La Bohémienne (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE)
Drame historique en cinq actes.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 1er juin 1829.
Personnages
LORD GAGE, gouverneur de Boston
LIONEL LINCOLN, colonel des dragons de Virginie
ARTHUR WINKERTON, capitaine au même régiment
ZAMBARO, bohémien
SIR COKNEY, secrétaire du gouverneur
JAK, garçon d’auberge
MISS HENRIETTE, fille de lord Gage
BATHILDE, nièce de Zambaro
SOLDATS AMÉRICAINS
MATELOTS
PEUPLE
Aux États-Unis. À deux lieues de Boston, au premier acte. À Boston, aux actes suivants.
ACTE I
Un salon de la maison de campagne du gouverneur. Porte au fond : deux portes latérales. La porte à droite de l’acteur est celle de l’appartement d’Henriette ; la porte à gauche, celle du cabinet de lord Gage. Une table, couverte de papiers, près de la porte du cabinet.
Scène première
LORD GAGE, seul, assis devant une table et tenant des papiers
Deux rapports sur cette affaire, et deux rapports contradictoires ; auquel ajouter foi ? Selon ma conscience, il me paraît évident que l’officier américain a eu tort, et si je le condamne, on va encore crier à l’injustice. Je ne peux cependant pas, moi, Anglais et gouverneur de Boston, laisser insulter un compatriote, un officier de Sa Majesté ; et d’après ce que je vois là...
Il lit.
« Hier, dans une nombreuse assemblée, lord Ruthwen, officier de notre armée, a porté le toast suivant : Au roi Georges, et à la vieille Angleterre. Un officier américain, assis en face de lui, au lieu de lui faire raison, a levé lentement son verre et s’est écrié : À la prospérité de l’Amérique ! et des acclamations unanimes lui ont répondu. L’officier anglais s’est cru insulté : un duel s’en est suivi ce matin, et notre compatriote a succombé. L’agresseur porte le nom de sir Arthur Winkerton, capitaine aux dragons de Virginie, et nous ne doutons point que, dans sa justice éclairée. Votre Excellence ne punisse un Américain assez factieux pour donner un coup d’épée à un officier anglais... » Les dragons de Virginie ! ce régiment s’est toujours fait remarquer par son mauvais esprit, et c’est celui que commande Lionel. Allons, il faut me défier de moi-même ; car j’ai trop de raisons de désirer qu’il soit coupable !
En ce moment miss Henriette sort de son appartement.
Scène II
MISS HENRIETTE, LORD GAGE
LORD GAGE.
Qui vient là ? Ma fille ! Que voulez-vous, miss Henriette ?
MISS HENRIETTE.
Pardon, monsieur, je vous dérange.
LORD GAGE.
Il est vrai, mais n’importe ; quel motif vous amène ? parlez...
MISS HENRIETTE.
Convenez, monsieur, que j’ai bien du malheur. Vous vous plaignez de ne pas trouver dans votre maison le bonheur et la paix ; vous semblez accuser la tendresse de ma mère, la mienne. Mais comment vous en donner des preuves ? quel moment choisir ? Même ici, à votre campagne, ma présence vous gène ; vos moments sont à tout le monde, excepté à nous ; et vous n’avez pas même le temps de nous aimer.
LORD GAGE.
Tu as peut-être raison ; mais tu sais, ma fille, quel est depuis longtemps le chagrin qui me dévore. Pour me distraire de ma douleur, j’ai cherché dans la carrière des places et les joies de l’ambition un remède à mes maux ; et ces honneurs, ces dignités que je désirais, ne m’ont fait oublier mes anciens ennuis que pour m’en créer de nouveaux.
MISS HENRIETTE.
Raison de plus pour venir les oublier auprès de nous. Le matin, soyez lord Gage, le représentant de Sa Majesté, et, comme haut dignitaire, comme grand seigneur, obligé de vous ennuyer ; c’est trop juste ! Mais le soir, soyez à vos amis, à votre famille ; ma mère est trop souffrante pour quitter son salon, venez-y.
LORD GAGE.
Pour y retrouver les discussions politiques dont j’ai été fatigué le matin ! car, Dieu merci, nous vivons dans un temps où chaque maison a son club, son orateur particulier, et l’esprit de parti a tellement divisé les familles, les parents les plus intimes, que chez moi, enfin, je ne suis pas sûr que ma femme et ma fille soient de mon opinion.
MISS HENRIETTE.
Que dites-vous ?
LORD GAGE.
Que, pour un homme d’État, je serais peu clairvoyant et peu habile si, malgré ton silence, je n’avais pas découvert tes véritables sentiments. Oui, ma fille, j’ai lu dans le fond de ton cœur, et je sais tout, jusqu’à ta tendresse pour Lionel.
MISS HENRIETTE.
Ô ciel ! comment avez-vous pu soupçonner ?... Élevée avec lui, je l’ai toujours regardé comme un frère ; voilà tout.
LORD GAGE.
Un jeune homme obscur, inconnu, le fils d’un négociant, dont tous les titres sont dans la caisse de son père, et qui se croit militaire parce qu’il brille au premier rang dans la milice du pays ; milice innocente et sédentaire, qui jamais n’a bravé le feu de l’ennemi, et n’est composée que d’Américains.
MISS HENRIETTE.
Ces pauvres Américains, vous les méprisez beaucoup, monsieur ; et la fierté anglaise...
LORD GAGE.
Qu’est-ce à dire ?...
MISS HENRIETTE.
Est-ce vous manquer de respect que de défendre la patrie de ma mère ? Est-ce ma faute si, n’ayant jamais vu l’Angleterre ni Londres, dont vous nous parlez sans cesse, je leur préfère le pays où j’ai reçu le jour ; si je regarde ceux qui l’habitent comme mes amis et mes frères ?... On les opprime, ils se plaignent ; ils sont malheureux ; est-ce vous offenser que de faire des vœux pour eux ?
LORD GAGE.
Soit, miss : permis à vous d’aimer la patrie de votre mère, mais rappelez-vous que le sang anglais coule aussi dans vos veines, et n’oubliez jamais qu’à votre âge une jeune fille ne doit être d’aucun parti... d’aucune opinion, si ce n’est de celle de son père. Revenons à Lionel : il ne paraît plus ici ?
MISS HENRIETTE.
Non, monsieur, et j’en ignore la cause.
LORD GAGE.
Mais autrefois il venait presque tous les jours.
MISS HENRIETTE.
Il est vrai : il nous parlait souvent de ses projets, de son avenir, de sa mère dont il est le seul espoir ; il nous entretenait surtout avec orgueil de cette patrie qu’on méprise et dont il est fier, cette patrie qu’il voudrait voir libre et indépendante.
LORD GAGE.
Eh ! mais...
MISS HENRIETTE.
Pardon, mon père...
LORD GAGE.
Et il ne vous a point parlé de son amour ?
MISS HENRIETTE.
Jamais ; et je ne crois pas, mon père, être aimée de lui.
LORD GAGE.
Il serait vrai !
MISS HENRIETTE, soupirant.
Oh ! mon Dieu ! oui... Estime de vous, encouragé par ma mère, il aurait pu demander ma main ; il n’y a jamais pensé.
LORD GAGE, avec amertume.
Oh ! sans doute ; se regardant déjà comme un chef de parti, il aurait craint qu’une telle alliance ne lui fit perdre de son influence, ou de sa popularité. Du reste, il a bien fait ; car je vous déclare que mon intention a toujours été de vous marier à un compatriote, à un Anglais. Depuis quelques jours sir Cokney est auprès de moi, en qualité de secrétaire particulier ; c’est le fils d’un ancien ami, un parent à nous, un jeune homme d’une haute naissance, d’une grande fortune...
MISS HENRIETTE.
Quoi ! mon père, vous voudriez ?...
LORD GAGE.
Je n’ai point là-dessus de volonté. Je désirerais qu’il put vous plaire ; mais je ne prétends point vous en imposer l’obligation, et jamais, quoi qu’on ait pu vous dire de ma sévérité et de ma tyrannie...
MISS HENRIETTE.
Ah ! mon père...
LORD GAGE.
Silence ; car voici notre nouveau secrétaire.
Scène III
MISS HENRIETTE, LORD GAGE, SIR COKNEY
SIR COKNEY, entrant par le fond.
Oserais-je demander à miss Gage, à ma belle cousine, des nouvelles de sa santé ? parfaite, à ce que je vois. Je viens en même temps prendre les ordres de Son Excellence.
LORD GAGE.
Je n’en ai aucun à vous donner. Vous pouvez disposer de votre journée ; et je pense qu’arrivé depuis deux jours vous ne serez pas fâché de connaître ce pays.
SIR COKNEY.
Oh ! mon Dieu, non ; je me doute bien de ce que c’est. Quand on a vu Londres, New-Market, Drury-Lane, tout le reste est bien province : c’est petite ville, et voilà tout.
MISS HENRIETTE.
C’est bien de l’honneur pour l’Amérique.
SIR COKNEY.
L’Amérique, entendons-nous. Si vous parlez de l’Amérique du temps de Christophe Colomb, à la bonne heure. Je me faisais de ce pays une tout autre idée ; quand je suis parti de Londres, je croyais trouver ici des sauvages, des costumes pittoresques, des plumes bariolées, comme au dernier bal de lord Sydmouth, qui, par parenthèse, était magnifique ; aussi, j’arrivais avec une admiration toute prête. Au lieu de cela, je vois des gens en frac, en chapeau rond, ayant le même langage, les mêmes manières que nous ; en un mot, des Américains de Londres ou de Liverpool ; il y a de quoi détruire toutes les illusions. J’ai été confondu, suffoqué, et j’en ferai une maladie... un accès d’admiration rentrée.
LORD GAGE.
Peut-être, plus tard, trouverez-vous des sujets de surprise.
SIR COKNEY.
Oh ! je l’espère, milord ! Par exemple, une chose qui m’a bien étonné, c’est la distance. Dieu ! que c’est loin ! j’ai cru que je n’arriverais jamais.
LORD GAGE.
À ce que je vois, sir Cokney, mon cher cousin, vous êtes rarement sorti de Londres.
SIR COKNEY.
Jamais, milord.
LORD GAGE.
Je ne doute point que votre ton et vos manières n’y soient justement appréciés.
SIR COKNEY.
Beaucoup trop.
LORD GAGE.
Mais je vous dois un conseil : sachez que, dans ce moment, l’Angleterre et l’Amérique sont rarement du même avis, et que, quand on a trop de succès à Londres, c’est le moyen de n’en pas avoir assez dans ce pays.
SIR COKNEY.
Oui, c’est ce qu’on dit ; il règne ici un esprit d’opposition ; je m’en doutais presque : car, hier, dans les rues de Boston, j’ai vu, comme à Londres, que je faisais sensation ; mais dans un autre sens ; et le soir, ce fut bien autre chose : j’entre dans un café, et je demande du thé ; tout le monde se lève, se parle à l’oreille, et me regarde d’un air, d’un air... mauvaise société ; il me semble cependant qu’à dix heures du soir, ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de prendre le thé.
MISS HENRIETTE.
Pas ici, monsieur.
SIR COKNEY.
Et pourquoi donc ?
MISS HENRIETTE.
C’est que... je n’ose... devant mon père...
LORD GAGE.
Vous le pouvez sans crainte ; je suis censé ignorer...
MISS HENRIETTE.
C’est que, depuis le dernier bill du parlement, qui met un impôt sur le thé, tous les Américains sont convenus, d’un commun accord, de ne plus en prendre, et l’on n’en sert dans aucune maison.
SIR COKNEY.
À la bonne heure ; mais, dans ce cas-là, on n’empêche pas les autres...
LORD GAGE.
Et voilà les gens qu’on voudrait nous faire craindre ! des mécontents bien redoutables, qui nous combattent en s’imposant des privations. Ne trouvez-vous pas, miss Henriette, que vos compatriotes ont déployé dans cette occasion une grande énergie ?
SIR COKNEY.
Oui, sans doute ; car pour moi, d’abord, je ne pourrais pas ; je suis Anglais, et je ferais tout au monde, excepté changer mes habitudes ; et quand je vois des gens qui renoncent aux leurs par esprit de parti, je dis : ce sont des caractères obstinés, des gens dangereux, qui sont capables de tout. Voilà mon avis.
LORD GAGE.
En vérité ? Eh bien, sans vous en douter, sir Cokney, voilà peut-être ce que vous avez dit de plus profond dans toute votre vie.
SIR COKNEY.
Oui, j’ai comme cela des aperçus. Mais c’est tout naturel quand on se destine à être homme d’État... À propos de cela, milord, j’ai rempli le message secret dont vous m’aviez chargé hier ; j’ai vu cet étranger, ce personnage mystérieux. Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ?
LORD GAGE.
Il suffit.
SIR COKNEY.
Je veux dire que j’ai vu, de votre part, le comte de Gorlitz, qu’il viendra ce matin ici. Votre Excellence est donc prévenue ?
LORD GAGE.
Et je vous préviens, moi, sir Cokney, mon secrétaire intime, que, quand on se destine à être homme d’État, il ne faut point rendre compte tout haut, et devant tout le monde, des missions dont on a pu vous charger secrètement. Celle-ci, du reste, est sans aucune importance ; mais vous m’obligerez cependant de n’en parler à personne et d’être à l’avenir plus circonspect.
SIR COKNEY.
Mon Dieu ! milord, c’est vrai ; je n’avais pas pensé... Je crois que Votre Excellence est fâchée.
LORD GAGE.
Nullement ; et la preuve, c’est que je vous laisse avec ma fille, et, auprès d’elle, je vous conseille d’oublier l’homme d’État pour ne montrer que l’homme aimable.
Il sort par le fond.
Scène IV
MISS HENRIETTE, SIR COKNEY
SIR COKNEY.
Certainement, voilà une autorisation extrêmement flatteuse et à laquelle j’étais loin de m’attendre. Son Excellence est bien bonne de me permettre ainsi d’être aimable.
MISS HENRIETTE.
Je ne pensais pas, monsieur, que vous eussiez besoin de a permission.
SIR COKNEY.
Non, sans doute ; mais de la part de milord, dont les intentions sont toujours diplomatiques, une pareille phrase est une espèce d’encouragement à des idées... car vous devinez bien, miss Henriette, que le désir de me former aux affaires n’est pas le seul objet pour lequel mon père m’envoie en Amérique. Les hommes d’État ne vont pas ordinairement si loin pour apprendre, et cela n’est même pas nécessaire. Moi, d’abord, quand j’en serai là, je ferai comme Son Excellence, je prendrai un secrétaire.
MISS HENRIETTE.
En effet, je vois que cela tient lieu de tout.
SIR COKNEY.
Un bon secrétaire, par exemple, parce que je veux exercer avec distinction ; et comme il n’est point de poste élevé où ne puisse conduire l’alliance de milord, vous concevez, belle miss, que ce n’est pas sans raison que mon père m’a vanté votre esprit, vos brillantes qualités...
MISS HENRIETTE.
Je vous comprends, monsieur ; mais je dois vous dire que, dans vos calculs, il s’est glissé deux grandes erreurs.
SIR COKNEY.
Et lesquelles, s’il vous plaît ?
MISS HENRIETTE.
La première, qui me dispensera peut-être de vous expliquer la seconde, c’est que vous me croyez très riche ; et je dois vous prévenir que ces richesses sont au moins très incertaines.
SIR COKNEY.
Comment cela ? N’êtes-vous point la fille de sir Thomas Gage, dont les biens immenses...
MISS HENRIETTE.
Oui, monsieur : fille d’un second mariage ; toute la fortune de milord vient de sa première femme, une Anglaise, qui lui avait laissé une fille... une fille qu’il adorait et qu’il regrette sans cesse.
SIR COKNEY.
Je le sais comme vous, miss Henriette ; mais, attendu qu’elle est morte...
MISS HENRIETTE.
Et si elle ne l’était pas ?
SIR COKNEY.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Et où est-elle ?
MISS HENRIETTE.
C’est ce que nous ignorons ; mais il y a quinze ou seize ans, lors de son ambassade en Allemagne, mon père avait laissé Clara, encore enfant, dans un château qui a été la proie d’un incendie. L’appartement que ma sœur occupait n’avait pas même été atteint par les flammes, et cependant elle avait disparu. Des vagabonds qui couraient le pays ont été soupçonnés d’avoir mis le feu au château, dans l’intention de le piller. On les a poursuivis sans succès, et vingt fois mon père s’est vu sur le point de découvrir la vérité. Mais, quoique jusqu’à présent les recherches les plus actives aient été infructueuses, il n’a jamais abandonné l’espoir de retrouver sa fille, et je vous dirai même, sans accuser ici sa tendresse, que cette fille absente, inconnue, lui est beaucoup plus chère que celle qui n’a jamais quitté ses yeux, et qu’à chaque instant il s’attend à la voir reparaître. D’après cela, monsieur, vous voyez que, malgré les éloges qu’on vous a faits de moi, je n’ai qu’un mérite conditionnel, subordonné aux circonstances, et qu’en un mot il y a beaucoup à rabattre de vos espérances et de mes bonnes qualités.
SIR COKNEY.
En aucune façon, belle miss ; j’ai toujours pour vous l’estime et la considération que l’on doit à... à une fille unique ; car, quoi que vous en disiez, je vous regarde comme telle, et ma grande raison, la voici : c’est que, si votre sœur existait, depuis longtemps elle se serait présentée, parce que la fille d’un grand seigneur ça se retrouve toujours ; un grand seigneur ! chacun veut être de sa famille, même ceux qui n’en sont pas : à plus forte raison...
MISS HENRIETTE, souriant.
Vous croyez ?
SIR COKNEY.
Mais sans doute. Si donc vous n’avez point d’autre raison à m’opposer...
MISS HENRIETTE.
Je comptais, je l’avoue, sur celle-là ; mais puisqu’elle vous paraît insuffisante, il faut bien vous en donner une seconde.
SIR COKNEY.
