND.

Elle va tout gâter... Mademoiselle, Eh bien !

Si vous me promettiez de n’en témoigner rien,

D’être discrète ?

SANCHETTE.

Oh ! oui, je jure de me taire,

Pourvu que vous parliez.

HERNAND.

Le secret, le mystère

Rend les plaisirs piquants.

SANCHETTE.

Je ne vois pas pourquoi.

HERNAND.

Mon maître, né galant, dont vous tournez la tête,

Sans vous en avertir vous prépare une fête.

SANCHETTE.

Quoi ! tous ces violons...

HERNAND.

Sont tous pour vous.

SANCHETTE.

Pour moi !

HERNAND.

N’en faites point semblant, gardez un beau silence :

Vous verrez vingt Français entrer dans un moment ;

Ils sont parés superbement ;

Ils parlent en chansons, ils marchent en cadence,

Et la joie est leur élément.

SANCHETTE.

Vingt beaux messieurs français ! j’en ai l’âme ravie ;

J’eus de voir des Français toujours très grande envie :

Entreront-ils bientôt ?

HERNAND.

Ils sont dans le château.

SANCHETTE.

L’aimable nation ! que de galanterie !

HERNAND.

On vous donne un spectacle, un plaisir tout nouveau.

Ce que font les Français est si brillant, si beau !

SANCHETTE.

Eh ! qu’est-ce qu’un spectacle ?

HERNAND.

Une chose charmante.

Quelquefois un spectacle est un mouvant tableau

Où la nature agit, où l’histoire est parlante,

Où les rois, les héros sortent de leur tombeau :

Des mœurs des nations c’est l’image vivante.

SANCHETTE.

Je ne vous entends point.

HERNAND.

Un spectacle assez beau

Serait encore une fêle galante ;

C’est un art tout français d’expliquer ses désirs

Par l’organe des jeux, par la voix des plaisirs ;

Un spectacle est surtout un amoureux mystère

Pour courtiser Sanchette et tâcher de lui plaire,

Avant d’aller tout uniment

Parler au baron votre père

De notaire, d’engagement,

De fiançailles et de douaire.

SANCHETTE.

Ah ! je vous entends bien ; mais moi, que dois-je faire ?

HERNAND.

Rien.

SANCHETTE.

Comment ! rien du tout ?

HERNAND.

Le goût, la dignité,

Consistent dans la gravité,

Dans l’art d’écouter tout, finement, sans rien dire ;

D’approuver d’un regard, d’un geste, d’un sourire.

Le feu dont mon maître soupire

Sous des noms empruntés devant vous paraîtra ;

Et l’adorable Sanchette,

Toujours tendre, toujours discrète,

En silence triomphera.

SANCHETTE.

Je comprends fort peu tout cela ;

Mais je vous avouerai que je suis enchantée

De voir de beaux Français, et d’en être fêtée.

 

 

Scène VI

 

SANCHETTE et HERNAND sont sur le devant, LA PRINCESSE DE NAVARRE arrive par un des côtés du fond sur le théâtre, entre DON MORILLO et LE DUC DE FOIX, LÉONOR, SUITE

 

LÉONOR, à Morillo.

Oui, monsieur, nous allons partir.

LE DUC DE FOIX, à part.

Amour, daigne éloigner un départ qui me tue.

SANCHETTE, à Hernand.

On ne commence point. Je ne puis me tenir ;

Quand aurai-je une fête aux yeux de l’inconnue ?

Je la verrai jalouse, et c’est un grand plaisir.

CONSTANCE,
voulant passer par une porte, elle s’ouvre et parait remplie de guerriers.

Que vois-je, ô ciel ! suis-je trahie ?

Ce passage est rempli de guerriers menaçants !

Quoi ! don Pèdre en ces lieux étend sa tyrannie ?

LÉONOR.

La frayeur trouble tous mes sens.

Les guerriers entrent sur la scène, précédés de trompettes, et tous les acteurs de la comédie se rangent d’un côté du théâtre.

UN GUERRIER, chantant.

Jeune beauté, cessez de vous plaindre,

Bannissez vos terreurs ;

C’est vous qu’il faut craindre :

Bannissez vos terreurs ;

C’est vous qu’il faut craindre ;

Régnez sur nos cœurs.

LE CHŒUR répète.

Jeune beauté, cessez de vous plaindre,

Etc.

Marche de guerriers dansants.

UN GUERRIER.

Lorsque Vénus vient embellir la terre,

C’est dans nos champs qu’elle établit sa cour.

Le terrible dieu de la guerre,

Désarmé dans ses bras, sourit au tendre Amour.

Toujours la beauté dispose

Des invincibles guerriers ;

Et le charmant Amour est sur un lit de rose,

À l’ombre des lauriers.

LE CHŒUR.

Jeune beauté, cessez de vous plaindre,

Etc.

On danse.

UN GUERRIER.

Si quelque tyran vous opprime,

Il va tomber la victime

De l’amour et de la valeur ;

Il va tomber sous le glaive vengeur.

UN GUERRIER.

À votre présence

Tout doit s’enflammer ;

Pour votre défense

Tout doit s’armer ;

L’amour, la vengeance

Doit nous animer.

LE CHŒUR répète.

À votre présence

Tout doit s’enflammer,

Etc.

On danse.

CONSTANCE, à Léonor.

Je l’avouerai, ce divertissement

Me plaît, m’alarme davantage ;

On dirait qu’ils ont su l’objet de mon voyage.

Ciel ! avec mon état quel rapport étonnant !

LÉONOR.

Bon ! c’est pure galanterie ;

C’est un air de chevalerie

Que prend le vieux baron pour faire l’important.

La princesse veut s’en aller ; le chœur l’arrête en chantant.

LE CHŒUR.

Demeurez, présidez à nos fêtes ;

Que nos cœurs soient ici vos conquêtes.

DEUX GUERRIERS.

Tout l’univers doit vous rendre

L’hommage qu’on rend aux dieux ;

Mais en quels lieux

Pouvez-vous attendre

Un hommage plus tendre,

Plus digne de vos yeux ?

LE CHŒUR.

Demeurez, présidez à nos fêtes ;

Que nos cœurs soient vos tendres conquêtes.

Les personnages du divertissement rentrent par le même portique.

Pendant que Constance parle à Léonor, don Morillo, qui est devant elles, leur fait des mines ; et Sanchette, qui est alors du auprès duc de Foix, le tire à part sur le devant du théâtre.

SANCHETTE, au duc de Foix.

Écoutez donc, mon cher amant,

L’aubade qu’on me donne est étrangement faite :

Je n’ai pas pu danser. Pourquoi cette trompette ?

Qu’est-ce qu’un Mars, Vénus, des combats, un tyran,

Et pas un seul mot de Sanchette ?

À cette dame-ci tout s’adresse en ces lieux :

Cette préférence me touche.

LE DUC DE FOIX.

Croyez-moi, taisons-nous ; l’amour respectueux

Doit avoir quelquefois son bandeau sur la bouche,

Bien plus encor que sur les yeux.

SANCHETTE.

Quel bandeau ? quels respects ? ils sont bien ennuyeux !

MORILLO, s’avançant vers la princesse.

Eh bien, que dites-vous de notre sérénade ?

La tante est-elle un peu contente de l’aubade ?

LÉONOR.

Et la tante et la nièce y trouvent mille appas.

CONSTANCE, à Léonor.

Qu’est-ce que tout ceci ? Non, je ne comprends pas

Les contrariétés qui s’offrent à ma vue ;

Cette rusticité du seigneur du château,

Et ce goût si noble, si beau,

D’une fête si prompte et si bien entendue.

MORILLO.

Eh bien donc, notre tante approuve mon cadeau.

LÉONOR.

Il me paraît brillant, fort heureux, et nouveau.

MORILLO.

La porte était gardée avec de beaux gendarmes :

Eh ! eh ! l’on n’est pas neuf dans le métier des armes.

CONSTANCE.

C’est magnifiquement recevoir nos adieux ;

Toujours le souvenir m’en sera précieux.

MORILLO.

Je le crois. Vous pourriez voyager par le monde

Sans être festoyée ainsi qu’on l’est ici :

Soyez sage, demeurez-y ;

Cette fête, ma foi, n’aura pas sa seconde :

Vous chômerez ailleurs. Quand je vous parle ainsi,

C’est pour votre seul bien; car pour moi, je vous jure

Que, si vous décampez, de bon cœur je l’endure ;

Et quand il vous plaira vous pourrez nous quitter.

CONSTANCE.

De cette offre polie il nous faut profiter ;

Par cet autre côté permettez que je sorte.

LÉONOR.

On nous arrête encore à la seconde porte ?

CONSTANCE.

Que vois-je ! quels objets ! quels spectacles charmants !

LÉONOR.

Ma nièce, c’est ici le pays des romans.

Il sort de cette seconde porte une troupe de danseurs et de danseuses avec des tambours de basque et des tambourins.

Après cette entrée, Léonor se trouve à côté de Morillo, et lui dit.

Qui sont donc ces gens-ci ?

MORILLO, au duc de Foix.

C’est à toi de leur dire

Ce que je ne sais point.

LE DUC DE FOIX, à la princesse de Navarre.

Ce sont des gens savants,

Qui dans le ciel tout courant savent lire,

Des mages d’autrefois illustres descendants,

À qui fut réservé le grand art de prédire.

Les astrologues arabes, qui étaient restés sous le portique pendant la danse, s’avancent sur le théâtre, et tous les acteurs de la comédie se rangent pour les écouter.

UNE DEVINERESSE chante.

