Les Apparences trompeuses (HAUTEROCHE)

Comédie en trois actes.

1672.

 

Personnages

 

STURGON, mari de Nérine

NÉRINE.

LISE, suivante de Nérine

DAMIS, gentilhomme

SANS-SOUCI, valet de Sturgon

CLOESTAN, frère de Nérine

FLORIDE, femme de Cloestan

JACINTE, sœur de Sturgon

BLÉSOIS, valet de Damis

 

La scène est à Paris.

 

 

AU LECTEUR

 

Le sujet de cette Comédie est fort simple, et n’est chargé que de très peu d’incidents ; elle a des caractères assez passables, et dont les originaux se rencontrent fréquemment dans le monde. Elle n’a point été représentée ; et la raison est qu’on ne l’a pas trouvée jouable. On trouvera bon, (moi qui pense le contraire) que j’appelle de ce jugement au Public. J’avoue que cette Pièce n’est pas si plaisante que celles qu’on a vues de ma façon ; mais je crois qu’il y a des choses qui peut-être pourront donner quelque satisfaction à l’esprit, et qui, sur le théâtre, auraient pu réjouir l’Auditeur.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

STURGON, seul

 

Qu’une femme coquette est un mortel poison

Pour quiconque a pour but l’honneur et la raison !

Combien de fois, par jour, la noire jalousie

Vient-elle, avec fureur, troubler sa fantaisie !

De cent fâcheux objets son esprit combattu,

Fait, malgré ses efforts, succomber sa vertu :

Et mille affreux pensers, qui lui dévorent l’âme,

Font souvent qu’il maudit et l’hymen et la femme ;

Et voudrait, de grand cœur, en cette extrémité,

Être mort mille fois, ou n’avoir point été.

En ce sexe, le nom de Femme ou de Maîtresse

N’est propre, tôt ou tard, qu’à nous gêner sans cesse.

Que vous êtes heureux, trop commodes époux,

Qui souffrez, sans chagrin, qu’on fasse tout chez vous,

Et, feignant d’ignorer ces commerces infâmes,

Laissez les Jouvenceaux seuls avecque vos femmes !

Que vous vous épargnez de troubles et d’ennuis !

On ne vous voit jamais en l’état où je fuis ;

La perte de l’honneur ne vous tourmente guère ;

Être cocu, pour vous, ce n’est pas une affaire.

Vous n’êtes point gênés par la réflexion ;

Et, si l’honneur vous cause un peu d’émotion,

Votre humeur, là-dessus, vous rend l’esprit tranquille.

Ah ! pourquoi n’ai-je pas une âme aussi facile ?

Mais Lise, ce me semble, est longtemps à venir.

Du chagrin qui me tue, il faut l’entretenir.

Mais non ; il n’est pas sûr qu’elle me soit fidèle ;

Tâchons de la gagner, avant que...

 

 

Scène II

 

STURGON, LISE

 

STURGON, apercevant Lise.

Bon, c’est elle

Lise a tardé longtemps à me suivre.

LISE.

Hé ! pas trop.

Comment vous attraper ? vous allez au galop.

À cent pas du Couvent, vous avez pris, sans doute,

Des chemins inconnus où Lise ne voit goutte.

Pour ne vous perdre pas, j’ai fort longtemps couru ;

Mais enfin à mes yeux vous êtes disparu.

Dites, n’aviez-vous point rendez-vous chez Lucrèce ?

STURGON.

Non.

LISE.

Avec votre femme, avoir une Maîtresse !

Et...

STURGON.

Tais-toi.

LISE.

Ce n’est pas agir de bonne foi.

Qu’en peut dire le monde ?...

STURGON.

Encore un coup, tais-toi.

LISE, branlant la tête.

Cette Lucrèce...

STURGON.

Paix.

LISE.

Souffrez que je m’explique ;

Que je vous dise enfin...

STURGON, se mettant en colère.

Morbleu ! point de réplique ;

Paix.

LISE.

Je dirai pourtant, malgré votre courroux,

Que Madame a sujet de se plaindre de vous ;

Et que si, par malheur, elle vient à l’apprendre,

À de mortels chagrins vous devez vous attendre.

Croyez que, de ma part, elle n’en saura rien ;

Mais elle peut, d’ailleurs...

STURGON.

Suffit ; je t’entends bien.

LISE.

Quittez cette Lucrèce...

STURGON.

Ah ! je perds patience.

Pour la dernière fois, tais-toi.

LISE.

Gardez...

STURGON.

Silence.

LISE.

Je sais qu’on n’aime pas de semblables avis ;

Mais les miens, là-dessus, devraient être suivis.

À Paris, comme ailleurs, on découvre les choses ;

Pour s’en instruire, on fait plusieurs métamorphoses ;

Et...

STURGON, se mettant en colère.

Tes raisonnements sont ici superflus ;

Tais-toi, tais-toi.

LISE.

Monsieur, je n’en parlerai plus ;

C’est de moi, pour vous plaire, une chose ignorée.

STURGON.
Dis, qui t’a fait aller où je t’ai rencontrée ?

LISE.

Au Couvent ?

STURGON.

Oui.

LISE.

Madame.

STURGON.

Est-ce par piété ?

Hem ?

LISE.

Non ; mais pour y faire une civilité.

STURGON.

À qui ?

LISE.

Belle demande ! À votre sœur.

STURGON.

Jacinte

Est une bonne fille.

LISE.

Elle deviendra sainte ;

De l’air qu’elle s’y prend, il n’en faut point douter.

STURGON.

Cependant au parloir elle aime à caqueter.

Crois tu qu’en ce Couvent elle soit satisfaite,

Qu’elle y prenne du goût, que rien ne l’inquiète ?

LISE.

Vous avez pu savoir quel est son sentiment.

STURGON.

À son frère une sœur s’explique rarement.

Mais de quoi parlait-elle, avant que j’arrivasse ?

LISE.

De rien. Mais, à propos, certain point m’embarrasse.

STURGON.

Quel ?

LISE.

D’où vient que, tantôt, dans la Religion,

Parlant à votre sœur sur la dévotion,

Vous disiez hautement, d’une ardeur sans seconde,

Les sept péchés mortels contre les gens du monde ? 

Qu’on devait en ce lieu borner tous ses désirs,

Que c’est là qu’on goûtait les solides plaisirs ; 

Qu’ailleurs l’esprit n’était rempli que de chimères,

Et que vous la prêchiez devant ces bonnes Mères ?

STURGON.

C’était pour obliger à ne pas les quitter.

LISE.

C’est donc là la raison qui vous faisait pester ?

STURGON.

Oui.      

LISE.

Bon ! Vous m’apprenez que, dans cette visite,

Vous jouiez finement le rôle d’hypocrite :

J’en vois qui, sous ce masque, attrapent les plus fins,

Et qui font les bigots, pour venir à leurs fins.

Mais quoi ! si votre sœur, nonobstant votre adresse,

Aimait quelque Tarquin, quand vous aimez Lucrèce,

Et que, pour lui, l’amour la tourmentât un peu ;

Çà, l’empêcheriez-vous de sortir de ce lieu ?

STURGON.

Non.

LISE.

Tout de bon ?

STURGON.

Crois-moi.

LISE.

C’est être raisonnable ;

Et, sur cette matière, un frère fort traitable.

Ma foi, j’en fais beaucoup qui, sans aucun remords.

Pour l’y faire cloîtrer, feraient tous leurs efforts.

C’est pourtant grand’ pitié, qu’on oblige une fille

D’épouser un Couvent, par raison de famille ;

Que, sans la consulter sur sa démangeaison,

On l’engage à choisir une honnête prison ;

Et cela, bien souvent, pour en avancer une

Aux dépens de sa sœur, établir sa fortune, 

Bien que celle qu’on met dans la Religion,

Ait, pour un bon mari, grande dévotion.

Est-ce bien raisonner ?

STURGON.

Que veux-tu ? c’est la mode.

LISE.

La mode à notre sexe est souvent incommode.

On ne fait pas ainsi de Messieurs les garçons ;

On en fait des Abbés, sans beaucoup de façons,

Qui, sous ce titre-là, demeurant dans le monde,

En content, s’il leur plaît, à la brune et la blonde ;

Ils font les damerets, font de tous les plaisirs,

Et pensent rarement à régler leurs désirs.

On devrait, sans nous mettre au rang des Sœurs professes,

Comme on fait des Abbés, faire aussi des Abbesses.

STURGON.

Ce serait pis encor.

LISE.

Que ferions-nous de pis ? 

Rien n’en irait plus mal, au moins à mon avis.

Examinons un peu...

STURGON.

Ce n’est pas notre affaire ;

Sur leur façon d’agir c’est à nous de nous taire.

Tais-toi : vas seulement m’appeler Sans-Souci.

LISE appelle.

Sans-Souci !

 

 

Scène III

 

SANS-SOUCI, STURGON, LISE

 

SANS-SOUCI.

Me voilà.

STURGON, à Sans-Souci.

Ma femme est-elle ici ?

SANS-SOUCI.

Non, Monsieur.

STURGON.

Hé ! d’où vient ?

SANS-SOUCI.

Hé !... c’est qu’elle est sortie.

STURGON.

Seule ?

SANS-SOUCI.

Non.

STURGON.

Elle a mis quelqu’un de la partie ?

SANS-SOUCI.

Oui, Monsieur.

STURGON.

Qui ?

SANS-SOUCI.

C’est... là, ce Monsieur d’Orléans.

STURGON.

Damis ?

SANS-SOUCI.

Oui.

STURGON.

Ce Muguet est donc venu céans.

SANS-SOUCI.

N’y vient-il pas toujours ?

STURGON.

Qu’a-t-il dit à ma femme ?

SANS-SOUCI.

Il a causé, du moins une heure, avec Madame ;

C’est tout ce que j’en fais.

STURGON.

Pendant leur entretien

N’étais-tu pas présent ?

SANS-SOUCI.

Moi ? non.

STURGON.

Cela va bien.

Quoi ! tu quittes la chambre, et...

SANS-SOUCI.

Ce n’est pas ma faute :

Quand j’y veux demeurer, je compte sans mon hôte ;

Ils me donnent toujours quelque commission ;

Et, si je réponds mal à leur intention,

Que mon retour, trop prompt, tant soit peu les chagrine,

Sans-Souci, me dit-on, vas-t en à la cuisine.

STURGON.

Et tu sors, sans rien dire ?

SANS-SOUCI.

Il faut bien m’en aller :

Mais, morbleu ! là-dessus, j’enrage de parler ;

Je vois clair.

STURGON.

Que vois-tu ?

SANS-SOUCI.

Je suis las de me taire.

On ne m’écarte point, sans un peu de mystère ;

Et ces commissions qu’on me donne à tous coups,

Si je ne suis trompé, ne regardent que vous.

STURGON.

Comment ?

SANS-SOUCI.

Oh, Monsieur !...

STURGON.

Parle, et dis ce que tu penses.

SANS-SOUCI.

Vous le voulez ? Tout franc, je vois des manigances

Qui me font assez voir... Bref, on ne va pas droit :

Et ce Monsieur Damis n’est pas un maladroit :

C’est à vous, là-dessus, à deviner le reste.

STURGON.

Mais que font-ils ?

SANS-SOUCI.

Oh !...

STURGON.

Dis, ne fais point le modeste ;

Achève. Ont-ils poussé les affaires plus loin ?

SANS-SOUCI.

De la conclusion est-on jamais témoin ?

