La Femme qui a raison (VOLTAIRE)

Comédie en trois actes, en vers.

Représentée pour la première fois, à Lunéville, en 1749.

 

Personnages

 

M. DURU

MADAME DURU

LE MARQUIS DOUTREMONT

DAMIS, fils de M. Duru

ÉRISE, fille de M. Duru

M. GRIPON, correspondant de M. Duru

MARTHE, suivante de madame Duru

 

La scène est chez madame Duru, dans la rue Thévenot, à Paris.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

MADAME DURU, LE MARQUIS

 

MADAME DURU.

Mais, mon très cher marquis, comment, en conscience,

Puis-je accorder ma fille à votre impatience,

Sans l’aveu d’un époux ? le cas est inouï.

LE MARQUIS.

Comment ? avec trois mots, un bon contrat, un oui ;

Rien de plus agréable, et rien de plus facile.

À vos commandements votre fille est docile :

Vos bontés m’ont permis de lui faire ma cour :

Elle a quelque indulgence, et moi beaucoup d’amour :

Pour votre intime ami dès longtemps je m’affiche ;

Je me crois honnête homme, et je suis assez riche.

Nous vivons fort gaîment, nous vivrons encor mieux,

Et nos jours, croyez-moi, seront délicieux.

MADAME DURU.

D’accord, mais mon mari ?

LE MARQUIS.

Votre mari m’assomme.

Quel besoin avons-nous du conseil d’un tel homme ?

MADAME DURU.

Quoi ! pendant son absence ?

LE MARQUIS.

Ah ! les absents ont tort ;

Absent depuis douze ans, c’est comme à peu près mort.

Si dans le fond de l’Inde il prétend être en vie,

C’est pour vous amasser, avec sa ladrerie,

Un bien que vous savez dépenser noblement :

Je consens qu’à ce prix il soit encor vivant ;

Mais je le tiens pour mort, aussitôt qu’il s’avise

De vouloir disposer de la charmante Érise.

Celle qui la forma doit en prendre le soin ;

Et l’on n’arrange pas les filles de si loin.

Pardonnez...

MADAME DURU.

Je suis bonne, et vous devez connaître

Que pour monsieur Duru, mon seigneur et mon maître,

Je n’ai pas un amour aveugle et violent :

Je l’aime... comme il faut... pas trop fort... sensément ;

Mais je lui dois respect, et quelque obéissance.

LE MARQUIS.

Eh, mon dieu ! point du tout : vous vous moquez, je pense ;

Qui, vous ? vous, du respect pour un monsieur Duru ?

Fort bien. Nous vous verrions, si nous l’eu avions cru,

Dans un habit de serge, en un second étage,

Tenir sans domestique un fort plaisant ménage.

Vous êtes demoiselle ; et quand l’adversité,

Malgré votre mérite et votre qualité,

Avec monsieur Duru vous fit en biens commune,

Alors qu’il commençait à bâtir sa fortune,

C’était à ce monsieur faire beaucoup d’honneur ;

Et vous aviez, je crois, un peu trop de douceur

De souffrir qu’il joignît avec rude manière

À vos tendres appas sa personne grossière.

Voulez-vous pas encore aller sacrifier

Votre charmante Érise au fils d’un usurier,

De ce monsieur Gripon, son très digne compère ?

Monsieur Duru, je pense, a voulu cette affaire ;

Il l’avait fort à cœur ; et, par respect pour lui,

Vous devriez, ma foi, la conclure aujourd’hui.

MADAME DURU.

Ne plaisantez pas tant ; il m’en écrit encore,

Et de son plein pouvoir dans sa lettre il m’honore.

LE MARQUIS.

Eh ! de ce plein pouvoir que ne vous servez-vous

Pour faire un heureux choix d’un plus honnête époux ?

MADAME DURU.

Hélas ! à vos désirs je voudrais condescendre ;

Ce serait mon bonheur de vous avoir pour gendre ;

J’avais, dans cette idée, écrit plus d’une fois ;

J’ai prié mon mari de laisser à mon choix

Cet établissement de deux enfants que j’aime.

Monsieur Gripon me cause une frayeur extrême ;

Mais, tout Gripon qu’il est, il le faut ménager,

Écrire encor dans l’Inde, examiner, songer.

LE MARQUIS.

Oui ; voilà des raisons, des mesures commodes ;

Envoyer publier des bans aux antipodes

Pour avoir dans trois ans un refus clair et net !

De votre cher mari je ne suis pas le fait ;

Du seul nom de marquis sa grosse âme étonnée

Croirait voir sa maison au pillage donnée.

Il aime fort l’argent ; il connaît peu l’amour.

Au nom du cher objet qui de vous tient le jour,

De la vive amitié qui m’attache à sa mère,

De cet amour ardent qu’elle voit sans colère,

Daignez former, madame, un si tendre lien :

Ordonnez mon bonheur, j’ose dire le sien :

Qu’à jamais à vos pieds je passe ici ma vie.

MADAME DURU.

Oh çà, vous aimez donc ma fille à la folie ?

LE MARQUIS.

Si je l’adore, ô ciel ! pour combler mon bonheur

Je compte à votre fils donner aussi ma sœur.

Vous aurez quatre enfants, qui, d’une âme soumise,

D’un cœur toujours à vous...

 

 

Scène II

 

MADAME DURU, LE MARQUIS, ÉRISE

 

LE MARQUIS.

Ah ! venez, belle Érise.

Fléchissez votre mère, et daignez la toucher :

Je ne la connais plus, c’est un cœur de rocher.

MADAME DURU.

Quel rocher ! Vous voyez un homme ici, ma fille,

Qui veut obstinément être de la famille :

Il est pressant ; je crains que l’ardeur de ce feu,

Le rendant importun, ne vous déplaise un peu.

ÉRISE.

Oh ! non, ne craignez rien ; s’il n’a pu vous déplaire,

Croyez que contre lui je n’ai point de colère :

J’aime à vous obéir. Comment ne pas vouloir

Ce que vous commandez, ce qui fait mon devoir,

Ce qui de mon respect est la preuve si claire ?

MADAME DURU.

Je ne commande point.

ÉRISE.

Pardonnez-moi, ma mère,

Vous l’avez commandé, mon cœur en est témoin.

LE MARQUIS.

De me justifier elle-même prend soin.

Nous sommes deux ici contre vous. Ah ! madame,

Soyez sensible aux feux d’une si pure flamme ;

Vous l’avez allumée, et vous ne voudrez point

Voir mourir sans s’unir ce que vous avez joint.

À Érise.

Parlez donc, aidez-moi. Qu’avez-vous à sourire ?

ÉRISE.

Mais vous parlez si bien que je n’ai rien à dire ;

J’aurais peur d’être trop de votre sentiment,

Et j’en ai dit, me semble, assez honnêtement.

MADAME DURU.

Je vois, mes chers enfants, qu’il est fort nécessaire

De conclure au plus tôt cette importante affaire.

C’est pitié de vous voir ainsi sécher tous deux,

Et mon bonheur dépend du succès de vos vœux :

Mais mon mari ?

LE MARQUIS.

Toujours son mari ! sa faiblesse

De cet épouvantail s’inquiète sans cesse.

ÉRISE.

Il est mon père.

 

 

Scène III

 

MADAME DURU, LE MARQUIS, ÉRISE, DAMIS

 

DAMIS.

Ah ! ah ! l’on parle donc ici

D’hyménée et d’amour ? je veux m’y joindre aussi.

Votre bonté pour moi ne s’est point démentie ;

Ma mère me mettra, je crois, de la partie.

Monsieur a la bonté de m’accorder sa sœur ;

Je compte absolument jouir de cet honneur,

Non point par vanité, mais par tendresse pure :

Je l’aime éperdument, et mon cœur vous conjure

De voir avec pitié ma vive passion.