Nous enchaînons le temps ; le plaisir suit nos pas :

Nous portons dans les cœurs la flatteuse espérance ;

Nous leur donnons la jouissance

Des biens même qu’ils n’ont pas ;

Le présent fuit, il nous entraîne ;

Le passé n’est plus rien.

Charme de l’avenir, vous êtes le seul bien

Qui reste à la faiblesse humaine.

Nous enchaînons le temps,

Etc.

On danse.

UN ASTROLOGUE.

L’astre éclatant et doux de la fille de l’onde,

Qui devance ou qui suit le jour,

Pour vous recommençait son tour.

Mars a voulu s’unir pour le bonheur du monde

À la planète de l’Amour.

Mais quand les faveurs célestes

Sur nos jours précieux allaient se rassembler,

Des dieux inhumains et funestes

Se plaisent à les troubler.

UN ASTROLOGUE, alternativement avec le chœur.

Dieux ennemis, dieux impitoyables,

Soyez confondus :

Dieux secourables,

Tendre Vénus,

Soyez à jamais favorables.

CONSTANCE.

Ces astrologues me paraissent

Plus instruits du passé que du sombre avenir ;

Dans mon ignorance ils me laissent ;

Comme moi sur mes maux ils semblent s’attendrir ;

Ils forment comme moi des souhaits inutiles,

Et des espérances stériles,

Sans rien prévoir, et sans rien prévenir.

LE DUC DE FOIX.

Peut-être ils prédiront ce que vous devez faire ;

Des secrets de nos cœurs ils percent le mystère.

UNE DEVINERESSE s’approche de la princesse, et chante.

Vous excitez la plus sincère ardeur

Et vous ne sentez que la haine ;

Pour punir votre âme inhumaine

Un ennemi doit toucher votre cœur.

Ensuite s’avançant vers Sanchette.

Et vous, jeune beauté que l’amour veut conduire,

L’Amour doit vous instruire ;

Suivez ses douces lois.

Votre cœur est né tendre ;

Aimez, mais en faisant un choix,

Gardez de vous méprendre.

SANCHETTE.

Ah ! l’on s’adresse à moi ; la fête était pour nous.

J’attendais ; j’éprouvais des transports si jaloux !

UN DEVIN et UNE DEVINERESSE s’adressant à Sanchette.

En mariage

Un sort heureux

Est un rare avantage ;

Ses plus doux feux

Sont un long esclavage.

Du mariage

Formez les nœuds ;

Mais ils sont dangereux.

L’amour heureux

Est trop volage.

Du mariage

Craignez les nœuds ;

Ils sont trop dangereux.

SANCHETTE, au duc de Foix.

Bon ! quels dangers seraient à craindre en mariage ?

Moi, je n’en vois aucun ; de bon cœur je m’engage :

Nous nous aimons, tout ira bien.

Puisque nous nous aimons, nous serons fort fidèles ;

Donnez-moi bien souvent des fêtes aussi belles,

Et je ne me plaindrai de rien.

LE DUC DE FOIX.

Hélas ! j’en donnerais tous les jours de ma vie,

Et les fêtes sont ma folie ;

Mais je n’espère point faire votre bonheur.

SANCHETTE.

Il est déjà tout fait ; vous enchantez mon cœur.

On danse.

Les acteurs de la comédie sont rangés sur les ailes ; Sanchette veut danser avec le duc de Foix, qui s’en défend ; Morillo prend la princesse de Navarre, et danse avec elle.

GUILLOT, avec un garçon jardinier,
 vient interrompre la danse, dérange tout, prend le duc de Foix et Morillo par la main, fait des signes en leur parlant bas, et ayant fait cesser la musique, il dit au duc de Foix.

Oh ! vous allez bientôt avoir une autre danse :

Tout est perdu, comptez sur moi.

LE DUC DE FOIX, à Morillo.

Quelle étrange aventure ! Un alcade ! Et pourquoi ?

MORILLO.

Il vient la demander par ordre exprès du roi.

LE DUC DE FOIX.

De quel roi ?

MORILLO.

De don Pèdre.

LE DUC DE FOIX.

Allez ; le roi de France

Vous défendra bientôt de cette violence.

LÉONOR, à la princesse.

Il paraît que sur vous roule la conférence.

MORILLO.

Bon ; mais en attendant qu’allons-nous devenir ?

Quand un alcade parle, il faut bien obéir.

LE DUC DE FOIX.

Obéir ! moi ?

MORILLO.

Sans doute, et que peux-tu prétendre ?

LE DUC DE FOIX.

Nous battre contre tous, contre tous la défendre.

MORILLO.

Qui ? toi, te révolter contre un ordre précis

Emané du roi même ! es-tu de sang rassis ?

LE DUC DE FOIX.

Le premier des devoirs est de servir les belles,

Et les rois ne vont qu’après elles.

MORILLO.

Ce petit parent-là m’a l’air d’un franc vaurien :

Tu seras... Mais, ma foi, je ne m’en mêle en rien.

Rebelle à la justice ! Allons, rentrez, Sanchette,

Plus de fête.

Morille pousse Sanchette dans la maison, renvoie la musique, et sort avec son monde.

SANCHETTE.

Eh quoi donc ?

LÉONOR.

D’où vient cette retraite,

Ce trouble, cet effroi, ce changement soudain ?

CONSTANCE.

Je crains de nouveaux coups de mon triste destin.

LE DUC DE FOIX.

Madame, il est affreux de causer vos alarmes.

Nos divertissements vont finir par des larmes.

Un cruel...

CONSTANCE.

Ciel ! qu’entends-je ? Eh quoi ! jusqu’en ces lieux

Gaston poursuivrait-il ses projets odieux ?

LÉONOR.

Qu’avez-vous dit ?

LE DUC DE FOIX.

Quel nom prononce votre bouche !

Gaston de Foix, madame, a-t-il un cœur farouche ?

Sur la foi de son nom j’ose vous protester

Qu’ainsi que moi pour vous il donnerait sa vie ;

Mais d’un autre ennemi craignez la barbarie :

De la part de don Pèdre on vient vous arrêter.

CONSTANCE.

M’arrêter ?

LE DUC DE FOIX.

Un alcade avec impatience

Jusqu’en ces lieux suivit vos pas :

Il doit venir vous prendre.

CONSTANCE.

Eh ! sur quelle apparence ?

Sous quel nom, quel prétexte ?

LE DUC DE FOIX.

Il ne vous nomme pas ;

Mais il a désigné vos gens, votre équipage ;

Tout envoyé qu’il est d’un ennemi sauvage,

Il a surtout désigné vos appas.

LÉONOR.

Ah ! cachons-nous, madame.

CONSTANCE.

Où ?

LÉONOR.

Chez la jardinière,

Chez Guillot.

LE DUC DE FOIX.

Chez Guillot on viendra vous chercher :

La beauté ne peut se cacher.

CONSTANCE.

Fuyons.

LE DUC DE FOIX.

Ne fuyez point.

LÉONOR.

Restons donc.

CONSTANCE.

Ciel ! que faire ?

LE DUC DE FOIX.

Si vous restez, si vous fuyez,

Je mourrai partout à vos pieds.

Madame, je n’ai point la coupable imprudence

D’oser vous demander quelle est votre naissance :

Soyez reine ou bergère, il n’importe à mon cœur ;

Et le secret que vous m’en faites

Du soin de vous servir n’affaiblit point l’ardeur :

Le trône est partout où vous êtes.

Cachez s’il se peut vos appas ;

Je vais voir en ces lieux si l’on peut vous surprendre ;

Et je ne me cacherai pas

Quand il faudra vous défendre.

 

 

Scène VII

 

CONSTANCE, LÉONOR

 

LÉONOR.

Enfin nous avons un appui :

Le brave chevalier ! nous viendrait-il de France ?

CONSTANCE.

Il n’est point d’Espagnol plus généreux que lui.

LÉONOR.

J’en espère beaucoup, s’il prend votre défense.

CONSTANCE.

Mais que peut-il seul aujourd’hui

Contre le danger qui me presse ?

Le sort a sur ma tête épuisé tous ses coups.

LÉONOR.

Je craindrais le sort en courroux,

Si vous n’étiez qu’une princesse ;

Mais vous avez, madame, un partage plus doux ;

La nature elle-même a pris votre querelle :

Puisque vous êtes jeune et belle,

Le monde entier sera pour vous.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

SANCHETTE, GUILLOT

 

SANCHETTE.

Arrête, parle-moi, Guillot.

GUILLOT.

Oh ! Guillot est pressé.

SANCHETTE.

Guillot, demeure ; un mot :

Que fait notre Alamir ?

GUILLOT.

Oh ! rien n’est plus étrange.

SANCHETTE.

Mais que fait-il ? dis-moi.

GUILLOT.

Moi, je crois qu’il fait tout,

Libéral comme un roi, jeune et beau comme un ange.

SANCHETTE.

L’infidèle me pousse à bout.

N’est-il pas au jardin avec cette étrangère ?

GUILLOT.

Eh ! vraiment oui.

SANCHETTE.

Qu’elle doit me déplaire !

GUILLOT.

Hé, mon Dieu ! d’où vient ce courroux ?

Vous devez l’aimer au contraire,

Car elle est belle comme vous.

SANCHETTE.

D’où vient qu’on a cessé si tôt la sérénade ?

GUILLOT.

Je n’en sais rien.

SANCHETTE.

Que veut dire un alcade ?

GUILLOT.

Je n’en sais rien.

SANCHETTE.

D’où vient que mon père voulait

M’enfermer sous la clef ? d’où vient qu’il s’en allait ?

