La Maîtresse au logis (Eugène SCRIBE)

Comédie-Vaudeville en un acte.

Représentée, pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 9 juin 1823.

 

Personnages

 

M. DE MERTEUIL

LÉON DE SAINT-YVES, neveu de M. de Merteuil

FORTUNÉ DE SAINT-YVES, neveu de M. de Merteuil

HORTENSE, jeune veuve

JULIE, femme de chambre d’Hortense

GERVAIS, jardinier d’Hortense

 

Un salon. Porte au fond. Deux portes latérales.

 

 

Scène première

 

JULIE, GERVAIS

 

GERVAIS, au milieu du salon, avec un pot de fleurs sous le bras.

Mademoiselle Julie, mademoiselle Julie ! entendez-vous la sonnette de Madame ?

JULIE, sortant de la porte à gauche du spectateur.

Eh ! sans doute, Madame demande sa robe de noce ; mais dans un jour comme celui-ci, on ne sait auquel entendre... On y va, on y va.

Elle entre dans l’appartement à droite.

GERVAIS, seul.

Il me semble cependant qu’une robe de mariage c’est assez essentiel ; moi, d’abord, je suis pour qu’on se fasse beau et surtout qu’on s’amuse un jour de noce. C’est si agréable ce jour-là... surtout pour nous autres.

Air : De sommeiller encor, ma chère.

Grâce au ciel, nous savons l’usage ;
À chacun l’on fait un présent.
Le jour où l’on entre en ménage ;
C’est fort bien vu, c’est très prudent ;
Car l’hymen ressemble, et pour cause,
À ces spectacles où souvent
L’on ne donnerait pas grand’ chose,
Si l’on ne payait qu’en sortant.

Julie entre.

Eh bien ! Mademoiselle, vous voilà déjà revenue.

JULIE.

Eh ! oui, sans doute ; Madame ne veut pas de cette robe ; elle prétend que cela lui donnerait un air de mariée, et c’est ce qui lui déplaît le plus au monde. Alors, quand on a de semblables idées, on ne prend pas un mari, et on reste veuve.

GERVAIS.

Du tout, Mademoiselle ; le veuvage ne vaut rien... pour les domestiques. Il n’y a qu’une volonté, partant il faut obéir. Dans le mariage, au contraire, ce qui est l’avis de Monsieur n’est pas l’avis de Madame ; si l’on est maltraité par l’un, on est protégé par l’autre, et souvent par les deux, car nous avons les querelles, les raccommodements, les rapports, les rapports surtout.

Air : Il me faudra quitter l’empire.

L’un pour parler souvent vous récompense ;
Pour ne rien dir’ l’autre vous donne aussi.

JULIE.

  Faire payer jusques à ton silence...

GERVAIS.

C’est de l’argent bien gagné. Dieu merci.
On d’vait l’ payer plus cher encore.
Jug’ quel trésor qu’un serviteur discret :
Puisqu’en ménage on prétend que l’on est
Bien plus heureux par les chos’ qu’on ignore
Que par celles que l’on connaît.

JULIE.

Vraiment, Gervais, je ne t’aurais jamais cru autant de talent d’observation, et je crois d’ailleurs que le prétendu t’a mis dans ses intérêts.

GERVAIS.

C’est vrai ; ce M. Fortuné de Saint-Yves me parait un brave homme ; d’abord, il a une belle fortune.

JULIE.

Oui, il n’y a que cela à en dire.

GERVAIS.

C’est un beau cavalier.

JULIE.

C’est un sot.

GERVAIS.

Laissez donc ; il a toujours l’argent à la main.

JULIE.

Oui, c’est là l’esprit des gens riches.

GERVAIS.

Pas toujours ; j’en connais qui cachent leur esprit ; et, en outre, celui-ci a un air bon enfant.

JULIE.

Oui, ni humeur, ni volonté, ni caractère, toujours de l’avis du dernier qui lui parle ; il ne faudrait pas s’y fier, il n’y a rien de pis que ces gens-là ; et je ne conçois pas comment Madame, qui est jeune et riche, et maîtresse d’elle-même, a été faire un pareil choix.

GERVAIS.

Pourquoi ? c’est qu’elle l’aimait.

JULIE.

Je n’en voudrais pas répondre ; vous voyez comme cette noce a un air triste ; pas d’amis, pas de parents, personne d’invité, point de bal, ni au salon, ni à l’office ; moi qui avais un costume charmant.

GERVAIS, regardant par la porte du fond.

Vous voyez bien, vous disiez qu’il n’y avait pas d’invitations, v’là un monsieur qui a un air de famille ; c’est quelque père, ou quelque cousin pour le moins.

 

 

Scène II

 

JULIE, GERVAIS, M. DE MERTEUIL, entrant par le fond

 

M. DE MERTEUIL.

Votre maîtresse est-elle visible ?

JULIE.

Je ne saurais vous dire. Monsieur ignore peut-être qu’aujourd’hui il y a une noce ?

M. DE MERTEUIL.

Si vraiment, je le sais.

JULIE.

C’est que Madame avait dit qu’elle n’attendait personne.

M. DE MERTEUIL.

Aussi je viens sans être invité ; vous pouvez annoncer M. de Merteuil, l’oncle du marié.

GERVAIS.

La ! je disais bien que Monsieur avait un air d’oncle, ou de quelque chose d’approchant ; vous dites M. de Merteuil ? j’y vais ; je suis si content que M. de Saint-Yves, que M. votre neveu...

À Julie.

Moi, d’abord, il me tardait qu’il y eût un maître dans la maison, parce que d’obéir à une femme...

JULIE.

Eh bien ! par exemple.

GERVAIS.

Oui, j’ai le odeur bien placé ; je ne suis que jardinier, mais je suis fier comme un laquais.

À M. de Merteuil.

Je vais vous annoncer.

M. DE MERTEUIL.

Restez, j’aperçois votre maîtresse.

 

 

Scène III

 

JULIE, GERVAIS, M. DE MERTEUIL, HORTENSE, sortant de l’appartement à droite

 

HORTENSE, faisant la révérence.

Comment ! monsieur de Merteuil dans ce pays ! Je vous croyais encore au fond de la Bourgogne.

Aux domestiques.

Laissez-nous. Gervais, passez à la mairie ; vous vous informerez si tout est prêt pour le cérémonie ; vous direz ensuite que l’on mette les chevaux et vous reviendrez m’avertir.

GERVAIS.

Oui, Madame...

À part.

C’est cela, trois ou quatre ordres à la fois. Mais, patience , ça va Changer.

 

 

Scène IV

 

M. DE MERTEUIL, HORTENSE

 

M. DE MERTEUIL.

Vous allez sans doute me trouver bien indiscret ?

HORTENSE.

Vous ne pouvez jamais l’être. Croyez, Monsieur, que nous ignorions votre retour, sans cela nous nous serions empressés, votre neveu et moi...

M. DE MERTEUIL.

Eh quoi ! Madame, ce que j’ai appris est donc vrai ! vous allez vous marier ?

HORTENSE.

Mais, oui ; dans deux heures à peu près.

M. DE MERTEUIL.

Comment ! il y a deux mois, je viens demander votre main  pour le plus jeune de mes neveux, Saint-Yves ; que j’ai élevé,  que j’aime, mon enfant d’adoption, un cavalier charmant, dont chacun vante l’esprit, l’amabilité, le caractère. Vous le refusez, vous ne lui permettez même pas de se présenter chez vous, et de détruire les injustes préventions que vous aviez contre lui. Persuadé que vous voulez toujours rester veuve, je vais faire un voyage dans une de mes terres ; et ce matin, à mon retour, j’apprends que, non contente d’avoir refusé mon pauvre neveu ; vous allez épouser son cousin, un génie  épais et massif comme son individu. Du reste, il ne m’appartient pas d’en dire du mal, puisque c’est un de mes parents ; mais enfin, sous aucun rapport, il ne peut entrer en comparaison avec mon autre neveu. Tout cela n’est-il pas vrai ? Répondez.

