1814 (Adolphe D'ENNERY - Eugène CORMON)

Vaudeville en deux actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 19 janvier 1836.

 

Personnages

 

MADAME LAURENT, institutrice

M. CANIVET, tailleur

CÉCILE, sa fille

ALFRED

MULOT, jardinier

SUZANNE, cuisinière

UN AIDE-DE-CAMP

AUGUSTINE, pensionnaire

ANNA, pensionnaire

JENNY, pensionnaire

CLOTILDE, pensionnaire

LILI, pensionnaire

PENSIONNAIRES

GARDES NATIONAUX

COSAQUES

 

 

ACTE I

 

La cour du pensionnat de Madame Laurent. À droite la maison. Au fond un mur avec une grande porte. À gauche un bâtiment avec une porte au-dessus de laquelle on lit : Réfectoire.

 

 

Scène première

 

PIERRE MULOT, assis sur un banc, et lisant un journal, SUZANNE, sortant de la maison un balai d’une main et un plumeau de l’autre, elle les jette avec colère dans un coin

 

SUZANNE.

Air de Naissance et Mariage.

Je dépéris,
J’ai trop d’soucis,
Trop de travaux
Et pas assez d’repos !
J’en perds la tête.
Aussi c’est fini,
J’vas m’lancer dans le mari
Et prendre un mari
Pour m’aider dans mon ouvrage.
Faudra voir comme il trimera,
Au premier signe marchera.
Pourvu qu’à mon caprice,
Il cède, il obéisse,
Je l’aimerai
Et j’lui serai
Fidèle... autant que j’ pourrai.

MULOT.

Oui, chante, chante, va, cigale féminine ! chante, tandis que les alliés marchent dessus Paris. Est-y Dieu possible !

SUZANNE, se rapprochant.

Comment, Mulot, c’est donc vrai ?

MULOT.

Pisque c’est officiel.

SUZANNE.

En v’là un cruel malheur ! Ah ben ! si l’empereur ne leur barre le passage à temps, la pauvre ville de Paris...

MULOT.

Paris, Paris, c’est pas tant ça qui m’inquiète.

SUZANNE.

Quoi donc ?

MULOT.

Eh bien, mais Montereau, ce malheureux Montereau dont je fais partie, où nous sommes inclus tous les deux.

SUZANNE.

Eh ! ce n’est pas nous que le danger menace.

MULOT.

Bah ! comme si Montereau n’était pas sur la route de Paris... Quelle maladresse aussi d’avoir été le placer là !

Air de l’Écu de six francs.

On d’vrait, quand on bâtit une ville,
Prendr’ toujours ses précautions,
Et choisir un lieu ben tranquille,
À l’abri des invasions.

SUZANNE.

Mulot, je détest’ les capons !
Si les cosaqu’s vienn’nt nous surprendre...

MULOT.

Dieu !... j’en frémis, mais c’est pour toi,
T’es jeun gentille, et t’as ma foi
Bien des chos’s qu’ils pourraient te prendre.

SUZANNE.

Eh ben, quoi !... quand ils me voleraient un baiser.

MULOT.

Excusez !... un baiser à chacun... ils sont trois cent mille !

SUZANNE.

Trois cent mille !

MULOT.

Tout autant ! ça n’tiendra jamais dans Paris.

SUZANNE.

Espérons que ça n’y arrivera pas... Avec l’aide de Dieu, de l’empereur et des braves qui se rencontreront sur la route.

MULOT.

Dieu et l’empereur, c’est des bons... Pour ce qu’est des habitants de dessus la route, le Champenois est spirituel, très spirituel, mais pas toujours chevaleresque.

SUZANNE.

Parce que tu es poltron, crois-tu que tout le monde te ressemble ?

MULOT.

Poltron n’est pas le mot... Je suis prudent, très prudent... d’ailleurs c’est pas ma faute si je ne suis pas brave... je n’ai pas été éduqué à ça.

SUZANNE.

Éduqué à ça... l’imbécile !

MULOT.

Certainement ; étant petit, j’avais beaucoup de dispositions au courage, mais je ne les ai pas cultivées.

SUZANNE.

Et moi, je n’épouserai jamais un homme sans courage.

MULOT.

Bah ! bah ! à quoi que ça sert ? à se faire tuer... et c’est pas cette carrière-là que je veux embrasser. J’aime bien mieux rester à jardiner ici, dans une bonne pension de demoiselles où je suis bien logé, bien nourri, bien vêti... où je fréquente ma petite Suzanne et où je serais l’homme le plus heureux de la mappemonde sans l’évasion de ces maudits cosaques.

SUZANNE.

Mais ils n’en veulent qu’aux hommes, et c’est pas dans une pension de demoiselles.

MULOT.

Non, merci, ils s’en sauveront, des pensions de demoiselles, les cosaques ! Tiens, Suzanne, tu es naïve, et tu n’en tends rien à la politique.

On frappe à la porte extérieure.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

SUZANNE.

Sans doute, une visite pour madame. Va ouvrir.

MULOT.

J’y vas.

SUZANNE.

Ah ! quel dommage qu’il soit bête et laid ! il serait bien gentil sans ça.

 

 

Scène II

 

MULOT, SUZANNE, M. CANIVET

 

CANIVET, à Mulot.

Est-ce à Madame Laurent, institutrice, que j’ai l’honneur de parler ?...

MULOT.

Pas tout-à-fait... Pierre Mulot, jardinier, et nullement institutrice.

CANIVET, allant vers Suzanne.

Est-ce à Madame Lament, institutrice, que j’ai l’honneur de parler ?

SUZANNE.

Pas tout à fait... Suzanne Bonichon, cuisinière, et nullement institutrice.

CANIVET.

Ne pourrais-je être confronté avec ladite dame Laurent, ins...

MULOT.

Si fait, monsieur.

SUZANNE.

Si vous voulez passer au parloir ?

CANIVET.

Non, j’attendrai ici.

SUZANNE.

Justement, voilà bientôt l’heure de la récréation.

MULOT.

Et ça vous récréera, étranger.

CANIVET.

Je ne serais pas fâché de causer un instant...

MULOT.

Oui, c’est ça... causons... causons politique... paraîtrait que les alliés...

CANIVET.

Du tout, je désire causer de cet établissement...

SUZANNE.

Oh ! il est établi sur de très bonnes bases.

CANIVET.

La nourriture y est-elle bonne ?

SUZANNE.

Excellente. Le lundi des lentilles, le mardi des haricots, le mercredi des lentilles, le jeudi des haricots, et ainsi de suite, toute la semaine.

CANIVET.

Ça ne varie jamais ?

SUZANNE.

Si ; le dimanche, pour changer, on a des haricots et des lentilles.

CANIVET.

L’article de la nourriture me paraît satisfaisante et cette maison me conviendra si les principes qu’on y inculque...

SUZANNE.

Pour ce qu’est des principes qu’on y... comme vous dites ; voilà des vrais principes, d’une sévérité, d’une chasteté...

MULOT.

Oh ! oui... même qu’on a prié le maître de la pension de garçons dont la cour est citoyenne avec la nôtre.

CANIVET.

Le maître de la pension, c’est mon frère.

SUZANNE.

Ah ! excusez, monsieur... mais enfin on l’a prié d’intercepter toutes les communications possibles pour la conservation des mœurs et des principes qu’on y... comme vous dites.

CANIVET.

Le fait est exact.

MULOT, à part.

Ce qui n’empêche pas les balles en gomme ecclésiastique de voyager d’une cour à l’autre... Ça fait une vraie petite poste aérienne.

 

 

Scène III

 

MULOT, SUZANNE, CANIVET, MADAME LAURENT

 

SUZANNE, à Madame Laurent qui sort de la maison.

Madame, voici un monsieur qui vous demande.

MADAME LAURENT.

C’est bien, laissez-nous.

MULOT.

Complètement, madame.

Il sort avec Suzanne.

 

 

Scène IV

 

CANIVET, MADAME LAURENT

 

CANIVET.

Est-ce à Madame Laurent, institutrice, que j’ai l’honneur de parler ?

MADAME LAURENT.

