La Famille Riquebourg (Eugène SCRIBE)

Comédie-Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 4 janvier 1831.

 

Personnages

 

M. RIQUEBOURG, négociant

MADAME RIQUEBOURG (HORTENSE), sa femme

GEORGE, son neveu

ÉLISE, sa nièce

LE VICOMTE D’HEREMBERG

LAPIERRE, domestique de Riquebourg

 

La scène se passe à Paris dans l’hôtel de Riquebourg.

 

Un salon ; porte au fond, portes latérales. La porte à droite de l’acteur est celle de l’appartement de madame Riquebourg ; l’autre, celle des bureaux de M. Riquebourg. Une table auprès de la porte à droite.

 

 

Scène première

 

ÉLISE, auprès de la table, RIQUEBOURG, debout, donnant des billets de banque à un domestique

 

RIQUEBOURG.

Cent, et deux cents, en bons sur le trésor...

À Lapierre.

Porte ces deux cent mille francs-là à Dampierre, mon caissier : ce sont les premiers fonds pour son voyage.

Lapierre sort.

ÉLISE.

Il part donc toujours ? un jeune marié !

RIQUEBOURG.

Oui, mam’selle ma nièce, avec votre permission, aujourd’hui même, à quatre heures, en route pour Nantes ; et de là à la Havane : roule, cocher. Eh ! oh ! c’te diligence-là ne te plairait guère, à ce que je vois ?

ÉLISE.

Non, vraiment.

RIQUEBOURG.

Qu’est-ce que tu fais là ?

ÉLISE.

J’étudie, mon oncle, ma leçon d’histoire et d’italien.

RIQUEBOURG.

D’ l’italien, quelle bêtise ! Du français, je ne dis pas ; ça peut servir en France, et encore, moi qui te parle, la moitié du temps, je m’en passe.

Élise quitte la table et vient auprès de son oncle.

Ça ne m’a pas empêché de faire fortune ; au contraire.

Air : Vaudeville de l’Intérieur de l’étude.

  On dit qu’autrefois d’ la noblesse
  C’était l’usage, et de ma main,
  Comm’ négociant, j’écris sans cesse :
  Quartier d’Antin, ou Saint-Germain.
  Dans les deux faubourgs on m’estime,
  Et chacun d’eux m’y voit en beau :
  Mon style est de l’ancien régime,
  Et ma fortune est du nouveau.

ÉLISE.

Une fortune si extraordinaire ! et dire qu’autrefois vous n’aviez rien !

RIQUEBOURG.

C’était là le bon temps ! je me vois encore quand j’étais garçon de magasin à Marseille, sous ce beau ciel du midi : il y faisait chaud, je m’en vante, et tellement chaud, que dans ce temps-là il ne fallait pas grand’chose pour m’échauffer les oreilles.

ÉLISE.

Oh ! vous avez toujours été mauvaise tête.

RIQUEBOURG.

C’est vrai, bon enfant, mais lâchant le coup de poing avec facilité. C’est tout ce qui m’est resté de mes anciennes habitudes : et encore, faute d’occasions, je finirai par me rouiller entièrement ; car maintenant tout me cède, tout m’obéit. « M. Riquebourg par-ci, M. Riquebourg par-là. » C’est tout naturel. À force de vendre des marchandises pour les autres, j’en ai vendu pour mon compte ; et je me suis tellement lancé dans les vins et les eaux-de-vie, que j’ai fini, comme on dit, par faire ma pelotte. Roule ta bosse, mon garçon ; et j’ai si bien fait rouler la mienne, que du port de Marseille je me suis trouvé dans un bel hôtel de la rue Caumartin.

Air du vaudeville de Turenne.

Avec quelqu’s millions dans mes poches ;
Et je m’ suis dit, les voyant s’amasser :
J’ les ai gagnés, grâce au ciel, sans reproche ;
Tâchons d’ même d’ les dépenser.

ÉLISE.

Qui mieux que vous sut jamais les placer ?
Tous ces trésors, fruits de vos soins prospères,
Vous les donnez à tous ceux qui n’ont rien.

RIQUEBOURG.

C’est assez juste, et l’on doit bien
Quelqu’ chose à ses anciens confrères.

ÉLISE.

Et toute votre famille que vous avez prise avec vous !

RIQUEBOURG.

Par malheur, il n’en reste guère, les braves gens ne vivent pas longtemps ; je n’avais plus d’autres parents que toi et ton cousin George, nous ne pouvions pas manger ça à nous trois ; et tout le monde me disait : « Marie-toi, Riquebourg, tu n’as encore que quarante-cinq ans : n’écoute pas tes années dans l’indifférence et le célibat. » Et ces idées me trottaient dans la tête, quand un jour j’aperçois une jeune personne ; ah ! dame, celle-là, je me dis sur-le-champ : « Voilà ! c’est le numéro qu’il me faut ; je n’en veux pas d’autre. » Mais, par malheur, c’était une comtesse ! une famille qui n’en finissait plus ; ce qu’il y avait de plus huppé et de plus fier dans le grand faubourg.

ÉLISE.

C’était désolant.

RIQUEBOURG.

Je crois bien ; mais bientôt d’autres informations m’arrivèrent ; j’appris qu’ils avaient été ruinés à la révolution ! à la première... et ça me rendit courage ; je me dis : les millions en avant.

Souriant.

Ils ne furent point repoussés par la famille ; au contraire, car, quoi qu’on en dise, les millions et les titres, ça va bien ensemble, et dès ce jour seulement je commençai à être fier de la fortune que j’avais gagnée. Je rentrai chez moi, j’ouvris ma caisse, et regardant avec orgueil mon or et mes billets de banque, je me dis : « Il y a donc du mérite là-dedans, puisque je leur dois mon bonheur, puisqu’ils me donnent pour femme la plus jolie et la plus aimable fille de Paris. »

ÉLISE.

C’est bien vrai.

RIQUEBOURG.

N’est-ce pas ? que de vertus ! que d’esprit ! et elle a la bonté de m’aimer, moi qui ne suis qu’une bête auprès d’elle, moi qui, comme je le disais tout à l’heure, n’ai d’autre mérite que ma fortune. Aussi, je m’en console en mettant tout mon mérite à sa disposition. Par exemple, il n’y a qu’une chose qui m’ait coûté pour lui plaire, c’est de ne plus faire ce qu’ils appellent des cuirs. A-t-il fallu du temps et de l’habitude ! c’est la seule tyrannie que ma femme ait exercée sur moi. M’empêcher de placer des t et des s à ma volonté, c’était si absurde ! car, enfin, c’est moi qui parle : je les mets où je veux, je suis chez moi, d’ailleurs ; et cependant, même dans mon salon, je voyais tous ces beaux messieurs qui riaient aussi, sarpebleu !...

ÉLISE.

Mon oncle !

RIQUEBOURG.

N’aie donc pas peur, ma femme n’est pas là ! et quand je jurerais un peu le matin, à moi tout seul, je n’ai que ce moment-là. Aussi, j’ai pris en haine tous ces gens comme il faut, barons, ducs et marquis.

ÉLISE.

Il y en a cependant qui sont si bien et si aimables.

RIQUEBOURG.

Tu en connais ?

ÉLISE.

Oui, mon oncle.

RIQUEBOURG.

C’est possible : tu as, comme je le disais tout à l’heure, des connaissances que je n’ai pas ; mais sois tranquille, si je te marie jamais, ce ne sera pas de ce côté-là.

ÉLISE.

Que dites-vous ?

 

 

Scène II

 

ÉLISE, RIQUEBOURG, LAPIERRE, sortant de l’appartement de madame Riquebourg

 

LAPIERRE.

Madame fait dire à Mademoiselle de passer chez elle.

ÉLISE.

Et moi qui m’amuse là à causer.

RIQUEBOURG.

