Thibault, comte de Champagne (Eugène SCRIBE - Germain DELAVIGNE)
Vaudeville historique en un acte.
Représentée pour la première fois, sur le Théâtre du Vaudeville, le 27 septembre 1813.
Personnages
THIBAULT, comte de Champagne et roi de Navarre
JOSSELIN DE MONTMORENCY
GASTON DE LEÏRAS, gouverneur de Thibault
DAGOBERT, soldat suisse, blessé
MARIE DE BRETAGNE, femme de Thibault
CHEVALIERS de la suite de Thibault
SOLDATS
Dans un camp, en Bretagne.
Scène première
THIBAULT, MONTMORENCY
Une campagne. Une hutte de soldat, à la gauche du spectateur.
MONTMORENCY.
Ma foi, mon prince, je vous conseillerais de vous arrêter. Je ne reconnais plus le chemin, et je ne vois personne qui puisse nous indiquer la route du camp.
THIBAULT.
Vive Dieu ! mon cousin, vous êtes un habile homme ! nous égarer en plein jour !
MONTMORENCY.
C’est votre faute, sire. L’amour nous servait de guide, et un dieu qui n’y voit goutte ne peut être un bon conducteur.
THIBAULT.
Parbleu ! c’est toi qui me conduisais, et certes tu y vois bien !
MONTMORENCY.
Air de M. Doche.
Lorsque la gloire vous appelle,
Des plaisirs vous suivez les pas.
Vive Dieu ! l’amour d’une belle
Vaut-il l’amour de vos soldats ?
Celle dont vous êtes l’idole.
D’aimer vous a fait le serment ;
Mais vos soldats en jurent tous autant,
Et de plus ils tiennent parole.
Déjà, mon prince, vous avez conquis un royaume et joint la couronne de Navarre à votre comté de Champagne : mais, sire, un bon soldat n’a rien fait tant qu’il lui reste quelque chose à faire... De tous côtés cependant les mécontents se soulèvent... Les Anglais, appelés par Pierre, duc de Bretagne, osent nous menacer encore. À chaque pas, vous pouvez tomber entre leurs mains ; et vous abandonnez votre camp ; vous exposez vos jours, ceux de vos braves Français ! pour qui ? pour une femme qui vous trahit peut-être.
THIBAULT.
Monsieur...
MONTMORENCY.
Morbleu ! mon prince, nous ne sommes plus à la cour de France ; et quand on se bat, il faut se battre.
THIBAULT.
Est-ce Josselin de Montmorency que j’entends ? Comment ! toi que j’ai toujours connu pour un vert-galant, tu ne songes plus aux dames ?
MONTMORENCY.
Jamais, les armes à la main.
THIBAULT.
Si fait bien, moi. Mon cœur n’est jamais si plein de gloire qu’il ne s’y trouve une petite place pour ma maîtresse.
Air du vaudeville de Gaspard l’avisé.
Aimons et célébrons les belles,
C’est le prix de tous nos travaux,
Tout s’anime ici-bas par elles,
Et leurs regards font des héros.
Soyons à la gloire fidèles ;
Mais à l’amour toujours soumis,
Rendons les armes à nos belles
Et jamais à nos ennemis.
MONTMORENCY.
Encore si mon prince savait dans ce moment quelle est au juste la femme qu’il aime !
THIBAULT.
Vraiment je crois que je les aime toutes.
MONTMORENCY.
Excepté une cependant ; et c’est la seule que vous devriez aimer, vous l’époux de la princesse de Bretagne, de la plus belle femme de France.
THIBAULT.
Je vous ai défendu de jamais prononcer ce nom-là devant moi.
MONTMORENCY.
Pardonnez-moi, sire ; mais, au risque de vous déplaire, j’en parlerai. Elle est la sœur du duc de Bretagne, d’un vassal rebelle, de l’allié des Anglais ; voilà son unique crime. Et cependant, dès la première nuit de ses noces, abandonnée par vous...
THIBAULT.
Eh ! ne te souvient-il plus quelle fut cette nuit désastreuse ? As-tu donc oublié que, sous prétexte de cet hymen, le duc de Bretagne ne m’avait attiré à sa cour que pour se défaire de moi et de tous les miens ? Mes plus braves amis sont tombés sous leurs coups ; Sigefroid, Leïras, mon gouverneur, l’ami de mon enfance ! Moi-même je n’échappai que par miracle... Comment croire que Marie n’était pas d’intelligence avec son frère ?
Air du vaudeville des Amants sans amour.
Nuit effroyable, nuit de crimes !
Quand l’airain donna le signal,
J’entendis les cris des victimes
Du sein de mon lit nuptial.
Leur politique raffinée
A pu m’abuser sans effort :
Je crus signer un contrat d’hyménée,
Je signais un arrêt de mort.
MONTMORENCY.
Mais encore une fois, songez que Marie...
THIBAULT.
Mais toi qui t’établis son défenseur... Je suis curieux de savoir comment tu la justifieras. On m’écrit du camp du duc de Bretagne qu’elle est partie la nuit... presque sans aucune suite, et l’on ignore où elle porte ses pas... Son frère est furieux ! Je parierais que c’est une aventure galante. Le ciel est juste, et voilà bien des maris vengés ! Cependant je ne sais si je dois être compté au nombre des maris : à peine ai-je eu le temps de l’être... Et après tout, quand il serait vrai...
MONTMORENCY.
Ah ! sans doute... Et l’on ferait sur votre aventure un fort joli virelai.
Air du vaudeville de Partie carrée.
Votre muse naïve et franche
En traits malins peignit plus d’un époux :
Comme, en ce jour, ils prendraient leur revanche
Si c’était un autre que vous !
Mais un héros qu’en tous lieux on renomme,
Est au-dessus d’un pareil coup ;
Et sur la tête d’un grand homme
Les lauriers couvrent tout.
THIBAULT.
Ah ! tu veux railler...
Scène II
THIBAULT, MONTMORENCY, DAGOBERT
DAGOBERT, en dehors.
Air du Noël suisse.