HORTENSE.

Oui, Monsieur.

M. DE MERTEUIL.

Comment donc son cousin a-t-il pu vous séduire ? car enfin, puisqu’il est l’époux de votre choix, vous avez sans doute pour lui un amour ?...

HORTENSE.

Non, Monsieur

M. DE MERTEUIL.

Et vous l’épousez ?

HORTENSE.

Oui, Monsieur.

M. DE MERTEUIL.

Pae exemple, Madame, vous me permettez de vous dire que voilà une conduire...

HORTENSE.

Bizarre, inexplicable ; allons, convenez-en ; avec sa nièce on peut tout dire, on n’a pas besoin d’être galant.

M. DE MERTEUIL.

Eh bien ! pour profiter de la permission, je vous dirai que vous allez commettre une... une imprudence.

HORTENSE.

Ah ! vous me ménagez encore ; et vous voulez dire mieux.

M. DE MERTEUIL.

Eh bien ! oui, Madame, une folie ; et c’en est une que rien ne peut justifier.

HORTENSE.

Peut-être. D’abord, Monsieur, s’il n’avait tenu qu’à moi, je ne me serais jamais remariée, je serais toujours restée veuve ; il est si doux d’être libre, de n’être point soumise aux volontés, aux caprices d’un maître, ou d’un époux, comme vous voudrez ; moi, je l’avoue, j’aime à commander ; le pouvoir a tant de charmes ! Mais c’est pour nous autres femmes que  l’indépendance est une chimère ; et je m’aperçus bientôt que j’avais fait un rêve impossible à réaliser. Dans le monde, dans les sociétés, aux spectacles, comment se présenter seule ? il faut agréer malgré soi les soins d’un chevalier. Dès qu’on entre dans un salon, on se demande : quelle est cette dame ? c’est madame une telle, une veuve. Ah ! c’est une veuve ! Ce titre de veuve inspire tant de hardiesse, tant de confiance, tout le monde se croit des droits, depuis le vieux conseiller jusqu’au lycéen qui sort de son collège. Vous voyez donc bien que pour sa réputation on ne peut pas rester veuve.

M. DE MERTEUIL.

Raison de plus pour bien réfléchir au choix d’un époux.

HORTENSE.

C’est ce que j’ai fait. Je me suis d’abord promis de ne pas me marier par inclination. Je me suis rappelé ensuite que mon premier mari, qui m’avait rendue fort malheureuse, avait infiniment d’esprit, beaucoup plus que moi.

M. DE MERTEUIL.

J’ai peine à le croire, Madame.

HORTENSE.

Et moi, je n’en puis douter ; car il avait pris sur moi un ascendant qui me forçait toujours à lui obéir, quelque absurdes, quelque injustes que me parussent ses volontés ; et comme je ne vous ai pas caché que je voulais, malgré mon mariage, rester chez moi maîtresse souveraine et absolue, j’ai dû, d’après mon système, me défier des gens charmants, aimables, spirituels. Voilà pourquoi j’ai refusé le parti que vous m’aviez proposé.

M. DE MERTEUIL.

Je conçois, Madame, tout ce que cette exclusion a d’honorable pour mon pauvre neveu ; et je comprends maintenant comment son heureux cousin a dû l’emporter sur lui.

HORTENSE.

Vous auriez tort, Monsieur, d’en rien induire de défavorable à celui que j’ai choisi. Il y a en tout un juste milieu à observer : un homme peut être fort bien, sans être charmant, et être fort aimable, sans être un Voltaire.

Air du Pot de fleurs.

De l’art des vers les amours font usage,
Mais pour l’hymen l’humble prose suffit ;
Car on est heureux en ménage
Plus par le cœur que par l’esprit :
Que m’apprendront ces vers faits pour séduire ?
Que mon époux est fidèle et constant ?
Si son amour le prouve à chaque instant,
Qu’a-t-il besoin de me le dire ?

M. DE MERTEUIL.

À la bonne heure, Madame ! mais au moins vous ne serez point inaccessible à la pitié ; et je suis sûr que mon neveu est au désespoir. Si vous l’aviez entendu comme moi, quand je lui ai porté votre refus ; si vous lisiez ses lettres, si vous saviez tous les partis qu’il a refusés pour vous !

HORTENSE.

Pour moi ?

M. DE MERTEUIL.

Oui, Madame ; il en est temps encore, rompez ce mariage, ou du moins retardez-le de quelques jours.

 

 

Scène V

 

M. DE MERTEUIL, HORTENSE, GERVAIS

 

GERVAIS.

Un jeune homme qui est en bas voudrait parler à M. de Merteuil.

M. DE MERTEUIL.

Ah ! mon Dieu ! si c’était lui ; s’il venait me supplier de tenter un dernier effort... Parlez, Madame, que lui dirai-je ?

HORTENSE.

Qu’il n’est pas raisonnable, ni vous non plus ; les choses sont trop avancées ; que peut-être sans cela... mais tout est disposé pour le mariage, n’est-il pas vrai ?

GERVAIS.

Oui, Madame, tout est prêt ; je tenais tous le dire.

HORTENSE.

Vous le voyez nous n’attendons plus que le futur.

GERVAIS.

Il est ici, Madame, dans le petit salon ; mais sachant que vous étiez avec Monsieur, il attend vos ordres pour se présenter.

M. DE MERTEUIL.

Je me retire, Madame.

HORTENSE.

Non pas, j’espère que vous passerez la journée avec nous ; n’êtes-vous pas notre plus proche parent ? Voyez seulement ce que l’on vous veut et quelle est la personne qui vous demande.

GERVAIS.

C’est un jeune paysan, qui tient une lettre à la main.

M. DE MERTEUIL.

Puisque vous le voulez, Madame, je reviens à l’instant.

 

 

Scène VI

 

HORTENSE, GERVAIS

 

HORTENSE.

A-t-on jamais vu une pareille obstination ? et pouvais-je penser que ce jeune homme que j’ai rencontré deux ou trois rois en société irait se prendre ainsi de belle passion ? Ah ! mon Dieu ! et mon mari que j’oublie.

À Gervais.

Dis-lui donc qu’il peut se présenter.

Gervais entre dans le salon à gauche.

M. de Merteuil a beau dire, je n’ai là-dedans rien à me reprocher ; et s’il m’aime, c’est un malheur dont je ne suis pas responsable.

 

 

Scène VII

 

GERVAIS, HORTENSE, SAINT-YVES, habit noir, gilet et culotte clairs, guêtres larges à l’anglaise et de même couleur, perruque blonde bouclée ridiculement ; il sort du salon à gauche

 

GERVAIS.

Oui, Monsieur, Madame est visible et vous attend.

HORTENSE.

Que j’ai d’excuses à vous faire ! j’ignorais, je vous le jure, que vous fussiez là. Vous vous êtes ennuyé sans doute ?

SAINT-YVES.

Du tout ; j’étais là dans un fauteuil, où je crois que je me suis endormis ; moi, d’abord, je ne m’impatiente jamais.

HORTENSE.

C’est d’un heureux caractère ; mais vous pouviez entrer, car j’étais là à causer avec M. de Merteuil, votre oncle.

SAINT-YVES.