GUILLOT.

Je n’en sais rien.

SANCHETTE.

D’où vient qu’Alamir est près d’elle ?

GUILLOT.

Eh ! je le sais ; c’est qu’elle est belle :

Il lui parle à genoux, tout comme on parle au roi ;

C’est des respects, des soins ; j’en suis tout hors de moi.

Vous en seriez charmée.

SANCHETTE.

Ah, Guillot, le perfide !

GUILLOT.

Adieu ; car on m’attend : on a besoin d’un guide ;

Elle veut s’en aller.

Il sort.

SANCHETTE.

Puisse-t-elle partir,

Et me laisser mon Alamir !

Oh ! que je suis honteuse et dépitée !

Il m’aimait en un jour ; en deux suis-je quittée ?

Monsieur Hernand m’a dit que c’est là le bon ton ;

Je n’en crois rien du tout. Alamir ! quel fripon !

S’il était sot et laid, il me serait fidèle,

Et, ne pouvant trouver de conquête nouvelle,

Il m’aimerait faute de mieux.

Comment faut-il faire à mon âge ?

J’ai des amants constants, ils sont tous ennuyeux ;

J’en trouve un seul aimable, et le traître est volage.

 

 

Scène II

 

SANCHETTE, L’ALCADE, SUITE

 

L’ALCADE.

Mes amis, vous avez un important emploi ;

Elle est dans ces jardins. Ah ! la voici ; c’est elle :

Le portrait qu’on m’en fit me semble assez fidèle ;

Voilà son air, sa taille ; elle est jeune, elle est belle ;

Remplissons les ordres du roi.

Soyez prêts à me suivre, et faites sentinelle.

UN LIEUTENANT DE L’ALCADE.

Nous vous obéirons ; comptez sur notre zèle.

SANCHETTE.

Ah ! messieurs, vous parlez de moi.

L’ALCADE.

Oui, madame, à vos traits nous savons vous connaître ;

Votre air nous dit assez ce que vous devez être ;

Nous venons vous prier de venir avec nous ;

La moitié de mes gens marchera devant vous,

L’autre moitié suivra ; vous serez transportée

Sûrement et sans bruit, et partout respectée.

SANCHETTE.

Quel étrange propos ! me transporter ! Qui ? moi !

Et qui donc êtes-vous ?

L’ALCADE.

Des officiers du roi ;

Vous l’offensez beaucoup d’habiter ces retraites ;

Monsieur l’amirante en secret,

Sans nous dire qui vous êtes,

Nous a fait votre portrait.

SANCHETTE.

Mon portrait, dites-vous ?

L’ALCADE.

Madame, trait pour trait.

SANCHETTE.

Mais je ne connais point ce monsieur l’amirante.

L’ALCADE.

Il fait pourtant de vous la peinture vivante.

SANCHETTE.

Mon portrait à la cour a donc été porté ?

L’ALCADE.

Apparemment.

SANCHETTE.

Voyez ce que fait la beauté !

Et de la part du roi vous m’enlevez ?

L’ALCADE.

Sans doute ;

C’est notre ordre précis : il le faut, quoi qu’il coûte.

SANCHETTE.

Où m’allez-vous mener ?

L’ALCADE.

À Burgos, à la cour ;

Vous y serez demain avant la fin du jour.

SANCHETTE.

À la cour ! mais vraiment ce n’est pas me déplaire ;

La cour ! j’y consens fort ; mais que dira mon père ?

L’ALCADE.

Votre père ? il dira tout ce qu’il lui plaira.

SANCHETTE.

Il doit être charmé de ce voyage-là.

L’ALCADE.

C’est un honneur très grand qui sans doute le flatte.

SANCHETTE.

On m’a dit que la cour est un pays si beau !

Hélas ! hors ce jour-ci, la vie en ce château

Fut toujours ennuyeuse et plate.

L’ALCADE.

Il faut que dans la cour votre personne éclate.

SANCHETTE.

Et qu’est-ce qu’on y fait ?

L’ALCADE.

Mais du bien et du mal ;

On y vit d’espérance; on tâche de paraître ;

Près des belles toujours on a quelque rival,

On en a cent auprès du maître.

SANCHETTE.

Et quand je serai là, je verrai donc le roi ?

L’ALCADE.

C’est lui qui veut vous voir.

SANCHETTE.

Ah, quel plaisir pour moi !

Ne me trompez-vous point ? Eh quoi ! le roi souhaite

Que je vive à sa cour ? il veut avoir Sanchette ?

Hélas ! de tout mon cœur : il m’enlève ; partons.

Est-il comme Alamir ? quelles sont ses façons ?

Comment en use-t-il, messieurs, avec les belles ?

L’ALCADE.

Il ne m’appartient pas d’en savoir des nouvelles ;

À ses ordres sacrés je ne sais qu’obéir.

SANCHETTE.

Vous emmenez sans doute à la cour Alamir ?

L’ALCADE.

Comment ? quel Alamir ?

SANCHETTE.

L’homme le plus aimable

Le plus fait pour la cour, brave, jeune, adorable.

L’ALCADE.

Si c’est un gentilhomme à vous,

Sans doute, il peut venir ; vous êtes la maîtresse.

SANCHETTE.

Un gentilhomme à moi, plût à Dieu !

L’ALCADE.

Le temps presse,

La nuit vient ; les chemins ne sont pas sûrs pour nous :

Partons.

SANCHETTE.

Ah ! volontiers.

 

 

Scène III

 

MORILLO, SANCHETTE, L’ALCADE, SUITE

 

MORILLO.

Messieurs, êtes-vous fous ?

Arrêtez donc, qu’allez-vous faire ?

Où menez-vous ma fille ?

SANCHETTE.

À la cour, mon cher père.

MORILLO.

Elle est folle ! arrêtez ; c’est ma fille.

L’ALCADE.

Comment ?

Ce n’est pas cette dame, à qui je...

MORILLO.

Non, vraiment ;

C’est ma fille, et je suis don Morillo son père ;

Jamais on ne l’enlèvera.

SANCHETTE.

Quoi, jamais !

MORILLO.

Emmenez, s’il le faut, l’étrangère ;

Mais ma fille me restera.

SANCHETTE.

Elle aura donc sur moi toujours la préférence !

C’est elle qu’on enlève !

MORILLO.

Allez en diligence.

SANCHETTE.

L’heureuse créature ! on l’emmène à la cour :

Hélas ! quand sera-ce mon tour ?

MORILLO.

Vous voyez que du roi la volonté sacrée

Est chez don Morillo comme il faut révérée ;

Vous en rendrez compte.

L’ALCADE.

Oui, fiez-vous à nos soins.

SANCHETTE.

Messieurs, ne prenez qu’elle au moins.

 

 

Scène IV

 

MORILLO, SANCHETTE

 

MORILLO.

Je suis saisi de crainte : ah ! l’affaire est fâcheuse.

SANCHETTE.

Eh ! qu’ai-je à craindre, moi ?

MORILLO.

La chose est sérieuse ;

C’est affaire d’état, vois-tu, que tout ceci.

SANCHETTE.

Comment, d’état ?

MORILLO.

Eh ! oui ; j’apprends que près d’ici

Tous les Français sont eu campagne

Pour donner un maître à l’Espagne.

SANCHETTE.

Qu’est-ce que cela fait ?

MORILLO.

On dit qu’en ce canton

Alamir est leur espion ;

Cette dame est errante, et chez moi se déguise ;

Elle a tout l’air d’être comprise

Dans quelque conspiration ;

Et si tu veux que je le dise,

Tout cela sent la pendaison.

J’ai fait une grosse sottise

De faire entrer dans ma maison

Cette dame en ce temps de crise,

Et cet agréable fripon

Qui me joue, et qui la courtise :

Je veux qu’il parte tout de bon,

Et qu’ailleurs il s’impatronise.

SANCHETTE.

Lui ? mon père ; ce beau garçon ?

MORILLO.

Lui-même ; il peut ailleurs donner la sérénade.

 

 

Scène V

 

MORILLO, SANCHETTE, GUILLOT

 

GUILLOT, tout essoufflé.

Au secours, au secours ! ah, quelle étrange aubade !

MORILLO.

Quoi donc ?

SANCHETTE.

Qu’a-t-il donc fait ?

GUILLOT.

Dans ces jardins là bas...

MORILLO.

Eh bien ?

GUILLOT.

Cet Alamir et ce monsieur l’alcade,

Les gens d’Alamir, des soldats,

Ayant du fer partout, en tête, au dos, aux bras,

L’étrangère enlevée au milieu des gendarmes,

Et le brave Alamir tout brillant sous les armes,

Qui la reprend soudain, et fait tomber à bas,

Tout alentour de lui, nez, mentons, jambes, bras,

Et la belle étrangère en larmes,

Des chevaux renversés, et des maîtres dessous,

Et des valets dessus, des jambes fracassées,

Des vainqueurs, des fuyards, des cris, du sang, des coups,

Des lances à la fois et des têtes cassées,

Et la tante, et ma femme, et ma fille avec moi ;

C’est horrible à penser, je suis tout mort d’effroi.

SANCHETTE.

Et n’est-il point blessé ?

GUILLOT.

C’est lui qui blesse et rue.

C’est un héros, un diable.

MORILLO.

Ah, quelle étrange issue !

Quel maudit Alamir ! quel enragé ! quel fou !

S’attaquer à son maître, et hasarder son cou,

Et le mien, qui pis est ! Ah, le maudit esclandre !