Ah ! oui, vous m’en avez promis deux !
MISS HENRIETTE.
Cette seconde raison, qui me paraît à moi sans réplique, c’est que je ne me marierai jamais sans aimer mon mari.
SIR COKNEY.
C’est juste.
MISS HENRIETTE.
Et, je ne sais comment vous le dire, mais je vous crois assez habile pour le deviner ; c’est que, franchement...
SIR COKNEY.
Vous ne m’aimez pas ?
MISS HENRIETTE.
Hélas ! non.
SIR COKNEY.
Cela va sans dire ; je ne peux pas exiger qu’on m’aime sans me connaître, et je ne le voudrais même pas : je préfère que ce soit avec connaissance de cause. Tout ce que je vous demande, miss Henriette, c’est la permission de vous faire ma cour, de vous présenter mes hommages et d’espérer qu’un jour peut-être...
MISS HENRIETTE.
Comme vous voudrez, monsieur, je ne puis vous en empêcher, ni répondre de l’avenir ; mais j’ai cru d’avance devoir vous parler avec franchise, pour ne point donner à un galant homme, à un ami de ma famille, le droit de m’accuser de coquetterie, et surtout pour ne point faire perdre à un secrétaire d’État un temps précieux qu’il peut mieux employer.
Elle fait la révérence, et rentre dans son appartement.
Scène V
SIR COKNEY, seul
Eh bien, tout en se défendant de coquetterie, il y en a beaucoup dans ce qu’elle dit là, parce qu’enfin : « Je ne réponds pas de l’avenir, » cela signifie : « Je ne suis pas sûre de mon indifférence... voyez, essayez de me plaire. » Au fait, c’est ce qu’elles disent toutes, et il paraît que c’est en Amérique comme à Londres. Hein ! qui vient là ? Cet étranger... c’est le comte de Gorlitz... Je suis pour ce que j’en ai dit : il a certainement une physionomie singulière.
Scène VI
SIR COKNEY, ZAMBARO, entrant par le fond
ZAMBARO, après avoir salué.
Si je ne me trompe, c’est vous, monsieur, qui êtes passé hier soir à mon hôtel ?
SIR COKNEY, d’un air important.
Oui, monsieur.
ZAMBARO.
C’est vous qui m’avez prié, de la part de Son Excellence, de me présenter aujourd’hui, à dix heures, à sa maison de campagne, à deux lieues de Boston ?
SIR COKNEY.
Tous les faits que vous citez sont de la plus grande exactitude.
ZAMBARO.
Quoiqu’un pareil ordre, ou une pareille invitation, ait lieu de m’étonner, j’ai bien voulu m’y rendre. Me voici, que me veut-on, monsieur ?
SIR COKNEY.
D’après mes instructions, je vais avertir Son Excellence.
ZAMBARO.
Il n’est pas nécessaire. Je veux savoir auparavant dans quel dessein on m’a appelé ici.
SIR COKNEY.
Puisque vous insistez, monsieur, je vous dirai officiellement que l’on veut vous parler, que l’on a à vous parler. Le reste, vous le saurez plus tard ; et je vous apprendrai seulement qu’un secrétaire intime n’a pas l’habitude de rendre compte tout haut, et devant tout le monde, des missions secrètes dont on a pu le charger. Voici Son Excellence.
Scène VII
SIR COKNEY, ZAMBARO, LORD GAGE
SIR COKNEY, allant au-devant de lui.
M. le comte de Gorlitz, qui a l’honneur de se rendre à vos ordres, et j’ose espérer que, cette fois, la discrétion dont j’ai fait preuve ne me vaudra que des éloges.
LORD GAGE.
Il suffit, laissez-nous.
Lui remettant un papier.
Préparez cet ordre, je le signerai.
Sir Cokney prend le papier et entre dans le cabinet de milord.
Scène VIII
ZAMBARO, LORD GAGE
LORD GAGE, regarde Zambaro un instant en silence et avec la plus grande attention.
C’est bien lui que j’ai vu l’autre jour au bord de la mer.
Il s’assied, fait signe à Zambaro de s’asseoir et le regarde encore avec une attention plus marquée.
ZAMBARO, embarrassé.
Puis-je savoir, milord, ce qui me vaut de votre part un pareil examen ?
LORD GAGE.
Je voudrais d’abord, monsieur, savoir au juste quel est votre nom ?
ZAMBARO.
Milord, une pareille question...
LORD GAGE.
Répondez.
ZAMBARO.
Je suis le comte de Gorlitz, et, n’étant ni Anglais ni Américain, je ne vois point de quel droit vous m’interrogez ainsi.
LORD GAGE.
J’ai le droit de surveiller les démarches d’un étranger, quand elles me sont suspectes, surtout quand cet étranger se présente sous un nom supposé et se pare d’un titre qui ne lui appartient pas.
ZAMBARO.
Qu’osez-vous dire ?
LORD GAGE.
On vous nomme Zambaro, et vous êtes Bohémien.
ZAMBARO.
Milord !...
LORD GAGE.
Je n’en doute plus maintenant, vous pouvez vous lever.
Zambaro se lève, et lord Gage reste assis.
Jeune encore, dans les guerres d’Allemagne, vos talents et votre audace vous ont acquis un nom plus célèbre qu’honorable, et l’on dit que les généraux de Marie-Thérèse vous ont dû plus d’un succès.
ZAMBARO.
Dès que les qualités sont connues, je n’ai rien à cacher à Votre Excellence. Oui, milord, chacun a sa manière d’être utile à son pays. Allemand, j’ai servi le mien pendant la guerre, et au péril de mes jours, en pénétrant les desseins et les plans de nos ennemis, en surprenant leurs secrets. D’autres font la même chose en temps de paix ; mais on leur accorde un autre nom, de la considération, un traitement honorable et une mort paisible. À nous, rien de tout cela. Voilà la différence... et la justice des hommes.
LORD GAGE.
S’il y avait une justice, tu n’existerais plus.
ZAMBARO.
Comme Votre Excellence voudra. Un peu plus tôt, un peu plus tard, ça ne peut pas me manquer. Ainsi, peu m’importe, ma vie est entre vos mains.
LORD GAGE.
Et que veux-tu que j’en fasse ?
ZAMBARO.
Vous êtes bien difficile, ou bien généreux. Le grand Frédéric, qui se connaissait en mérites et en hommes, avait mis ma tête à prix, et l’avait estimée vingt mille écus. Votre Excellence en connait-elle beaucoup qui valussent une pareille somme ?
LORD GAGE, à part.
Où va se loger l’amour-propre de métier ! en voilà un qui est fier du sien.
Haut.
Pour calmer ta crainte ou ton orgueil, réfléchis seulement que, si j’avais eu l’intention que tu me supposes, je n’aurais pas pris la peine de te faire venir ici secrètement.
ZAMBARO.
C’est vrai : le raisonnement est juste. Que veut de moi Votre Seigneurie ?
LORD GAGE.
Savoir ce qui t’amène à Boston ; car tu n’as pas quitté l’Europe sans dessein.
ZAMBARO.
Votre Excellence ne me croira pas ; et cependant, vrai comme il faut être pendu un jour, je ne suis venu ici que pour une affaire particulière, où la politique n’entre pour rien.
LORD GAGE.
Et quelle est cette affaire ? Songe à ne pas me tromper.
ZAMBARO.
Je n’ai garde, car je n’y ai aucun intérêt. Je n’ai d’autre parent que mon frère aîné Herman Zambaro, Bohémien comme moi, et chef de notre tribu. La paix, qui enrichit tout le monde, nous avait ruinés. Les armées autrichiennes, ingrates de leur nature, s’étaient fort mal conduites à notre égard ; les généraux surtout, accablés d’honneurs et de pensions, avaient fini par se persuader qu’ils avaient remporté leurs victoires à eux tout seuls, et ne nous avaient point accordé, dans la récompense, la part que nous avions eue dans le succès. Je n’aspirais qu’à prendre ma retraite, lorsque mon frère me dit : « Tu as raison, abandonnons la carrière militaire, où il y a trop de périls, et pas assez de profits. Je médite, avec un simple particulier, une entreprise qui doit nous enrichir à jamais. Je pars pour Londres ; et, dès qu’il le faudra, sois prêt à me rejoindre. » Il m’écrivit quelque temps après qu’il m’attendait, non à Londres, mais à la Nouvelle-Angleterre, où cette fois la fortune nous préparait le sort le plus brillant. Il m’y donnait rendez-vous à l’hôtel de la Couronne, près Boston. Je partis aussitôt, et, quand j’arrivai dans ce pays, il n’y avait pas paru. Personne n’avait entendu parler du Bohémien Zambaro... et je suis le premier à solliciter les recherches les plus actives, autant pour m’instruire du sort de mon malheureux frère, que pour convaincre Votre Excellence de la vérité de mon récit.
LORD GAGE.
Maintenant je n’en doute plus...
Il se lève.
Mais dans le cas où ce frère n’existerait plus, ce qui me paraît probable...
ZAMBARO.
Quoi ! milord, vous croyez ?... Ce pauvre Herman... qui m’aurait dit qu’il mourrait... là, tout simplement !...
LORD GAGE.
Quelles seraient alors tes intentions ?
ZAMBARO.
De quitter au plus vite ce maudit pays. Malheureusement, je ne sais comment suffire aux frais du voyage ; car, espérant trouver ici la fortune, je ne l’ai pas amenée avec moi.
LORD GAGE.
Elle peut se présentera tes yeux plus brillante que jamais.
ZAMBARO.
Que dites-vous, milord ?
LORD GAGE.
Ton regard habile et exercé n’a-t-il pas déjà saisi la position de ce pays ? Ne l’es-tu pas aperçu de l’espèce d’inquiétude qui s’est emparée de toutes les têtes ? Partout on parle de réforme, de scission avec la métropole, d’indépendance de cette colonie. Ce sont les mots d’ordre de quelques jeunes étourdis qui, las de leur inutilité, se font factieux pour être quelque chose. Je me garderai bien de les punir ; ce serait leur donner une importance qu’ils ne méritent point ; mais je veux les connaître ; je veux, le bien public l’exige, pénétrer les projets, les complots que leur imprudence médite, et m’épargner, en les déjouant, la peine de les châtier.
ZAMBARO.
Je comprends, milord, et je suis aux ordres de Votre Excellence.
LORD GAGE.
De tous ces jeunes gens, le plus dangereux est le colonel des dragons de Virginie.
ZAMBARO.
Le jeune Lionel Lincoln.
LORD GAGE.
Tu le connais ?
ZAMBARO.
Je ne l’ai jamais vu ; mais souvent j’ai entendu prononcer son nom, par hasard, sans le vouloir... l’habitude d’écouter.
LORD GAGE.
On m’assure que ce soir même, au bord de la mer, à cette auberge de la Couronne, dont tu me parlais, plusieurs jeunes militaires doivent se réunir en secret. Il faut connaître le but, l’objet de cette assemblée ; en un mot, y assister toi-même. Tu n’as que quelques heures devant toi, je le sais, mais je connais ton adresse. Tu peux fixer toi-même le prix que tu mets à tes services.
ZAMBARO.
Mille guinées.
LORD GAGE.
C’est beaucoup ; on ne les donne point à un colonel.
ZAMBARO.
Il est des états, milord, où l’on est payé par l’honneur ; mais le nôtre...
LORD GAGE.
C’est juste ; en voici la moitié à compte.
Il lui donne une bourse.
Autant après le succès.
ZAMBARO.
Vive Dieu ! c’est payer en milord, et il vaut mieux être à la solde de l’Angleterre qu’à celle de la maison d’Autriche. Mais ce que vous me demandez est bien difficile, et je n’oserais l’entreprendre, si je n’appelais à mon aide l’esprit et la finesse de Bathilde, ma nièce.
LORD GAGE.
Que dis-tu ? une femme dans cette affaire !
ZAMBARO.
Elle ne saura que ce qu’elle doit savoir.
LORD GAGE.
Et quelle est-elle ?
ZAMBARO.
La plus jolie et la plus aimable Bohémienne que vous ayez jamais vue ; la fille de mon frère Zambaro, que j’ai amenée avec moi, qui ne m’a jamais quitté, et dont je suis fier, attendu que je l’ai élevée moi-même, et dans les meilleurs principes.
LORD GAGE.
Dans les tiens peut-être ?
ZAMBARO.
Je n’en connais pas d’autres.
LORD GAGE.
Quoi ! l’autre jour, quand je t’ai rencontré au bord de la mer, cette jeune personne à qui tu donnais le bras, et qui avait une physionomie si noble, si distinguée ?...
ZAMBARO.
C’était elle-même.
LORD GAGE.
Ah ! c’est grand dommage, et je suis fâché pour elle qu’elle exerce un pareil métier.
ZAMBARO.
Excellence...
LORD GAGE, avec hauteur.
Qu’y a-t-il, seigneur Zambaro ? Je pense que vous venez ici chercher des ordres et non des compliments ; que faut-il de plus ?
ZAMBARO.
De la justice, du moins, de la part de ceux qui nous emploient. Dans les armées où j’ai servi, je n’ai jamais vu que le soldat qui faisait le coup de fusil fût plus coupable que le capitaine qui disait : Feu !
LORD GAGE.
Misérable !
ZAMBARO.
Comme vous voudrez, milord ; rien de fait.
On entend du bruit dans l’appartement d’Henriette.
LORD GAGE, allant de ce côté.
Tais-toi, tais-toi ; j’entends du bruit dans la pièce voisine.
ZAMBARO.
N’est-on pas en sûreté dans votre hôtel ?
LORD GAGE.
Ma fille était dans son appartement, et si elle nous avait entendus... Adieu ; éloigne-toi. Si, dans la soirée, tu as quelques avis importants à me transmettre, tu pourras toujours arriver jusqu’à moi avec le mot d’ordre dont nous allons convenir.
Cherchant.
Angleterre et...
ZAMBARO.
Et Bohème.
LORD GAGE.
Soit : je reste ici, dans cette maison de campagne, où j’aurai soin d’être seul ; car des conférences secrètes avec un Bohémien...
SIR COKNEY, sortant du cabinet de milord.
Un Bohémien !
LORD GAGE.
Silence, on vient. Non, ce n’est rien, c’est mon secrétaire intime. Adieu, monsieur.
ZAMBARO, s’inclinant.
Adieu, Excellence.
En sortant il salue aussi sir Cokney, qui lui rend profondément son salut.
Scène IX
LORD GAGE, SIR COKNEY
SIR COKNEY.
Il paraît que ce comte de Gorlitz... je veux dire : il paraît que l’entretien est terminé.
LORD GAGE, s’asseyant à la table.
Oui, mon cher Cokney.
SIR COKNEY, à part.
Ah ! c’est un Bohémien.
À lord Gage.
Maintenant, Excellence, que nous sommes seuls et que nous restons ici...
LORD GAGE.
Au contraire, vous allez retourner à la ville sur-le-champ porter cet ordre, que vous venez de transcrire, au commandant de place.
Lisant.
« J’entends qu’on ne donne aucune suite à l’affaire du capitaine Arthur Winkerton, et qu’il ne soit point inquiété à ce sujet. »
Il signe l’ordre et le donne à sir Cokney.
SIR COKNEY.
C’est moi qui remettrai cet ordre ?
LORD GAGE.
Oui, sir Cokney. Et en même temps vous servirez de chevalier à ma fille et à sa mère, qui n’est pas bien portante, et qui sera mieux à la ville.
SIR COKNEY.
Deux missions à la fois, l’ordre au commandant, la main à ces dames ; Votre Excellence peut être sûre que je m’acquitterai de tout avec le même zèle, la même discrétion...
LORD GAGE.
J’y compte.
À part.
Excellent moyen pour m’en débarrasser.
Haut.
Sir Cokney, je vous souhaite un heureux voyage.
SIR COKNEY.
C’est fini ! Son Excellence ne peut plus se passer de moi, et me voilà en faveur.
Lord Gage sort par le fond, et sir Cokney rentre dans le cabinet de milord.
ACTE II
Un appartement de l’auberge de la Couronne. Une salle commune à tous les voyageurs. Porte au fond ; et, de chaque côté de cette porte, croisées donnant sur la mer. Portes latérales conduisant à différentes chambres. Sur le devant de la scène, à droite de l’acteur, une table avec une carte géographique. Dans le fond, et du même côté, un guéridon chargé de porcelaines.
Scène première
LIONEL, sans uniforme, une lorgnette à la main, et regardant par la croisée du fond
Je ne me trompe pas, c’est un vaisseau français ; il s’est détaché du reste de la flotte, et depuis une heure il a jeté l’ancre. Si c’était M. de Courville ?... s’il m’attendait ? Mais comment me rendre à bord sans attirer sur moi l’attention de nos ennemis ? D’ailleurs ma présence est nécessaire ici... si je n’y suis pas, je les connais, on hésitera encore. Le gouverneur a déjà des soupçons ; le moindre délai peut renverser nos desseins et ruiner à jamais la cause la plus noble et la plus juste.
Se promenant avec agitation.
Ah ! quel tourment ! quel supplice que l’incertitude ! Chaque instant d’attente abrège ma vie, et il faut encore affecter un visage serein, quand mille craintes viennent m’assaillir. Ah ! que les dangers du champ de bataille sont préférables !... Des dangers qu’on affronte, une mort glorieuse qu’on n’est pas obligé d’attendre... Quel est ce bruit ? Ce jeune Arthur Winkerton... Qu’est-ce qu’un pareil étourdi vient faire ici ?
Il s’assied près de la table et prend un livre.
Il a pour moi une telle amitié que je ne pourrai plus m’en débarrasser.
Scène II
LIONEL, ARTHUR
ARTHUR, à la cantonade et tenant à la main un paquet cacheté.
À moi, une semblable commission ; je le veux bien, mais du diable si jamais je m’en acquitte... Que vois-je ! notre colonel !
LIONEL.
Lui-même, mon cher Arthur ; à qui en avez-vous donc ?
Il se lève.