Voyez-vous, je suis homme à perdre la raison ;

Enfin c’est un parti qu’on ne peut plus combattre.

Une noce, après tout, suffira pour nous quatre.

Il n’est pas trop commun de savoir en un jour

Rendre deux cœurs heureux par les mains de l’amour ;

Mais faire quatre heureux par un seul coup de plume,

Par un seul mot, ma mère, et contre la coutume,

C’est un plaisir divin qui n’appartient qu’à vous ;

Et vous serez, ma mère, heureuse autant que nous.

LE MARQUIS.

Je réponds de ma sœur, je réponds de moi-même ;

Mais madame balance, et c’est en vain qu’on aime.

ÉRISE.

Ah ! vous êtes si bonne, auriez-vous la rigueur

De maltraiter un fils si cher à votre cœur ?

Son amour est si vrai, si pur, si raisonnable !

Vous l’aimez ; voulez-vous le rendre misérable ?

DAMIS.

Désespérerez-vous par tant de cruautés

Une fille toujours souple à vos volontés ?

Elle aime tout de bon, et je me persuade

Que le moindre refus va la rendre malade.

ÉRISE.

Je connais bien mon frère, et j’ai lu dans son cœur ;

Un refus le ferait expirer de douleur.

Pour moi, j’obéirai sans réplique à ma mère.

DAMIS.

Je parle pour ma sœur.

ÉRISE.

Je parle pour mon frère.

LE MARQUIS.

Moi, je parle pour tous.

MADAME DURU.

Écoutez donc tous trois.

Vos amours sont charmants, et vos goûts sont mon choix :

Je sens combien m’honore une telle alliance ;

Mon cœur à vos plaisirs se livre par avance.

Nous serons tous contents, ou bien je ne pourrai :

J’ai donné ma parole, et je vous la tiendrai.

DAMIS, ÉRISE, LE MARQUIS, ensemble.

Ah !

MADAME DURU.

Mais...

LE MARQUIS.

Toujours des mais ! vous allez encor dire,

Mais mon mari !

MADAME DURU.

Sans doute.

ÉRISE.

Ah ! quels coups !

DAMIS.

Quel martyre !

MADAME DURU.

Oh ! laissez-moi parler. Vous saurez, mes enfants,

Que quand on m’épousa, j’avais près de quinze ans.

Je dois tout aux bons soins de votre honoré père :

Sa fortune déjà commençait à se faire ;

Il eut l’art d’amasser et de garder du bien,

En travaillant beaucoup, et ne dépensant rien.

Il me recommanda, quand il quitta la France,

De fuir toujours le monde, et surtout la dépense :

J’ai dépensé beaucoup à vous bien élever ;

Malgré moi le beau monde est venu me trouver.

Au fond d’un galetas il reléguait ma vie,

Et plus honnêtement je me suis établie.

Il voulait que son fils, en bonnet, en rabat,

Traînât dans le palais la robe d’avocat :

Au régiment du roi je le fis capitaine.

Il prétend aujourd’hui, sous peine de sa haine,

Que de monsieur Gripon et la fille et le fils,

Par un beau mariage avec nous soient unis :

Je l’empêcherai bien, j’y suis fort résolue.

DAMIS.

Et nous aussi.

MADAME DURU.

Je crains quelque déconvenue,

Je crains de mon mari le courroux véhément.

LE MARQUIS.

Ne craignez rien de loin.

MADAME DURU.

Son cher correspondant,

Maître Isaac Gripon, d’une âme fort rebourse,

Ferme depuis un an les cordons de sa bourse.

DAMIS.

Il vous en reste assez.

MADAME DURU.

Oui ; mais j’ai consulté...

LE MARQUIS.

Hélas ! consultez-nous.

MADAME DURU.

Sur la validité

D’une telle démarche ; et l’on dit qu’à votre âge

On ne peut sûrement contracter mariage

Contre la volonté d’un propre père.

DAMIS.

Non,

Lorsque ce propre père, étant dans la maison,

Sur son droit de présence obstinément se fonde :

Mais quand ce propre père est dans un bout du monde,

On peut à l’autre bout se marier sans lui.

LE MARQUIS.

Oui, c’est ce qu’il faut faire, et quand ? dès aujourd’hui.

 

 

Scène IV

 

MADAME DURU, LE MARQUIS, ÉRISE, DAMIS, MARTHE

 

MARTHE.

Voilà monsieur Gripon qui veut forcer la porte :

Il vient pour un grand cas, dit-il, qui vous importe ;

Ce sont ses propres mots. Faut-il qu’il entre ?

MADAME DURU.

Hélas !

Il le faut bien souffrir. Voyons quel est ce cas.

 

 

Scène V

 

MADAME DURU, LE MARQUIS, ÉRISE, DAMIS, M. GRIPON, MARTHE

 

MADAME DURU.

Si tard, monsieur Gripon, quel sujet vous attire ?

M. GRIPON.

Un bon sujet.

MADAME DURU.

Comment ?

M. GRIPON.

Je m’en vais vous le dire.

DAMIS.

Quelque présent de l’Inde ?

M. GRIPON.

Oh ! vraiment oui. Voici

L’ordre de votre père, et je le porte ici.

Ma fille est votre bru, mon fils est votre gendre ;

Ils le seront du moins, et sans beaucoup attendre.

Lisez.

Il lui donne une lettre.

MADAME DURU.

L’ordre est très net. Que faire ?

M. GRIPON.

À votre chef

Obéir sans réplique, et tout bâcler en bref.

Il reviendra bientôt ; et même, par avance,

Son commis vient régler des comptes d’importance.

J’ai peu de temps à perdre ; ayez la charité

De dépêcher la chose avec célérité.

MADAME DURU.

La proposition, mes enfants, doit vous plaire.

Comment la trouvez-vous ?

DAMIS, ÉRISE, ensemble.

Tout comme vous, ma mère.

LE MARQUIS, à M. Gripon.

De nos communs désirs il faut presser l’effet.

Ah ! que de cet hymen mon cœur est satisfait !

M. GRIPON.

Que ça vous satisfasse, ou que ça vous déplaise,

Ça doit importer peu.

LE MARQUIS.

Je ne me sens pas d’aise.

M. GRIPON.

Pourquoi tant d’aise ?

LE MARQUIS.

Mais... j’ai cette affaire à cœur.

M. GRIPON.

Vous, à cœur mon affaire ?

LE MARQUIS.

Oui, je suis serviteur

De votre ami Duru, de toute la famille,

De madame sa femme, et surtout de sa fille.

Cet hymen est si cher, si précieux pour moi !...

Je suis le hon ami du logis.

M. GRIPON.

Par ma foi,

Ces amis du logis sont de mauvais augure.

Madame, sans amis, hâtons-nous de conclure.

ÉRISE.

Quoi ! sitôt ?

MADAME DURU.

Sans donner le temps de consulter,

De voir ma bru, mon gendre, et sans les présenter ?

C’est pousser avec nous vivement votre pointe.

M. GRIPON.

Pour se bien marier, il faut que la conjointe

N’ait jamais entrevu son conjoint.

MADAME DURU.

Oui, d’accord ;

On s’en aime bien mieux : mais je voudrais d’abord,

Moi, mère, et qui dois voir le parti qu’il faut prendre,

Embrasser votre fille, et voir un peu mon gendre.

M. GRIPON.

Vous les voyez en moi, corps pour corps, trait pour trait,

Et ma fille Phlipotte est en tout mon portrait.

MADAME DURU.

Les aimables enfants !

DAMIS.

Oh ! monsieur, je vous jure

Qu’on ne sentit jamais une flamme plus pure.

M. GRIPON.

Pour ma Phlipotte ?