Qu’est-ce que ça fait ! reste encore.

ÉLISE.

Je le voudrais ; mais ma tante qui m’attend pour ma leçon de géographie et d’histoire, car c’est elle qui s’est chargée de mon éducation ; il y a deux ans, quand vous m’avez fait venir du pays, tout le monde se moquait de moi : j’étais si gauche, ne sachant pas dire un mot sans faire une faute !

RIQUEBOURG.

Voilà comme je t’aimais ! nous pouvions causer ensemble.

ÉLISE.

Oui ; mais tant que j’étais ainsi, qui m’aurait épousée ? Ma tante me disait toujours que mon avenir en dépendait ; qu’il n’y avait pas en ménage de bonheur possible quand un des deux avait à rougir de l’autre, et comme maintenant, dans la société, tout le monde avait des connaissances et de l’instruction...

RIQUEBOURG.

Laisse-moi donc tranquille ; tu crois peut-être que c’est avec de la géographie ou de l’histoire que tu trouveras un mari !

Air : De sommeiller encor, ma chère.

À quoi bon app’ler à ton aide
Et la science et son fatras ?
Avec de l’or, et j’en possède.
Avec un’ dot, et tu l’auras,
Tu n’ manqu’ra pas, tu peux m’en croire,
D’épouseurs... et ça, mon enfant,
Ce n’est pas un cont’, c’est d’ l’histoire,
L’histoire de Franc’ d’à présent.

Du reste, chacun est libre, fais comme tu voudras.

Élise va s’asseoir devant la table.

Mais je suis altéré d’avoir parlé. Lapierre, donne-moi un petit verre.

LAPIERRE.

Comment, Monsieur ?

RIQUEBOURG.

Rhum ou eau-de-vie, comme tu voudras, pourvu que ce soit du sec.

Sur un signe d’Élise, Lapierre hésite.

Eh bien ! est-ce que tu ne m’entends pas ?

Lapierre sort.

ÉLISE, qui pendant ce temps a pris ses livres et ses cahiers, passe à la gauche de Riquebourg.

Y pensez-vous, mon oncle ? Le docteur qui vous a défendu de prendre la moindre liqueur.

RIQUEBOURG.

Bah ! Est-ce que je crois à tout cela !

ÉLISE.

Il a pourtant bien dit...

RIQUEBOURG.

Oui, oui, ils disent tous que j’ai la même maladie que mon père ; ce n’est pas vrai. Et si c’était, raison de plus... le pauvre cher homme était la sobriété même, ainsi que mon grand-père ; ça ne les a pas empêchés tous deux de mourir à cinquante ans.

Air du Baiser au porteur.

Tu vois donc bien qu’ c’est une duperie.
Pendant qu’ j’y suis, je veux vivre avant tout.

Lapierre rentre avec un porte-liqueurs qu’il pose sur la table.

Moi, je chéris le rhum et l’eau-de-vie
Par reconnaissance et par goût.
Dans les liqueurs, j’ai, négociant honnête,
Fait ma fortune, et je peux te l’ jurer.
Sans que les un’s m’aient fait tourner la tête,
Et sans qu’ jamais l’autre ait pu m’enivrer.

On entend sonner au dehors.

Tiens, voilà que l’on sonne chez ta tante.

ÉLISE.

J’y vais.

Elle va pour entrer dans la chambre à droite.

RIQUEBOURG, à Élise qui est sur le seuil de la porte.

Et surtout ne lui parle pas de ces bêtises du docteur ; elle n’en sait rien, et ça l’effraierait.

ÉLISE.

Oui, mon oncle.

Elle entre dans la chambre à droite.

RIQUEBOURG.

Et puis ça me ferait mettre de l’eau dans mon vin, ce que je ne veux pas, parce qu’il faut jouir.

À Lapierre.

Verse tout plein, attendu que la vie passe

L’avalant.

comme un petit verre.

LAPIERRE.

C’est là de la philosophie.

RIQUEBOURG.

De la philosophie au rhum ! Voilà comme je l’aime. Verse encore. Qu’est-ce que tu dis de cela ?

Lui montrant son verre.

LAPIERRE, passant sa langue sur ses lèvres.

Que ça ne doit pas être mauvais.

RIQUEBOURG.

Eh bien ! imbécile, prend-en un, et trinque avec moi.

LAPIERRE, honteux.

Ah ! notre maître !

RIQUEBOURG.

Allons donc ! je n’aime pas qu’on me réplique...

Lapierre prend un verre et l’emplit.

À ta santé.

LAPIERRE.

À la vôtre.

À part.

V’là-t-il un bon maître ! Il n’est pas fier, celui-là !

 

 

Scène III

 

RIQUEBOURG, LAPIERRE, LE VICOMTE D’HEREMBERG, puis GEORGE

 

LE VICOMTE, parlant au fond.

Eh bien ! viens donc, et monte plus vite, puisque c’est toi qui me présentes.

RIQUEBOURG, achevant son verre.

Qu’est-ce que c’est ?

LE VICOMTE, à Riquebourg.

Votre maîtresse est-elle visible ?

RIQUEBOURG.

Ma maîtresse !

LE VICOMTE.

Oui, madame de Riquebourg ; veuillez m’annoncer.

RIQUEBOURG, furieux.

Vous annoncer !

GEORGE, entrant.

Bonjour, mon cher oncle.

LE VICOMTE, à part, avec étonnement.

Son oncle ! qu’est-ce que j’ai fait là !

GEORGE, présentant son oncle au vicomte.

Monsieur Riquebourg.

À son oncle.

Monsieur le vicomte d’Heremberg.

RIQUEBOURG.

Un vicomte, j’aurais dû m’en douter.

GEORGE.

Il s’est trouvé, la saison dernière, avec ma tante et ma cousine aux eaux d’Aix.

LE VICOMTE.

Où j’ai eu le bonheur de rendre quelques services à ces dames.

RIQUEBOURG.

C’est vrai, ma femme me l’a écrit.

LE VICOMTE.

Et j’ai trouvé ici, à mon retour, une invitation dont je venais la remercier.

RIQUEBOURG.

Dès que cela plaît à ma femme.

À George.

Dis-moi, George, où diable as-tu fait cette connaissance-là ?

GEORGE.

C’est un ancien ami, un camarade d’études : nous étions ensemble à l’École polytechnique.

RIQUEBOURG.

Vraiment ! c’est dommage que ce soit un vicomte. N’importe ; il ne faut pas avoir de préjugés,

Il passe entre George et le vicomte.

et dès que vous êtes l’ami de mon neveu, soyez le bienvenu, et si vous voulez prendre quelque chose, un petit verre.

LE VICOMTE, à part, riant.

Le petit verre est admirable.

GEORGE, bas à Riquebourg.

Mon oncle, ça ne se fait pas.

RIQUEBOURG, bas, à George.

Tu crois, c’est possible : car ce Monsieur a un air...

Haut à Lapierre.

Ôte-moi tout ça.

Lapierre sort avec le porte-liqueurs. Au vicomte.

Pardon, Monsieur, de mon honnêteté. Je vous laisse avec mon neveu. Vous êtes ici chez lui, car George est le fils de la maison ; c’est notre enfant.

GEORGES.

Mon cher oncle !

RIQUEBOURG.

C’est moi qui l’ai élevé, et j’en suis fier, et à tous ceux qui ont l’air de se moquer de moi, je leur dis : « Si je suis un ignorant, mon neveu ne l’est pas. » Comme ce Monsieur qui, l’autre jour, avait l’air de me plaisanter, parce que je n’entendais pas une phrase de latin qu’il m’avait lâchée. Si tu avais été là, tu l’aurais rembarré, n’est-ce pas ? Tu lui aurais parlé grec, tu sais le grec ?

GEORGE.

Oui, mon oncle.

RIQUEBOURG.