Allons donc, princesse,
Un petit regard ;
Fous êtes, tigresse.
Pis qu’un léopard.
THIBAULT.
C’est un soldat suisse du corps d’armée du duc de Bourgogne notre allié. Que dit-il là ?
MONTMORENCY.
On ne chante que cela dans le camp : c’est une ronde nouvelle.
DAGOBERT, entrant en scène.
Allons donc, princesse,
Un petit regard ;
Fous êtes, tigresse.
Pis qu’un léopard.
Ch’ai point d’aiguillette
Ni de galons d’or,
Mais, en amour, Fanchette,
Che vous le répète,
Che vaux mieux encor
Qu’un gros Anglais milord.
MONTMORENCY.
Il pourra nous enseigner le chemin du camp...
À Dagobert.
Qui es-tu ?
DAGOBERT.
Foilà teux camarades qui m’hafre vu ! Chit donc !
THIBAULT.
Qui es-tu ?
DAGOBERT.
Qui che suis ?... Che suis gris... Mais chit !
MONTMORENCY.
Pourquoi n’es-tu pas à ton poste ?
DAGOBERT.
Chit ! chit donc... Chustement pas falloir tire... Sous prétexte que che suis blessé... on m’a tonné ordre de rester au quartier de réserve ; moi che fouloir pas... Le bataille ne peut avoir lieu sans moi, et che me rends au camp incognito. Che vous l’dis à fous ; mais faut pas que la général le sache... parce que ce être pas pien di bas être à son poste...
MONTMORENCY, à mi-voix.
De ne pas être à son poste. Sire, vous l’entendez ?
DAGOBERT.
Vive le tiscipline ! Moi ch’aime qu’on aille troit son chemin.
THIBAULT.
Il y paraît.
DAGOBERT.
Air : Eh ! ma mère, est-c’ que j’ sais ça.
Un chose pien singulière,
Qui me passe, sur mon foi,
C’est qu’on dirait que le terre
Semble exprès trembler sous moi.
MONTMORENCY.
Si c’est, comme il faut le croire,
Le vin qui vous fait broncher,
Vous avez grand tort d’en boire.
DAGOBERT.
Non... Mais j’ai tort de marcher. (Bis.)
THIBAULT.
C’est sans réplique. Mon ami, pourrais-tu nous conduire ?...
DAGOBERT.
Bas bossible, parce que pour conduire quelqu’un... Aussi, sans ce maudit vin que j’hafre pris... Quand je dis pris... qu’on m’a tonné... parce que le roi hafre défendu de prendre rien di tout, et moi ch’aime le tiscipline.
THIBAULT.
Laissons cet homme, nous n’en pourrions jamais tirer un mot.
DAGOBERT.
Sans doute, qu’il hafre défendu.
Air : Voulant par ses œuvres complètes. (Voltaire chez Ninon.)
Le roi m’hafre fait la prière,
Par la bouche de la sergent,
De respecter chaque chaumière,
Et de rien prendre sans archent ;
Mais lui qui fait la bon apôtre,
À bien un plus filain défaut ;
Tarteff ! quand il prend femme, il faut
Qu’il prenne la femme d’un autre.
THIBAULT.
Je veux écouter ; la conversation devient intéressante.
DAGOBERT.
Celle-là qu’il hafre maintenant, passe encore, si elle n’écoutait que lui ; mais on dit qu’elle en écoute d’autres.
THIBAULT.
Oui dà !
DAGOBERT.
Par ainsi, il ferait aussi bien de reprendre la sienne qui est aussi bonne que lui...
THIBAULT.
Ah ! ah !
DAGOBERT.
Ils disiont pourtant qu’il l’a abandonnée la première nuit d’leux noces.
S’appuyant sur l’épaule du roi.
Ah ! ah ! Fous riais, fous n’en croire rien... Ni moi aussi, tarteffe ! not’ Thibault hafre trop d’cœur pour ça.
MONTMORENCY.
Sire, le temps presse.
À Dagobert.
Décidément, tu ne peux pas nous dire où est le camp ?
DAGOBERT.
Ah ! pour fous dire, ce être différent ; il n’est pas loin, car on voit d’ici le bourg de Saint-Valliers...
THIBAULT.
Saint-Valliers... en effet... nous pouvons nous orienter... Adieu.
À part.
Je saurai quel est cet original.
Il sort avec Montmorency.
DAGOBERT.
Tenez, à tout hasard, prenez cette route-ci, et après le chemin à gauche ou un autre... et puis à droite, et fous y voilà...
Scène III
DAGOBERT, seul
Serfiteur... Cette cabane a été abandonnée... J’hafre bien fait d’y cacher mon feuillette de pon fin fieux ! Quoique ça, j’avais eu une bonne idée... Me faire fifantier ! J’aurais gagné de l’argent assez plus que beaucoup... Ch’être toujours sûr d’afoir de la pratique ; les chours qu’il ne viendrait personne, che vendrais mon vin à moi-même. Ah ! fi donc, Tagobert... quelle idée... toi fifantier... vendre à des camarades du vin pris sur l’ennemi... Che pourrais chamais faire payer un camarade qui demanderait à boire à la santé du roi... ou à mon mienne.
Il va pour ouvrir la porte, et ne peut jamais mettre la clef dans la serrure.
Scène IV
LEÏRAS, MARIE, DAGOBERT
Leïras et Marie paraissent dans le fond sans être vus de Dagobert. Marie est habillée en page, une guitare sur le dos.
LEÏRAS.
Nous n’avons plus rien à craindre, les troupes anglaises ont perdu nos traces.
MARIE.
Mais de ce côté... ne risquons-nous pas de rencontrer celles du roi de Navarre ? Arrêtons-nous, mon cher Leïras.
Ils descendent la scène, et elle s’assied sur un banc de gazon.
Je suis accablée de fatigue ; notre escorte est prisonnière, et sans vous je tombais entre les mains de mon frère... Je ne suis pas encore remise de ma frayeur ! En vérité, je croyais qu’une princesse de France devait être plus brave !
Apercevant Dagobert.