DAMIS.

Hélas ! pour cet objet vainqueur

Qui règne sur mes sens, et m’a donné son cœur.

M. GRIPON.

On ne t’a rien donné : je ne puis te comprendre ;

Ma fille, ainsi que moi, n’a point l’âme si tendre.

À Érise.

Et vous, qui souriez, vous ne me dites rien ?

ÉRISE.

Je dis la même chose, et je vous promets bien

De placer les devoirs, les plaisirs de ma vie

À plaire au tendre amant à qui mon cœur me lie.

M. GRIPON.

Il n’est point tendre amant, vous répondez fort mal.

LE MARQUIS.

Je vous jure qu’il l’est.

M. GRIPON.

Oh ! quel original !

L’ami de la maison, mêlez-vous, je vous prie,

Un peu moins de la fête, et des gens qu’on marie.

Le marquis lui fait de grandes révérences. À madame Duru.

Or çà, j’ai réussi dans ma commission.

Je vois pour votre époux votre soumission ;

Il ne faut à présent qu’un peu de signature.

J’amènerai demain le futur, la future.

Vous aurez deux enfants, souples, respectueux,

Grands ménagers ; enfin on sera content d’eux.

Il est vrai qu’ils n’ont pas les grands airs du beau monde.

MADAME DURU.

C’est une bagatelle, et mon espoir se fonde

Sur les leçons d’un père, et sur leurs sentiments,

Qui valent cent fois mieux que ces dehors charmants.

DAMIS.

J’aime déjà leur grâce et simple et naturelle...

ÉRISE.

Leur bon sens, dont le père est le parfait modèle.

LE MARQUIS.

Je leur crois bien du goût.

M. GRIPON.

Ils n’ont rien de cela.

Que diable ici fait-on de ce beau monsieur-là ?

À madame Duru.

À demain donc, madame : une noce frugale

Préparera sans bruit l’union conjugale.

Il est tard, et le soir jamais nous ne sortons.

DAMIS.

Eh ! que faites-vous donc vers le soir ?

M. GRIPON.

Nous dormons.

On se lève avant jour ; ainsi fait votre père :

Imitez-le dans tout, pour vivre heureux sur terre.

Soyez sobre, attentif à placer votre argent ;

Ne donnez jamais rien, et prêtez rarement.

Demain, de grand matin, je reviendrai, madame.

MADAME DURU.

Pas si matin.

LE MARQUIS.

Allez, vous nous ravissez l’âme.

M. GRIPON.

Cet homme me déplaît. Dès demain je prétends

Que l’ami du logis déniche de céans.

Adieu.

MARTHE, l’arrêtant par le bras.

Monsieur, un mot.

M. GRIPON.

Eh quoi ?

MARTHE.

Sans vous déplaire,

Peut-on vous proposer une excellente affaire ?

M. GRIPON.

Proposez.

MARTHE.

Vous donnez aux enfants du logis

Phlipotte votre fille, et Phlipot votre fils ?

M. GRIPON.

Oui.

MARTHE.

L’on donne une dot en pareille aventure.

M. GRIPON.

Pas toujours.

MARTHE.

Vous pourriez, et je vous en conjure,

Partager par moitié vos généreux présents.

M. GRIPON.

Comment ?

MARTHE.

Payez la dot, et gardez vos enfants.

M. GRIPON, à madame Duru.

Madame, il nous faudra chasser cette donzelle ;

Et l’ami du logis ne me plaît pas plus qu’elle.

Il s’en va, et tout le monde lui fait la révérence.

 

 

Scène VI

 

MADAME DURU, ÉRISE, DAMIS, LE MARQUIS, MARTHE

 

MARTHE.

Eh bien ! vous laissez-vous tous les quatre effrayer

Par le malheureux cas de ce maître usurier ?

DAMIS.

Madame, vous voyez qu’il est indispensable

De prévenir soudain ce marché détestable.

LE MARQUIS.

Contre nos ennemis formons vite un traité

Qui mette pour jamais nos droits en sûreté.

Madame, on vous y force, et tout vous autorise,

Et c’est le sentiment de la charmante Érise.

ÉRISE.

Je me flatte toujours d’être de votre avis.

DAMIS.

Hélas ! de vos bienfaits mon cœur s’est tout promis.

Il faut que le vilain qui tous nous inquiète,

En revenant demain, trouve la noce faite.

MADAME DURU.

Mais...

LE MARQUIS.

Les mais à présent deviennent superflus.

Résolvez-vous, madame, ou nous sommes perdus.

MADAME DURU.

Le péril est pressant, et je suis bonne mère ;

Mais... à qui pourrons-nous recourir ?

MARTHE.

Au notaire,

À la noce, à l’hymen. Je prends sur moi le soin

D’amener à l’instant le notaire du coin,

D’ordonner le souper, de mander la musique :

S’il est quelque autre usage admis dans la pratique,

Je ne m’en mêle pas.

DAMIS.

Elle a grande raison ;

Et je veux que demain maître Isaac Gripon

Trouve en venant ici peu de choses à faire.

ÉRISE.

J’admire vos conseils et celui de mon frère.

MADAME DURU.

C’est votre avis à tous ?

DAMIS, ÉRISE, LE MARQUIS, ensemble.

Oui, ma mère.

MADAME DURU.

Fort bien.

Je puis vous assurer que c’est aussi le mien.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

M. GRIPON, DAMIS

 

M. GRIPON.

Comment ! dans ce logis est-on fou, mon garçon ?

Quel tapage a-t-on fait la nuit dans la maison ?

Quoi ! deux tables encore impudemment dressées !

Des débris d’un festin, des chaises renversées,

Des laquais étendus ronflants sur le plancher,

Et quatre violons, qui, ne pouvant marcher,

S’en vont en fredonnant à tâtons dans la rue !

N’es-tu pas tout honteux ?

DAMIS.

Non : mon âme est émue

D’un sentiment si doux, d’un si charmant plaisir,

Que devant vous encor je n’en saurais rougir.

M. GRIPON.

D’un sentiment si doux ! que diable veux-tu dire ?

DAMIS.

Je dis que notre hymen à la famille inspire

Un délire de joie, un transport inouï.

À peine hier au soir sortîtes-vous d’ici,

Que, livrés par avance au lien qui nous presse,

Après un long souper, la joie et la tendresse,

Préparant à l’envi le lien conjugal,

Nous avons cette nuit ici donné le bal.

M. GRIPON.

Voilà trop de fracas, avec trop de dépense.

Je n’aime point qu’on ait du plaisir par avance.

Cette vie à ton père à coup sûr déplaira.

Et que feras-tu donc quand on te mariera ?

DAMIS.

Ah ! si vous connaissiez cette ardeur vive et pure,

Ces traits, ces feux sacrés, l’âme de la nature,

Cette délicatesse, et ces ravissements,

Qui ne sont bien connus que des heureux amants !

Si vous saviez...

M. GRIPON.

Je sais que je ne puis comprendre

Rien de ce que tu dis.

DAMIS.

Votre cœur n’est point tendre :

Vous ignorez les feux dont je suis consumé.

Mon cher monsieur Gripon, vous n’avez point aimé.

M. GRIPON.

Si fait, si fait.

DAMIS.

Comment ? vous aussi, vous ?

M. GRIPON.

Moi-même.

DAMIS.

Vous concevez donc bien l’emportement extrême,

Les douceurs...

M. GRIPON.

Et oui, oui ; j’ai fait à ma façon

L’amour un jour ou deux à madame Gripon ;

Mais cela n’était pas comme ta belle flamme,

Ni les discours de fou que tu tiens sur ta femme.

DAMIS.

Je le crois bien : enfin vous me le pardonnez ?