À la bonne heure ! Aussi quand je t’ai là auprès de moi, je ne crains rien, je défie tout le monde ; et pour bien faire, tu ne devrais jamais me quitter. Mais depuis quelque temps, tu nous négliges, ça nous fait de la peine à tous.

GEORGE.

Vraiment !

RIQUEBOURG.

Et puis, je te trouve triste et changé.

GEORGE, s’efforçant de rire.

Non, mon oncle.

RIQUEBOURG.

C’te bêtise, je ne le vois peut-être pas !

LE VICOMTE.

Monsieur a raison, et hier, à l’Opéra, tu avais un air malheureux et si abattu, que je t’ai cru malade ; qu’est-ce que cela veut dire ? et qu’est-ce qui te tourmente ?

GEORGE.

J’avais beaucoup travaillé.

RIQUEBOURG.

Voilà le mal, il se tuera avec ses mathématiques. Il est trop sage, je lui voudrais quelque bon défaut, ça occupe.

À George.

Veux-tu des chevaux, des jockeys ? si tu n’as pas d’argent, il ne faut pas que ça t’arrête : je suis là.

GEORGE.

La pension que vous me faites n’est que trop considérable.

RIQUEBOURG, secouant la tête.

Peut-être aussi qu’il y a autre chose. Tu étais hier à l’Opéra, triste et rêveur ; est-ce que par hasard de ce côté-là ?... Hein ? dame ! mon garçon, c’est cher, mais c’est égal, je serai censé n’en rien voir.

GEORGE.

Air des Frères de lait.

Un tel soupçon et m’outrage et me blesse.

RIQUEBOURG.

Comm’ tu voudras ; on n’en convient jamais.
Je sais c’ que c’est que les foli’s d’ jeunesse ;
Tout comme un autre autrefois j’ m’en donnais :
J’ n’en peux plus faire, et ce sont mes regrets.
Mais, les payant pour un neveu que j’aime,
D’un doux souv’nir peut-être encore ému,
Je m’ persuad’rai que j’ les ai fait’s moi-même,
Et qu’ mon bon temps est revenu.

GEORGE.

Ah ! mon oncle !

RIQUEBOURG.

Enfin, ça te regarde. Je vais avertir ma femme qu’il y a un vicomte qui la demande. Il se peut, malgré ça, qu’elle ne soit pas visible, car, depuis quelque temps, elle est souffrante. Mais nous sommes gens de revue. Votre serviteur de tout mon cœur.

Il entre dans la chambre de madame Riquebourg.

 

 

Scène IV

 

GEORGE, LE VICOMTE

 

LE VICOMTE.

Comment, mon ami, c’est là M. Riquebourg, ce négociant si riche, si considéré, et dont sa femme me faisait un si grand éloge ?

GEORGE.

Oui certes, c’est un brave et honnête homme, à qui je dois tout, et pour qui je donnerais mon sang.

LE VICOMTE.

Je le sais, car je me rappelle l’affaire que tu as eue pour lui avec ce monsieur qui riait à ses dépens, et qui ne s’en avisera plus. Mais quand je pense à sa femme, dont le bon ton et les manières distinguées...

GEORGE.

Ce sont là ses moindres qualités, et il est impossible de voir plus de vertu unie à plus de raison ! Mariée par l’ordre de ses parents, dont cette union assurait la fortune, à un homme dont les habitudes et les manières ne pouvaient sympathiser avec les siennes, elle ne s’est point dissimulé les difficultés de sa position. Elle a su en triompher ; et, où d’autres n’auraient vu que le devoir, elle a su trouver le bonheur.

LE VICOMTE.

Vraiment !

GEORGE.

Tout en souffrant, peut-être, du ton et des manières de son mari, elle n’a point le tort d’en rougir. Elle le couvre de toute sa dignité, l’ennoblit à tous les yeux, et elle a pour lui tant d’estime, qu’elle force les autres à en avoir.

Air du Piège.

Dans le monde il en est ainsi :
Quelques honneurs, quelque rang qu’il cumule,
C’est par sa femme qu’un mari
Est honorable ou ridicule.
Le public juste et circonspect,
Qui dans leurs rapports les contemple,
À pour le mari le respect
Dont sa femme donne l’exemple.

LE VICOMTE.

Elle l’aime donc ?

GEORGE.

Oui, sans doute ; car elle aime, avant tout, son devoir.

LE VICOMTE.

Et tu crois qu’elle est heureuse ?

GEORGE.

Dieu seul le sait. Mais elle semble l’être, et elle l’est en effet. Je sais bien que mon oncle est parfois brusque et colère, s’emportant aisément, s’apaisant de même. En un mot, c’est tout à fait l’homme du peuple, avec ses élans généreux et ses défauts habituels. Mais il est si bon pour sa femme ; il a tant d’amour pour elle ! Oui, oui, c’est à coup sur un bon ménage ! Et puis, il y a en elle un charme indéfinissable qui rend heureux tout ce qui l’entoure.

LE VICOMTE.

À qui le dis-tu ? J’ai passé, l’été dernier, trois mois auprès d’elle, et je t’avoue qu’à la première vue, la tête m’en a tourné.

GEORGE.

Il serait possible !

LE VICOMTE.

Eh bien ! qu’est-ce qui te prend ? Ne veux-tu pas empêcher qu’on adore ta tante ? Tu aurais du mal : car je n’étais pas le seul. Tout ce qu’il y avait aux eaux d’aimable et de brillant n’a pas cessé de lui faire une cour assidue. Quant à moi plus sage qu’eux tous, j’ai vu, dès les premiers jours, que je perdrais mon temps, qu’il n’y avait rien à faire, et prudemment je me suis retiré.

GEORGE, lui prenant la main.

Ce cher Léon !

LE VICOMTE, riant.

Tu as l’air de m’en remercier, et je n’y ai pas de mérite. D’abord elle m’en a su gré : j’ai gagné quelque chose dans son estime, ce qui était déjà me payer, et au delà, et puis ensuite, au lieu d’une passion insensée qui m’aurait rendu coupable ou malheureux, j’ai trouvé près d’une autre cet amour pur et véritable que nul remords ne trouble, que nulle crainte n’empoisonne, et qui, désormais, fera le charme et le bonheur de ma vie ; en un mot, je veux me marier.

GEORGE.

Toi, mon ami ? je t’en fais compliment, et plus encore à celle que tu as choisie.

LE VICOMTE.

Eh ! mais, tu la connais ?

GEORGE.

Moi ?

LE VICOMTE.

Oui, et peut-être n’est-ce pas sans intérêt personnel que je te raconte tout cela. Il y a deux ans, j’avais rencontré dans quelques salons une jeune personne charmante, mais sans éducation, sans tournure, tout à fait étrangère aux manières du monde, où, s’il faut le dire, elle était même un objet ridicule ; car j’étais le seul qui, plusieurs fois, eût pris sa défense ; et depuis, j’ignorais ce qu’elle était devenue, lorsque, cette année, aux eaux d’Aix, je la retrouve ; et imagine-toi, mon ami, de la grâce, de l’aisance, une tenue parfaite, et, sans avoir rien perdu de sa naïveté première, l’esprit le plus fin et le plus délicat. Deux années de soins et d’études avaient opéré cette métamorphose; et ce qui m’a touché jusqu’au fond du cœur, c’est qu’il m’a été facile de voir que le désir de me plaire avait été la cause d’un tel changement.

GEORGE.

Il serait vrai ?

LE VICOMTE.

Oui ; cela et l’exemple, l’amitié et les soins de ta tante.

GEORGE.

Comment ! ce serait Élise, ma cousine ?

LE VICOMTE.

Oui, mon ami, c’est elle.

GEORGE.

Et tu songerais à l’épouser ! toi, jeune, riche, et d’une illustre naissance ?