Mais quel est cet homme ? nous aurait-il entendus ?
LEÏRAS.
Je ne le crois pas ; je vais m’en assurer.
MARIE.
Cette cabane semble lui appartenir, peut-être pourrait-il nous donner un asile.
LEÏRAS.
Son uniforme annonce qu’il n’est pas Anglais.
À Dagobert.
Mon ami... un mot.
DAGOBERT.
Qui fa là ?... Ah ! fous êtes mon ami ! che crois bien... tout le monde être mon ami depuis que j’hafre mon feuillette de pon fin fieux.
LEÏRAS.
Tu peux nous rendre un grand service.
DAGOBERT.
Chistemenl, l’y voilà.
LEÏRAS.
Cette cabane t’appartient ?
DAGOBERT.
Par droit de conquête.
LEÏRAS.
Permets-nous d’y passer la nuit.
DAGOBERT, à part, le regardant.
Tiaple ! demain le feuillette sera vide... eh !
À Leïras.
Et qui être toi ?
LEÏRAS.
Mon camarade et moi sommes deux pauvres troubadours sujets du roi de Navarre, et nous nous rendons à Toulouse.
DAGOBERT.
Il être joli homme la camarade ; et moi aussi je sers le roi de Navarre. Quand j’étais Suisse, je m’appelais Schaffouse, et tepuis que je suis allié du roi, che me nomme Tagobert.
MARIE, souriant.
Donnez-lui de quoi boire à la santé de mon mari.
LEÏRAS.
Tiens, voilà de quoi trinquer en son honneur.
DAGOBERT.
Che en vouloir pas. J’y pois pien sans toi, et si chaînais lui tomber malade, ce être pas faute de poire à son santé.
MARIE.
Vous nous refusez donc l’hospitalité, puisque vous ne voulez pas en recevoir le prix ?
DAGOBERT.
Refuser !... Qui a tit refuser ?... che hafre chamais rien refusé ! mais vouloir point d’archent. Vous êtes musiciens, que la petite camarade paye son écot en musique, ch’ai toujours aimé elle... Allons, lâchez de divertir moi beaucoup.
LEÏRAS, à Marie.
Quoi ! madame, Votre Majesté daignerait...
MARIE.
Eh ! pourquoi pas ? je ne suis pas à la cour, pour me faire prier...
Elle prélude sur sa guitare.
C’est une villanelle composée par Thibault, comte de Champagne.
DAGOBERT.
Tiaple ! ce être le meilleur de nos jongleurs.
Pendant cet air Dagobert marque le plus vif intérêt et l’exprime par différents lazzis au gré de l’acteur.
Air Suisse.
L’opulence,
La puissance,
L’apparence,
Ne sont rien.
Sans sagesse.
Sans simplesse,
Sans tendresse,
Point de bien.
C’est ainsi que jeune Estelle,
Sur l’herbette allait chantant,
Quand soudain le vieil Ancelle,
Haut baron, riche et puissant.
Vient près d’elle,
Disant : belle
Pastourelle,
Aime-moi,
Ma richesse,
Ma noblesse,
Ma tendresse,
Sont à toi.
Non, beau sire, suis fidèle.
Ai juré constante ardeur.
J’ai de l’or, reprit Ancelle
Ton amant n’a que son cœur.
Ma cassette
Juliette
Bien racheté
Ma laideur.
L’amour cesse,
La richesse
Fait sans cesse
Le bonheur.
Tant enfin que pastourelle
Épousa vieux châtelain.
Sur son front l’or étincelle,
Les rubis parent son sein.
Bientôt cesse
Son ivresse ;
Car richesse
Et rubis.
D’ordinaire,
Sur la terre,
Ne vont guère
Sans soucis.
Comme un lis meurt et succombe
Sous l’effort cruel du vent,
Elle expire, et sur sa tombe ;
On pleurait en répétant :
Sans sagesse,
Sans simplesse,
Sans tendresse,
Point de bien.
L’opulence,
La puissance,
L’apparence,
Ne sont rien.
DAGOBERT.
Tarteffe ! cet histoire il être tiaplemenl réjouissant ; il m’hafre luit pleurer de tifertissement.
LEÏRAS.
Maintenant que nous avons payé notre écot...
DAGOBERT.
Ce être trop juste, et la petite camarade avoir chanté comme un tiable... je vais un peu ranger ma cabane ; car nous ne pourrions pas y tenir quatre.
MARIE.
Comment, quatre !
DAGOBERT.
Sans doute, vous teux, moi, et feuillette... Vous connaissez pas feuillette... je crois pien... Je vous apporterai ensuite un coup à boire... car je partage tout avec mes amis ; moi che aime pas le opulence.
Il sort en chantant.
L’opulence,
La cassette,
La richesse,
Les rubis,
La feuillette, etc.
Scène V
MARIE, LEÏRAS
MARIE.
Enfin, grâce à ma guitare, nous voilà sûrs d’un asile pour cette nuit.
LEÏRAS.
Je ne reviens pas de votre complaisance. Une reine chanter pour divertir un simple soldat...
MARIE.
Ce que je faisais à la cour du duc de Bretagne n’était-il pas plus pénible ? Être obligée d’entendre maudire mes sujets, mon époux !... Un époux qui me fuit, qui me dédaigne, et que je devrais haïr autant que je l’ai aimé... Voilà quelle était ma vie... Je n’ai pu y résister,
Air Hongrois.
Cher Leïras, sous leur cruel empire,
Aussi longtemps je n’ai pu demeurer ;
Le cœur chagrin, il me fallait sourire ;
Fille de roi n’a pas droit de pleurer.
Adieu, grandeurs, déités mensongères,
Adieu vous dis, ce sera pour jamais :
Si le bonheur n’est pas dans les chaumières,
Du moins, hélas ! j’y puis pleurer en paix.
LEÏRAS.
Pardon : mais pourquoi ne demandez-vous pas plutôt un asile à votre époux ?
MARIE.
Jamais. Et je crains plus de tomber entre ses mains, qu’entre celles de mon frère irrité... Je pourrais braver sa colère, mais non souffrir le dédain.