Mais, suivant l’apparence, et selon ma caboche,

Si l’on ne vient au point, du moins on en approche.

STURGON, lui donnant un soufflet.

Vous êtes un coquin, un menteur ; et, s’il faut...

SANS-SOUCI.

Tout ce qu’il vous plaira, Monsieur ; mais je... 

STURGON.

Maraud !

Sors vite, ou tu verras punir ta médisance.

 

 

Scène IV

 

STURGON, LISE

 

STURGON.

Des pestes de Valets j’admire l’insolence !

Ces bourreaux, chez les gens, sont autant d’espions,

Qui tâchent d’observer toutes les actions ;

Qui, jusques sur les mœurs exerçant leur malice,

Ne sont des vertueux qu’au gré de leur caprice ;

Il leur semble, chez nous, que tout leur soit permis ;

Et ce sont, bien souvent, nos plus grands ennemis.

Hé bien, Lise ! tu vois ce qu’il dit de ma femme !

Dans l’esprit d’un Valet, passer pour un infâme !

LISE.

À des contes en l’air doit-on ajouter foi ?

C’est un coquin, Monsieur, j’en réponds ; croyez-moi,

Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on connaît sa malice.

STURGON.

Ah ! c’est un bon Valet.

LISE.

Oui bien, pour le service ;

Il est adroit et prompt, et même industrieux ;

Mais, enfin, pour sa langue, il est pernicieux.

STURGON.

Je sais qu’il parle ; mais...

LISE.

Quand il s’est mis en tête

De déchirer quelqu’un, Monsieur, rien ne l’arrête,

Il emporte la pièce ; et contre le prochain

Les moindres visions le font aller beau train.

Faut-il, sur son rapport, avoir l’âme alarmée ?

STURGON.

Lise, apprends que le feu ne va point sans fumée.

 

 

Scène V

 

DAMIS, NÉRINE, STURGON, LISE

 

Damis et Nérine se parlent bas, en entrant.

STURGON, à Lise.

La voici, la coquine ! et ce Monsieur Damis.

DAMIS, apercevant Sturgon.

Ah ! Monsieur... je me compte au rang de vos amis.

STURGON, à Damis.

Je ne m’y compte pas, et ne le veux point être ;

Et, qui plus est, chez moi je veux être le maître.

NÉRINE, à Sturgon.

Monsieur ne prétend rien à cette qualité.

STURGON, à Nérine.

Taisez-vous.

NÉRINE.

Contre moi vous êtes irritée ?

STURGON.

Sans doute ; et votre vue augmente ma colère.

NÉRINE.

Hé ! d’où vient ?

STURGON.

Laissez-moi...

NÉRINE.

Pour ne vous pas déplaire, 

À ma chambre, Monsieur, nous allons au plutôt.

À Damis, le prenant par la main. 

Venez.

À Lise.

Si quelqu’un vient, dis que je fuis en haut.

 

 

Scène VI

 

STURGON, LISE

 

STURGON.

En user de la forte, et même en ma présence.

Ah ! c’est pousser à bout mon trop de patience.

Du feu, vite.

LISE.

Hé ! pourquoi ?

STURGON.

Pour brûler la maison,

Et les brûler aussi.

LISE.

Vous n’avez pas raison :

Quoi que vous en pensiez, votre femme est honnête ;

Et vous ne devez pas...

STURGON.

Je suis donc une bête ?

De son honnêteté je m’en rapporte à toi ;

Emmener à sa chambre un...

LISE.

Voilà bien de quoi !

Pour être tête-à-tête, on n’en est pas moins sage.

STURGON.

Et c’est pourtant par-là que l’honneur soit naufrage.

LISE.

Et c’est aussi par-là que paraît la vertu.

STURGON.

Eh ! de ces beaux discours je suis trop rebattu,

Du feu, morbleu ! du feu !

LISE.

Monsieur, point de vacarme,

Songez que vous mettrez le quartier en alarme :

Considérez, d’ailleurs, que c’est vous diffamer.

STURGON.

Je crains peu là-dessus qu’on me puisse blâmer ;

Et... Du feu !

LISE.

Quoi ! porter les choses à l’extrême !

STURGON, feignant de sortir.

On n’en apporte pas ; j’en vais chercher moi-même.

LISE.

Et moi, je monte en haut, pour les en avertir,

Et tâcher, si je puis, à les faire sortir.

 

 

Scène VII

 

STURGON, seul

 

C’est l’unique moyen d’éviter ma colère ;

Et, pour se garantir, c’est ce qu’ils ont à faire.

Quoi ! jusqu’en mon logis, on m’en fera tâter ;

Et je le souffrirai, sans oser éclater !

Car, suivant des prudents la maxime ordinaire,

Quand ce malheur arrive, il est bon de se taire ;

Lorsqu’on en fait éclat, c’est agir contre soi.

Ah, morbleu ! cette idée est un monstre pour moi.

Non, l’on ne dira point, dans notre voisinage,

Que Sturgon lâchement se prête au cocuage :

Oui, je veux qu’on apprenne et qu’on soit convaincu

Que j’ai, sur ce chapitre, honnêtement vécu ;

Que...

 

 

Scène VIII

 

STURGON, LISE

 

STURGON.

Mais Lise revient.

LISE.

Monsieur, la chose est faite ;

J’ai dit, de point en point, ce qui vous inquiète ;

Que vous voyiez fort clair ; que vous n’étiez point fat,

Et que vous étiez homme à faire un grand éclat.

STURGON.

Qu’ont-ils dit ?

LISE.

Rien.

STURGON.

Rien ?

LISE.

Non ; ils n’en ont fait que rire.

STURGON.

Tu n’as donc, de leur part, autre chose à me dire ?

LISE.

Non.

STURGON.

Du feu !

 

 

Scène IX

 

STURGON, LISE, NÉRINE, DAMIS

 

LISE.

Les voici.

DAMIS, à Nérine.

Je n’y reviendrai plus.

NÉRINE, à Damis.

Ne faisons point ici de discours superflus :

Revenez au plutôt ; c’est moi qui vous l’ordonne !

DAMIS.

Je ne suis point d’humeur à chagriner personne ;

Car Monsieur votre époux...

NÉRINE.

Pour Monsieur mon époux ;

Le différent se va terminer entre nous.

Faites ce que je dis.

DAMIS.

J’obéirai, sans doute.

STURGON, à Nérine et à Damis.

Prétendez-vous qu’ainsi longtemps je vous écoute

À Damis.

Parbleu ! pour un moment, laissez-nous en repos,

Afin que nous puissions nous dire quatre mots.

DAMIS, à Sturgon.

Je sors, sans répliquer ; la raison le demande.

NÉRINE.

Au moins, souvenez-vous de ce qu’on vous commande.

DAMIS, en sortant.

Je ne l’oublierai pas.

 

 

Scène X

 

NÉRINE, STURGON, LISE

 

NÉRINE, à Sturgon.

Çà, que me voulez-vous ?

On dit que, contre moi ; vous êtes en courroux ;

Sachons-en le sujet, faites-le-moi connaître.

STURGON, à Nérine.

Encore un coup, morbleu ! je veux être le maître ;

Et je ne puis souffrir que cent godelureaux

À ma femme, chez moi, débitent mots nouveaux,

Ni que Monsieur Damis lui pousse la fleurette.

NÉRINE.

Quoi ! Monsieur, c’est donc là ce qui vous inquiète ?

STURGON.

Oui, c’est cela, vous dis-je, il n’en faut point douter,

Et j’ai grande raison de m’en inquiéter ;

Sur votre procédé, j’ai l’âme peu contente.

NÉRINE.

Je ne vois pas par où.

STURGON.

Faites bien l’ignorante ;

Feignez adroitement de ne m’entendre pas ;

Levez les yeux au Ciel, et poussez des hélas.

NÉRINE.

Moi, les pousser ! Sur quoi ?

STURGON.

Je n’ai point la berlue :

Votre façon d’agir ne m’est pas inconnue ;

Et qui fait, à dessein, éloigner un Valet,

Donne une occasion qu’on fait prendre au collet.

NÉRINE.

Je ne vous entends point.          

STURGON.

Hé ! vous n’êtes point sourde ;

Vous cherchez, pour excuse, à donner quelque bourde ;

Mais c’est perdre le temps ; vous la cherchez en vain :

Éloigner un Valet, est un cas très vilain.

Quoi ! vous ne dites mot ! votre caquet s’abaisse !

Avez-vous, là-dessus, l’intelligence épaisse ?

Ce Valet éloigné vous embarrasse. Là,

Voyons donc, qu’avez-vous à répondre à cela ?

NÉRINE.

Je meure, à vos discours si je puis rien comprendre.

STURGON.

Quoi ! feindre incessamment de ne me pas entendre !

Je parle clair, pourtant, quand je m’explique ainsi.

C’en est trop ; je vous vais confronter Sans-Souci.

Il appelle.

Sans-Souci !

 

 

Scène XI

 

STURGON, NÉRINE, SANS-SOUCI, LISE

 

SANS-SOUCI.

Monsieur.

STURGON, le prenant par le bras.

Viens.

LISE, bas à Nérine.

Il a jasé, Madame.

STURGON.

Que m’as-tu dit, tantôt, en parlant de ma femme ?

SANS-SOUCI.

Qui ? moi, Monsieur ?

STURGON.

Oui, toi.

SANS-SOUCI.

Que vous aurais-je dit ?

STURGON.

Devant elle, morbleu ! ne fais point l’interdit :

Dis-le tout franchement, et parle sans rien craindre.

SANS-SOUCI.

Mais, Monsieur...

STURGON.

Parle, ou bien je saurai t’y contraindre.

Que m’as-tu dit, tantôt, et d’elle et de Damis ? 

Hem ?

NÉRINE, à Sturgon.

Avec un Valet me mettre en compromis ! 

Ce nouveau procédé me paraît fort étrange.

STURGON, à Nérine.

Point ; les vers qu’il dira, sont à votre louange ;

À Sans-Souci. 

Écoutez. Parle donc.

SANS-SOUCI.

Que dirai-je, Monsieur ?

STURGON.

Dis ce que tu m’as dit, et n’aie aucune peur.

SANS-SOUCI.

Mais...

STURGON.

Quoi ?

SANS-SOUCI.

Je ne sais rien.

STURGON, le menaçant.

Par la ventre !

SANS-SOUCI.

Ah ! je tremble.

STURGON.

Quoi ! ne m’as-tu pas dit que, lorsqu’ils sont ensembles,

Ils te donnent toujours quelque commission ;

Que, si tu réponds mal à leur intention,

Et que ton prompt retour un peu trop les chagrine,     

On te dit : « Sans-Souci, vas-t-en à la cuisine » :

Ne m’as-tu pas, tantôt, fait ce même discours ?

Hem ?

SANS-SOUCI, s’en allant.

Là-dessus, Monsieur, je me tairai toujours.

 

 

Scène XII

 

STURGON, NÉRINE, LISE

 

STURGON, à Nérine.

Vous voyez qu’il s’en va, de peur de vous confondre.

Or çà, de bonne foi, qu’avez-vous à répondre ?

Devant Lise, en ces mots, il m’a fait ce rapport.

LISE, à Sturgon.

Il est vrai ; mais, aussi, vous le croyez à tort :

Au rapport d’un Valet faut-il donner croyance ?

STURGON, à Lise.

Oui, lorsqu’il dit la chose avecque connaissance,

Qu’il nous fait un détail des intrigues qu’il voit,

Et qu’il nous fait toucher l’affaire au bout du doigt.