LE VICOMTE.

Et pourquoi pas ?

GEORGE.

Ah ! c’est mille fois trop d’honneur pour nous ! et jamais je n’aurais ose rêver pour ma cousine, pour ma sœur, une alliance pareille. Mais il faut que tu saches que mon oncle, que le travail, l’industrie, ont conduit à une immense fortune, mon oncle, qui est maintenant un des premiers négociants de Paris, a été autrefois, à Marseille, simple commis, simple garçon de magasin.

LE VICOMTE.

Je ne le savais pas, et je me reproche d’avoir ri tout à l’heure à ses dépens : partir de si bas pour arriver si haut, il faut du mérite pour ça. Pardon, mon ami, je le respecterai maintenant.

Air : Au temps heureux de la chevalerie.

Gloire à celui qui doit tout à lui-même,
Et qui se fait et son sort et sa part ;
Pour bien juger les gens, c’est un système,
Ou pense au but, moi je pense au départ.
Du grand Condé j’admire le courage ;
Mais il était né prince et général...
Vaut-il celui qui, quittant son village.
S’en va soldat et revient maréchal ?
Vaut-il celui qui, loin de son village.
S’en va soldat et revient maréchal ?

GEORGE.

Quoi ! cela ne te fait pas changer de sentiment ?

LE VICOMTE.

Plaisantes-tu ? Ne sommes-nous pas camarades ? n’avons-nous pas étudié ensemble ?

GEORGE.

Mais ta famille ?...

LE VICOMTE.

Ma famille pense comme moi. À présent, mon ami, il n’y a plus de mésalliance : le commerce, l’industrie, la noblesse, égaux en lumières, en force, en courage, se tiennent et se donnent la main. Qui gouvernera ? qui commandera demain ? Toi, moi, si nos talents nous en rendent dignes ; car les talents, l’instruction, fixent seuls les rangs ; et maintenant il n’y a que deux classes dans la société : ceux qui ont reçu de l’éducation et ceux qui n’en ont pas. C’est là seulement qu’il y a mésalliance, c’est là qu’il y a malheur. Mais, grâce aux nouveaux charmes dont brille ta cousine, nous n’en sommes plus là ; et j’arrive avec ma demande en mariage, que j’avais faite par écrit, c’est plus sûr.

GEORGE.

Ah ! mon ami, que de reconnaissance !

LE VICOMTE.

J’espère que mon exemple t’encouragera, que tu chasseras ces idées sombres qui t’absorbent et t’attristent, et que, comme moi, tu feras un bon choix et un bon mariage.

GEORGE, soupirant.

Moi, c’est bien différent, ce n’est pas possible ; il n’y a pas de bonheur pour moi.

LE VICOMTE.

Et pourquoi donc ?

GEORGE.

Ah ! si tu savais, si je pouvais t’avouer !... Tais-toi.

Regardant du côté de l’appartement de madame Riquebourg.

Voilà ma famille ; je te laisse avec elle.

 

 

Scène V

 

RIQUEBOURG, HORTENSE, LE VICOMTE, GEORGE

 

HORTENSE.

Mille pardon, monsieur le vicomte, de vous avoir fait attendre ; je n’espérais pas votre visite de si bonne heure.

LE VICOMTE.

En effet, c’est agir avec bien peu de cérémonie, et je vous dois des excuses.

HORTENSE.

Moi, je vous dois des remerciements ; c’est nous traiter en amis.

Air : Amis, voici la riante semaine.

J’approuve fort un semblable système,
Et mon mari, qui pense comme nous,
Me le disait tout à l’heure à moi-même.

LE VICOMTE, à Riquebourg.

Serait-il vrai ?.. que c’est aimable à vous !

RIQUEBOURG, avec embarras.

  Vous èt’s bien bon...

À part, montrant sa femme.

  En vérité, j’ l’admire ;
  Car, pour mon compte, elle a soin de placer
  De jolis mots, que j’ai l’ plaisir de dire
  Sans avoir eu la peine d’ les penser.

HORTENSE, apercevant George, qui a pris son chapeau, mais qui n’est pas encore parti.

Bonjour, George ; nous vous avons attendu hier à dîner ; vous n’être pas venu ; cela nous a inquiétés.

GEORGE.

Ah ! ma tante !

RIQUEBOURG, à George.

Quand je te disais : tu lui as fait de la peine ; et puis, on ne conçoit plus rien à ta bizarrerie. Je comptais sur toi, le soir, pour la conduire au bal en tête-à-tête.

GEORGE.

Je n’ai pas pu.

RIQUEBOURG.

Laisse-moi donc ; au moment où je donnais la main à ma femme, qui était superbe, j’ai aperçu Monsieur debout dans la rue, qui regardait monter en voiture, par une pluie battante. Et pourquoi ? pour aller avec Monsieur

Montrant le vicomte.

soupirer à l’Opéra.

GEORGE.

Ne le croyez pas.

HORTENSE, s’efforçant de sourire.

Et quand ce serait vrai, où est le mal ? Vous me croyez donc bien sévère ! Écoutez, George, quand vous serez heureux, je ne vous demanderai rien ;

Montrant le vicomte.

cela regarde Monsieur ; mais dès que vous avez des peines, du chagrin, je les réclame, c’est moi qui dois être votre confidente, c’est le privilège des tantes : elles ne sont bonnes qu’à cela.

GEORGE.

Ah ! Madame.

RIQUEBOURG.

Voilà parler ; et puisque enfin tu es notre fils, notre enfant, attendu que je n’en ai pas eu de ma femme... ce n’est pas ma faute...

HORTENSE.

Monsieur...

RIQUEBOURG.

Je dis ça, parce qu’on pourrait croire...

HORTENSE, s’empressant de l’interrompre, et se retournant vers le vicomte.

Monsieur le vicomte nous fait-il le plaisir de dîner avec nous ?

LE VICOMTE.

Trop heureux d’accepter.

RIQUEBOURG.

Nous irons au spectacle en famille. George, tu donneras le bras à ta tante.

HORTENSE.

Pourquoi le gêner ? Il aimerait peut-être mieux aller à l’Opéra.

GEORGE.

Ah ! vous ne le pensez pas.

LE VICOMTE.

C’est le jour des Bouffes, et si ma loge peut être agréable à ces dames...

RIQUEBOURG.

Non pas à moi.

Air de Calpigi.

  Dès que j’arrive, il faut qu’ j’y dorme ;
  J’ n’y vais qu’ pour vous et pour la forme.

À Hortense.

Mais j’ veux m’amuser aujourd’hui,
Et nous irons chez Franconi ;
C’est mon spectacle favori ;
Le seul où j’entends à merveille...
Le seul où jamais je n’ sommeille.

LE VICOMTE.

À cause du mérite ?

RIQUEBOURG.

  Non...
  À cause des coups de canon.

HORTENSE.

Soit, comme vous voudrez, Monsieur ; ce qui vous amusera sera ce qui me plaira le plus. George, voulez-vous dire qu’on nous envoie chercher une loge ?

GEORGE.

J’irai moi-même, si vous le voulez ?

LE VICOMTE.

J’ai ma voiture en bas, et je peux te conduire.

GEORGE, bas, au vicomte.

Et ta demande ?

LE VICOMTE, de même.

Je n’ose pas, tant que ton oncle est là.

GEORGE, de même.

Allons donc.

LE VICOMTE, à Hortense.

N’osant espérer que vous seriez visible d’aussi bonne heure, j’avais pris, Madame, la liberté de vous écrire.

RIQUEBOURG.

Comment ?

LE VICOMTE.

Ainsi qu’à vous, Monsieur, pour vous adresser une demande qui m’intéresse beaucoup.

RIQUEBOURG.

Une demande, à moi ?

LE VICOMTE.

