Un Loup de mer (Thomas SAUVAGE)
Drame en deux actes.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Renaissance, le 13 octobre 1839.
Personnages[1]
GAËRIC, maître charpentier, constructeur de barques
YVONNE, sa fille
CHARLES TANGUY, jeune ingénieur
COCARDEAU, compagnon charpentier
JEANNE-MARIE, femme de Cocardeau, servante chez Gaëric
GEORGES, 6 ans
CHARLES, 3 ans
ADONIS, nègre
UNE NÉGRESSE
UN NÉGRILLON
Au premier acte, à Concarneau, en Bretagne (Finistère). Au deuxième acte, à la Nouvelle-Orléans (États-Unis d’Amérique).
ACTE I
La maison de Gaëric. Mobilier de campagne. Au fond, grand vitrage avec portes. Portes latérales. À gauche, une table, tout ce qu’il faut pour écrire. On aperçoit la mer au fond. Une barque à voile est amarrée sur le rivage.
Scène première
COCARDEAU, YVONNE
Yvonne, assise à droite, brode. À gauche, Cocardeau, près d’une table, vérifie des livres de comptes.
COCARDEAU.
Sept et huit... font seize et quatre... font...
Il fait aller ses doigts sur la table pour compter.
font vingt... Bonté divine ! quels prolongements d’additions... c’est plus allongé que notre grand mât... qui ferait, cependant, un très joli tambour major... Avec ça que j’ai des inquiétudes dans l’estomac... Pose neuf et retiens cinq...
À Yvonne.
Dites donc, mamzelle, quoi qu’elle fait, ma maudite femme ?... Tiens ! elle ne répond pas... Et retiens cinq... C’est une sans-soucis, une coquette finie, que mon épouse... Vous ne m’entendez donc pas, mamzelle ?...
Criant.
Mamzelle !
YVONNE.
Si, monsieur Cocardeau, si... je vous entends ; c’est pour cela que je ne vous écoute pas...
COCARDEAU.
Bien obligé !... je garderai précieusement la réponse... Et je retiens cinq...
YVONNE.
Savez-vous, monsieur Cocardeau, que je vous admire aujourd’hui ?... je ne vous ai jamais vu tant désirer votre femme... pas même le jour de votre mariage... Voilà qui est bien !... cela me raccommode avec vous... Elle est si gentille, ma sœur de lait !...
COCARDEAU.
Un instant, pas d’embrouillamini conjugal !... J’attends... ma femme ?... point ! ma soupe... oui... Suivez le raisonnement... Si la soupe pouvait venir sans la femme, je la laisserais dans le calme plat, cette auguste moitié... Mais comme la soupe (ceci est physique) n’a ni pieds ni pattes (du moins je n’en ai jamais vu), faut qu’elle emprunte les ceux et les celles à Jeanne-Marie. Concluez... Et retiens six...
YVONNE, à part, et regardant vers la porte du fond.
Il ne se doute pas que j’attends sa femme avec plus d’impatience que lui... Personne encore !... elle devrait être de retour...
COCARDEAU.
Et retiens six... six... six... Diable de chiffre, est-il dur à cuire !... Est-ce que vous attendez aussi ma soupe, mamzelle, que vous regardez toujours du même côté que moi ? Si le cœur vous en dit, ne vous gênez pas...
À part.
J’y offre, parce que je sais ben qu’elle n’en vourra pas... V’là encore mamzelle Yvonne qu’est retombée dans ses songeries, comme depuis queuque temps... Y a de quoi de nouveau dans sa tête... et si j’étais du papa Gaëric, j’ vourrais savoir ce qu’il y a d’amarré dans cette boîte-là... Et retiens huit...
À Yvonne.
Pas vrai que j’ai reteint huit ?
YVONNE, à part.
Dans quelques heures, mon mari verra son enfant... nous le presserons sur notre cœur... Ce cher Tanguy, quelle va être sa joie !... Pourquoi faut-il la voir à chaque instant troublée ?... Ce n’est pas vivre, cela !
COCARDEAU.
Elle ne vient pas !...
YVONNE.
Votre addition ?...
COCARDEAU.
Ma soupe... moitié du diable... que le bon Dieu le patafiolle ! Elle aura laissé chavirer mon potage... en voilà une fameuse de sinistre !... Quel dommage qu’on n’assure pas les soupes !... Allons, Cocardeau, renfonce-toi... dans les chiffres, et remonte sur ta colonne... comme le grand Napoléon... Et retiens... neuf... non ! huit... non... sept...
Scène II
COCARDEAU, JEANNE-MARIE, YVONNE
Yvonne, dès qu’elle aperçoit Jeanne-Marie, va au-devant d’elle. Jeanne-Marie porte un pot de terre avec une cuillère d’étain. Elle fait signe à Yvonne de prendre patience et se dirige vers Cocardeau.
JEANNE-MARIE.
C’est six, Jocrisse !...
COCARDEAU.
Jocrisse !... moi ! attends...
Il lève la main sur elle.
JEANNE-MARIE, lui présentant la soupe sous le nez.
Flaire-moi ça et frappe... si tu l’oses !
COCARDEAU.
Avec de la douceur et une purée d’ognons, on ferait de moi... n’importe quoi !...
YVONNE, las à Jeanne-Marie, l’entraînant de l’autre côté.
Eh bien !... eh bien !... tu ne comprends donc pas mon impatience ?...
JEANNE-MARIE.
Tout à l’heure... Pendant qu’il prend sa nourriture, il est caressant, ça tient à son espèce... il nous laissera tranquilles, et nous jaserons comme il faut...
Elle revient à Cocardeau, qui s’impatiente.
Allons, à table, goulu !... et du silence, voilà de quoi te fermer la bouche... J’appelle ça une bouche, flatteuse !
COCARDEAU, mangeant gloutonnement.
Oh ! quel fumet !... quel romatique !... Dieu ! l’ognon, qu’elle est bonne !
YVONNE, bas à Jeanne-Marie, revenue près d’elle.
Tu l’as vu ?... Il se porte bien ?... Est-il beau ?... Est-il grand ?... Est-il blond ?... A-t-il des yeux bleus ?... Il ressemble à son père ?...
JEANNE-MARIE.
Quel chapelet d’interrogations !... jamais je ne pourrai vous suivre... C’est un petit amour que votre Georges... frisé comme un chérubin... des joues à rendre les pêches jalouses... blanc comme un satin, des yeux longs de ça, et fendus en amandes... et c’est M. Tanguy, comme si qu’il avait passé sa figure au travers... et puis c’est qu’il est fort ! qu’il me donnait des poignées de main, que j’en ai encore des ampoules !... Oh ! il est gentil, gentil !...
COCARDEAU, toujours à table.
Je suis abruti quand je mange ma soupe... l’ognon m’absorbe... Et je retiens sept.
YVONNE, à Jeanne-Marie.
Et où est-il ?... Bien près d’ici, n’est-ce pas ?... C’est donc pour cela que mon cœur bat si vite de puis un instant !
JEANNE-MARIE.
Il est chez ma mère... où il est joliment choyé, bichonné, caressé... C’est que ma mère l’appelle M. Georges !... M. Georges ?... un mioche qui n’a pas deux ans, et que nous venons de retirer de nourrice !... Moi, je l’appelle Georges tout court... C’est que c’est mon Georges à moi aussi...
YVONNE.
Oui... ma bonne Jeanne-Marie...
JEANNE-MARIE.
Taisons-nous un peu... v’là qu’il se réveille...
COCARDEAU, s’étendant.
La v’là finite !... je rattrape mes idées... et retiens six...
Regardant les deux jeunes femmes.
Qu’est-ce qu’elles ont donc à zuchoter comme ça, dans ce coin là-bas ?... quelque manigance d’artifice de leur sexe !... Sexe invraisemblable, va !... Jeanne-Marie !
JEANNE-MARIE, sans se déranger.
Mange ta soupe...
COCARDEAU, renversant le poêlon.
Évanoui, le potage !...
JEANNE-MARIE.
C’est égal, mange toujours...
COCARDEAU.
C’est ça... tu vourrais me faire peut-être avaler la cuiller !...
Se levant et allant à elle.
Si tu dis un mot... je vas finir la phrase commencée avant la soupe...
Il lève la main sur Jeanne-Marie.
YVONNE, passant entre eux.
Monsieur Cocardeau, je vous l’ai déjà dit : ces manières brutales me déplaisent... En ma présence, je vous prie d’avoir plus de retenue... Si vous continuez ainsi, je me plaindrai à mon père...
COCARDEAU.
Au papa Gaëric ?...Oh ! ben oui, lui qui fait pas plus de cas d’une femme que de rien du tout... j’ vas le voir avant vous... Elle a beau être votre sœur de lait, que j’ suis bien sûr que j’ai le droit de gifles et de claques sur mon épouse...
YVONNE.
Taisez-vous, ou sortez.
COCARDEAU, ramassant des papiers sur la table.
C’est ma propriété que mon épouse... et je peux la démolir... c’est dans le coq Napoléon... Ô grand homme ! comme tu as ben aplati les femmes !...
Yvonne lui commande par un geste de sortir.
Je m’en vais... je m’en vais...
À part.
Je l’haïs-t’y, je l’haïs-t’y, cette mamzelle Yvonne !
Haut.
J’ m’en vas ! j’ m’en vas !
Il sort par le fond.
Scène III
YVONNE, JEANNE-MARIE
YVONNE, souriant.
J’étais sûre qu’il s’en irait !... Oh ! c’est que, vois-tu, Jeanne-Marie, il y a de ces sentiments qu’on ne peut exprimer tout bas... ça étouffe !... c’est tout haut que mon cœur a besoin de te parler de lui... Il est chez ta mère, ce cher enfant ?...
JEANNE-MARIE, remontant avec elle vers la porte du fond, et lui indiquant la gauche.
Tenez... là-bas !... le voyez-vous ?... cette petite tête blonde...
YVONNE, envoyant des baisers.
Il ne me voit pas !... mon Dieu !...
JEANNE-MARIE.
Voulez-vous que j’aille le chercher ?...
YVONNE.
Oui... oui...
La retenant.
Mais non... pas encore !... Si mon père arrivait, s’il le voyait ici... tout serait perdu...
JEANNE-MARIE.
Avec ça qu’il est bon, vot’ père... faut voir ça !... Il bougonne du matin au soir, et, pour varier, il rebougonne du soir au matin... C’est un bougon bien monotone... Oh ! quel LOUP DE MER !...
YVONNE.
Pourquoi ai-je quitté ce pays ?... pourquoi ai je été élevée par ma tante, si bonde, si indulgente ?... en restant toujours auprès de mon père, cette brusquerie, j’y serais accoutumée, il m’aurait vue grandir, il ne me traiterait pas souvent comme une étrangère... ce mariage ne se serait pas accompli... Faire un pareil vœu, quand tu sais combien j’aime Charles, c’est te dire tout ce que je souffre, tout ce que mon cœur renferme d’in quiétude et de douleur.
JEANNE-MARIE.