Ah ! mon oncle de Merteuil est ici ? j’en suis enchanté, c’est-à-dire, enchanté... j’entends par là que ça m’est bien égal, parce qu’il ne m’a jamais beaucoup aimé, à cause de mon cousin Léon qu’il me préférait. Connaissez-vous mon cousin Léon ?

HORTENSE.

Fort peu.

SAINT-YVES.

Eh bien, vous verrez un joli garçon ! on dit que nous nous ressemblons un peu ; mais il est bien mieux ; et puis, voyez-vous, mon cousin Léon est un gaillard qui a des connaissances, de l’instruction ; et ses études... donc !... je peux dire qu’il les a faites doubles ; je vais vous expliquer comment :

Air du vaudeville du Petit Courrier.

Dans le collège où nous étions,
Nos devoirs étaient tous les mêmes ;
C’est lui qui me faisait mes thèmes
Et qui dictait mes versions.
Je me fâche peu, d’ordinaire ,
Mais quand on m’insultait, ma foi,
S’il fallait se mettre en colère ,
C’est lui qui s’y mettait pour moi.

Parce que moi, voyez-vous, au collège, je n’ai jamais été fort d’aucune manière.

En riant.

Ah ! ah ! aussi, je n’ai pas peur de perdre mon latin ; ah ! ah !

HORTENSE.

Mais taisez-vous donc ; si on vous entendait.

SAINT-YVES, reprenant l’air soumis et sérieux.

Je me tais, Madame.

HORTENSE.

Avez-vous fait ce dont nous étions convenus ?

SAINT-YVES.

Oui, Madame, oui ; j’ai été chez la marchande de modes, lingère, bijoutier, etc., et j’espère que vous avez dû être contente de la corbeille de noce que je vous ai envoyée hier.

HORTENSE.

Oui y sans doute ; elle était d’une élégance, d’un goût exquis !... je n’en revenais pas.

SAINT-YVES.

Je le crois bien ; aussi ce n’était pas moi qui l’avais choisie, pas si bête ; j’en avais chargé mon cousin Léon, parce que lui, il s’entend à toutes ces niaiseries-là. Ah, ah, ah !

HORTENSE.

Je vous ai déjà dit qu’on pouvait vous entendre.

SAINT-YVES.

Je me tais, Madame. Voici en même temps votre portrait. Si le cadre ne vous plaît pas, ce n’est pas ma faute ; je voulais le faire entourer de brillants, mais mon cousin Léon n’a pas voulu ; savez-vous pourquoi ? c’est assez bête ; il m’a dit : « À quoi bon des diamants ? ceux qui regarderont ce portrait ne les verront pas. » Ce qui est une niaiserie, parce que des diamants, ça se voit toujours ; alors, je lui ai dit : « Fais comme tu voudras. »

HORTENSE.

Comment, est-ce que ce serait lui aussi ?

SAINT-YVES.

Oui, Madame.

Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle.

Mais je ne veux plus, je l’atteste,
À mon cousin avoir recours ;
Pour mettre un cadre aussi modeste.
On l’a fait attendre huit jours ;
Il faut qu’il soit bien bon apôtre.
Huit jours ! est-ce là du bon sens ?

Montrant le portrait.

Il en aurait fait faire un autre.
Qu’il n’eût pas été plus longtemps.

Il est vrai qu’à Paris les ouvriers, eh, eh !...

HORTENSE.

Encore, Monsieur !

SAINT-YVES.

Je me tais, Madame ; mais en tout cas vous lui en ferez tout à l’heure vos reproches, car il va venir.

HORTENSE.

Il va venir ! et comment ?

SAINT-YVES.

C’est moi qui suis allé ce matin à Paris, pour l’inviter à ma noce ; quant à mes autres parents, ils demeurent tous dans les environs, et seront ici dans l’instant.

HORTENSE.

Il ne manquait plus que cela ! Et pourquoi l’avez-vous fait sans me consulter ? Je vous avais dit que je voulais que ce mariage se fît sans bruit, sans éclat.

SAINT-YVES.

Aussi, Madame, vous le voyez, j’ai suivi vos ordres : mariage incognito, tenue de campagne.

HORTENSE.

C’est bien ; mais votre cousin , vos autres parents ?...

SAINT-YVES.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que j’ai fait là ? vous allez vous fâcher contre moi.

HORTENSE.

Non, sans doute ; mais après la cérémonie, vous aurez la bonté d’aller sur-le-champ désinviter tout le monde.

SAINT-YVES.

Oui, Madame.

HORTENSE.

Quant à votre cousin Léon... vous ne pourrez pas retourner à Paris, à six lieues d’ici.

SAINT-YVES.

Non, Madame.

HORTENSE.

Il faut donc bien le laisser arriver ; mais on lui dira... enfin nous trouverons quelque prétexte.

SAINT-YVES.

Oui, Madame.

HORTENSE.

Quant à votre oncle Merteuil...

Se retenant.

Le voici, je l’entends.

 

 

Scène VIII

 

GERVAIS, HORTENSE, SAINT-YVES, puis M. DE MERTEUIL

 

SAINT-YVES.

C’est bon, je vais le renvoyer.

HORTENSE.

Du tout.

SAINT-YVES.

Puisqu’il est de mes parents, autant commencer par lui.

HORTENSE.

Au contraire , je veux que vous l’engagiez à rester aujourd’hui.

SAINT-YVES.

C’est que vous m’aviez dit d’abord...

HORTENSE.

Je dis maintenant autrement ; et surtout que ça ait l’air de  venir de vous.

SAINT-YVES.

Oui, Madame.

HORTENSE, à M. de Merteuil.

Eh bien ! Monsieur, quelle nouvelle vous annonçait-on ?

M. DE MERTEUIL.

Ce n’était point du tout ce que je croyais ; c’est une affaire assez délicate, et pour laquelle on me donnait des instructions.

SAINT-YVES, allant à lui.

Vous vous portez bien, mon cher oncle ?

M. DE MERTEUIL.

Oui, mon cher neveu, et je te félicite de ton bonheur. Je t’avoue après cela que, si on m’avait consulté d’avance, ce qui arrive aujourd’hui n’aurait peut-être pas eu lieu. Mais il faut bien se prêter de bonne grâce, lorsqu’on ne peut pas faire autrement...

SAINT-YVES.

Hein ! est-ce d’un bon oncle ? Voilà comme il a toujours été pour moi. À propos de cela, on m’a chargé de vous inviter à dîner avec nous ; mais je vous prie de croire que ça vient de moi. Comme dit la chanson : « De moi-même et sans effort. » Ah, ah !

Il rencontre un regard d’Hortense, et se calme sur-le-champ.

Ah ! vous acceptez, n’est-ce pas ?

M. DE MERTEUIL.

Oui, mon garçon, oui, je te le promets, mais ne compte pas sur moi pour te servir de témoin.

SAINT-YVES.

Nous n’en avons pas besoin ; ils sont avertis. La mairie est à deux pas, et nous n’avons qu’à signer.

GERVAIS, avec un gros bouquet au côté.

La voiture de Monsieur.

HORTENSE.

Hein ! qu’est-ce que c’est ?

GERVAIS, répétant plus fort.

La voiture de Monsieur.

HORTENSE, souriant.

C’est juste.

SAINT-YVES.

Air des Comédiens.

Oui, tout est prêt pour, ce doux hyménée.
Dans un instant je serai votre époux.

HORTENSE, à M. de Merteuil.

Pour compléter cette heureuse journée,
Nous reviendrons la finir avec vous.

M. DE MERTEUIL.

Hâtez-vous donc ici de reparaître.

GERVAIS, à part.