Qu’allons-nous devenir ? Le plus grand châtiment

Sera le digne fruit de cet emportement ;

Et moi bien sot aussi de vouloir entreprendre

De retenir chez moi cette fière beauté ;

Voilà ce qu’il m’en a coûté.

Assemblons nos parents : allons chez votre mère,

Et tâchons d’assoupir cette effroyable affaire.

SANCHETTE, en s’en allant.

Ah, Guillot ! prends bien soin de ce jeune officier ;

Il a tort, en effet, mais il est bien aimable :

Il est si brave !

 

 

Scène VI

 

GUILLOT

 

Ah ! oui : c’est un homme admirable !

On ne peut mieux se battre ; on ne peut mieux payer :

Que j’aime les héros, quand ils sont de l’espèce

De cet amoureux chevalier !

J’ai vu ça tout d’un coup : la dame a sa tendresse.

J’aime à voir un jeune guerrier

Bien payer ses amis, bien servir sa maîtresse ;

C’est comme il faut me plaire.

 

 

Scène VII

 

CONSTANCE, LÉONOR, GUILLOT

 

CONSTANCE.

Où me réfugier ?

Hélas ! qu’est devenu ce guerrier intrépide,

Dont famé généreuse et la valeur rapide

Étalent tant d’exploits avec tant de vertu ?

Comme il me défendait ! comme il a combattu !

L’aurais-tu vu ? réponds.

GUILLOT.

J’ai vu... je n’ai rien vu ;

Je ne vois rien encore. Une semblable fête

Trouble terriblement les yeux.

LÉONOR.

Eh ! va donc t’informer.

GUILLOT.

Où, madame ?

CONSTANCE.

En tous lieux.

Va, vole... Réponds donc : que fait-il ? cours... arrête :

Aurait-il succombé ? Que ne puis-je à mon tour

Défendre ce héros et lui sauver le jour !

LÉONOR.

Hélas ! plus que jamais le danger est extrême ;

Le nombre était trop grand.

GUILLOT.

Contre un ils étaient dix.

LÉONOR.

Peut-être qu’on vous cherche, et qu’Alamir est pris.

GUILLOT.

Qui ? lui ! vous vous moquez ; il aurait pris lui-même

Tous les alcades d’un pays.

Allez, croyez, sans vous méprendre,

Qu’il sera mort cent fois avant que de se rendre.

CONSTANCE.

Il serait mort ?

LÉONOR.

Va donc.

CONSTANCE.

Tâche de t’éclaircir.

Il sort.

Va vite... Il serait mort !

LÉONOR.

Je vous en vois frémir ;

Il le mérite bien ; votre âme est attendrie ;

Mais sur quoi jugez-vous qu’il ait perdu la vie ?

CONSTANCE.

S’il vivait, Léonor, il serait près de moi.

De l’honneur qui le guide il connaît trop la loi.

Sa main, pour me servir par le ciel réservée,

M’abandonnerait-elle après m’avoir sauvée ?

Non ; je crois qu’en tout temps il serait mon appui.

Puisqu’il ne paraît pas, je dois trembler pour lui.

LÉONOR.

Tremblez aussi pour vous ; car tout vous est contraire

En vain partout vous savez plaire,

Partout on vous poursuit, on menace vos jours ;

Chacun craint ici pour sa tête.

Le maître du château, qui vous donne une fête,

N’ose vous donner du secours ;

Alamir seul vous sert ; le reste vous opprime.

CONSTANCE.

Que devient Alamir, et quel sera son sort ?

LÉONOR.

Songez au vôtre, hélas ! quel transport vous anime !

CONSTANCE.

Léonor, ce n’est point un aveugle transport,

C’est un sentiment légitime.

Ce qu’il a fait pour moi...

 

 

Scène VIII

 

CONSTANCE, LÉONOR, LE DUC DE FOIX

 

LE DUC DE FOIX.

J’ai fait ce que j’ai dû.

J’exécutais votre ordre, et vous avez vaincu.

CONSTANCE.

Vous n’êtes point blessé ?

LE DUC DE FOIX.

Le ciel, le ciel propice,

De votre cause en tout seconda la justice.

Puisse un jour cette main, par de plus heureux coups,

De tous vos ennemis vous faire un sacrifice !

Mais un de vos regards doit les désarmer tous.

CONSTANCE.

Hélas ! du sort encor je ressens le courroux ;

De vous récompenser il m’ôte la puissance.

Je ne puis qu’admirer cet excès de vaillance.

LE DUC DE FOIX.

Non, c’est moi qui vous dois de la reconnaissance.

Vos yeux me regardaient ; je combattais pour vous :

Quelle plus belle récompense !

CONSTANCE.

Ce que j’entends, ce que je vois,

Votre sort et le mien, vos discours, vos exploits,

Tout étonne mon âme ; elle en est confondue :

Quel destin nous rassemble ? et par quel noble effort,

Par quelle grandeur d’âme en ces lieux peu connue,

Pour ma seule défense affrontiez-vous la mort ?

LE DUC DE FOIX.

Eh ! n’est-ce pas assez que de vous avoir vue ?

CONSTANCE.

Quoi ! vous ne connaissez ni mon nom, ni mon sort,

Ni mes malheurs, ni ma naissance ?

LE DUC DE FOIX.

Tout cela dans mon cœur eût-il été plus fort

Qu’un moment de votre présence ?

CONSTANCE.

Alamir, je vous dois ma juste confiance,

Après des services si grands.

Je suis fille des rois et du sang de Navarre ;

Mon sort est cruel et bizarre :

Je fuyais ici deux tyrans ;

Mais vous de qui le bras protège l’innocence,

À votre tour daignez vous découvrir.

LE DUC DE FOIX.

Le sort juste une fois me fit pour vous servir ;

Et ce bonheur me tient lieu de naissance :

Quoi ! puis-je encor vous secourir ?

Quels sont ces deux tyrans de qui la violence

Vous persécutait à la fois ?

Don Pèdre est le premier. Je brave sa vengeance.

Mais l’autre, quel est-il ?

CONSTANCE.

L’autre est le duc de Foix.

LE DUC DE FOIX.

Ce duc de Foix qu’on dit et si juste et si tendre !

Eh ! que pourrai-je contre lui ?

CONSTANCE.

Alamir, contre tous vous serez mon appui ;

Il cherche à m’enlever.

LE DUC DE FOIX.

Il cherche à vous défendre ;

On le dit, il le doit, et tout le prouve assez.

CONSTANCE.

Alamir ! Et c’est vous, c’est vous qui l’excusez !

LE DUC DE FOIX.

Non ; je dois le haïr, si vous le haïssez.

Vous étant odieux, il doit l’être à lui-même ;

Mais comment condamner un mortel qui vous aime ?

On dit que la vertu l’a pu seule enflammer ;

S’il est ainsi, grand Dieu ! comme il doit vous aimer !

On dit que devant vous il tremble de paraître,

Que ses jours aux remords sont tous sacrifiés ;

On dit qu’enfin, si vous le connaissiez,

Vous lui pardonneriez peut-être.

CONSTANCE.

C’est vous seul que je veux connaître ;

Parlez-moi de vous seul, ne trompez plus mes vœux.

LE DUC DE FOIX.

Ah ! daignez épargner un soldat malheureux ;

Ce que je suis dément ce que je peux paraître.

CONSTANCE.

Vous êtes un héros, et vous le paraissez.

LE DUC DE FOIX.

Mon sang me fait rougir : il me condamne assez.

CONSTANCE.

Si votre sang est d’une source obscure,

Il est noble par vos vertus,

Et des destins j’effacerai l’injure.

Si vous êtes sorti d’une source plus pure,

Je... Mais vous êtes prince, et je n’en doute plus ;

Je n’en veux que l’aveu, le reste me l’assure :

Parlez.

LE DUC DE FOIX.

J’obéis à vos lois ;

Je voudrais être prince, alors que je vous vois.

Je suis un cavalier...

 

 

Scène IX

 

CONSTANCE, LE DUC DE FOIX, LÉONOR, SANCHETTE

 

SANCHETTE.

Vous ? vous êtes un traître ;

Vous n’échapperez pas, et je prétends connaître

Pour qui la fête était, qui vous trompiez des deux.

LE DUC DE FOIX.

Je n’ai trompé personne ; et si je fais des vœux,

Ces vœux sont trop cachés et tremblent de paraître.

Ne jugez point de moi par ces frivoles jeux.

Une fête est un hommage

Que la galanterie, ou bien la vanité,

Sans en prendre aucun avantage,

Quelquefois donne à la beauté.

Si j’aimais, si j’osais m’abandonner aux flammes

De cette passion, vertu des grandes âmes,

J’aimerais constamment, sans espoir de retour ;

Je mêlerais dans le silence

Les plus profonds respects au plus ardent amour.

J’aimerais un objet d’une illustre naissance...

SANCHETTE, à part.

Mon père est bon baron.

LE DUC DE FOIX.

Un objet ingénu...

SANCHETTE.

Je le suis fort.

LE DUC DE FOIX.

Doux, fier, éclairé, retenu,

Qui joindrait sans effort l’esprit et l’innocence.

SANCHETTE, à part.

Est-ce moi ?

LE DUC DE FOIX.

J’aimerais certain air de grandeur,

Qui produit le respect sans inspirer la crainte,

La beauté sans orgueil, la vertu sans contrainte,

L’auguste majesté sur le visage empreinte,

Sous les voiles de la douceur.

SANCHETTE.

De la majesté ! moi !

LE DUC DE FOIX.

Si j’écoutais mon cœur,

Si j’aimais, j’aimerais avec délicatesse,

Mais en brûlant avec transport ;

Et je cacherais ma tendresse,

Comme je dois cacher mes malheurs et mon sort.