ARTHUR.
Rien ; un service que maître Williams me prie de lui rendre ; et j’y consens parce que c’est un honnête aubergiste, qui rançonne les Anglais et fait crédit à nos compatriotes. Aussi je dîne souvent chez lui, et on y dîne bien : jamais de mets étrangers ; un homme qui a une opinion et une cuisine américaines... Or, voici des papiers qu’un capitaine de vaisseau lui a remis depuis trois jours sans qu’on soit venu les réclamer, et Williams me prie de m’informer... moi qui connais toute la ville... c’est vrai, je connais à peu près tout le monde, le beau monde, mais pas des Bohémiens... Pierre Zambaro, avez-vous quelque idée de cela ?
LIONEL.
Aucune.
ARTHUR.
Et dites-moi alors, colonel ?...
LIONEL.
Silence donc. Il n’est pas nécessaire de parler si haut, et je désire que, dans cette auberge, on ne sache pas qui je suis.
ARTHUR, mettant le paquet dans sa poche.
C’est différent ; je comprends... il y a du mystère, quelque rendez-vous, quelque galante aventure qui demande l’incognito ; car, vous, colonel, vous êtes un amateur décidé ?
LIONEL.
Quand il serait vrai, est-ce trop présumer de vous que de compter sur votre discrétion ?
ARTHUR.
Non, sans doute ; je ne dis jamais rien des secrets des autres. Pour les miens, c’est différent, c’est connu, tout le monde les sait. Mais, en vérité, je ne vous conçois pas. Comment faites-vous pour adresser ainsi vos hommages à toutes les femmes ? pour passer vos jours dans les fêtes et dans les plaisirs ? Est-ce que cela ne vous ennuie pas, vous, Lionel Lincoln, notre commandant ?
LIONEL.
Non, vraiment, et vous-même qui parlez ?...
ARTHUR.
Oui, autrefois... je ne dis pas ; mais maintenant je n’en ai plus le courage ; et depuis la dernière infidélité que j’ai éprouvée...
LIONEL.
Il serait possible !
ARTHUR.
Ce n’est pas pour la chose en elle-même ; je sais ce que c’est, j’y suis fait. Qu’on soit trahi pour un ami, pour un naturel du pays, c’est trop juste ; mais pour un habit rouge, pour un lord !...
LIONEL.
Quoi ! celle que vous aimiez ?...
ARTHUR.
Oui, morbleu ! un rival galonné qui arrive de la Grande-Bretagne pour me supplanter. Des étrangers qui nous méprisent, qui nous traitent de commerçants, et prétendent que les Américains ne sauraient point manier une épée !... Qu’ils aillent le demander à lord Ruthwen, qui, lorsque je buvais hier à la prospérité de l’Amérique, a refusé de répondre à mon toast.
LIONEL.
Quelle imprudence ! et que lui avez-vous dit ?
ARTHUR.
Rien, je l’ai tué ce matin, à cinq heures, derrière les remparts de Boston.
LIONEL.
Malheureux ! qu’avez-vous fait ?
ARTHUR.
J’ai donné l’exemple, et vous devriez le suivre, vous qui, par votre grade et vos richesses, exercez dans ce pays une influence que, par malheur, je n’ai pas. Mais au lieu de penser à sa patrie, Lionel ne songe qu’à ses plaisirs ; il s’occupe d’intrigues amoureuses.
LIONEL.
Et qui vous fait présumer que ma patrie me soit moins chère qu’à vous ? qui vous dit que dans ce moment même je ne cherche point à la délivrer ?
ARTHUR.
S’il en est ainsi, prouvez-le nous ; faites sonner le tocsin, montons à cheval, et en avant : tout le régiment nous suivra.
LIONEL.
Pour exposer ces braves gens à une perte certaine.
ARTHUR.
Qu’importe !
LIONEL.
Et qui vengera notre pays ? qui le rendra libre et heureux ? C’est peu de mourir pour lui ; il faut encore que cette mort lui soit utile ; et s’il n’avait fallu que du courage... vous connaîtriez déjà nos desseins...
ARTHUR.
Que dites-vous ?
LIONEL.
Qu’il faut savoir attendre et se taire ; qu’il faut surtout de la prudence, et je crains moi-même d’en manquer, en vous révélant des secrets que votre audace peut trahir. Mais le moment approche, et vous avez des droits à notre confiance, comme à nos dangers !
Il va fermer la porte du fond.
ARTHUR.
Parlez vite.
LIONEL.
Pouviez-vous croire, Arthur, qu’indifférent sur le sort de notre belle patrie, je la verrais d’un œil tranquille opprimée par ceux même dont l’intérêt était de la défendre ?Depuis longtemps nous nous réunissions avec des amis, des compatriotes, Adams, Jefferson, Franklin, Washington, des jeunes gens, inconnus comme moi, et qui n’ont jusqu’ici d’autre mérite que leur amour pour leur pays. Nous nous bornions d’abord à faire des vœux pour lui ; mais depuis ces édits tyranniques, depuis que le parlement, oubliant que nous faisons partie de la nation, se croit le droit de nous traiter en sujets conquis, nous avons pensé qu’il ne s’agissait plus de plaindre notre malheureux pays... et, ce que vous méditez, nous l’avons déjà exécuté en partie. Dans chaque province, les amis dont je vous parlais ont préparé les esprits. À Boston, c’est moi qui me suis chargé du succès de l’entreprise ; j’y ai consacré la fortune de ma mère, la mienne, et j’y sacrifierai, s’il le faut, ma vie et mes plus chères affections.
ARTHUR.
Et quand viendra ce moment ? quand devons-nous immoler nos oppresseurs ? Moi, je suis Américain dans l’âme. Je descends, je crois, des Natchez, des Mohicans, et tous les moyens me semblent bons pour chasser les étrangers de cette terre qui nous appartient.
LIONEL.
La France, qui nous protège en secret, nous a promis son appui ! Impatiente de combattre pour nous, une noble jeunesse n’attend que le signal pour voler sur nos bords. Le roi lui-même, le plus vertueux des hommes, prend intérêt à notre cause. On m’avait annoncé que, sous prétexte de voir quelques parents qu’il a à Boston, M. le baron de Courville, un Français, devait se rendre ici, et s’entendre avec nous ; mais il n’a point paru ; les jours s’écoulent ! nos ennemis peuvent tout découvrir !
ARTHUR.
Et de combien de temps encore voulez-vous différer ? Quand arriveront les secours qui vous sont promis ?
LIONEL.
Aujourd’hui peut-être !...
Il le conduit vers la fenêtre à droite.
Tenez, regardez ce vaisseau qui est en rade.
ARTHUR.
Quel bonheur ! un pavillon blanc !
LIONEL.
Là sont les nouvelles que nous attendons.
Il revient sur le devant de la scène avec Arthur, qui se trouve alors à sa droite.
Mais je ne puis me rendre à bord sans éveiller les soupçons, et si je suis arrêté, séparé des amis dont je suis le chef...
ARTHUR.
Eh bien ! moi, dont l’absence ou la perte ne doit rien compromettre, donnez-moi vos ordres, j’irai à bord ce matin même.
LIONEL.
Un officier de mon régiment ! y pensez-vous ?
ARTHUR.
Je prendrai un habit de matelot... une barque ; je passerai sans être va sous le canon du fort.
LIONEL.
Et si on vous hèle ?
ARTHUR.
Je ne répondrai pas.
LIONEL.
S’ils tirent sur vous ?
ARTHUR.
Ils me manqueront. Enfin, ce sont mes affaires, cela me regarde. Je vous réponds d’avance d’arriver au vaisseau français, quand je devrais m’y rendre à la nage. Pour nous autres sauvages de l’Orénoque, ce sont des expéditions toutes naturelles. Écrivez vos dépêches, dans deux heures vous aurez la réponse.
LIONEL.
Vous le voulez, Arthur ? soit. Attendez ici ; je reviens à l’instant.
Il entre dans la chambre à gauche.
Scène III
ARTHUR, seul
Et moi qui l’accusais d’indifférence ! qui ne le croyais occupé que de plaisirs ! C’est très adroit à lui, et je suivrai son exemple, par politique et par goût ; sans compter qu’un conspirateur doit toujours se dépêcher de s’amuser, et pour cause : on ne sait pas ce qui peut arriver.
Regardant à la fenêtre de gauche.
Eh ! mais une voiture s’est arrêtée à la porte... un monsieur en descend, un monsieur on habit bleu, une espèce de marin, et une jeune dame l’accompagne. Quelle taille charmante ! quelle élégance dans ses manières ! Allons, allons, je peux être galant sans manquer à mes principes ; car celle-là, à coup sûr, n’est point une Anglaise.
Scène IV
ZAMBARO, BATHILDE, conduits par JAK, ARTHUR
JAK, à Zambaro et à Bathilde.
Par ici, par ici.
Il sort.
ZAMBARO.
Comment, morbleu ! tout est pris ; il y a donc ici bien du monde ?
À Arthur.
Serviteur.
ARTHUR, saluant Bathilde, qui lui rend son salut.
Je vois que madame n’a pu trouver d’appartement.
BATHILDE.
Non, monsieur, et il nous faut attendre dans cette salle, qui est commune à tous les voyageurs.
ZAMBARO.
Comme c’est commode ! Je ne parle pas pour moi, je suis fait à coucher en plein air, et, à mon bord, je ne bouge pas du tillac, mais c’est pour ma nièce.
ARTHUR.
Je suis désolé d’un pareil contretemps, et si j’osais... je proposerais à madame de lui céder l’appartement qui m’est échu en partage, appartement bien modeste, et peu digne de lui être offert ; mais enfin...
BATHILDE.
Vous êtes trop bon, monsieur, je ne veux pas abuser de votre complaisance ; et un tel service...
ARTHUR.
En l’acceptant, madame, c’est à moi que vous en rendrez un ; c’est déjà un plaisir que d’être agréable à une jolie femme ; et qui sait ? c’est peut-être un calcul de ma part ; vous voilà mon obligée ; et comme telle, vous me devez de la reconnaissance ; je dis une reconnaissance relative.
BATHILDE.
Et voilà justement, monsieur, ce qui m’engagerait à refuser.
ZAMBARO, passant entre Arthur et Bathilde.
Eh ! morbleu ! que de cérémonies ! je n’entends rien à vos compliments. Monsieur est honnête et galant, il ne fait que son devoir ; il t’offre son appartement, ça te convient, ça t’arrange : remercie-le, et n’en parlons plus. Nous acceptons, monsieur, et que ça finisse.
ARTHUR, à part.
Voilà un marin passablement brutal !
Haut à Bathilde.
Vous me permettrez du moins de me présenter, non plus chez moi, mais chez vous, pour vous offrir mes hommages, et cultiver la connaissance de monsieur votre oncle.
ZAMBARO.
Non, monsieur. Je viens ici pour mes affaires ; je n’aime pas le monde, la société... Désolé si ma franchise vous déplaît, je suis comme cela, et ce que je pense, je le dis tout haut. J’aime donc mieux être seul ; mais ma nièce, c’est différent, elle est sa maîtresse, et vous savez que les Françaises n’ont jamais détesté les compliments.
Il reprend sa place à droite.
ARTHUR.
Madame est Française ! je m’en doutais ! Madame se rend à Boston ? elle ne connaît pas sans doute la ville, ni les sociétés. J’y suis, j’ose le dire, assez répandu ; j’y jouis de quelque considération ; les Dragons de Virginie sont, en général, très bien vus ; c’est mon régiment.
ZAMBARO, bas.
C’est Lionel.
ARTHUR.
Et je serai trop heureux, si vous daignez me permettre de vous présenter... de vous servir de chevalier.
Scène V
ZAMBARO, BATHILDE, ARTHUR, LIONEL, tenant une lettre à la main
LIONEL, à part.
Ce pauvre Arthur doit être d’une impatience...
Voyant Arthur qui cause avec Bathilde.
Eh ! mais il me semble qu’il a trouvé moyen de s’occuper.
Il lui frappe légèrement sur l’épaule.
ARTHUR, se retournant et l’apercevant.
Ah ! vous voilà, mon ami ; une aventure délicieuse, une femme charmante.
LIONEL, bas, lui remettant une lettre.
La barque est prête à partir à l’instant.
ARTHUR.
Vous restez, vous êtes bien heureux ; je vous laisse ici pour me remplacer.
BATHILDE.
Monsieur s’éloigne ?
ARTHUR.
Oui, madame.
BATHILDE, bas à Zambaro.
Et avec une lettre.
ZAMBARO.
C’est vrai ; je ne l’avais pas vue.
LIONEL, regardant Bathilde et passant auprès d’elle.
Eh ! mais, si je ne me trompe, ces traits si distingués ne me sont pas inconnus, et j’ai déjà eu, je crois, le plaisir de voir madame.
ARTHUR.
Comment !
LIONEL.
Oui, oui.
ZAMBARO, à part.
Ah ! mon Dieu ! mauvaise rencontre !
BATHILDE.
Je ne le pense pas, monsieur ; du moins j’ignore en quelle occasion.
LIONEL.
Une occasion fort indifférente pour vous. Je marchais, il y a quelques jours, dans une rue de Boston, et, fort préoccupé, je n’apercevais pas un char rapide qui s’avançait vers moi, lorsqu’un cri de femme m’avertit du danger qui me menaçait. Je levai les yeux, pour remercier cette voix protectrice...
ARTHUR.
Quoi ! c’était cette belle inconnue, dont vous nous avez parlé toute une soirée ! Moi, qui me croyais le premier en date, moi, qui avais déjà des idées sérieuses.
BATHILDE, souriant.
Vous êtes bien bon.
LIONEL.
Quelle folie ! y pensez-vous ?
ARTHUR.
Ah ! mon ami, c’est bien différent, c’est une Française ; et, dans ce moment, nous avons des raisons pour aimer tout ce qui vient de la France.
LIONEL, bas.
Imprudent !
ARTHUR, de même.
Eh ! mais sans doute, nos modes, nos parures, tout ce qui est bien nous vient de Paris. On nous croit colonie anglaise, erreur ! colonie parisienne, et pas autre chose, du moins s’il ne tenait qu’à nous.
LIONEL.
Encore, morbleu !
ARTHUR, à voix basse.
C’est vrai, c’est plus difficile que je ne croyais. Pardon, mon colonel, je pars ; vous serez content de moi.
À Zambaro.
Je m’absente pour quelques heures, monsieur ; et je vais vous faire remettre la clef de cet appartement qui maintenant est à vous.
ZAMBARO.
Volontiers ; je vais tout disposer.
Bas à Bathilde.
Tu sais ce que je t’ai dit ?
BATHILDE.
Comptez sur moi.
ZAMBARO, se tournant vers Arthur.
Allons, mon officier.
ARTHUR.
Allons, mon capitaine, à la grâce de Dieu, et sous votre conduite.
Arthur et Zambaro sortent par le fond, Lionel les suit quelque temps des yeux avec inquiétude.
BATHILDE, à part.
Nous aurons de la peine ; n’importe ; essayons.
Elle prend une chaise et s’assied.
Scène VI
LIONEL, BATHILDE
LIONEL, à droite, regarde Bathilde, prend une chaise qu’il place à côté d’elle, mais ne s’assied pas.
Je suis bien heureux, madame, que l’absence de mon ami et de votre oncle me permette de vous tenir compagnie.
BATHILDE.
Je vous suis obligée, monsieur ; mais je vous dirai...
Elle lève les yeux et voit que Lionel, debout et préoccupé, ne l’écoute plus.
LIONEL, regardant vers le fond, et à part.
Pourvu qu’il ne rencontre point d’obstacle. Tout à l’heure déjà la mer était houleuse ; j’ai vu des nuages à l’horizon, et si le vent de terre s’élevait...
BATHILDE.
Monsieur, monsieur...
LIONEL.
Pardon, madame, vous m’adressiez la parole ?
Il s’assied auprès d’elle.
BATHILDE.
Moi, monsieur, je serais désolée de vous déranger de vos réflexions ; mais je me disais qu’il était fort heureux que vous ne fussiez pas en ce moment dans les rues de Boston ; vous y auriez couru un bien autre danger que celui dont j’ai été assez heureuse pour vous préserver.
LIONEL.
Vous avez raison, et je ne sais comment justifier une distraction sans excuse, surtout auprès de vous.
BATHILDE.
Pourquoi donc, quand on y est sujet ?
LIONEL.
En aucune façon, et l’objet d’ailleurs en était si peu important !
BATHILDE.
C’était, peut-être, le même que l’autre jour. Vous allez me trouver bien curieuse ; mais j’ai presque acquis le droit de vous demander à quoi vous rêviez dans ce moment-là ?
LIONEL.
À quoi je rêvais ?... Apres vous avoir quittée. il me serait facile ! de vous le dire.
BATHILDE.
Monsieur...
LIONEL.
Pourrai-je jamais m’acquitter envers vous ?
BATHILDE.
Peut-être ; qui sait ? J’ai presque un service à vous demander, et, si je ne craignais d’être indiscrète...
LIONEL.
Parlez, je vous en conjure... Eh bien, madame ?
BATHILDE.
Eh bien ! monsieur, ce que j’ai à vous dire va peut-être vous paraître fort extraordinaire ; c’est pour cela, je crois, qu’il vaut mieux agir avec franchise et vous confier ce dont il s’agit. Je connais une personne... une dame, qui veut beaucoup de bien à votre ami, ce jeune militaire, qui sort d’ici ; mais il est inutile de lui en parler : il se croirait destiné aux grandes aventures, et comme ce sont simplement des informations que l’on désirerait prendre sur lui...
LIONEL.
J’y suis ; il s’agit d’un mariage.
BATHILDE.
Je ne dis pas cela ; mais on voudrait connaître ses amis intimes.
LIONEL.
Moi d’abord.
BATHILDE.
C’est sa meilleure caution ; mais les sociétés, les maisons qu’il fréquente ?
LIONEL.
Sir Albermal Elmwood, sir Cleveland Hutkinson...