NÉRINE, à Sturgon.

Si bien que vous croyez son rapport fort sincère ?

STURGON, à Nérine.

Sans doute.

NÉRINE.

Si pour moi vous êtes si sévère,

En vain je tâcherais à vous tirer d’erreur :

Vous ne méritez pas une femme d’honneur.

STURGON.

Aussi vous travaillez à n’avoir plus ce titre, 

Même à me faire droit sur ce galant chapitre.

J’entends bien ; votre honneur n’est pas viande pour nous ;

Vous ne méritiez pas de m’avoir pour époux.

NÉRINE.

Sans doute, et l’on connaît fort mal votre mérite.

STURGON.

Ah ! votre raillerie et me choque et m’irrite.

NÉRINE, riant.

Moi, vous railler, Monsieur ! Ah ! vous vous méprenez.

STURGON.

Oui, me railler, vous dis-je, et, de plus, à mon nez.

NÉRINE, riant.

Vous m’accusez à tort ; je ne fuis point railleuse.

STURGON.

La-donc, raillez encore, et faites la rieuse ;

Vous sentant convaincue, embrasser ce parti ;

Soutenez, en raillant, que ce drôle a menti.

Inventez des détours, ne restez point confuse.

NÉRINE.

Vous voulez donc, Monsieur, que je vous désabuse ?

STURGON.

J’aurais beau le vouloir, je le voudrais en vain ;

La chose est avérée, et j’en fuis trop certain.

Éloigner un Valet, pour rester tête-à-tête,

N’en-ce pas, en un mot, chasser le trouble-fête ?

Nérine rit.

Quoi ! vous riez encor ! La matière vous plaît.

NÉRINE.

Il n’en faut point douter.

STURGON.

Bon ; je vois ce que c’est.

À parler franchement, le changement vous touche ?

NÉRINE.

D’accord.

STURGON.

Vous croyez donc que je sois une souche ;

Que je doive souffrir, en mari que l’on tond,

Que d’un bois fait en fourche on décore mon front ;

Que je n’en dirai rien ; et que, d’un esprit souple,

Je dois souffrir, au moins, de Galants une couple ?

Si vous le présumez, vous avez tort, ma foi.

Écoutez : que ces gens n’entrent jamais chez moi ;

Cessez de fatiguer mon humeur patiente ;

Ou je pourrais frotter les Amants et l’Amante :

Je suis las d’endurer.

NÉRINE.

Lise, il perd le bon sens.

STURGON.

Ah ! vos sottes raisons font fort à contretemps.

NÉRINE.

Si bien que vous voulez, suivant votre génie,

De chez nous hautement bannir la compagnie ?

STURGON.

Oui, je le veux.

NÉRINE.

Grondez, pestez, soyez jaloux,

Tous les gens y viendront, même en dépit de vous ;

Et, si, tous vos discours ne m’épouvantent guère.

STURGON.

Je vais de ce désordre avertir votre frère,

De votre procédé me plaindre ouvertement,

Et lui montrer quel est votre dérèglement.

NÉRINE.

Allez, Monsieur, allez ; c’est ce que je souhaite.

STURGON, sortant.

Dans peu, sur ce sujet, vous serez satisfaite.

 

 

Scène XIII

 

NÉRINE, LISE

 

LISE.

Madame, en vérité, c’est le pousser à bout.

Il pourra faire éclat.

NÉRINE.

Je me résouds à tout.

LISE.

Mais, par son ordre, enfin, je crois qu’on vous épie :

Du traître Sans-Souci, surtout, je me défie ;

Il a la langue longue, et ne peut la tenir.

NÉRINE.

Je veux l’interroger ; vas le faire venir.

LISE appelle.

Sans-Souci.

 

 

Scène XIV

 

NÉRINE, LISE, SANS-SOUCI

 

SANS-SOUCI, entrant.

Que veut-on ?

LISE.

Madame te demande.

SANS-SOUCI.

De me justifier j’ai démangeaison grande :

Car on m’accuse à tort.

NÉRINE, à Sans-Souci.

Oh ! je m’en aperçois.

Qu’as-tu dit, cependant, de Damis et de moi ?

SANS-SOUCI, à Nérine.

Rien.

NÉRINE.

Rien ?

SANS-SOUCI.

Rien.

NÉRINE.

Tu mens.

SANS-SOUCI.

Point, ou je me donne au diable.

NÉRINE.

Mais ce qu’on m’en a dit, paraît assez croyable.

SANS-SOUCI.

Un Maître, d’un Valet, dit tout ce qu’il lui plaît.

NÉRINE.

Dis-nous, sans déguiser, la chose comme elle est.

SANS-SOUCI.

Mais que dire, Madame, à moins que je l’invente ?

LISE, à Sans-Souci.

Et que disait, tantôt, ta langue impertinente ?

SANS-SOUCI, à Lise.

Rien du tout.

LISE.

Devant moi tu l’oses soutenir ?

SANS-SOUCI.

Oui, je le soutiendrai, quoi qu’il puisse avenir.

LISE, à Nérine.

Que j’expire à vos yeux, s’il n’a dit pis encore.

SANS-SOUCI.

Madame sait trop bien à quel point je l’honore ;

Et saura, contre toi, défendre mon parti.

LISE.

Quoi ! tu n’as point parlé ?

SANS-SOUCI.

Non, non.

LISE.

J’ai donc menti ?

SANS-SOUCI.

Oui.

NÉRINE, donnant un soufflet à Sans-Souci.

Tiens ; ce démenti mérite ce salaire.

SANS-SOUCI, à Nérine.

Mais...

NÉRINE.

Coquin ! au plutôt évite ma colère ;

Autrement, tu pourrais en ressentir les coups.

SANS-SOUCI, s’en allant en grondant.

Eh, jernie ! est-ce moi qui rends Monsieur jaloux ?

LISE.

Il ose raisonner ! Frapper, frappez, Madame ;

Je m’en vais vous aider.

SANS-SOUCI, à Lise.

Viens-y donc, bonne lame ;

Tu verras si...

LISE, à Sans-Souci.

Maraud ! tu te feras frotter !

Rentre.

SANS-SOUCI.

Ô la bonne bête !

NÉRINE, allant à lui.

Ah ! c’est trop contester.

Sans-Souci se sauve et sort.

 

 

Scène XV

 

NÉRINE, LISE

 

LISE.

Il ne vous attend pas.

NÉRINE.

Il fuit en diligence.

LISE.

Madame, allons après ; frottons-le d’importance.

NÉRINE.

C’est assez, pour ce coup.

LISE.

Ah ! que, si c’était moi,

Pour sa maudite langue, il en aurait, ma foi !

NÉRINE.

Je ne veux pas encor pousser si loin la chose.

LISE.

Ah ! que j’aurais de joie à redoubler la dose !

Qu’à lui tirer le nez je prendrais grand plaisir !

NÉRINE.

Viens ; tu pourras un jour contenter ton désir.

LISE.

Lorsqu’on peut se venger, il ne faut point remettre.

NÉRINE.

Viens : je vais à Damis écrire un mot de lettre.

LISE.

Laissez Damis, Madame ; évitez les débats

Que sa vue...

NÉRINE.

Allons, viens, et ne réplique pas.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

STURGON, CLOESTAN

 

STURGON.

Oui, vous dis-je ; morbleu ! rien n’est plus véritable ;

Votre sœur, pour les gens, est femme fort traitable ;

Son commerce, à mes yeux, n’est que trop avéré.

CLOESTAN.

D’un procédé si lâche êtes-vous assuré ?

STURGON.

Oui ; tout ce que j’ai dit, est la vérité même.

CLOESTAN.

Mon frère, vous portez les choses à l’extrême ;

Pour moi, je n’en crois rien : ce font des visions ;

Et votre esprit déçu croit des illusions.

Croyez que votre femme, en tout ferme et loyale,

Vous garde sûrement une foi conjugale ;

Que d’injustes soupçons vous ont préoccupé,

Et qu’enfin, là-dessus, vous vous êtes trompé.

Pour trahir l’on devoir, ma sœur est trop bien née.

STURGON.

Pour convaincre au plutôt votre humeur obstinée : 

Et rendre, sur ce point, votre esprit éclairci,

Je vais vous mettre aux mains avecque Sans-Souci :

Il vous peut, là-dessus, rendre l’âme contente.

Exercez avec lui votre humeur contestante ;

Sur ce chapitre-là, vous l’entendrez parler.

Il appelle.

Sans-Souci !

 

 

Scène II

 

STURGON, CLOESTAN, SANS-SOUCI

 

SANS-SOUCI.

Monsieur !

STURGON.

Viens. Sans rien dissimuler,

Qu’on explique à Monsieur si j’ai lieu de me plaindre.

SANS-SOUCI.

Mais fais-je... ?

STURGON.

À m’obéir je saurai te contraindre.

Qu’on dise ouvertement, et sans aucune peur,

Si ma femme, en un mot, fait brèche à son honneur ;

Qu’on ne déguise point tout ce que l’on en pense ;

Qu’on n’ait, à ton égard, respect, ni complaisance ;

En trois mots, comme en cent, voilà ce que je veux.

Pour vous mieux éclaircir, je vous laisse tous deux.

 

 

Scène III

 

CLOESTAN, SANS-SOUCI

 

CLOESTAN.

Hé bien ?

SANS-SOUCI.

Quoi, Monsieur ?

CLOESTAN.

Parle ; et, sans me faire attendre ;

Dis, sans déguisement, ce que tu dois m’apprendre ;

Ne dissimule point.

SANS-SOUCI.

Que voulez-vous savoir ?

CLOESTAN.

S’il est vrai que ma sœur ait trahi son devoir ;

Si tu crois qu’agissant sur le pied de coquette,

Elle-même un peu trop se prête à la fleurette ;

Si son honneur, enfin, ne s’est point relâché,

Ou si, pour quelque Amant, elle a le cœur touché.

SANS-SOUCI.

À parler franchement, cela pourrait bien être.

CLOESTAN.

Tu dois, par des raisons, me le faire connaître.

SANS-SOUCI.

Quand la femme, Monsieur, méprise son époux,

Quelle écoute un Blondin qui lui fait les yeux doux ;

Qu’ils ne négligent rien peur être seuls ensemble,

Qu’ils chassent le Valet... dites, que vous en semble ?

CLOESTAN.

Va pareil procédé me semble un peu gaillard.

SANS-SOUCI.

Mais, pourtant, votre sœur y trempe pour sa part ;

C’est une vérité.

CLOESTAN.

Cela n’est guère honnête.

SANS-SOUCI.

Cent fois ils m’ont chassé, pour être tête-à-tête.

CLOESTAN.

Tu l’as dit à ton Maître ?

SANS-SOUCI.

Eh ! n’ai-je pas bien fait ?

CLOESTAN.

Non ; car, en un tel cas, il faut être discret.

Mais achève : en un mot, as-tu vu davantage ?

SANS-SOUCI.

Non ; mais, dans ces moments, on fait son personnage :

Croyez qu’ils ont poussé les choses plus avant ;

Que...

CLOESTAN.

Diantre ! là-dessus tu n’es pas peu savant.

SANS-SOUCI.

Monsieur, à dire vrai, j’ai des yeux, des oreilles :

Ils ne restaient pas seuls, pour bayer aux corneilles,

Damis et votre sœur sont dans leurs jeunes ans ;

Je vous laisse à penser s’ils profitent du temps.

Lorsqu’ils sont tous deux seuls, en bonne foi, je pense

Qu’un amour sans scrupule est de leur conférence.