À elle-même, monsieur. Mais puis-je savoir ?...

CANIVET.

Certainement... Canivet, tailleur, et de plus votre voisin.

MADAME LAURENT.

Seriez-vous parent de M. Canivet, le maître de la pension de garçons ?

CANIVET.

Voisine de la vôtre... oui, madame ; pension qu’il va transformer en école militaire.

MADAME LAURENT.

En école militaire.

CANIVET.

Je dois même lui livrer aujourd’hui les armes, fourniments et uniformes que j’ai confectionnés moi-même. Mais je reviens au motif de ma visite. Madame, depuis longtemps je me suis aperçu de l’agrément qu’on a de posséder ne fille jeune et jolie.

MADAME LAURENT.

Mais, monsieur...

CANIVET.

Mais ce n’est que depuis peu que j’en ai reconnu les inconvénients. D’abord une fille de dix-neuf ans qui vous revient de Paris, c’est gênant, surtout lorsqu’elle est d’une douceur, d’une candeur miraculeuse ! De plus, depuis son retour, ma fille est obsédée par un M. Alfred de Lussan, jeune étourdi, qui a le désagrément de n’avoir pas le sou. De plus, il paraît décidément que les Russes et les Prussiens approchent de la ville ; que sa majesté Napoléon Ier s’avance également avec son armée...

MADAME LAURENT.

Hélas !... dans quel temps vivons-nous ?

CANIVET.

De plus on vient d’organiser une garde nationale, dont j’ai le douloureux honneur de faire partie.

MADAME LAURENT.

En vérité !

CANIVET.

J’ignore, madame, si je suis courageux ; je vous avoue que je n’ai jamais essayé. Mais j’ai les nerfs très irritables, le cœur très sensible, et je prévois une foule de malheurs. Tout cela fait que j’ai résolu de vous confier ma fille, dont la douceur, la candeur...

MADAME LAURENT.

J’aurai pour elle tous les égards imaginables.

Air : Valse de Robin.

Oui, votre fille, je l’espère,
Près de moi, monsieur, trouvera
L’amour et les soins d’une mère...

CANIVET.

On ne paie pas ses soins là.
Il faut bien, dans ces temps d’orage,
Faire un sacrifice à l’état,
Et je vais avoir du courage,
Si je le peux... ce n’est pas mon état !

Ensemble.

CANIVET.

Je vous la confie, et j’aspire,
Près de vous elle trouvera
L’amour et les soins d’une mère
On ne paie pas ces soins-là.

MADAME LAURENT.

Oui, votre fille, je l’espère,
Près du moi, monsieur, trouvera
L’amour et les soins d’une mère ;
J’en suis sûre, elle m’aimera.

Canivet sort.

 

 

Scène V

 

MADAME LAURENT, seule

 

Je suis vraiment très inquiète. Ces événements qui se préparent, ces jeunes filles qui me sont confiées, qu’il faut maintenir, rassurer... Ma tâche devient fort difficile, et une grande responsabilité pèse sur moi.

En ce moment on sonne la cloche. On entend de grands cris de joie, et toutes les pensionnaires arrivent en foule.

 

 

Scène VI

 

MADAME LAURENT, LES PENSIONNAIRES

 

CHŒUR.

Air : Vite, vite.

Vite, vite, vite, qu’on s’empresse,
Plus de tristesse,
Voici l’instant
Où du plaisir nous goûterons l’ivresse.
Vite, vite, vite, que l’on s’empresse,
Ah ! c’est charmant !

On joue au volant, à la corde, etc.

MADAME LAURENT.

Mesdemoiselles, je vous annonce l’arrivée d’une nouvelle compagne.

TOUTES.

Ah ! une nouvelle ! une nouvelle !

MADAME LAURENT.

C’est une jeune personne dont l’éducation est achevée, et je vous recommande les égards...

JENNY, à part.

C’est-à-dire qu’on aura pour elle des préférences.

ANNA.

Et ça retombera sur nous.

LILI, à Clotilde.

Encore une grande !... Je les déteste les grandes.

CLOTILDE.

Air : Je n’ai pas vu ces bosquets de lauriers.

Tu répètes ça tous les jours...
Et pourquoi donc ?

LILI.

Tu le demandes ?
Mais les grandes giflent toujours,
Voilà pourquoi je déteste les grandes.
Si tout-à-coup le devenais garçon,
Comm’ je voudrais me venger d’elles !...
Je s’rais un lutin, un démon,
Et j’mettrais en révolution
Tous les pensionnats de d’moiselles !

MADAME LAURENT.

Augustine, vous n’avez pas étudié votre piano aujourd’hui.

AUGUSTINE.

Ce n’est as ma faute, madame, Clotilde avait déchiré la page.

CLOTILDE.

Moi ! oh ! si on peut dire !... Du tout, mademoiselle, c’est vous qui avez fait des papillotes avec.

MADAME LAURENT.

Assez, mesdemoiselles.

On frappe.

Voici sans doute la nouvelle ; qu’on s’observe, l’air décent et les yeux baissés.

Elle va au-devant de Cécile et de Canivet qui entrent.

LILI.

Dieu ! que c’est fatigant l’air ingénu !

 

 

Scène VII

 

MADAME LAURENT, LES PENSIONNAIRES, CANIVET, CÉCILE

 

MADAME LAURENT, à Cécile qu’elle prend par la main.

Air de Gustave.

Sans aucune crainte
Venez, mon enfant ;
La douceur est peinte
Sur ce front charmant.

CLOTILDE, à part en la regardant.

Quel air timide, aimable...

AUGUSTINE.

Faut pas trop s’y fier ;
On voit souvent le diable
Se cacher dans un bénitier.

MADAME LAURENT et CANIVET.

Sans aucune crainte
Venez         } mon enfant
Viens donc }
La douceur est peinte
Sur ce front charmant.

CANIVET.

Mesdemoiselles, je vous présente ma fille, Cécile Canivet.

ANNA, à part.

Cécile Canivet !... mais je connais ce nom-là.

CLOTILDE.

Moi aussi.

AUGUSTINE.

Moi aussi.

MADAME LAURENT.

Ma chère amie, je vous laisse au milieu de vos nouvelles compagnes. Monsieur, si vous voulez passer dans mon cabinet, nous réglerons nos conventions.

CANIVET.

Je suis à vos ordres, madame.

Ils sortent.

 

 

Scène VIII

 

CÉCILE, LES PENSIONNAIRES

 

CÉCILE, à part, tandis que toutes les pensionnaires, qui ont cessé leurs jeux, la regardent et chuchotent entre elles.

Mon Dieu ! me retrouver en pension à mon âge, au milieu de jeunes personnes que je ne connais pas !

CLOTILDE, s’approchant.

Mais oui, c’est elle.

ANNA, de même.

C’est bien elle !

AUGUSTINE.

Cécile !

JENNY.

Notre ancienne camarade !

CÉCILE, les regardant.

Que vois-je ?... Clotilde !... Anna !... et toi aussi, ma bonne Augustine ! ah ! que je suis heureuse de vous retrouver !

CLOTILDE.

Et c’est toi qu’on nous présente comme un modèle de douceur et de sagesse !

AUGUSTINE.

Toi qui, chez Madame Duval, passais pour un démon !

CÉCILE.

Et qui fut obligée de partir successivement des trois pensionnats où je vous ai connues... Moi, qu’on appelait la mauvaise tête... c’est que voyez-vous, mes bonnes amies, les démons de pensions deviennent souvent bien timides, bien craintives dans le monde.

AUGUSTINE.

Le monde !... tu as été dans le monde !

CÉCILE.

Oui, et je vous en parlerai à vous qui ne le, connaissez pas et qui pour tant le rêvez toutes.

ANNA.

Oh ! mais tout de suite.

TOUTES.

Oui, oui... tout de suite !

CÉCILE.

Mais c’est l’heure de la récréation.

AUGUSTINE.

Nous n’aurons jamais tant de plaisir qu’à t’écouter.

CÉCILE.

Oui, mais si madame savait que je vous parle de tout ça, elle se fâcherait peut-être.