C’est qu’à Madam’ j’étais las d’obéir ;
Ne pouvant pas encore être mon maître,
J’en change au moins, ça fait toujours plaisir.

ENSEMBLE.

  Oui, tout est prêt pour ce doux hyménée, etc.

Saint-Yves et Hortense sortent.

 

 

Scène IX

 

M. DE MERTEUIL, JULIE, sortant de la chambre à droite

 

M. DE MERTEUIL.

Ma foi...

JULIE, entrant mystérieusement.

Monsieur... Monsieur !...

M. DE MERTEUIL.

Ah ! la femme de chambre de Madame. Eh ! mon Dieu, d’où vient cet air mystérieux ?

JULIE.

Monsieur, comme oncle de mon maître et de ma maîtresse, je crois devoir vous prévenir d’un événement qui les intéresse l’un ou l’autre, et peut-être tous les deux.

M. DE MERTEUIL.

Qu’est-ce donc ?

JULIE.

Une espèce de paysan, celui même qui tout à l’heure vous a apporté une lettre, vient de m’aborder dans l’avenue, et m’a dit tout bas à l’oreille : Mademoiselle Julie, un jeune homme qui connaît l’attachement que vous portez à votre maîtresse aurait un secret important à vous confier : trouvez-vous d’ici à un quart d’heure dans le petit pavillon au bout du jardin ; votre fortune en dépend.

M. DE MERTEUIL.

Voilà tout ?

JULIE.

Voilà tout... si ce n’est cette bourse qu’il a laissée en s’enfuyant, et dans laquelle on avait oublié une vingtaine de pièces d’or. Je vous le demande, Monsieur, qu’est-ce que vous dites de cela.

M. DE MERTEUIL.

Mais, toi-même, qu’est-ce que tu en dis ?

JULIE.

Moi ? rien. Monsieur. Je pense que c’est un des adorateurs de Madame, un prétendant malheureux, peut-être même ce jeune homme que Madame a refusé... M. Léon, votre neveu.

Air : On dit que je suis sans malice.

C’est lui surtout que j’appréhende.
Dois-je ou non, je vous le demande.
Aller à ce rendez-vous-là ?
C’est pour ma maîtresse, et voilà
D’où vient mon embarras extrême ;
Si ce n’était que pour moi-même,
Monsieur sent bien qu’en pareil cas,
Hélas ; je n’hésiterais pas.

M. DE MERTEUIL.

Moi, je n’ai point d’avis à te donner ; fais ce que tu voudras.

JULIE.

Je remercie Monsieur : mon devoir était de le prévenir, car je n’aurais osé rien prendre sur moi ; mais dès que Monsieur est instruit et qu’il m’autorise...

M. DE MERTEUIL.

Du tout ; je ne suis pour rien là-dedans ; je te l’ai dit, fais ce que tu voudras ; je vois seulement que ta volonté est d’y aller.

JULIE.

Oui, Monsieur, pour lui apprendre que maintenant ma maîtresse est mariée (ce qu’il ignore sans doute), et qu’alors il m’est impossible de l’écouter. Voilà, je crois, tout ce qu’il est possible de faire.

M. DE MERTEUIL.

Très bien, très bien ; et tu y as d’autant plus de mérite, qu’il me semble que tu n’aimes pas beaucoup le mari de Madame.

JULIE.

Je vous en demande pardon, puisque c’est aussi votre neveu. Mais, moi, Monsieur, je ne peux pas le souffrir ; et si Madame avait écouté mes conseils... Du reste maintenant, ils seraient inutiles. Le voilà le mari de Madame, et mon devoir est de le servir avec tout le zèle et l’affection que l’on doit à son maître. Adieu, Monsieur, je cours au petit pavillon.

Elle sort.

HORTENSE, dans la coulisse.

C’est bien. Monsieur, c’est bien ; partez, mais revenez vite.

M. DE MERTEUIL.

Elle fait d’autant mieux que voici sa maîtresse.

 

 

Scène X

 

M. DE MERTEUIL, HORTENSE

 

M. DE MERTEUIL.

Eh quoi ! Madame, la cérémonie est déjà terminée ?

HORTENSE.

Eh ! mon Dieu, oui... le temps d’apposer sa signature au bas du grand registre, et d’entendre la lecture que nous a faite monsieur l’adjoint.

M. DE MERTEUIL.

Il me semble que cette lecture vous a donné des idées assez tristes.

HORTENSE.

Non, mais il n’y a rien de bien divertissant dans les actes de l’état civil.

M. DE MERTEUIL.

Oui, c’est moins gai qu’un roman... Beaucoup de gens cependant prétendent que le mariage en est un.

HORTENSE, en souriant.

En tout cas, il ne faudrait pas le juger d’après le premier chapitre.

M. DE MERTEUIL.

Mais dites-moi donc, où est mon neveu, votre mari ?... Je ne le vois pas avec vous.

HORTENSE.

Il est allé chez plusieurs de nos parents qu’il avait invités sans m’en prévenir, et que je ne me soucie pas de recevoir. J’aime mieux que nous ne restions que nous trois... en petit comité.

M. DE MERTEUIL.

Comment a-t-il pu vous quitter, même pour quelques instants ?

HORTENSE.

Eh mais... il l’a bien fallu ; je le lui avais dit.

M. DE MERTEUIL.

Pardon ; j’oubliais que vous vous étiez réservé par contrat de mariage le droit de commander.

HORTENSE.

Non, mais je compte bien le prendre.

M. DE MERTEUIL.

Et vous pensez qu’en ménage ce bonheur-là peut tenir lieu de tous les autres ?

HORTENSE.

À peu près, du moins, et je connais beaucoup de dames qui seraient de mon avis.

Air de Céline.

De toute femme raisonnable
Je ne crains pas le désaveu !
Ce plaisir du moins est durable.
Et les plaisirs le sont si peu !
Il n’est qu’un temps pour la jeunesse.
Il n’est qu’un temps pour les amours ;
On ne saurait aimer sans cesse
Et l’on peut commander toujours.

 

 

Scène XI

 

M. DE MERTEUIL, HORTENSE, GERVAIS

 

GERVAIS.

Madame, un jeune homme qui est en bas demande à tous parler.

HORTENSE.

Et que veut-il ?

GERVAIS.

Ce n’est pas moi, c’est mademoiselle Julie qui l’a reçu : elle dit qu’il arrive de Paris en voiture, et qu’il s’appelle M. Léon de Saint-Yves : c’est un cousin de Monsieur, un joli cavalier.

HORTENSE.

Comment ! M. Léon ? Dites que je ne peux recevoir... ou plutôt que je n’y suis pas.

GERVAIS.

Oh ! non, Madame... non... on lui a dit que vous y étiez.

HORTENSE.

Et qui vous a prescrit d’agir ainsi ?

GERVAIS.

C’est Monsieur : il a dit en partant qu’il allait désinviter tous ses parents ; mais que si cependant il en venait quelques-uns, on les amènerait auprès de Madame.

HORTENSE.

C’est bien ; mais cet ordre ne regarde pas M. Léon : vous pouvez le congédier.

GERVAIS.

Il n’y a pas moyen, Madame, Monsieur l’a défendu ; et puis qu’il y a un maître maintenant, c’est à lui de commander.

HORTENSE.

Eh bien ! par exemple, voilà qui est nouveau.

M. DE MERTEUIL.

Calmez-vous, je vous prie, et faites attention qu’après ce que vos gens ont dit à mon neveu Léon, vous ne pouvez guère vous dispenser de le recevoir.

HORTENSE.

Comment ! Monsieur, vous voulez...