CLOESTAN, lui donnant un soufflet.

Vous êtes un coquin qui mérite cent coups.

SANS-SOUCI.

Mais, Monsieur...

CLOESTAN, voulant redoubler.

Maraud ! si...

Sans-Souci se sauve et sort.

 

 

Scène IV

 

NÉRINE, CLOESTAN, LISE

 

NÉRINE.

Mon frère, qu’avez-vous ?

CLOESTAN.

Certains discours fâcheux excitent ma colère ;

Et même ces discours ne doivent point vous plaire.

NÉRINE.

D’où vient ?

CLOESTAN.

Vous m’entendez ; pourquoi feindre que non ?

NÉRINE.

Je ne vous entends point ; je parle tout de bon.

CLOESTAN.

Sachez que votre époux blâme votre conduite,

Que votre procédé lui déplaît et l’irrite.

NÉRINE.

Oh ! ce n’est que cela ? Bon, voilà bien de quoi !

CLOESTAN.

Mépriser un époux, et lui manquer de foi ;

Écouter le Galant, aux yeux du mari même ;

Pour rester tous deux seuls, user de stratagème ;

Voir un Monsieur Damis près de vous assidu ;

Donner, par cette voie, atteinte à sa vertu ;

Ce n’est rien, dites-vous ?

NÉRINE.

Hé ! ce n’est pas grand’chose.

CLOESTAN.

Mais à ces sentiments la sagesse s’oppose.

NÉRINE.

Bon !

CLOESTAN.

Comment bon !

NÉRINE.

Pour moi, j’estime cela rien.

CLOESTAN.

Mais c’est raisonner mal.

NÉRINE.

Mais c’est raisonner bien.

CLOESTAN.

Faire un mari cocu, n’est rien à votre compte ?

Et nous le dire au nez, ne vous fait nulle honte ?

Si je vous entends bien, c’est votre sentiment.

NÉRINE.

Je n’ai rien à répondre à ce beau compliment.

Pourtant, si je voulais...

CLOESTAN.

Qu’auriez-vous à me dire ?

NÉRINE.

Que, de tous ces discours, je ne ferai que rire.

CLOESTAN.

Mais c’est de votre honneur prendre peu l’intérêt ?

NÉRINE.

Tout franc, sur mon honneur, je fais ce qu’il me plaît ;

Je m’en trouve fort bien, et n’en veux point démordre.

CLOESTAN.

Vous voulez donc, ma sœur, vivre dans le désordre ;

Et que votre mari, déjà fort en courroux,

Vous quitte hautement, pour se venger de vous ;

Ou que, las de souffrir vos pratiques secrètes,

Il vous fasse enfermer dans les Madelonnettes ?

Jugez quels déplaisirs et quels fâcheux tourments...

NÉRINE.

Pour moi, je crains fort peu de pareils traitements.

Mon frère, là-dessus, n’entrez point en cervelle.

LISE.

Monsieur fait bien du bruit, pour une bagatelle :

Il faut perdre l’esprit, pour le plaindre...

CLOESTAN.

En effet,

Il a tort de parler de l’affront qu’on lui fait ;

Il devrait doucement endurer et se taire,

Caresser cet Amant, et lui laisser tout faire.

Mais, puisque c’est Damis qui cause son ennui,

Je saurai lui parler, même dès aujourd’hui.

NÉRINE.

Et moi, je prendrai foin d’instruire votre femme

Du commerce secret de vous et de la Dame

Que l’on nomme Lucrèce, et qui, par cent détours,

Sait, aux yeux du mari, déguiser vos amours.

CLOESTAN.

Ah ! ma sœur, cette Dame est Dame de mérite ;

Et, sur sa probité, vous êtes mal instruite.

Qui vous a dit cela ?

NÉRINE.

Gens qui le savent bien.

CLOESTAN.

Puis-je savoir leur nom ?

NÉRINE.

Non, vous n’en saurez rien.

Je fais même, de plus, qu’une Dame Clémence,

Pour mieux duper l’époux, est de l’intelligence.

LISE, à Cloestan.

De ce qu’on vous dit là, vous êtes fort surpris.

CLOESTAN.

Quel diable, dites-moi, vous en a tant appris ?

LISE.

C’est Damis.

NÉRINE, à Lise.

Damis !

LISE, à Nérine.

Oui ; pourquoi ne pas tout dire ?

NÉRINE, riant.

Tu te railles de nous.

LISE.

Il ne faut point tant rire :

Ce Damis est savant, et grand Magicien ;

C’est par-là que Madame aime son entretien,

Et non pour taire mal, ainsi qu’on le présume.

NÉRINE, à Cloestan.

Rire aux dépens des gens, au moins, c’est sa coutume.

De Lucrèce et de vous je fais l’attachement ;

Mais, en cela Damis ne trempe nullement ;

D’un autre que de lui j’ai su votre commerce.

LISE, à Cloestan.

Bon ! pour vous endormir, croyez que l’on vous berce.

CLOESTAN.

Ma sœur, obligez-moi de me nommer les gens...

LISE.

Eh ! c’est Damis, vous dis-je.

NÉRINE.

Elle perd le bon sens.

J’ai juré là-dessus de garder le silence.

LISE.

Damis a tout fait voir, et même en ma présence...

NÉRINE.

Ah ! ne la croyez pas ; elle se divertit.

CLOESTAN.

Nommez les gens, ou bien je crois ce qu’elle dit.

LISE.

Je dis des vérités.

NÉRINE, à Lise.

Tu dis des impostures.

LISE.

Quand ils sont seuls ensemble, ils font plusieurs figures,

Une à droite, une en rond ; l’autre fait cent détours :

Puis ils font des écrits qu’ils lisent à rebours :

Ils bouchent tous les trous... Enfin, c’est une histoire...

Il faudrait être là, pour tout voir et tout croire :

Mais personne que moi n’entre dans leur secret.

CLOESTAN.

Ma sœur, ne craignez rien ; je fuis homme discret :

Je saurai comme il faut, cacher tout le mystère.

NÉRINE, à Cloestan.

Quoi ! vous la croyez donc ?...

CLOESTAN.

Hé ! je saurai me taire.

Pour posséder cet art, on n’est pas criminel.

Je sais qu’on craint toujours d’être connu pour tel,

Et même à quoi i ma sœur, un tel secret m’oblige.

NÉRINE.

Oui ; mais, touchant Damis, rien n’est plus faux, vous dis-je.

CLOESTAN.

Adieu. Ne dites rien à votre belle-sœur ;

Vous savez son esprit et sa jalouse humeur ;

Et vous n’ignorez pas que tout lui fait ombrage.

LISE.

Dans son emportement, elle ferait ravage ;

Et je craindrais, Monsieur, que son juste courroux

Ne la portât bientôt à se venger de vous.

NÉRINE.

Sur l’infidélité, son humeur est étrange.

LISE.

Elle prendrait plaisir à vous rendre le change :

Songez-y.

NÉRINE.

De ma part, tout lui fera caché.

CLOESTAN.

Comme à vos intérêts je dois être attaché,

Je veux de votre époux ôter cette croyance

Qui...

LISE.

De Damis, au moins, cachez-lui la science.

NÉRINE.

Tout ce qu’elle en a dit ; n’est qu’un conte inventé.

LISE.

Non, Monsieur ; croyez-moi, j’ai dit la vérité.

CLOESTAN.

Hé ! n’appréhendez point ; je sais taire les choses.

On juge souvent mal, sans connaître les causes.

Adieu, ma chère sœur ; croyez-moi tout à vous :

Je saurai, comme il faut, relancer votre époux.

NÉRINE.

Mais si...

CLOESTAN.

Quand je promets, je sais tenir parole.

 

 

Scène V

 

NÉRINE, LISE

 

NÉRINE.

Te railles-tu de nous, ou si tu deviens folle ?

Faire passer Damis pour un Magicien !

LISE.

Ma foi, quand je l’ai fait, je l’ai fait pour un bien ;

Car, à n’en point mentir, il n’est pas fort honnête

Qu’avec lui si souvent vous soyez tête-à-tête.

Pour moi, qui vous connais, je n’ai jamais douté

Que vous y fissiez rien contre l’honnêteté :

Mais, Madame, à mon sens, alors qu’on vous accuse,

À votre honneur choqué vous devez une excuse.

Ou bien quelque raison qu’on puisse recevoir ;

Autrement, dites-moi, qu’en peut-on concevoir ?

Moi, qui n’ai point de part dans tout ce beau commerce,

Je crois qu’à détracter votre langue s’exerce,

Et que votre prochain ne dit et ne fait rien

Qui ne soit critiqué dedans votre entretien.

Hors cela, franchement, je vous crois fort modeste :

Mais votre époux à lieu de croire tout le reste.

NÉRINE.

Tant mieux.

LISE.

Comment tant mieux ?

NÉRINE.

Oui ; je le fais exprès.

Je veux bien, maintenant, te fier mes secrets.

Longtemps, je l’avouerai, j’ai douté de ton zèle ; 

Mais pour moi tu parais et sincère et fidèle.

LISE.

Qui vous a fait douter de ma fidélité ?

Ai-je dit, ou fait... ?

NÉRINE.

Non ; c’était simplicité.

LISE.

On ne m’a vu jamais agir qu’avec franchise.

NÉRINE.

J’en demeure d’accord. Sache, ma chère Lise

Qu’en épousant Sturgon, je regardais son bien ;

Que, par-là j’ai souscrit au conjugal lien :

Car, sans cette raison, un homme de son âge

Aux femmes de ma sorte est un triste avantage.

Cinquante ans avec vingt ne conviennent pas fort.

LISE.

Ces âges, dans l’hymen, n’ont jamais grand rapport ;

Jeunesse avec jeunesse, est chose fort plaisante.

NÉRINE.

De mon mari, pourtant, je serais fort contente,

Si je n’avais appris un commerce secret

Que je feins d’ignorer, et lui souffre à regret.

LISE.

Quel est donc ce commerce ?

NÉRINE.

À la même Lucrèce 

Je fais que mon époux partage sa tendresse.

LISE.

À la même Lucrèce ?

NÉRINE.

Oui.
LISE.

Que me dites-vous ?

NÉRINE.
Qu’elle a, pour ses Galants, mon frère et mon époux.

LISE.

De qui l’avez-vous su ?

NÉRINE.

C’est une confidence.

Qu’on m’a faîte en détail, sous la foi du silence.

J’ai promis, quant au nom, de n’en parler jamais.

LISE.

Ma curiosité se borne à vos souhaits ;

Mais si j’osais...

NÉRINE.

Poursuis.

LISE.

Lucrèce est-elle belle ?

NÉRINE.

Non.

LISE.

Jeune ?

NÉRINE.

Elle a, du moins, trente ans par-devers elle.

LISE.

Sans doute que Monsieur fonce à l’appointement,

Et que de votre frère elle fait son Amant ;

Car, pour plaire à la Dame, et ménager Clémence,

Il faut que l’un des deux fournisse à la dépense.

NÉRINE.

J’ignore, jusqu’ici, quel est le plus heureux ;

Mais je fais, pour certain, qu’il en coûte à tous deux.

LISE.

Fort bien. Mais de leurs feux ont-ils la connaissance ?

NÉRINE.

Non ; tous deux font dupés par la Dame Clémence ;

Elle sait, avec soin, les ménager si bien,

Que chacun, jusqu’ici, ne se doute de rien.

LISE.