BATHILDE.
Ah ! mon Dieu ! quels noms ! je ne les retiendrai jamais. Voudriez-vous bien me les écrire ?
LIONEL.
Volontiers.
Regardant les tablettes qu’elle lui donne.
Les tablettes d’une jolie femme, ce doit être bien précieux !
BATHILDE.
Nullement, un journal de voyage.
LIONEL.
Il doit contenir cependant...
BATHILDE.
Quelques notes, quelques observations sur ce qui m’arrive, mon opinion sur les personnes que je rencontre.
LIONEL, lui rendant les tablettes.
Je voudrais bien le lire, ce soir.
BATHILDE.
Mais peut-être n’y mettrai-je rien.
LIONEL.
C’est peu flatteur pour moi.
BATHILDE.
Au contraire ; un souvenir, c’est pour se rappeler, et peut-être n’en aurai-je pas besoin.
LIONEL.
Eh ! quoi, madame ?...
BATHILDE.
Revenons à votre ami. Hier, dit-on, il est rentré fort tard : vous voyez qu’on s’inquiète aisément. Aujourd’hui il se trouve secrètement dans cette auberge, à une lieue de la ville ; ne doit on pas craindre qu’une autre liaison, que quelque infidélité... Bien entendu que si c’est pour tout autre motif, nous ne demandons rien, nous ne voulons rien savoir, et nous sommes tranquilles.
LIONEL, souriant.
À mon tour, madame, permettez-moi une seule observation. C’est moi, peut-être, que vous allez trouver bien indiscret ; mais ne seriez-vous pas vous-même cette personne mystérieuse qui veut du bien à mon ami ?
BATHILDE.
Moi, monsieur ! vous pourriez supposer ! Je vois que vous ne me connaissez pas. Je n’ai jamais compris un pareil sentiment, ou plutôt une pareille faiblesse ; jamais, du moins je crois pouvoir en répondre, jamais je n’aimerai personne.
Ils se lèvent.
LIONEL.
Et pourquoi donc, madame ? Voilà une déclaration d’indépendance contre laquelle nous réclamerons.
BATHILDE.
Est-il donc si étonnant, monsieur, qu’on chérisse la liberté ? qu’on veuille la conserver ?
LIONEL, vivement.
Non, sans doute : pour nous, du moins, qui devons avant tout...
Se reprenant et souriant.
Mais vous, madame, c’est si différent ; nos situations se ressemblent si peu ; et quelles que soient vos idées à cet égard, de tous les devoirs, il n’en est point, selon moi, de plus doux et de plus respectable que ceux d’épouse et de mère, liens sacrés de la famille, qui bientôt forment ceux de la patrie et nous attachent au sol qui nous a vus naître. Dans ce pays encore nouveau, si vous aviez été témoin du bonheur de nos ménages, si vous aviez vu nos jeunes filles, chéries comme amantes, estimées comme épouses... si, assez heureux pour vous connaître, j’avais pu vous présenter à ma mère ; vous l’auriez vue, au milieu de nous, souveraine adorée, nous prêcher l’amour de l’honneur et de notre pays, qui se confondent dans nos cœurs avec notre amour pour elle !... Et ce bonheur intérieur, cette estime générale, cette considération, premier besoin d’une âme noble et généreuse, qui, plus que vous, madame, serait destinée à l’appeler autour d’elle ?... Eh ! mais, qu’avez-vous ?
BATHILDE.
Rien, monsieur ; j’avoue que vous venez d’offrir à mes yeux un tableau nouveau pour moi, et un bonheur, si c’en est un, auquel il ne m’est plus permis d’aspirer.
LIONEL.
Qu’ai-je fait ! Je comprends : on a enchaîné votre destinée, votre avenir, vous n’êtes plus libre ?
BATHILDE.
Oui, c’est cela même ; je ne suis plus libre de revenir sur mes pas, ni de changer mon sort. Mais, n’en parlons plus, je vous prie ; recevez mes remerciements, et comme il est probable que je ne dois plus vous revoir...
LIONEL.
Quoi ! madame, vous vous éloignez, vous nous quittez ?
BATHILDE.
Oui, monsieur.
LIONEL.
Eh bien ! une dernière grâce. Que je sache au moins qui vous êtes ; vous ne pouvez me refuser... Vous hésitez ? Cette demande-là même est-elle indiscrète ?
BATHILDE.
Non, sans doute ; mais il me paraît singulier que ce soit vous, monsieur, qui m’interrogiez, quand j’ignore moi-même votre nom.
LIONEL.
Lionel Lincoln.
BATHILDE.
Ciel !...
LIONEL.
Colonel aux dragons de Virginie.
BATHILDE.
Quoi ! ce Lionel que je voulais connaitre !
LIONEL, avec joie.
Que dites-vous ? Il serait possible !
BATHILDE.
Non, non, monsieur. Je voulais dire seulement que ce nom avait souvent frappé mes oreilles, et que je l’avais toujours entendu citer avec tant d’éloges...
LIONEL.
Il n’était pas digne d’un tel honneur, ou du moins jusqu’ici il ne l’avait pas encore mérité ; mais un jour viendra peut-être où ce nom ignoré brillera de quelque éclat. Alors, j’aurai assez vécu ; alors, je ne demande plus rien que de mourir au milieu de mes soldats, et dans un jour de victoire.
BATHILDE.
Quoi ! ce sont là tous vos vœux ? votre unique ambition ? et vous ne regretterez rien ?
LIONEL.
Non ; si d’autres me regrettent... et si vous-même, madame...
BATHILDE.
On vient... C’est mon oncle !
Scène VII
LIONEL, BATHILDE, ZAMBARO
ZAMBARO, à Bathilde.
Voici les clefs de notre appartement ; tout est prêt, et quand tu voudras...
BATHILDE.
Oui, mon oncle.
ZAMBARO.
Mais je voulais te dire...
LIONEL, s’éloignant.
Comment donc, que je ne vous gène pas.
Il s’approche de la table et regarde sur une carte.
ZAMBARO, bas à Bathilde.
Notre jeune officier a dirigé ses pas du côté du port, je l’ai suivi de loin ; mais il a disparu à mes yeux. Toi, tu as été plus heureuse, tu as sans doute des renseignements ?
BATHILDE.
Aucun ; impossible de rien apprendre.
ZAMBARO.
Et son ami, ce monsieur avec qui tu viens de causer, sais-tu au moins qui il est ?
BATHILDE.
Non, mon oncle, non, je ne sais rien.
ZAMBARO.
Tu as donc bien peu d’esprit aujourd’hui ? Je ne te dis pas cela pour te gronder, tu sais que je ne te gronde guère... mais voilà une affaire digne de moi, et il faudra que je m’en mêle.
BATHILDE.
C’est inutile, vous ne réussirez pas.
Le jour s’obscurcit, on voit quelques éclairs.
ZAMBARO.
Oh ! je ne me décourage pas facilement ; je vais retrouver mon jeune homme, et...
Remontant le théâtre et regardant par la croisée à droite.
Ah ! diable, voilà un grain qui s’élève, la mer devient mauvaise...
LIONEL, qui est près de la table, courant à la croisée.
Que dites-vous ?
ZAMBARO.
Je dis, morbleu ! que je m’y connais, et que dans ce moment-ci je ne voudrais pas être près de la côte ; et tenez, tenez, voilà un vaisseau qui semble profiter de mon avis, car il gagne le large... Eh ! mais je ne me trompe pas, c’est un bâtiment français ; n’est-il pas vrai ?
LIONEL, à la croisée.
Oui, je le pense comme vous... mais le vent s’élève, la tempête se déclare.
ZAMBARO.
Et voyez-vous là-bas, là-bas, portée sur le sommet des vagues, cette petite barque montée par deux hommes ?
LIONEL, à part.
Ô ciel ! serait-ce Arthur ?
ZAMBARO.
Comment diable va-t-on se risquer en mer par un temps pareil ? Ils ont manqué l’entrée du port ; le courant qui les précipite vers nous va les jeter sur la côte.
LIONEL.
Et les briser contre ces rochers.
ZAMBARO.
C’est probable. Il y en a un qui manœuvre bien ; mais l’autre ne s’en doute pas, et si on ne vient pas à leur aide...
LIONEL, aux matelots qui sont au dehors.
Mes amis, des câbles, des cordages, cinq cents guinées à celui qui ira à leur secours... Eh ! quoi, vous hésitez ?
Tirant son portefeuille.
Tenez.
ZAMBARO.
Y pensez-vous ? les envoyer à une mort inévitable ?... Les voilà qui s’éloignent.
LIONEL.
Et je les verrais périr, là, devant mes yeux !
BATHILDE.
Dieux ! la barque est brisée !
LIONEL, donnant à Bathilde le portefeuille qu’il tient encore à la main.
Ah ! tenez, tenez, gardez-moi ce portefeuille... Je les ramènerai, ou je resterai avec eux.
Il défait son habit en courant et s’élance vers la porte du fond.
Scène VIII
BATHILDE, ZAMBARO
ZAMBARO.
Voilà, par exemple, ce qui s’appelle une folie.
BATHILDE.
Une folie ! un trait sublime ! un dévouement héroïque ! Le malheureux ! il court à une mort certaine pour sauver deux de ses semblables ; des gens qu’il n’a jamais vus, qu’il ne connaît même pas.
ZAMBARO.
Qu’il ne connaît pas, qu’il ne connaît pas... cela n’est pas encore prouvé. J’ai bien remarqué son trouble, quand j’ai parlé du vaisseau français, et cette chaloupe en venait peut-être.
BATHILDE, sans l’écouter, jetant le portefeuille qu’elle tient à la main, et courant à la fenêtre, à droite du théâtre.
Ah ! j’ai cru l’apercevoir. Oui, c’est lui, il s’est jeté du haut du rocher.
ZAMBARO, ramassant le portefeuille qu’elle a laissé tomber.
Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce qu’elle fait ? Cette enfant-là a un enthousiasme, une sensibilité... et je vous demande à quoi bon ? C’est du luxe dans notre état.
BATHILDE.
Il a disparu. Je n’y vois plus, tout se confond à mes yeux.
ZAMBARO.
Des billets de banque !...
BATHILDE.
Je ne puis m’arracher de ce spectacle qui me tue. Ah ! ah ! je l’ai revu... il lutte contre les flots. Mon Dieu ! protégez-le...
Elle reste à la fenêtre et semble regarder avec le plus vif intérêt.
ZAMBARO, sur le devant du théâtre, regarde pendant ce temps les papiers qui sont sortis du portefeuille, et qu’il y remet.
Des lettres !... voyons l’adresse : Lionel Lincoln. Ô ciel ! ce n’est donc point l’autre !... nous voilà sur la trace ; lisons vite. « Le baron de Courville... » C’est un Français ; quand je disais qu’il y avait des intelligences avec la France.
Il lit.
« Il est impossible de traiter, par correspondance, l’affaire dont vous me parlez. Vers la fin de juillet, sous prétexte de voir un de mes parents, je serai à Boston ; et c’est sous d’heureux auspices, je l’espère, que commencera notre connaissance. »
Prenant une autre lettre.
Et cette autre...
BATHILDE, qui regarde toujours.
Un d’eux est sauvé ; il touche le rivage. Ah ! ce n’est pas lui !...
ZAMBARO.
À merveille ; si, avec de pareils renseignements, ce soir tout n’est pas découvert, Zambaro, mon ami, tu n’es pas digne d’avoir fait tes premières armes contre le grand Frédéric.
Il sort.
BATHILDE, toujours à la fenêtre.
Le voilà ! le voilà !... il ramène l’autre matelot, ils ont touché le bord. Ô ciel ! ils se précipitent dans les bras l’un de l’autre.
Elle vient sur le devant de la scène.
Ah ! quel réveil ! qu’ils sont heureux ! que je le suis aussi ! Jamais je n’ai éprouvé rien de pareil, et pourtant je pleure ; oui ! des larmes de joie et de plaisir ! Il me semble qu’ayant partagé ses dangers je dois aussi partager son bonheur. Courons lui rendre ce dépôt qu’il m’avait confié...
Elle cherche le portefeuille.
Eh ! mais, où est-il ? et Zambaro, mon oncle ? Il a disparu. Ah !...
Elle pousse un cri, et se précipite vers la porte du fond.
ACTE III
Même décor.
Scène première
BATHILDE, ZAMBARO
Ils sortent de la chambre à droite.
ZAMBARO.
Qu’as-tu donc ?
BATHILDE.
Je ne sais ; mais je ne puis rester ici.
ZAMBARO.
Pour quelle raison ?
BATHILDE.
Je n’en ai pas ; mais je veux quitter ce pays ; retourner en Europe.
ZAMBARO.
Sans avoir des nouvelles de Zambaro, de mon frère ? Cela est impossible... C’est ton père, c’est par ses ordres que nous sommes venus ici ; et pourquoi ces ordres, auxquels il y a quelques mois tu l’as soumise sans murmurer, te semblent-ils aujourd’hui si pénibles ?
BATHILDE.
Je ne puis m’expliquer ce qui se passe en moi ! Dans ces forêts de la Bohème, où j’ai été élevée, le premier sentiment que je connus, fut celui de la crainte qui comprimait tous les autres ! Le caractère violent de mon père, ses manières terribles me faisaient trembler ! il n’y avait que toi qui me défendais.
ZAMBARO.
Oui, quand j’étais là, je t’empêchais d’être battue ; mais en mon absence...
BATHILDE.
Aussi, le seul objet de mes pensées était d’obéir à mon père, de lui complaire par une soumission aveugle ; et quand il me disait : « On ne se méfie pas d’une enfant ; va près de ces voyageurs, écoute leurs discours, épie leurs actions ; va ! ou sinon !... » j’y allais... et, quand mon zèle et mon intelligence m’avaient valu des éloges de toute notre tribu, j’en étais flattée, j’étais fière d’avoir réussi ; il me semblait que c’était bien, que c’était glorieux.
ZAMBARO.
Oui, certainement.
BATHILDE.
Hier encore, je le croyais !...
ZAMBARO.
Et tu avais raison.
BATHILDE.
Eh bien ! aujourd’hui, je ne sais pourquoi, il me semble que c’est mal !
ZAMBARO.
En quoi ? N’est-ce pas le sang bohémien qui coule dans nos veines ? Que devons-nous aux hommes, à la société ? Nous ont-ils accueillis ? nous ont-ils admis parmi eux ? Non ! ils nous méprisent ! nous le leur rendons, nous sommes quittes, et personne ne se doit rien. Mais qu’est-ce qui te prend donc ? et depuis quand t’avises-tu de raisonner ?
BATHILDE.
Tu dis vrai ! j’ai tort ! car, depuis ce moment, tout est trouble et confusion dans mon cœur. Je souffre... je suis malheureuse !
ZAMBARO.
Toi, mon enfant ! toi, pour qui je sacrifierais tout au monde ! Et que veux-tu ? que te faut-il ?... des bijoux, de belles parures ?... T’en ai-je laissé manquer ?... et, dès que nous aurons de l’argent, ce sera pour toi... je te donnerai tout ce que tu voudras.
BATHILDE.
Me donnerez-vous une famille, une patrie ?
ZAMBARO.
Que veux-tu dire ?
BATHILDE.
Me donnerez-vous des amis qui puissent m’entourer de leur estime ? Les autres femmes, on les respecte, on les honore... mais moi !
ZAMBARO.
Bathilde, y penses-tu ? D’où te viennent de pareilles idées ?
BATHILDE.
Je cherche en vain à les éloigner... partout je les retrouve, jusqu’en cet ouvrage que je ne connaissais pas, et qui m’est tombé sous la main.
ZAMBARO, prenant le livre et lisant le titre.
Fénelon !... Ah ! dame ! si tu lis de mauvais livres. Allons ! allons ! qu’est-ce que c’est que cela ? Songeons à notre fortune... car, en vérité, je ne te reconnais plus ! Tu n’as plus d’esprit, plus d’imagination. Depuis ce matin, toi qui as le coup d’œil si fin et si exercé, tu n’as rien vu, rien deviné... et moi, en un instant, j’ai dépisté le vrai Lionel. Ce portefeuille, que tu viens de lui renvoyer et que tu n’avais pas songé à ouvrir, m’a appris bien des choses ; et maintenant que je suis sur la voie, je te réponds qu’avant ce soir... Eh bien ! qu’as-tu donc ? te voilà tout émue !...
BATHILDE.
Mon ami, vous m’avez dit tant de fois que, pour moi, vous feriez tous les sacrifices : eh bien ! je vous en demande un, renoncez à cette maudite affaire.
ZAMBARO.
Impossible ! j’ai donné ma parole au gouverneur, qui m’a payé d’avance, et l’honneur avant tout... mon état serait perdu.
BATHILDE, vivement.
Et c’est ce que je demande ! pour vous, pour votre sûreté, promettez-moi de l’abandonner.
ZAMBARO.
Et comment vivre ?
BATHILDE.
En honnête homme.
ZAMBARO.
Quand on n’a pas pris cet état-là de bonne heure, on n’y fait rien, et j’y serai gauche ; tandis que celui-ci... Écoute, j’ai entendu parler ! Lionel et son ami sont là dans cette chambre, en conférence secrète,
Indiquant la chambre à gauche.
et peut-être qu’en prêtant l’oreille...
Il s’approche de la porte.
BATHILDE, à part.
Ah ! mon Dieu !
Haut.
C’est inutile, ils sont sortis.
ZAMBARO, écoutant.
Du tout, je reconnais sa voix.
BATHILDE, à part.
Comment l’avertir ?
ZAMBARO, de même.
Ne fais pas de bruit.
BATHILDE, s’approche du guéridon, et le renverse avec les porcelaines qui se trouve dessus.
Ah !...
ZAMBARO, se retournant.
Que le diable t’emporte !
Scène II
BATHILDE, ZAMBARO, LIONEL, ARTHUR, sortant de la chambre
LIONEL.
Qu’y a-t-il donc ?