LEÏRAS.
Votre époux ne fut qu’abusé. Il vous croyait au nombre de ses ennemis... Mais quand il saura que vous avez sauvé ses plus fidèles serviteurs ; que moi-même, qu’il croit mort depuis longtemps, moi son cher Leïras, je dois la vie à votre courage... croyez qu’il oubliera...
MARIE.
Et quand il oublierait ses torts, puis-je ne pas me les rappeler sans cesse ?... Je crois lire encore la lettre qu’il m’écrivit le lendemain de cette nuit fatale, en m’envoyant redemander son anneau de mariage...
LEÏRAS.
Et d’après cette lettre vous le haïssez ?
MARIE.
Plût au Ciel !
Air : J’en guette un petit de mon âge. (Les Scythes et les Amazones.)
En vain, pour dompter ma faiblesse,
L’orgueil me prête son secours,
Je devrais le haïr sans cesse,
Mais mon cœur l’aimera toujours.
Ses torts, ses trahisons cruelles,
N’ont pu vaincre mes sentiments.
On vante les amants constants,
Et l’on aime les infidèles.
LEÏRAS.
Quel est donc votre projet ?
MARIE.
De me retirer en un monastère éloigné du théâtre de la guerre ; mais l’accident qui vient de nous arriver me fait trembler à chaque instant de nous voir surpris.
LEÏRAS.
Rassurez-vous, Madame... Voici notre hôte qui revient ; je vous laisse avec lui, et je vais voir si quelque danger nous menace encore.
Il sort.
Scène VI
MARIE, DAGOBERT
DAGOBERT.
Toi ne pas faire l’impolitesse de refuser un pon verre de vin ; c’est moi qui régale...
MARIE.
Volontiers ; je meurs de soif... Fi donc ! il est pur.
DAGOBERT.
Che bois pas d’autre ; mais c’est du bon.
MARIE, à part.
Il est détestable...
Haut.
Je te remercie de l’hospitalité que tu veux bien nous donner pour cette nuit.
DAGOBERT.
Ce être rien... Vous serez comme des princes. Allons, encore un coup ; ce sera le dernier.
MARIE.
Non.
DAGOBERT, à part.
Il hafre raison, car on dit qu’il n’y a que le dernier coup qui grise... Je ne l’ai pas bu le dernier coup, donc je ne suis point ivre. Fi que c’est filain d’être ivre... Un homme sage ne doit jamais boire le dernier coup.
On entend un roulement de tambour. Haut.
Avez-vous vu quelquefois le roi de près ?
MARIE.
Oui, quelquefois.
DAGOBERT.
Pas tant que vous auriez voulu, peut-être.
MARIE.
Hélas ! non.
DAGOBERT.
Eh bien ! fous allez le voir à votre aise, car il vient lui-même avec tous ses chevaliers.
Roulement plus fort.
MARIE.
Le roi ! je m’enfuis.
Elle entre dans la cabane.
DAGOBERT.
Moi, je me saufe, car il faut observer le tiscipline... Fous allez le voir comme je fous vois... Ah ! où donc est la camarate ?... La petite camarate...
Il frappe à la porte de la cabane.
Toi oufrir... Tiaple de porte... Fuyons ! que le roi ne nous foye point.
Il sort.
Scène VII
THIBAULT, MONTMORENCY, CHEVALIERS
THIBAULT.
Messieurs, on vient de m’avertir que nos ennemis quittent la position avantageuse qu’ils occupaient : j’ignore quel peut être leur motif, mais, vive Dieu ! ils s’en repentiront. Brave Lahire, vous allez reconnaître leurs avant-postes sur cette hauteur. Vous, mon cousin, vous disposerez notre armée ainsi que nous en sommes convenus, je vous rejoins à l’instant ; et, comme c’est ce point qui doit être attaqué, j’y camperai moi-même, on y établira ma lente.
MONTMORENCY.
Ce sont les derniers ordres de Votre Majesté ?
THIBAULT.
Oui, mes amis.
Air de l’hymne de Roland.
Déjà je vois vos étendards
Parés du chiffre de vos belles ;
Courez affronter les hasards,
Preux chevaliers, amants fidèles.
Marchez... Quel que soit votre sort,
Que l’honneur embrase vos âmes !
Il est beau de braver la mort
Pour la patrie et pour les dames !
LES CHEVALIERS.
Au combat nous allons courir,
Preux chevaliers, amants fidèles,
Heureux qui peut vaincre ou mourir
Pour la patrie et pour les belles !
Ils sortent.
Scène VIII
THIBAULT, seul
J’ai songé aux affaires du comte de Champagne ; songeons maintenant à nos amours, et faisons nos adieux à ma chère Armoflède. Ô France, ô mon heureuse patrie, c’est dans ton sein que devaient naître les premiers troubadours, et désormais chaque peuple répétera et ta gloire et tes chansons !
Il s’assied, tire de sa poche un crayon et des tablettes.
Scène IX
THIBAULT, MARIE, sortant de la cabane
Il fait nuit, et le clair de lune commence à paraître.
MARIE.
Air : Tandis que tout sommeille. (l’Amant jaloux.)
Sortons avec prudence
De mon obscur réduit,
Tâchons de voir sans bruit
Si mon guide s’avance,
Je ne vois rien,
Je n’entends rien.
Ô contrainte cruelle !
THIBAULT, écrivant.
Dieu des amants ! dieu du bonheur,
Près de l’objet de mon ardeur,
Afin de me garder son cœur,
Amour ! fais sentinelle.
MARIE, l’apercevant.
Ciel !...
THIBAULT, sans la voir, lisant ce qu’il rient d’écrire.
Air Suisse.
Adieu, ma belle,
Loin de ces lieux
L’honneur m’appelle
Pour un jour ou deux.
Un jour ou deux, ma mie,
Il faut que je t’oublie,
Si je le peux.
Si gai trouvère.
T’offre ses vœux,
Sois-lui sévère
Pour un jour ou deux.
Un jour ou deux, ma belle,
Tâche d’être fidèle,
Si tu le peux.