ANNA.

Et pourquoi donc, s’il vous plaît ?

CÉCILE.

Dam !... ça peut donner des idées à celles qui n’en ont pas.

AUGUSTINE.

Nous en avons toutes des idées ! ne crains rien.

CÉCILE, regardant si on les observe.

Écoutez donc.

Ensemble.

TOUTES.

Air de la Modiste.

Serrons-nous.
Toutes près de vous,
Parlons bas,
On ne nous voit pas ;
Le désir
Du plaisir
Nous fait tressaillir.
Écoutons
Vos leçons ;
Nous profiterons !

CÉCILE.

Serrons-nous,
Et rapprochez-vous.
Parlons bas, (bis)
On ne nous voit pas.
Le désir
Du plaisir
Nous fait tressaillir.
Suivez bien mes leçons,
Mes conseils sont bons !
Paris !... combien je te regrette !
Heureux séjour,
Où chaque jour
Était pour moi nouvelle fête.
Là je dansais,
Là je valsais,
Surtout jamais ne travaillais !
Et puis, dès qu’elles sont jolies
Les jeunes filles, dans Paris,
Trouvent bien vite, mes amies.
Oui, bien vite, de bons marins !

TOUTES.

De bons maris !

CÉCILE.

De bons maris.

TOUTES.

Chut !...

Elles se rapprochent davantage.

Serrons-nous
Toutes près de vous ;
Parlons bas,
On ne nous voit pas.
Le désir.
Du plaisir
Nous fait tressaillir.
Écoutons
Vos leçons,
Nous profiterons !

Pendant la reprise du chœur, Cécile va s’asseoir à gauche ; toutes les jeunes filles sont groupées autour d’elle. Lili en à genoux devant elle.

CÉCILE.

Pendant les deux hivers que j’ai passés chez ma tante, on m’a conduite à tous les théâtres.

TOUTES.

Le spectacle !... quel plaisir !...

ANNA.

Va toujours.

CÉCILE.

On m’a présentée dans les salons les plus brillants de la capitale... Oh ! le bal, mes bonnes amies... quel bonheur !

TOUTES.

Le bal !...

CLOTILDE.

Va toujours.

CÉCILE.

Partout des regards s’attachent sur vous, regards de plaisir... quelquefois d’admiration... puis, un jeune homme qui s’approche vous invite et vous prend la main.

CLOTILDE.

Un beau jeune homme !

CÉCILE.

Oui, quand il est beau.

AUGUSTINE.

Va toujours... va toujours.

CÉCILE.

Ce qu’il y a de singulier, c’est que celui qui vous invite est presque toujours celui que vous avez remarqué.

CLOTILDE.

Vraiment !...

LILI.

C’est bien gentil tout ça.

CÉCILE.

Enfin, l’archet résonne, on se place, on danse et le cœur bondit de plaisir ! et votre cavalier qui vous presse la taille, dont les yeux rencontrent sans cesse les vôtres, et qui vous reconduit enfin à votre place toute émue, enivrée de joie et de plaisir !

TOUTES, avec explosion.

Oh ! vive le bal ! vive la danse !

CÉCILE, se levant et cherchant à les calmer.

Chut ! j’ai une frayeur que madame...

AUGUSTINE.

Bah ! quel mal y a-t-il à cela ?

LILI.

Certainement... ça ne peut que bien faire, nous encourager à travailler.

CÉCILE.

Comment ?

LILI.

Pour être plutôt prêtes à entrer dans le monde et à danser avec de beaux cavaliers... toujours quand ils sont beaux.

CÉCILE.

Plus bas donc, petite fille !

 

 

Scène IX

 

CÉCILE, LES PENSIONNAIRES, SUZANNE

 

SUZANNE.

Ah ça ! où est-elle donc la nouvelle ?

CÉCILE.

Ah ! mon Dieu ! cette voix !..... Suzanne !...

SUZANNE.

Mamzelle Cécile !

CÉCILE.

Toi, ici ?

SUZANNE.

Et vous donc ? Je devais m’y trouver, puisque vous deviez y venir... enfin, nous y voilà toutes les deux jusqu’à ce que toutes les deux nous en sortions.

CÉCILE.

Moi pour insubordination ; mais toi ?

SUZANNE.

Moi ! calomnie, pure calomnie ! N’a-t-on pas en la turpitude de dire que j’avais des cousins dans tous les régiments ! d’ailleurs, en fait de braves, je n’aime que les gendarmes.

CÉCILE.

Allons. Suzanne !

SUZANNE.

C’est juste ! de la circonspection... À propos, et ce petit M. Alfred qui voulait escalader les murs de l’avant-dernière pension !

TOUTES.

M. Alfred !

AUGUSTINE.

Tu ne nous avais pas dit ce que c’était que M. Alfred.

CÉCILE.

Le jeune homme, vous savez, qui m’invitait au bal ?...

SUZANNE.

Qu’est-il devenu ?

CÉCILE.

À peine arrivée à Montereau, c’est la première personne que j’y ai rencontrée ; il est de la ville.

SUZANNE.

Voyez-vous, l’hasard ! contez-nous donc ça.

TOUTES.

Oui... oui... encore !... encore !...

On entend sonner la cloche.

AUGUSTINE.

Là ! c’est la classe !... Quel malheur !

LILI.

Ah bah ! c’est ennuyeux la classe !

SUZANNE.

N’allez-vous pas vous insurger ?

LILI.

Eh ben ! oui, insurgeons-nous.

TOUTES.

Insurgeons-nous !

CÉCILE.

Mes bonne amies, songez-y, pour mon arrivée... c’est à moi que l’on s’en prendrait.

AUGUSTINE.

Ah ! tu vas caponner !

CÉCILE.

Non, une autre fois, je vous donnerai l’exemple... mais pas aujourd’hui, je vous

SUZANNE.

Voilà madame.

 

 

Scène X

 

MADAME LAURENT, CANIVET, CÉCILE, LES PENSIONNAIRES

 

MADAME LAURENT.

En classe, mesdemoiselles, on a sonné.

TOUTES.

Oui, madame.

MADAME LAURENT.

Eh bien ! Cécile, avez-vous fait connaissance avec mes élèves ?

CÉCILE.

Oui, madame, il en est quelques-unes que j’ai reconnues.

AUGUSTINE.

Moi, par exemple ! Oh ! vous avez bien raison, madame, c’est un modèle de douceur et de sagesse.

CÉCILE.

Nous l’aimons déjà toutes, n’est-ce pas, mesdemoiselles ?

TOUTES.

Vive la nouvelle ! vive Cécile !

LILI, après les autres.

Vivent les bals !

MADAME LAURENT.

Comment ?

LILI, se reprenant.

Je dis les balles... les balles élastiques.

CÉCILE, à part.

Voyez-vous la Petite sournoise !

CANIVET.

Allons, ma fille, reçois mon baiser paternel.

CÉCILE.

Vous êtes bien ému, mon père !

CANIVET.

Cette séparation, les dangers qui menacent notre ville, cette garde nationale... tout cela m’affecte beaucoup. Adieu.

MADAME LAURENT.

Rentrez, mesdemoiselles.

TOUTES.

Air des Chemins de fer.

Rentrons, le travail nous appelle
Allons faire notre devoir :
Et puis auprès de la nouvelle
Nous reviendrons causer ce soir.

Toutes les pensionnaires sont rentrées dans la Maison. Canivet est sorti après avoir salué Madame Laurent. Pierre Mulot arrive tout effaré et parle bas à Suzanne.

 

 

Scène XI

 

SUZANNE, MADAME LAURENT, MULOT

 

SUZANNE.

Ah ! grand Dieu !... qu’allons-nous devenir ?

MADAME LAURENT.

Qu’est-ce donc ?

SUZANNE.

Les Prussiens, madame, et les cosaques.

MADAME LAURENT.

Eh bien ?

MULOT.

Tous armés de lances et de barbes énormes !...

SUZANNE.

Des gaillards de huit pieds sans compter le bonnet.

MADAME LAURENT.

Vous les avez vus ?

SUZANNE.

Non, madame, mais ça ne peut pas tarder.