ZAMBARO.
Rien, c’est ma nièce...
La regardant.
qui est aujourd’hui d’une maladresse... et qui, en voulant rentrer dans son appartement...
ARTHUR, avec empressement.
Eh ! bon Dieu, madame désire-t-elle quelque chose ?
LIONEL.
Elle est peut-être indisposée...
BATHILDE.
J’en conviens... une migraine affreuse.
ZAMBARO.
Oui, la migraine, vous savez que, pour une Parisienne, c’est de première nécessité.
À Lionel.
Aussi, c’est vous, jeune homme, c’est votre escapade qui nous fait des révolutions.
LIONEL, vivement.
Est-il possible !
BATHILDE.
J’espère au moins que votre généreux dévouement n’aura point de suites fâcheuses, et que votre santé...
LIONEL, gaiement.
Pour un bain froid ?... Je n’y pense déjà plus.
ZAMBARO.
Parbleu ! on ne s’en porte que mieux après ! mais ce pauvre diable que vous avez sauvé ?
ARTHUR, étourdiment.
Il est très bien aussi.
LIONEL, lui serrant la main pour le faire taire.
Oui, c’était un pauvre pêcheur...
ZAMBARO, le regardant en dessous.
Un pêcheur... je m’en suis douté ; car ces matelots anglais le regardaient périr avec un flegme... j’étais indigné !
ARTHUR, amèrement.
Que voulez-vous ? un Américain, c’est si peu de chose pour eux.
BATHILDE, voulant détourner la conversation.
Peut-être ont-ils des ordres ?
ZAMBARO, feignant de s’emporter.
Des ordres !... quand un homme se noie !... des ordres ! et de qui ? de ce gouverneur qui ne vaut pas mieux que ses soldats ?
Bathilde s’assied auprès de la table.
ARTHUR, vivement.
Ah ! vous avez bien raison.
LIONEL, bas.
Arthur !
ZAMBARO, continuant.
D’un despote qui ne connaît d’autre loi que son caprice. Corbleu ! ça ne me regarde pas ; mais si j’avais l’honneur d’être Américain, je ne serais pas si patient, et à la première occasion...
ARTHUR, lui prenant la main.
C’est ce qui pourra lui arriver.
Se tournant du côté de Lionel qui le tire par son habit.
Eh ! non... un brave homme qui déteste les Anglais, une jolie nièce... il n’y a pas de danger, et je le mets de notre bord.
Haut.
Parbleu ! capitaine, votre caractère m’enchante, et si vous voulez faire un tour avec moi...
ZAMBARO.
Volontiers, mon jeune ami.
À part.
Je le tiens.
SIR COKNEY, en dehors.
Holà, garçon... l’hôtesse...
Scène III
BATHILDE, ZAMBARO, LIONEL, ARTHUR, SIR COKNEY
LIONEL.
Quel est donc ce monsieur ?
ARTHUR.
Cela se devine à sa mise : un de ces aimables gentlemen qui encombrent les rues de Boston.
SIR COKNEY, entrant par le fond.
Hé ! garçon ! Pardon, messieurs... un événement... une jeune dame que je conduisais à la ville...
LIONEL.
Une jeune dame !
SIR COKNEY.
C’est-à-dire une jeune personne et sa mère qui... je ne peux pas dire... une mission secrète... vous comprenez. En passant devant la porte de cette auberge, elle s’est sentie prise tout à coup d’un éblouissement, d’une faiblesse... impossible d’aller plus loin. C’est d’autant plus alarmant, qu’elle se portait à merveille il n’y a pas cinq minutes ; et maintenant elle m’envoie chercher le docteur, des sels... j’en perdrai la tête. Est-ce qu’il y a de tout ça en Amérique ?
ARTHUR, à part.
Le fat ! je ne sais ce qui me retient...
LIONEL.
Mistress Williams, notre hôtesse, monsieur, vous indiquera un médecin, ici près.
SIR COKNEY.
Mille grâces, monsieur...
Apercevant Bathilde.
Une dame.
Il la salue. Reconnaissant Zambaro.
Tiens, le Bohémien !
LIONEL.
Le Bohémien !
ARTHUR.
Que dites-vous ?
ZAMBARO, à part.
Au diable l’étourdi !
BATHILDE, à part.
C’est fait de nous !
LIONEL, à Zambaro.
Un Bohémien !
ZAMBARO, bas à Lionel.
Ne dites pas le contraire ! je vous en prie.
LIONEL, à sir Cokney.
Vous connaissez donc monsieur ?
SIR COKNEY.
Si je le connais ! je le crois bien ; et le gouverneur aussi.
LIONEL et ARTHUR, regardant Zambaro.
Le gouverneur !
BATHILDE, à part.
Nous sommes perdus !
SIR COKNEY.
Puisque c’est moi qui étais chargé... Mais ce sont des affaires d’État ; je ne peux pas parler là-dessus, parce que nous autres diplomates... la discrétion... Vous dites mistress Williams... le médecin... En vous remerciant, messieurs, je cours rejoindre mon aimable malade.
Il sort. Lionel et Arthur remontent le théâtre, et suivent des yeux sir Cokney.
Scène IV
BATHILDE, ZAMBARO, LIONEL, ARTHUR
BATHILDE, bas à Zambaro.
Vous le voyez, il n’y a plus moyen de les tromper.
ZAMBARO.
Peut-être.
BATHILDE, bas.
Éloignons-nous, je vous en prie.
ZAMBARO, bas.
Pas encore.
BATHILDE, à part, et regardant Lionel avec crainte.
Ah ! je ne pourrai jamais supporter ses regards de mépris.
Lionel et Arthur viennent sur le devant de la scène, Zambaro se trouve entre eux.
LIONEL, à Zambaro, et lentement.
Comment, monsieur, vous connaissez le gouverneur ?
ARTHUR, de même.
Celui dont vous nous disiez tant de mal ?
ZAMBARO, gaiement.
Précisément, parce que je le connais.
LIONEL, sévèrement.
N’espérez pas nous donner le change.
BATHILDE, troublée.
Eh ! quoi, messieurs ! qu’y a-t-il donc ?
LIONEL.
Pardon, madame ; mais ceci est trop important ; nous avons droit d’exiger de monsieur l’explication de sa conduite. Il s’est présenté à nous comme marin.
ARTHUR, s’emportant.
Et maintenant, le voilà Bohémien.
LIONEL, vivement.
Pourquoi ce détour ?
ARTHUR.
Dans quel but ? je ne puis croire qu’un motif honorable...
ZAMBARO, avec hauteur.
Jeune homme, vous passez bien vite d’un excès de confiance aux soupçons les plus injurieux ; mais je ne saurais m’en plaindre ; les apparences sont contre moi.
LIONEL, vivement.
Eh bien ! monsieur ?...
ZAMBARO, regardant autour de lui.
Eh bien ! je vous crois gens d’honneur, vous ne me trahirez pas...
Baissant la voix.
Je vous avouerai donc qu’ayant besoin de passer quelque temps ici, sans éveiller l’attention des Anglais, j’ai pensé à ces vagabonds, ces Bohémiens qui courent le pays, sans papiers, sans autre passeport que leur effronterie... ce qui ne m’a pas empêché de subir un long interrogatoire du secrétaire de lord Gage, que vous venez de voir.
LIONEL.
C’était le secrétaire du gouverneur ?
ZAMBARO.
Son Excellence a voulu aussi s’en mêler, et j’ai eu de la peine à déjouer sa pénétration ; je suis si gauche quand il faut mentir... Corbleu ! c’est la première fois que le baron de Courville s’est abaissé...
ARTHUR, vivement.
Le baron de Courville !
LIONEL.
Qu’entends-je ?
BATHILDE, étonnée et à part.
Le baron !...
ZAMBARO, feignant de se reprendre.
Hein ! qu’est-ce que j’ai dit là ? me serais-je trahi ?
LIONEL.
Ne craignez rien.
ARTHUR.
Vous êtes en sûreté.
LIONEL.
Est-il possible ! vous seriez le brave Courville ?
ARTHUR.
Ce Français que nous attendions ?
ZAMBARO, jouant l’étonnement.
Que vous attendiez ? Comment, vous connaissez donc Lionel Lincoln ?
LIONEL, lui ouvrant les bras.
C’est moi.
ZAMBARO.
Vous !...
S’arrêtant.
Un moment, messieurs, j’ai le droit d’être défiant à mon tour. En quittant mon bord, j’y ai laissé notre correspondance, qui pouvait me faire découvrir. Mais si vous êtes Lionel, vous devez avoir une lettre de moi.
LIONEL, tirant son portefeuille.
La voici.
ZAMBARO, la regardant.
Il serait vrai ! Oui, c’est bien elle, c’est mon écriture ; je n’ai pas besoin d’en savoir davantage. Mon cher Lionel, mes dignes amis, je vous trouve enfin.
Ils s’embrassent.
BATHILDE, à part.
Je n’en reviens pas ! son audace m’épouvante.
ARTHUR, enchanté.
Le baron de Courville ! eh ! que ne le disiez-vous tout de suite ?
ZAMBARO, à part.
Il fallait le savoir.
LIONEL, avec joie.
Me pardonnerez-vous ?
À Bathilde.
Ah ! madame, que d’excuses je vous dois !
ZAMBARO, leur serrant la main.
Et moi donc qui me défiais de vous ! C’est qu’il y a tant d’intrigants ! il faut prendre garde.
À Arthur.
Vous, surtout, jeune homme, vous êtes d’une imprudence !... Je parie que dans cette équipée, cet homme sauvé par le colonel, c’était vous.
ARTHUR.
Oui, vraiment ; j’allais vous chercher à votre bord.
ZAMBARO, inquiet.
À mon bord ? Eh bien, on a dû vous dire...
ARTHUR.
On ne m’a rien dit, je n’ai pas pu y arriver.
ZAMBARO, à part.
C’est heureux !
LIONEL.
Mais maintenant que nous vous tenons, mon cher Courville, nous avons à causer de notre grande affaire.
Il remonte le théâtre et regarde de tous côtés si personne ne peut les entendre.
ZAMBARO.
C’est le plus pressé.
ARTHUR, à demi-voix.
Nous allons vous communiquer nos plans, l’état de nos forces.
ZAMBARO, de même.
Oui ; il est essentiel que je sache tout.
LIONEL, de même, venant auprès de Zambaro, à sa gauche.
Nos amis se réunissent ici ce soir ; plusieurs d’entre eux sont déjà arrivés dans cette auberge ; mais, avant notre conférence, il est bon que vous vous entendiez avec eux, que vous leur soyez présenté.
ARTHUR.
Je m’en charge.
ZAMBARO, gaiement.
Présenté par vous ! ah ! c’est plus encore que je n’aurais osé espérer.
Bas à Bathilde.
À merveille ! me voilà un des chefs de la conspiration.
À Lionel.
Venez-vous, colonel ?
Il prend le bras d’Arthur, et entre avec lui dans la chambre à gauche.
LIONEL.
Oui, oui, je vous suis.
Scène V
LIONEL, BATHILDE
BATHILDE.
Les imprudents ! ils se livrent eux-mêmes ! Et comment les prévenir ?... Ah ! il n’y a que ce moyen.
Elle s’assied près de la table à droite et écrit sur ses tablettes. Lionel, qui a conduit Arthur et Zambaro jusqu’au fond du théâtre, descend en ce moment ; et voyant Bathilde occupée à écrire, il s’arrête près d’elle, de l’autre côté de la table.
LIONEL, après un instant de silence.
Pardon, madame.
BATHILDE, qui l’a regardé du coin de l’œil, feint la surprise, et se lève, en laissant ses tablettes sur la table.
Comment, monsieur, vous étiez encore là ?
LIONEL.
Je vous dérange ?
BATHILDE.
Non, sans doute ; mais je me croyais seule, et je traçais quelques mots.
LIONEL, voyant les tablettes qui sont à sa droite sur la table.
Je reconnais ces tablettes ; ce sont celles de ce matin, qui souvent contiennent vos réflexions, vos observations sur les événements de la journée ; du moins, vous me l’avez dit.
BATHILDE.
Monsieur a de la mémoire ?
LIONEL.
Beaucoup, madame ; mais j’ajouterai, quelque tort qu’un pareil aveu puisse me faire dans votre estime, que j’ai encore plus de curiosité.
BATHILDE.
Ah ! vous êtes curieux ?
LIONEL, regardant les tablettes.
Extrêmement.
BATHILDE.
C’est fort mal, monsieur.
Essayant de sourire.
Et voilà une qualité que j’ai oublié de noter.
LIONEL, avec joie et saisissant les tablettes.
Il serait possible ! vous daignez donc vous occuper de moi ?
BATHILDE.
Que faites-vous ?
LIONEL.
Laissez-moi... je vous en supplie.
BATHILDE.
Je vous défends...
À part.
C’est ce que je voulais... le voilà prévenu.
Scène VI
LIONEL, BATHILDE, JAK
JAK, à Lionel, à demi-voix.
Pardon, mon colonel, une lettre.
LIONEL.
De quelle part ?
Jak regarde de tous côtés avec précaution, et met le doigt sur sa bouche. Lionel le regardant.
Pourquoi cet air mystérieux ? tu peux parler sans crainte devant madame.
JAK.
C’est de la part d’une jeune et jolie lady.
BATHILDE, avec émotion.
Une femme !
JAK.
Que je ne connais point, mais qui vient d’arriver avec ce gentleman qui a un air si suffisant.
LIONEL.
Le secrétaire du gouverneur.
JAK.
Moi, qui suis de l’hôtel, j’entrais dans son appartement pour demander ses ordres... « À votre accent, me dit-elle, je vois que vous êtes un compatriote, un Américain. – Je m’en vante. – On peut se fier à vous. Le colonel Lincoln est-il dans cette auberge ? – Depuis ce matin. – Je vous prie en grâce de lui remettre ce billet, à lui seul. »
LIONEL.
Qu’est-ce que cela signifie ?
JAK.
En cet instant est entrée une dame d’une ligure noble, mais pâle et souffrante, à qui elle a dit vivement : « Ma mère, je me sens mieux, on peut repartir, on peut demander les chevaux. »
LIONEL.
Il suffit.
Lui offrant de l’argent.
Tiens, mon garçon.
JAK.
À moi, mon colonel... à un patriote !
LIONEL.
Tu as raison.
Lui serrant la main.
Je te remercie ; mais laisse-nous.
Jak sort. Lionel remonte le théâtre et ouvre la lettre.
Scène VII
LIONEL, BATHILDE
LIONEL, lisant la lettre à voix basse. À Bathilde.
Vous permettez.
À part.
Voilà qui est bien singulier.
Il lit encore.
Quelle horreur !
BATHILDE.
Qu’est-ce donc ?
LIONEL, revenant auprès de Bathilde, à sa gauche.
De nouveaux périls nous environnent.
BATHILDE.
Ô ciel !
LIONEL.
Ils ne m’effrayent point ; au contraire, ils doublent mon courage... Ce n’est plus moi seul, c’est vous maintenant qu’il faut défendre ! Nous n’avons point de secrets pour la nièce du baron de Courville. Tenez, madame.
Il lui présente la lettre.
BATHILDE, la repoussant.
Monsieur !
LIONEL.
Lisez, de grâce.
BATHILDE, prenant la lettre et lisant.
« Reconnaîtrez-vous la main d’où vous vient cet avis ? Je le désire et je le crains. J’ai tort peut-être de vous le donner ; mais il me semble que j’en aurais un plus grand encore en ne vous le donnant pas. Quels que soient vos projets, si vous en avez, renoncez-y, au nom du ciel, car vous êtes surveillé. Un espion redoutable, un nommé Zambaro, observe toutes vos démarches. Aidé d’une intrigante, dont on vante les charmes et l’adresse, il a juré... »
S’arrêtant.
Ah ! je me sens mourir !
LIONEL.
Remettez-vous ; ils ne nous tiennent pas encore.
BATHILDE, achevant de lire.
« Ce complot, le hasard me l’a fait connaître ; et si vous devinez d’où vient cet avis, vous verrez qu’il n’est que trop fondé. Profitez-en : c’est le seul prix et la seule reconnaissance que j’attende. »
LIONEL.
Vous le voyez, madame, nous sommes entoures de pièges, de délateurs ; mais rassurez-vous, nous découvrirons ce Zambaro ; il ne nous faut pour cela qu’un indice.
BATHILDE, à part.
Qu’ai-je fait !
LIONEL.
Et s’il tombe entre nos mains...
BATHILDE, avec crainte.
Eh bien ?
LIONEL.
L’intérêt général avant tout ; je lui fais sauter la cervelle.
BATHILDE.
Monsieur...
LIONEL.
Eh ! mais, qu’avez-vous ?
BATHILDE, très émue.
Rien ; qu’il ne soit plus question de cela. Voici cette lettre.
Elle la lui rend.
Je vous prie seulement de me remettre ces tablettes.
LIONEL.
Ne m’aviez-vous pas presque permis de les lire ?
BATHILDE.
Il est vrai ; mais je les veux.
LIONEL.
D’où vient ce changement ? Serait-ce cette lettre ?
BATHILDE.
Peut-être bien.
LIONEL.
Ah ! s’il était vrai ! que je serais heureux ! Il me serait si facile de vous désabuser, de vous prouver que cet écrit a été dicté par la seule amitié. Oui, madame, je vous l’avoue, j’ai reconnu sans peine la main qui l’avait tracé ; c’est celle d’une amie qui m’est bien chère, avec qui j’ai été élevé, dont les vertus, la noblesse, le haut rang, commandent l’estime et le respect. Peut-être lui devrais-je davantage ; peut-être sa généreuse amitié aurait-elle mérité plus encore ; mais, je le sens maintenant, jamais je n’ai connu près d’elle cet amour que mon cœur avait toujours rêvé, et qu’un seul regard de vous a fait naître.
BATHILDE.
Monsieur !...
LIONEL.
Maintenant, faut-il vous rendre vos tablettes ?