M. DE MERTEUIL.

Un pareil refus paraîtrait fort singulier : c’est un parent de votre mari, et il faudra toujours qu’il se présente chez vous ; d’ailleurs une visite de noce, une visite de cérémonie, c’est l’affaire de cinq minutes.

HORTENSE.

Puisque vous le jugez convenable...

À Gervais.

À la bonne heure.

Gervais fait un geste de joie.

Dis à Julie de le faire entrer.

GERVAIS.

Oh ! non, j’y vais moi-même ; il faut que je le voie.

HORTENSE.

Et pour quelle raison ?

 

GERVAIS.

Parce que Monsieur m’a ordonné de regarder tout ce qui arriverait, et de tout examiner afin de lui rendre compte.

HORTENSE, avec un mouvement de colère.

Comment !

Se reprenant froidement.

Sortez !

Gervais sort.

Je n’en reviens pas ; une pareille idée, un ordre aussi inconvenant !

M. DE MERTEUIL.

Il y a des gens curieux qui veulent tout savoir... Ah çà ! pendant que vous allez vous faire des compliments, je vais déjeuner.

HORTENSE.

Comment ! Monsieur, vous me quittez ?

M. DE MERTEUIL.

Je n’ai rien pris d’aujourd’hui : un jour de noce !... moi qui comptais sur le déjeuner dînatoire.

HORTENSE.

Mais la présence de votre neveu...

M. DE MERTEUIL.

Ne fera rien à mon estomac, et le plaisir de le voir ne calmera pas mon appétit. Je reviens dans l’instant ; ne vous dérangez donc pas, je vais demander à vos gens un verre de madère, la moindre chose...

HORTENSE.

Je vais donner l’ordre...

M. DE MERTEUIL.

Ce n’est pas la peine, je leur commanderai moi-même, si vous voulez bien le permettre ; aussi bien, aujourd’hui, je vois qu’ici tout le monde s’en mêle !

Il sort.

 

 

Scène XII

 

HORTENSE, LÉON, en grand costume, tout en noir, perruque brune

 

LÉON, à la cantonade.

C’est bien, mon garçon, ne te donne pas la peine, je m’annoncerai moi-même.

Ils se saluent.

HORTENSE.

Je suis fâchée, Monsieur, que mon mari soit absent ; il sera privé du plaisir de vous voir.

LÉON.

Qu’à cela ne tienne, Madame ; peut-être une autre fois serai-je assez heureux pour le rencontrer : avec un peu de persévérance, on finit toujours... D’ailleurs il y a de bonnes raisons  pour que dans ce moment je ne m’aperçoive pas de son absence.

HORTENSE, embarrassée.

Monsieur, certainement...

LÉON.

Et puis, vous sentez bien que ce n’est pas précisément avec mon cousin que je désirais faire connaissance ; il y a longtemps qu’elle est faite : nous avons été au collège ensemble ; nous nous sommes rarement quittés, et je lui avais toujours prédit que son nom lui porterait bonheur.

HORTENSE, souriant.

On dit cependant qu’au collège vous étiez plus heureux que lui ?

LÉON, la regardant.

Oui, Madame, mais depuis il a pris sa revanche ; et je viens joindre mes félicitations à celles de ses amis sur le mariage qu’il vient de contracter. Daignerez-vous, Madame, recevoir mes compliments ?

HORTENSE.

Oui, Monsieur, et j’espère bientôt avoir le plaisir de vous les rendre. Avec votre fortune, votre naissance, et surtout votre mérite, il est impossible qu’il ne se présente pas bientôt un parti digne de vous. Soyez persuadé, Monsieur, que je le désire plus que personne, et qu’il me serait doux de trouver dans votre femme une cousine et une amie.

LÉON.

Je vous remercie pour elle, Madame.

Air Du partage de la richesse.

Pour moi c’est moins flatteur peut-être ;
Jamais de tous je n’obtins rien, hélas !
Et vous aimez déjà, sans la connaître,
Ma femme qui n’existe pas !
D’un tel espoir je suis ravi, Madame,
Et pour mon cœur il est bien doux
Que vous daigniez rendre à ma femme
L’amitié que j’aurai pour tous.

Mais je doute que je puisse profiter de votre générosité, car je ne me marierai jamais.

HORTENSE.

Et pour quelle raison ? pourquoi ne pas faire un choix ?

LÉON.

J’en avais fait un, Madame, que tout le monde aurait approuvé : l’amabilité, les grâces, l’esprit, la raison, tout se réunissait pour le justifier, mais celle qui en était l’objet a refusé mes hommages, et n’a même pas daigné me recevoir. J’avais juré de me venger, de l’oublier ; mais j’ai réfléchi depuis que ma colère était injuste, et mon serment impossible ; qu’il n’était pas plus en son pouvoir de m’aimer qu’au mien de cesser de l’adorer ; alors, d’après ces sentiments, nous avons pris tous les deux le seul parti qui nous convint ; elle, de se marier, et moi de rester toujours garçon.

HORTENSE.

Eh quoi ! Monsieur...

LÉON.

Oui, Madame, c’est un parti pris ; et je ne dis pas cela pour qu’on m’en sache gré, car je n’attends rien, je n’espère rien, et je ne sais pas en effet à quoi l’on pourrait m’employer, puisqu’on ne me trouve pas bon même pour faire un mari... vous sentez bien que ce n’est pas...

HORTENSE, souriant.

Je vois, Monsieur, que ce refus a touché plus que votre cœur, car il a blessé votre amour-propre. Eh bien ! peut-être avez-vous tort. Si en effet la personne dont vous parlez, craignant de se donner un maître , eût redouté l’ascendant de votre esprit ; si, par exemple, elle ne vous eût offert sa main qu’à la condition de rester toujours maîtresse absolue, qu’auriez-vous fait ?

LÉON.

Ce que j’aurais fait, Madame ? c’est moi qui aurais refusé.

HORTENSE.

Il se pourrait !

LÉON.

Oui, Madame.

Air du vaudeville de Turenne.

Malgré l’excès de ma tendresse,
Loin d’accepter une pareille loi,
J’aurai refusé ma maîtresse,
Pour elle... encor plus que pour moi.
D’un homme libre, et généreux, et brave,
Le noble amour doit nous enorgueillir ;
Mais c’est vouloir soi-même s’avilir,
Que d’être aimé par un esclave.

HORTENSE.

C’est-à-dire, Messieurs, que la seule chose qui vous flatte dans le mariage c’est l’empire que vous comptes exercer sur nous ?

LÉON.

Non pas, Madame, je n’ai pas dit cela ; et je voudrais, au contraire, que, dans un bon ménage, personne ne commandât, que personne n’eût d’autorité absolue ; quand c’est le mari qui veut s’en prévaloir, elle est tyrannique, elle devient humiliante quand c’est la femme qui l’exerce. Entre deux amants, entre deux époux qui s’aiment, amour, plaisirs, tout est commun... pourquoi le droit de commander ne le serait-il pas ? L’homme le plus extravagant peut souvent avoir raison ; la femme la plus raisonnable peut quelquefois avoir tort ; pourquoi ne pas s’éclairer mutuellement ? pourquoi ne pas régner deux ! Ah ! si le ciel eût comblé mes vœux, si celle que j’aime  eût été sensible à mon amour, j’eusse été non son esclave, mais son ami, son guide, son conseil ; elle eût été le mien ; j’aurais été fier de céder à ses avis, d’obéir non pas au joug du caprice, mais à celui de la raison, et peut-être elle-même... Mais pardon, Madame, me voici malgré moi bien loin du sujet qui m’amenait ici : j’oublie que de pareilles idées ne me sont plus permises, et que je trace là des plans de bonheur qu’un autre que moi est appelé à réaliser.