MULOT.

Eh ! tenez... on bat le rappel... la garde nationale se rassemble... On va se battre... se détruire de fond en comble.

MADAME LAURENT.

Se battre !

SUZANNE.

On parle de résister pour donner aux troupes de l’empereur le temps d’arriver.

MULOT.

Nous serons entre deux feux... j’étouffe !... si c’est pas atroce... des hommes... de la même espèce... à la barbe près... se déchirer...

MADAME LAURENT.

Suzanne, dites aux sous-maîtresses de veiller à ce que tout reste en ordre...

SUZANNE.

Oui, madame...

MULOT.

Oui, madame...

MADAME LAURENT.

Que mesdemoiselles ignorent s’il se peut ce qui se passe.

SUZANNE.

Oui, madame.

MULOT.

Oui, madame.

MADAME LAURENT.

Que personne ne sorte de la classe...

SUZANNE.

Oui, madame.

MULOT.

Oui, madame.

MADAME LAURENT.

Allez vite.

SUZANNE, sortant.

Oui, madame.

MULOT, sans bouger.

Oui, madame.

MADAME LAURENT.

Mais allez donc, Mulot.

On frappe à la porte.

MULOT, criant.

Y a personne.

MADAME LAURENT.

Ouvrez donc, ce sont des gens de la ville.

MULOT.

Vous croyez ?

Allant ouvrir.

Dieu de Dieu !... se voir moissonné au printemps de sa vie !

Il ouvre et sort.

 

 

Scène XII

 

CANIVET, ALFRED, en officier, MADAME LAURENT, GARDES NATIONAUX

 

CHŒUR.

Air : Entendez-vous, c’est le tambour.

Contre le Russe incessamment,
Il faudra de notre vaillance.
Et de notre amour pour la France
Donner la preuve en combattant.

CANIVET.

Est-ce à Madame Laurent, institutrice...

ALFRED.

Silence dans les rangs !

CANIVET.

Oui, mon officier.

ALFRED.

J’ai demandé, madame, qu’un poste fut placé dans votre maison pour la protéger...

MADAME LAURENT.

Que de reconnaissance !... Messieurs, voilà le réfectoire... vous pouvez vous y reposer... Je vais veiller à ce que mes pensionnaires restent enfermées.

Elle rentre dans la maison.

CANIVET.

Oui, toutes, madame, toutes.

ALFRED.

Silence donc, dans les rangs.

CANIVET.

Pardon, jeune homme, ici, je suis père et soldat.

ALFRED.

Reposez vos armes !... rompez les rangs !... marche !

Les gardes nationaux entrent dans le réfectoire.

 

 

Scène XIII

 

ALFRED, CANIVET

 

Pendant cette scène la nuit vient graduellement.

CANIVET.

Moi, je reste en faction ; c’est mon tour, j’ai le numéro 1.

ALFRED.

C’est donc ici, monsieur Canivet, que vous avez amené votre charmante fille ?

CANIVET.

Je vous ferai observer, lieutenant, que ceci ne fait pas partie du service.

ALFRED.

Mais jusqu’à quand vous obstinerez-vous à me la refuser ?...

CANIVET.

Apparemment jusqu’à ce que vous ne vous obstiniez plus à me la demander.

ALFRED.

Quelle cruauté !

CANIVET.

Ou, si vous l’aimez mieux, jusqu’à ce que vous ayez un état... une position sociale.

ALFRED, avec dépit.

Toujours la même défaite.

Air de la Somnambule.

Avoir un nom qu’on cite avec estime,
Pour vous, monsieur, n’est-ce donc rien ?

CANIVET.

Mon Dieu ! quel transport vous anime !

ALFRED.

Ne suis-je pas un jeune homme de bien ?

CANIVET.

C’est une chose incontestable ;
Mais il faut en faire l’aveu,
Si votre nom est honorable,
Votre fortune l’est trop peu.

ALFRED.

Eh bien ! laissez-loi la voir, lui parler un instant.

CANIVET.

C’est sur quoi vous comptiez en faisant venir ici un poste commandé par vous... mais j’en suis du poste !

ALFRED.

Que je sois certain qu’elle attendra le résultat de mes efforts.

CANIVET.

Impossible.

ALFRED.

Monsieur Canivet, prenez garde si vous m’exaspérez !...

CANIVET, se promenant.

Ceci n’étant plus du service... serviteur, mon lieutenant.

ALFRED, à part.

Comment faire parvenir à Cécile ce billet où je lui fais part de ma résolution ?... à qui le confier ?

Apercevant Cécile à une fenêtre au-dessus de son père.

Ciel !...

CANIVET, se retournant et croisant la baïonnette.

Qui vive !

ALFRED.

Eh ! personne.

CANIVET.

Il me semblait avoir entendu...

ALFRED.

Rien.

CANIVET, continuant à se promener.

Je vous crois, lieutenant.

ALFRED, à part.

Oh ! quelle idée !... si je pouvais !... avec un peu d’audace !...

Il fait signe à Cécile, qui va se retirer, de rester.

Monsieur Canivet ?

CANIVET.

Lieutenant ?

ALFRED.

Vraiment, monsieur Canivet, vous vous tenez fort mal sous les armes. Comment portez-vous votre fusil ?

CANIVET.

Mais, dam ! je le porte comme tout le monde.

ALFRED.

Placez-vous là.

CANIVET.

Ceci étant du service, j’obéis...

ALFRED, le plaçant sous la fenêtre où se trouve Cécile.

L’arme au pied... plus près du corps !

Il pique sa lettre dans la baïonnette.

Les yeux à quinze pas, fixes... ils ne doivent voir que ce qui se passe devant eux.

CANIVET.

Suffit ?

ALFRED.

Voyons... Portez armes !... présentez armes !... C’est pas mal.

CANIVET.

Parbleu !

ALFRED.

Haut armes !

CANIVET.

Ah ! voilà un joli mouvement ! c’est quand on a fini, n’est-ce pas ?

ALFRED.

Ça ne l’est pas encore... Plus haut, beaucoup plus haut que ça.

CANIVET, élevant son fusil presqu’au-dessus de sa tête.

Où diable voulez-vous donc que je le mette ?

Cécile prend la lettre et disparaît.

ALFRED.

Très bien.

CANIVET.

Vous trouvez ?

ALFRED.

C’est parfait.

CANIVET, toujours dans la même position.

C’est gênant... Il est vrai que je n’ai pas encore une très grande habitude, mais avec un peu d’exercice je m’y ferai.

Il fait un mouvement pour changer de position.

ALFRED, le retenant.

Oh ! ne bougez pas... on ne doit bouger qu’au commandement.

CANIVET.

C’est juste, c’est parfaitement juste. Et remarquez-vous ?... les yeux à quinze pas ?...

Cécile reparaît et met sa réponse à la baïonnette.

ALFRED.

Et qui ne voient rien ?

CANIVET.

Il n’y a pas d’ennemis.

Cécile se retire.

ALFRED.

Portez armes !... reposez vos armes !... Plus près du corps, plus près donc, comme ça...

Il prend la lettre.

Bravo, monsieur Canivet, bravo !

CANIVET.

N’est-ce pas que j’entends le service ?

ALFRED.

Je suis très content de vous.

CANIVET, lui serrant la main.

Eh bien, moi aussi,

À part.

c’est un gentil jeune homme... c’est dommage qu’il n’ait rien.

ALFRED.

Je réfléchis, monsieur Canivet, que vous seriez peut-être bien aise de faire un tour dans votre établissement, vous le pouvez.

CANIVET, déposant son fusil.

Vous me rendez service.

ALFRED.

Mais au moindre bruit.

CANIVET.

J’accours au poste de l’honneur.

À part.

C’est un charmant jeune homme !

Haut.

Si vous aviez seulement cent mille francs, je vous donnerais ma fille.

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

SUZANNE, puis ALFRED et CÉCILE

 

Il fait nuit.

ALFRED.