BATHILDE, se cachant la figure.
Ah ! plus que jamais.
LIONEL.
Qu’entends-je ! quel espoir ! Les voici, madame ; mais songez que les reprendre serait m’avouer que ce qu’elles contiennent me rendrait trop heureux... On vient.
BATHILDE, hors d’elle-même.
Grand Dieu !
Elle reprend les tablettes.
LIONEL, avec joie.
Que faites-vous ?
BATHILDE, vivement.
Ah ! gardez-vous de croire...
LIONEL.
Je crois tout ; vous l’avez dit... Ciel ! Arthur et le baron !
BATHILDE, s’enfuyant par la porte à droite.
Ah ! c’est fait de moi !
Scène VIII
LIONEL, ARTHUR, ZAMBARO
ZAMBARO.
Eh bien ! colonel, nous vous attendions ; mais, en votre absence, nous n’avons pas perdu notre temps ; nous nous sommes concertés sur les points principaux, et je sais tout, excepté l’heure de l’attaque, et le point sur lequel nous dirigerons d’abord nos forces.
LIONEL.
Nous en conviendrons tout à l’heure quand nous serons tous réunis ; mais il faut avant tout redoubler de surveillance et de discrétion ; car on m’apprend qu’on a mis sur nos traces un espion redoutable, un nommé Zambaro ! Connaissez-vous cela ?
ZAMBARO.
Moi ! connaître de pareilles gens !
ARTHUR.
Zambaro ! Attendez, nous le tenons.
ZAMBARO.
Que dites-vous ?
ARTHUR.
Ou nous tenons du moins les moyens de le découvrir ; car ces papiers, que ce matin m’a remis l’aubergiste, étaient adressés au nommé Zambaro ; voyez plutôt.
ZAMBARO, à part.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
LIONEL, voyant Arthur qui brise le cachet de l’enveloppe.
Que faites-vous ?... cette enveloppe ?...
ARTHUR.
Je l’ouvre... Un espion, c’est hors du droit des gens.
Parcourant.
« Mein Herr... » C’est de l’allemand ; entendez-vous l’allemand ?
ZAMBARO.
Moi ? Pas un mot.
ARTHUR.
Nous non plus, et je ne vois pas alors à quoi cela nous servira. Voici cependant une lettre d’envoi ; elle est de l’aubergiste de New-York, et on peut la lire ; elle annonce que Herman Zambaro, avant de mourir...
ZAMBARO, à part.
Mon frère !...
ARTHUR.
Avait prié de faire passer les papiers ci-joints, papiers fort importants, à son frère Pierre Zambaro, à Boston.
ZAMBARO, voulant les prendre.
Donnez.
ARTHUR.
Puisque vous ne savez pas l’allemand ?
ZAMBARO.
C’est juste.
LIONEL.
Mais quelqu’un du régiment, quelqu’un de mes amis sera peut-être plus savant.
ARTHUR.
Vous avez raison ; ils sont là. Venez, colonel ; et si, comme je l’espère, ces papiers-là nous donnent des renseignements sur notre observateur à gages, c’est moi qui me charge de lui casser la tête.
ZAMBARO.
Et vous ferez bien.
ARTHUR.
N’est-ce pas ?
ZAMBARO, à part.
Il le mérite, s’il est assez simple pour vous laisser faire.
Lionel et Arthur entrent dans la chambre à gauche.
Scène IX
ZAMBARO, seul
Mais c’est ce que nous verrons. Alerte, Zambaro ! il n’y a pas de temps à perdre. Quand on a une bonne tête et qu’on y tient, il n’y a qu’un moyen de la défendre, c’est de mettre en danger celle de l’ennemi, et ce ne sera pas long. J’ai assez de renseignements pour les faire arrêter ; et, en faisant connaître au gouverneur ce que je sais déjà de leurs projets... Mais mon pauvre Herman, mon frère, était-ce ainsi que je devais apprendre sa mort ! N’oser même pas réclamer ces papiers où il me trace sans doute ses dernières volontés et ses derniers adieux !
Essuyant une larme.
Allons, il ne s’agit pas de pleurer sa mort, il faut la venger sur l’ennemi commun, sur tout le monde, à commencer par ceux-ci.
Il se met à la table, et écrit.
Scène X
ZAMBARO, à la table, BATHILDE, sortant de la chambre
BATHILDE.
Eh bien ! quelles nouvelles ?
ZAMBARO, écrivant toujours.
D’excellentes... ils voulaient, moi, Zambaro, me fusiller.
BATHILDE.
Ô ciel !
ZAMBARO.
Personnellement... mais, grâce aux petites notes que j’écris là au gouverneur, c’est moi qui aurai l’honneur de les prévenir.
BATHILDE.
Comment ! Lionel et ses amis !
ZAMBARO.
Aimes-tu mieux que ce soit moi ?
BATHILDE.
Vous, mon oncle !
ZAMBARO.
Il n’y a pas de milieu : il fallait se décider, et mon choix est fait.
Écrivant.
Surprendre les conjurés, fermer le port... Mais comment faire parvenir au gouverneur ces renseignements ?
BATHILDE, avec joie.
C’est impossible.
ZAMBARO.
Sans doute, impossible de nous éloigner maintenant sans nous rendre suspects...
On entend la voix de sir Cokney qui parle en dehors.
Le Secrétaire intime ! Ah ! parbleu ! c’est le ciel qui l’envoie !
Scène XI
ZAMBARO, écrivant, SIR COKNEY, BATHILDE
SIR COKNEY, à la cantonade.
Je vais payer l’aubergiste, milady, et nous partons à l’instant.
ZAMBARO, toujours assis et écrivant.
Ici, mon gentilhomme.
SIR COKNEY, se retournant.
Quoi ?
ZAMBARO.
Deux mois, s’il vous plaît.
SIR COKNEY, le reconnaissant.
Ah ! ah ! c’est encore vous ?
ZAMBARO.
Silence !
SIR COKNEY.
Qu’est-ce que c’est ?
ZAMBARO, écrivant toujours.
Tous avez failli tout perdre, en me reconnaissant tantôt.
SIR COKNEY, d’un air dédaigneux.
Comment, j’ai failli...
ZAMBARO.
Oui, vous avez fait une sottise.
SIR COKNEY.
Hein !
ZAMBARO.
Cela vous étonne ?
SIR COKNEY, avec hauteur.
Un peu.
ZAMBARO.
Mais vous pouvez tout réparer.
Pliant sa lettre et la cachetant.
Vous allez porter ceci à Son Excellence.
SIR COKNEY.
Moi !... Dieu me damne, je crois qu’il se permet de me donner des ordres.
ZAMBARO, se levant, allant à sir Cokney, et lui donnant la lettre.
Et je vous conseille de les suivre, si vous tenez à votre place... et à la vie.
SIR COKNEY, suffoqué.
Comment, si j’y tiens ? Mais certainement. C’est inouï ; il faut venir dans ce pays-ci pour entendre de pareilles choses...
Zambaro le presse.
J’y vais et l’instant.
BATHILDE, le rappelant au moment où il va sortir.
Monsieur...
SIR COKNEY, revenant.
Qu’y a-t-il ?
ZAMBARO.
Oui, un mot ; rapportez-moi la réponse de Son Excellence, et dites-lui qu’on recevra cette nuit les derniers renseignements ; partez.
SIR COKNEY.
Je n’y comprends rien ; un secrétaire d’État transformé en estafette ; c’est original ! Enfin, je suis de tous les secrets, et je n’en sais aucun.
ZAMBARO, le poussant.
Eh ! pas de réflexions ; partez vite, car les voici.
À Bathilde.
Et toi, rentre à l’instant.
BATHILDE.
Plus d’espoir !... Ah ! maudit soit le jour où je l’ai connu !
Elle rentre dans la chambre à droite.
Scène XII
ZAMBARO, LIONEL, ARTHUR, OFFICIERS AMÉRICAINS en uniforme
LIONEL.
Venez, mes amis.
S’adressant au fond.
Fermez les portes, poussez les volets, et que plusieurs des nôtres veillent autour de la maison.
Les rassemblant autour de lui.
Grâce au ciel, le moment est arrivé, et tout semble favoriser nos desseins.
Présentant Zambaro.
De voici ce généreux Français. À la tête d’une jeunesse avide de combats et de gloire, il n’a pas hésité à traverser les mers pour partager nos dangers ; montrons-nous dignes d’un si noble intérêt ; plus de délais, brisons nos fers.
TOUS, avec élan.
Nous sommes prêts.
ZAMBARO.
Trop heureux de verser mon sang pour une si noble cause.
LIONEL, rapidement.
Ne perdons pas un instant. Tandis que nous allons arrêter nos dernières dispositions...
À un officier.
Vous, qu’à cinq heures le fanal de Beacon-Hill soit allumé ; c’est le signal convenu pour appeler à nous tout le Connecticut et les villages voisins.
ZAMBARO, sur le devant à droite, à part.
Le fanal.
LIONEL, à deux autres.
Smith et Andrews, courez à Lexington, rassemblez les milices provinciales...
ZAMBARO, à part.
Lexington.
LIONEL.
Qu’elles marchent toute la nuit.
À Zambaro.
Baron, vos hommes sont prêts à débarquer ?... je vais vous indiquer le point le plus favorable.
À Arthur.
Vous, Arthur, pendant que j’irai visiter les postes, vous m’attendrez dans mon appartement ; j’ai à vous donner quelques instructions, une lettre
À voix basse.
pour ma mère, si je succombe.
À haute voix.
À sept heures, messieurs, l’attaque générale.
ZAMBARO, à part.
À cinq, ils seront tous pris.
LIONEL, avec orgueil.
Et demain...
TOUS, avec enthousiasme.
Liberté !
LIONEL, à Bathilde qui entre en ce moment.
Ah ! madame, vous êtes là, partagez notre joie ; ce jour est le plus beau de ma vie.
BATHILDE, d’une voix tremblante.
Colonel, mes vœux vous suivront partout.
LIONEL, la regardant.
Ah ! madame, aujourd’hui mes instants sont comptés : ils appartiennent tous à mon pays ; mais demain... demain, peut-être, il me sera permis de penser à moi.
BATHILDE, à part et douloureusement.
Demain !
Des valets traversent le théâtre et portent dans la pièce voisine des plateaux avec du punch et des verres.
LIONEL.
Mes amis, voici de quoi porter notre toast chéri : à la liberté de l’Amérique !
ARTHUR.
À la mort de ses oppresseurs !
LIONEL, aux officiers.
Entrez.
À Bathilde.
Madame, soyez notre ange protecteur ; priez pour nous, le ciel vous exaucera.
BATHILDE, à part.
Prier pour lui !... et nous l’avons livré !
Elle entre dans la chambre à droite en se cachant la tête dans les mains tandis que Zambaro, Arthur et les officiers suivent Lionel du côté opposé.
ACTE IV
La chambre de Lionel, dans l’auberge de la Couronne. À droite, la porte d’entrée, donnant sur un corridor ; à gauche, la porte d’un cabinet ; au fond, une alcôve. Sur le devant de la scène, à droite de l’acteur, une table couverte de papiers ; du côté opposé, une autre petite table et deux chaises. Il fait nuit.
Scène première
BATHILDE, seule, entrant par la droite ; elle tient un flambeau qu’elle pose sur la table
Il n’est pas rentré ; je l’attendrai.
Avec agitation.
Oui, il saura tout...
S’arrêtant.
Mais comment lui apprendre, sans exposer mon oncle à leur ressentiment ?... je m’accuserai plutôt moi-même ; je dirai... Que dirai-je ? Je n’en sais rien encore. N’importe ! qu’il pense ce qu’il voudra, qu’il me méprise, qu’il me déteste ; mais qu’il soit sauvé...
Avec crainte.
On vient... Non, personne ! Seule... dans sa chambre... au milieu de la nuit !... Je tremble au moindre bruit.
Amèrement.
C’est la première bonne action que je lais, et je tremble !
Elle s’approche de la table.
Une lettre commencée...
Elle y jette les yeux.
À sa mère ! Peut-être, aussi, a-t-il répondu à cette jeune et jolie miss avec qui il a été élevé. Elle est bien heureuse de l’aimer depuis si longtemps ! J’ai interrogé en tremblant... C’est miss Henriette, la fille du gouverneur ; elle a de l’or, de la naissance, des vertus ; que n’en ai-je aussi pour les lui offrir ! Mais elle venait ici pour sauver ses jours... et moi pour les livrer. Ah ! quand il me connaîtra, quel sentiment lui inspirerai-je ?
Avec effroi.
Je n’y veux pas penser, je me repentirais peut-ôtre...
Écoutant.
Cette fois, je ne me trompe pas, j’entends marcher.
Elle va auprès de la porte.
C’est Arthur et mon oncle. En effet, ils devaient venir ; j’oublie tout. Comment justifier ma présence ?... Ah ! ce cabinet ; attendons qu’ils soient partis.
Elle se cache dans le cabinet à gauche.
Scène II
ZAMBARO, ARTHUR
Ils entrent par la droite en continuant leur conversation.
ZAMBARO.
Il n’est pas de retour ?
ARTHUR.
Il aura voulu visiter lui-même tous les quartiers... À propos, baron, avez-vous envoyé à votre lord ?
ZAMBARO.
La chaloupe est partie devant moi. Corbleu ! vous verrez trois cents gaillards dont vos habits rouges me diront des nouvelles.
À part.
Si je sais où en prendre un seul...
ARTHUR.
Ma foi, je vous avoue que sans eux la partie serait douteuse. Nos Américains sont pleins d’ardeur, d’enthousiasme, mais si peu exercés au feu...
ZAMBARO, à part.
C’est bien, ça ne sera pas long.
Haut.
Et votre Zambaro, ces papiers allemands, avez-vous tiré cela au clair ?
ARTHUR.
Je joue de malheur, personne de ma compagnie ne sait cette maudite langue.
ZAMBARO, à part.
Grâce au ciel !
ARTHUR, les tirant de sa poche.
Et j’ai beau les retourner en tous sens, il est bien avéré que je n’y entends rien.
ZAMBARO, avec joie.
N’est-ce que cela ? Donnez-les-moi.
ARTHUR.
À vous, baron ?
ZAMBARO.
Je n’y pensais pas d’abord ; mais ma nièce nous traduira cela parfaitement.
ARTHUR.
Comment ! elle sait l’allemand... une si jolie femme ?
ZAMBARO.
Son mari, Je comte de Barnheim, mort au service d’Autriche, était Allemand.
ARTHUR, lui donnant les papiers.
À merveille !
ZAMBARO, à part.
Je les tiens !
ARTHUR.
En parlant de votre nièce, mon cher baron, savez-vous qu’elle est charmante ?
ZAMBARO, indifféremment.
Elle n’est pas mal.
ARTHUR, avec feu.
Pas mal !... la physionomie la plus distinguée, une grâce, un esprit...
ZAMBARO.
Tudieu ! mon jeune ami ; quel feu ! on dirait que...
ARTHUR.
Et pourquoi pas ?... Pour être capitaine de cavalerie, on n’est pas insensible ; mais, avant tout, l’amitié et la subordination militaire... notre colonel est pris.
ZAMBARO.
Vous croyez ?
ARTHUR.
Il ne faut pas que cela vous fâche.
ZAMBARO.
Moi, nullement.
ARTHUR.
C’est un singulier caractère ! Lui qui a tant de calme et de sang-froid, qui raisonne si bien dans le conseil ; eh bien, sur le champ de bataille, c’est un diable, la tête n’y est plus ; et près d’une jolie femme...
ZAMBARO, riant.
C’est la même chose ?
ARTHUR.
Comme vous dites, il perd la raison en un instant, et en un instant aussi elle lui revient ; car il n’est pas comme moi, il n’a pas de suite dans les idées ; mais aujourd’hui, c’est sérieux, c’est la première fois que je le vois réellement amoureux, au point qu’il veut être votre neveu.
ZAMBARO.
Il serait possible !
ARTHUR.
Il me l’a dit.
ZAMBARO.
Il ne sait pas sans doute que notre position, notre peu de fortune...
ARTHUR.
N’eussiez-vous rien, peu importe ! Lionel est le plus riche propriétaire de la colonie... « Oui, mon ami, me disait-il tout à l’heure, si demain nous triomphons, si j’existe encore, je l’épouse... » Eh ! mais...
Allant à la porte d’entrée.
ZAMBARO, à part, sur le devant à gauche.
Dieu ! qu’ai-je fait ! voilà qui valait bien mieux que toutes les récompenses du gouverneur.
Haut.
Ce pauvre colonel !
À part.
Et moi qui viens de les livrer ! Comment faire à présent ?
ARTHUR.
Le voici !
Scène III
ZAMBARO, ARTHUR, LIONEL, enveloppé d’un manteau, dont il se débarrasse en entrant et qu’il jette sur un fauteuil, en même temps il pose deux pistolets sur la table
LIONEL.
Vous m’attendiez, messieurs ?
ARTHUR.
Oui, colonel ! eh bien ?...
LIONEL.
Tout est tranquille ! nos hommes sont partis pour Lexington ; la place de Funnel-Hall est déserte, pas de sentinelle anglaise ; pas le moindre mouvement dans les casernes ; leur sécurité est complète.
ARTHUR.
Il faut on profiter...
LIONEL.
Le mot d’ordre est donné.
À Zambaro.
Baron, j’ai recommandé de venir vous éveiller dès qu’on apercevrait votre pavillon dans la baie de Charlestown.
ZAMBARO, embarrassé.
C’est bien !
LIONEL, leur prenant la main.
Et maintenant, mes amis, allez prendre quelque repos, vous en avez besoin.
ARTHUR.
Colonel, vous me parliez d’une lettre pour votre mère...
LIONEL, s’approchant de la table.
Elle est là...
Prenant la plume.
Pardon, deux mots encore.
Écrivant.
Pauvre mère !
Il écrit très vite ; Arthur est appuyé sur sa chaise, Zambaro est à l’autre bout du théâtre.