M. GRIPON.

Oui-dà, quand les contrats seront faits et signés.

Allons ; avec ta mère il faut que je m’abouche :

Finissons tout.

DAMIS.

Ma mère en ce moment se couche.

M. GRIPON.

Quoi ! ta mère ?...

DAMIS.

Approuvant le goût qui nous conduit,

Elle a dans notre bal dansé toute la nuit.

M. GRIPON.

Ta mère est folle.

DAMIS.

Non ; elle est très respectable,

Magnifique avec goût, douce, tendre, adorable.

M. GRIPON.

Écoute : il faut ici te parler clairement.

Nous attendons ton père, il viendra promptement ;

Et déjà son commis arrive en diligence,

Pour régler sa recette ainsi que la dépense.

Il sera très fâché du train qu’on fait ici ;

Et tu comprends fort bien que je le suis aussi.

C’est dans un autre esprit que Phlipotte est nourrie ;

Elle a trente-sept ans, fille honnête, accomplie,

Qui, seule avec mon fils, compose ma maison ;

L’été sans éventail, et l’hiver sans manchon,

Blanchit, repasse, coud, compte comme Barème,

Et sait manquer de tout aussi bien que moi-même.

Prends exemple sur elle, afin de vivre heureux.

Je reviendrai ce soir vous marier tous deux.

Tu parais bon enfant, et ma fille est bien née ;

Mais, cross-moi, ta cervelle est un peu mal tournée :

Il faut que la maison soit sur un autre pied.

Dis-moi, ce grand flandrin qui m’a tant ennuyé,

Qui toujours de coté me fait la révérence,

Vient-il ici souvent ?

DAMIS.

Oh ! fort souvent.

M. GRIPON.

Je pense

Que, pour cause, il est bon qu’il ne revienne plus.

DAMIS.

Nous suivrons sur cela vos ordres absolus.

M. GRIPON.

C’est très bien dit. Mon gendre a du bon ; et j’espère

Morigéner bientôt cette tête légère :

Mais surtout plus de bal ; je ne prétends plus voir

Changer la nuit en jour, et le matin en soir.

DAMIS.

Ne craignez rien.

M. GRIPON.

Eh bien ! où vas-tu ?

DAMIS.

Satisfaire

Le plus doux des devoirs et l’ardeur le plus chère.

M. GRIPON.

Il brûle pour Phlipotte.

DAMIS.

Après avoir dansé,

Plein des traits amoureux dont mon cœur est blessé,

Je vais, monsieur, je vais... me coucher... je me flatte

Que ma passion vive autant que délicate

Me fera peu dormir en ce fortuné jour,

Et je serai longtemps éveillé par l’amour.

Il l’embrasse.

 

 

Scène II

 

M. GRIPON

 

Les romans l’ont gâté ; sa tête est attaquée ;

Mais celle de son père est bien plus détraquée ;

Il veut incognito rentrer dans sa maison.

Quel profit à cela ? quel projet sans raison !

Ce n’est qu’en fait d’argent que j’aime le mystère ;

Mais je fais ce qu’il veut ; ma foi, c’est son affaire.

Mari qui veut surprendre est souvent fort surpris.

Et... mais voici monsieur qui vient dans son logis.

 

 

Scène III

 

M. DURU, M. GRIPON

 

M. DURU.

Quelle réception, après douze ans d’absence !

Comme tout se corrompt, comme tout change en France !

M. GRIPON.

Bonjour, compère.

M. DURU.

Ô ciel !

M. GRIPON.

Il ne me répond point ;

Il rêve.

M. DURU.

Quoi ! ma femme infidèle à ce point !

À quel horrible luxe elle s’est emportée !

Cette maison, je crois, du diable est habitée ;

Et j’y mettrais le feu, sans les dépens maudits

Qu’à brûler les maisons il en coûte à Paris.

M. GRIPON.

Il parle longtemps seul ; c’est signe de démence.

M. DURU.

Je l’ai bien mérité par ma sotte imprudence.

À votre femme un mois confiez votre bien,

Au bout de trente jours vous ne retrouvez rien.

Je m’étais noblement privé du nécessaire :

M’en voilà bien payé. Que résoudre ? que faire ?

Je suis assassiné, confondu, ruiné.

M. GRIPON.

Bonjour, compère. Eh bien ! vous avez terminé

Assez heureusement un assez long voyage.

Je vous trouve un peu vieux.

M. DURU.

Je vous dis que j’enrage.

M. GRIPON.

Oui, je le crois ; il est fort triste de vieillir ;

On a bien moins de temps pour pouvoir s’enrichir.

M. DURU.

Plus d’honneur, plus de règle, et les lois violées !...

M. GRIPON.

Je n’ai violé rien, les choses sont réglées.

J’ai pour vous dans mes mains, en beaux et bons papiers,

Trois cent deux mille francs, dix-huit sous, neuf deniers.

Revenez-vous bien riche ?

M. DURU.

Oui.

M. GRIPON.

Moquez-vous du monde.

M. DURU.

Oh ! j’ai le cœur navré d’une douleur profonde.

J’apporte un million tout au plus ; le voilà.

Il montre son portefeuille.

Je suis outré, perdu.

M. GRIPON.

Quoi ! n’est-ce que cela ?

Il faut se consoler.

M. DURU.

Ma femme me ruine.

Vous voyez quel logis et quel train. La coquine !

M. GRIPON.

Sois le maître chez toi ; mets-la dans un couvent.

M. DURU.

Je n’y manquerai pas. Je trouve, en arrivant,

Des laquais de six pieds tous ivres de la veille ;

Un portier à moustache, armé d’une bouteille,

Qui, me voyant passer, m’invite, en bégayant,

À venir déjeuner dans son appartement.

M. GRIPON.

Chasse tous ces coquins.

M. DURU.

C’est ce que je veux faire.

M. GRIPON.

C’est un profit tout clair. Tous ces gens-là, compère,

Sont nos vrais ennemis, dévorent notre bien ;

Et, pour vivre à son aise, il faut vivre de rien.

M. DURU.

Ils m’auront ruiné ; cela me perce l’âme.

Me conseillerais-tu de surprendre ma femme ?

M. GRIPON.

Tout comme tu voudras.

M. DURU.

Me conseillerais-tu

D’attendre encore un peu, de rester inconnu ?

M. GRIPON.

Selon ta fantaisie.

M. DURU.

Ah ! le maudit ménage !

Gomment a-t-on reçu l’offre du mariage ?

M. GRIPON.

Oh ! fort bien ; sur ce point nous serons tous contents :

On aime avec transport déjà mes deux enfants.

M. DURU.

Passe. On n’a donc point eu de peine à satisfaire

À mes ordres précis ?

M. GRIPON.

De la peine ? au contraire ;

Ils ont avec plaisir conclu soudainement.

Ton fils a pour ma fille un amour véhément ;

Et ta fille déjà brûle, sur ma parole,

Pour mon petit Gripon.

M. DURU.

Du moins cela console.

Nous mettrons ordre au reste.

M. GRIPON.

Oh ! tout est résolu,

Et cette après-midi l’hymen sera conclu.

M. DURU.

Mais, ma femme ?

M. GRIPON.

Oh ! parbleu, ta femme est ton affaire.

Je te donne une bru charmante et ménagère :

J’ai toujours à ton fils destiné ce bijou ;

Et nous les marierons sans leur donner un sou.

M. DURU.

Fort bien.

M. GRIPON.

L’argent corrompt la jeunesse volage.

Point d’argent ; c’est un point capital en ménage.

M. DURU.

Mais ma femme ?

M. GRIPON.

Fais-en tout ce qu’il te plaira.

M. DURU.

Je voudrais voir un peu comme on me recevra,

Quel air aura ma femme.