Ah ! que de trahisons, dans le temps où nous sommes !

Madame, en vérité, l’on connaît peu les hommes.

Monsieur perd le bon sens ; car vous avez en vous

Ce qui peut contenter le plus bizarre époux.

Peut-on, Vous possédant, en estimer un autre ?

NÉRINE.

Nous estimons souvent tout ce qui n’est point nôtre.

Mais je veux me venger.

LISE.

Quoi ! le trahir...

NÉRINE.

Tout doux :

Tout mon dessein ne va qu’à le rendre jaloux,

Et faire, s’il se peut, qu’il connaisse en lui-même

Que l’infidélité cause une peine extrême ;

Qu’il me blâme en secret, et que, par ce moyen,

En m’imputant un crime, il ressente le sien.

LISE.

Je vous ai déjà dit qu’il a martel en tête.

NÉRINE.

À le lui redoubler ma vengeance s’apprête.

Sache que ce Damis qui lui tient tant au cœur,

Bien loin de m’en vouloir, ne pense qu’à sa sœur.

LISE.

Il en veut à Jacinte ?

NÉRINE.

À Jacinte elle-même.

LISE.

L’aime-t-elle ?

NÉRINE.

Ardemment.

LISE.

Je vois le stratagème.

Mais ce Monsieur Damis, dans tout son procédé ;

Pour toucher votre cœur, n’a-t-il rien hasardé ?

NÉRINE.

Il aurait fort mal fait de l’oser entreprendre.

LISE.

Je commerce, Madame, enfin à vous comprendre :

J’entends ; vous ne souffrez ce Damis près de vous

Que pour fâcher Monsieur, et le rendre jaloux.

NÉRINE.

Assurément ; et là je borne ma vengeance.

LISE.

Mais vous prenez en vous beaucoup de confiance !

Madame, avec l’amour ne faisons point de jeu,

Souvent, sans y penser, il nous fait prendre feu.

NÉRINE.

Ne crains rien.

LISE.

Ce Damis a donc beaucoup de tendre

Pour la sœur de Monsieur ?

NÉRINE.

Il me le fait entendre.

LISE.

Mais la voit-il, Madame ?

NÉRINE.

Il la voit fort souvent,

Et voudrait, de grand cœur, la voir hors du Couvent.

LISE.

Je le voudrais aussi.

NÉRINE.

Moi j’en serais ravie ;

Mais mon époux, je crois, n’en a pas grande envie :

Il tâche à la cloîtrer, afin d’avoir son bien ;

Mais je me trompe fort, s’il en est jamais rien.

LISE.

Il est vrai qu’un mari sera mieux son affaire.

Revenons, s’il vous plaît, Madame, à votre frère,

Qui croit à mes discours, touchant Monsieur Damis.

NÉRINE.

Je veux l’ôter du doute où ta feinte l’a mis,

Chasser de son esprit cette folle croyance

En lui faisant de tout entière confidence.

 

 

Scène VI

 

NÉRINE, LISE, STURGON

 

NÉRINE.

J’aperçois mon époux : surtout garde-toi bien

De lui dire aucun mot touchant notre entretien.

Je m’en vais chez mon frère.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

STURGON, LISE

 

STURGON, regardant Nérine qui sort.

Elle affiche, je pense,

Pour marquer son mépris, d’éviter ma présence.

À Lise.

Où va-t-elle ? où va-t-elle ? où va-t-elle ? dis-moi.

LISE.

Où va-t-elle ?

STURGON.

Hé ! réponds.

LISE.

Je n’en sais rien, ma foi.

STURGON.

Tu n’en fais rien ?

LISE.

Non.

STURGON.

Non ? Tu mens.

LISE.

Point, je vous jure.

STURGON.

Dis-moi la vérité, Lise, je t’en conjure.

LISE.

Je la dis.

STURGON.

Tu la dis ?

LISE, faisant un peu la doucereuse.

Oui, Monsieur, je la dis.

Mais, pourquoi, s’il vous plaît, faire tant le surpris ?

Trouvez-vous que cela soit si peu vraisemblable ?

STURGON.

Non ; mais cela d’abord m’a paru peu croyable.

Vous étiez toutes deux dans un grand entretien :

De quoi donc parliez-vous ?

LISE.

Nous ne parlions de rien.

STURGON.

De rien ?

LISE.

De rien.

STURGON.

Hé, quoi ! vous gardiez le silence ?

LISE.

Oui.

STURGON.

Quoi ! sans parler ?

LISE.

Oui.

STURGON.

C’est donc par pénitence ? 

LISE.

Oui, c’est par pénitence, et je le dis sans fard.

STURGON.

Ainsi Lise a donc fait quelque péché gaillard.

LISE.

J’ai fait...

STURGON.

Qu’as-tu fait ? dis.

LISE.

J’ai fait comme Madame.

STURGON.

Que diantre a-t-elle fait ? Ah ! tu me gênes l’âme.

Apprends-moi ce que c’est ; dis vite, explique-toi,

Parle, qu’a-t-elle fait ?

LISE.

Elle a fait... comme moi.

STURGON.

Et qu’as-tu fait ?

LISE.

Ici l’on n’est pas à confesse.

STURGON.

Je t’entends, je t’entends, maudite pécheresse :

Je vois que vous avez, sans respect ni pudeur,

Chacune d’un Amant régalé votre honneur ;

Et, sur leur bonne foi, vous livrant au pillage,

Sur moi, qui n’y suis pas, fait tomber tout l’orage.

LISE, souriant.

Fort bien.

STURGON.

Là, ris : crois-tu t’excuser, en riant,

Infâme ?

LISE.

C’est bien dit : en vous remerciant.

STURGON.

Que le diable confonde et Servante et Maîtresse !

LISE.

Gardez ces maudissons pour Madame Lucrèce.

STURGON.

Ah ! laisse-là Lucrèce ; elle vaut mieux que toi.

LISE.

Et que Madame aussi.

STURGON.

Sans doute.

LISE.

Ah ! je vous crois.

Pourtant cette Lucrèce est femme assez facile,

Et fait, à ce qu’on dit, tromper le plus habile :

Vous êtes son Galant ; mais elle en a plus d’un.

STURGON.

Morbleu ! cesse au plutôt ce discours importun ;

Autrement je pourrais...

LISE.

Vous entrez en colère :

De telles vérités ne vous satisfont guère ;

Mais, pourtant, je dis vrai.

STURGON.

C’est une fausseté.

Je vois ton artifice et ta méchanceté :

Esprit malicieux ! tu crois, par cette adresse,

Autoriser ton crime, en accusant Lucrèce,

Et prévenir ainsi les reproches honteux

Que je puis justement vous faire à toutes deux ;

Mais sache que Lucrèce est femme vertueuse,

Qu’elle est, sur la venu, plus que toi scrupuleuse.

LISE.

C’est donc une vertu, que d’avoir des Galants ?

STURGON.

Toujours continuer tes discours insolents !

Ne finiras-tu point, dis-moi, maudite peste ?

LISE.

N’êtes-vous pas le sien ? La chose est manifeste.

Madame n’en sait rien ; mais, avecque le temps,

Elle pourrait l’apprendre, et même à vos dépens.

STURGON.

Que pourrait-elle faire ?

LISE.

Hé ! suivre votre exemple.

STURGON.

La déclaration me paraît assez ample.

Tu fais donc bien juger de son tempérament ?

LISE.

Eh ! pas trop ; mais, pour moi, je dis mon sentiment.

Une femme trahie est à craindre, sans doute :

Sur cette trahison on la plaint ; elle écoute ;

Et cet On, quelquefois, qui se fait écouter,

Trouve un heureux moment, dont il fait profiter.

Je parle avec franchise, et suis le stratagème.

STURGON.

Lise, en semblable cas, en userait de même ?

LISE.

Il n’en faut point douter.

STURGON.

Mais tu devrais savoir

Qu’une femme, en tout temps, doit faire son devoir.

LISE.

J’entends : sur ces grands mots, vous ferez toutes choses,

Et pour nous, là-dessus, ce seront lettres closes.

De tout cela, Monsieur, on se raille aujourd’hui ;

Et l’on se dit souvent : « Comme il te fait, fais-lui »,

Enfin, quoi qu’il en soit, je me suis mis en l’âme

Qu’un mari doit servir de modèle à sa femme.

STURGON.

Ma femme a-t-elle lieu de se plaindre de moi ?

LISE.

Elle ignore, il est vrai, votre manque de foi ;

Mais...

STURGON.

Mais, touchant Damis, que pourrait-elle dire ?

LISE.

De peur de mal parler, Monsieur, je me retire ;

Je vous laisse en juger.

 

 

Scène VIII

 

STURGON, seul

 

Ah ! je suis confondu ;

Son silence m’apprend que l’on m’a fait cocu.

Sturgon, que dois-tu faire, après un tel outrage ?

Il te faut, s’il se peut, rompre ton mariage ;

Tu dois, pour ton honneur, intenter ce procès.

Mais c’est porter, aussi les choses à l’excès.

Accuser hautement sa femme d’adultère,

Est un cas, après tout, que l’on ne prouve guère :

Bien souvent, à sa honte, un mari fait éclat ;

Et, croyant se venger, il passe pour un fat.

 

 

Scène IX

 

BLÉSOIS, STURGON

 

STURGON.

Mais que veut ce Garçon ? Sachons ce qu’il demande.

Que cherches-tu, l’ami ?

BLÉSOIS.

Bon ! la belle demande !

Eh ! que peut-on chercher, alors qu’on est céans ?

STURGON.

Le Maître, ou la Maîtresse, ou quelqu’un de leurs gens.

BLÉSOIS.

Ah ! vous avez raison : j’ai tort, je le confesse,

Laissons le Maître là ; j’en veux à la Maîtresse.

STURGON, bas à part.

Feignons.

Haut.

De quelle part ?

BLÉSOIS.

De celle de Damis.

STURGON.

Elle sort à l’instant, et n’est point au logis ;

Elle reviendra tard ; tu pourrais trop attendre :

Si c’est quelque billet, j’aurai foin de le rendre ;

Donne.

BLÉSOIS.

Il est obligeant ! Mais répondez un peu ;

Vous qui m’interrogez, qu’êtes-vous en ce lieu ?

STURGON.

Je suis...

BLÉSOIS.

Quoi ?

STURGON.

Le Portier ; c’est-là mon exercice.

BLÉSOIS.

Je l’ai jugé d’abord, à votre habit de Suisse.

STURGON.

On peut, par mon habit, juger de mon emploi.

BLÉSOIS.

Votre mine et votre air y répondent, ma foi :

Vous êtes, morbleu ! fait pour garder une porte.

Je vous trouve soigneux et d’une humeur accorte ;

Ce sont, pour un Portier, de bonnes qualités.

Ne puis-je point savoir le nom que vous portez ?

STURGON.

On me nomme Allobroge.

BLÉSOIS.

On voit, à votre mine ;

Que des Allobrogeois descend votre origine.

STURGON.

Je le crois.

BLÉSOIS.

Quant à moi, je m’appelle Blésois. 

Je veux boire avec vous.

STURGON.

C’est pour une autre fois !

BLÉSOIS.

Damis m’avait chargé, Madame étant absente,

De mettre ce billet aux mains de la Servante.

STURGON.

Elle est avec Madame, et tes soins seraient vains.

BLÉSOIS.

Tenez, vous le rendrez ; je le laisse en vos mains :

Surtout, il ne faut pas que le mari le sache.

STURGON.