Votre tante avait raison, cette pauvre chère femme ! elle savait que votre père ne vous aimait pas, elle vous a recueillie, pour vous rendre la vie plus douce, chez elle, à Rennes ; vous avez reçu une éducation, que vous n’auriez pu trouver ici, dans notre bicoque de Concarneau. Et puis, quand elle s’est vue vieille, atteinte d’une maladie mortelle, elle a voulu vous donner un protecteur... c’était pas difficile à trouver, M. Tanguy vous adorait ; vous l’aimiez de tout votre cœur... Oui, mais le bourru de M. Gaëric ne voulait pas entendre parler de mariage... Qu’est-ce qu’a fait votre tante ? elle s’est passée de son consentement ; un de nos vieux prêtres bretons, qui ne sont pas fâchés de faire une niche à M. le maire, vous a mariés, sans façon, dans sa chambre, et vous voilà madame Tanguy, mère du beau petit Georges... Tout ça allait au mieux chez votre tante, nous étions tranquilles ; mais elle est morte, la bonne dame ; il a fallu revenir chez votre père : vous y êtes ! maintenant, du courage !... Au bout du compte, faudra bien qu’il s’apprivoise, votre lion de père, il ne vous mangera pas, il n’a pas les dents assez longues pour ça...
YVONNE.
Ah ! que je voudrais voir cesser ce mystère !
JEANNE-MARIE.
M. Tanguy est un brave jeune homme, qui a du talent ; votre père a l’air d’avoir de l’estime pour lui...
YVONNE.
C’est pour voir plus souvent mon père qu’il est venu s’établir ici... c’est pour gagner son amitié et saisir une occasion de lui tout avouer... Dieu sait quand elle viendra !
JEANNE-MARIE.
J’ vous dis qu’ ça s’arrangera bien.
Regardant au fond, vers la droite.
Les v’là, justement, qui viennent de ce côté ; ils ont l’air d’être les meilleurs amis du monde... Le temps est calme maintenant,
À part.
mais gare la tempête !
Scène IV
GAËRIC, TANGUY, venant de la droite et entrant par le fond, YVONNE, JEANNE-MARIE, COCARDEAU
YVONNE, s’avançant pour embrasser Gaëric.
Bonjour, mon père.
GAËRIC, la repoussant de la main.
Bonjour, bonjour, et à l’ouvrage... A-t-on rabiboché cette voile ?... pas encore terminée !... À quoi servent donc les femmes ?... allons, vivement ; Jeanne-Marie, aide Yvonne.
YVONNE, à part, s’asseyant auprès de Jeanne-Marie sur le côté à droite.
Jamais il ne m’appelle sa fille !
Cocardeau apporte une voile et pendant le commencement de la scène montre aux deux femmes les réparations à faire, puis il vient prendre l’extrême gauche.
TANGUY, à part.
Pauvre Yvonne !
GAËRIC.
Savez-vous, monsieur Tanguy, que ce bâtiment a bien des avaries ?... un about de bordage à largué, il s’est déclaré une voie d’eau, et, de là à sombrer, il n’y a pas loin ; aussi pourquoi a-t-il été caramboler avec le trois-mâts ? c’est le pot de terre contre le pot de fer.
TANGUY
Le trois-mâts est très innocent du fait... c’est bien le bâtiment lui-même qu’il faut accuser ; ces vieux navires sont construits comme par instinct, rien de calculé, rien de mathématique... aussi au premier coup de vent, au premier choc, adieu le navire.
GAËRIC.
Les voilà bien, les jeunes gens... toujours à cheval sur les mathématiques !... et, parce qu’ils ont étudié pendant dix ans, qu’ils ont été élèves de l’école Polytechnique, ils se croient des savants ! ça fait pitié.
COCARDEAU, revenant à gauche à côté de Gaëric.
En v’là un mot !... Polychnique... qué bêtise !
GAËRIC.
Les mathématiques !... ils en ont plein la bouche... les mathématiques !
COCARDEAU.
Oùs qu’ils vont chercher ces mots là : les matiques !... farceurs !
GAËRIC.
Et croyez-vous qu’on ne construisait pas de vaisseaux et de bons vaisseaux ayant la satanée invention de vos mathématiques ? Et l’arche de Noé, était-elle construite d’après les règles de vos mathématiques ?... elle résista pourtant au déluge universel.
TANGUY.
Ah ! c’est que Dieu en était l’architecte.
COCARDEAU.
Et un malin ! et un fameux !...
GAËRIC.
Et moi-même, monsieur, je n’ai pas appris les mathématiques, et je soutiens que je construis tout aussi solidement que vous autres.
TANGUY.
Certainement, maitre Gaëric, et je ne parle pas de vous.
GAËRIC.
Ce n’est pas faute de penser, si vous n’osez dire...
Remontant vers le fond.
Tenez, regardez celle barque, qui est amarrée sous la fenêtre...
Tanguy et Cocardeau remontent.
JEANNE-MARIE, bas à Yvonne.
Maudite discussion !
YVONNE, de même.
Ici, il faut passer sa vie à trembler.
GAËRIC.
Est-ce qu’elle n’est pas aussi bien assise sur l’eau que vos navires ?... comme c’est goujonné, comme c’est cheville !... est-ce solide, cela ? est-ce mathématique cela, mon beau monsieur le savant ? monsieur l’ingénieur, comme vous dites...
YVONNE, bas à Jeanne-Marie.
Avec sa franchise, il va tout perdre.
JEANNE-MARIE, à Yvonne.
Et impossible de lui faire signe.
COCARDEAU.
Il est collé, le génieur !... quel amour de bar que, comme c’est troussé, comme c’est attiné !
Tanguy s’approche de la barque.
GAËRIC.
Examinez à votre aise, examinez.
TANGUY.
Voulez-vous des compliments, ou voulez-vous la vérité ?
GAËRIC.
La vérité, toujours la vérité ! j’écoute.
YVONNE.
Je n’ai pas une goutte de sang dans les veines.
Jeanne-Marie sort avec impatience par la porte latérale de droite.
COCARDEAU, les bras croisés, s’asseyant sur la table.
Nous écoutons.
TANGUY.
Tenez, si j’ai un conseil à vous donner, promenez-vous dans votre barque par un ciel bien pur, mais ne la montez jamais pendant un gros temps. Et pourquoi cela, monsieur ?
TANGUY.
Pourquoi cela ?... regardez : l’épaule droite de votre barque est trop ouverte, le mât est mal attaché, et, au premier vent un peu fort, votre barque sombrera sous le poids de sa voilure... Croyez-moi, monsieur Gaëric, ne risquez pas ainsi vos jours... ils sont trop précieux pour votre fille et pour vos amis. Vous avez voulu la vérité, la voilà. Mais à tous ces petits défauts on peut remédier facilement ; nous causerons de tout cela à mon retour, car on m’attend au chantier. Adieu, monsieur Gaëric, et sans rancune.
GAËRIC, avec humeur.
Adieu, monsieur le savant, adieu.
Tanguy sort par le fond et se dirige vers la gauche.
Scène V
COCARDEAU, GAËRIC, YVONNE
GAËRIC, se promenant avec agitation.
Ça vous a à peine quatre poils au menton, et ça se croit la science infuse... Oh ! la jeunesse, la jeunesse !
COCARDEAU, allant à lui.
Minute, papa Gaëric ! vous dites que tous les jeunes hommes sont des savants ? minute ! je réclame ; je jure sur le gril de saint Laurent, mon patron, que je n’ai pas la faiblesse d’être un savant... je n’ai pas ça... (c’est même beaucoup...) d’un savant... ah ! mais, vous m’insultez, papa Gaëric, vous me regardez comme bien médiocre... Ah ! mais !
GAËRIC, prenant un papier sur la table.
Allons, bavarde moins, et va trouver M. Governand, le capitaine de ce vaisseau marchand qui vient d’entrer dans le port ; voici son mémoire qu’il doit acquitter.
COCARDEAU.
On y va, on y va ; mais, pour Dieu, ne m’appelez jamais savant, voyez-vous ! m’humilie.
En sortant.
Je me fiche pas mal des élèves de l’école Polychnique... À bas l’école Polychnique !
Il sort par le fond.
Scène VI
GAËRIC, YVONNE
GAËRIC.
On n’est pas plus entêté que ce Tanguy ! vouloir me prouver...
YVONNE, venant à son père.
Vous êtes bien bon, mon père, de vous occuper de pareilles sornettes... affaire de discuter et de contredire, voilà tout. C’est l’usage : les jeunes ne sont jamais de l’avis des vieux ; chaque âge défend son système, et, plus tard, M. Tanguy trouvera à son tour un jeune homme qui lui prouvera que ses constructions sont vicieuses ; c’est la vie cela !... chaque temps a ses idées ; et tout cela prouve que vous avez tous les deux raison.
GAËRIC.
C’est cela ! défends-le, dis-moi que j’ai tort !
YVONNE.
Mais, mon père, je n’ai pas dit...
GAËRIC.
Ah ! mille tonnerres ! si à ta place j’avais eu un fils, ce n’est pas lui qui aurait souffert qu’on vint contredire son vieux père ; mais le ciel n’a pas voulu me l’envoyer, ce cher enfant... Oh ! c’est dur, quand on est constructeur depuis cent cinquante ans de père en fils, de voir tomber ainsi son état en quenouille. Dieu sait comme il était désiré, ce mioche-là... comme j’étais agité ! je ne dormais plus, je ne mangeais plus, j’allais, je venais !... l’eau salée était là pour lui donner le baptême de la mer, et j’attendais le moment où je l’embrasserais, ce garçon... oh ben, oui ! au lieu de ça, une fille !... une fille !... C’est comme lorsqu’on attend un ami, et qu’il entre un indifférent...
YVONNE, avec douleur.
Ah ! mon père...
GAËRIC.
Ah ! dame, je ne pensais plus que tu étais là... c’est plus fort que moi. Ce n’est pas ta faute, je le sais bien ; mais que veux-tu ? quand je te vois, ça me rappelle que j’ai perdu ma pauvre femme, morte en te mettant dans ce monde... cette chère Madeleine, que je pleure tous les jours ! C’était trop à la fois, une bonne femme de moins et une fille ! une fille avec qui aujourd’hui je ne puis m’entendre sur rien, qui ne comprend ni mes habitudes ni mon langage... que je connais à peine, et qui rougit de moi peut-être...
YVONNE.
Comment pouvez-vous penser cela ?
GAËRIC.
Ah ! c’est que je connais vos délicatesses, à vous autres, demoiselles pimpantes, qui touchez du piano et ne savez pas tricoter un bas... grâce à ta tante !
YVONNE.
La présence de votre enfant vous faisait mal, en vous rappelant la perte de sa mère ; ma tante m’emporta ; elle crut bien faire, elle me ferma votre cœur... Si j’étais restée près de vous, vous seriez habitué à me voir, vous m’aimeriez peut être, au lieu qu’à présent...
GAËRIC.
Je te hais, n’est-ce pas ?... achève.
YVONNE.
Hélas ! je ne voudrais pas le croire, mais je le crains.
GAËRIC, marchant agité.
Enfantillage !... Non, je suis brusque, mais je t’aime. Voyons, j’ai eu tort ; qu’il n’en soit plus question, et...
Il la regarde, elle pleure.
Tu pleures... allons, il ne manque plus que ça !
YVONNE, se remettant.
Non, mon père...
GAËRIC, avec colère.
Ah ! sacrebleu ! je n’aime pas les larmes... pleurer ! voilà tout ce que ça sait faire, les filles !
YVONNE, timidement.
Eh bien ! si je ne suis bonne à rien, si je vous gêne, mariez-moi.
GAËRIC.
C’est cela ! élevez donc vos filles pour les autres ! pour avoir toujours devant vous monsieur votre gendre qui se mêle de tout, vous suit partout, vous ennuie sur tout, et veut accaparer tout. À qui d’ailleurs vous marier ? qui est-ce qui voudra de vous ? un M. Tanguy, peut-être ! un fat, un orgueilleux, un ben éduqué !... c’est pas l’embarras, vous seriez bien ensemble !
YVONNE.