M. GRIPON.

Et pourquoi ? que t’importe ?

M. DURU.

Voir... la... si la nature est au moins assez forte,

Si le sang parle assez dans ma fille et mon fils

Pour reconnaître en moi le maître du logis.

M. GRIPON.

Quand tu te nommeras, tu te feras connaître :

Est-ce que le sang parle ? et ne dois-tu pas être

Honnêtement content, quand, pour comble de biens,

Tes dociles enfants vont épouser les miens ?

Adieu ! j’ai quelque dette active et d’importance,

Qui devers le midi demande ma présence ;

Et je reviens, compère, après un court dîner,

Moi, ma fille, et mon fds, pour conclure et signer.

 

 

Scène IV

 

M. DURU

 

Les affaires vont bien : quant à ce mariage,

J’en suis fort satisfait ; mais quant à mon ménage,

C’est un scandale affreux, et qui me pousse à bout.

Il faut tout observer, découvrir tout, voir tout.

On sonne.

J’entends une sonnette et du bruit ; on appelle.

 

 

Scène V

 

M. DURU, MARTHE, à la porte

 

M. DURU.

Oh ! quelle est cette jeune et belle demoiselle

Qui va vers cette porte ? elle a l’air bien coquet.

Est-ce ma fille ? mais... j’en ai peur, en effet :

Elle est bien faite, au moins, passablement jolie,

Et cela fait plaisir. Écoutez, je vous prie ;

Où courez-vous si vite, aimable et chère enfant ?

MARTHE.

Je vais chez ma maîtresse, en son appartement.

M. DURU.

Quoi ! vous êtes suivante ? et de qui, ma mignonne ?

MARTHE.

De madame Duru.

M. DURU, à part.

Je veux de la friponne

Tirer quelque parti, m’instruire, si je puis...

Écoutez.

MARTHE.

Quoi, monsieur ?

M. DURU.

Savez-vous qui je suis ?

MARTHE.

Non ; mais je vois assez ce que vous pouvez être.

M. DURU.

Je suis l’intime ami de monsieur votre maître,

Et de monsieur Gripon. Je puis très aisément

Vous faire ici du bien, même en argent comptant.

MARTHE.

Vous me ferez plaisir. Mais, monsieur, le temps presse,

Et voici lie moment de coucher ma maîtresse.

M. DURU.

Se coucher, quand il est neuf heures du matin ?

MARTHE.

Oui, monsieur.

M. DURU.

Quelle vie ! et quel horrible train !

MARTHE.

C’est un train fort honnête. Après souper on joue ;

Après le jeu l’on danse, et puis on dort.

M. DURU.

J’avoue

Que vous me surprenez ; je ne m’attendais pas

Que madame Duru fît un si beau fracas.

MARTHE.

Quoi ! cela vous surprend, vous, bonhomme, à votre âge ?

Mais rien n’est plus commun. Madame fait usage

Des grands biens amassés par son ladre mari ;

Et quand on tient maison, chacun en use ainsi.

M. DURU.

Mignonne, ces discours me font peine à comprendre ;

Qu’est-ce tenir maison ?

MARTHE.

Faut-il tout vous apprendre ?

D’où diable venez-vous ?

M. DURU.

D’un peu loin.

MARTHE.

Je le voi.

Vous me paraissez neuf, quoique antique.

M. DURU.

Ma foi,

Tout est neuf à mes yeux. Ma petite maîtresse,

Vous tenez donc maison ?

MARTHE.

Oui.

M. DURU.

Mais de quelle espèce ?

Et dans cette maison que fait-on, s’il vous plaît ?

MARTHE.

De quoi vous mêlez-vous ?

M. DURU.

J’y prends quelque intérêt.

MARTHE.

Vous, monsieur ?

M. DURU, à part.

Oui, moi-même. Il faut que je hasarde

Un peu d’or de ma poche avec cette égrillarde :

Ce n’est pas sans regret ; mais essayons enfin.

Haut.

Monsieur Duru vous fait ce présent par ma main.

MARTHE.

Grand merci.

M. DURU.

Méritez un tel effort, ma belle ;

C’est à vous de montrer l’excès de votre zèle

Pour le patron d’ici, le bon monsieur Duru,

Que, par malheur pour vous, vous n’avez jamais vu.

Quelque amant, entre nous, a, pendant son absence,

Produit tous ces excès, avec cette dépense ?

MARTHE.

Quelque amant ! vous osez attaquer notre honneur ?

Quelque amant ! À ce trait, qui blesse ma pudeur,

Je ne sais qui me tient que mes mains appliquées

Ne soient sur votre face avec cinq doigts marquées.

Quelque amant ! dites-vous ?

M. DURU.

Eh ! pardon.

MARTHE.

Apprenez

Que ce n’est pas à vous à fourrer votre nez

Dans ce que fait madame.

M. DURU.

Eh ! mais...

MARTHE.

Elle est trop bonne,

Trop sage, trop honnête, et trop douce personne ;

Et vous êtes un sot avec vos questions...

On sonne.

J’y vais... Un impudent, un rôdeur de maisons...

On sonne.

Tout à l’heure... Un benêt qui pense que les filles

Iront lui confier les secrets des familles...

On sonne.

Eh ! j’y cours... Un vieux fou, que la main que voilà.

On sonne.

Devrait punir cent fois... L’on y va, l’on y va.

 

 

Scène VI

 

M. DURU

 

Je ne sais si je dois en croire sa colère :

Tout ici m’est suspect ; et, sur ce grand mystère,

Les femmes ont juré de ne parler jamais :

On n’en peut rien tirer par force ou par bienfaits ;

Et toutes, se liguant pour nous en faire accroire,

S’entendent contre nous comme larrons en foire.

Non, je n’entrerai point ; je veux examiner

Jusqu’où du bon chemin l’on peut se détourner.

Que vois-je ? un beau monsieur sortant de chez ma femme !

Ah ! voilà comme on tient maison !

 

 

Scène VII

 

M. DURU, LE MARQUIS, sortant de l’appartement de madame Duru, en lui parlant tout haut

 

LE MARQUIS.

Adieu, madame.

Ah ! que je suis heureux !

M. DURU.

Et beaucoup trop. J’en tiens.

LE MARQUIS.

Adieu, jusqu’à ce soir.

M. DURU.

Ce soir encor ! Fort bien.

Comme de la maison je vois ici deux maîtres,

L’un des deux pourrait bien sortir par les fenêtres.

On ne me connaît pas ; gardons-nous d’éclater.

LE MARQUIS.

Quelqu’un parle, je crois.

M. DURU.

Je n’en saurais douter.

Volets fermés, au lit, rendez-vous, porte close ;

La suivante, à mon nez, complice de la chose !

LE MARQUIS.

Quel est cet homme-là qui jure entre ses dents ?

M. DURU.

Mon fait est net et clair.

LE MARQUIS.

Il paraît hors de sens.

M. DURU.

J’aurais mieux fait, ma foi, de rester à Surate

Avec tout mon argent. Ah, traître ! ah, scélérate !

LE MARQUIS.

Qu’avez-vous donc, monsieur, qui parlez seul ainsi ?

M. DURU.

Mais j’étais étonné que vous fussiez ici.

LE MARQUIS.

Et pourquoi, mon ami ?

M. DURU.

Monsieur Duru, peut-être,

Ne serait pas content de vous y voir paraître.

LE MARQUIS.

Lui, mécontent de moi ! Qui vous a dit cela ?

M. DURU.

Des gens bien informés. Ce monsieur Duru-là,

Chez qui vous avez pris des façons si commodes,

Le connaissez-vous ?

LE MARQUIS.

Non : il est aux antipodes,

Dans les Indes, je crois, cousu d’or et d’argent.

M. DURU.

Mais vous connaissez fort madame ?