Hé ! nous savons cacher ce qu’il faut que l’on cache.

BLÉSOIS.

C’est sans doute un fantasque, un fou...

STURGON.

Le connais-tu ?

BLÉSOIS.

Non.

STURGON.

Tu mens.

BLÉSOIS.

Non, ma foi ; je ne l’ai jamais vu.

STURGON.

Adieu ; retire-toi, de peur qu’il nous surprenne.

BLÉSOIS.

D’accord. Damis saura vous payer cette peine.

STURGON.

Suffit.

BLÉSOIS, en s’en allant.

Adieu, Portier.

STURGON.

Adieu.

 

 

Scène X

STURGON, seul

 

Voyons un peu

Comme à notre moitié cet Amant peint son feu.

Il lit.

« Il n’était pas nécessaire que vous prissiez la peine de m’écrire, pour m’obliger à retourner chez vous ; il suffisait que vous l’eussiez ordonné, pour croire que je vous tiendrais parole. Je m’inquiète fort peu de la bizarrerie de Monsieur votre époux, pourvu que vous n’en soyez point embarrassée. Je ne vous  dis rien de particulier dans cette lettre ; car je ne sais en quelle main elle peut tomber : celui qui la porte  est un Valet que j’ai d’aujourd’hui, dont j’ignore les  facultés. Faites-moi la grâce de me conserver un peu de votre estime, et de vous persuader que je suis tout à vous. DAMIS. »

Fort bien ! Quoi ! souffrirai-je un affront de la sorte ?

Quand j’y pense, morbleu ! la fureur me transporte.

Non ; il faut éclater : c’est être cent fois sot,

Que de l’être une fois, et de ne dire mot.

Je fais que c’est vouloir porter loin ma vengeance,

Que l’on m’accusera de manquer de prudence ;

Mais j’aurai le plaisir d’apprendre aux médisants

Que je n’imite point ces époux complaisants,

Qui, loin de faire bruit, souffrent tout sans rien dire,

Laissent baiser leur femme, et ne s’en font que rire ;

Et quittant la pudeur des honnêtes maris,

Par d’infâmes motifs, aident aux Favoris.

Ayons quelque autre preuve, avant que je l’accuse ;

N’épargnons, pour l’avoir, ni l’argent ni la ruse ;

Employons toute chose, afin de m’éclaircir.

J’ai grondé Sans-Souci, je le veux adoucir.

Feignons ; sur mon chagrin il faut que je me dompte.

Conservons ce billet.

Il serre le billet.

 

 

Scène XI

 

 

SANS-SOUCI, STURGON

 

STURGON, apercevant Sans-Souci.

Ça, viens me rendre compte.

Qu’a dit notre beau-frère ? est-il fort satisfait ?

SANS-SOUCI.

Jugez-en : j’ai parlé ; là-dessus un soufflet...

STURGON.

Comment ! il t’a battu ?

SANS-SOUCI.

N’est-ce pas l’ordinaire ?

Quand on voit que je rends la chose un peu trop claire,

Et qu’on ne peut ail fait répondre quatre mots,

Par quelque grand soufflet on s’en tire à propos ;

J’entends pour le donneur, et non pas pour ma joue.

STURGON.

Ah ! c’est mal en user ; il a tort, je l’avoue.

SANS-SOUCI.

C’est pour vous trop aimer, que je fuis souffleté ;

Mais, motus ; je saurai cacher la vérité.

STURGON.

Il faut un peu souffrir pour un Maître qu’on aime.

SANS-SOUCI.

Oui ; mais Lise, Monsieur, me soufflette de même.

STURGON.

D’un tel emportement je saurai la punir ;

Patience : suis-moi, je veux t’entretenir.

SANS-SOUCI.

C’est, à ne point mentir, une méchante lame ;

Et sûrement, Monsieur, elle gâte Madame.

STURGON.

Elle verra bientôt ce qu’elle n’attend pas ;

Je forme un dessein...

SANS-SOUCI.

Quel ?

STURGON.

Suis-moi ; tu l’apprendras.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

SANS-SOUCI, seul

 

Ah ! qu’on verra, dans peu, de choses renversées !

Monsieur se fie à moi de toutes ses pensées :

Il faut me rendre alerte en chaque occasion,

Et je dois le servir avec affection.

Quant à moi, deux raisons m’obligent à le faire :

La vengeance et l’amour me mettent en colère.

Je sens que j’aime Lise ; et la drôlesse, enfin,

Imitant sa Maîtresse, aime le masculin ;

Et...

Il appelle.

Lise !

 

 

Scène II

 

SANS-SOUCI, LISE

 

LISE.

Que veux-tu ?

SANS-SOUCI.

Pour un nouvel usage,

Il faut dresser un lit, et remuer ménage.

LISE.

Pour qui ?

SANS-SOUCI, riant.

Devine.

LISE.

Dis ; ne fais point le rieur.

SANS-SOUCI.

C’est...

LISE.

Dis, ou je m’en vais.

SANS-SOUCI.

Pour la sœur de Monsieur.

LISE.

Elle est dans le Couvent ; tu railles.

SANS-SOUCI.

Non, je meure :

De la Religion elle sort tout à l’heure ;

Monsieur l’en fait sortir, et l’amène en ce lieu.

LISE.

Dis-tu la vérité ?

SANS-SOUCI.

Tu la verras dans peu.

LISE.

Quelle en est la raison ?

SANS-SOUCI.

Vois-tu !... c’est un mystère...

LISE.

En fais-tu le fin ?

SANS-SOUCI.

Oui ; mais je saurai me taire.

LISE.

Pourquoi ?

SANS-SOUCI.

J’ai mes raisons.

LISE.

Tu ne m’en diras rien ?

SANS-SOUCI.

Non ;

La caressant. 

à moins que...

LISE.

Quoi ? dis.

SANS-SOUCI.

Mon Dieu ! tu m’entends bien.

LISE.

Point.

SANS-SOUCI.

Franchement, dis-moi ; ne fais point l’ignorante :

De Madame et Damis n’es-tu pas confidente ?

Mènes-tu pas l’intrigue ? et, selon le besoin,

Savent-ils comme il faut récompenser ton soin. ?

LISE.

Ne retiendras-tu point ta langue serpentine ?

SANS-SOUCI.

Pourquoi dissimuler, et me faire la fine ?

Point de déguisement ; confesse-moi tout net

Que l’on tire grand fruit d’un commerce coquet,

Et que celle qui sert une femme coquette,

Fait, durant cet emploi, tout ce qu’elle souhaite.

Elle a, des deux côtés, des présents à foison,

Et c’est elle, morbleu ! qui règle la maison ;

Tout s’y fait par son ordre, elle en a l’intendance,

Parce que des Amants elle a la confidence :

Sur elle on se repose ; et, servant le Galant,

Elle fait, comme il faut, profiter le talent.

Si même la Soubrette a quelque Amant en ville,

Pour le voir chaque jour, on lui rend tout facile ;

Il vient la visiter, sous le nom de cousin :

La Soubrette, d’ailleurs, fait gagner un voisin :

Là, tout devenant libre à ce feint cousinage,

Ils y vont, en secret, jouer leur personnage.

Si l’on en veut parler, ce quelqu’un a menti,

Et la Maîtresse, alors, fait prendre son parti.

Enfin, quoi qu’il en soit, il est bon de se taire,

Ou près de la Maîtresse on vous fait une affaire.

Lise, sans déguiser, réponds, de bonne foi,

N’est-ce pas, pour ton sexe, un assez bon emploi ?

LISE.

Qu’il soit bon on mauvais, tout cela ne m’importe.

SANS-SOUCI.

Eh ! tu fais t’y conduire, et de la bonne sorte.

Peste ! tu n’es point dupe...

LISE.

Ah ! quitte ces propos,

Parle-moi d’autre chose, ou me laisse en repos :

Apprends-moi ce secret dont tu voulais m’instruire.

SANS-SOUCI.

Sur Madame et Damis tu ne me veux rien dire ?

LISE.

Sur Madame et Damis ôte tes visions,

Crois que l’honneur, enfin, règle leurs actions,

Et qu’ils ne font entre eux que ce qu’ils doivent faire.

SANS-SOUCI.

À te parler sans fard, je crois tout le contraires.

Madame a des appas, et Damis est bien fait ;

Ils s’écoutent l’un l’autre, et s’aiment en effet ;

Et, quand ils restent seuls, croire qu’ils font scrupule

De s’en dire deux mots, c’est être ridicule.

LISE.

Ton esprit mal tourné ne se porte qu’au mal ;

Et, sur la médisance, on voit peu ton égal.

SANS-SOUCI.

Mais...

LISE.

Mais, encore un coup, crois que Madame est sage : 

Nous sommes ici seuls, qu’en est-il davantage ?

SANS-SOUCI.

Eh ! ce n’est pas de même ; et puis, tient-il à moi ?

Si tu veux, nous...

LISE.

Tais-toi.

SANS-SOUCI.

Je t’aime ; et...

LISE.

Mais tais-toi.

SANS-SOUCI.

Vois-tu ! si tu m’aimais autant comme je t’aime,

Que pour moi ton amour allât jusqu’à l’extrême,

Ah ! qu’on verrait bientôt un périt Sans-Souci... !

LISE.

Qui vous oblige donc à me parler ainsi,

Monsieur l’impertinent ?

SANS-SOUCI.

Tu fais bien la sucrée !

Eh ! je ne te crois pas fille si resserrée ;

En l’âge où je te vois, plus d’un t’en a conté,

Et, possible, fait brèche à ton honnêteté.

LISE.

Tu me fais trop d’honneur, et je t’en remercie.

SANS-SOUCI.

Je juge du dedans par la superficie :

Fille qui n’est point sotte, et qui passe trente ans,

Ma foi, n’en fait pas moins que femme de son temps.

Confesse qu’à cet âge il n’est point d’ignorantes,

Et que c’est, en un mot, le destin des Servantes.

LISE.

Eh ! quitte ce discours, et m’apprends ce secret.

SANS-SOUCI.

Vois-tu bien ! pour l’apprendre, il faut avoir tout fait.

LISE.

Mais que je sache au moins ce que tu prétends faire.

SANS-SOUCI.

Que fait-on, quand on veut rendre une fille mère ?

LISE.

J’ignore ce que c’est.

SANS-SOUCI.

Eh ! sans aller plus loin, 

Tu pourrais là-dessus m’instruire, en un besoin.

À quoi sert de biaiser ?

LISE.

Cela va bien ; courage.

SANS-SOUCI.

Ma foi, tu n’en es pas à ton apprentissage :

Sur ce négoce-là t’ai-je pas épié,

L’autre jour, entre nous, qu’on te saigna du pied ?...

LISE.

Hé bien ?

SANS-SOUCI.

Je sais... Suffit. Laissons cela, n’importe.

Ce n’est pas trop mal fait d’en user de la sorte ;

Car, avecque le temps, on pourrait pulluler.

Mais, dis, ne veux-tu pas...

LISE, le prenant au collet.

Je te veux étrangler,

Et...

SANS-SOUCI.

Me battre ! Ah, jernie ! il faut que je t’étrille, 

Et me venger sur toi...

 

 

Scène III

 

DAMIS, SANS-SOUCI, LISE

 

DAMIS, à Sans-Souci.

Maltraiter une fille,

Maraud ! Arrête, ou bien redoute mon courroux.

SANS-SOUCI, à Damis.

Morbleu ! si j’ai raison, de quoi vous mêlez-vous ?

DAMIS.