En vérité, mon père, je ne sais ce que vous avez aujourd’hui... suis-je responsable des paroles de M. Tanguy ?... vous êtes d’une humeur...
GAËRIC.
Eh bien, oui, c’est ce Tanguy... dire que ma barque, une barque parfaite et qui me fait le plus grand honneur...
YVONNE, à part.
Charles a été d’une maladresse !... Qu’il vienne, je vais le gronder comme il le mérite.
GAËRIC.
Ça ne doute de rien. C’est depuis trois mois, depuis ton retour à peu près, établi dans notre port, ça voudrait avoir tous les travaux... je suis trop heureux qu’il m’ait laissé les réparations de ce gros bâtiment... oh ! si je ne les avais pas demandées, monsieur les aurait eues, c’est certain. Oh ! mais un moment, le père Gaëric est là !
Scène VII
GAËRIC, COCARDEAU, YVONNE
COCARDEAU, entrant vivement.
J’ai l’air stupide ! dois avoir la figure à l’envers ; ce qui est très gênant, parce qu’on a l’habitude de l’avoir à l’endroit.
GAËRIC.
Est-ce que tu deviens fou ?
COCARDEAU.
Ça me tient dans la tête : j’ai des étoiles dans les yeux ; et puis dans les jambes : je n’ai plus la connaissance de mes mollets ; soutenez-moi, papa Gaëric.
GAËRIC.
Ah çà ! est-ce que tu crois que je vais te porter ainsi, pendant une heure ?
COCARDEAU.
Devinez ce que j’ai vu ?... Ma femme, ma scélérate de femme, avec un enfant dans les bras ! et un vrai, en chair et en os, et en jaquette, comme vous et moi... à cet âge.
YVONNE, à part.
Ciel !
COCARDEAU.
Et elle le baisait !... oh ! des baisers, qui ressemblaient à des maternels comme deux gouttes de lait...
GAËRIC.
Eh bien ?
COCARDEAU.
Comment, eh bien ?... À qui qu’il est, cet enfant ?
YVONNE, hésitant.
C’est l’enfant de quelque voisin.
GAËRIC.
Sans doute.
COCARDEAU.
Oh ! non, oh ! non, je les connais, les enfants des voisines... il y a de la contrebande, dans ce marmot-la.
GAËRIC.
Yvonne, tu sais peut-être ?
YVONNE, tremblante.
Moi ! non... je ne sais rien... j’ignore.
GAËRIC, allant à sa fille.
Eh ! mon Dieu ! comme tu trembles ! pourquoi ce trouble, cette pâleur ?
YVONNE.
Je suis troublée !... mais c’est bien naturel, mon père : cet imbécile, avec ces soupçons qu’il vient jeter sur Jeanne-Marie, sur ma sœur de lait...
GAËRIC, la regardant en face.
Quand il s’agirait de toi-même, tu ne serais pas plus émue !... S’il était possible !... Yvonne, parle vite, dis ce que tu sais, je te l’ordonne.
YVONNE, éperdue.
Mon père, mon père, calmez-vous, de grâce !
GAËRIC.
Oh ! ne me laisse pas plus long-temps cette affreuse pensée... Par pitié pour toi et pour moi, parle... ou plutôt, si ce que je crains est vrai, va-t’en, va-t’en, car je serais sans miséricorde pour la fille qui m’aurait déshonoré !
Scène VIII
COCARDEAU, GAËRIC, JEANNE-MARIE, YVONNE
JEANNE-MARIE, qui est arrivée pendant la phrase précédente par le fond, à part.
J’arrive à temps.
GAËRIC, à Yvonne.
Parle, ou va-t’en !
COCARDEAU.
À qui qu’il est, cet enfant ?
JEANNE-MARIE, s’avançant.
Tu ne l’as pas deviné ?
COCARDEAU.
Deviner ! est-ce que je suis un lynx pour deviner des charades ? Madame Cocardeau, à qui qu’il est, l’enfant ?
JEANNE, froidement.
À moi.
COCARDEAU, stupéfait.
À toi !
GAËRIC.
À toi !
Il s’éloigne avec mépris et va regarder les livres qui sont sur la table.
YVONNE, bas à Jeanne-Marie.
Que fais-tu ?
JEANNE-MARIE, bas.
Je vous sauve.
COCARDEAU, auprès de sa femme.
À toi !... à toi !... et moi !... et moi !... quel rôle joue-je ? nous sommes mariés depuis un an, et le bambin a deux ans ! C’est fort remarquable ; madame Cocardeau, tâchez d’arranger ça.
JEANNE-MARIE.
Rien de si facile à expliquer : c’est pas de ton temps.
GAËRIC.
Quelle effronterie !
JEANNE-MARIE.
Par ainsi, ça ne le regarde pas.
COCARDEAU.
C’est de l’arriéré ?... il est joli, l’arriéré !... oh ! mais j’étouffe... et son père ?
JEANNE-MARIE.
C’est ce que tu ne sauras jamais.
COCARDEAU, menaçant Jeanne-Marie.
Je le saurai ! je ferai jaser ton mioche.
GAËRIC, se mettant entre eux.
Assez, Cocardeau, assez... en vérité, j’admire ma patience d’écouter un langage aussi audacieux ! Jeanne-Marie, votre conduite est indigne !... vous n’êtes plus à mon service.
YVONNE, à part.
Que je souffre !
COCARDEAU.
Jeanne-Marie, vous n’êtes plus à mon service.
GAËRIC.
Dans une heure vous serez sortie de cette maison, ou morbleu...
YVONNE.
Mon père, je vous en supplie, grâce ! c’est ma sœur, c’est mon amie d’enfance... oh ! pardon ! pardon !
GAËRIC, s’animant peu à peu.
Dès qu’on m’a trompé, dès qu’on a oublié ses devoirs de femme,
Appuyant.
ou de fille, je ne pardonne plus. Que je ne vous retrouve jamais sur mon passage.
YVONNE, suivant son père.
Oh ! je ne puis souffrir cela. Mon père, apprenez...
JEANNE-MARIE, bas à Yvonne.
Taisez-vous ; il ferait casser votre mariage.
GAËRIC, repoussant Yvonne.
Suis-moi, Cocardeau.
Il rentre par la porte latérale de gauche.
COCARDEAU.
Fi, madame Coc... non, vous n’êtes plus digne de porter le beau nom de Cocardeau... Fi ! fi !... oh ! je le connaîtrai, le sournois qui m’a fait cette petitesse... fi ! fi ! je te donne ma malédiction ainsi qu’à notre... je veux dire votre... non, leur enfant. Oh ! fi !... fi ! fi ! fi !
Il suit Gaëric.
Scène IX
YVONNE, JEANNE-MARIE
YVONNE, se jetant dans les bras de Jeanne-Marie.
Chère Jeanne-Marie ! ma sœur ! comment pourrai-je m’acquitter de tant de dévouement ? j’aurais dû tout avouer à mon père... je suis bien coupable envers toi !
JEANNE-MARIE.
Ne pleurez donc pas ainsi, je n’ai fait que mon devoir... vous avez été toujours si bonne pour Jeanne-Marie ! Ce que je suis, ce que je sais, c’est à vous que je le dois ; un moyen de vous prouver ma reconnaissance s’est présenté, et je n’ai pas hésité... et si c’était à faire, je recommencerais.
YVONNE.
Mais tu t’es perdue, déshonorée pour moi.
JEANNE-MARIE.
Bah ! avant tout, il fallait éviter la première bourrasque. Si votre père avait tout appris, qui sait où se serait arrêtée sa colère ?... Chère dame, ne craignez rien, tout s’arrangera ; peu à peu on préparera votre père, il s’habituera à votre mari ; M. Tanguy parlera à M. Gaëric, et il lui fera entendre raison ; Cocardeau désabusé m’embrassera... il y a tant de maris qui voudraient être à sa place, eux qui, souvent, sont condamnés à l’être à perpétuité !... la paix et le bonheur vont rentrer au logis.
YVONNE.
Puisses-tu dire vrai ! mais je n’ose espérer !
Scène X
YVONNE, TANGUY, JEANNE-MARIE
TANGUY, entrant par le fond.
Je suis ivre de joie ! je suis comme un fou ! je l’ai vu, notre beau garçon... oh ! que cela fait de bien !... Je ne lui dois plus rien, je l’ai mangé de baisers !
YVONNE, pleurant.
Et moi, je n’ai pu le voir, je ne sais quand je pourrai l’embrasser...
TANGUY.
Mais que s’est-il donc passé ? pourquoi ces larmes ?
YVONNE.
Ah ! mon ami, une scène affreuse !...
JEANNE-MARIE.
Par la maladresse de Cocardeau, M. Gaëric a manqué tout apprendre... il avait vu votre fieu, cet imbécile ! et il fallait lui dire à qui qu’il était ?... le plus souvent !
YVONNE.
Mon père avait des soupçons... sans le dévouement de cette bonne Jeanne-Marie.
JEANNE-MARIE.
Pardine ! le beau dévouement ! je l’ai pris sur mon compte, quoi ! ce petit gars ; c’est si gentil, qu’ ça ne peut faire déshonneur à personne ! Mais ne parlons plus de cela, et mettons le temps à profit : M. Gaëric m’a chassée... eh bien ! malgré lui, je reste... guerre entre nous ! pour arriver à la paix, bien entendu.
TANGUY.
Merci, Jeanne-Marie ; mais ce mystère ne peut durer plus longtemps, je me lasse, à la fin de cette position équivoque... Il faut, pour mon honneur, pour le tien, Yvonne, qu’elle cesse... elle cessera... le moment est venu de s’expliquer franchement.
YVONNE.
Ô ciel ! je crois entendre mon père !
TANGUY.
Tant mieux ! je l’attends... la vue de mon enfant m’a donné du courage... il faut qu’il sache tout !
YVONNE.
Mon ami, de la prudence !... songe que je suis là... sens déjà comme ma main tremble !
TANGUY.
Rassure-toi, je n’oublierai pas ce que je dois de respect à ton père... plus prudent que lui, je saurai maitriser mon émotion ; tu seras contente de ma modération.
JEANNE-MARIE, qui écoutait à la porte de gauche.
Le voilà ! pour ne pas l’effaroucher, moi, je m’éclipse.
Elle entre dans le cabinet à droite.
Scène XI
GAËRIC, TANGUY, un peu au fond, YVONNE
GAËRIC, entrant sans les voir, une lettre ouverte à la main.
Quand je le disais !... tout à lui ! encore une injustice... tout va à la jeunesse. Quel maudit siècle ! à soixante ans on est vieux.
Apercevant Tanguy qui s’est avance.
Ah ! c’est vous, monsieur !
TANGUY.
Monsieur Gaëric, j’ai peut-être été trop franc ce matin... que voulez-vous ? vous défendez votre système... je défends le mien, avec trop de vivacité sans doute... Aussi, je viens vous prier de me donner la main en signe d’oubli et de bonne amitié...
YVONNE, bas à Tanguy.
Oh ! bien... très bien !
GAËRIC.
Je ne vous en veux pas... C’est ma main que vous demandez, la voilà.
À part.
Avec ce ton patelin, il m’ôte une occasion de me mettre en colère, ça m’aurait soulagé.
Haut.
Vous êtes né sous une heureuse étoile, monsieur Tanguy... dès que vous désirez, vos vœux sont exaucés... Tenez, lisez.
Il lui remet la lettre.
YVONNE, à part.
Que peut lui dire cette lettre ?
TANGUY, après avoir lu quelques lignes.
Ces travaux me sont accordés !... Oh ! monsieur oh ! Yv...
Se reprenant.
oh ! mademoiselle, je suis d’une joie...