 

 

Scène XIII

 

HORTENSE, LÉON, GERVAIS

 

GERVAIS.

Madame, faut-il servir ? il est cinq heures.

HORTENSE.

Comment, déjà ! et mon mari ?

GERVAIS.

Le voilà qui revient, car j’ai aperçu la voiture au bout de l’avenue.

À part.

Diable, il me semble que, quand je suis entré y ils étaient bien près, et que ce monsieur parlait vivement... j’en prendrai note.

LÉON.

Comment ! mon cousin Fortuné est déjà de retour ?

HORTENSE.

Ne désiriez-vous pas le voir ?

LÉON.

Oui, tout à l’heure ; mais maintenant !... J’avoue qu’en arrivant ici j’avais bien pris ma résolution, et je me croyais le courage de le voir, de le féliciter tranquillement sur son mariage... Je sens à présent que cela me serait impossible, et je vous demande la permission de me retirer.

HORTENSE.

En conscience, je ne puis vous l’accorder, vous êtes resté ici pendant son absence, et vous partiriez au moment où il arrive... ce ne serait pas convenable.

LÉON.

Oui ; mais ce serait beaucoup plus prudent.

HORTENSE.

Vous êtes le maître, Monsieur ; mais vous me feriez beaucoup de peine.

LÉON.

Je reste, Madame, je reste ; je ne vous désobéirai pas, pour la première fois que vous daignez me donner des ordres.

HORTENSE.

Je vous remercie de votre complaisance ; mais en attendant le dîner, vous trouverez au salon M. de Merteuil, votre oncle ; nous vous y rejoignons à l’instant. Gervais, conduisez Monsieur, et allez sur-le-champ veiller à ce qu’on nous serve.

Léon, conduit par Gervais, entre dans le salon à gauche.

 

 

Scène XIV

 

HORTENSE, JULIE

 

HORTENSE.

Oui, je crois que j’ai bien fait de le retenir ; M. de Merteuil et mon mari m’en sauront gré ; d’ailleurs, j’ignore pourquoi je craignais de le voir : je m’en étais fait une tout autre idée ; je pensais trouver en lui un étourdi, un jeune homme à la mode... le commencement de sa conversation me l’avait fait croire ; mais la fin de notre entretien... ah ! oui, il est trop raisonnable pour être jamais à craindre.

JULIE, entrant.

Madame !

HORTENSE, sans l’écouter ni l’apercevoir.

Comment ! malgré l’amour qu’il avait pour moi, il aurait eu, disait-il, la force, le courage de me résister ; j’aurais bien voulu voir cela !

JULIE.

Madame !

HORTENSE.

Ah ! c’est toi, Julie ?

JULIE.

Oui, Madame, voilà plusieurs fois que je vous parle, mais vous étiez préoccupée.

HORTENSE.

Moi, du tout ; qu’y a-t-il ? que me veux-tu ?

JULIE.

Vous prier de descendre un instant, pour apaiser Monsieur, car il est d’une humeur !

HORTENSE.

Lui, de l’humeur ; eh bien ! par exemple ; cela lui va bien !

JULIE.

Croyez-vous donc qu’il n’y a que les gens d’esprit qui en ont ? Monsieur conduisait lui-même le cabriolet, et en entrant, il a eu la maladresse d’accrocher ; alors il s’est mis dans une colère contre le concierge, sans doute de ce que la porte n’était pas plus grande ; voyant ensuite les deux beaux vases qui ornent le vestibule, et qui apparemment lui choquaient la vue, il a donné ordre de les casser.

HORTENSE.

Comment ! ces albâtres qu’on m’a rapportés d’Italie, ces deux vases antiques ?

JULIE.

C’est ce que je lui ai dit, Madame ; il m’a répondu : « raison de plus, il y a assez longtemps qu’ils servent. »

Air : Traitant l’amour sans pitié.

Sur ce mot, et malgré nous,
On s’est permis de sourire ;
Alors je ne peux vous dire
Ses transports et son courroux ;
Puisqu’auprès de vous qu’il aime,
C’est la docilité même,
Puisqu’à votre ordre suprême,
À l’instant il obéit,
Vous feriez bien, sur mon âme,
De lui commander, Madame,
D’avoir un peu plus d’esprit.

Tenez, vous pouvez l’entendre encore ; c’est lui, je me sauve.

 

 

Scène XV

 

HORTENSE, SAINT-YVES, dans le premier costume, GERVAIS

 

SAINT-YVES.

Qu’est-ce que c’est que de pareils insolents ? que cela vous arrive encore !

Apercevant Hortense, il lui dit d’un ton doucereux.

Ah ! vous étiez là, Madame ? je vous prierai d’interposer votre autorité auprès de vos gens, qui me manquent de respect.

HORTENSE.

Il me semble que vous n’avez pas besoin de moi, et que vous vous acquittez assez bien du soin de les rappeler à l’ordre.

SAINT-YVES.

Je vous demande bien pardon, mais c’est que je ne peux pas souffrir que quand je parle à des domestiques ; ils se permettent de me répondre.

HORTENSE.

Cependant, Monsieur, si vous les interrogez.

SAINT-YVES.

Mon Dieu ! Madame, vous avez raison, et je suis tout à fait de votre avis ; aussi je ne demande pas mieux que de vous obéir, à vous, à la bonne heure ; mais à vos domestiques, c’est autre chose ; je suis bien leur serviteur, et je vous demanderai la permission de les chasser tous, excepté Gervais, par exemple :

Lui frappant sur l’épaule.

Celui-là c’est un bon enfant, et nous nous entendons bien ensemble, n’est-ce pas ?

HORTENSE.

Y pensez-vous ? Que vous ayez confiance en lui, à la bonne heure ; mais une telle intimité est-elle convenable ? et puisque nous en sommes sur ce chapitre, qu’est-ce que c’est, s’il vous plaît, que les ordres que vous lui avez donnés ce matin ? Je veux qu’il s’explique là-dessus, et devant vous. Allons, réponds.

GERVAIS, à Saint-Yves.

Monsieur, faut-il répondre ?

SAINT-YVES.

Sans doute.

GERVAIS.

Eh bien ! c’est au sujet de ce que vous m’aviez dit tantôt ? d’examiner ce que ferait Madame... et j’en ai pris note ainsi que...

HORTENSE.

Cela suffit, taisez-vous.

GERVAIS.

Monsieur, faut-il me taire ?

SAINT-YVES.

Eh ! oui.

HORTENSE.

Dois-je croire, Monsieur, ce que dit ce valet ? est-il vrai que vous ayez pu...

SAINT-YVES.

Écoutez donc, Madame ; moi, je ne m’abuse pas sur ce que je peux valoir, je me connais très bien : vous avez de l’esprit, et je n’en ai point ; si j’en avais, je n’aurais pas besoin de précautions ; mais on n’en a pas, et on prend ses sûretés.

GERVAIS.

C’est bien vu.

HORTENSE.

Mais au moins, Monsieur, faudrait-il que les moyens de défense fussent convenables.

SAINT-YVES.

Est-ce un mal que de chercher à savoir ? Parce que l’on est bête, cela n’empêche pas la curiosité.

GERVAIS.

C’est juste, il y a des bêtes curieuses.

HORTENSE.

Il fallait alors, Monsieur, vous adresser tout simplement à moi-même ; je me serais fait un plaisir de vous raconter tout ce qui s’est passé en votre absence ; je vous aurais dit que votre cousin Léon est venu vous voir, qu’il est arrivé pendant que j’étais ici à causer avec M. de Merteuil.