LE MARQUIS.

Apparemment :

Sa bonté m’est toujours précieuse et nouvelle,

Et je fais mon bonheur de vivre ici près d’elle.

Si vous avez besoin de sa protection,

Parlez ; j’ai du crédit, je crois, dans la maison.

M. DURU.

Je le vois... De monsieur je suis l’homme d’affaires.

LE MARQUIS.

Ma foi ! de ces gens-là je ne me mêle guères.

Soyez le bienvenu ; prenez surtout le soin

D’apporter quelque argent, dont nous avons besoin.

Bonsoir.

M. DURU, à part.

J’enfermerai dans peu ma chère femme.

Au marquis.

Que l’enfer... Mais, monsieur, qui gouvernez madame

La chambre de sa fille est-elle près d’ici ?

LE MARQUIS.

Tout auprès, et j’y vais. Oui, l’ami ; la voici.

Il entre chez Érise, et ferme la porte.

M. DURU.

Cet homme est nécessaire à toute ma famille :

Il sort de chez ma femme, et s’en va chez ma fille.

Je n’y puis plus tenir, et je succombe enfin.

Justice ! je suis mort.

 

 

Scène VIII

 

M. DURU, LE MARQUIS, revenant avec ÉRISE

 

ÉRISE.

Eh, mon dieu ! quel lutin,

Quand on va se coucher, tempête à cette porte ?

Qui peut crier ainsi de cette étrange sorte ?

LE MARQUIS.

Faites donc moins de bruit ; ne vous a-t-on pas dit

Qu’après qu’on a dansé l’on va se mettre au lit ?

Jurez plus bas tout seul.

M. DURU.

Je ne puis plus rien dire.

Je suffoque.

ÉRISE.

Quoi donc ?

M. DURU.

Est-ce un rêve, un délire ?

Je vengerai l’affront fait avec tant d’éclat.

Juste ciel ! et comment son frère l’avocat

Peut-il souffrir céans cette honte inouïe,

Sans plaider ?

ÉRISE.

Quel est donc cet homme, je vous prie ?

LE MARQUIS.

Je ne sais ; il paraît qu’il est extravagant :

Votre père, dit-il, l’a pris pour son agent.

ÉRISE.

D’où vient que cet agent fait tant de tintamarre ?

LE MARQUIS.

Ma foi ! je n’en sais rien ; cet homme est si bizarre !

ÉRISE.

Est-ce que mon mari, monsieur, vous a fâché ?

M. DURU.

Son mari !... J’en suis quitte encore à bon marché.

C’est là votre mari ?

ÉRISE.

Sans doute, c’est lui-même.

M. DURU.

Lui, le fils de Gripon ?

ÉRISE.

C’est mon mari, que j’aime.

À mon père, monsieur, lorsque vous écrirez,

Peignez-lui bien les nœuds dont nous sommes serrés.

M. DURU.

Que la fièvre le serre !

LE MARQUIS.

Ah ! daignez condescendre...

M. DURU.

Maître Isaac Gripon m’avait bien fait entendre

Qu’à votre mariage on pensait en effet ;

Mais il ne m’a pas dit que tout cela fût fait.

LE MARQUIS.

Eh bien ! je vous en fais la confidence entière.

M. DURU.

Mariés ?

ÉRISE.

Oui, monsieur.

M. DURU.

De quand ?

LE MARQUIS.

La nuit dernière.

M. DURU, regardant le marquis.

Votre époux, je l’avoue, est un fort beau garçon ;

Mais il ne m’a point l’air d’être fils de Gripon.

LE MARQUIS.

Monsieur sait qu’en la vie il est fort ordinaire

De voir beaucoup d’enfants tenir peu de leur père.

Par exemple, le fils de ce monsieur Duru

En est tout différent, n’en a rien.

M. DURU.

Qui l’eût cru ?

Serait-il point aussi marié, lui ?

LE MARQUIS.

Sans doute.

M. DURU.

Lui ?

LE MARQUIS.

Ma sœur, dans ses bras, en ce moment-ci, goûte

Les premières douceurs du conjugal lien.

M. DURU.

Votre sœur !

LE MARQUIS.

Oui, monsieur.

M. DURU.

Je n’y conçois plus rien.

Le compère Gripon m’eût dit cette nouvelle.

LE MARQUIS.

Il regarde cela comme une bagatelle.

C’est un homme occupé toujours du denier dix,

Noyé dans le calcul, fort distrait.

M. DURU.

Mais jadis

Il avait l’esprit net.

LE MARQUIS.

Les grands travaux et l’âge

Altèrent la mémoire ainsi que le visage.

M. DURU.

Ce double mariage est donc fait ?

ÉRISE.

Oui, monsieur.

LE MARQUIS.

Je vous en donne ici ma parole d’honneur ;

N’avez-vous donc pas vu les débris de la noce ?

M. DURU.

Vous m’avez tous bien l’air d’aimer le fruit précoce,

D’anticiper l’hymen qu’on avait projeté.

LE MARQUIS.

Ne nous soupçonnez pas de cette indignité ;

Cela serait criant.

M. DURU.

Oh ! la faute est légère.

Pourvu qu’on n’ait pas fait une trop forte chère,

Que la noce n’ait pas horriblement coûté,

On peut vous pardonner cette vivacité.

Vous paraissez d’ailleurs un homme assez aimable.

ÉRISE.

Oh ! très fort.

M. DURU.

Votre sœur est-elle aussi passable ?

LE MARQUIS.

Elle vaut cent fois mieux.

M. DURU.

Si la chose est ainsi,

Monsieur Duru pourrait excuser tout ceci.

Je vais enfin parler à sa mère, et pour cause...

ÉRISE.

Ah ! gardez-vous-en bien, monsieur, elle repose.

Elle est trop fatiguée ; elle a pris tant de soins...

M. DURU.

Je m’en vais donc parler à son fils.

ÉRISE.

Encor moins.

LE MARQUIS.

Il est trop occupé.

M. DURU.

L’aventure est fort bonne.

Ainsi, dans ce logis, je ne puis voir personne ?

LE MARQUIS.

Il est de certains cas où des hommes de sens

Se garderont toujours d’interrompre les gens.

Vous voilà bien au fait ; je vais avec madame

Me rendre aux doux transports de la plus pure flamme.

Écrivez à son père un détail si charmant.

ÉRISE.

Marquez-lui mon respect et mon contentement.

M. DURU.

Et son contentement ! Je ne sais si ce père

Doit être aussi content d’une si prompte affaire.

Quelle éveillée !

LE MARQUIS.

Adieu : revenez vers le soir,

Et soupez avec nous.

ÉRISE.

Bonjour, jusqu’au revoir.

LE MARQUIS.

Serviteur.

ÉRISE.

Tout à vous.

 

 

Scène IX

 

M. DURU

 

Mais Gripon le compère

S’est bien pressé, sans moi, de finir cette affaire.

Quelle fureur de noce a saisi tous nos gens !

Tous quatre à s’arranger sont un peu diligents.

De tant d’événements j’ai la vue ébahie.

J’arrive, et tout le monde à l’instant se marie.

Il reste, en vérité, pour compléter ceci,

Que ma femme à quelqu’un soit mariée aussi.

Entrons, sans plus tarder. Ma femme ! holà ! qu’on m’ouvre.

Il heurte.

Ouvrez, vous dis-je ; il faut qu’enfin tout se découvre.

MARTHE, derrière la porte.

Paix ! paix ! l’on n’entre point.

M. DURU.

Oh ! je veux, malgré toi,

Suivante impertinente, entrer enfin chez moi.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

M. DURU

 

J’ai beau frapper, crier, courir dans ce logis,

De ma femme à mon gendre, et du gendre à mon fils,

On répond en ronflant : les valets, les servantes,

Ont tout barricadé. Ces manœuvres plaisantes

Me déplaisent beaucoup : ces quatre extravagants,

Si vite mariés, sont au lit trop longtemps.