GAËRIC.
Continuez, et lisez tout haut.
TANGUY, lisant.
« Les lumières, l’instruction de l’ingénieur sont la garantie du salut de l’équipage, et il ne m’est pas permis de donner rien au hasard. »
GAËRIC, avec dépit.
C’est clair ! il n’y a plus qu’eux pour faire bien.
TANGUY, continuant.
« Je regrette, mon cher Gaëric, de ne pouvoir vous confier ces travaux que vous désiriez... »
S’interrompant.
Comment ! vous vouliez ?... mais tout peut s’arranger encore. Touchez là, mon cher maître... touchez là... nous travaillerons ensemble...
GAËRIC, étonné.
Comment ! vous voulez... ?
TANGUY.
Nous partagerons tous les bénéfices... Je serai fier d’être l’associé du doyen de nos constructeurs.
YVONNE.
Merci, monsieur Tanguy, merci.
Bas.
De mieux en mieux !
GAËRIC.
Eh bien ! c’est possible, je ne dis pas...
À part.
Qu’est-ce qu’il me veut donc ? voyons-le venir.
TANGUY, après avoir regarde Yvonne, qui l’encourage.
Et puis, si vous vouliez... mais je ne sais comment vous parler d’une affaire aussi grave... d’une affaire à laquelle j’attache le bonheur de toute ma vie...
GAËRIC, avec impatience.
Parlez... parlez donc !... comme un marin... franc et net...
TANGUY, hésitant.
Eh bien ! monsieur Gaëric, si je vous disais que je n’ai pu voir Mlle Yvonne sans l’aimer ?...
GAËRIC, à part.
Allons donc ! nous y voilà !... une conspiration dans ma maison...
TANGUY.
Que vous êtes maître de mon sort, de mon avenir... de mon bonheur !
YVONNE, à part.
Que va-t-il répondre ?
GAËRIC.
C’est-à-dire que vous voulez être, tout à la fois, mon associé et mon gendre ?... je comprends parfaitement... Eh bien ! une seule question : vous me cédez une part dans les bénéfices et dans la besogne, à merveille ; mais qui dirigera les travaux ?...
TANGUY, avec embarras.
Qui dirigera les travaux ?...
GAËRIC
Oui... vous, ou moi ?
TANGUY, avec fermeté.
J’ai pu sacrifier mes intérêts... mais il s’agit ici du salut de l’équipage... je ne dois pas hésiter. Seul, aux yeux de l’armateur, je suis responsable...
GAËRIC, contenant encore sa colère.
Ce qui signifie que je ne suis qu’une vieille ganache, bonne pour surveiller les ouvriers et pour servir de beau-père, parce que vous ne pouvez pas vous en passer...
TANGUY.
Monsieur Gaëric, vous me comprenez mal.
GAËRIC, éclatant.
Oh ! que si ! je vous comprends trop bien. Monsieur Tanguy, je déteste les mauvaises plaisanteries... Rappelez-vous bien ceci : vous ne serez jamais mon gendre...
Il passe près de sa fille.
Maître chez moi, je vous défends de vous présenter ici dorénavant... gardez vos travaux, moi je garde ma fille.
TANGUY.
Monsieur Gaëric, si vous saviez...
YVONNE, du geste imposant silence à Tanguy.
Ah !
GAËRIC.
Sortez, monsieur, sortez. Et vous, Yvonne, je vous défends de parler à monsieur.
TANGUY, prêt à sortir.
C’est pour elle que je sors, monsieur Gaëric... mais bientôt nous nous reverrons... il le faut !... nous nous reverrons !
Il sort.
Scène XII
GAËRIC, YVONNE
GAËRIC.
Qu’est-ce que c’est ?... il ose me narguer, me menacer !... Eh bien ! qu’il revienne !
À sa fille.
Vous étiez sans doute d’intelligence ?... vous étiez disposée à aimer ce monsieur !... vous l’aimiez peut-être !... Si je le savais !
Scène XIII
GAËRIC, COCARDEAU, YVONNE, JEANNE-MARIE, dans le cabinet dont elle a entr’ouvert la porte au bruit des menaces de Gaëric, TANGUY, qui paraît avoir suivi Cocardeau, et qui, du fond, écoute la scène
COCARDEAU, entrant silencieusement.
Ouf ! depuis ce matin, je marche sur des orties.
GAËRIC, avec humeur.
Eh bien ! quoi ?
JEANNE-MARIE.
Voilà encore cet oiseau de malheur.
COCARDEAU.
C’est toujours de l’enfant qu’il s’agit... Ouf... ouf... ouf... j’ai besoin d’en dégager de ces... ouf !
GAËRIC.
Veux-tu parler, animal ?
COCARDEAU.
Je suis jaune, n’est-ce pas ? Comme ça vous change de couleur ces événements-là !
GAËRIC.
Eh bien !
YVONNE, à part.
Que va-t-il dire ?
JEANNE-MARIE.
Quelque bêtise !
COCARDEAU.
Où diable a-t-elle pu le connaître ?... Je vais vous narrer la chose. Je passais près de la maison nette à Mme Bahuchet, ma belle-mère, ainsi improprement nommée, car elle est laide à faire reculer un homard... n’importe, ma belle-mère, ça se dit comme ça. Je cherchais à moucharder le bambin en question, histoire de le faire jaser... sans vouloir lui faire de mal à cette innocente créature ; car enfin, cet enfant est mon parent du côté de mon horrible femme... Je mouchardais donc, quand j’entends qu’il jabote avec un particulier... règle générale, un particulier, c’est toujours le père...En effet, « appelle-moi ton pâpâ... embrasse ton pâpâ... »
YVONNE, à part.
Ah ! mon Dieu !
COCARDEAU.
Il arrondissait ses phrases, le serpent, avec des tas de pâpâ... qu’il en était très fatigant... et le pâpâ en question... le corsaire, qui m’a précédé auprès de mon épouvantable moitié...
YVONNE, à part.
Je tremble !
COCARDEAU.
C’est M. Tanguy !...
GAËRIC.
Tanguy !... le misérable !
YVONNE, à part.
Tout se réunit pour nous perdre !
GAËRIC.
Et il ose venir me demander la main de ma fille !... après une semblable conduite... quelle insolence ! il séduit ma servante et veut épouser ma fille !... Vous l’entendez, Yvonne ; vous voyez que ce sentiment de répulsion que j’éprouvais était naturel... Tenez, tous ces beaux messieurs sont des libertins, des mauvais sujets.
COCARDEAU.
Des rien du tout.
GAËRIC.
Et vous vous prenez à ces belles apparences, vous autres femmes !
COCARDEAU.
Elles autres femmes, elles s’y prennent !
YVONNE.
Mon père, ne croyez pas... c’est une erreur de Cocardeau.
COCARDEAU.
Une erreur, merci !
YVONNE.
M. Tanguy est incapable...
GAËRIC.
Osez-vous bien prendre sa défense devant moi ?... Ah ! malheur à vous si, après une pareille conduite, vous avez la lâcheté de l’aimer ! car, je le jure, il ne sera jamais votre mari... et s’il reparaissait encore dans cette maison... malheur à lui !... malheur à lui !... je le tuerais !
Il rentre par la gauche.
COCARDEAU.
Oh ! oui ! oh ! oui, malheur à lui ! s’il ose se présenter devant moi... M. Gaëric le tuera... ah ! ah !...
Il suit Gaëric.
YVONNE, tombant dans les bras de Jeanne-Marie, qui entre en scène.
Oh ! tant d’émotions à la fois... Jeanne-Marie, je me sens mourir !... Mon père... Charles...
Scène XIV
TANGUY, YVONNE, JEANNE-MARIE
TANGUY, qui a attendu le départ de Gaëric pour entrer.
Yvonne, reviens à toi... C’est moi !... C’est Charles...
YVONNE, revenant à elle.
Oh ! éloigne-toi... va-t’en, mon ami, va-t’en... Si tu savais ce qu’il a dit...
TANGUY.
J’étais là... j’ai tout entendu... Yvonne, écoutez-moi... Toi, Jeanne-Marie, veille à cette porte...
JEANNE-MARIE, allant à la porte de gauche.
Soyez tranquille...
TANGUY.
Yvonne, vous l’avez vu, j’ai essayé de fléchir le caractère de votre père... j’ai fait toutes les concessions possibles à son humeur intraitable... vainement j’ai supplié, moi ! qui n’ai jamais supplié personne... cet homme n’a pas un cœur de père... Ce n’est plus maintenant à la fille que je m’adresse... c’est à l’épouse et à la mère... Je ne puis vivre plus longtemps séparé de ma femme et de mon enfant.
YVONNE.
Mon Dieu ! Charles, qu’allez-vous exiger ?
TANGUY.
Yvonne, par toute la tendresse que vous devez à votre enfant, je vous prie, et, s’il le faut, je vous ordonne de quitter cette maison... Dans une heure, un vaisseau marchand, qui est à l’ancre près d’ici, doit partir pour les États-Unis ; j’ai vu le capitaine, il nous recevra à son bord... Là-bas comme ici, on travaille ; comme ici, avec du courage, on fait fortune... Partons.
YVONNE.
Oh !... je ne puis quitter mon père.
TANGUY.
Pourquoi ne t’éloignerais-tu pas, quand ta présence lui est à charge... quand la vue excite sa colère ?
YVONNE.
Mais j’ai besoin de le voir, moi.
TANGUY.
Un père qui te hait !
YVONNE.
Mais je l’aime, moi !
TANGUY.
Et ton mari... et ton fils !... Vous hésitez... eh bien ! je reste ; mais ici, mais dans cette maison... je l’attends...
YVONNE, avec désespoir.
Pour qu’il vous tue, n’est-ce pas ?... Charles, Charles, je pars.
JEANNE-MARIE.
Et moi, je vous suis... tant pis pour Cocardeau ! n
YVONNE.
Mais, du moins, vous me permettrez d’écrire quelques lignes à mon père... Oh ! je ne veux pas qu’il maudisse sa fille, qu’il la croie déshonorée ; je ne le veux pas !... je veux tout lui dire ; peut être m’accordera-t-il son pardon.
TANGUY.
Oui, dis-lui tout... excepté le lieu de notre retraite... plus tard nous le lui ferons connaître.
Yvonne écrit en pleurant.
JEANNE-MARIE.
Vite ! vite ! s’il allait revenir !... Si ce maudit Cocardeau...
Elle va regarder vers la porte de gauche, puis entre dans le cabinet à droite.
TANGUY, regardant au fond.
La barque est toujours amarrée... Nous prendrons Georges en passant ; et dans un instant nous serons à bord du vaisseau.
Il descend dans la barque et la dispose.
YVONNE, achevant d’écrire.
Quitter ainsi ces lieux... sans l’embrasser... ne plus le revoir peut-être !... Ah ! Charles, quel sacrifice exiges-tu de moi ?...
Elle se lève.
Ô mon Dieu ! vous savez si je suis coupable... si mon cœur n’était pas dévoué à mon père... si je méritais d’être aimée de lui...
JEANNE-MARIE, rentrant avec un manteau et un le chapeau pour Yvonne.
Allons, madame, du courage.
TANGUY, dans la barque.
Yvonne ! Yvonne !
JEANNE-MARIE.
M. Tanguy nous appelle... Les baisers de votre fils vous feront oublier les duretés de votre père... Partons.
Elle l’entraîne ; toutes deux montent dans la barque, que l’on voit bientôt s’éloigner. À la fin de cette scène quelques éclairs ont sillonné l’horizon, le ciel s’est couvert, le tonnerre gronde sourdement.