Et comme je veux vous laisser la liberté d’y réfléchir,

Lui donnant la lettre.

je la remets entre vos mains, et tantôt, en me rendant à votre invitation, je viendrai savoir la réponse.

À George.

Partons, mon ami.

Air du Siège de Corinthe.

Ce jour doit m’être favorable,
Pour moi tout semble réuni :
Tous les plaisirs, banquet aimable,
Et puis spectacle à Franconi.

HORTENSE.

Oh ! du spectacle, ici, je vous délivre,
N’ayez pas peur ; car, en hôtes civils,
Nous vous laissons libre.

LE VICOMTE.

  Je veux vous suivre
  Et partager ce soir tous vos périls.

LE VICOMTE, en sortant.

Ce jour doit m’être favorable,
Pour moi tout semble réuni :
Tous les plaisirs, banquet aimable,
Et puis spectacle à Franconi.

GEORGE, en sortant.

Ce jour doit t’être favorable,
Pour toi tout semble réuni :
Tous les plaisirs, banquet aimable,
Et puis spectacle à Franconi.

 

 

Scène VI

 

HORTENSE, RIQUEBOURG

 

HORTENSE, regardant la lettre.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

RIQUEBOURG, la lui donnant.

C’est à toi qu’elle est adressée, et je ne lis jamais les lettres de ma femme, parce qu’on dit que ça porte malheur.

HORTENSE, avec joie.

Ô ciel ! qui se serait douté ?... c’est notre nièce Élise qu’il demande en mariage.

RIQUEBOURG, avec humeur.

Eh bien ! par exemple...

HORTENSE, étonnée.

Et quoi ! n’êtes-vous pas enchanté, comme moi, d’une alliance aussi honorable ?

RIQUEBOURG.

Du tout.

HORTENSE.

Et pourquoi ?

RIQUEBOURG.

Je ne te dirai pas que, par goût et par affection, je n’aime pas les seigneurs, ça serait une bêtise ; parce qu’enfin un homme en vaut un autre : il y a de braves gens partout, et celui-là, ce n’est pas sa faute s’il est vicomte ; mais je te dirai que ma nièce aura cinq cent mille francs de dot, que depuis longtemps j’ai mis de côté ; et je ne me serais pas donné tant de mal pour enrichir un étranger.

HORTENSE.

Le vicomte est riche.

RIQUEBOURG.

Lui ou tout autre, qu’importe ? Ce n’est pas un des miens, et je veux que ce que j’ai gagné à la sueur de mon front ne sorte pas de la famille, c’est à eux, ça leur appartient, ils l’auront, et je ne connais qu’un mari qui convienne à Élise, c’est George, c’est mon neveu.

HORTENSE.

Que dites-vous ?

RIQUEBOURG.

Y a-t-il au monde un plus honnête homme, un plus brave garçon ? Si tu l’avais vu comme moi, sous le feu du canon !

HORTENSE.

Comme vous ! et quand donc ?

RIQUEBOURG.

Pardon, je ne voulais pas te le dire, mais, en ton absence, lors de ces derniers événements, quand on mitraillait le peuple, je me suis dit : « Le peuple ! j’en suis, ça me regarde. » J’ai fermé ma maison, mes magasins ; et avec mes ouvriers et mes commis je me lançais, sans ordre, au hasard, où il y avait des coups de fusil, car je ne suis pas fort sur la tactique, lorsque je vois arriver au galop un petit jeune homme en habit bleu, qui se met à notre tête, donne des ordres ; je regarde, c’était George, que je croyais renfermé à l’École. C’était mon neveu qui criait : En avant ! marche !... Ce gaillard-là faisait marcher son oncle. Corbleu ! je l’ai suivi ; il nous a bien menés ! et on ne veut pas que je donne ma nièce à mon neveu, à mon général !

HORTENSE.

Si mon ami, si, je trouve cela tout naturel. Ce pauvre George ! mais cependant...

RIQUEBOURG.

Cependant... cependant... il n’y a pas d’objection qui tienne, ça a toujours été mon idée, et si je ne t’en ai pas parlé plus tôt, c’est que, depuis longtemps, j’ai remarqué une chose qui m’a chagriné.

HORTENSE.

Et qu’est-ce que c’est donc ?

RIQUEBOURG.

Tu sais combien j’aime George ; c’est mon soutien, mon appui, c’est, après toi, ce que j’ai de plus cher au monde. Et comme tu es une bonne femme, tu l’aimes parce que je l’aime, pour me faire plaisir ; mais cela n’est pas de toi-même, ce n’est pas comme je voudrais.

HORTENSE.

Que dites-vous ?

RIQUEBOURG.

Oui, tu te retiens, et il ne faudrait pas, il faudrait être comme moi ; tu as peur de lui faire une caresse, de lui faire une amitié. Des fois tu le traites avec cérémonie, et d’autres fois tu ne le traites pas bien du tout .

HORTENSE.

Moi !

RIQUEBOURG.

Je t’en donnerai des preuves. Par exemple : restant à Paris pour mes affaires, je désirais qu’il t’accompagnât dans ton voyage ; tu as mieux aimé partir seule avec ta nièce et une femme de chambre. Je ne t’ai pas contrariée, parce qu’avant tout tu es la maîtresse ; mais cela m’a fait de la peine et à lui aussi.

HORTENSE.

Vous croyez ?...

RIQUEBOURG.

Ah dame ! il n’est pas démonstratif, il ne fait pas de phrases, celui-là ; il ne dit rien, mais il agit ; et je sais au fond du cœur combien il nous tous deux. Pendant te temps que j’ai été malade, il s’est mis à la tête de ma maison, et quoique ce ne fût pas son état, il s’y entendait aussi bien que moi, ça allait mieux que si j’y avais été ; car il a ce que je n’ai plus, de la jeunesse et de l’activité, et surtout un zèle pour mes intérêts... Et pour toi, est-il possible d’être plus aimable, plus attentif ? Toujours à tes ordres, il se ferait tuer pour t’avoir une loge d’Opéra, ou une invitation de bai ! Voilà ce qu’il nous faut pour être tout à fait heureux chez nous. Cela vaut mieux, j’espère, qu’un inconnu, qu’un étranger, et, dès aujourd’hui, pour commencer, il faut que tu en parles à George.

HORTENSE, troublée.

Moi !

RIQUEBOURG.

Sans doute ; il est toujours de ton avis, il fait toujours ce que tu désires, il le sera facile de le décider.

HORTENSE, de même.

Je l’essaierai du moins.

RIQUEBOURG.

Il le faut, ou je croirai que tu as quelque arrière-pensée en faveur de ce vicomte que tu protèges.

HORTENSE.

Vous pourriez croire ?...

RIQUEBOURG.

Oui. Tu as toujours eu un petit penchant pour les gens de qualité ; c’est tout naturel, tu en es ; moi je n’en suis pas.

HORTENSE.

Mon ami !

 

 

Scène VII

 

HORTENSE, RIQUEBOURG, GEORGE, qui rentre tout rêveur et reste au fond

 

RIQUEBOURG.

Tiens ! le voilà, toujours sombre et rêveur ! Qu’a-t-il donc ?

L’appelant.

George !...

GEORGE, sortant de sa rêverie.

Ah ! mon oncle !

RIQUEBOURG.

Arrive, mon garçon, ta tante a à te parler.

GEORGE, vivement.

Il serait vrai ! Me voici.

RIQUEBOURG, souriant.

Ah ! ça l’a réveillé ! J’ai des ordres à donner à Dampierre, mon commis, qui part ce soir.

GEORGE.

Je le sais. Pour cet établissement que vous voulez former à la Havane.

RIQUEBOURG.

Oui, mon garçon.

GEORGE.

Une belle entreprise, qui, bien menée, doit réussir.

RIQUEBOURG.