Et ma femme ! ma femme ! oh ! je perds patience :

Ouvrez, morbleu !

 

 

Scène II

 

M. DURU, M. GRIPON, tenant le contrat et une écritoire à la main

 

M. GRIPON.

Je viens signer notre alliance.

M. DURU.

Comment, signer !

M. GRIPON.

Sans doute, et vous l’avez voulu :

Il faut conclure tout.

M. DURU.

Tout est assez conclu,

Vous radotez.

M. GRIPON.

Je viens pour consommer la chose.

M. DURU.

La chose est consommée.

M. GRIPON.

Oh ! oui, je me propose

De produire au grand jour ma Phlipotte et Phlipot.

Ils viennent.

M. DURU.

Quels discours !

M. GRIPON.

Tout est prêt, en un mot.

M. DURU.

Morbleu, vous vous moquez ; tout est fait.

M. GRIPON.

Çà, compère,

Votre femme est instruite et prépare l’affaire.

M. DURU.

Je n’ai point vu ma femme : elle dort ; et mon fils

Dort avec votre fille ; et mon gendre au logis

Avec ma fille dort ; et tout dort. Quelle rage

Vous a fait cette nuit presser ce mariage ?

M. GRIPON.

Es-tu devenu fou ?

M. DURU.

Quoi ! mon fils ne tient pas

À présent dans son lit Phlipotte et ses appas ?

Les noces cette nuit n’auraient pas été faites ?

M. GRIPON.

Ma fille a cette nuit repassé ses cornettes :

Elle s’habille en hâte ; et mon fils, son cadet,

Pour épargner les frais, met le contrat au net.

M. DURU.

Juste ciel ! quoi ! ton fils n’est pas avec ma fille ?

M. GRIPON.

Non, sans doute.

M. DURU.

Le diable est donc dans ma famille ?

M. GRIPON.

Je le crois.

M. DURU.

Ah, fripons ! femme indigne du jour !

Vous payerez bien cher ce détestable tour !

Lâches, vous apprendrez que c’est moi qui suis maître !

Approfondissons tout ; je prétends tout connaître :

Fais descendre mon fils : va, compère ; dis-lui

Qu’un ami de son père, arrivé d’aujourd’hui,

Vient lui parler d’affaire, et ne saurait attendre.

M. GRIPON.

Je vais te l’amener : il faut punir mon gendre ;

Il faut un commissaire, il faut verbaliser,

Il faut venger Phlipotte.

M. DURU.

Eh ! cours, sans tant jaser.

M. GRIPON, revenant.

Cela pourra coûter quelque argent, mais n’importe.

M. DURU.

Eh ! va donc.

M. GRIPON, revenant.

Il faudra faire amener main-forte.

M. DURU.

Va, te dis-je.

M. GRIPON.

J’y cours.

 

 

Scène III

 

M. DURU

 

Ô voyage cruel !

Ô pouvoir marital, et pouvoir paternel !

Ô luxe ! maudit luxe ! invention du diable !

C’est toi qui corromps tout, perds tout, monstre exécrable !

Ma femme, mes enfants, de toi sont infectés :

J’entrevois là-dessous un tas d’iniquités ;

Un amas de noirceurs, et surtout de dépenses,

Qui me glacent le sang et redoublent mes transes.

Épouse, fille, fils, m’ont tous perdu d’honneur :

Je ne sais si je dois en mourir de douleur ;

Et, quoique de me pendre il me prenne une envie,

L’argent qu’on a gagné fait qu’on aime la vie.

Ah ! j’aperçois, je crois, mon traître d’avocat :

Quel habit ! pourquoi donc n’a-t-il point de rabat ?

 

 

Scène IV

 

M. DURU, M. GRIPON, DAMIS

 

DAMIS, à M. Gripon.

Quel est cet homme ? il a l’air bien atrabilaire.

M. GRIPON.

C’est le meilleur ami qu’ait monsieur votre père.

DAMIS.

Prête-t-il de l’argent ?

M. GRIPON.

En aucune façon,

Car il en a beaucoup.

M. DURU.

Répondez, beau garçon,

Êtes-vous avocat ?

DAMIS.

Point du tout.

M. DURU.

Ah, le traître !

Êtes-vous marié ?

DAMIS.

J’ai le bonheur de l’être.

M. DURU.

Et votre sœur ?

DAMIS.

Aussi. Nous avons cette nuit

Goûté d’un double hymen le tendre et premier fruit.

M. GRIPON.

Mariés !

M. DURU.

Scélérat !

M. GRIPON.

À qui donc ?

DAMIS.

À ma femme.

M. GRIPON.

À ma Phlipotte ?

DAMIS.

Non.

M. DURU.

Je me sens percer l’âme.

Quelle est-elle ? En un mot, vite répondez-moi.

DAMIS.

Vous êtes curieux et poli, je le voi.

M. DURU.

Je veux savoir de vous celle qui, par surprise,

Pour braver votre père ici s’impatronise.

DAMIS.

Quelle est ma femme ?

M. DURU.

Oui, oui.

DAMIS.

C’est la sœur de celui

À qui ma propre sœur est unie aujourd’hui.

M. GRIPON.

Quel galimatias !

DAMIS.

La chose est toute claire.

Vous savez, cher Gripon, qu’un ordre de mon père

Enjoignait à ma mère, en termes très précis,

D’établir au plus tôt et sa fille et son fils.

M. DURU.

Eh bien ! traître ?

DAMIS.

À cet ordre elle s’est asservie,

Non pas absolument, mais du moins en partie :

Il veut un prompt hymen ; il s’est fait promptement.

Il est vrai qu’on n’a pas conclu précisément

Avec ceux que sa lettre a nommés par sa clause ;

Mais le plus fort est fait, le reste est peu de chose.

Le marquis d’Outremont, l’un de nos bons amis,

Est un homme...

M. GRIPON.

Ah ! c’est là cet ami du logis :

On s’est moqué de nous, je m’en doutais, compère.

M. DURU.

Allons ; faites venir vite le commissaire,

Vingt huissiers.

DAMIS.

Eh ! qui donc êtes-vous, s’il vous plaît,

Qui daignez prendre à nous un si grand intérêt ?

Cher ami de mon père, apprenez que peut-être,

Sans mon respect pour lui, cette large fenêtre

Serait votre chemin pour vider la maison.

Dénichez de chez moi.

M. DURU.

Comment, maître fripon,

Toi me chasser d’ici ! toi, scélérat, faussaire,

Aigrefin, débauché, l’opprobre de ton père !

Qui n’es point avocat !

 

 

Scène V

 

MADAME DURU, sortant d’un côté avec MARTHE, LE MARQUIS, sortant de l’autre avec ÉRISE, M. DURU, M. GRIPON, DAMIS

 

MADAME DURU, dans le fond.

Mon carrosse est-il prêt ?

D’où vient donc tout ce bruit ?

LE MARQUIS.

Ah ! je vois ce que c’est.

MARTHE.

C’est mon questionneur.

LE MARQUIS.

Oui, c’est ce vieux visage,

Qui semblait si surpris de notre mariage.

MADAME DURU.

Qui donc ?

LE MARQUIS.

De votre époux il dit qu’il est agent.

M. DURU, en colère, se retournant.

Oui, c’est moi.

MARTHE.

Cet agent paraît peu patient.

MADAME DURU, avançant.

Ah ! que vois-je ? quels traits ! c’est lui-même ! et mon âme...

M. DURU.

Voilà donc à la fin ma coquine de femme !