Scène XV
GAËRIC, seul, entre lentement et en réfléchissant
Je ne conçois pas encore tant d’audace !... avec l’apparence de la franchise et de la loyauté !... fiez-vous donc aux dehors... Et puis, il s’en vient attaquer ma barque... J’aurais mieux aimé qu’il m’eût dit des injures à moi-même... Je ne sais ce que j’éprouve aujourd’hui... j’ai la tête lourde... mes jambes fléchissent... au chantier, je n’ai pu travailler... ça fait mal de trouver le vice et l’infamie où l’on espérait l’honneur et la probité ; car enfin, sans cette inconduite, j’aurais pu quelque jour consentir à ce mariage... Ce temps d’orage m’accable...
Il s’assoit près de la table.
Je croyais entendre ma fille... Oh ! non... elle ne viendra pas... elle me boude... Que c’est triste d’être seul !...
Appelant.
Yvonne !
Moment de silence.
Elle a raison... pourquoi viendrait-elle auprès d’un père qui la traite si rudement ?... C’est mal, Gaëric, c’est mal... Est-ce qu’elle n’est pas ton enfant ? l’enfant, de Madeleine, qui te voit là-haut et qui te blâme peut-être ?
Appelant.
Yvonne ! Yvonne !... Elle ne répondra pas... elle y met de l’entêtement... Yvonne ! Yvonne ! m’obéira-t-on, à la fin ?... Non, elle a l’audace de punir son père... Mordieu !...
En disant ce mot, il frappe sur la table et aperçoit la lettre d’Yvonne.
Qu’est-ce que c’est que cela ?... une lettre... de ma fille !... quel pressentiment !... ma main tremble... mes yeux se remplissent de larmes !... c’est à peine si je puis...
Lisant.
« Pardon, mon père, pardon ! je pars avec mon enfant, avec mon mari... Adieu ; ne me maudissez pas !... » Que je ne te maudisse pas, infâme !... ton mari, ton enfant !... C’était donc à elle !... Je comprends son trouble, sa pâleur !... c’était elle qu’il avait séduite !... Oh ! ce Tanguy ! j’aurais dû le tuer ce matin... Et elle ! abandonner son vieux père !... moi, qui me reprochais tout à l’heure... Embarqués... fille ingrate !... misérable ravisseur ! le ciel me doit justice... Puisse la mer vous engloutir tous les deux !... Je vous maudis !...
On entend un coup de tonnerre, sifflement des vents, éclairs.
Je vous maud...
Gaëric ne peut achever ce moi ; il reste comme anéanti ; et bientôt il court à la porte du fond, comme réveillé par un nouveau coup de tonnerre.
Dieu !... ce sont eux... je les vois !... Qu’as-tu dit, père cruel... écoute ! la tempête t’obéit... et ils ont pris ma barque les malheureux !... les voilà !... Oh ! il disait vrai... la voilure est trop pesante, je le vois maintenant... et il est trop tard...
Coup de tonnerre.
Ah !
Il ose à peine regarder.
Non, la voilà... encore !...
À genoux.
Grand Dieu ! tu n’as pas écouté les malédictions d’un vieillard insensé !... Oh ! je le sens maintenant... je suis père ; j’aime ma fille... Elle a dû croire que je ne l’aimais pas... c’est ma faute... oh ! oui, c’est ma faute... ma fille... mon sang... pardonne-moi...
La foudre éclate avec fracas.
Ah ! Dieu puissant, prends ma vie et sauve mon enfant !...
Il tombe et s’évanouit.
ACTE II
La salle commune d’un hôtel garni. Porte d’entrée au fond ; sur les côtés portes numérotées ; chaises ; un grand fauteuil à gauche ; une table avec papiers, livres, etc., à droite. Les murs sont décorés de cadres en bois contenant des dessins de vaisseaux, plans, coupes, etc.
Scène première
JEANNE-MARIE, YVONNE, GEORGES, CHARLES, TANGUY, ADONIS, UNE NÉGRESSE, UN NÉGRILLON, ces trois derniers au fond, à droite
Au lever du rideau, Tanguy tient un livre qu’il ferme ; il vient de lire la prière du matin, et les deux enfants sont encore à genoux, ils continuent leur prière ; Yvonne est derrière eux.
GEORGES.
Faites, mon Dieu, que nous soyons bons et sages ; conservez la santé à papa, à maman et à grand-papa Gaëric ; accordez-nous, ô mon Dieu, la grâce de le voir bientôt ; faites qu’il nous aime, comme nous l’aimons.
YVONNE, à demi-voix.
Et qu’il nous pardonne !
Les enfants se lèvent ; leur mère les embrasse et essuie une larme.
JEANNE-MARIE, rangeant le livre que Tanguy lui a remis.
Pardonner ! ah ! bien oui ! n’y a pas de bon Dieu qui fasse ; il est bien trop entêté pour ça, le vieux Breton !
YVONNE.
Ma bonne Jeanne-Marie, ne parle pas ainsi devant mes enfants !
GEORGES, à sa mère.
Il y a bien longtemps, petite mère, que nous demandons ça tous les jours au bon Dieu, et le papa Gaëric ne vient pas ; si nous allions le trouver ?
YVONNE, regardant Tanguy.
Quelque jour peut-être...
TANGUY.
Oui... un jour !
GEORGES.
Tu nous dis qu’il faut l’aimer : ce serait bien plus facile si on le connaissait ; tu l’aimes bien, parce que tu le connais, parce que tu sais qu’il est bon, parce qu’il t’a bien caressée, bien embrassée, qu’il t’a donné des joujoux, des bonbons... mais nous...
YVONNE.
Mes enfants, il faut l’aimer comme vous aimez Dieu, sans l’avoir vu.
TANGUY.
Il faut l’aimer parce qu’il vous a donné une bonne mère.
CHARLES et GEORGES.
Oh ! oui !
YVONNE.
Allez jouer maintenant.
La négresse prend les enfants par la main, et tous sortent avec le négrillon par la droite.
JEANNE-MARIE, qui a pris un panier.
Moi, je vais à la provision... j’emmène Adonis ; il distribuera l’adresse de la maison aux débarqués sur le port... On a signalé hier l’arrivée de plusieurs navires français... C’est un service à rendre à des compatriotes que de les amener chez nous.
Au Nègre.
Allons, marche, blanc de lait !... Ils ont appelé ça Adonis ! si c’est vraisemblable !
Elle fait passer le Nègre devant elle, et sort par le fond.
Scène II
YVONNE, TANGUY
TANGUY, qui s’était mis à ranger des papiers sur la table, revient à Yvonne, triste et pensive.
Eh bien ! le voilà triste ! tu pleures !... pourquoi ?
YVONNE.
Ne le sais-tu pas ?
TANGUY.
Oui, je le comprends ; les questions de notre enfant ont réveillé ton chagrin !... Ici pourtant nous avons trouvé le repos, le bonheur.
YVONNE.
Sans doute... ici, à la Nouvelle-Orléans, en Amérique ! mais là-bas, en France, j’ai laissé mon père...
TANGUY.
Eh ! mon Dieu ! pouvions-nous faire autrement ?... quelle existence était la tienne ? dans une dépendance pénible, victime d’une haine injuste, vivre sans ton mari, sans ton enfant !... Moi-même, pour rester près de toi, enchainé dans ce petit port, où le travail manquait à mon activité, je ne pou vais rien pour votre avenir, pour votre fortune. Contraint à te voir, sans cesse, exposée à de mauvais vraitements, à des paroles cruelles... cela ne poutait durer plus longtemps ; quelque jour je me serais trouvé forcé de prendre ouvertement la défense contre ton père, et Dieu sait où l’aurait emporté sa violence... Eh bien ! maintenant et depuis quatre ans nous voilà séparés...
YVONNE.
Pour toujours, peut-être.
TANGUY.
Mais, du moins, depuis quatre ans, tranquilles... heureux.
YVONNE, soupirant.
Heureux !
TANGUY.
Oui, heureux ! Tes soins et ton intelligence, ont fait de cette maison un des premiers hôtels de la Nouvelle-Orléans ; mes connaissances et le titre d’élève de l’école Polytechnique m’ont valu la confiance d’un grand nombre de négociants ; enfin nous nous aimons comme aux premiers jours de notre union... n’est-ce pas ? que peut-il te manquer encore ?
YVONNE.
Le pardon de mon père.
TANGUY.
Il te l’accordera.
YVONNE.
Oh ! jamais ! n’a-t-il pas laissé sans réponse toutes les lettres que nous lui avons adressées ?... et cependant tu t’es assuré qu’elles lui ont été remises ?
TANGUY, hésitant un peu.
Oui... oui...
YVONNE.
Il était déjà vieux !... L’avoir laissé seul ! ah ! c’est mal... je devais supporter tout plutôt que de le quitter... Peut-être est-il malade... peut-être est-il mort en me maudissant.
TANGUY.
Mais non... tu sais, j’ai reçu des nouvelles du pays... Après avoir réalisé son bien, M. Gaëric a quitté la Bretagne ; il voyage pour son plaisir ; il est avec Cocardeau ! tu vois bien que tes craintes sont mal fondées.
YVONNE.
Alors, sa haine dure encore.
GEORGES, accourant.
Maman, on t’appelle pour régler le compte d’un voyageur.
YVONNE.
J’y vais.
Embrassant son fils.
Mon Dieu, mon Dieu ! comment peut-on ne pas aimer son enfant ?
Elle sort avec Georges.
Scène III
TANGUY, seul
Oui, vraiment, sa haine dure encore, et la crainte de ses effets est le tourment de ma vie ! Tant qu’Yvonne n’aura pas atteint l’âge qui la mettra à l’abri de ses poursuites, je tremblerai toujours... ce vieillard est si dur ! Chère Yvonne, ses larmes et ses regrets sont le seul chagrin que je connaisse maintenant... et je ne puis les faire cesser.
Il s’assied.
Je tremble, je rougis chaque fois qu’elle me parle de son père ; car je l’ai trompée, et ses lettres n’ont point été remises, je n’ai point écrit moi-même... lui écrire ! et pourquoi ? pour le mettre sur nos traces... il nous cherche, j’en suis certain... ses voyages n’ont pas d’autre but... Il voudrait réclamer sa fille mineure, mariée sans son consentement... Il a le droit de me l’arracher !... Il le ferait... Du moins, il ignore où nous sommes ; il n’a plus entendu parler de nous... que ne nous a-t-il oubliés !
Scène IV
JEANNE-MARIE, TANGUY
JEANNE-MARIE, accourant essoufflée.
Ah ! monsieur quelle souleur !
Elle s’assied.
Pardon si je m’assieds, mais mes jambes décampent... c’est fini... j’en ai plus !...
TANGUY, allant à elle.
Tu te trouves mal ? Que t’est-il arrivé ?
JEANNE-MARIE.
J’ai vu le diable : mon mari !
TANGUY.
Comment ton mari ?
JEANNE-MARIE.
Oui, monsieur ; Cocardeau en personne... toujours l’air bête, comme là-bas ! seulement, il est engraissé.
TANGUY.
Et M. Gaëric était avec lui ?
JEANNE-MARIE.
Pour le père Gaëric, je ne vous dirai pas... vous pensez ben qu’à la vue de ce visage-là, je n’ai pas demandé mon reste : j’ n’ai enfuie, comme si que la peste courait après moi.
TANGUY, très agité.
Oh ! oui, sans doute, il accompagne M. Gaëric. Voilà ce que j’appréhendais !
JEANNE-MARIE.
Je ne l’aurais jamais cru possible !
TANGUY.