MARIE.
C’est le roi !...
THIBAULT.
Qui va là ?
MARIE, interdite.
Que lui répondre ?
THIBAULT, lui saisissant le bras.
Eh bien ?...
MARIE, timidement.
Un page de...
Vivement.
un page du seigneur de Montmorency.
THIBAULT.
Un page ! Jarnidieu ! c’est fort heureux. Mon ami, je puis compter sur ta discrétion, sur ton zèle ?
MARIE, s’inclinant.
Sire...
THIBAULT.
Va au château de la comtesse Armoflède, et remets-lui ce billet de ma part.
Air : Un page aimait la jeune Adèle. (Les Pages du duc de Vendôme.)
Dis-lui que des palmes nouvelles
Vont parer mes soldats vainqueurs ;
Dis-lui que mes guerriers fidèles
Feront triompher ses couleurs.
Rassure pour moi sa tendresse,
Pourrais-je douter du succès,
Quand je combats pour ma maîtresse,
Quand je commande à des Français ?
MARIE, à part.
Le cruel !... ainsi me trahir !
De douleur je me sens mourir.
THIBAULT.
Oui, je vais vaincre et revenir.
Il sort.
Scène X
MARIE, seule
Encore une infidélité !... Me voilà chargée d’une jolie commission...
Air du vaudeville de Jadis et Aujourd’hui.
Admirez quelle est ma détresse,
D’état je change chaque jour ;
Hier j’étais une princesse,
Me voilà messager d’amour.
Thibault m’a confié sa flamme :
Est-il un plus loyal époux
Que celui qui charge sa femme
D’aller porter ses billets doux ?
Mais le retard de Leïras m’inquiète. Serait-il tombé au pouvoir de nos ennemis ? Je crois entendre du bruit... Je ne me trompe pas : c’est lui.
Scène XI
MARIE, LEÏRAS
MARIE.
Est-ce vous, Leïras ? Votre retard m’avait remplie de crainte... Qu’avez-vous appris ?
LEÏRAS.
Il faut fuir à l’instant... On connaît votre déguisement et le lieu de votre retraite. Les gens de votre suite ont été conduits devant le duc de Bretagne... ils lui ont tout découvert...
MARIE.
Devant nous le camp des Français, derrière nous celui des Anglais. Quel parti prendre ? que faut-il faire ?...
LEÏRAS.
Les fuir tous deux.
MARIE.
Par quels moyens ?
LEÏRAS, vivement.
Reprenez les habits de femme que nous avons apportés avec nous.
Montrant une lettre.
Avec cette lettre vous passerez pour Armoflède, et vous traverserez sans danger le camp des Anglais.
MARIE.
Mais comment ?...
LEÏRAS.
Apprenez que cette Armoflède dont Thibault est épris, le trahit indignement ; elle révèle à ses ennemis ses desseins les plus secrets, et cette nuit même elle doit avoir une conférence avec le duc de Bretagne. Elle lui a demande un rendez-vous par cette lettre.
MARIE.
Et de qui le savez-vous ?
LEÏRAS.
D’un messager du sire de la Touraille, qui de tout temps vous fut dévoué. Il nous attend aux portes du camp, et se charge de vous dérober à tous les yeux... N’hésitez pas.
On entend les premières mesures d’une marche.
Madame, il n’y a pas un moment à perdre : la campagne est couverte de différents partis qui sont à votre poursuite... Allez, je vais veiller sur vous.
Marie entre dans la cabane, et Leïras sort.
Scène XII
MONTMORENCY, DAGOBERT, QUELQUES HOMMES qui portent une tente, CHEVALIERS, SOLDATS
MONTMORENCY.
C’est ici que le roi doit camper cette nuit ; qu’on y élève sa tente, et nous, rendons-nous au poste que Sa Majesté nous a assigné.
On élève la tente qui doit tenir la plus grande partie du théâtre. Le fond est fermé par des rideaux qu’on relève, et qui laissent voir la campagne.
DAGOBERT.
C’est chuste. Fife le tiscipline !
MONTMORENCY.
Mais c’est notre soldat de tantôt, et dans un joli état... Que fais-tu là ?
DAGOBERT.
Moi, che m’aligne, chénéral.
MONTMORENCY, souriant.
Il ne pourra jamais nous suivre.
DAGOBERT.
Ah ! chénéral...
Air du vaudeville de Oui ou Non.
C’est vrai, che l’avouerai tout bas,
Ch’ai trop caressé le futaille ;
Mais un tel motif ne doit pas
M’empêcher d’être à le bataille.
D’ordinaire che suis frucal ;
Mais quand ch’ai pu du vin que ch’aime ;
Si j’y vois touble, chénéral,
Sachez que je frappe te même.
MONTMORENCY.
N’importe, tu resteras.
DAGOBERT.
Eh bien ! je garderai le tente du roi.
MONTMORENCY.
Libre à toi. Partons, messieurs.
Scène XIII
DAGOBERT, seul
Le beau poste ! Il y hafre plus personne... C’est égal, che arrêterai... tout ce qui se présentera... Che veux taire observer le tiscipline... Ah ! Tagobert, quel affront ! ne pas assister à le bataille !... Mais c’est jiste ; le tiscipline !... Il est fâcheux pourtant que le tiscipline empêcher de poire ; c’est un pétise que fait là le tiscipline.
Air de M. E. S.
Premier couplet.
Le tiscipline est pas sache,
Elle raisonne bas pien.
Le pon fin fait le courache,
Et nous craindrons chaînais rien.
Tant que nous boirons,
Larirette,
Tant que nous boirons,
Larira ;
Tant que nous boirons,
Nous tiendrons bon.
Farilon,
Farilon,
Farilette,
Poira qui voudra,
Larirette,
Paira qui pourra,
Larira.
Deuxième couplet.
Quand ch’ai pu, che suis un tiable
Auprès des jeunes tendrons.
Pufons, le fin rend aimable,
Et dans tout temps nous plairons.
Tant que nous boirons, etc.
Troisième couplet.