Voyons ce qu’elle m’écrit. « Je consens à vous voir parce qu’il y va, dites-vous, de vos jours. Dans un moment toutes les pensionnaires seront couchées, je sortirai de ma chambre avec Suzanne. » Diable !... avec Suzanne... qu’est-ce que c’est que Suzanne ?

SUZANNE, entrant.

Eh bien, moi ; donc.

ALFRED.

Eh ! mais... je te reconnais !

Il l’embrasse.

SUZANNE.

V’là que je vous reconnais aussi, malgré l’obscurité.

ALFRED.

Et Cécile ?

SUZANNE.

La voilà.

Cécile entre.

ALFRED.

Ah ! mademoiselle, que je suis heureux !

CÉCILE.

Un mot seulement, monsieur ; qu’avez-vous à me dire.

SUZANNE.

Oui, qu’avez-vous à nous dire ?

ALFRED.

Que votre père me refuse votre main parce que je n’ai pas de fortune, d’état. Eh bien ! je me décide à en prendre un.

SUZANNE.

Pendant que vous y êtes, faut en choisir un bon.

ALFRED.

Un seul aujourd’hui promet un avancement rapide... l’état militaire.

SUZANNE.

Va pour militaire ; faites-vous gendarme, je les adore.

CÉCILE.

Mais que de dangers vont vous menacer !...

ALFRED.

Des dangers !... Je n’y songe seulement pas.

Air du Charlatanisme.

On doit bien vite s’aguerrir
Quand par amour on va combattre.

SUZANNE.

Vous verrez qu’ pour vous obtenir,
Il ira se battre comm’ quatre.

ALFRED.

Mais quand je m’éloigne de vous,
Faites, pour adoucir ma peine,
Cécile, le serment bien doux
D’attendre, pour prendre un époux,
Que je suis mort ou capitaine.

SUZANNE.

Tâchez plutôt d’être capitaine !

CÉCILE.

Je vous promets d’attendre.

ALFRED.

Oh ! maintenant, je ne crains plus rien... Je vous mériterai, Cécile !

Air : Ave Maria.

Je pars, le bonheur
Sera ma récompense.

CÉCILE.

Je sens l’espérance
Agiter mon cœur.

ALFRED.

Un baiser bien tendre,
Un baiser d’adieu.

SUZANNE à Cécile.

Ne l’ fait’s pas attendre.
Il demand’ si peu !

Cécile tend la main à Alfred, qui la saisit et la baise.

Ensemble.

SUZANNE.

Bientôt le bonheur
Sera vot’ récompense ;
Partez, l’espérance
Soutiendra vot’ cœur.

ALFRED et CÉCILE.

Bientôt le bonheur
Sera { ta }   récompense.
        { ma }
Je sens l’espérance
Agiter mon cœur.

On entend le canon.

CÉCILE.

Ciel !... le canon !

LE POSTE.

Aux armes ! aux armes !...

CÉCILE.

Adieu, Alfred, adieu !

Elle se sauve. Au même instant tout le poste sort et prend les armes. On frappe à la porte du fond, et Mulot accourt effrayé. Le canon gronde par intervalles.

 

 

 

Scène XV

 

CANIVET, ALFRED, SUZANNE, MULOT, LE POSTE, puis UN AIDE-DE-CAMP

 

MULOT, à Suzanne.

Ah ! ma pauvre Suzanne... embrassons-nous, ce quart-d’heure est notre dernier jour.

SUZANNE, le poussant.

Va donc ouvrir... tu n’entends pas qu’on frappe !

Elle rentre dans la maison.

MULOT.

Ah Dieu ! ah Dieu !... Ah Dieu !

CANIVET, en dehors.

C’est moi, Canivet !

Mulot lui ouvre.

ALFRED.

Eh ! arrivez donc, monsieur.

CANIVET.

Voilà... lieutenant... l’émotion... le courage... ce diable de canon... tout ça m’électrise... Où est mon fusil ?... Je perds la tête !...

On lui donne son fusil ; il reprend son rang.

ALFRED, au poste.

Portez... armes !

On entend un coup de canon plus rapproché, Canivet laisse retomber son fusil.

Que diable faites-vous donc ?

CANIVET.

C’est nerveux... allez toujours.

Un aide-de-camp s’est avancé devant le poste. Mulot est tremblant dans un coin.

L’AIDE-DE-CAMP.

Messieurs, c’est le canon français que vous entendez. Il entame les colonnes russes. Demain elles seront anéanties. L’empereur est là avec sa garde.

LE POSTE.

Vive l’empereur !

L’AIDE-DE-CAMP.

Rendez-vous aux portes de la ville, et songez à faire bonne contenance si l’ennemi s’y présente.

ALFRED.

Comptez sur nous.

CANIVET.

Oui, comptez sur nous.

À part.

J’ai une frayeur d’enragé.

LE POSTE, suivant l’aide-de-camp qui s’éloigne.

Air de Fernand Cortez.

Allons,
Marchons,
L’empereur s’avance,
Espérance !
Allons,
Marchons,
Et malheur aux poltrons !

On entend un grand bruit de voix dans la maison.

MULOT, regardant.

Ah ! bien !... voilà les petites qui se révolutionnent !

Il va fermer la porte du fond.

 

 

Scène XVI

 

MULOT, MADAME LAURENT, SUZANNE, CÉCILE, TOUTES LES PENSIONNAIRES en déshabillé, elles entraînent avec elles Madame Laurent et Suzanne, qui font de vains efforts pour les retenir

 

AUGUSTINE.

Je veux qu’on me reconduise chez maman.

ANNA.

Je veux partir tout de suite.

TOUTES.

Moi aussi... moi aussi.

JENNY.

On va nous tuer, c’est sûr !

LILI.

Je ne veux pas mourir sans embrasser papa, maman et mon cousin Toto.

TOUTES.

Partons, partons !

MADAME LAURENT.

Mes chères amies !...

TOUTES.

Non... non... partons.

CÉCILE, élevant la voix.

Mesdemoiselles !... un peu de silence donc !... Qu’est-ce c’est que ça... Mulot !... Mulot ici !

Elle lui parle bas.

MULOT.

Oui, mademoiselle, je m’y transporte avec transport.

Il sort par le fond.

CÉCILE.

Vous méconnaissez la voix de votre institutrice !... Y pensez-vous ! partir au milieu de la nuit !... mais, c’est impossible !...

MADAME LAURENT.

Que diraient vos parents si je le souffrais ?

CÉCILE.

Qu’est-ce qui vous fait peur ?

TOUTES.

Les cosaques !

CÉCILE.

Ce n’est que ça !... alors j’ai de quoi vous rassurer.

CLOTILDE.

Mais, ces messieurs qui sont partis...

ANNA.

Qui nous abandonnent !

AUGUSTINE.

Que deviendrons-nous, dans une pension de demoiselles ?

LILI.

Et en face des cosaques !

SUZANNE.

Des cosaques de huit pieds, sans compter le bonnet.

CÉCILE.

Eh bien ! il m’est venu une idée qui doit vous protéger, vous sauver.

TOUTES.

Laquelle ?... laquelle ?

MULOT, apportant sur son dos un énorme paquet, des gibernes et des tambours.

La voilà, l’idée, elle est furieusement lourde !

MADAME LAURENT.

Qu’est-ce que cela ?

CÉCILE, ouvrant le paquet.

Des habits d’hommes.

TOUTES.

Des habits d’hommes !

CÉCILE.

Oui, les uniformes que mon oncle a fait venir pour ses élèves. Un à chacune. Allons, mesdemoiselles, et que dans un instant ce soit ici une caserne. Et nous écrirons sur le tableau : École militaire !

TOUTES.

Oui !...oui !... oui !...

MADAME LAURENT.

Y pensez-vous, Cécile ?

CÉCILE.

C’est le seul moyen de garder vos élèves.

SUZANNE.

C’est cela !... Et à moi une caisse de tambour... Vous verrez comment j’en tape... Rrra, rrra, fla, fla, fla.

CHŒUR.

Air : Vive, vive l’Italie.

Sous cet habit militaire
On doit être téméraire ;
Il inspire la valeur ;
Plus de crainte, de terreur !

MADAME LAURENT.