Je l’espère. Mais j’en ai une autre qui me tient encore plus à cœur. Nous venons de nous occuper, avec ma femme, de ton avenir, de ton bonheur. Elle te dira cela. Cause avec ta tante, entends-tu, cause avec elle.

Il rentre dans ses bureaux.

 

 

Scène VIII

 

HORTENSE, GEORGE

 

GEORGE, étonné, et regardant sortir son oncle.

Qu’est-ce qu’il a donc, mon oncle ?

HORTENSE.

Ce qu’il a, George ? il veut vous marier.

GEORGE.

Ah ! c’est là ce qu’il appelle mon bonheur ! J’espère du moins qu’il ne me rendra pas heureux malgré moi ; et comme je n’y consens pas...

HORTENSE.

Quoi ! sans connaître celle qu’on vous destine ?

GEORGE, avec amertume.

Je ne doute pas qu’elle ne soit riche, jeune, aimable, parfaite, en un mot : c’est vous qui avez daigné la choisir ; mais quelle qu’elle soit, je la refuse, je n’en veux pas. Point d’amour, point de mariage, jamais. Je veux rester comme je suis.

HORTENSE.

Vous êtes donc bien heureux ?

GEORGE.

Moi !.. je suis le plus malheureux des hommes.

HORTENSE, vivement.

Et pourquoi ?

GEORGE.

Je ne sais ; une fièvre lente me consume et me tue. Sans espoir, sans avenir, cette vie que je commence à peine, me semble déjà finie.

HORTENSE.

Et quelle carrière, cependant, promet d’être plus brillante ? Aimé, estimé de tous, les honneurs vous attendent, la gloire vous appelle, et le désir de servir votre pays n’excite-t-il pas votre ambition ?

GEORGE.

De l’ambition ! je n’en ai plus. À quoi bon acquérir de la gloire, des honneurs ? Pour qui ? À qui les offrir ? Qui s’intéresse à moi ?

HORTENSE.

Et nous. Monsieur, nous, vos amis et vos parents.

GEORGE.

Oui, je le sais, vous m’aimez bien.

HORTENSE.

Alors, et si vous le croyez, pourquoi parler ainsi ? Il m’appartient peu, je le sais, de vous adresser des conseils ; mais si mon âge m’interdit ce droit, mon amitié, peut-être, me le donne. Voyons, confiez-moi tout ; je suis votre tante et votre amie.

GEORGE.

Eh bien ! oui, votre confiance attire la mienne, vous seule connaîtrez le fardeau qui me pèse ; j’aime, sans espoir d’être aimé ! bien mieux, sans vouloir jamais l’être ; car si je l’étais, je fuirais au bout du monde.

HORTENSE.

Insensé ! Vous avez pu livrer votre cœur à une passion coupable !

GEORGE.

Coupable ! qui vous l’a dit ?

HORTENSE.

Les tourments que vous souffrez ; car un attachement pur et légitime ne donne que du bonheur. Mais faites un instant un retour sur vous-même : où un pareil amour peut-il vous conduire ?

GEORGE.

Ah ! vous n’avez jamais aimé, vous qui me faites une pareille demande. Où il peut me conduire ? à aimer, à souffrir ; et ces tourments-là sont le bonheur de ma vie. Loin de m’y soustraire, je les cherche, je les désire, et dernièrement, ce que mon oncle ne sait pas, on m’avait nommé à une place superbe, que j’ai refusée... Il fallait m’éloigner d’elle, il fallait quitter Paris.

HORTENSE, avec émotion.

Ah ! c’est là qu’elle habite ?

GEORGE.

Oui, Madame, bien loin d’ici.

HORTENSE.

Et vous n’avez jamais songé à son repos, que vous pouviez troubler ; à sa vie, que vous pouviez rendre misérable ?

GEORGE.

Air : Le choix que fait tout le village.

Ah ! si jamais je le croyais, Madame,
Si cet amour si cruel et si doux
Pouvait troubler le repos de son âme...
C’est impossible... ainsi rassurez-vous.
Pour que sur moi descende sa pensée,
Pour abaisser jusque sur moi ses yeux,
Par ses vertus elle est trop haut placée,
Et, grâce au ciel, je suis seul malheureux.

HORTENSE.

Si vous l’êtes, c’est que vous le voulez, c’est que vous vous livrez sans cesse au danger, au lieu de le fuir et de le braver. Je ne suis qu’une femme, et bien faible, sans doute ; mais si jamais, pour mon malheur, j’avais à combattre des sentiments pareils aux vôtres, loin d’y céder lâchement, j’en mourrais peut-être, mais j’en triompherais. Auriez-vous moins de courage ? et faut-il que ce soit moi qui vous donne des leçons de force et d’énergie ? Allons, George, allons, mon ami, croyez-moi, il n’est point de chagrin si profond que la raison ne puisse adoucir, point d’infortune si grande que notre cœur ne puisse supporter et vaincre ! Je vous offre mon aide, mon secours ; et si vous êtes ce que je crois, si vous êtes digne de mon estime, vous suivrez mes conseils.

GEORGE.

Parlez.

HORTENSE.

Votre oncle voulait vous faire épouser Élise.

GEORGE.

Élise ! ma cousine ? c’est impossible, un autre en est épris, la vicomte d’Herembert, mon ami.

HORTENSE.

Air de Téniers.

C’est ce qu’il faut d’abord faire connaître
À votre oncle.

GEORGE.

  Je lui dirai.

HORTENSE.

  Et puis, il est d’autres partis peut-être...

GEORGE.

Pour moi. Jamais... Je l’ai juré.
N’espérant rien de celle que j’adore,
Je veux toujours, en mes soins assidus,
Lui conserver un amour qu’elle ignore,
Et des serments qu’elle n’a pas reçus.

HORTENSE.

Eh bien ! il est un autre parti plus facile, qui assurera votre tranquillité, et la sienne peut-être. Cette place qu’on vous offrait, et qui vous éloigne de Paris, il faut l’accepter.

GEORGE.

Me priver de sa présence, de mon bonheur ! Et que vous ai-je fait pour me donner un pareil conseil ?

HORTENSE.

Il faut pourtant le suivre ; mon amitié est à ce prix, choisissez... Eh bien ?

GEORGE.

Y renoncer, jamais !

HORTENSE.

Je vous croyais digne de m’entendre, je vous laisse à vous-même, et n’ai rien à vous dire.

George s’éloigne ; mais au moment de sortir, il jette un coup d’œil sur Hortense, qui ne le regarde plus. Il soupire et sort.

Ah ! que c’est mal à lui !

 

 

Scène IX

 

HORTENSE, seule

 

Air : Ô mon ange ! veille sur moi.

  D’où vient que son départ me trouble, m’inquiète ?
  Fuyons son souvenir... je le veux... je ne puis...

Elle s’assied près de la table.

Présent, je le redoute ; absent, je le regrette ;
Je rougis à sa vue, à son nom je rougis...
Il ne m’a jamais dit quelle est celle qu’il aime ;
Je devrais l’ignorer, et cependant je croi,
Je la connais trop bien... Hélas ! contre moi-même,
Ô moi-même ! protège-moi.

Elle reste près de la table, la tête appuyée dans ses mains et plongée dans ses réflexions.

 

 

Scène X

 

HORTENSE, RIQUEBOURG

 

RIQUEBOURG, sortant de la chambre à gauche, à la cantonade.

Allons donc, qu’est-ce que c’est qu’un pareil enfantillage ?

HORTENSE, l’entendant.

Mon mari !

RIQUEBOURG, se parlant à lui-même.

Est-ce qu’un homme doit être ainsi ?

HORTENSE.

Qu’ya-t-il ?

RIQUEBOURG.

C’est ce Dampierre qui, pendant que je lui parle de vins de France, de sucre et de café, s’avise d’avoir la larme à l’œil.

HORTENSE.

Et pourquoi ?