LÉONOR.

Eh bien ! connaissez-vous la personne qu’il aime ?

CONSTANCE, à Léonor.

Je ne me connais pas moi-même ;

Mon cœur est trop ému pour oser vous parler.

 

 

Scène X

 

MORILLO, CONSTANCE, LE DUC DE FOIX, LÉONOR, SANCHETTE

 

MORILLO.

Hélas ! tout cela fait trembler :

Ta mère en va mourir ; que deviendra ma fille ?

L’enfer est déchaîné ; mon château, ma famille,

Mon bien, tout est pillé, tout est à l’abandon :

Le duc de Foix a fait investir ma maison.

CONSTANCE.

Le duc de Foix ! Qu’entends-je ! Ô ciel ! ta tyrannie

Veut encor par ses mains persécuter ma vie !

MORILLO.

Bon, ce n’est là que la moindre partie

De ce qu’il nous faut essuyer.

Un certain Du Guesclin, brigand de son métier,

Turc de religion, et Breton d’origine,

Avec des spadassins, devers Burgos chemine.

Ce traître duc de Foix vient de s’associer

Avec toute cette racaille.

Contre eux, tout près d’ici, le roi va guerroyer,

Et nous allons avoir bataille.

CONSTANCE.

Ainsi donc à mon sort je n’ai pu résister ;

Son inévitable poursuite

Dans le piège me précipite

Par les mêmes chemins choisis pour l’éviter.

Toujours le duc de Foix ! sa funeste tendresse

Est pire que la haine ; il me poursuit sans cesse.

MORILLO.

C’est bien moi qu’il poursuit, si vous le trouvez bon :

Serait-ce donc pour vous que je suis au pillage ?

On fera sauter ma maison :

Est-ce vous qui causez tout ce maudit ravage ?

Quelle personne étrange êtes-vous, s’il vous plaît,

Pour que les rois et les princes

Prennent à vous tant d’intérêt,

Et qu’on coure après vous au fond de nos provinces ?

CONSTANCE.

Je suis infortunée, et c’est assez pour vous,

Si vous avez un cœur.

 

 

Scène XI

 

MORILLO, CONSTANCE, LE DUC DE FOIX, LÉONOR, SANCHETTE, UN OFFICIER DU DUC DE FOIX, SUITE

 

L’OFFICIER.

Voyez à vos genoux,

Madame, un envoyé du duc de Foix mon maître ;

De sa part je mets en vos mains

Cette place où lui-même il n’oserait paraître :

En son nom je viens reconnaître

Vos commandements souverains.

Mes soldats sous vos lois vont, avec allégresse,

Vous suivre, ou vous garder, ou sortir de ces lieux ;

Et quand le duc de Foix combat pour vos beaux yeux,

Nous répondons ici des jours de votre altesse.

MORILLO.

Son altesse ! Eh, bon Dieu ! Quoi ! madame est princesse ?

L’OFFICIER.

Princesse de Navarre, et suprême maîtresse

De vos jours et des miens, et de votre maison.

CONSTANCE.

Je suis hors de moi-même.

MORILLO.

Ah, madame ! pardon :

Je me jette à vos pieds.

LÉONOR.

Vous voilà reconnue.

MORILLO.

De mes desseins coquets la singulière issue !

SANCHETTE.

Quoi ! vous êtes princesse, et faite comme nous !

L’OFFICIER.

Nous attendons ici vos ordres à genoux.

CONSTANCE.

Je rends grâce à vos soins, mais ils sont inutiles ;

Je ne crains rien dans ces asiles ;

Alamir est ici ; contre mes oppresseurs

Je n’aurai pas besoin de nouveaux défenseurs.

L’OFFICIER.

Alamir ! de ce nom je n’ai point connaissance ;

Mais je respecte en lui l’honneur de votre choix :

S’il combat pour votre défense,

Nous serons trop heureux de servir sous ses lois.

Je vous ramène aussi vos compagnes fidèles,

Vos premiers officiers, vos dames du palais ;

Échappés aux tyrans, ils nous suivent de près.

LÉONOR.

Ah, les agréables nouvelles !

CONSTANCE.

Ciel ! qu’est-ce que je vois ?

Les trois Grâces et une troupe d’Amours et de Plaisirs paraissent sur la scène.

LÉONOR.

Les Grâces, les Amours ?

LE DUC DE FOIX.

Ainsi Gaston de Foix veut vous servir toujours.

On danse.

SANCHETTE, au duc de Foix, interrompant la danse.

Ce sont donc là ses domestiques ?

Que les grands sont heureux, et qu’ils sont magnifiques !

Quoi ! de toute princesse est-ce là la maison ?

Ah ! que j’en sois, je vous conjure.

Quel cortège ! quel train !

LE DUC DE FOIX.

Ce cortège est un don

Qui vient des mains de la nature ;

Toute femme y prétend.

SANCHETTE.

Puis-je y prétendre aussi ?

LE DUC DE FOIX.

Oui, sans doute ; avec vous les Grâces sont ici :

Les Grâces suivent la jeunesse,

Et vous les partagez avec cette princesse.

SANCHETTE.

Il le faut avouer, on n’a point de parent

Plus agréable et plus galant.

Venez, que je vous parle ; expliquez-moi, de grâce,

Ce qu’est un duc de Foix, et tout ce qui se passe :

Restez auprès de moi, contez-moi tout cela,

Et parlez-moi toujours, pendant qu’on dansera.

Elle s’assied auprès du duc de Foix.

On danse.

LES TROIS GRÂCES chantent.

La nature, en vous formant,

Près de vous nous fit naître ;

Loin de vos yeux nous ne pouvions paraître :

Nous vous servons fidèlement,

Mais le charmant Amour est notre premier maître.

On danse.

UNE DES GRÂCES.

Vents furieux, tristes tempêtes,

Fuyez de nos climats :

Beaux jours, levez-vous sur nos têtes;

Fleurs, naissez sur nos pas.

On danse.

Écho, voix errante,

Légère habitante

De ce séjour,

Écho, fille de l’Amour,

Doux rossignol, bois épais, onde pure,

Répétez avec moi ce que dit la nature :

Il faut aimer à son tour.

On danse.

UN PLAISIR.

Paroles sur un menuet.

Non, le plus grand empire

Ne peut remplir un cœur :

Charmant vainqueur,

Dieu séducteur,

C’est ton délire

Qui fait le bonheur.

On danse.

Ensemble.

UNE BERGÈRE.

J’aime, et je crains ma flamme ;

Je crains le repentir.

Tendre désir,

Premier plaisir,

Dieu de mon âme,

Fais-moi moins gémir.

UN BERGER.

Ah ! le refus, la feinte,

Ont des charmes puissants ;

Désirs naissants,

Combats charmants,

Tendre contrainte,

Tout sert les amants.

On danse.

UN AMOUR, alternativement avec le chœur.

Divinité de cet heureux séjour,

Triomphe et fais grâce,

Pardonne à l’audace,

Pardonne à l’amour.

On danse.

Toi seule es cause

De ce qu’il ose ;

Toi seule allumas ses feux.

Quel crime est plus pardonnable ?

C’est celui de tes beaux yeux ;

En les voyant tout mortel est coupable.

LE CHŒUR.

Divinité de cet heureux séjour,

Triomphe et fais grâce,

Pardonne à l’audace,

Pardonne à l’amour.

CONSTANCE.

On pardonne à l’amour, et non pas à l’audace :

Un téméraire amant, ennemi de ma race,

Ne pourra m’apaiser jamais.

LE DUC DE FOIX.

Je connais son malheur, et sans doute il l’accable ;

Mais serez-vous toujours inexorable ?

CONSTANCE.

Alamir, je vous le promets.

LE DUC DE FOIX.

On ne fuit pas sa destinée :

Les devins ont prédit à votre âme étonnée

Qu’un jour votre ennemi serait votre vainqueur.

CONSTANCE.

Les devins se trompaient, fiez-vous à mon cœur.

LE CHŒUR chante.

On diffère vainement ;

Le sort nous entraîne,

L’amour nous amène

Au fatal moment.

Trompettes et timbales.

CONSTANCE.

Mais d’où partent ces cris, ces sons, ce bruit de guerre ?

HERNAND, arrivant avec précipitation.

On marche, et les Français précipitent leurs pas :

Ils n’attendent personne.

LE DUC DE FOIX.

Ils ne m’attendront pas ;

Et je vole avec eux.

CONSTANCE.

Les jeux et les combats

Tour à tour aujourd’hui partagent-ils la terre ?

Où fuyez-vous, où portez-vous vos pas ?

LE DUC DE FOIX.

Je sers sous les Français, et mon devoir m’appelle ;

Ils combattent pour vous : jugez s’il m’est permis

De rester un moment loin d’un peuple fidèle

Qui vient vous délivrer de tous vos ennemis.

Il sort.

CONSTANCE, à Léonor.

Ah, Léonor ! cachons un trouble si funeste.

La liberté des pleurs est tout ce qui me reste.

Elles sortent.

SANCHETTE.

Sans ce brave Alamir que devenir, hélas !

MORILLO.

Que d’aventures, quel fracas !

Quels démons en un jour assemblent des alcades,

Des Alamir, des sérénades,

Des princesses et des combats ?

SANCHETTE.

Vous allez donc aussi servir cette princesse ?

Vous suivrez Alamir, vous combattrez ?

MORILLO.

Qui ? moi !

Quelque sot ! Dieu m’en garde !

SANCHETTE.

Et pourquoi non ?

MORILLO.