On ne maltraite pas le Sexe en ma présence.

SANS-SOUCI.

Et ce Sexe, morbleu ! me bat à toute outrance.

DAMIS.

Il en faut tout souffrir, et prendre tout en jeu.

SANS-SOUCI.

D’accord ; mais qu’à son tour il souffre donc un peu.

J’en souffre avec plaisir, quand j’ai quelque espérance

Qu’il aura, tôt après, des moments de souffrance.

DAMIS.

Ce n’est pas en souffrir, que de souffrir ainsi.

SANS-SOUCI.

Quand je souffre de lui, j’entends qu’il souffre aussi ; 

Et lorsque, tout en feu, je veux faire connaître

Qu’il peut me soulager...

 

 

Scène IV

 

STURGON, JACINTE, DAMIS, LISE, SANS-SOUCI

 

SANS-SOUCI.

J’aperçois notre Maître.

DAMIS, à Lise.

Que vois-je ? Jacinte !

LISE.

Oui.

Damis et Lise se retirent à l’écart, et parlent bas.  Sans-Souci reste aussi à l’écart.

STURGON, à Jacinte.

Voilà, ma chère sœur,

Ce que je veux de vous.

JACINTE, à Sturgon.

Volontiers, de grand cœur :

Mais êtes-vous certain qu’ainsi l’on vous trahisse ? 

Que Damis et ma sœur… ?

STURGON.

Que trop ; c’est mon supplice.

Observe exactement toutes leurs actions ;

Je te sors du Couvent à ces conditions.

Si, par toi, de mon mal j’ai quelque connaissance,

Crois qu’un mari, dans peu, sera ta récompense.

Ma femme et ce Damis s’entendent bien tous deux ;

Et, sur la trahison, ils sont peu scrupuleux.

DAMIS, s’avançant, à Sturgon.

Ah ! m’accuser ainsi, c’est me faire un outrage ;

Et vous avez, d’ailleurs, une femme trop sage.

Je n’entre point chez vous qu’avec tout le respect .

STURGON, à Damis.

Eh ! ce respect, Monsieur, m’est pourtant fort suspect.

DAMIS.

Je ne sais pas par où j’aurais pu vous déplaire.

STURGON.

Eh ! n’éclaircissez point, s’il vous plaît ce mystère ;

Tous ces discours n’iraient qu’à ma confusion.

DAMIS.

Pour moi, je n’eus jamais que bonne intention ;

Lorsque je viens ici, j’obéis à Madame.

STURGON.

Et vous n’obéissez que trop bien à ma femme ;

Par votre obéissance, on vous estime trop :

Je ne vais que le pas, vous allez au galop.

Être jeune, bien fait, de large corpulence,

De tels obéissants je crains l’obéissance ;

Et, sur votre embonpoint, je présume, ma foi,

Que vous obéissez quatre fois plus que moi.

Mais cessez d’obéir, si vous voulez me plaire.

À Lise.

Ma femme est-elle ici ?

LISE, à Sturgon.

Non ; elle est chez son frère.

STURGON.

Lise, va la chercher ; qu’elle vienne au plutôt.

LISE, sortant.

J’y vais.

 

 

Scène V

 

DAMIS, STURGON, JACINTE, SANS-SOUCI

 

STURGON, à Damis.

Vous, laissez-nous ; vous reviendrez tantôt.

DAMIS, à Sturgon.

Je ne sors point, Monsieur ; puisqu’à tort on m’accuse,

Il est de mon honneur que je vous désabuse.

STURGON.

Eh !... votre honneur ici ne souffre nullement ;

Mais c’est le mien, morbleu ! qui pâtit diablement.

N’importe, brisons-là : nous verrons cette affaire ;

Car, avant qu’il soit peu...

 

 

Scène VI

 

CLOESTAN, DAMIS, STURGON, JACINTE, SANS-SOUCI

 

JACINTE, à Sturgon, apercevant Cloestan.

Voici votre beau-frère ;

Quittez tous vos discours, cessez votre entretien.

STURGON, à Jacinte.

Et pourquoi le cesser ? pour moi, je ne crains rien ;

Je veux que devant lui la chose s’éclaircisse.

CLOESTAN, à Jacinte.

Quoi ! vous hors du Couvent ?

JACINTE, à Cloestan.

Pour vous rendre service.

CLOESTAN.

Je...

STURGON, à Cloestan, l’interrompant.

Sans perdre le temps en compliments si doux,

Que vous plaît-il ?

CLOESTAN, à Sturgon.

Je viens m’expliquer avec vous.

STURGON.

Devons-nous être seuls ? faut-il que chacun sorte ?

CLOESTAN, après avoir donné un soufflet à Sans-Souci, sans parler.

Non ; ils peuvent rester.

STURGON.

Quel diable vous transporte ?

Pourquoi battre les gens qui ne vous disent mot ?

SANS-SOUCI, en pleurant, à Sturgon.

C’est sans doute l’effet de quelque vertigo.

Monsieur, fuyez de lui, si vous m’en voulez croire ;

Dans sa fougue, il pourrait vous briser la mâchoire :

Les gens à vertigo sont par fois furieux.

CLOESTAN, menaçant Sans-Souci.

Maraud !...

SANS-SOUCI.

Voyez déjà comme il roule les yeux !

CLOESTAN.

Ce coquin a besoin que quelqu’un le corrige.

STURGON.

Parlons un peu de loin ; car je crains le vertige.

CLOESTAN, à Sturgon.

Non, non, ne craignez rien; je sais ce que je fais.

STURGON.

Pourtant, avec transport vous donnez des soufflets.

SANS-SOUCI.

Et qui, plus est, Monsieur, ne sont pas de main morte.

S’il advient qu’en parlant, la fureur le transporte,

Et que sa large main vous couvre le minois,

Pour un soufflet reçu, Monsieur, rendez-en trois ;

Je vous seconderai. Voyez comme il me lorgne !

CLOESTAN, à Sans-Souci.

Morbleu ! d’un coup de poing il faut que je t’éborgne.

SANS-SOUCI, s’en allant.

Serviteur.

 

 

Scène VII

 

CLOESTAN, STURGON, DAMIS, JACINTE

 

STURGON.

Entre nous, perdez-vous le bon sens ?

CLOESTAN, à Sturgon.

Non.

STURGON, mettant le doigt au front.

Mais tous ces transports...

CLOESTAN.

Suffit ; je vous entends ;

Écoutez-moi.

STURGON.

Surtout...

CLOESTAN.

Ah ! n’ayez point de crainte.

Vous trouvez en ma sœur de grands sujets de plainte ?

Hem ?

STURGON.

Oui.

CLOESTAN.

Vous l’accusez de vous manquer de foi ?

STURGON.

Oui.

CLOESTAN.

Bref, qu’elle et Damis... s’aiment ?

STURGON.

Oui, je le crois !

De plus, qu’elle a pour lui beaucoup de complaisance.

DAMIS, à Sturgon.

Ah ! vous devez, Monsieur, perdre cette croyance.

STURGON, en colère, à Damis.

Écoutez, sans parler.

DAMIS.

Volontiers.

CLOESTAN, à Damis.

Je sais tout,

J’en viens d’être informé de l’un à l’autre bout :

Ma sœur, à votre égard, a pris soin de m’instruire.

STURGON, à Cloestan.

Que vous a-t-elle dit ?

CLOESTAN, à Sturgon.

Ce qu’elle avait à dire.

STURGON, après avoir mis le doigt au front, en le regardant.

Mais ne saurai-je point... ?

CLOESTAN.

Vous le saurez dans peu :

De sa haine pour vous elle a fait un aveu.

STURGON.

De sa haine ?

CLOESTAN.

Oui.

STURGON.

Pour moi, j’en ignore la cause.

CLOESTAN.

Il vous faut plus au long éclaircir de la chose.

On fait que vous avez, tout au moins, cinquante ans.

STURGON.

D’accord ; mais ce propos est fort à contretemps.

CLOESTAN.

Ma sœur n’en a que vingt.

STURGON.

On n’en fait point de doute.

CLOESTAN.

Vous êtes quelquefois attaqué de la goutte.

STURGON, montrant son front.

Bon !

CLOESTAN.

Ma sœur est jolie, et vous n’êtes pas beau.

STURGON.

Fort bien !

CLOESTAN.

Vous le savez.

STURGON.

Cela n’est pas nouveau.

CLOESTAN.

Être laid et goutteux, avoir cinquante années ;

De plus, avoir les dents à demi surannées,

Méchant air, l’abord brusque, et l’aspect rebutant ;

Un époux tel que vous n’est pas fort ragoûtant.

STURGON.

Après.

CLOESTAN.

En peu de mots, voilà votre figure.

STURGON.

Je comprends aisément que vous voulez conclure

Que je dois, par moi-même, être assez convaincu

Qu’on a grande raison de me faire cocu.

CLOESTAN.

Vous devez vous connaître, et vous rendre justice.

STURGON.

Que sert de déguiser ? je vois votre artifice.

CLOESTAN.

Pour moi, j’agis sans art et sans déguisement :

J’ai fait votre portrait assez naïvement ;

Et, si j’en savais plus, j’en dirais davantage.

STURGON.

Pour vous, vous croyez être exempt du cocuage :

Votre mine et votre air vous mettent à couvert.

CLOESTAN.

Mon Dieu ! ne raillez point ; la bonne mine y sert :

Mais, quand je le serais, je prendrais patience ;

Même je passerais les choses sous silence.

Il est avantageux de fuir à le savoir,

De croire que sa femme a soin de son devoir.

À quoi bon, là-dessus, se donner tant de peine,

Et le mettre le corps et l’esprit à la gêne ?

Quand ce sexe une fois a conclu ce dessein,

Vouloir l’en empêcher, c’est travailler en vain.

Je trouve que ce mal est un mal sans remède,

Qu’à cette destinée il faut qu’un époux cède ;

Et je tiens le plus fin, qui, loin d’en murmurer,

Sait qu’il l’est sûrement, et feint de l’ignorer.

STURGON.

Suivant vos sentiments, Monsieur notre beau-frère,

Vous estimez donc fort un cocu volontaire ?

CLOESTAN.

Quiconque en use ainsi, mérite un châtiment ;

Et je hais, dans un cœur, ce lâche sentiment :

Mais lorsque, malgré nous, ce malheur nous arrive,

Il faut...

STURGON.

Je vous entends ; il faut que chacun vive ;

Et que, loin d’éclater à sa confusion,

On ait, pour son honneur, de la discrétion.

Vous riez ! Là-dessus, vous êtes un grand maître :

Si vous n’êtes cocu, vous méritez de l’être.

Ah ! si vos sentiments font jamais bien connus,

Je vous verrai, morbleu ! le Syndic des cocus.

Pour moi, qui, sur ce point, ai l’humeur chagrinante,

Qui n’ai pas, comme vous, l’âme fort indulgente,

Je veux que votre sœur (ainsi je l’ai conclu)

Se passe, s’il lui plaît, de me faire cocu ;

Sinon, je vous la rends, sans tarder davantage.

CLOESTAN.

On doit considérer une femme à son âge.

STURGON.

J’en demeure d’accord ; mais elle doit savoir

Que je prétends aussi qu’on fasse son devoir.

CLOESTAN.

À faire aussi le vôtre elle peut vous contraindre.

STURGON.

Elle n’a, là-dessus, aucun lieu de se plaindre.

CLOESTAN.