Je ne puis, mes amies,
Souffrir un tel déguisement !

CÉCILE.

Que nous serons jolies
Sous cet uniforme charmant !

LILI.

Que chacune ait demain
La tournure d’un franc gamin !

SUZANNE.

Et comm’ ça, j’ l’espèr’ bien,
Des cosaqu’s vous n’ craindrez plus rien !

CHŒUR.

Sous cet habit militaire
On doit être téméraire ;
Il inspire la valeur :
Plus de crainte, de terreur !
Oui, cette idée est parfaite,
Courons à notre toilette.

Les pensionnaires entraînent Mulot dans la maison. Tableau.

 

 

ACTE II

 

Le jardin du pensionnat. À gauche la maison avec un balcon. À droite un bâtiment rustique surmonté d’un pigeonnier.

 

 

Scène première

 

PIERRE MULOT, seul

 

Il sort de la maison avec un panier dans une main, et un paquet dans l’autre.

Acquittons-nous de la commission de ces demoiselles. Quelle idée elles ont eue là de métamorphoser une pension de jeunesses en école militaire, et ça, sous prétexte d’éloigner le danger !... mais qu’au contraire c’est connue si on l’attirait avec du miel... Le danger... ce local sera bientôt le séjour d’un horrible carnage... Aussi j’ai pris mon parti...

Montrant le paquet.

Le voilà, mon parti !

 

 

Scène II

 

MULOT, MADAME LAURENT, puis CANIVET

 

MADAME LAURENT, paraissant à son balcon.

Mulot !... Mulot !

MULOT.

Ah ! serviteur, madame.

CANIVET, paraissant à la fenêtre du pigeonnier.

Ah !... Mulot !... Mulot !...

MULOT.

Serviteur, monsieur le tailleur.

MADAME LAURENT.

Que se passe-t-il dans la maison ?

CANIVET.

Oui... où en sont les événements ?

MULOT.

Il se passe des choses atroces... épouvantables, ma bonne dame ; des choses que l’évasion des cosaques n’est rien en de près.

MADAME LAURENT.

Mulot... mon garçon... ouvrez-moi, je vous en prie.

CANIVET.

Ouvrez-nous.

MULOT.

Impossible.

MADAME LAURENT.

Je vous l’ordonne.

MULOT.

Impossible ! Elles me l’ont défendu sous menace de me couper les oreilles.

MADAME LAURENT.

Eh bien, moi, je vous chasse... sans appointements... Ah !

MULOT.

J’aime encore mieux ça que d’être sans oreilles... Ah !

CANIVET.

Mais qu’allons-nous devenir ?

MULOT, tirant la corde du pigeonnier et faisant monter le panier.

Voilà des vivres, mangez et taisez-vous... Moi, je vais me précautionner contre l’ennemi.

Il sort.

 

 

Scène III

 

CANIVET, MADAME LAURENT

 

CANIVET.

Eh bien, madame Laurent ?...

MADAME LAURENT.

Eh bien, monsieur Canivet ?

CANIVET.

Air : Un homme pour faire un tableau.

Me voilà donc leur prisonnier !

MADAME LAURENT.

Vraiment leur audace est extrême.

CANIVET.

M’enfermer dans le pigeonnier !...

MADAME LAURENT.

M’enfermer dans ma maison même
J’ai voulu résister en vain.

CANIVET.

On m’a mis là par violence.

MADAME LAURENT.

Nous pouvons nous donner la main...

CANIVET.

Je ne crois pas, vu la distance.

MADAME LAURENT.

Mais vous, monsieur Canivet, comment se fait-il que vous soyez-là ?

CANIVET.

Je vous ai dit hier que je n’avais jamais essayé mon courage... or, depuis hier, je l’ai essayé.

MADAME LAURENT.

Eh bien ?

CANIVET.

Eh bien !... je suis fixé.

MADAME LAURENT.

Et voilà pourquoi vous êtes revenu ?

CANIVET.

Précisément.

MADAME LAURENT.

Alors... vous devez vous trouver très bien dans ce pigeonnier.

CANIVET.

Je n’y serais point mal sans des hôtes incommodes qui ont l’indélicatesse de déposer sur mes vêtements des choses vexantes.

MADAME LAURENT.

Tenez, il m’est venu une idée... Suzanne sera peut-être plus docile à ma volonté... Attendez !...

Elle sonne.

SUZANNE, en dehors.

Voilà !... voilà !...

 

 

Scène IV

 

CANIVET, MADAME LAURENT, SUZANNE, en tambour

 

SUZANNE.

Air : En avant.

Je suis tambour, et j’me vante,
Dans l’art du’ ra-z-et du fla,
D’èt’ d’une force étonnante,
Person’ ne m’en r’montrera.
Le bras tout à ma patrie,
Le cœur tout à mon objet ;
Pour tout deux j’vendrais ma vie,
À la point’ de mon briquet !
Le tambour.
Mèm’ de front la gloire et l’amour !
Vrai tambour,
J’mèn’ de front la gloire et l’amour.

MADAME LAURENT, avec indignation.

Suzanne !... en tambour !...

SUZANNE.

C’est ma nouvelle dignité ; je y ai été élue à l’unaniminité.

MADAME LAURENT.

Quel scandale !

CANIVET.

Que rien n’égale !

MADAME LAURENT.

Suzanne... que font maintenant ces demoiselles ?

CANIVET.

Que font les insurgées ?

SUZANNE.

Après avoir passe la nuit à faire l’exercice, elles sont, pour le présent quart-d’heure, en assemblée générale. Il s’agit de procéder à l’élection des chefs, et l’affaire n’est pas minime !

CANIVET.

L’élection des chefs !...

SUZANNE.

 Il y a un peu de ballotage... Dam !... tout le monde n’est pas nommé d’emblée comme moi, à qui un cousin, tambour dans la 17e, avait enseigné le roulement de la caisse.

CANIVET.

Quelle dépravation !...

MADAME LAURENT.

Mais enfin quel est leur but ?

SUZANNE.

Oh ! pour ça... excusez... on n’a pas le droit d’interroger ses chefs. Tout ce que je sais, c’est qu’Anna et Lili sont caporals, Augustine lieutenant. Il ne reste plus à nommer que le capitaine... mais tous les suffrages seront sans doute pour mamzelle Cécile.

CANIVET.

Cécile !... ma fille capitaine !

SUZANNE.

Hein ?... Quel honneur !... vous qui en vouliez un pour gendre !... s’il vous arrive, ça en fera deux dans votre famille.

MADAME LAURENT.

Au nom du ciel, que prétendent-elles faire ?

SUZANNE.

Défendre la maison si on l’attaque, mourir plutôt que de se rendre aux cosaques !

CANIVET et MADAME LAURENT.

Mourir !

SUZANNE.

Un peu !... le Français meurt et ne se rend pas.

CANIVET.

Le Français... oui... mais la Française c’est absurde.

Air du Vaudeville de l’Apothicaire.

Bien loin de courir au combat,
Les Françaises doivent, ma chère,
Vivre, afin de rendre à l’état
Ce que nous enlève la guerre !

SUZANNE.

L’état n’périra pas, mon vieux,
Car la femm’, ne vous en déplaise,
Croyez-moi, ne demand’ pas mieux
Que d’se montrer bonne Fançaise !

MADAME LAURENT.

Suzanne, je vous ordonne d’aller prévenir les parents de ces petites...

CANIVET.

De ces petites malheureuses.

SUZANNE.

Pas moyen de sortir ! J’ai pas la permission d’onze heures... Et d’ailleurs je ne reçois d’ordres que de mes chefs... La discipline, c’est la vertu du soldat !

 

 

Scène V

 

CANIVET, MADAME LAURENT, SUZANNE, TOINETTE

 

TOINETTE, accourant.

Suzanne ! Suzanne.

SUZANNE.

Eh bien ?

TOINETTE.

Viens donc, v’là qu’on forme les pelotons.

CANIVET, indigné.

Un deuxième tambour !

SUZANNE.

Ma sœur.

TOINETTE.