ZAMBARO, à part.
Plus j’y pense... ce projet, ce mariage... Comment à présent revenir sur mes pas ? N’importe, il le faut ; ces braves jeunes gens... une cause si juste ! faire notre fortune et le bonheur de Bathilde. Oui, je les sauverai... Ah ! et ces papiers d’Herman, je les lirai en chemin.
Pendant ce temps Lionel a cacheté sa lettre.
LIONEL, remettant la lettre à Arthur.
Mon cher Arthur, vous savez ce que vous avez à faire ?
ARTHUR, d’une voix émue.
Soyez tranquille, à moins que moi-même...
LIONEL, allant à Zambaro.
Monsieur le baron, j’avais des projets dont je voulais vous parler ce soir ; mais demain, demain, s’il en est temps, si nous sommes vainqueurs... et si nous ne l’étions pas, si le sort nous trahissait...
ZAMBARO.
Y pensez-vous ?
LIONEL.
Oui, oui, ne parlons pas de cela.
À Arthur.
Mon ami...
À Zambaro.
Mon père, embrassons-nous...
Il se jette dans les bras de Zambaro.
Et que demain le soleil naissant éclaire un pays libre. Adieu, mes amis.
TOUS DEUX, lui serrant la main.
Adieu, colonel.
Il les conduit jusqu’à la porte ; Zambaro et Arthur sortent en se tenant par le bras.
Scène IV
LIONEL, ensuite BATHILDE
LIONEL, seul, préoccupé ; il ferme la porte et pousse le verrou.
Libre !... Et si nous succombons, un esclavage éternel ! que de victimes ! je n’ose m’arrêter à cette affreuse idée.
Se remettant.
Non, tout est prévu... Washington accourt à la tête d’une armée, les Français nous secondent, les Français que j’estimais, et que maintenant je chéris comme les frères de Bathilde...
S’arrêtant.
En vérité, je rougis de moi-même ; au moment d’exécuter le plus vaste dessein, ce n’est pas lui qui m’occupe le plus... l’image de Bathilde est là sans cesse, devant mes yeux... de Bathilde que je connais à peine, et qui bannit de mon cœur cette pauvre Henriette que j’aurais tant de raisons d’aimer.
La porte du cabinet à gauche s’est ouverte ; il aperçoit Bathilde.
Ciel ! que vois-je !
BATHILDE, s’avançant.
Ils sont partis.
LIONEL, courant à elle.
N’est-ce point un rêve ? vous, madame !
BATHILDE, très émue.
Silence ! je vous en conjure ; quand vous saurez le motif...
LIONEL, avec joie.
Ah ! quel qu’il soit, je le bénis, puisqu’il me rapproche de vous.
Voulant l’attirer près de lui.
de vous, dont la présence est déjà le bonheur.
BATHILDE, le repoussant.
Colonel !
LIONEL.
Ne tremblez pas ; que craignez-vous ? nous sommes seuls, et mon amour...
BATHILDE, se dégageant.
Monsieur, vous vous méprenez.
LIONEL, étonné.
Comment ? En effet, cette agitation... Que venez-vous donc faire ici ?
BATHILDE.
Vous sauver.
LIONEL.
Moi !
BATHILDE.
Vos projets sont connus.
LIONEL.
Qu’entends-je !
BATHILDE.
C’en est fait de vous et de vos amis.
LIONEL, atterré.
Grand Dieu !
BATHILDE, à demi-voix.
Plus bas, je vous en conjure.
LIONEL.
Ah ! madame, achevez de m’instruire... nommez le traître, il ne vivra pas une minute de plus.
BATHILDE, avec effroi.
Ne m’interrogez pas, contentez-vous de ce que je puis vous apprendre sans devenir parjure, et écoutez-moi. Le gouverneur sait tout ; si vous faites un pas, vous êtes perdu ; ainsi, gardez-vous de sortir, n’attaquez pas, ou vous êtes pris les armes à la main, et nulle puissance au monde ne pourra vous sauver.
LIONEL, après un silence.
Je ne reviens pas de ma surprise !
BATHILDE, avec anxiété.
Eh bien !... que ferez-vous ?
LIONEL, après un instant de réflexion.
J’attaquerai.
BATHILDE.
Vous attaquerez !
LIONEL.
Le sort en est jeté.
BATHILDE, les mains jointes.
Lionel, je vous en supplie, je vous le demande à genoux.
LIONEL.
Il n’est plus en mon pouvoir d’arrêter le mouvement. Comment le faire d’ailleurs, sur un avis aussi vague ?... Qui a découvert nos projets ? D’où le savez-vous ? Qui vous l’a dit ?
BATHILDE, troublée.
Je ne puis parler.
LIONEL.
Et comment croire alors à cet intérêt pour moi ?
BATHILDE.
Cet intérêt est bien grand, je vous l’atteste. Ma présence ici n’en dit-elle pas assez ?... N’ai-je pas tout bravé pour arriver jusqu’à vous ?
LIONEL.
Ah ! je vous crois ; mais quelles preuves puis-je donner à mes amis ? à votre oncle lui-même, qui s’est exposé pour nous ?
BATHILDE.
Et s’il n’était pas M. de Courville ?
LIONEL.
Que dites-vous ?
BATHILDE.
Si, moi-même, je vous avais trompé ?...
LIONEL.
Ce n’est pas possible !... Achevez.
BATHILDE.
Ah ! ne m’en demandez pas plus.
LIONEL.
Parlez, ou je cours à l’instant même donner le signal.
BATHILDE.
Arrêtez... je dirai tout. Ah ! qu’il faut aimer pour faire un pareil aveu ! Lionel...
Il la regarde avec tendresse.
Voilà donc le dernier regard d’amour que tu jetteras sur moi ! mais tu le veux...
À voix basse.
Je suis une misérable... la dernière des femmes... j’ai vendu ta tête.
LIONEL, terrifié.
Vous ! grand Dieu !...
BATHILDE.
C’est moi qui suis chargée d’épier tes démarches, de surprendre tes secrets, de les livrer au gouverneur, qui nous paye, oui Lionel, qui nous paye notre trahison.
LIONEL, la regardant.
Non, je ne puis me persuader encore...
BATHILDE, avec égarement.
Je ne vous dirai point, pour me justifier, qu’abandonnée dès l’enfance à des mains perverses, j’ai été élevée dans l’ignorance du bien et du mal ; on a vendu ma jeunesse ; on l’a flétrie... Oui, vous me connaissez enfin, et d’aujourd’hui seulement je me connais moi-même, d’aujourd’hui je me suis vue telle que j’étais, et j’ai fait comme vous, j’ai frémi d’horreur ! j’ai connu la honte, le remords ; j’ai détesté ma vie ; et, décidée à y renoncer, j’ai tout bravé pour vous sauver, tout, jusqu’à votre mépris.
LIONEL.
Ah ! gardez-vous de croire... il n’est pas de fautes que ne puisse expier un pareil repentir. Il vous suffisait de connaître la vertu pour y revenir, pour l’aimer.
BATHILDE.
Moi, l’aimer ! Non, je me tromperais moi-même ; ce n’est pas elle, c’est vous que j’aime ! Ce changement en moi, ce retour vers le bien, c’est à vous seul, c’est à mon amour que je le dois ; c’est au désir de vous sauver ! Ah ! qu’au moins ma honte ne soit pas inutile... Hâtez-vous ! fuyez !
LIONEL.
Il est trop tard. Je pourrais peut-être, grâce à vos avis, me soustraire au danger ; mais exposer des malheureux à qui j’ai mis les armes à la main, et qui, dans ce moment sans doute, sont en marche pour nous rejoindre !... Non, je ne les abandonnerai point.
BATHILDE.
Et que pouvez-vous faire ?
LIONEL.
Mourir avec eux : à moins qu’un coup hardi, désespéré... Si nous pouvions prévenir le gouverneur, pénétrer dans son palais, nous emparer de sa personne.
BATHILDE, vivement.
J’en sais les moyens.
LIONEL.
Que dites-vous ?
BATHILDE.
C’est lui-même qui nous les a fournis.
LIONEL.
Ô mon ange tutélaire !
BATHILDE.
Écoutez... À quelque heure de la nuit que vous vous présentiez, vous serez admis auprès de lui avec ces mots : Angleterre et Bohème. C’est le mot d’ordre convenu.
LIONEL.
Il suffit.
BATHILDE.
Partez, sauvez vos jours, ceux de vos amis ; mais avant de nous séparer pour jamais, dites-moi que vous me pardonnez, que vous ne me méprisez plus.
LIONEL.
Moi ! te quitter !... Je te consacre désormais ces jours que je te dois ; ils sont à toi, ils t’appartiennent.
BATHILDE.
Jamais, jamais !... Malheureuse que je suis, je ne mérite plus... Mon cœur seul est digne de toi. Mais, puisque tu ne me repousses pas, puisque tu me souffres auprès de toi, je suis trop heureuse, je te suivrai, je te servirai, je serai ton esclave. Écoute... on vient.
ARTHUR, en dehors.
Colonel, colonel, ouvrez.
BATHILDE.
Grand Dieu !
LIONEL.
C’est Arthur.
BATHILDE.
Il n’est plus temps, peut-être !
ARTHUR, en dehors et frappant.
Ouvrez... Il y va de votre salut.
BATHILDE, tremblante.
Seule... ici... je suis perdue... N’importe, ne songe qu’à ta sûreté.
LIONEL.
À ton honneur d’abord...
Montrant l’alcôve.
Vite, cache-toi... là...
Il la conduit, et court ouvrir à Arthur.
Scène V
LIONEL, ARTHUR, tenant ZAMBARO au collet, BATHILDE, cachée, DEUX SOLDATS suivant Arthur
LIONEL.
Que vois-je !
ARTHUR, vivement.
Trahison !... qu’il ne puisse s’évader.
Aux deux soldats.
Restez à cette porte.
ZAMBARO.
Monsieur...
ARTHUR, le poussant avec force.
Ne bouge pas, malheureux.
LIONEL.
Qu’y a-t-il donc ?
ARTHUR.
Ce traître qui s’échappait de cette maison, et demandait à un matelot l’hôtel du gouverneur.
LIONEL.
Comment ?
ZAMBARO, à part.
Malédiction ! Je voulais les sauver.
ARTHUR.
Il allait livrer nos secrets.
LIONEL.
Quelles preuves en avez-vous ? Le baron...
ARTHUR.
Ce n’est pas le baron.
LIONEL.
Lui !
ZAMBARO.
Vous osez...
ARTHUR.
J’en suis sûr. Tout à l’heure quelqu’un m’a fait éveiller. c’était le véritable Courville.
LIONEL.
Courville !
ZAMBARO, à part.
Oh ! maladroit ! je n’avais pas prévu...
ARTHUR, à Lionel.
Je ne puis en douter ; il m’a montré vos lettres, sa commission ; il venait nous prévenir qu’il ne pouvait rien, que mourir avec nous ! Les secours promis ne sont point arrivés ; il est seul, tout nous manque : et c’est au moment où j’accourais vous apprendre ces fâcheuses nouvelles, que j’ai surpris ce misérable...
LIONEL, vivement.
Ô ciel ! où est le baron ?...
ARTHUR.
Retourné à son bord, pour nous envoyer de la poudre, des armes, ce qu’il pourra.
ZAMBARO, à part.
Il est parti...
Haut.
C’est une imposture : qu’on me confronte avec lui.
LIONEL, allant à Zambaro.
Un moment.
Regardant l’alcôve.
J’étais déjà instruit de cette trahison, mais cela ne suffit pas.
À Zambaro.
Tu as eu des conférences avec le gouverneur, tu connais ses desseins, il faut nous les dire à l’instant.
ZAMBARO, embarrassé.
Messieurs, vous vous trompez ; je vous jure que j’ignore absolument... je suis pour vous... et...
On frappe à la porte.
LIONEL.
Silence... qui vient là ?
Il va ouvrir.
Scène VI
LIONEL, ARTHUR, ZAMBARO, BATHILDE, cachée, UN VALET
LE VALET, à Lionel.
Le secrétaire du gouverneur.
TOUS, à demi-voix.
Le secrétaire...
LE VALET.
Il est enveloppé d’un manteau, et demande à parler au baron de Courville.
ZAMBARO, voulant sortir.
Je vais...
LIONEL, l’arrêtant.
Chut ! restez.
ZAMBARO.
Mais...
LIONEL.
Reste là, te dis-je ; pas un mot, pas un signe, ou tu es mort. Arthur, veille sur lui.
Arthur fait asseoir Zambaro sur une chaise auprès de la petite table à gauche, sur laquelle il prend un pistolet, et se tient auprès de lui en observant tous ses mouvements. Lionel reste debout à la droite de Zambaro.
LIONEL, au valet.
Fais entrer.
ZAMBARO, à part.
Par ma foi, le grand Frédéric lui-même aurait de la peine à se tirer de là.
Scène VII
LIONEL, ARTHUR, ZAMBARO, BATHILDE, cachée, SIR COKNEY, enveloppé d’un manteau
SIR COKNEY, regardant tout le monde.
M. de Courville ?
LIONEL, montrant Zambaro.
Le voici ; ne craignez rien, nous sommes tous du parti de M. le baron.
ARTHUR, suivant tous les mouvements de Zambaro.
Et ses meilleurs amis.
SIR COKNEY, d’un air d’intelligence.
J’entends.
Souriant.
C’est son état-major ; en effet, je reconnais ces messieurs pour les avoir vus tantôt.
Se dégageant de son manteau.
Parbleu ! je suis enchanté de pouvoir enfin parler à cœur ouvert.
À Zambaro.
Son Excellence voulait vous envoyer un de ses officiers ; mais elle a pensé que, ne vous connaissant pas, il pourrait faire quelque gaucherie, tandis que moi qui sais mon affaire... je suis sur au moins de ne pas me tromper.
ZAMBARO, à part.
Joliment.
LIONEL et ARTHUR.
Eh bien ?
SIR COKNEY, à Zambaro.
Eh bien ! mon cher, ça va à merveille ; Son Excellence a reçu vos petites notes.
ARTHUR, bas à Zambaro.
Ah ! traître !
SIR COKNEY.
Hein... Qu’est-ce que c’est ?
LIONEL, haut et avec un mouvement.
Rien ; nous avions peur qu’elles ne fussent interceptées.
SIR COKNEY.
Du tout ; les mesures ont été prises sur-le-champ comme vous l’avez indiqué.
ARTHUR, bas à Zambaro qui veut parler.
Tais-toi.
SIR COKNEY.
Douze hommes se sont emparés de Beacon-Hill pour empêcher d’allumer ce fanal ; le régiment des fusiliers et des soldats de marine marchent sur Lexington pour désarmer ces bons Yankees... je pense que ce ne sera pas difficile.
ZAMBARO, à part, lui faisant signe des yeux.
Il ne comprend rien.
SIR COKNEY, continuant.
Enfin, à cinq heures précises, tous les chefs seront arrêtés à domicile.
ARTHUR et LIONEL, se regardant.
À cinq heures !
ZAMBARO, à part.
Courage, imbécile !
SIR COKNEY.
N’est-ce pas ce que vous avez demandé ?
LIONEL, prenant un pistolet sur la table.
Il suffit, nous en savons assez.
SIR COKNEY, étourdi.
Comment ? quoi ? qu’y a-t-il, messieurs ?
LIONEL, le saisissant.
Point de bruit, sir Cokney ; il est trop tard pour retourner à l’hôtel de Son Excellence, pour quelqu’un surtout qui ne connaît pas les rues de Boston.
Lui montrant le cabinet à gauche.
Entrez là.
À Arthur.
Une sentinelle sous la fenêtre.
ZAMBARO, à part.
Nous y voilà.
SIR COKNEY, résistant.
Permettez... expliquez-moi,-M. le baron...
ARTHUR, le poussant.
Point d’explications.
SIR COKNEY.
Ah ! mon Dieu ! est-ce que je suis tombé dans une embuscade ? Messieurs, je demande à être traité avec les plus grands égards, si le droit des gens n’est pas inconnu dans ces climats barbares.
On l’enferme dans le cabinet.
ARTHUR.
Et d’un...
LIONEL, à Zambaro.
Quant à toi, misérable, rends grâce au souvenir qui protège encore la vie.
À Arthur.
Qu’il soit gardé à vue ; je vais l’envoyer prendre par quatre de nos soldats ; et s’il voulait fuir, point de pitié.
ARTHUR, rapidement.
Mais que faire maintenant ? le gouverneur est averti ; à cinq heures...
LIONEL.
Il nous reste deux heures, attaquons sur-le-champ.
À part.
Et Bathilde, il faut la délivrer ; éloignons d’abord Arthur.
À Arthur.
Rassemblez nos amis, courez au fanal, désarmez le poste anglais, allumez, marchez aussitôt sur Bunker’s-hill : le départ des fusiliers et des soldats de marine dégarnit ce côté ; emparez-vous de la redoute qui nous rend maîtres de la baie ; si nos milices forcent le passage, elles nous y joindront ; si elles succombent, nous nous y enterrerons, et ce ne sera pas sans vengeance. Prévenez Jackson, William, les volontaires ; pour moi, j’ai les moyens d’arriver jusqu’au gouverneur.
ARTHUR.
Et lesquels ?
LIONEL.
Je le les dirai, et c’est à loi que je confie cette entreprise. Puisque le sang doit couler, commençons par le sien. Suivez-moi.
Il sort précipitamment suivi d’Arthur.
Scène VIII
ZAMBARO, seul
Damnation ! tout est perdu ! impossible de sortir.
Il écoute à la porte.
J’entends qu’on place déjà les sentinelles. Après tout, ce que j’en dis, ce n’est pas pour moi ; fusillé ou pendu, ça revient au même ; mais Bathilde ! ma pauvre Bathilde ! comment lui apprendre la découverte que je viens de faire ? comment l’instruire ?...