Chacun dit que le fieillesse
Vers nous arrive à grands bas ;
Mes amis, puvons sans cesse,
Et nous ne vieillirons bas.
Tant que nous boirons, etc.
La nuit tevient noire comme un tiable... Pas une étoile qui montre son figure... Qui fife !... Qui marche là ?
Scène XIV
DAGOBERT, MARIE, puis LEÏRAS
Morceau d’ensemble de M. Doche.
MARIE, sortant de la cabane, habillée en femme.
Cher Leïras, est-ce vous ?
Déjà la nuit est plus sombre.
DAGOBERT.
Che foir dans l’ombre
Quelqu’un s’avancer vers nous.
LEÏRAS, cherchant.
Madame... est-ce vous ?
MARIE, allant du côté de Dagobert et lui prenant la main.
C’est moi-même, me voilà.
DAGOBERT, saisissant rudement sa main.
Qui va là ?
Ensemble.
MARIE.
Quel contretemps funeste,
Et que répondre, hélas !
Ce n’est pas
Leïras.
LEÏRAS.
Quel contretemps funeste.
Et que répondre, hélas !
On arrête nos pas.
DAGOBERT.
J’hafre raison, malpeste !
Qui porte ici ses pas ?
Qui fa là ?
Qui fa là ?
Tenant toujours la main de Marie.
Rébondez... rébondez ;
Tairteff ! vous tremblez,
Ce être bas une main ennemie,
Me semble à moi beaucoup fort cholie.
Marie retire virement sa main, et fuit de l’autre côté.
Ah ! toi m’échapper pas.
Il saisit la main de Leïras qui s’était avancé au milieu.
Tiaple ! ce être trôle.
Leïras le serre vigoureusement.
Quel bras !
LEÏRAS.
Tais-toi ; silence !
Parle plus bas.
DAGOBERT.
Che vouloir pas !
LEÏRAS.
Tais-toi, silence !
Crains ma vengeance.
DAGOBERT.
Che ne crains rien !
LEÏRAS.
Reconnais-moi, regarde-bien.
DAGOBERT.
Che connais rien.
LEÏRAS.
Dans la fureur qui me domine,
Tu vas connaître qui je suis.
DAGOBERT.
Che connais que le tiscipline,
Criant.
À moi, mes amis,
Songez à fous défendre,
Ce être les ennemis.
Scène XV
DAGOBERT, MARIE, LEÏRAS, SOLDATS
LES SOLDATS.
Ce sont des ennemis !
Aux armes ! on vient nous surprendre.
En vain vous voulez vous défendre,
Craignez notre courroux ;
Rendez-vous !
MARIE.
Pour nous il n’est plus d’espérance,
Soumettons-nous à notre sort.
LEÏRAS.
Quoi ! nous rendre sans résistance ?
MARIE.
Nous devons céder au plus fort.
Arrêtez ! Oui, je vous l’ordonne.
LES SOLDATS.
Depuis trop longtemps on raisonne,
Craignez notre courroux ;
Rendez-vous !
Scène XVI
DAGOBERT, MARIE, LEÏRAS, MONTMORENCY, SUITE, SOLDATS
MONTMORENCY.
Vive Dieu ! Messieurs, d’où vient ce bruit ? et quelle est cette femme ?
DAGOBERT.
Ce être des ennemis que ch’hafre pris tout seul avec les camarates.
LEÏRAS, bas à Marie.
Vous le voyez, madame, nous ne pouvons plus garder l’incognito.
MONTMORENCY, bas à Marie qui a baissé son voile.
Puis-je savoir quels prisonniers le sort remet entre nos mains ?
MARIE.
Je ne puis vous dire mon nom... Je voudrais parler au roi sans témoins ; et pour ce gentilhomme, je demande qu’il soit traité comme vous-même... Me le promettez-vous ?
MONTMORENCY.
Nous n’avons rien à refuser aux dames.
LEÏRAS, bas à Marie.
Quel est votre dessein ?
MARIE.
Je ne sais encore ; mais je tremble comme si j’allais paraître devant un juge sévère.
LEÏRAS.
Avez-vous des ordres à me donner ?
MARIE.
Aucun. Cependant dans une heure demandez à parler au roi ; vous connaîtrez mon sort.
Leïras sort.
MONTMORENCY.
Mes amis, voici le roi.
Scène XVII
DAGOBERT, MARIE, MONTMORENCY, THIBAULT, SUITE, SOLDATS
THIBAULT.
Bien, messieurs, très bien ; victoire complète ! Le duc de Bretagne nous a abandonné son camp et ses provisions ; c’est fort honnête à lui. Messieurs, je vous invite à souper.
MONTMORENCY.
Sire, quelqu’un m’a prié de vous solliciter.
THIBAULT.
C’est bien prendre son temps.
MONTMORENCY.
C’est une femme.
THIBAULT, vivement.
Voyons-la donc, puisque tu le veux. Mais comment est-elle ? Jeune, jolie, aimable ?
MONTMORENCY.
Sire, la voilà.
THIBAULT.
Pourquoi est-elle voilée ?
MONTMORENCY.
Elle désire rester inconnue, et voudrait parler sans témoins à Votre Majesté.
THIBAULT.
Quoi ! dans ce moment ?
MONTMORENCY.
Dans ce moment. Mais si cela importune Votre Majesté, je puis l’interroger.
THIBAULT.
Non... Un prince qui veut savoir à quoi s’en tenir, doit tout voir.
Il la regarde avec curiosité.
et tout faire par lui-même !
MONTMORENCY.
Air de la Marche des Janissaires.
Qu’on se retire, plus de bruit,
Et qu’aucun ne soit introduit.
Le roi veut être seul ici.
TOUS.
Déjà la nuit s’avance,
Au camp rentrons tous en silence,
Le roi le veut ainsi.
Tout le monde sort de la tente, les rideaux du fond tombent, et Thibault reste seul avec Marie voilée.
Scène XVIII
THIBAULT, MARIE, dans la tente
THIBAULT, à part.
Je crois deviner quelle est celte belle inconnue... Ma lettre d’aujourd’hui... Cette entrevue mystérieuse...