La laitière de la maison. D’voir Suzanne batt’ la caisse ça m’a z’ouvert l’esprit, j’ai voulu fair’ comme elle et je m’a formé z’à son école. Oh !... j’ais aussi fort qu’elle, allez... et j’frais un fameux tapin !

SUZANNE.

Allons... allons... ne flânons pas ! Pas accéléré... marche !

Ensemble.

Le tambour
Mèn’ de front la gloire et l’amour.

Elles sortent.

 

 

Scène VI

 

MADAME LAURENT, CANIVET

 

MADAME LAURENT.

Des sergents !... des caporaux !... ah ! c’en est fait !... ma maison est perdue !

CANIVET.

Et ma fille !... ma fille, capitaine !... elle dont la douceur... la candeur...

MADAME LAURENT.

Oui, parlez-en de sa candeur... Je vous le conseille... tout cela est son ouvrage.

CANIVET.

Madame...

CRIS dans la coulisse.

Aux armes !...

CANIVET.

Dieu !... voilà les cosaques !

Il se retire. Roulement de tambour.

MADAME LAURENT.

Eh ! non, ce sont ces demoiselles !

Elle se retire.

CÉCILE, dans la coulisse.

Colonne en avant !... guide à gauche !... pas accéléré... marche !

 

 

Scène VII

 

MADAME LAURENT, CANIVET, CÉCILE, TOUTES LES PENSIONNAIRES vêtues en militaires

 

Cécile, en officier est à leur tête. Elles marchent toutes l’arme au bras et dans le plus grand ordre. Suzanne et Toinette battent la marche.

Cécile les fait mettre en ligne, et commande de présenter les armes en face du public. Ensuite elle fait exécuter plusieurs évolutions et maniements d’armes ; la charge en douze temps : puis enfin elle s’écrie : Reposez vos armes !... Formez les faisceaux !... Rampez vos rangs !...

TOUTES, avec explosion.

Vive le capitaine !

CÉCILE.

Soldats !... Je suis très content de vous ! Songez que l’ordre et la discipline doivent toujours régner dans les rangs. Le silence, surtout, le silence est indispensable.

AUGUSTINE.

Ah ! voilà le plus difficile !

LILI.

Oui... mais Anna me marche toujours sur les talons et ça me fait mal.

ANNA.

Du tout, mademoiselle, c’est vous qui...

CÉCILE.

Hein ?... qu’est-ce qui a dit mademoiselle ?

SUZANNE.

C’est vrai ! quel est de ce propos intempestif ? Allons, camarades, une chanson pour nous récréer. Celle de mon cousin de la 17e demi-brigade. Attention !... Et de la voix !

Air d’Adam.

Vivent les voltigeurs français !
En temps de guerre, en temps de paix
Des ennemis ainsi qu’des cœurs,
Les voltigeurs,
Sont toujours les vainqueurs !

Chacun sur not’ vaillance,
Sait à quoi s’en tenir.
Dans aucun’ circonstance,
On n’nous a vu faiblir.
La femm’ nous adore,
Elle a bien ses raisons ;
Personne n’ignore
Que nous sommes des bons !

TOUTES.

Vivent les voltigeurs, etc.

SUZANNE.

Si par un’ balle enn’mie,
L’un d’nous est fracassé,
Le brav’ tombe et s’écrie :
Me v’là donc enfoncé ?
Tant pir’, c’est tout d’même
Avoir du bonheur,
J’meurs pour tout c’que j’aime,
La France et l’emp’reur.

TOUTES.

Vivent les voltigeurs français !
En temps de guerre, en temps de paix,
Des ennemis ainsi qu’des cœurs,
Les voltigeurs
Sont toujours les vainqueurs !

CLOTILDE.

Eh bien ! voyez donc, est-il si difficile d’être militaire ?

JENNY.

Oh ! non... Et c’est bien plus amusant que d’être femme.

TOUTES.

Oh ! oui !

AUGUSTINE.

Il me semble que sous cet habit j’aurais la force de braver tous les dangers.

CÉCILE.

Certainement. Que nous faut-il à nous ?... l’habitude... nous sommes faibles parce qu’on nous oblige à être ainsi ; mais n’est-ce pas, messieurs, que si main tenant on venait nous attaquer, avec chacun un bon fusil à la main, nous vendrions cher nos jours ?

TOUTES, avec force.

Oui !... oui !...

On entend un coup de canon.

TOUTES, avec effroi.

Ciel !... le canon !

CÉCILE, de même.

Sans doute !... c’est le canon !

SUZANNE, de même.

C’est tout bonnement le canon.

CÉCILE.

Est-ce que par hasard vous auriez peur ?

TOUTES.

Oh !... non !... non !...

Elles tremblent plus fort.

CÉCILE, cherchant à se remettre de son trouble.

Dam !... le premier... ça saisis toujours un peu... mais le second...

Canon.

Mais le troisième...

Canon.

Eh ! tenez, vous ne bougez déjà plus. Vous voilà calmes devant le feu comme de vieux troupiers.

AUGUSTINE.

Mais à propos !... si on nous surprenait.

CLOTILDE.

Si on nous entourait.

CÉCILE.

C’est juste. Il faut placer des sentinelles... allons... à vos armes !

TOUTES.

Aux armes !

Elles rompent les faisceaux et reprennent leurs rangs.

CÉCILE.

Garde à vous !... portez armes... Par le flanc droit... droite !... l’arme bras !... Par file à gauche, pas accéléré... marche !

Elles sortent par la gauche. Un des caporaux place des factionnaires dans le fond. Suzanne reste en arrière et dépose son tambour.

 

 

Scène VIII

 

SUZANNE, seule

 

Comme ça va !... connue ça va !... mais une chose m’inquiète. Qu’est devenu Mulot ! Pauvre garçon ! Je l’ai bien malmené hier ; je l’ai traité de poltron. Qui sait ? Il aura peut-être voulu se distinguer, faire une action d’éclat... Mon Dieu !... s’il allait me revenir avarié. J’en frémis ? Mulot !... Mulot !...

 

 

Scène IX

 

MULOT, SUZANNE

 

Il est habillé en femme ; costume des pensionnaires au premier acte.

MULOT.

Me voilà !... me voilà !... mon amante adorée !

SUZANNE.

Que vois-je !... en femme !... Mulot... Oh ! quelle lâcheté !

MULOT.

Du tout... du tout... c’est une précaution.

SUZANNE.

Ah ! vous n’êtes pas bel homme en femme.

MULOT.

C’est l’habit qui fait ça... Et puis, pas de talons, voyez-vous.

SUZANNE.

Un homme !... mettre des jupons ?

MULOT.

Ah ! parbleu... les femmes mettent bien des culottes !

SUZANNE.

Tenez !... je vous méprise.

MULOT.

Ma petite Suzanne.

SUZANNE.

Laissez-moi ; plutôt que d’vous reparler... j’aimerais mieux rester muette toute ma vie !

MULOT.

Voilà qui me rassure... Je me suis dit : toutes les jeunesses se vêtent en soldats... il leur faut une vivandière !...

SUZANNE.

Comment !... une vivandière !...

MULOT.

Je suis la vivandière !

À part.

Me v’là sorti de mon jupon !

Fusillade dans la coulisse. Le canon gronde avec violence. Tumulte. Alfred, blessé au bras, entre suivi de toutes les pensionnaires.

 

 

Scène X

 

MULOT, SUZANNE, ALFRED, CÉCILE, TOUTES LES PENSIONNAIRES

 

SUZANNE.

Ah ! pauvre jeune homme ! il est blessé !

MULOT.

Là ! soyez donc un n’héros.

SUZANNE.

Taisez-vous !

ALFRED.

Oui, blessé par des Russes qui s’étaient cachés derrière des buissons.

MULOT.

V’là comme je comprends la guerre.

ALFRED.

Les lâches n’ont pas eu le courage de nous attendre en face.

MULOT.

Tiens ! eux pas bêtes !

SUZANNE.

Voulez-vous vous taire !

ALFRED.

Oh ! malheur, malheur !

CÉCILE, qui panse sa blessure et lui met le bras en écharpe.

Calmez-vous, Alfred, je vous en prie... cela ne sera rien.