GERVAIS, bas, à Saint-Yves.

Oui, mais l’oncle s’est en allé, et les a laissés seuls.

HORTENSE.

Nous avons causé quelques instants.

GERVAIS, bas, à Saint-Yves.

Une heure entière ; et quand j’ai annoncé votre retour, Madame a dit : Déjà !

HORTENSE.

Qu’y a-t-il ? et qu’est-ce que Gervais vous disait là ?

SAINT-YVES.

Rien, Madame ; c’est que...

HORTENSE.

C’est bien.

À Gervais.

Vous n’êtes plus à mon service ; sortez.

GERVAIS.

Monsieur, faut-il que je sorte.

SAINT-YVES.

Sans doute, si Madame le veut ; mais je serai obligé d’en prendre un autre pour le même objet : autant garder celui-là qui est déjà au fait.

HORTENSE.

Comment ! Monsieur, vous persistez !

SAINT-YVES.

Permettez donc, j’ai promis de faire en tout votre volonté, pour ce qui est des détails du ménage, du matériel de l’administration, à la bonne heure ; mais pour ce qui est du personnel, cela me regarde ; ce sont des choses dont vous ne sentez pas l’importance ; et puisqu’il s’agit ici de mon cousin Léon, je me rappelle maintenant... voyez-vous ce que c’est que d’être... comme je vous disais tout à l’heure, et de ne pas faire attention, je me rappelle très bien qu’il a eu votre portrait entre les mains et qu’il le regardait avec des yeux... et qu’il me parlait de vous avec des soupirs... Certainement il n’est pas venu ici sans intention, et je cours m’expliquer là-dessus.

HORTENSE.

Y pensez-vous, Monsieur ? un jour comme celui-ci aller faire une scène ?

SAINT-YVES.

Du tout, je ne me fâcherai pas, mais je lui dirai de s’en aller ; il ne peut pas m’en vouloir... dès qu’il connaîtra les motifs... je lui dirai : « Cousin, tu es aimable, tu as de l’esprit... ma femme te trouve fort bien... elle pourrait t’aimer. »

HORTENSE.

Comment ! Monsieur, vous lui direz...

SAINT-YVES.

Tiens... vous croyez qu’entre parents on se gêne... Je lui en dirai bien d’autres : je vais trouver mon cousin au salon, je vais lui parler ; ce ne sera pas long.

HORTENSE.

Comment ! Monsieur... vous me laissez ?

SAINT-YVES.

Voilà mon oncle Merteuil, qui va vous tenir compagnie.

Il sort par la porte à gauche.

 

 

Scène XVI

 

HORTENSE, M. DE MERTEUIL

 

M. DE MERTEUIL, entrant par le fond, et suivant de l’œil Saint-Yves, qui s’en va parlant toujours d’un ton très élevé.

Eh ! qu’a-t-il donc votre mari ?

HORTENSE.

Je n’en reviens pas encore. Et comment aurais-je pu soupçonner... Vous voilà, mon oncle... je vous croyais au salon.

M. DE MERTEUIL.

Non, j’ai été, après mon déjeuner, faire un tour dans votre parc. Mais qu’avez-vous donc ? il me semble que pour un jour de noce, vous avez une physionomie bien sombre ?

HORTENSE.

Ah ! ce n’est rien ; j’ai éprouvé un instant de contrariété.

M. DE MERTEUIL.

De la part de ce mari... si soumis, et si débonnaire ?

HORTENSE.

Non, certainement ; je n’ai point à m’en plaindre... mais il y a peut-être quelques convenances... que j’aimerais à lui voir observer.

M. DE MERTEUIL.

Écoutez donc, c’est une bonne chose en ménage que d’être sans esprit, mais cela ne tient pas lieu de tout. Heureusement qu’il faut espérer que sa docilité... sa douceur...

On entend, dans la salle à côté, Saint-Yves qui crie très haut et très vivement.

Ah ! parbleu, nous verrons... si je n’étais pas le maître de recevoir les gens qui me conviennent.

M. DE MERTEUIL.

Eh mais ! n’est-ce pas lui que j’entends ?

HORTENSE.

Ah ! mon Dieu oui ! ils se disputent.

M. DE MERTEUIL.

Eh ! qui donc ?

HORTENSE.

Mon mari... et M. Léon... un faux rapport qu’on lui a fait... il s’est imaginé... mon cher oncle, je vous en prie, voyez ce que c’est ; apaisez-les par votre présence, et empêchez que cela n’ait des suites.

M. DE MERTEUIL.

En effet, quel tapage !... J’y vais... Voyez de quel avantage vous vous privez : un homme d’esprit dans un pareil cas ne fait jamais de bruit.

Il entre dans le salon.

 

 

Scène XVII

 

HORTENSE, JULIE

 

HORTENSE.

Ciel ! qu’ai-je fait ? et quel espoir me reste-t-il ? Avec du temps, des soins, de la patience, tout autre caractère peut changer. Mais lui ! que lui dire ? il ne me comprendrait pas. Aujourd’hui même, et sans le vouloir, à quelles humiliations il m’expose ! Ah ! Julie, te voilà !

JULIE.

Oui, Madame... encore tout émue ! Pauvre jeune homme ! en me parlant il avait les larmes aux yeux ! il semblait, en quittant ces lieux, qu’il s’éloignait de tout ce qu’il avait de plus cher.

HORTENSE.

De qui parles-tu ?

JULIE.

De M. Léon. Je l’ai vu au moment où il sortait du salon ; il a écrit à la hâte ces mots au crayon, et m’a dit de vous les remettre.

HORTENSE.

À moi ! que peut-il me dire ?

JULIE.

Ce n’est pas sans doute un grand secret, car le billet est tout ouvert.

HORTENSE, lisant.

« Je ne puis obéir à vos ordres. Madame, je suis forcé de vous quitter. Je viens d’avoir, avec mon cousin, une explication qui aurait été beaucoup plus loin... si je ne m’étais rappelé qu’il était votre mari. Je n’avais plus maintenant qu’un seul moyen de vous prouver mon amour : c’était de sacrifier mon ressentiment à la crainte de vous compromettre, et je n’ai point hésité... Adieu, Madame. – Adieu, pour jamais ! »

À part.

Pauvre jeune homme !

JULIE.

Air du vaudeville de l’Homme vert.

C’est pour la suite que je tremble ;
Car, hélas ! voilà maintenant
Les deux cousins brouillés ensemble.

HORTENSE.

  Dieu ! quel funeste événement !

JULIE.

Oui, certes, rien n’est plus funeste
Qu’un départ comme celui-là.
Surtout lorsque celui qui reste
Ne vaut pas celui qui s’en va.

HORTENSE.

Il ne t’a rien dit de plus ?

JULIE.

Non, Madame ; il m’a seulement priée de lui accorder une grâce.

HORTENSE.

Et c’était...

JULIE.

C’était... de voir Madame pour la dernière fois... afin de lui demander ses ordres.

HORTENSE.

Vous avez bien fait de lui refuser.

JULIE.

Du tout, Madame, je ne mérite pas vos éloges. Il était si malheureux que je n’ai pu m’y résoudre et... il est là... à côté.

HORTENSE.

Qu’avez-vous fait ! Renvoyez-le à l’instant... je ne veux pas le voir.

JULIE.

Dites-le-lui donc vous-même, Madame... car pour moi... je n’en aurai jamais le courage.

Elle sort.

 

 

Scène XVIII

 

HORTENSE, LÉON, entrant par la porte à droite

 

HORTENSE.

Que vois-je !... monsieur Léon !