MARIE, à part.
Air : J’ai vu Lise hier au soir.
Las ! en mon cœur éperdu,
La crainte domine.
THIBAULT.
Sans peine j’ai reconnu
Sa taille divine.
En vain un voile envieux
Cache ses traits gracieux ;
Lorsque vous trompez les yeux
Le cœur vous devine.
Quoi ! vous ne répondez pas ? est-ce ainsi qu’un vainqueur est reçu ?... Vous le savez cependant, tous les lauriers du monde ne valent pas un de vos regards... Vous me refusez, Armoflède ?
MARIE, à voix basse.
Ce n’est pas elle, seigneur.
THIBAULT.
Ce n’est pas elle !... Et qui donc êtes-vous ?... Vous soupirez...
Avec bonté.
Ah ! pardon... je vous ai peut-être offensée ; mais je sais réparer mes torts... Avez-vous quelque chose à me demander ? que voulez-vous ? est-ce du secours ?... Où faut-il marcher ?... Voilà mon épée. Le roi de Navarre ne veut plus être que votre chevalier.
Air : Prêt à partir pour la rive africaine.
Faut-il combattre un ennemi terrible ?
Parlez, j’y cours et je reviens vainqueur.
Oui, je le sens, il n’est rien d’impossible
À qui combat pour sa dame et l’honneur !
Dans votre espoir ne serez point trompée,
J’en jure ici par ce glaive vengeur !
Dieu dans mes mains a remis cette épée
Pour mon pays, les dames et l’honneur.
Hein... Point de réponse... Vous ne m’entendez pas... En effet, comment s’entendre d’aussi loin.
Il s’approche.
Allons, ne craignez rien.
Avec douceur.
Vous avez quelque chose à me demander ?
Marie fait signe que non.
Quelque chose à me dire...
Même signe.
Au moins, quelque motif vous amène ?...
Même signe.
Non... toujours non, et pas un mot...
À part.
Voilà la femme la plus inconcevable... C’est qu’elle parait charmante ! autant que ce maudit voile... permet...
Il veut soulever le voile, Marie se retire et met un doigt sur sa bouche.
Elle désire rester inconnue... Cette femme-là n’aime pas les paroles inutiles...
Haut.
Pourquoi me cacher tant d’attraits ? Une jeune et jolie femme telle que vous semblez être, ne doit pas craindre d’être mal reçue par un prince qui n’a jamais manqué de courtoisie envers les dames. – Vous avez sans doute à vous plaindre de quelqu’un.
Marie fait signe que oui.
Air : Vent brûlant d’Arabie.
Premier couplet.
C’est d’un amant peut-être...
Ou plutôt d’un mari !
Il en est de si traître...
Je crois qu’elle a dit oui.
Pour venger votre offense
Aimons-nous tous les deux
On dit que la vengeance
Est le plaisir des dieux.
Deuxième couplet.
Pour que votre vengeance
Ait un effet soudain,
Souffrez que je commence
Par prendre cette main...
Quoi, point de résistance !
Il la serre contre son cœur.
MARIE, à part.
Dans ce moment heureux,
Je sens que la vengeance
Est le plaisir des dieux.
THIBAULT, à part.
Pas encore ; un mot ?
Haut.
Pardon... Mais j’ai toujours remarqué qu’on se faisait bien mieux comprendre d’une jolie femme, lorsqu’on lui tenait la main.
À part.
Elle tremble... Vraiment, jamais on ne m’intéressa aussi vivement... Ce mélange de pudeur et d’abandon... ce mystère qui l’environne... irritent encore plus ma curiosité... Mais, vive Dieu ! elle parlera, et j’en sais le moyen.
Haut.
Air : Lorsque Zoé quitter case. (Paul et Virginie.)
Un silence aussi sévère
Pour moi n’a rien d’offensant,
C’est un aveu qui doit plaire ;
Car, dans un pareil moment,
C’est parler que de se taire,
Et qui ne dit mot consent.
Moment de silence.
Oui, qui ne dit mot consent.
Que d’amour dans votre silence !
Souffrez que je vous prouve ici
L’excès de ma reconnaissance.
Il lui baise la main, et dit à voix basse.
On me laisse faire.
MARIE, à part, finissant l’air.
Après tout, c’est mon mari.
THIBAULT.
Oui, vengeons-nous du mari.
À part.
Pas un mot... Continuons.
À haute voix.
Serez-vous toujours la même ?...
Pour sceller notre lien,
De ce joli doigt que j’aime
Que votre anneau passe au mien.
Tout est commun quand on s’aime.
Doit-on se refuser rien ?
Il lui ôte sa bague et lui met la sienne.
MARIE, à part, avec joie.
Il me rend son anneau.
THIBAULT, à part.
Comment ? elle ne dit rien...
Haut.
Que d’amour dans votre silence !
Qu’un baiser vous atteste ici
Et mes serments et ma constance.
Il l’embrasse.
MARIE, à part.
Après tout, c’est mon mari.
THIBAULT.
Oui, vengeons-nous du mari.
À part.
Elle est toujours muette !
Avec dépit.
Cette femme-là est d’une obstination
Souriant.
qui m’enchante.
Haut.
Madame, vous êtes sans asile... je vous offre ma tente... et vous l’exigez, je me retire. – Point de réponse ? – Prenez garde ! Votre silence va me faire croire que vous ne l’exigez pas... – Elle se tait... Ô bonheur !
Ensemble.
Air : Berce, berce, bonne grand’mère. (La Chaumière moscovite.)
THIBAULT.
L’amour, la nuit et le silence
D’un doux espoir bercent mon cœur.
MARIE.
L’amour, la nuit et le silence
Font de frayeur battre mon cœur.
THIBAULT.
Ce toit guerrier n’offre rien qui vous lente,
Ces lieux peut-être ont pour vous peu d’attraits ;
Mais le plaisir habite sous la tente,
Lorsque l’ennui veille au sein des palais.
Ensemble.
THIBAULT.
L’amour, la nuit et le silence
D’un doux espoir bercent mon cœur.