Le père a découvert notre retraite ; il vient réclamer sa fille.
JEANNE-MARIE.
Cocardeau veut m’ r’avoir.
TANGUY.
Oh ! qu’il n’espère pas me l’arracher ainsi.
JEANNE-MARIE.
Je m’en moque : je divorce !
TANGUY.
Cocardeau t’a-t-il reconnue ?
JEANNE-MARIE.
Non ! il était assis sur le port, les bras et les jambes croisés, tandis qu’on réunissait son bagage autour de lui... le faignant !
TANGUY.
Avant qu’ils aient trouvé notre demeure, nous pouvons nous éloigner.
JEANNE-MARIE.
N’y comptez pas : ils vont venir droit ici ; le nègre leur a remis votre adresse, et j’ai entendu Cocardeau donner ordre d’apporter ici leurs paquets... C’est alors que j’ai senti ma peur redoubler, et que je me suis sauvée, laissant avec eux Adonis pour les conduire.
TANGUY.
Chez moi ! M. Gaëric ! Eh bien ! tant mieux ! nous nous verrons ; ce voyage mettra un terme à mon incertitude ! Après tout, je suis époux et père, j’ai des droits aussi ; je les défendrai... C’est Yvonne qu’il faut préparer à cet événement ! écoute, Jeanne-Marie, tu lui diras... Oh ! mon Dieu ! la voici.
Scène V
JEANNE-MARIE, TANGUY, YVONNE
YVONNE.
Charles, viens-tu déjeuner ? on t’attend.
TANGUY, troublé.
Oui... je viens... tout à l’heure...
Lui prenant la main.
Mais avant, je voudrais te parler.
YVONNE.
À moi ! qu’y a-t-il ? comme te voilà troublé !... ta main tremble !
Allant à Jeanne-Marie.
Jeanne Marie aussi, paraît émue.
JEANNE-MARIE.
Dame ! y a de quoi.
YVONNE.
Vous vous laissez tous deux ?... il est arrivé des vaisseaux de France... tu as reçu de mauvaises nouvelles, mon père est mort !
TANGUY.
Non, Yvonne ; non, rassure-toi ; je te jure que ce n’est pas cela qui cause le trouble où tu me vois... Ton père, j’ai tout lieu de croire, est en bonne santé.
JEANNE-MARIE, douloureusement et en sortant.
Et Cocardeau aussi, le misérable !
Scène VI
YVONNE, TANGUY
YVONNE, étonnée.
Comment savez-vous ?...
TANGUY.
Une lettre, que je reçois à l’instant, m’annonce que tous deux doivent s’embarquer sur un vais seau faisant voile pour la Nouvelle-Orléans.
YVONNE.
Il serait possible ! je reverrais enfin mon père ! mes prières sont donc exaucées !
TANGUY.
Oui, et c’est pour te préparer à cette entrevue que je voulais te parler. Écoute, Yvonne : tu le sais, mariés en secret, dans la chambre de ta tante mourante, aucune des formalités prescrites par la loi ne s’est accomplie dans la célébration de notre mariage.
YVONNE.
Je le sais : mais un prêtre a reçu nos serments et nous a bénis ; cela ne suffit-il pas ?
TANGUY.
Hélas ! non : il est une condition, surtout, essentielle, indispensable, dont l’absence entraine la nullité de notre union : c’est le consentement de ton père.
YVONNE.
Peut-être vient-il pour nous l’accorder !
TANGUY.
Je l’espère ; mais, peut-être aussi, ses dispositions sont-elles différentes ; et, en réclamant ici l’appui des autorités françaises, il peut nous séparer... la voix d’un père est toujours entendue !
YVONNE.
Ô mon Dieu ! mais depuis si longtemps qu’il sait notre union, qu’il connaît notre établissement en Amérique, et qu’il n’a point protesté contre notre mariage, sera-t-il admis, maintenant, à le briser ?
TANGUY.
Il ne savait rien : il ignorait notre retraite, car je t’ai trompée, Yvonne ; dans la crainte de son opposition et de sa colère, je ne lui ai point écrit.
YVONNE.
Oh ! mon ami ! que doit-il croire ?
TANGUY.
Oui, peut-être ce silence est-il coupable ; mais la faute est faite, elle est irréparable : il faut en subir les conséquences. Ainsi donc, en Amérique, comme il y a quatre ans en France, comme au jour de notre départ, c’est encore entre ton père et ton mari qu’il faudra choisir.
YVONNE.
Ici, comme là-bas, tu le sais bien, te suivre est ma volonté.
TANGUY.
Eh bien ! impose donc silence à ton cœur : laisse-toi guider par ma prudence et mon amour.
YVONNE.
Que prétends-tu faire ?
TANGUY.
Autant que toi, tu en es bien persuadée, je désire une réconciliation qui nous rendrait à tous le calme... mais tu connais la violence de M. Gaëric... Pour lui, comme pour toi, laisse-moi braver seul d’abord cette première entrevue. Je veux savoir avec quelles intentions il vient à nous, et, lorsqu’il aura épuisé sur moi sa colère, lorsqu’il n’y aura plus dans son cœur que le sentiment de l’amour paternel... je t’annoncerai à lui ; sans doute, alors...
Scène VII
JEANNE-MARIE, YVONNE, TANGUY
JEANNE-MARIE, rentrant.
Monsieur Gaëric et Cocardeau !
YVONNE.
Mon père ! déjà ! il est ici !... et tu me disais...
TANGUY.
Je voulais te préparer à ce retour.
YVONNE.
Mon père ! mon Dieu ! que je n’ai pas vu depuis quatre ans, que j’ai abandonné ! ne pas courir à lui, ne pas tomber à ses pieds...
TANGUY, la retenant.
Yvonne ! Yvonne ! pense à ton mari, pense à tes enfants ! trop de précipitation peut nous perdre tous.
JEANNE-MARIE.
Les v’là ! les v’là !
YVONNE, tombant dans les bras de Tanguy.
Fais ce que tu voudras ! tu es bon, tu es sage... je m’abandonne à toi...
TANGUY, voulant l’entrainer.
Viens !
YVONNE, résistant encore.
Oh ! laisse-moi le voir !
TANGUY, l’entraînant toujours.
Plus tard ! plus tard !...
YVONNE.
Ô mon Dieu ! rendez-moi le cœur de mon père !
JEANNE-MARIE.
Pourvu que Cocardeau ne m’aperçoive pas !
Yvonne, entraînée par son mari et par Jeanne-Marie, sort par la porte de droite ; au même instant paraît à la porte du fond Adonis, qui fait signe aux deux voyageurs d’entrer.
Scène VIII
GAËRIC, COCARDEAU, ADONIS
Gaëric est vieilli, cassé, ses cheveux sont blancs. Cocardeau est gros, gras, ventru, joufflu.
ADONIS.
Maîtresse, voyageurs li veni ! maîtresse !
COCARDEAU.
Maîtresse ! maîtresse !... Tu vois bien, nègre, que tu parles à ce mobilier, qui est entièrement sourd et muet.
ADONIS.
Va chercher maîtresse, va chercher maîtresse !
Il sort par la droite.
Scène IX
GAËRIC, COCARDEAU
Gaëric, sombre et soucieux, s’est jeté dans un fauteuil.
COCARDEAU.
Oui, va chercher maîtresse !... Ils sont bien confiants dans cet autre monde !... personne pour préserver ce logis des voleurs ?... vous me direz que cette industrie n’a peut-être pas encore été importée... Ma foi, l’aspect de ce pays me plaît assez... ce que j’aime, surtout, dans cette patrie de la liberté, ce sont ces nombreux esclaves : quand je ne serai plus domestique, j’aurai des esclaves. Et vous, monsieur Gaëric, qu’est-ce que vous en dites ? êtes-vous enfin décidé à vous fixer ici ?
GAËRIC.
Pourquoi se fixer ? pourquoi s’arrêter... le changement m’occupe, me distrait.
COCARDEAU.
Joliment ! Partout vous êtes grognon... également !
GAËRIC.
C’est que partout je souffre ! partout je porte avec moi mon chagrin.
COCARDEAU.
Il serait pourtant bien temps de nous arrêter ; depuis trois ans que nous arpentons terre et mers, nous finissons par tourner au Juif errant.
GAËRIC.
Oui, depuis trois ans ! et en voilà quatre que je l’ai perdue, que je l’ai tuée !
COCARDEAU.
C’est pas vous ; vous vous mettez comme ça des obélisques dans la tête ! C’est ce monsieur Tanguy... qui m’a aussi privé de ma femme... mais je n’ai pas de rancune, je lui pardonne.
GAËRIC.
Je ne lui pardonne pas, moi ! Si je l’avais retrouvé, oh ! je lui aurais fait payer cher le supplice auquel il m’a condamné... Ma fille, ma pauvre Yvonne !... j’ai espéré, pendant quelque temps, que mes yeux n’avaient trompé... les débris de cette barque n’avaient pas reparu.
COCARDEAU, gaiement.
Je n’ai pas le moindre espoir de revoir Jeanne Marie !
GAËRIC.
Une année s’est écoulée dans l’attente, et rien ! point de nouvelles... Si elle vivait, elle n’aurait pas laissé son vieux père dans l’inquiétude et la douleur... tout est fini !
COCARDEAU.
Eh bien ! puisque tout est fini, pourquoi ne pas vous tenir en repos ? C’est vrai, nous pourrions être si tranquilles... j’ai pus de femme : choisissez un pays quelconque, mais jetez-y l’ancre... moi, j’ai pas de préjugés ; tous les pays me sont égals, parce que tous a son agrément : en Angleterre, le roastbeef ; en Allemagne, la choucroute ; mais en France, la soupe à l’ognon !... l’étranger n’a pu me faire oublier la patrie !
GAËRIC.
Ah çà ! ils sont bien long-temps à nous servir, ces gens... ce voyage m’a fatigué... je me sens accablé !... j’ai besoin de repos.
COCARDEAU.
Et moi, j’ai faim... ah ! mais une faim !... c’est peut-être l’Amérique qui est cause de ça... C’est pas l’embarras, en Allemagne c’était tout de même, et ailleurs aussi.
GAËRIC.
Je voudrais une chambre.
COCARDEAU.
Il me faut la soupe ! je peux pas me passer de la soupe... Attendez, monsieur Gaëric, je vas m’occuper de vous... je vas demander ma soupe. Ohé ! la maison ! ohé ! quelqu’un !
Il sort par la droite.
Scène X
GAËRIC, seul
Non ! je n’ai pas en un instant, je ne dirai pas de bonheur, mais de calme et de paix, depuis ce jour fatal... Pauvre Yvonne ! quand tu n’as plus été là, auprès de moi, c’est alors que j’ai senti combien tu étais bonne, tout ce que ta présence répandait de charme sur ma vie... Un père près de sa fille !... est-il bonheur plus grand en ce monde !...On n’est pas fait pour rester seul, sans affection... ce n’est pas vivre que n’aimer personne... et je l’aimais... oh ! oui, je l’aimais... elle se trompait en croyant que j’avais pour elle de la haine... Haïr son enfant ! ce n’est pas vrai, ce n’est pas possible... dans la colère, la bouche peut le dire, mais le cour nous dément...
Il marche avec agitation et s’arrête devant les cadres qui décorent la salle.
Ah ! des dessins, des épures de constructions navales ! c’est bien ! c’est très bien... On ne nous apprenait pas tout cela de mon temps, et l’on faisait des embarcations meurtrières !... Oh ! je n’ai plus rien construit !... et puis, travailler ! pour qui ? quand on n’a pas d’enfant...