LÉON.

Parlez bas, je vous en prie : d’ici à côté l’on pourrait vous entendre, et vous ne voudriez pas...

HORTENSE.

Grand Dieu ! laissez-moi sortir. Après ce qui s’est passé... vous sentez bien, Monsieur, qu’il m’est désormais impossible de vous entendre.

LÉON.

Air : Ah ! si Madame me voyait (de Romagnési).

Il faut obéir au devoir ;
Mais en fuyant votre présence.
Faut-il partir sans l’espérance,
Hélas ! de jamais vous revoir ! (bis.)
Eh mais ! quel trouble vous agite ?
Vous êtes émue.

HORTENSE.

En effet.
Oui, de frayeur mon cœur palpite :

À part.

  Ah ! si mon mari le voyait ! (bis.)

Deuxième couplet.

LÉON.

Ce seul mot que j’implore ici
Peut-il donc blesser votre gloire ?

HORTENSE, troublée.

  À votre amitié je veux croire.

LÉON.

Moi, Madame, moi, votre ami !
Je ne puis être votre ami.
Ce serait vous tromper encore ;
Sachez mon funeste secret :
Je vous aime, je vous adore !...

HORTENSE, lui mettant la main sur la bouche.

Ah ! si mon mari l’entendait ! (bis.)

Je vous le répète, Monsieur, après ce qui s’est passé... il m’est désormais impossible de vous voir.

LÉON.

Je le sais, Madame ; mais, dans le monde, dans d’autres sociétés... vous me permettrez du moins de me présenter devant vous ?

HORTENSE.

Non, Monsieur : je vous prie au contraire, si j’ai quelque pouvoir sur vous, de ne point vous offrir à mes yeux, d’éviter ma présence autant qu’il vous sera possible.

LÉON.

Qu’entends-je ? me prescrire de pareilles lois ! Pensez-vous, Madame, aux idées qu’elles pourraient me donner ? C’est presque me juger redoutable ; c’est avouer que je puis avoir quelque influence sur votre repos.

HORTENSE.

Je ne veux ni ne dois vous répondre. Je vous crois, Monsieur, un homme d’honneur... et digne de la confiance que j’aie eue en vous. Quelles que soient les idées que vous attachiez à ces mots... partez... et ne me revoyez jamais.

LÉON, se jetant à ses pieds.

Ah ! rien n’égale mon bonheur. Hortense, voilà tout ce que je demandais.

HORTENSE.

Monsieur ! que faites-vous ? au nom du ciel !

 

 

Scène XIX

 

HORTENSE, LÉON, GERVAIS

 

GERVAIS, traversant l’appartement, et apercevant Léon aux pieds d’Hortense.

Dieu ! qu’ai-je vu ? quelle bonne nouvelle pour Monsieur !

HORTENSE.

C’est Gervais... il nous a vus !

LÉON.

Du tout.

HORTENSE.

Il va avertir mon mari...

LÉON.

Il ne le trouvera pas.

HORTENSE ?

C’est lui... je l’entends.

LÉON, toujours à genoux.

Cela m’est égal... je suis décidé à tout braver.

HORTENSE.

Monsieur... voulez-vous me perdre ? on vient.

 

 

Scène XX

 

HORTENSE, LÉON, GERVAIS, JULIE, entrant par la droite

 

JULIE.

Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que je vois là ?

HORTENSE, à Saint-Yves.

Quelle humiliation ! devant tous mes gens !

SAINT-YVES.

Ne craignez rien, j’ai un excellent moyen de sauver votre réputation. Ma chère Julie ! tu vois le plus heureux des hommes...

Montrant Hortense.

Voilà ma femme.

HORTENSE.

Comment !

SAINT-YVES.

Mon cousin Fortuné a disparu... il me cède tous ses droits.

HORTENSE, à part.

Ah ! mon Dieu, le pauvre jeune homme ! la tête n’y est plus.

À Saint-Yves.

Léon ! quelle extravagance ! revenez à vous... Comment voulez-vous qu’elle puisse croire...

SAINT-YVES.

Pourquoi pas ? avec un peu d’audace et d’adresse... J’espère bien vous le prouver à vous-même. Oui, Madame, c’est moi qui, après le départ de mon oncle, désolé de vos refus, mais ne désespérant pas de vous fléchir, ai appris, par une dame de vos amies, et vos motifs et vos projets ; c’est moi qui, pendant six semaines, ai eu le courage de vous faire la cour sous ce déguisement ; c’est moi enfin, qui n’ai jamais eu d’autre nom que Fortuné de Saint-Yves ; c’est sous celui-là que, ce matin, j’ai signé mon bonheur, que j’ai juré de vous adorer sans cesse... Commencez-vous à croire que la raison me revient ?

HORTENSE.

Ô ciel ! que dois-je penser ?

Regardant Saint-Yves.

Cet air de bonheur qui brille dans tous ses traits...

Regardant Julie.

Ces regards d’intelligence, qu’est-ce que cela signifie ? se fait-on un jeu de mes tourments ?... ah ! ce serait trop cruel ! Parlez... tout ce que vous venez de me dire...

 

 

Scène XXI

 

HORTENSE, LÉON, GERVAIS, JULIE, M. DE MERTEUIL

 

M. DE MERTEUIL, qui est entré pendant les derniers mots de la scène précédente.

Est la vérité même, c’est moi qui vous l’atteste.

HORTENSE, prête à se trouver mal.

Ah ! que je suis heureuse ! Quoi ! votre autre neveu... M. de Saint-Yves...

SAINT-YVES.

Ne vous a jamais vue, heureusement pour moi.

HORTENSE.

Et pour moi aussi...

À M. de Merteuil.

Mais vous, Monsieur, comment avez-vous pu vous prêter à une pareille ruse ?

M. DE MERTEUIL.

Je l’ignorais quand je suis arrivé ; c’est depuis que j’ai eu connaissance du stratagème ; cette lettre... ce paysan...

 

 

Scène XXII

 

HORTENSE, LÉON, GERVAIS, JULIE, M. DE MERTEUIL, GERVAIS

 

GERVAIS.

C’est étonnant, je ne peux pas trouver Monsieur ? que diable est-il donc devenu ?

Apercevant Saint-Yves.

Comment ! Monsieur, encore ici ?

SAINT-YVES, baisant la main d’Hortense.

Oui, mon cher Gervais.

GERVAIS.

Eh bien ! par exemple... Comment, Madame ! vous osez ?...

HORTENSE, le regardant.

Ah çà ! il continue donc encore son rôle ?

SAINT-YVES.

Du tout, il était de bonne foi. Dans tous les complots il y a des compères qui sont au fait, et d’autres qui ne s’en doutent pas. Gervais était de ceux-ci.

GERVAIS.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

JULIE.

Que c’est là notre maître, et que les deux n’en font qu’un.

GERVAIS.

Il serait possible ! C’est fait de moi ; je suis chassé.

HORTENSE.

Non, je te pardonne... Du moins, mon ami, si vous le voulez.

SAINT-YVES.

Dès que vous le désirez... qu’il reste donc, pour lui prouver que vous êtes toujours la maîtresse au logis.

HORTENSE.

Air : Amis, voici la riante semaine.

Je vois enfin, je vois qu’en cette vie
Tout galant homme aimant à nous céder,
Accorde tout à la femme qui prie.
Refuse tout à qui veut commander.

Au public.

Pour applaudir à celte œuvre légère,
Venez, Messieurs, vous serez bien reçus ;
Songez-y bien, ce n’est qu’une prière ;
Vous le savez, je ne commande plus,
Où vous régnez, je ne commande plus. 

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