Pourquoi ?

C’est que j’ai beaucoup de sagesse.

Deux rois s’en vont combattre à cinq cents pas d’ici ;

Ce sont des affaires fort belles :

Mais ils pourront sans moi terminer leurs querelles,

Et je ne prends point de parti.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

CONSTANCE, LÉONOR, HERNAND

 

LÉONOR.

Quel est notre destin ?

HERNAND.

Délivrance et victoire.

CONSTANCE.

Quoi ! don Pèdre est défait ?

HERNAND.

Oui, rien ne peut tenir

Contre un peuple né pour la gloire,

Pour vaincre, et pour vous obéir.

On poursuit les fuyards.

CONSTANCE.

Et le brave Alamir ?

HERNAND.

Madame, on doit à sa personne

La moitié du succès que ce grand jour nous donne :

Invincible aux combats, comme avec vous soumis,

Il vole à la mêlée aussi bien qu’aux aubades ;

Il a traité nos ennemis

Comme il a traité les alcades.

Il est en ce moment avec le duc de Foix,

Dont nos soldats charmés célèbrent les exploits ;

Mais il pense à vous seule, et, pénétré de joie,

À vos pieds Alamir m’envoie ;

Et je sens comme lui les transports les plus doux

Qu’il ait deux fois vaincu pour vous.

CONSTANCE.

Je veux absolument savoir de votre bouche...

HERNAND.

Et quoi, madame ?

CONSTANCE.

Un secret qui me touche ;

Je veux savoir quel est ce généreux guerrier.

HERNAND.

Puis-je parler, madame, avec quelque assurance ?

CONSTANCE.

Ah ! parlez : est-ce à lui de cacher sa naissance ?

Qu’est-il ? répondez-moi.

HERNAND.

C’est un brave officier

Dont l’âme est assez peu commune ;

Elle est au dessus de son rang :

Comme tant de Français, il prodigue son sang :

Il se ruine enfin pour faire sa fortune.

LÉONOR.

Il la fera, sans doute.

CONSTANCE.

Et quel est son projet ?

HERNAND.

D’être toujours votre sujet,

D’aller à votre cour, d’y servir avec zèle,

De combattre pour vous, de vivre et de mourir,

De vous voir, de vous obéir,

Toujours généreux et fidèle ;

Appartenir à vous est tout ce qu’il prétend.

CONSTANCE.

Ah ! le ciel lui devait un sort plus éclatant !

Rien qu’un simple officier ! Mais dans cette occurrence

Quel parti prend le duc de Foix ?

HERNAND.

Votre parti, le parti de la France,

Le parti du meilleur des rois.

CONSTANCE.

Que n’osera-t-il point ! que va-t-il entreprendre ?

Où va-t-il ?

HERNAND.

À Burgos il doit bientôt se rendre.

Je cours vers Alamir ; ne lui pourrai-je apprendre

Si mon message est bien reçu ?

CONSTANCE.

Allez ; et dites-lui que le cœur de Constance

S’intéresse à tant de vertu

Plus encor qu’à ma délivrance.

 

 

Scène II

 

CONSTANCE, LÉONOR

 

CONSTANCE.

Rien qu’un simple officier !

LÉONOR.

Tout le monde le dit.

CONSTANCE.

Mon cœur ne peut le croire, et mon front en rougit.

LÉONOR.

J’ignore de quel sang le destin l’a fait naître,

Mais on est ce qu’on veut avec un si grand cœur.

C’est à lui de choisir le nom dont il veut être,

Il lui fera beaucoup d’honneur.

CONSTANCE.

Que de vertu ! que de grandeur !

Combien sa modestie illustre sa valeur !

LÉONOR.

C’est peu d’être modeste, il faut avoir encore

De quoi pouvoir ne l’être pas.

Mais ce héros a tout, courage, esprit, appas ;

S’il a quelques défauts, pour moi je les ignore,

Et vos yeux ne les verraient pas.

J’ai vu quelques héros assez insupportables ;

Et l’homme le plus vertueux

Peut être le plus ennuyeux ;

Mais comment résister à des vertus aimables ?

CONSTANCE.

Alamir fera mon malheur ;

Je lui dois trop d’estime et de reconnaissance.

LÉONOR.

Déjà dans votre cœur il a sa récompense ;

J’en crois assez votre rougeur ;

C’est de nos sentiments le premier témoignage.

CONSTANCE.

C’est l’interprète de l’honneur.

Cet honneur attaqué dans le fond de mon cœur

S’en indigne sur mon visage.

Ô ciel ! que devenir s’il était mon vainqueur !

Je le crains, je me crains moi-même ;

Je tremble de l’aimer, et je ne sais s’il m’aime.

LÉONOR.

Il voit que votre orgueil serait trop offensé

Par ce mot dangereux, si charmant et si tendre :

Il ne vous l’a pas prononcé ;

Mais qu’il sait bien le faire entendre !

CONSTANCE.

Ah ! son respect encore est un charme de plus.

Alamir, Alamir a toutes les vertus.

LÉONOR.

Que lui manque-t-il donc ?

CONSTANCE.

Le hasard, la naissance.

Quelle injustice ! ô ciel... mais sa magnificence,

Ces fêtes, cet éclat, ses étonnants exploits,

Ce grand air, ses discours, son ton même, sa voix...

LÉONOR.

Ajoutez-y l’amour qui parle en sa défense.

Sans doute il est du sang des rois.

CONSTANCE.

Tout me le dit, et je le crois.

Son amour délicat voulait que je rendisse

À tant de grandeur d’âme, à ce rare service,

Ce qu’ailleurs on immole à son ambition.

Ah ! si pour m’éprouver il m’a caché son nom,

S’il n’a jamais d’autre artifice,

S’il est prince, s’il m’aime... Ô ciel ! que me veut-on ?

 

 

Scène III

 

CONSTANCE, LÉONOR, SANCHETTE

 

SANCHETTE.

Madame, à vos genoux souffrez que je me jette ;

Madame, protégez Sanchette.

Je vous ai mal connue, et pourtant, malgré moi,

Je sentais du respect, sans savoir bien pourquoi.

Vous voilà, je crois, reine ; il faut à tout le monde

Faire du bien à tout moment,

À commencer par moi.

CONSTANCE.

Si le sort me seconde,

C’est mon projet du moins.

LÉONOR.

Eh bien, ma belle enfant,

Madame a des bontés ; quel bien faut-il vous faire ?

SANCHETTE.

On dit le duc de Foix vainqueur ;

Mais je prends peu de part au destin de la guerre :

Tout cela m’épouvante, et ne m’importe guère ;

J’aime, et c’est tout pour moi.

CONSTANCE.

Votre aimable candeur

M’intéresse pour vous ; parlez, soyez sincère.

SANCHETTE.

Ah ! je suis de très bonne foi.

J’aime Alamir, madame, et j’avais su lui plaire :

Il devait parler à mon père ;

Il est de mes parents : il vint ici pour moi.

CONSTANCE, se tournant vers Léonor.

Son parent, Léonor !

SANCHETTE.

En écoutant ma plainte,

D’un profond déplaisir votre âme semble atteinte !

CONSTANCE.

Il l’aimait !

SANCHETTE.

Votre cœur paraît bien agité !

CONSTANCE.

Je vous ai donc perdue, illusion flatteuse !

SANCHETTE.

Peut-on se voir princesse, et n’être pas heureuse ?

CONSTANCE.

Hélas ! votre simplicité

Croit que dans la grandeur est la félicité ;

Vous vous trompez beaucoup; ce jour doit vous apprendre

Que dans tous les états il est des malheureux.

Vous ne connaissez pas mes destins rigoureux.

Au bonheur, croyez-moi, c’est à vous de prétendre.

Mon cœur de ce grand jour est encore effrayé ;

Le ciel me conduisit de disgrâce en disgrâce,

Mon sort peut-il être envié ?

SANCHETTE.

Votre altesse me fait pitié ;

Mais je voudrais être à sa place.

Il ne tiendrait qu’à vous de finir mon tourment.

Alamir est tout fait pour être mon amant.

Je bénis bien le ciel que vous soyez princesse :

Il faut un prince à votre altesse ;

Un simple gentilhomme est peu pour vos appas.

Seriez-vous assez rigoureuse

Pour m’ôter mon amant, en ne le prenant pas,

Vous qui semblez si généreuse ?

CONSTANCE, ayant un peu rêvé.

Allez... ne craignez rien... Quoi ! le sang vous unit ?

SANCHETTE.

Oui, madame.

CONSTANCE.

Il vous aime ?

SANCHETTE.

Oui, d’abord il l’a dit,

Et d’abord je l’ai cru ; souffrez que je le croie :

Madame, tout mon cœur avec vous se déploie.

Chez messieurs mes parents je me mourrais d’ennui ;

Il faut qu’en l’épousant, pour comble de ma joie,

J’aille dans votre cour vous servir avec lui.

CONSTANCE.

Vous ! avec Alamir !

SANCHETTE.

Vous connaissez son zèle ;

Madame, qu’avec lui votre cour sera belle !

Quel plaisir de vous y servir !

Ah ! quel charme de voir et sa reine et son prince !

Un chagrin à la cour donne plus de plaisir

Que mille fêtes en province.

Mariez-nous, madame, et faites-nous partir.

CONSTANCE.

Étouffe tes soupirs, malheureuse Constance !

Soyons en tous les temps digne de ma naissance...

Oui, vous l’épouserez... comptez sur mon appui.

Au vaillant Alamir je dois ma délivrance ;

Il a tout fait pour moi... je vous unis à lui,

Et vous serez sa récompense.