Scène IX
BATHILDE, qui est sortie de l’alcôve aux derniers mots de Zambaro, ZAMBARO
BATHILDE, pâle et agitée.
Me voici ; que me voulez-vous ?
ZAMBARO, se retournant.
C’est toi ! et d’où sors-tu donc ?
BATHILDE, troublée.
Je ne sais ; j’ai entendu votre voix, des menaces...
ZAMBARO.
Mon enfant, la chance a tourné, cela va mal pour moi ; mais te voilà, peu m’importe. Prends ces papiers, que je craignais qu’on ne me ravît, et qui assurent à jamais ton sort. Toi, tu es libre... ces sentinelles te laisseront sortir. S’il est encore temps de me sauver, essaye-le ; sinon, s’il faut mourir, je le ferai sans regrets ; car tu n’as plus besoin de moi.
BATHILDE.
Que dites-vous ?
ZAMBARO.
Que tu as maintenant des parents, un appui ; que ces papiers que mon frère m’adressait te feront reconnaitre d’une illustre famille.
BATHILDE, avec joie.
Il serait vrai Lionel ! Lionel !... je l’appelle en vain, il est parti ; il va surprendre le gouverneur !
ZAMBARO, avec effroi.
Que dis-tu ?
BATHILDE, avec joie et exaltation.
Oui, oui, c’est moi, moi qui lui en ai donné les moyens ! Grâce au mot d’ordre que je lui ai confié, il peut parvenir jusqu’à lui et l’immoler.
ZAMBARO.
L’immoler... qui ? ton père !
BATHILDE.
Milord Gage !
ZAMBARO.
Lui-même.
BATHILDE, reculant d’effroi.
Ah ! je devais donc trahir tout le monde ! J’ai beau faire, le crime m’environne et j’y retombe toujours. Courons, courons, il est peut-être temps encore ; courons sauver mon père, et mourir avec Lionel.
Elle s’élance vers la porte et disparaît. Zambaro veut la suivre ; deux factionnaires se présentent et croisent leurs fusils pour lui fermer le passage.
ACTE V
Un salon du palais du gouverneur.
Scène première
LORD GAGE, PLUSIEURS OFFICIERS
LORD GAGE, parlant aux officiers.
Allez, qu’on exécute mes ordres, qu’on éveille le colonel Clinton, qu’il coure aux casernes, qu’il fasse mettre les soldats sous les armes.
Rappelant un officier.
Burgoyne, encore un mot. Si le peuple faisait mine de se joindre aux rebelles, ces trois officiers que nous venons de prendre les armes à la main... vous entendez... sur-le-champ...
Les officiers sortent. Lord Gage reste seul, se promenant avec agitation, et tenant une lettre à la main.
Non, je n’éprouvai jamais rien de pareil ; cette lettre, cette lettre fatale... Mon émotion est telle que j’ai eu à peine la force et le sang-froid de m’occuper des dangers dont elle vient de m’avertir.
Lisant.
« Milord,
« Une fille que vous avez longtemps pleurée, et qui ne méritait point vos regrets, n’ose en ce moment se jeter aux pieds d’un père qui aurait le droit de la repousser ; mais elle veut, elle doit le prévenir des dangers qui le menacent, et qu’elle vient d’apprendre. Zambaro est arrêté ; le mot d’ordre, qui lui permettait d’arriver près de vous, est connu de vos ennemis, qui peuvent par ce moyen pénétrer jusqu’en votre appartement. Je ne vous en dis pas davantage, mais tenez-vous sur vos gardes, et défendez des jours sur lesquels désormais mon devoir est de veiller. »
N’est-ce point un songe ? est-ce bien de la main de Clara que me vient un pareil avis ? L’unique objet de mes regrets, ma fille me serait rendue ! et dans quel moment !... Qui vient là ? Henriette !
Scène II
MISS HENRIETTE, LORD GAGE
MISS HENRIETTE.
Comment ! mon père, déjà levé ?
LORD GAGE.
Mais toi-même ?
MISS HENRIETTE.
J’entendais aller et venir dans votre appartement, c’est là ce qui m’a inquiétée ; car de si bonne heure, et avant le jour...
LORD GAGE.
J’ai été réveillé en sursaut par un messager qui avait fait près de deux milles en dix minutes pour m’apporter cette lettre.
MISS HENRIETTE.
Elle était donc bien importante ?
LORD GAGE.
Sans doute. Elle m’annonçait un complot que je viens de déjouer ; mais ce messager n’a pu rien m’apprendre sur la personne qui m’adressait cet avis salutaire. Pourvu qu’il puisse la rejoindre et lui porter mes ordres ! Quelle qu’elle soit, qu’elle vienne, et mes bras lui sont ouverts...
À part, et écoutant.
Eh ! mais, qu’entends-je ?
MISS HENRIETTE.
Qu’est-ce donc, mon père ?
LORD GAGE.
Rien, rien, mon enfant.
À part.
Il paraît que, malgré la modération que je lui ai ordonnée, lord Clinton a été obligé de tirer sur les rebelles. J’aime mieux cela que des arrestations, des jugements ; personne n’est responsable d’une émeute, si ce n’est ceux qui en sont victimes.
MISS HENRIETTE.
Le bruit augmente ; qu’est-ce que cela veut dire ?
Scène III
MISS HENRIETTE, LORD GAGE, SIR COKNEY
SIR COKNEY.
C’est une horreur ! Il n’y a donc pas de constables ?
LORD GAGE.
Qu’est-ce donc, sir Cokney ?
SIR COKNEY.
Ah ! vous voilà, milord ; je vous demande satisfaction : on a violé le droit des gens ; on m’a arrêté.
LORD GAGE.
Et qui donc ?
SIR COKNEY.
Ce Zambaro vers qui vous m’avez envoyé... c’est-à-dire non, ses amis à lui, qui se trouvent être ses ennemis et les vôtres ; car on n’y conçoit rien, et l’on ne devrait jamais avoir affaire à de pareils gens.
LORD GAGE, froidement.
Vous avez peut-être raison.
MISS HENRIETTE.
Et comment vous êtes-vous échappé ?
SIR COKNEY.
Par une fenêtre basse qui donnait sur les champs, huit pieds de haut ; mais dans ces moments-là on a une énergie... et je me suis mis à courir jusqu’à la grande route, où j’ai rencontré deux compagnies du régiment des gardes qui s’avançaient en bon ordre et l’arme au bras ; et, à la vue des habits rouges, je me suis dit : « Me voilà chez moi, je suis sauvé. »
LORD GAGE.
Je l’espère bien.
SIR COKNEY.
Eh bien ! pas du tout, ça été bien pire.
LORD GAGE.
Que me dites-vous ?
SIR COKNEY.
Nous marchions sur Lexington, lorsque plusieurs coups de feu...
LORD GAGE.
Des Américains ont osé tirer les premiers sur nos troupes !
SIR COKNEY.
Une vingtaine de paysans armés de fusils de chasse... et nous allions les châtier comme ils le méritaient, lorsque des deux côtés de la chaussée nous sommes salués de la même manière. Nous entendons sonner le tocsin, et de tous les villages voisins nous voyons accourir, à travers champs, les habitants armés de bâtons, de haches et de faux... Le commandant crie à haute voix ! « Volte-face ! »
LORD GAGE.
C’était bien.
SIR COKNEY.
C’était mal ; car moi qui étais à la queue de la colonne je me trouvai ainsi à la tête, et j’entendais les cris de ces furieux : « À bas les Anglais ! à bas les habits rouges ! » Et notre commandant qui criait encore plus haut : « Canaille américaine, retirez-vous, ou je vous mitraille. »
LORD GAGE.
C’est ce qu’il fallait faire.
SIR COKNEY.
C’est ce qu’il a fait. « Feu ! » a-t-il dit, et j’en ai vu tomber une vingtaine des plus acharnés ; mais les autres sont revenus à la charge de plus belle. À chaque instant leur nombre augmentait, les pierres pleuvaient de toutes parts, et le détachement a pris le pas accéléré, puis le pas de course.
LORD GAGE.
Fuir devant des Américains !... Et les rebelles ?...
SIR COKNEY.
Sont maintenant à la porte de votre palais, où ils forment un rassemblement.
LORD GAGE.
Que bientôt j’aurai dissipé.
MISS HENRIETTE.
Et par quels moyens ?
LORD GAGE.
Les seuls que me commande mon devoir : on ne transige point avec des révoltés. Venez, Cokney, suivez-moi.
SIR COKNEY.
Oui, milord.
À miss Henriette.
Pardon, mademoiselle.
Il sort avec lord Gage.
Scène IV
MISS HENRIETTE, seule
Oh ! mon Dieu ! que devenir ? Trembler à la fois pour mon père et pour mon pays ! pour un autre encore, que je n’ose nommer. Aura-t-il profité de mes avis ? aura-t-il renoncé à ses projets ?... Mais quelle est cette femme ?
Scène V
MISS HENRIETTE, BATHILDE
BATHILDE, entrant par le fond.
Le gouverneur m’appelle auprès de lui ; son messager me l’a dit ; il veut me voir. Ah ! je me soutiens à peine.
MISS HENRIETTE.
Madame, qu’avez-vous ?
BATHILDE.
Pardon, je venais ici par ordre du gouverneur à qui j’aurais voulu parler.
MISS HENRIETTE.
Des soins importants l’occupent en ce moment ; mais je vais le faire venir.
BATHILDE.
Non. J’attendrai.
Elle s’assied sur le devant du théâtre à gauche. Miss Henriette passe derrière elle en la regardant avec intérêt et s’en approche au moment où elle lui parle. Bathilde, à part.
Dieu merci, ce sont du moins quelques instants de gagnés. Me voilà donc sous le toit paternel !... Étrangère, inconnue, je m’y glisse en tremblant, et qui sait ? peut-être quand il m’aura reconnue, quand il saura qui je suis...
MISS HENRIETTE.
Mon Dieu ! vous paraissez souffrir.
BATHILDE.
Oui, beaucoup.
MISS HENRIETTE.
Si jeune, et quelle est la cause ?...
Bathilde se lève.
Ah ! pardonnez mon indiscrétion, si je pouvais vous être utile, si je pouvais vous servir auprès de mon père...
BATHILDE.
Quoi ! vous seriez ?
MISS HENRIETTE.
La fille du gouverneur.
BATHILDE, à part.
Ma sœur ! Ah ! qu’elle est belle !
Elle la regarde.
MISS HENRIETTE.
Qu’avez-vous à me regarder ainsi ?
BATHILDE.
Votre vue me fait plaisir et me fait mal.
À part.
C’est l’amie d’enfance de Lionel, c’est miss Henriette !
MISS HENRIETTE.
Vous me connaissez ?
BATHILDE.
Oui, par ceux qui vous admirent et qui chérissent vos vertus. Ils ont raison ! Les premiers mots de consolation et d’amitié que j’aie entendus en ces lieux m’ont été adressés par vous ; je ne l’oublierai jamais.
MISS HENRIETTE.
Qui donc êtes-vous ?
On entend le bruit éloigné du canon.
BATHILDE.
Milord vous le dira ; moi je n’ose...
Prêtant l’oreille.
Écoutez, écoutez ce bruit lointain !
MISS HENRIETTE.
C’est le bruit du canon...
BATHILDE.
Il vient de Bunker’s-hill, cette redoute où, tout à l’heure encore, j’ai vu six cents Américains, décidés à mourir, se défendre contre toute l’armée anglaise.
MISS HENRIETTE, étonnée.
Eh quoi ! étiez-vous donc parmi eux ?
BATHILDE.
Oui, je les avais suivis ; les halles ont atteint bien des braves ! d’honnêtes et de vertueux citoyens ! moi, elles m’ont épargnée ; et quand leur chef m’a aperçue : « Retirez-vous, retirez-vous ! » a-t-il dit ; il a pensé que je n’étais pas digne de mourir avec eux, ni pour une si belle cause.
MISS HENRIETTE.
Ce chef, quel est-il ?
BATHILDE.
Ne me le demandez pas.
MISS HENRIETTE, vivement.
Serait-ce Lionel ?
BATHILDE.
Ah ! votre cœur vous l’a dit.
MISS HENRIETTE.
Achevez, de grâce ! Où est-il ?
BATHILDE.
Là haut, peut-être.
On entend le canon, et un grand bruit à la porte du palais.
MISS HENRIETTE.
Je me meurs.
BATHILDE.
Dieu ! qu’ai-je fait ! malheureuse que je suis ! elle l’aime autant que moi... Mais quel bruit !
Regardant en dehors.
Lionel, Lionel ; je l’ai vu ; il s’élance à la tête du peuple ; ils ont brisé les portes du palais...
Miss Henriette tombe évanouie sur un fauteuil.
Scène VI
MISS HENRIETTE, BATHILDE, LIONEL, PLUSIEURS OFFICIERS
LIONEL.
Que personne ne me suive. Vous, Lechmère, prévenez lord Gage que toute résistance est inutile et pourrait devenir dangereuse ; qu’il est mon prisonnier, et que, seul, je veux lui parler. Pour vous, messieurs, point de désordres, point de violence ; qu’on place des sentinelles à toutes les portes, qu’aucun excès ne déshonore la cause de la liberté ; nous avons pris les armes, non pour violer les lois, mais pour les défendre...
Apercevant Bathilde.
Ah ! Bathilde ! c’est vous que je revois, Zambaro m’a tout appris, je sais qui vous êtes, maintenant vous serez à moi.
BATHILDE.
Que dites-vous ? Moi consentir à votre honte ! non ; la compagne du noble Lionel doit être pure aux yeux du ciel comme aux siens... Tenez...
Lui montrant miss Henriette.
Regardez.
LIONEL, la voyant.
Miss Henriette !
BATHILDE, à demi-voix.
Oui, miss Henriette ; elle est belle, noble, vertueuse ; elle est bien heureuse, elle est digne de vous.
Scène VII
MISS HENRIETTE, BATHILDE, LIONEL, ARTHUR, PLUSIEURS OFFICIERS et SOLDAT
ARTHUR.
Nous les vengerons ! c’est moi qui vous le promets.
LIONEL.
Qui s’est permis d’enfreindre mes ordres ? Que voulez-vous ? Que demandez-vous ?
ARTHUR.
Justice... Trois officiers de notre régiment, tombés ce matin entre les mains du gouverneur, ont été amenés sous les murs de la citadelle, et là, en présence du peuple, vous ne le croiriez jamais, ils ont été fusillés.
LIONEL.
Des prisonniers de guerre !
ARTHUR.
On a pense que des Américains étaient hors du droit des gens.
LIONEL.
Quelle indignité !
ARTHUR.
Eh bien ! le sang payera le sang, et voici la victime que nous réclamons.
Scène VIII
MISS HENRIETTE, BATHILDE, LIONEL, ARTHUR, PLUSIEURS OFFICIERS, SOLDAT, LORD GAGE
LIONEL.
Milord Gage !
BATHILDE et HENRIETTE, se jetant dans les bras de lord Gage.
Mon père !
TOUS, se précipitant vers lui.
Mort au gouverneur !
BATHILDE, s’élançant entre eux et lord Gage.
Arrêtez !...
LORD GAGE, à part.
Qu’ai-je vu ! la nièce de ce Zambaro !
BATHILDE.
Arrêtez, nobles Américains, n’imitez pas les forfaits que vous détestiez tout à l’heure.
À Lionel.
Et vous qui venez de délivrer la patrie, si j’ai sauvé vos jours et ceux de vos amis, j’en réclame le prix.
Montrant lord Gage.
Protégez-le, défendez sa vie, ne déshonorez pas votre gloire.
LIONEL.
Ah ! s’il ne dépendait que de moi, croyez que la pitié...
ARTHUR.
La pitié ! en a-t-il eu pour nos frères ? Point de grâce !
TOUS.
Non, point de grâce !
ARTHUR.
Il faut un exemple ; il faut apprendre à l’univers entier...
BATHILDE.
Que vous avez su vaincre et n’avez pas su pardonner... que vous êtes indignes de la victoire, que vous l’avez souillée par un crime. Ah ! ce n’est pas la liberté qu’il vous faut, c’est du sang. Eh bien ! vous serez satisfaits ; je vous offre une nouvelle victime : frappez à la fois et le père et la fille.
LORD GAGE.
Ma fille !
MISS HENRIETTE.
Ma sœur !
BATHILDE.
Oh ! ne me désavouez pas. Je ne demande que l’honneur de mourir avec vous.
Aux soldats.
Frappez maintenant.
Mouvement général.
LIONEL, aux américains.
Non, vous épargnerez leurs jours. Dans une cause aussi sainte que la nôtre, le sang ne doit couler que sur les champs de bataille... et plutôt briser cette épée...
Tous font un mouvement.
ARTHUR, l’arrêtant.
L’instrument de notre délivrance ! Non, colonel, la patrie en a trop besoin ! conservez-le pour elle, nous vous obéissons.
LIONEL, à lord Gage.
Milord, vous êtes libre. Portez au roi et au parlement d’Angleterre les vœux de cette colonie : égalité des droits, égalité des impôts, liberté selon les lois, voilà ce que nous demandons les armes à la main.
BATHILDE.
Vous partez, mon père ! Qu’ordonnez-vous de moi ?
LORD GAGE.
Tu me suivras, ma fille.
BATHILDE, se jetant dans ses bras.
Ah ! ce mot efface tout.
LORD GAGE.
Sous un autre ciel, dans un monde nouveau, nous parviendrons à oublier le passé... et peut-être un heureux avenir nous est-il permis.
À Lionel et aux Américains.
Messieurs, tout ce que je puis faire, c’est de porter vos demandes au parlement, et de faire des vœux pour qu’elles soient accueillies.
LIONEL.
Dites-lui que d’aujourd’hui tous les Américains sont soldats ; que vous avez vu en eux, non des esclaves révoltés, mais des citoyens, des hommes libres, qui, à la face de l’univers, proclament leur indépendance, et sauront la défendre.
TOUS LES AMÉRICAINS.
Oui, nous le jurons !