Scène XI
COCARDEAU, GAËRIC
COCARDEAU, accourant effaré.
Partons, monsieur, partons !
GAËRIC.
Comment ! à peine arrivés ?...
COCARDEAU.
Prenons la patache, le paquebot, ou le bateau à vapeur, le chemin de fer ou la mer, mais éloignons-nous, je vous en supplie.
GAËRIC.
Tout à l’heure tu voulais te fixer ici.
COCARDEAU.
Tout à l’heure ! tout à l’heure je n’avais pas entrevu ce que je viens d’apercevoir... tout à l’heure je me flattais d’avoir perdu ma femme... et je viens de la retrouver.
GAËRIC.
Ta femme !
COCARDEAU.
C’est ça une tuile !
GAËRIC.
Mais elle était avec eux dans cette barque.
COCARDEAU.
Eh bien ! oui, je comptais là-dessus ; mais ce n’est pas tout ! vous ne savez pas ce que j’ai trouvé auprès d’elle ?
GAËRIC.
Non ; mais dis vite, tu me fais mourir.
COCARDEAU.
Un négrillon, monsieur ! un négrillon de trois ans environ !... En voilà une qui m’en fait voir de toutes les couleurs !
GAËRIC.
Jeanne-Marie ici ! Mais si elle s’est sauvée, ma fille aussi a pu échapper à la mort.
COCARDEAU.
Ah ! je ne vous dirai pas ! je ne me suis pas amusé à dialoguer, voyez-vous ?
GAËRIC.
Il faut que je la trouve, il faut que je lui parle. Oh ! s’il était possible... mon Dieu ! ma fille ! mon Yvonne ! je pourrais la revoir et l’embrasser !...
Il sort par la droite.
Scène XII
COCARDEAU, seul
Est-il taquin ! il ne demande qu’à voyager quand je veux rester en place, et parce que je veux partir, il faut qu’il flâne... Oh ! je ne l’échapperai pas ! vous verrez qu’il faudra que je la reprenne... Comme c’est amusant ! moi qui m’en passais très bien !... je rengraissais à vue d’œil... Quel guignon ! faire des mille de mille de lieues pour retrouver sa femme ! joli voyage d’agrément !... Ah çà, mais si je m’étais trompé, si une ressemblance effrayante m’avait abusé... quel espoir !
Scène XIII
COCARDEAU, JEANNE-MARIE
JEANNE-MARIE, qui s’est avancée doucement.
Ah ! mon Dieu, oui, c’est lui ! c’est bien lui !
COCARDEAU, l’apercevant.
Oh ! non, la revoilà... et je n’avais pas la berlue. C’est-il avoir du malheur !
JEANNE -MARIE.
Il vient me chercher, c’est sûr.
COCARDEAU.
Elle va me réclamer, c’est certain.
JEANNE-MARIE.
Que lui dire ?
COCARDEAU.
Comment lui échapper ?
JEANNE-MARIE.
Ah ! ma foi, je résisterai.
COCARDEAU.
Je ne céderai pas.
Ils ont fait quelques pas et se sont éloignés en se tournant le dos ; ils se retrouvent face à face au fond du théâtre.
Eh bien ! c’est donc pas défunte, bonne pièce ?
JEANNE-MARIE.
Comme tu vois. Mais t’avais bien affaire de venir dans ce pays-ci !
COCARDEAU.
Vois-tu, Jeanne-Marie, à présent, morte ou vivante, c’est une résolution bien prise... j’ai la tête dure...
JEANNE-MARIE.
Je le sais ; mais c’est comme moi. Quoi que tu dises, quoi que tu fasses, c’est arrêté, je n’en dé mordrai pas : je ne retourne plus avec toi.
COCARDEAU.
Bah ! vraiment ça me va ! moi qui veux vivre en garçon !
JEANNE-MARIE.
Comment ! c’est pas pour me ramener que tu es venu ici ?
COCARDEAU.
Que la tour de Saint-Ifflâne m’écrase plutôt... Ah çà ! et tu ne vas pas te raccrocher à moi ?
JEANNE-MARIE.
Que Notre-Dame de Larmor m’en préserve !
COCARDEAU.
Cette chère Jeanne-Marie !
JEANNE-MARIE, lui tendant la main.
Ce bon Cocardeau ! touche là, nous voilà d’accord.
COCARDEAU.
Qu’ nous ne pouvons pas nous souffrir et qu’il y a incompatibilité...
JEANNE-MARIE.
De consentement mutuel : par ainsi, chacun de son côté.
COCARDEAU.
C’est bien entendu. Au plaisir de ne jamais vous revoir !
Il se met dans un fauteuil.
Voilà ce qui s’appelle une reconnaissance agréable !
JEANNE-MARIE, assise de l’autre côté.
Dis donc, sais-tu que tu es engraissé ?
COCARDEAU.
Je crois bien, la tranquillité... Toi, t’es fraiche et rose.
JEANNE-MARIE.
C’est naturel ; le bonheur...
COCARDEAU.
Vois-tu, mon ex-épouse, point de travail, point de soucis, point de criailleries, point d’exigences de femme ! Tu ne me dis pas bonsoir... tu ne m’as pas dit bonjour... ça vous refait bien un homme !
JEANNE-MARIE.
Faignant ! propre à rien !
COCARDEAU.
Si fait, propre à dormir... oh ! je dors... je suis sûr que personne ne dort mieux que moi... je rends des points à une marmotte... la plus forte.
JEANNE-MARIE.
Eh bien ! moi, je suis plus dégourdie. Dès le matin, je travaille, et quelquefois bien tard le soir. Je vais, je viens, je sers les voyageurs ; polie, avenante, je tâche de contenter tout le monde... L’un me dit une douceur, l’autre me prend le menton ; celui-ci me donne une pièce blanche, celui-là un baiser ; je prends tout : et toujours activité, gaité, bonne mine et bon accueil, c’est avec ça que je double mes profits.
COCARDEAU, se levant et venant à elle.
Coquette !
JEANNE-MARIE.
Dame ! si ça m’amuse, pourquoi donc m’en priver ?
COCARDEAU.
Pourquoi ? pourquoi ?... et mon respectable nom, mon beau nom de Cocardeau qui se trouve compromis ! car enfin, ce négrillon que j’ai vu à la cuisine... en v’là un trait d’une noirceur !...
JEANNE-MARIE, riant en se tenant les côtes.
Ce négrillon ?... ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
COCARDEAU.
Allons ! elle a transporté jusqu’en Amérique sa mauvaise habitude... Veux-tu te taire, femme sans cœur ?
JEANNE-MARIE.
Ah ! ce pauvre Cocardeau ! il a vu un négrillon ! ah ! ah !
COCARDEAU.
C’est une horreur ! Apprenez que chez les Cocardeau n’y a jamais eu que des blancs, quelque fois des rouges ; mais des noirs... ah ! fi ! fi ! fi ! c’est de bien mauvais goût.
Scène XIV
COCARDEAU, GAËRIC, TANGUY, JEANNE-MARIE
Gaëric entre le premier, suivi de Tanguy.
GAËRIC, furieux, mais se contenant.
C’est donc chez vous que je suis ?
TANGUY.
Oui, monsieur.
GAËRIC, avec amertume.
Le ciel m’a bien guidé ! merci, mon Dieu !
JEANNE-MARIE.
Quelle colère !
COCARDEAU.
Là ! v’là que ça commence !
GAËRIC, apercevant Jeanne-Marie et Cocardeau.
Sortez, vous autres, sortez !
Ils hésitent.
Sortez donc !
JEANNE-MARIE, à Tanguy.
Que va-t-il se passer ?
TANGUY, bas à Jeanne-Marie.
Ne crains rien ; seulement empêche Yvonne de venir.
Jeanne-Marie et Cocardeau sortent par la droite.
Scène XV
GAËRIC, TANGUY
GAËRIC.
Ma fille, malheureux ! ma fille ! rends-la-moi, à l’instant, je la veux !
TANGUY.
Monsieur, de grâce, parlons avec calme.
GAËRIC, s’animant toujours de plus en plus.
Du calme ! le parler avec calme, à toi, séducteur, à toi, qui m’as privé de mon bien le plus cher !
TANGUY.
Cependant si nous voulons nous expliquer...
GAËRIC.
Point d’explication ! je ne veux rien entendre. Oh ! ne crois pas que je te laisserai jouir en paix du trésor que tu m’as enlevé.
TANGUY.
L’éloignement, quatre années n’ont donc pas apaisé votre fureur contre moi ?
GAËRIC.
L’apaiser ! elle n’a fait qu’augmenter : le désespoir, retombé sur mon cœur, l’a ulcéré, l’a rendu plus irritable que jamais. Si j’ai gardé le silence pendant si longtemps, c’est qu’abusé par cette tempête... (c’était Dieu qui s’opposait à votre action infâme !) j’ai pensé que j’avais perdu ma fille.
TANGUY.
Ô ciel !
GAËRIC.
Mes yeux, obscurcis par les larmes, m’ont fait croire que vous aviez tous péri... je n’avais plus rien à redemander, plus de vengeance à exercer ; alors j’ai pleuré seul, priant le ciel qu’il me joignit bientôt à mon enfant... mais il n’a pas voulu car je devais la revoir. Enfin je le retrouve, je retrouve celle qui peut encore répandre la joie et le bonheur sur ma vie. Oh ! je ne laisserai échapper, cette fois, ni ma fille ni ma vengeance. Vois-tu, les années sont pesantes quand on souffre ! le chagrin a brisé mon corps, blanchi mes cheveux ; mais, à ta vue, j’ai repris toute ma force, toute mon énergie, toute ma colère !
TANGUY.
Mon Dieu ! monsieur, que voulez-vous ?
GAËRIC.
Ma fille, je te l’ai dit, ma fille... et je repars, je l’emmène avec moi.
TANGUY.
Ainsi donc cette union...
GAËRIC.
Je ne veux pas la reconnaître.
TANGUY.
Si pourtant elle a fait son bonheur ?
GAËRIC.
Elle a fait mon malheur, à moi.
TANGUY.
Yvonne est ma femme.
GAËRIC.
Elle est ma fille.
TANGUY.
Notre mariage...
GAËRIC.
Est nul. La loi est pour moi ; je vais trouver le consul, il me rendra justice.
Il fait quelques pas et revient.
Mais non, je ne sors pas de la maison, je ne te quitte pas : tu pourrais encore me l’enlever, la faire disparaître, l’exposer à la mort... oh ! la perdre encore serait affreux ! Allons, conduis-moi près d’elle... viens.
TANGUY, résistant.
Monsieur...
À part.
S’il la voit tout est perdu.
GAËRIC.
Tu ne veux pas me conduire près d’elle ?... eh bien ! je vais l’appeler... elle viendra aux cris de son père... Yvonne ! ma fille !
TANGUY, prenant une résolution.
Monsieur, ces cris sont inutiles. Si vous voulez m’entendre, vous le comprendrez... écoutez-moi.
GAËRIC, ému, s’arrête.
Que voulez-vous dire ? Je tremble...
TANGUY, à part.
Ce moyen est cruel, mais c’est le seul pour éviter de grands malheurs.
GAËRIC.
Parlez, parlez donc !
TANGUY.
J’hésitais... il m’était pénible de détruire une erreur qui vous est chère ; mais enfin, je le vois, je ne dois pas plus longtemps vous le cacher... cette tempête, ce naufrage dont vous avez été témoin...
GAËRIC.
Eh bien ?
TANGUY, hésitant.
Yvonne... elle seule en a été victime.
GAËRIC, atterré.