Oh ! comme elle est changée ! elle n’a plus, ma foi,

De quoi raccommoder ses fautes près de moi.

MADAME DURU.

Quoi ! c’est vous, mon mari, mon cher époux !

DAMIS, ÉRISE, LE MARQUIS, ensemble.

Mon père !

MADAME DURU.

Daignez jeter, monsieur, un regard moins sévère

Sur moi, sur mes enfants, qui sont à vos genoux.

LE MARQUIS.

Oh ! pardon : j’ignorais que vous fussiez chez vous.

M. DURU.

Ce matin...

LE MARQUIS.

Excusez ; j’en suis honteux dans l’âme.

MARTHE.

Et qui vous aurait cru le mari de madame ?

DAMIS.

À vos pieds...

M. DURU.

Fils indigne, apostat du barreau,

Malheureux marié, qui fais ici le beau,

Fripon, c’est donc ainsi que ton père lui-même

S’est vu reçu de toi ? c’est ainsi que l’on m’aime ?

M. GRIPON.

C’est la force du sang.

DAMIS.

Je ne suis pas devin.

MADAME DURU.

Pourquoi tant de courroux dans notre heureux destin ?

Vous retrouvez ici toute votre famille ;

Un gendre, un fils bien né, votre épouse, une fille.

Que voulez-vous de plus ? Faut-il après douze ans

Voir d’un œil de travers sa femme et ses enfants ?

M. DURU.

Vous n’êtes point ma femme : elle était ménagère ;

Elle cousait, filait, faisait très maigre chère,

Et n’eût point à mon bien porté le coup mortel

Par la main d’un filou, nommé maître d’hôtel ;

N’eût point joué, n’eût point ruiné ma famille,

Ni d’un maudit marquis ensorcelé ma fille ;

N’aurait pas à mon fils fait perdre son latin,

Et fait d’un avocat un pimpant aigrefin.

Perfide ! voilà donc la belle récompense

D’un travail de douze ans et de ma confiance ?

Des soupers dans la nuit ! à midi, petit jour !

Auprès de votre lit, un oisif de la cour !

Et portant en public le honteux étalage

Du rouge enluminé qui peint votre visage !

C’est ainsi qu’à profit vous placiez mon argent ?

Allons, de cet hôtel qu’on déniche à l’instant,

Et qu’on aille m’attendre à son second étage.

DAMIS.

Quel père !

LE MARQUIS.

Quel beau-père !

ÉRISE.

Eh ! bon dieu, quel langage !

MADAME DURU.

Je puis avoir des torts ; vous, quelques préjugés :

Modérez-vous, de grâce ; écoutez, et jugez.

Alors que la misère à tous deux fut commune,

Je me fis des vertus propres à ma fortune ;

D’élever vos enfants je pris sur moi les soins ;

Je me refusai tout pour leur laisser du moins

Une éducation qui tînt lieu d’héritage.

Quand vous eûtes acquis, dans votre heureux voyage,

Un peu de bien commis à ma fidélité,

J’en sus placer le fonds ; il est en sûreté.

M. DURU.

Oui.

MADAME DURU.

Votre bien s’accrut ; il servit, en partie,

À nous donner à tous une plus douce vie.

Je voulus dans la robe élever votre fils ;

Il n’y parut pas propre, et je changeai d’avis.[1]

De mon premier état je soutins l’indigence ;

Avec le même esprit j’use de l’abondance.

On doit compte au public de l’usage du bien,

Et qui l’ensevelit est mauvais citoyen ;

Il fait tort à l’état, il s’en fait à soi-même.

Faut-il, sur son comptoir, l’œil trouble et le teint blême,

Manquer du nécessaire auprès d’un coffre-fort,

Pour avoir de quoi vivre un jour après sa mort ?

Ah ! vivez avec nous dans une honnête aisance.

Le prix de nos travaux est dans la jouissance :

Faites votre bonheur en remplissant nos vœux.

Être riche n’est rien, le tout est d’être heureux.

M. DURU.

Le beau sermon du luxe et de l’intempérance !

Gripon, je souffrirais que, pendant mon absence,

On dispose de tout, de mes biens, de mon fils,

De ma fille !

MADAME DURU.

Monsieur, je vous en écrivis :

Cette union est sage, et doit vous le paraître ;

Vos enfants sont heureux, leur père devrait l’être.

M. DURU.

Non ; je serais outré d’être heureux malgré moi :

C’est être heureux en sot de souffrir que, chez soi,

Femme, fils, gendre, fille, ainsi se réjouissent.

MADAME DURU.

Ah ! qu’à cette union tous vos vœux applaudissent !

M. DURU.

Non, non, non, non ; il faut être maître chez soi.

MADAME DURU.

Vous le serez toujours.

ÉRISE.

Ah ! disposez de moi.

MADAME DURU.

Nous sommes à vos pieds.

DAMIS.

Tout ici doit vous plaire ;

Serez-vous inflexible ?

MADAME DURU.

Ah, mon époux !

DAMIS, ÉRISE, ensemble.

Mon père !

M. DURU.

Gripon, m attendrirai-je ?

M. GRIPON.

Écoutez, entre nous,

Ça demande du temps.

MARTHE.

Vite, attendrissez-vous :

Tous ces gens-là, monsieur, s’aiment à la folie ;

Croyez-moi ; mettez-vous aussi de la partie.

Personne n’attendait que vous vinssiez ici :

La maison va fort bien ; vous voilà ; restez-y.

Soyez gai comme nous, ou que Dieu vous renvoie.

Nous vous promettons tous de vous tenir en joie.

Rien n’est plus douloureux, comme plus inhumain.

Que de gronder tout seul des plaisirs du prochain.

M. DURU.

L’impertinente ! Eh bien ! qu’en penses-tu, compère ?

M. GRIPON.

J’ai le cœur un peu dur ; mais, après tout, que faire ?

La chose est sans remède ; et ma Phlipotte aura

Cent avocats pour un, sitôt qu’elle voudra.

MADAME DURU.

Eh bien ! vous rendez-vous ?

M. DURU.

Ça, mes enfants, ma femme,

Je n’ai pas, dans le fond, une si vilaine âme.

Mes enfants sont pourvus ; et, puisque de son bien,

Alors que l’on est mort, on ne peut garder rien,

Il faut en dépenser un peu pendant sa vie :

Mais ne mangez pas tout, madame, je vous prie.

MADAME DURU.

Ne craignez rien, vivez, possédez, jouissez...

M. DURU.

Dix fois cent mille francs par vous sont-ils placés ?

MADAME DURU.

En contrats, en effets, de la meilleure sorte.

M. DURU.

En voici donc autant qu’avec moi je rapporte.

Il veut lui donner son portefeuille, et le remet dans sa poche.

MADAME DURU.

Rapportez-nous un cœur doux, tendre, généreux ;

Voilà les millions qui sont chers à nos vœux.

M. DURU.

Allons donc ; je vois bien qu’il faut avec constance

Prendre enfin mon bonheur du moins en patience.

 


[1] Dans les éditions antérieures à l’édition de Kehl on lisait :

Et je changeai d’avis.

Il fallait cultiver, non forcer la nature ;

Il est né valeureux, vif, mais plein de droiture :

J’ai fait, à ses talents habile à me plier,

D’un mauvais avocat un très bon officier.

Avantageusement j’ai marié ma fille ;

La paix et les plaisirs règnent dans ma famille.

Nous avons des amis ; des seigneurs sans fracas,

Sans vanité, sans airs, et qui n’empruntent pas,

Soupent chez nous gaîment, et passent la soirée :

La chère est délicate et toujours modérée ;

Le jeu n’est pas trop fort ; et jamais nos plaisirs

Ne nous ont, grâce au ciel, causé de repentirs.

Dans mon premier état...

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