Je sais bien le contraire ; et je n’ignore pas

Que certaine Lucrèce a pour vous des appas ;

Qu’elle aime votre argent, et non votre personne ;

Qu’elle sert à plusieurs, même à qui plus lui donne ;

Que tous les jours, enfin...

STURGON, feignant de ne pas l’entendre, dit à sa sœur, qui s’entretient avec Damis.

Ma sœur, à mon avis,

Vous aimez à jaser avec Monsieur Damis ;

L’ardeur dont vous parlez, marque de la tendresse.

CLOESTAN.

Laissez cela, Monsieur ; répondez sur Lucrèce.

STURGON, feignant de ne pas l’entendre, à Jacinte.

Tête-à-tête, au Couvent, parle-t-on ainsi bas ?

JACINTE, à Sturgon.

Monsieur m’entretenait sur tout votre embarras.

STURGON, de même.

Non, à d’antres : votre air me fait assez comprendre

Que dans votre entretien vous y mêlez du tendre.

CLOESTRAN.

Laissez-les ; répondez sur ce que je vous dis.

STURGON, de même.

Sur l’amour, au parloir, ces gens sont aguerris.

À Damis.

Hé ! laissez en repos nos femmes et nos filles :

Vous êtes...

DAMIS, à Sturgon.

Quoi, Monsieur ?

STURGON.

La peste des familles.

JACINTE.

J’ignore, quant à moi...

STURGON, à Jacinte.

Quant à vous, je vois bien

Qu’en sortant du Couvent, vous n’ignorez de rien.

CLOESTAN.

Mais, quand je parle aux gens, j’entends qu’ils me répondent.

STURGON, à Jacinte.

Je crains bien...

CLOESTAN, le tirant par le bras.

Mais, parbleu !...

STURGON, à part.

Les démons te confondent !

JACINTE.

Répondez à Monsieur, et n’appréhendez point.

STURGON.

Oh ! je vous veux, morbleu ! régler de point en point.

À Damis et à Cloestan.

Sortez tous deux.  

À Jacinte. 

Venez, que je vous entretienne.

CLOESTAN.

Mais...

STURGON, à Cloestan.

Mais adieu.

 

 

Scène VIII

 

STURGON, CLOESTAN, NÉRINE, FLORIDE, DAMIS, JACINTE, LISE

 

CLOESTAN, à Sturgon.

Voici votre femme et la mienne.

STURGON, à part.

C’est le diable qui vient augmenter mon souci.

FLORIDE, à Sturgon.

Bon jour.

STURGON, à Floride.

Bon jour.

FLORIDE, à Nérine.

Ma sœur, hé quoi ! Jacinte ici ?

JACINTE, à Floride.

Vous voyez.

NÉRINE, à Jacinte.

D’où vient donc ?

JACINTE, à Nérine.

Demandez-le à mon frère.

STURGON, à Nérine.

En êtes-vous fâchée ?

NÉRINE, à Sturgon.

Oh ! non ; tout au contraire :

Elle fait que je l’aime avec beaucoup d’ardeur.

STURGON.

De même que le frère, on peut aimer la sœur.

NÉRINE.
De quoi vous plaignez-vous ?

STURGON.

De votre peu d’estime.

Votre façon d’agir est-elle légitime ?

NÉRINE.

J’agis assurément comme je dois agir ;

Mais de honte, à leurs yeux, vous devriez rougir.

STURGON.

Votre impudence, enfin, m’étonne et me démonte.

Dites-moi, s’il vous plaît, pourquoi rougir de honte ?

Qu’avons-nous fait de mal ?

NÉRINE.

Je m’en rapporte à vous.

FLORIDE, à Sturgon.

Vous êtes, sans mentir, un agréable époux !

STURGON, à Floride.

Moi ?

FLORIDE.

Oui, vous.

STURGON, après avoir un peu rêvé.

Serviteur ; car il faut que je sorte.

FLORIDE, l’arrêtant.

Vous ne sortirez pas ; je vais fermer la porte.

STURGON.

Pourquoi donc m’enfermer ? que veut dire cela ?

FLORIDE, après avoir fermé la porte.

On ne sortira pas, sans qu’on nous dise holà :

J’ai la clef.

Cloestan et Damis rient.

STURGON, les ayant regardés tous, à Cloestan qui rit.

Vous riez ! Je suis donc ridicule ?

Courage.

DAMIS, à Sturgon.

Quant à moi, n’ayez aucun scrupule :

Il est vrai que je ris ; mais je ris sans dessein.

STURGON, à Damis.

Hé, morbleu ! sur ce ris, c’est s’excuser en vain.

Riez, si vous voulez, jusqu’à perte d’haleine :

Vous pouvez en crever, sans que j’en sois en peine.

CLOESTAN.

On doit bien m’excuser ; car je ris malgré moi.

STURGON, à Cloestan.

J’entends ; votre ris est un ris de bonne-foi.

CLOESTAN.

Comment s’en empêcher ? il est presque impossible.

Il rit plus fort.

STURGON.

Ah ! je ne croyais pas avoir l’air si risible.

Je vois qu’à mes dépens chacun se divertit.

Parbleu ! jusqu’à pâmer notre beau-frère rit :

Que j’aurais de plaisir, s’il en était malade !

Mais c’est pousser, enfin, un peu loin l’algarade.

CLOESTAN.

On ne rit pas de vous ; n’ayez point de soupçon.

FLORIDE, à Sturgon.

Il faut cesser de rire, et parler tout de bon.

STURGON, à Floride.

Ah ! de vous écouter j’aurai la patience.

FLORIDE.

Savez-vous, dites-moi, faire la différence

D’une femme jolie et d’un époux mal fait ?

STURGON.

Sans doute.

FLORIDE.

De tous deux c’est-là votre portrait.

STURGON.

Pardi ! vous m’endormez de toutes les manières ;

Vous irez, je m’attends, jusques aux étrivières.

FLORIDE.

À parler franchement, vous mériteriez pis.

STURGON.

Ah ! l’on n’en croira pas, peut-être, votre avis.

FLORIDE.

Vraiment, il fait beau voir qu’un homme de votre âge,

Dont la femme est enfin, jeune, bien faite et sage,

Aille porter ailleurs ce qui ne suffit pas

Pour faire à son épouse un modeste repas !

Si Monsieur mon époux me faisait telle injure,

Je pourrais m’en venger, et même avec usure.

CLOESTAN, à Floride.

Je vous dois, là-dessus, un grand remerciement.

FLORIDE, à Cloestan.

C’est à vous d’y songer ; je parle franchement.

LISE, bas à Cloestan.

Monsieur, quittez Lucrèce ; ou...

CLOESTAN, bas à Lise.

Paix.

LISE, de même.

Je suis discrète.

FLORIDE.

Je vois qu’à ce propos, votre langue est muette ;

Craignez quelque accident dont vous seriez marri.

La femme fuit souvent l’exemple du mari.

STURGON, à part.

Ah ! si ma femme en tout a suivi mon exemple,

J’en ai ma fourniture à deux doigts de la temple.

FLORIDE, à Sturgon.

Que dites-vous tout bas ?

STURGON.

Je dis ce que je veux.

FLORIDE.

Un galant comme vous n’est pas fort gracieux.

STURGON.

Eh ! votre remontrance et me choque et me blesse.

FLORIDE.

On dit que vous allez chez certaine Lucrèce,

Où vous vous ruinez de beaucoup de façons.

STURGON.

Oh ! je ne suis plus d’âge à prendre des leçons :

J’y vais quand il me plaît.

NÉRINE.

Il faut que je m’explique.

Puisque l’on me préfère une femme impudique, 

Qu’on me méprise ainsi, je veux, dès aujourd’hui,

Sans perdre un seul moment, me séparer de lui.

FLORIDE, à Nérine.

Patience ; tout doux.

NÉRINE.

Non, non ; il faut qu’il sache

Que je n’eus, de ma vie, une âme basse et lâche ;

Que, malgré ses mépris, je chéris trop l’honneur.

Il croit que Damis m’aime ; il en veut à sa sœur ;

Ils s’entr’aiment tous deux d’une amour mutuelle.

STURGON, à Damis.

Quoi ! vous aimez ma sœur ?

DAMIS, à Sturgon.

Je soupire pour elle, 

Et je brûle, Monsieur, de me voir son époux.

NÉRINE, à Sturgon.

Vous voyez ! mais, enfin, pour me venger de vous, 

Je crus, à dire vrai, qu’un peu de jalousie

Vous pourrait de Lucrèce ôter la fantaisie ;

Damis, sans y penser, servit à mon dessein :

Mais, puisqu’à vous guérir je me tourmente en vain,

Il faut vous laisser libre avec votre Lucrèce,

Lui donner, sans raison, toute votre tendresse ;

Aussi-bien, de dépit mon esprit combattu

Ne vous répondrait plus de toute ma vertu.

STURGON, regardant sa femme.

Houf ! houf !

FLORIDE, à Sturgon.

À ces discours que pouvez-vous répondre ?

STURGON.

Chercher à m’excuser, c’est vouloir me confondre.

J’ai tort, je le confesse. Ah ! mignonne, pardon.

Hon ! devais-je trahir cet aimable Bouchon ?

Non, dans mon procédé, je ne suis qu’un infâme ;

Je ne mérite pas une si belle femme...

Il l’embrasse à plusieurs reprises.

FLORIDE.

Vous pourriez l’étouffer, de tant la rebaiser.

STURGON.

Morbleu ! je veux tout faire, afin de l’apaiser.

Me pardonnes-tu pas, dis-moi, chère mignonne ?

CLOESTAN, à Sturgon.

Par ses yeux radoucis, je vois qu’on vous pardonne.

STURGON.

Non ; je veux de sa bouche entendre mon arrêt.

Vas, crois qu’à t’obéir je serai toujours prêt.

Il la rembrasse.

NÉRINE.

Par votre repentir, je vous rends ma tendresse ;

Mais à condition de ne plus voir Lucrèce.

STURGON.

Si je la vois jamais, puissent tous les malheurs

M’accabler, à tes yeux, des plus vives douleurs.

NÉRINE.

Si votre ferment tient, je suis trop satisfaite.

STURGON.

Bon. Je donne à ma sœur l’époux qu’elle souhaite.

À Jacinte.

Damis te plaît-il ? dis.

DAMIS, à Jacinte.

Madame, répondez.

JACINTE, à Sturgon.

J’avouerai qu’il me plaît, si vous le demandez.

STURGON.

Le Couvent et le Monde ont grande intelligence ;

Je vois qu’on n’y vit pas toujours dans l’abstinence.

Damis, je vous la donne, et même de grand cœur. 

DAMIS, à Sturgon.

Ce doux consentement fait mon plus grand bonheur.

STURGON, à tous.

Puisqu’en bonne amitié la raison nous rassemble,

Pour finir la journée, il faut souper ensemble.

FLORIDE.

J’en demeure d’accord.

CLOESTAN.

Et moi, je le veux bien.

STURGON, à sa femme.

Mignonne, qu’en dis-tu ?

NARINE.

Je ne m’oppose à rien.

STURGON.

Je veux, pour achever ce jour avecque joie,

Me donner, tout ce soir, à la débauche en proie.

Oublions le passé, bannissons le chagrin.

Entrons. Lise...

LISE.

Monsieur ?

STURGON.

Viens songer au festin.

LISE.

J’y vais. Mais, en allant, je donne avis aux Belles

De ne traiter pas mieux leurs maris infidèles ;

Qu’il est bon, là-dessus, de les rendre jaloux,

Et que, par ce moyen, ils reviennent à nous. 

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