ALFRED.

Bien, dites-vous ? mais c’est plus qu’il n’en faut pour m’empêcher de retourner au combat, de mériter votre main !... Oh ! les lâches ! les lâches !

CÉCILE.

Frapper en traîtres ! quelle horreur !

ALFRED.

Heureusement je serai vengé. Entendez-vous le canon ?

MULOT.

Hélas ! oui, je l’entends.

ALFRED.

Comme il gronde !

SUZANNE, au fond et regardant à travers la grille.

Ah ! mon Dieu ! des cosaques qui passent là, sur la hauteur !

TOUTES.

Des cosaques !

ALFRED.

Ah ! sans doute ceux qui m’ont blessé.

CÉCILE.

Oh ! les misérables ! que ne puis-je !... Ah ! camarades, nos armes sont chargée et abritées derrière ce mur, nous pourrions... oh ! mais vous n’oserez pas...

TOUTES.

Si ! si ! nous oserons !

Quelques pensionnaires se placent auprès de la grille du fond et apprêtent leurs armes.

ALFRED.

Cécile, qu’allez-vous faire ?

CÉCILE.

Tirer sur les cosaques.

MULOT.

Quelle imprudence !

ALFRED.

Y pensez-vous, des femmes ?

CÉCILE.

Il n’y en a plus ici.

MULOT.

Si on cherchait bien...

CÉCILE.

Y êtes-vous ?

TOUTES.

Oui.

On voit quelques Russes passer au fond.

CÉCILE.

Garde à vous !

MULOT.

Elles vont se blesser !....

CÉCILE.

Apprêtez... armes !... joué... feu !

Les pensionnaires font feu sur les cosaques qui passent dans le fond. Mulot tombe sur une chaise.

Tambours ! la charge !... et vive l’empereur !

TOUTES.

Vive l’empereur !

Les tambours battent la charge. Elles sortent par le fond la baïonnette en avant.

 

 

Scène XI

 

MULOT, COSAQUES

 

Un cosaque entre le premier et fait signe à l’autre de le suivre. Le premier cosaque aperçoit. Mulot, il court à lui et le deuxième cosaque aussi. Mulot se trouve entr’eux.

MULOT, revenant à lui.

Où suis-je ? Ciel ! les cosaques... je suis perdu !...

Il va pour se sauver ; les deux cosaques le ramènent en scène en le tenant par la main.

Mais je suis laid... horriblement laid... grand malhonnête.

Un cosaque se met à genoux et lui baise la main.

Voulez-vous bien finir, grand polisson !

L’autre cosaque se met à genoux.

C’est fait de moi ! grâce ! grâce !

Il se met à genoux entre eux ; alors les cosaques lui font signe qu’ils veulent l’emmener.

M’enlever ! mais laissez-moi donc, chouans de cosaques... Au secours !

 

 

Scène XII

 

MULOT, COSAQUES, SUZANNE, puis MADAME LAURENT, CANIVET, aux fenêtres

 

SUZANNE, entrant un fusil à la main.

Que vois-je ?... Ah ! ah ! mes gaillards... à nous trois, mille bombes !

Les cosaques, en voyant Suzanne, vont pour se sauver. Suzanne les couchant en joue et leur barrant le passage.

Halte ! bas les armes ou vous êtes morts. Vous êtes prisonniers !

Les cosaques jettent leurs lances à terre.

MULOT, ramassant les lances.

Et je vais veiller sur eux... ah ! ah !

MADAME LAURENT, paraissant au balcon.

Comment, Suzanne !

SUZANNE.

Et oui... et je ne suis pas le plus courageux... Si vous saviez ce qui se passe là-bas... Oh ! maintenant je peux vous délivrer.

Elle va leur ouvrir et on entend dans la coulisse des cris de victoire.

 

 

Scène XIII

 

LES MÊMES, CÉCILE, TOUTES LES PENSIONNAIRES, puis ALFRED

 

CHŒUR.

Air : La guerre.

Victoire...
En ce jour bravant le trépas.
Nous avons toutes avec gloire
Rempli le rôle de soldats.
Le drapeau de la France
Et ses belles couleurs,
Doublaient notre vaillance,
Et nous voilà vainqueurs !
Victoire, etc.

ALFRED, arrivant le dernier.

Oui, victoire ! la bataille de Montereau est gagnée ! partout l’ennemi est en fuite !

Il tombe sur un banc, accablé de fatigue.

MADAME LAURENT et CANIVET.

En fuite !

CÉCILE.

Un détachement de Français, accablé par le nombre, était forcé de battre en retraite ; mais notre sortie leur a rendu la confiance, et les Russes, persuadés que de nouvelles troupes arrivaient, ont été culbutés !... Presque tous sont nos prisonniers.

SUZANNE.

Vous avez les vôtres... voici les miens.

MULOT.

Voici les nôtres.

CÉCILE.

Et pas un blessé, madame, pas un, hors ce pauvre Alfred.

CANIVET.

Malheureux jeune homme !

CÉCILE.

Eh bien ! madame, nous en voulez-vous encore ? Et vous, camarades, êtes-vous contents de votre chef ?

TOUTES.

Vive le capitaine.

 

 

Scène XIV

 

LES MÊMES, L’AIDE-DE-CAMP

 

L’AIDE-DE-CAMP.

Jeunes gens !

MULOT.

Ah ! jeunes gens ! c’est à moi qu’il parle.

L’AIDE-DE-CAMP.

L’empereur a été témoin de votre courage.

MULOT.

Mon courage ! ce n’est plus à moi qu’il parle.

L’AIDE-DE-CAMP.

Et il veut vous récompenser dans la personne de l’un de vous. Le plus brave, a dit l’empereur, était à la tête, portait un uniforme bleu, une écharpe tricolore à sa ceinture.

CÉCILE, à part.

Ah ! quelle idée !

L’AIDE-DE-CAMP.

À celui-là, le brevet de capitaine.

TOUS.

De capitaine !

MULOT.

Ce n’est pas l’ tout que d’avoir le brevet, faut avoir encore la moustache.

Cécile s’est approchée d’Alfred ; elle lui a mis son écharpe au bras. Alfred lui parle d’un air très animé, mais elle ne paraît pas l’écouter.

CANIVET.

Mais à qui le brevet ?

TOUS.

Oui, à qui ?

ALFRED, à Cécile, pendant que l’aide-de-camp passe devant les jeunes filles.

Non, Cécile, non, je ne dois pas souffrir...

CÉCILE.

Silence !... Voulez-vous être mon mari ?

ALFRED.

C’est mon désir le plus ardent, mais...

CÉCILE.

Mais je le veux...

L’AIDE-DE-CAMP, s’arrêtant devant Alfred qu’il examine.

Jeune homme ! c’est vous que m’a désigné l’empereur.

Lui présentant le brevet.

Vous êtes capitaine.

Alfred hésite à le prendre.

CÉCILE, le lui donnant.

N’êtes-vous pas brave, blessé ?... la récompense vient donc à son adresse.

S’adressant à son père.

Mon père, il a maintenant un état, une position... Qu’en dites-vous ?

CANIVET.

Moi !... vive l’empereur...

TOUS.

Vive l’empereur !

CÉCILE.

Et vous, camarades, demain, vous retournez en classe. Mais pour aujourd’hui soyons encore soldats et mauvais sujets ! À vos rangs !

CHŒUR.

Air :

Vite en bons soldats
Que l’on s’aligne,
Soyons prêts au moindre signe !
Vite en bons soldats
Obéissons et ne répliquons pas.

CÉCILE.

Garde à vous !... portez armes !... présentez armes !...

Au public.

Air du Baiser au Parleur.

Tantôt sur un champ de bataille
Avec ardeur on nous a vu voler,
À travers le feu, la mitraille,
Nous avons su nous signaler,
Mais nous commençons à trembler.

SUZANNE.

Oui, le courage abandonne nos âmes.
Quand il nous s’rait plus util’ que jamais.

MULOT.

N’oubliez pas, messieurs, qu’nous somm’s des femmes
Et qu’vous êt’s tous des chevaliers français.

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