MARIE.
L’amour, la nuit et le silence
Font de frayeur battre mon cœur.
À la fin de ce morceau, Thibault se met à genoux.
Scène XIX
THIBAULT, MARIE, LEÏRAS, UN SOLDAT
LE SOLDAT, en dehors de la tente.
On n’entre pas.
LEÏRAS, levant les rideaux.
J’entrerai...
À part.
Le roi aux genoux de sa femme !... Tout est reconnu...
THIBAULT, se relevant.
Quel est ce bruit ? Que vois-je ! Mon cher Leïras... Dieu soit loué !... Voilà encore un brave homme que mes ennemis m’ont laissé. Ma foi, il faut que je t’embrasse... car j’ai l’âme bien joyeuse de te revoir. Mais comment as-tu échappé au duc de Bretagne ?
LEÏRAS, à part.
Marie garde le silence !
Haut.
Seigneur, le souvenir m’en fait verser encore des larmes d’admiration. – Il vous souvient qu’aux premiers sons du tocsin, vous vous arrachâtes des bras de Marie, la repoussant avec indignation... car vous avez eu l’injustice de l’accuser de perfidie.
THIBAULT.
Vive Dieu ! quelle injustice...
Leïras paraît étonné.
Mais, continue.
LEÏRAS.
J’étais poursuivi par les meurtriers, j’entre dans l’appartement de la princesse. – Au nom du ciel, qui êtes-vous ? me dit-elle avec la plus grande terreur. – Madame, parlez bas, je suis Français ; ils sont là, ils vont m’atteindre. – Eh bien ! je vous sauverai. – Mais, princesse, vous vous exposez vous-même. – Tant mieux ; plus de danger, plus de gloire.
THIBAULT.
Vraiment ! se pourrait-il ? Quoi !... Marie...
LEÏRAS.
Mais, je ne vois point d’asile. – Ici, me dit-elle, en me montrant les rideaux du lit nuptial. – Que dites-vous, madame ? répondis-je, stupéfait, cet asile est sacré. – Eh ! chevalier, l’est-il plus que la vie d’un de mes sujets ?
THIBAULT, avec feu.
Bien, très bien !
LEÏRAS.
Enfin, j’obéis, et Marie, presque éperdue, approche, joint les rideaux, et debout, attend les assassins.
THIBAULT.
Vrai Dieu ! j’ai eu tort.
MARIE, à part.
Ah ! quel bien il me fait !
LEÏRAS.
Air : Époux imprudent, fils rebelle. (Monsieur Guillaume.)
Dans cet instant un feu sublime
Animait ses regards si doux ;
Son aspect désarme le crime,
Les meurtriers sont à genoux.
Oui, de son auguste visage
J’admire encor la majesté,
Et je ne sais que sa beauté
Qui soit égale à son courage.
THIBAULT.
Pauvre Marie ! jarnidieu ! j’ai regret à ma conduite. M’est avis que cette femme-là n’était princesse de Bretagne qu’à moitié, et je te chargerai quelque jour de ma médiation avec elle.
LEÏRAS.
Seigneur, il me semble que la médiation est bien avancée.
THIBAULT.
Comment ?...
LEÏRAS.
Oui, sire... puisqu’il faut vous le dire, cette femme que vous avez dédaignée et qui n’a payé vos mépris que par le plus tendre amour... cette femme que tout à l’heure encore vous oubliiez aux pieds d’une autre...
MARIE, l’interrompant.
Au nom du ciel, taisez-vous donc !
THIBAULT, la reconnaissant.
C’est ma femme !
MARIE et LEÏRAS, tombant à ses genoux.
Air : Une fièvre brûlante. (Richard Cœur-de-Lion.)
Quels crimes sont les nôtres ?
Seigneur, pardonnez-nous ?
THIBAULT, la relevant.
Quoi ! vous à mes genoux,
Quand je dois être aux vôtres.
Oui, puisque Marie est ici,
Pour nous il n’est plus de souci.
Ensemble.
MARIE et LEÏRAS.
Un regard de sa belle,
Dans son cœur en ce jour,
À la haine cruelle
Fait succéder l’amour.
THIBAULT.
Un regard de ma belle,
Dans mon cœur en ce jour,
À la haine cruelle
Fait succéder l’amour.
Allant vers le fond.
Venez tous, mes braves amis.
Les rideaux du fond se lèvent.
Scène XX
THIBAULT, MARIE, LEÏRAS, MONTMORENCY, HEVALIERS, SOLDATS
THIBAULT.
Vous comptiez souper ce soir avec voire compagnon d’armes, un plus grand honneur vous attend... c’est une princesse de France, c’est une reine de Navarre qui veut bien vous admettre à sa table ! et vrai Dieu ! Messieurs, jamais gentilshommes n’auront vu si jolie reine seoir à leur banquet. Madame, vous n’aurez point ici luxe et abondance comme à la cour, mais braves amis, bons serviteurs et amour toujours constant.
MARIE.
Toujours constant, cela vous est-il possible ?
THIBAULT, souriant.
Mais oui... du moins dans ce moment-ci, j’en jurerais.
MARIE.
Ne jurez pas, mon ami, prenez garde, j’ai des preuves...
THIBAULT.
Je n’oublierai jamais les aventures de cette nuit, et je veux dire à tous les maris de France qu’il n’y a rien de tel que d’être en bonne fortune avec sa femme.
MARIE, au public.
Air : Cœurs sensibles, cœurs fidèles. (Le Mariage de Figaro.)
Thibault aimait trop les dames,
(Si l’on peut les aimer trop)
Il brûlait pour toutes les femmes ;
On dit que c’est un défaut.
Ah ! pardonnez-lui, mesdames,
Les autres défauts qu’il a,
En faveur de celui-là. (Bis.)
TOUS.
Air : La beauté fait toujours le charme de la vie.
La beauté dans ce jour s’unit à la vaillance,
Et parmi nous vient habiter nos camps ;
Braves guerriers, nous savons qu’en tout temps,
Mars, l’Amour et Vénus furent d’intelligence.