SANCHETTE.

Parlez donc à mon père.

CONSTANCE.

Oui.

SANCHETTE.

Parlez aujourd’hui,

Tout à l’heure.

CONSTANCE.

Oui... Quel trouble et quel effort extrême !

SANCHETTE.

Quel excès de bonté ! je tombe à vos genoux,

Madame, et je ne sais qui j’aime

Le plus sincèrement d’Alamir ou de vous.

Elle fait quelques pas pour s’en aller.

CONSTANCE.

De mon sort ennemi la rigueur est constante.

SANCHETTE, revenant.

C’est à condition que vous m’emmènerez ?

CONSTANCE.

C’en est trop.

SANCHETTE.

De nous deux vous serez si contente !

À Léonor.

Avertissez-moi, vous, lorsque vous partirez.

En s’en allant.

Que je suis une heureuse fille !

Qu’on va me respecter ce soir dans ma famille !

 

 

Scène IV

 

CONSTANCE, LÉONOR

 

CONSTANCE.

À quels maux différais tous mes jours sont livrés !

Léonor, connais-tu ma peine et mon outrage ?

LÉONOR.

Je supportais, madame, avec tranquillité,

Les persécutions, le couvent, le voyage ;

J’essuyais même avec gaîté

Ces infortunes de passage :

Vous me faites enfin connaître la douleur ;

Tout le reste n’est rien près des peines du cœur :

Le vrai malheur est son ouvrage.

CONSTANCE.

Je suis accoutumée à dompter le malheur.

LÉONOR.

Ainsi par vos bontés sa parente l’épouse :

Il méritait d’autres appas.

CONSTANCE.

Si j’étais son égale, hélas !

Que mon âme serait jalouse !

Oublions Alamir, ses vertus, ses attraits,

Ce qu’il est, ce qu’il devrait être,

Tout ce qui de mon cœur s’est presque rendu maître...

Non, je ne l’oublierai jamais.

LÉONOR.

Vous ne l’oublierez point ? vous le cédez ?

CONSTANCE.

Sans doute.

LÉONOR.

Hélas ! que cet effort vous coûte !

Mais ne serait-il point un effort généreux,

Non moins grand, beaucoup plus heureux,

Celui d’être au dessus de la grandeur suprême ?

Vous pouvez aujourd’hui disposer de vous-même.

Élever un héros, est-ce vous avilir ?

Est-ce donc par orgueil qu’on aime ?

N’a-t-on que des rois à choisir ?

Alamir ne l’est pas, mais il est brave et tendre.

CONSTANCE.

Non, le devoir l’emporte, et tel est son pouvoir.

LÉONOR.

Hélas ! gardez-vous bien de prendre

La vanité pour le devoir.

Que résolvez-vous donc ?

CONSTANCE.

Moi ! d’être au désespoir !

D’obéir, en pleurant, à ma gloire importune ;

D’éloigner le héros dont je me sens charmer,

De goûter le bonheur de faire sa fortune,

Ne pouvant me livrer au bonheur de l’aimer.

On entend derrière le théâtre un bruit de trompettes.

CHŒUR.

Triomphe, victoire :

L’équité marche devant nous :

Le ciel y joint la gloire ;

L’ennemi tombe sous nos coups :

Triomphe, victoire.

LÉONOR.

Est-ce le duc de Foix qui prétend par des fêtes

Vous mettre encor, madame, au rang de ses conquêtes ?

CONSTANCE.

Ah ! je déteste le parti

Dont la victoire a secondé les armes :

Quel qu’il soit, Léonor, il est mon ennemi.

Puisse le duc de Foix, auteur de mes alarmes,

Puissent don Pèdre et lui l’un par l’autre périr !

Mais, ô ciel ! conservez mon vengeur Alamir,

Dût-il ne point m’aimer, dût-il causer mes larmes !

 

 

Scène V

 

LE DUC DE FOIX, CONSTANCE, LÉONOR

 

LE DUC DE FOIX.

Madame, les Français ont délivré ces lieux ;

Don Pèdre est descendu dans la nuit éternelle.

Gaston de Foix victorieux

Attend encore une gloire plus belle,

Et demande l’honneur de paraître à vos yeux.

CONSTANCE.

Que dites-vous ? et qu’osez-vous m’apprendre ?

Il paraîtrait en des lieux où je suis !

Don Pèdre est mort, et mes ennuis

Survivraient encore à sa cendre !

LE DUC DE FOIX.

Gaston de Foix vainqueur en ces lieux va se rendre.

J’ai combattu sous lui ; j’ai vu dans ce grand jour

Ce que peut le courage, et ce que peut l’amour.

Pour moi, seul malheureux (si pourtant je puis l’être,

Quand des jours plus sereins pour vous semblent renaître),

Pénétré, plein de vous jusqu’au dernier soupir,

Je n’ai qu’à m’éloigner, ou plutôt qu’à vous fuir.

CONSTANCE.

Vous partez !

LE DUC DE FOIX.

Je le dois.

CONSTANCE.

Arrêtez, Alamir.

LE DUC DE FOIX.

Madame !

CONSTANCE.

Demeurez ; je sais trop quelle vue

Vous conduisit en ce séjour.

LE DUC DE FOIX.

Quoi ! mon âme vous est connue ?

CONSTANCE.

Oui.

LE DUC DE FOIX.

Vous sauriez...

CONSTANCE.

Je sais que d’un tendre retour

On peut payer vos vœux ; je sais que l’innocence,

Qui des dehors du monde a peu de connaissance,

Peut plaire et connaître l’amour ;

Je sais qui vous aimiez, et même avant ce jour ;

Elle est votre parente, et doublement heureuse.

Je ne m’étonne point qu’une âme vertueuse

Ait pu vous chérir à son tour.

Ne partez point, je vais en parler à sa mère :

La doter richement est le moins que je doi ;

Devenant votre épouse, elle me sera chère ;

Ce que vous aimerez aura des droits sur moi.

Dans vos enfants je chérirai leur père ;

Vos parents, vos amis me tiendront lieu des miens ;

Je les comblerai tous de dignités, de biens :

C’est trop peu pour mon cœur, et rien pour vos services.

Je ne ferai jamais d’assez grands sacrifices ;

Après ce que je dois à vos heureux secours,

Cherchant à m’acquitter je vous devrai toujours.

LE DUC DE FOIX.

Je ne m’attendais pas à cette récompense.

Madame, ah ! croyez-moi, votre reconnaissance

Pourrait me tenir lieu des plus grands châtiments.

Non, vous n’ignorez pas mes secrets sentiments ;

Non, vous n’avez point cru qu’une autre ait pu me plaire.

Vous voulez, je le vois, punir un téméraire ;

Mais laissez-le à lui-même, il est assez puni.

Sur votre renommée, à vous seule asservi,

Je me crus fortuné pourvu que je vous visse ;

Je crus que mon bonheur était dans vos beaux yeux ;

Je vous vis dans Burgos, et ce fut mon supplice.

Oui, c’est un châtiment des dieux

D’avoir vu de trop près leur chef-d’œuvre adorable :

Le reste de la terre en est insupportable ;

Le ciel est sans clarté, le monde est sans douceurs :

On vit dans l’amertume, on dévore ses larmes ;

Et l’on est malheureux auprès de tant de charmes,

Sans pouvoir être heureux ailleurs.

CONSTANCE.

Quoi ! je serais la cause et l’objet de vos peines !

Quoi ! cette innocente beauté

Ne vous tenait pas dans ses chaînes !

Vous osez...

LE DUC DE FOIX.

Cet aveu plein de timidité,

Cet aveu de l’amour le plus involontaire,

Le plus pur à la fois et le plus emporté,

Le plus respectueux, le plus sûr de déplaire,

Cet aveu malheureux peut-être a mérité

Plus de pitié que de colère.

CONSTANCE.

Alamir, vous m’aimez !

LE DUC DE FOIX.

Oui, dès longtemps ce cœur

D’un feu toujours caché brûlait avec fureur ;

De ce cœur éperdu voyez toute l’ivresse ;

À peine encor connu par ma faible valeur,

Né simple cavalier, amant d’une princesse,

Jaloux d’un prince et d’un vainqueur,

Je vois le duc de Foix amoureux, plein de gloire,

Qui, du grand Du Guesclin compagnon fortuné,

Aux yeux de l’Anglais consterné,

Va vous donner un roi des mains de la Victoire.

Pour toute récompense il demande à vous voir ;

Oubliant ses exploits, n’osant s’en prévaloir,

Il attend son arrêt, il l’attend en silence.

Moins il espère, et plus il semble mériter ;

Est-ce à moi de rien disputer

Contre son nom, sa gloire, et surtout sa constance ?

CONSTANCE.

À quoi suis-je réduite ! Alamir, écoutez :

Vos malheurs sont moins grands que mes calamités ;

Jugez-en ; concevez mon désespoir extrême ;

Sachez que mon devoir est de ne voir jamais

Ni le duc de Foix, ni vous-même.

Je vous ai déjà dit à quel point je le hais ;

Je vous dis encor plus : son crime impardonnable

Excitait mon juste courroux ;

Ce crime jusqu’ici le fit seul haïssable,

Et je crains à présent de le haïr pour vous.

Après un tel discours il faut que je vous quitte.

LE DUC DE FOIX.

Non, madame, arrêtez ; il faut que je mérite

Cet oracle étonnant qui passe mon espoir.

Donner pour vous ma vie est mon premier devoir ;

Je puis punir encor ce rival redoutable ;

Même au milieu des siens je puis percer son flanc,

Et noyer tant de maux dans les flots de son sang ;

J’y cours.