Ma fille est morte... j’ai trop vite espéré !
Scène XVI
TANGUY, GEORGES, CHARLES, GAËRIC
GEORGES et CHARLES, courant vers Tanguy.
Papa ! papa ! viens donc !
TANGUY.
Retirez-vous, mes enfants.
GAËRIC, étonné.
Vos enfants !... en effet, elle avait un fils... elle me l’avouait dans cette lettre, qui m’annonçait mon malheur, la dernière que j’aie reçue d’elle... un fils, l’enfant de mon Yvonne !... mon petit-fils, à moi !
GEORGES.
Ah ! c’est papa Gaëric !
Il court vers lui ainsi que Charles.
Bonjour, bon papa ! Le bon Dieu a donc entendu notre prière ; il nous l’a envoyé !
GAËRIC.
Comment ! ils savent mon nom ! ils me connaissent !
GEORGES.
Oh ! oui ; nous savons que vous êtes bien bon ; nous vous aimons bien, et nous avons prié Dieu tous les jours pour votre santé et pour votre retour auprès de nous.
GAËRIC, attendri.
Bons petit anges !
TANGUY, à part.
S’ils pouvaient l’apaiser...
GAËRIC.
Mais vous n’aviez qu’un enfant...
TANGUY, à part.
Ah ! mon Dieu ! que dire ? je n’ose encore...
GAËRIC, après l’avoir regardé, voyant son embarras.
Ah ! je comprends... une autre femme... vous avez été bien vite consolé ! moi, je la pleurerai toujours... c’est que personne n’aime comme un père !...
Regardant Georges.
C’est celui-là qui est l’aîné ? c’est l’enfant d’Yvonne ?
Il l’embrasse.
Comment t’appelles-tu ?...
GEORGES.
Georges.
GAËRIC.
Mon nom... elle lui avait donné mon nom ! Pauvre femme, malgré ma dureté, elle pensait à moi.
S’asseyant, et prenant Georges sur ses genoux.
Te rappelles-tu ta mère ?
GEORGES, étonné.
Ma mère ? sans doute.
CHARLES.
Nous la voyons tous les jours.
GAËRIC, à Charles, en le repoussant.
Je ne te parle pas à, loi...
L’enfant s’éloigne en pleurant et va retrouver son père.
La tienne, à toi, Georges ?
GEORGES.
Mais c’est notre mère à tous deux.
GAËRIC.
Au fait, il était si jeune !
GEORGES.
C’est elle qui nous a appris ton nom, qui nous a dit de t’aimer, de prier pour toi.
GAËRIC.
Ah ! c’est elle qui vous a élevés ainsi ?... Eh bien, c’est une brave femme.
À Tanguy.
Vous lui direz que je la remercie pour moi... pour ma fille...
TANGUY, hésitant.
Mais si vous vouliez vous-même...
GAËRIC, se levant.
La voir ! non !... celle qui a pris la place... jamais !... Tenez, monsieur, vous m’avez fait beau coup de mal... par vous, je souffrirai toute ma vie ; mais, si, pour adoucir ma douleur, vous con sentez à ce que je vais vous demander, je crois que je puis vous pardonner encore.
TANGUY, avec empressement.
Parlez ; que faut-il faire ?
GAËRIC.
Donnez-moi mon petit-fils.
TANGUY.
Ah ! monsieur !
GAËRIC.
Vous n’êtes pas seul, vous ; vous en avez deux, deux garçons, et une femme... Voyons, un peu de pitié pour un pauvre vieillard que vous avez rendu bien malheureux !
TANGUY.
Je ne puis, monsieur, en vérité... mais si vous vouliez rester avec nous... nos soins, notre attachement...
GAËRIC.
Non ; je n’ai plus rien à faire ici, maintenant que j’ai la cruelle certitude... je vais partir, retourner en France, où elle est née, où elle est morte... Mais, au fait, vous avez raison, vous aimez votre enfant, vous ; vous ne voulez pas laisser à d’autres le soin de l’élever... loin de vous, pour qu’il ne s’attache pas à son père, pour qu’il manque de confiance et d’affection... Ah ! si mon Yvonne avait grandi sous mes yeux, à mes côtés, elle m’aurait aimé, elle ne m’aurait pas abandonné... elle vivrait !
TANGUY.
Il me déchire le cœur...
Allant pour parler.
Monsieur...
GAËRIC, vivement.
Laissez-moi !
À Georges.
Va-t’en aussi... va-t’en, pour que je ne t’aime pas... Allons, allons, laissez-moi, laissez-moi.
TANGUY, à part, emmenant les enfants.
Craignons de l’irriter... Partir sans voir sa fille ! oh ! cela est affreux !
Gaëric le regarde avec impatience.
Je sors, monsieur.
Scène XVII
GAËRIC, seul
Oui, oui, il faut m’éloigner !... maintenant la vue de cette femme me serait trop pénible, et je n’ai pas le droit de troubler son ménage. Que d’émotions dans cette triste journée !... Voir à la fois naitre et s’anéantir la plus douce espérance... Oh ! je n’ai plus la force de les supporter... il faut quitter cette maison.
Il s’assied dans le fauteuil à droite.
Scène XVIII
GAËRIC, COCARDEAU
COCARDEAU, une serviette à la main et s’essuyant la bouche.
Ma foi, Jeanne-Marie a des qualités : elle fait de fameuse soupe... et je resterai ici tant que vous voudrez.
GAËRIC.
Nous partons.
COCARDEAU, stupéfait.
Ah ! bah !... Et quand ça ?
GAËRIC.
Tout à l’heure, à l’instant, si un vaisseau met à la voile... Cours au port, informe-toi, et assure notre passage.
COCARDEAU.
Par exemple, en voilà une girouette !
GAËRIC.
Si tu veux rester avec ta femme, reste.
COCARDEAU.
Avec ma femme ! pour qui me prenez-vous ?... j’aime bien la soupe, mais pas à ce point là... je vous suis monsieur Gaëric, partout... Je vas sur le port, et je reviens vous rendre réponse. Rester avec ma femme ! quelle ingratitude ! quelle bassesse ! j’en suis incapable.
Il sort par le fond.
Scène XIX
GAËRIC, seul d’abord, puis YVONNE
GAËRIC, qui a commencé à s’assoupir pendant le bavardage de Cocardeau.
Oui, partons, reprenons la mer ! et puisse-t-elle me réunir à mon enfant ! dussé-je l’entendre m’accuser devant Dieu...
YVONNE, entre doucement par la droite et s’avance avec précaution.
Il va partir, et je ne l’aurai pas vu... je n’ose me montrer, il m’arracherait à mon mari. Mon Dieu, mon Dieu ! je voudrais pourtant bien le voir...
Elle s’approche.
Mais il dort !... Pauvre vieillard, l’émotion, la fatigue l’ont accablé... Au moins je puis le contempler sans que son regard me fasse trembler, lui parler sans entendre sa voix menaçante...
Elle s’approche encore.
Comme il est vieilli !... Hélas ! mon père, j’ai bien souffert aussi ; la désobéissance porte avec elle son châtiment, et tous vos maux, tous vos chagrins sont retombés sur mon cœur... Folle ! il ne m’entend pas ; et s’il m’entendait, il me repousserait ; et moi, oserais-je lui parler ?... Il va s’éloigner, pour toujours peut-être, remporter sa colère !... s’il avait pu me pardonner, me bénir, si j’avais reçu de lui un baiser, comme il m’en donnait autrefois... bien rarement ! mais qui me rendaient joyeuse et contente pour longtemps... Il dort... ce sera moi, et je croirai qu’il a oublié...
Elle s’avance derrière le fauteuil.
N’est-ce pas, mon père, vous me pardonnez ?
Elle dépose un baiser sur le front de Gaëric.
GAËRIC, s’éveillant à moitié.
Hein ? je m’assoupissais ! et comme toujours, déjà je rêvais à elle... le jour, la nuit, elle est là ! poids terrible ! remords cuisant !
YVONNE, qui s’est retirée au fond.
Que dit-il ?
GAËRIC.
Pauvre enfant, que son père a tuée !... tu l’as maudit !
YVONNE, s’approchant involontairement.
Moi mon père ?
GAËRIC.
Ô ciel !
Il la regarde, elle n’ose plus reculer.
Yvonne ! ma fille ! tu viens me reprocher ma colère, mon injustice ?... Je suis bien puni... je t’ai mais, et je l’ai perdue !... juge de mon supplice... oh ! pardonne-moi !
YVONNE.
Quel délire, mon père !
GAËRIC, tombant à genoux devant Yvonne.
Grâce, Yvonne, grâce à ton père !
YVONNE, voulant le relever.
Que faites-vous, mon Dieu ?
GAËRIC, revenant à lui.
Ah ! sa main, sa voix... elle me presse dans ses bras.
YVONNE.
Il ne me repousse pas, il m’embrasse !
GAËRIC.
Oh ! c’est elle, c’est ma fille, Yvonne !
YVONNE.
Il me pardonne, il m’aime !
GAËRIC, tombant épuisé dans le fauteuil.
Ah ! je puis mourir maintenant, j’ai reçu mon enfant ! je n’ai pas causé sa mort !
YVONNE.
Ô ciel ! au secours ! Tanguy ! mon père ! mon Dieu !... Au secours ! ne l’ai-je donc retrouvé que pour le voir mourir ?
Tout le monde accourt.
Scène XX
TANGUY, GAËRIC, YVONNE, JEANNE-MARIE, GEORGES, CHARLES
YVONNE, à Tanguy.
Ah ! mon ami, il m’a revue, il m’aime, il me pardonne, et il meurt !
TANGUY.
Non, non, le voilà qui reprend ses sens.
GAËRIC, revenant à lui et cherchant Yvonne.
Oh ! ce n’était point un rêve, c’est elle !... c’est ma fille !
YVONNE.
Oui, mon père, c’est Yvonne ; ce sont deux coupables implorant votre pardon.
GAËRIC, à Tanguy.
Ah ! monsieur, vous avez été bien cruel !
TANGUY.
Vous vouliez nous séparer...
GAËRIC.
Oui ; j’étais cruel aussi... chacun de nous voulait à lui seul son trésor... qu’il soit à nous deux, et désormais ne nous séparons plus.
YVONNE.
Mon père, mon mari, mes enfants ! je suis bien heureuse !
Scène XXI
TANGUY, GAËRIC, YVONNE, JEANNE-MARIE, GEORGES, CHARLES, COCARDEAU
COCARDEAU.
Vite ! nos paquets ! la Salamandre chauffe, chauffe ! dans un quart d’heure nous serons bien loin.
JEANNE-MARIE.
Tu pars, imbécile ?
COCARDEAU.
Et M. Gaëric donc ?...
GAËRIC, avec bonheur.
Oh ! je reste à présent !
COCARDEAU.
Ah ! tiens, tiens, tiens, virement de bord, à ce qu’il paraît ?
JEANNE-MARIE.
Imitons-les, faisons la paix, embrasse-moi.
COCARDEAU, soupirant.
J’vas r’maigrir !
[1] Les costumes de GAËRIC, de boucles COCARDEAU et de JEANNE-MARIE sont, au premier acte, ceux des paysans bretons. Au second acte, GAËRIC est en longue redingote bleue, chapeau à larges bords, pantalon, souliers à, redingote, gilet et pantalon de nankin jaune foncé, chapeau de paille. TANGUY, habit, gilet, pantalon de piqué blanc, cravate de couleur. YVONNE, robe blanche à la créole, manches courtes, agréments et rubans rouges. JEANNE-MARIE, robe de guingamp rayé, même forme, madras sur la tête.