RIQUEBOURG.

Il ne m’écoutait pas, il pensait à sa femme et à son enfant qu’il va quitter. Que diable ! il faut être à ce qu’on fait ; il y a temps pour tout. Je n’empêche pas qu’on soit sensible, le soir, après le bureau ! Aussi, maintenant, me voilà tout à toi. Eh bien ! tu as vu George ? à quand la noce ? Est-il décidé ?

HORTENSE, troublée.

Pas encore tout à fait... mais plus tard, j’espère...

RIQUEBOURG, gaiement.

À la bonne heure ! pourvu que ça vienne ; d’autant qu’à présent je suis moins pressé, grâce à une idée qui m’est venue.

HORTENSE.

Comment ?

RIQUEBOURG.

Le départ de Dampierre me laisse trop d’ouvrage, et j’ai imaginé de prendre avec moi mon neveu, qui, à son âge, ne fait rien.

HORTENSE, à part.

Ô ciel !

RIQUEBOURG.

Comme mon associé, il habitera ici, chez nous, auprès de sa cousine, de sa future ; il ne nous quittera plus.

HORTENSE, à part.

C’est fait de moi !

Haut.

Et vous croyez qu’il acceptera ?

RIQUEBOURG.

J’en suis sûr ; car c’est me rendre service. Il m’aidera au bureau, dans mes travaux, dans mes affaires. Et ici, dans notre intérieur, ce sera pour nous une société de tous les instants ; en mon absence au moins tu ne seras plus seule ; ça te dissipera, ça t’égayera, maintenant surtout, que tu es souvent souffrante.

HORTENSE.

J’en conviens ; et je crois que je le serais moins, si vous aviez daigné m’accorder ce que déjà je vous ai plusieurs fois demandé.

RIQUEBOURG, étonné.

Comment, ce dont tu me parlais encore l’autre jour ?

HORTENSE.

Eh bien ! oui ; permettez-moi de quitter Paris, et d’aller passer quelques mois dans votre terre de Plinville que nous n’avons pas vue depuis longtemps.

RIQUEBOURG.

Quelle diable d’idée ! Mais quand une fois les femmes en ont une en tête ! Depuis le commencement de l’hiver, il lui a pris un amour de campagne... Voilà trois ou quatre fois qu’elle me presse de partir, par un temps affreux, au mois de décembre.

HORTENSE.

Que m’importe ? Je n’y tiens pas.

RIQUEBOURG.

Et moi, j’y tiens ; est-ce que je peux ainsi, toute l’année, me séparer de toi ? Déjà, cet été, quand tu as été aux eaux, que nous étions ici, mon neveu et moi, que tu nous avais laissés veufs, nous ne savions que devenir ; cette maison est si grande quand tu n’y es pas ! il n’y a plus de plaisir, plus de bonheur ; il me semble que tu aies tout emporté.

HORTENSE, avec tendresse.

Eh bien ! venez avec moi.

RIQUEBOURG.

Avec toi ! certainement que j’irais si ça se pouvait ; mais mon commerce, mais mes affaires me retiennent ici, je ne peux pas quitter ; et quand j’ai bien travaillé toute la journée, il faut que le soir je te retrouve là, près de moi. Ça me console de tout, ça me réjouit, ça me... Enfin, j’ai besoin de toi, je ne peux vivre sans ça, ça m’est impossible.

HORTENSE.

Cependant, si je vous suis chère, vous m’accorderez la grâce que je vous demande. Je souffre ici.

RIQUEBOURG.

Si c’était pour ta santé, je n’hésiterais pas ; mais les docteurs s’y opposent, ils disent que ça te tuera.

HORTENSE.

N’importe, laissez-moi partir.

RIQUEBOURG.

Et qu’est-ce qui te presse ? qu’est-ce qui t’y oblige ?

HORTENSE.

Il le faut.

RIQUEBOURG.

Et pourquoi ?

HORTENSE.

N’avez-vous pas assez de confiance en votre femme pour vous en rapporter à elle du soin de ce qui est convenable ou nécessaire ?

RIQUEBOURG.

Si vraiment.

HORTENSE.

Eh bien ! alors, ne me demandez rien ; fiez-vous à moi et laissez-moi m’éloigner.

RIQUEBOURG.

Non, morbleu ! Je ne conçois pas une insistance pareille ; et il faut qu’il y ait quelque chose là-dessous. J’en connaîtrai le motif ; je le veux, je l’exige.

HORTENSE.

Je ne puis le dire.

RIQUEBOURG.

Eh bien ! je n’accorde rien ; tu ne me quitteras pas, tu resteras.

HORTENSE, dans le plus grand trouble.

Ô mon Dieu ! il n’est donc pas d’autre moyen ; je n’en connais pas du moins.

RIQUEBOURG.

Que dites-vous ?

HORTENSE.

Qu’attachée à vous, à mes devoirs, j’ai cru longtemps que rien de ce qui leur était étranger ne pouvait jamais faire impression sur moi ; je m’étais trompée. Il est des affections qui ne dépendent ni de notre cœur, ni de notre volonté, qu’on ne peut empêcher de naître, et contre lesquelles on n’est point en garde ; car lorsqu’on commence à les craindre... elles existent déjà.

RIQUEBOURG.

Comment !

HORTENSE.

Non que vous deviez vous alarmer, et que ce cœur ait cessé de vous appartenir ; il est à vous par le devoir, par l’estime, par la reconnaissance, et grâce au ciel je suis digne de vous ; je n’ai aucun reproche à me faire, mais peut-être n’en serait-il pas toujours ainsi. Vous êtes mon meilleur ami, mon guide, mon protecteur ; venez à mon aide, permettez-moi de m’éloigner, de céder à des craintes chimériques peut-être, mais que font naître le sentiment de mes devoirs et l’affection que je vous porte.

RIQUEBOURG.

Que viens-je d’entendre ! Il est quelqu’un que vous aimeriez ?

HORTENSE, baissant les yeux.

Non, mais je le crains peut-être !

Vivement.

Il ne le sait pas, il ne le saura jamais, et c’est pour en être plus sûre que je veux fuir.

RIQUEBOURG.

Ce quelqu’un, quel est-il ?

HORTENSE.

Que vous importe ?

RIQUEBOURG.

Et pourquoi l’aimez-vous ?

HORTENSE.

Je n’ai pas dit cela.

RIQUEBOURG, hors de lui.

Et moi, j’en suis sûr ; il fallait l’empêcher, il ne fallait pas le souffrir ; on se commande, on est toujours maître de soi.

HORTENSE.

L’êtes-vous dans ce moment ?

RIQUEBOURG.

C’est différent ; ce n’est pas de l’amour que j’ai, c’est de la rage !... contre vous, contre tout le monde.

HORTENSE.

Que pouvais-je faire cependant, sinon de tout avouer ? J’ai donc eu tort d’avoir confiance en vous, de vous prendre pour conseil et pour ami, d’implorer votre protection ?

RIQUEBOURG.

Non, non ; vous avez bien fait, c’est moi qui perds la raison ; et quoique jamais peut-être on n’ait fait un pareil aveu à un mari, je crois en vous ; vous êtes une honnête femme, que j’estime, que je respecte... c’est à lui seul que j’en veux. Quel est son nom ? quel est-il ? nommez-le-moi, je suis sûr que je le connais, que je l’abhorre, que je l’ai toujours détesté, et si je le rencontre jamais...

 

 

Scène XI

 

HORTENSE, RIQUEBOURG, LAPIERRE

 

LAPIERRE, annonçant.

Monsieur le Vicomte d’Heremberg.

HORTENSE.

Le vicomte ! Ah ! mon Dieu ! il vient pour cette réponse.

RIQUEBOURG.

Je suis bien en train de la faire ; qu’il s’en aille !

HORTENSE.