CONSTANCE.

Ah ! demeurez ; quel projet effroyable !

Ah ! respectez vos jours à qui je dois les miens ;

Vos jours me sont plus chers que je ne hais les siens.

LE DUC DE FOIX.

Mais est-il en effet si sûr de votre haine ?

CONSTANCE.

Hélas ! plus je vous vois, plus il ouest odieux.

LE DUC DE FOIX, se jetant à genoux, et présentant son épée.

Punissez donc son crime en terminant sa peine,

Et puisqu’il doit mourir, qu’il expire à vos yeux.

Il bénira vos coups : frappez ; que cette épée

Par vos divines mains soit dans son sang trempée,

Dans ce sang malheureux, brûlant pour vos attraits.

CONSTANCE, l’arrêtant.

Ciel ! Alamir, que vois-je ? et qu’avez-vous pu dire ?

Alamir, mon vengeur, vous par qui je respire...

Etes-vous celui que je hais ?

LE DUC DE FOIX.

Je suis celui qui vous adore ;

Je n’ose prononcer encore

Ce nom haï longtemps, et toujours dangereux ;

Mais parlez : de ce nom faut-il que je jouisse ?

Faudra-t-il qu’avec moi la mort l’ensevelisse,

Ou que de tous les noms il soit le plus heureux ?

J’attends de mon destin l’arrêt irrévocable ;

Faut-il vivre ? faut-il mourir ?

CONSTANCE.

Ne vous connaissant pas, je croyais vous haïr ;

Votre offense à mes yeux semblait inexcusable.

Mon cœur à son courroux s’était abandonné ;

Mais je sens que ce cœur vous aurait pardonné,

S’il avait connu le coupable.

LE DUC DE FOIX.

Quoi ! ce jour a donc fait ma gloire et mon bonheur !

CONSTANCE.

De don Pèdre et de moi vous êtes le vainqueur.

 

 

Scène VI

 

MORILLO, SANCHETTE, HERNAND, LE DUC DE FOIX, CONSTANCE, LÉONOR, SUITE

 

MORILLO.

Allons, une princesse est bonne à quelque chose ;

Puisqu’elle veut te marier,

Et que ton bon cœur s’y dispose,

Je vais au plus vite, et pour cause,

Avec Alamir te lier,

Et conclure à l’instant la chose.

Apercevant Alamir qui parle bas et qui embrasse les genoux de la princesse.

Oh ! oh ! que fait donc là mon petit officier ?

Avec elle tout bas il cause

D’un air tant soit peu familier.

SANCHETTE.

À genoux il va la prier

De me donner à lui pour femme :

Elle ne répond point; ils sont d’accord.

CONSTANCE, au duc de Foix, à qui elle parlait bas auparavant.

Mon âme,

Mes états, mon destin, tout est au duc de Foix ;

Je vous le dis encor : vos vertus, vos exploits

Me sont moins chers que votre flamme.

SANCHETTE.

Le duc de Foix ! Mon père, avez-vous entendu ?

MORILLO.

Lui, duc de Foix ! te moques-tu ?

Il est notre parent.

SANCHETTE.

S’il allait ne plus l’être ?

HERNAND.

Il vous faut avouer que ce héros, mon maître,

Qui fut votre parent pendant une heure ou deux,

Est un prince puissant, galant, victorieux,

Et qu’il s’est fait enfin connaître.

LE DUC DE FOIX, en se retournant vers Hernand.

Ah ! dites seulement qu’il est un prince heureux ;

Dites que pour jamais il consacre ses vœux

À cet objet charmant, notre unique espérance,

La gloire de l’Espagne, et l’amour de la France.

SANCHETTE.

Adieu mon mariage ! Hélas ! trop bonnement,

Moi, j’ai cru qu’on m’aimait.

MORILLO.

Quelle étrange journée !

SANCHETTE.

À qui serai-je donc ?

CONSTANCE.

À ma cour amenée,

Je vous promets un établissement ;

J’aurai soin de votre hyménée.

LÉONOR.

Ce sera, s’il vous plaît, avec un autre amant.

SANCHETTE, à la princesse.

Si je vis à vos pieds, je suis trop fortunée.

MORILLO.

Le duc de Foix, comme je voi,

Me faisait donc l’honneur de se moquer de moi ?

LE DUC DE FOIX.

Il faudra bien qu’on me pardonne.

La victoire et l’amour ont comblé tous nos vœux ;

Qu’au plaisir désormais ici tout s’abandonne :

Constance daigne aimer, l’univers est heureux.

 

 

DIVERTISSEMENT QUI TERMINE LE SPECTACLE

 

Le théâtre représente les Pyrénées ; l’Amour descend sur un char, son arc à la main.

L’AMOUR.

De rochers entassés amas impénétrable,

Immense Pyrénée, en vain vous séparez

Deux peuples généreux à mes lois consacrés.

Cédez à mon pouvoir aimable ;

Cessez de diviser les climats que j’unis ;

Superbe montagne, obéis.

Disparaissez, tombez, impuissante barrière :

Je veux dans mes peuples chéris

Ne voir qu’une famille entière.

Reconnaissez ma voix et l’ordre de Louis :

Disparaissez, tombez, impuissante barrière.

CHŒUR D’AMOURS.

Disparaissez, tombez, impuissante barrière.

La montagne s’abîme insensiblement, les acteurs chantants et dansants sur le théâtre qui n’est pas encore orné.

L’AMOUR.

Par les mains d’un grand roi le fier dieu de la guerre

A vu les remparts écroulés

Sous les coups redoublés

De son nouveau tonnerre ;

Je dois triompher à mon tour.

Pour changer tout sur la terre

Un mot suffit à l’Amour.

CHŒUR DES SUIVANTS DE L’AMOUR.

Disparaissez, tombez, impuissante barrière.

Il se forme à la place de la montagne un vaste et magnifique temple consacré à l’Amour, au fond duquel est un trône que l’Amour occupe.

Ce temple est rempli de quatre quadrilles distinguées par leurs habits et par leurs couleurs ; chaque quadrille a ses drapeaux.

Celle de FRANCE porte dans son drapeau pour devise un lis entouré de rejetons, Lilia per orbem.

L’ESPAGNE, un soleil et un parélie, Sol e Sole.

La quadrille de NAPLES, Recepit et servat.

La quadrille de DON PHILIPPE, Spe et animo.

On danse.

Paroles sur une chaconne.

Amour, dieu charmant, ta puissance

A formé ce nouveau séjour ;

Tout ressent ici ta présence,

Et le monde entier est ta cour.

UNE FRANÇAISE.

Les vrais sujets du tendre Amour

Sont le peuple heureux de la France.

LE CHŒUR.

Amour, dieu charmant, ta puissance

A formé ce nouveau séjour,

Etc.

On danse.

Après la danse,
UNE VOIX chante alternativement avec le chœur.

Mars, Amour, sont nos dieux ;

Nous les servons tous deux.

Accourez après tant d’alarmes ;

Volez, Plaisirs, enfants des cieux ;

Au cri de Mars, au bruit des armes

Mêlez vos sons harmonieux :

À tant d’exploits victorieux,

Plaisirs, mesurez tous vos charmes.

On danse.

CHŒUR.

La Gloire toujours nous appelle,

Nous marchons sous ses étendards,

Brûlant de l’ardeur la plus belle

Pour Louis, pour l’Amour et Mars.

DUO.

Charmants plaisirs, nobles hasards,

Quel peuple vous est plus fidèle ?

CHŒUR.

Mars, Amour, sont nos dieux,

Nous les servons tous deux.

On continue la danse.

UN FRANÇAIS.

Amour, dieu des héros, sois la source féconde

De nos exploits victorieux ;

Fais toujours de nos rois les premiers rois du monde,

Comme tu l’es des autres dieux.

On danse.

UN ESPAGNOL et UN NAPOLITAIN.

À jamais de la France

Recevons nos rois ;

Que la même vaillance

Triomphe sous les mêmes lois.

On danse.

Air de trompettes, suivi d’un air de musettes, parodiés sur l’un et l’autre.

UN FRANÇAIS.

Hymen, frère de l’Amour,

Descends dans cet heureux séjour.

Vois ta plus brillante fête

Dans ton empire le plus beau ;

C’est la Gloire qui l’apprête :

Elle allume ton flambeau ;

Ses lauriers ceignent ta tête.

Hymen, frère de l’Amour,

Descends dans cet heureux séjour.

L’Hymen descend dans un char, accompagné de l’Amour, pendant que le chœur chante ; l’Hymen et l’Amour forment une danse caractérisée ; ils se fuient, ils se chassent tour à tour ; ils se réunissent, ils s’embrassent, et changent de flambeau.

DUO.

Charmant Hymen, dieu tendre, dieu fidèle,

Sois la source éternelle

Du bonheur des humains :

Régnez, race immortelle,

Féconde en souverains.

PREMIÈRE VOIX.

Donnez de justes lois.

SECONDE VOIX.

Triomphez par les armes.

PREMIÈRE VOIX.

Épargnez tant de sang, essuyez tant de larmes.

SECONDE VOIX.

Non, c’est à la victoire à nous donner la paix.

Ensemble.

Dans vos mains gronde le tonnerre ;

Effrayez la terre ;

Rassurez la terre ;

Frappez vos ennemis, répandez vos bienfaits.

On reprend.

Charmant Hymen, Dieu tendre,

Etc.

On danse.

Ballet général des quatre quadrilles.

GRAND CHŒUR.

Régnez, race immortelle,

Féconde en souverains,

Etc.

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