Une pareille impolitesse ! c’est impossible ; mais le recevoir, lui expliquer votre refus... Je ne puis en ce moment.

À Lapierre.

Priez-le de m’attendre au salon ! où tout à l’heure j’irai le rejoindre... dites-lui que des occupations... que ma toilette.

LAPIERRE.

Oui, Madame.

Il sort.

RIQUEBOURG.

Voilà bien des façons, pour un vicomte !

À part.

Ah ! mon Dieu ! si c’était... Oui, c’est lui... j’en suis sûr maintenant.

HORTENSE.

Qu’avez-vous ?

RIQUEBOURG.

Rien... je n’ai rien... laissez-moi... rentrez.

Hortense va pour sortir par la porte du fond. Riquebourg lui montrant celle de son appartement à droite.

Là, dans votre appartement.

HORTENSE.

Qu’est-ce que cela signifie ?

RIQUEBOURG, modérant sa colère.

Je veux que vous me laissiez, je le veux.

HORTENSE.

Ah ! vous m’effrayez ; j’obéis, Monsieur, j’obéis.

Elle entre dans son appartement.

 

 

Scène XII

 

RIQUEBOURG, seul

 

Oui, oui, c’est lui ;ce doit être lui... je le saurai, je lui ferai un affront devant tout le monde entier, s’il le faut ; je lui demanderai pourquoi il aime ma femme, pourquoi il en est aimé ! Oh ! je ne crains pas le bruit, ça m’est égal ; et si ça ne lui convient pas, eh bien, je le tuerai ! ou bien il me tuera. Et dans ce moment-ci, il n’y aura pas grand mal ; il est là, au salon, qui attend ma femme ! ce n’est pas elle qu’il verra, c’est moi ; allons.

Il fait un pas pour sortir ; en ce moment entre George.

 

 

Scène XIII

 

GEORGE, RIQUEBOURG

 

RIQUEBOURG.

Ah ! George, te voilà !

GEORGE.

Qu’avez-vous donc ?

RIQUEBOURG.

Je suis heureux de te voir, de t’embrasser. Adieu, mon ami.

GEORGE.

Et où allez-vous donc ?

RIQUEBOURG.

Je vais me venger.

GEORGE.

Et de qui ? Au nom du ciel, modérez-vous, pas de bruit, pas d’éclat. Qui vous a offensé ? parlez.

RIQUEBOURG.

Je le voudrais ; mais je ne le puis, je ne l’ose ; et pourtant, morbleu ! à qui demander conseil ? à qui confier mes chagrins, si ce n’est à mon seul ami ?

GEORGE.

Des chagrins ! Et qui peut les causer ?

RIQUEBOURG.

Celle que j’aime le plus au monde, ma femme ! Tu sais si j’en suis épris ! Eh bien ! au sein même de notre ménage, dans l’intimité, jamais je n’ai eu un moment de vrai bonheur, jamais je n’ai pu la regarder comme mon égale ; je ne sais quelle supériorité me tenait à distance, et m’imposait ; je n’osais l’aimer ; et pour comble de maux, malgré ses soins à me plaire, je sentais qu’ici elle n’était pas heureuse ; que, dans le monde, elle rougissait de moi.

GEORGE.

Qu’osez-vous dire ?

RIQUEBOURG.

Oui, mon plus grand désespoir est de m’avouer que je suis au-dessous d’elle, que je ne la mérite pas. Pourquoi l’ont-ils sacrifiée ? Pourquoi, en échange de ma fortune, me l’ont-ils donnée ? J’aurais pris pour compagne une femme élevée comme moi, qui, mon égale en tout, ne m’aurait pas méprisé.

GEORGE.

Ah ! quelle idée !

RIQUEBOURG.

Elle eût eu pour moi de l’estime, du respect, de l’amour peut-être.

GEORGE.

Et qu’avez-vous à désirer dans celle que vous avez choisie ? Pouvez-vous douter de son affection ?

RIQUEBOURG.

Eh bien, oui ! aujourd’hui j’en doute ; et maintenant j’y pense, comment en serait-il autrement ?Je me regarde et me rends justice. Dans ce monde dont elle est entourée, n’ont-ils pas tous de l’éducation, de l’esprit, des talents ? Ne sont-ils pas tous plus jeunes, plus aimables que moi ?

GEORGE.

Et vous supposeriez qu’Hortense, que la vertu même, voudrait vous tromper ?

RIQUEBOURG.

Me tromper ! Non, ce n’est pas cela que je veux dire ; au contraire, je ne me plains que de sa franchise. Pourquoi a-t-elle eu en moi tant de confiance ? ou pourquoi ne l’a-t-elle pas eue tout entière ?

À demi voix.

Car c’est elle, c’est elle-même qui m’a avoué qu’elle préférait, qu’elle aimait quelqu’un.

GEORGE, avec colère, et hors de lui.

Qu’entends-je, ô ciel ! Et vous l’avez souffert ! et vous le souffrez encore !

RIQUEBOURG.

Eh bien ! tu vois, toi qui, tout à l’heure, me recommandais la modération.

GEORGE.

C’est que ce n’est pas à vous, c’est à moi de punir un pareil outrage.

RIQUEBOURG, le retenant.

George, mon ami !

GEORGE.

Laissez-moi, je suis furieux !

RIQUEBOURG.

Vous resterez ici, je l’exige, je le veux.

GEORGE.

Vous me retenez en vain ; son nom, dites-moi son nom.

RIQUEBOURG.

Eh bien ! voilà justement ce que je ne sais pas, ce qu’elle refuse de m’avouer. Mais il y a apparence que c’est ce vicomte d’Heremberg.

GEORGE.

Lui !

RIQUEBOURG.

Et c’est pour en être plus sûr que j’allais le lui demander.

GEORGE.

Y pensez-vous ? compromettre ainsi votre femme ! Et puis, vous êtes dans l’erreur ; le vicomte a d’autres idées, d’autres vues... je le crois du moins. Et du côté d’Hortense, qui peut vous faire soupçonner ?...

RIQUEBOURG.

Écoute ; c’est quelqu’un qu’elle craint, qu’elle veut fuir. Une ou deux fois, déjà, elle m’avait parlé de s’éloigner, mais vaguement, faiblement. Aujourd’hui, c’est avec instance, avec prière, à l’instant même ! Il faut donc qu’aujourd’hui, ce matin, dans l’instant, il y ait quelqu’un dont la vue ou la présence ait appelé ces sentiments dans son cœur, et l’ait décidée à me faire un pareil aveu.

GEORGE.

Ô ciel !

RIQUEBOURG.

Est-ce que tu saurais ?...

GEORGE.

Non, non.

RIQUEBOURG.

Eh bien ! moi, je le saurai. Il faudra bien qu’elle me dise son nom, ou bien malheur à elle ! Elle ne sait pas de quoi je suis capable.

GEORGE.

De grâce, calmez-vous.

RIQUEBOURG.

Oui, tu as raison ; c’est le moyen de tout gâter, et je sens que je m’y prendrais mal. Mais toi, qui es notre ami à tous deux, tu auras plus de pouvoir ou plus d’esprit que moi. Il faut que tu lui parles.

GEORGE.

Moi !

RIQUEBOURG.

Dans son intérêt à elle-même, conseille-lui de me le dire. Si elle y consent, il n’est rien que je ne fasse pour elle ; mais si elle refuse, fais-lui comprendre que la paix de notre ménage, que notre avenir, que tout notre bonheur en dépend. Enfin, mon garçon, je me fie à toi ; arrange ça pour le mieux. Tu me le promets ? J’y compte. Adieu !

Il rentre dans l’appartement à gauche.

 

 

Scène XIV

 

GEORGE, seul

 

Je ne puis me rendre compte de ce que j’éprouve ! Mais, malgré moi, et pendant qu’il me parlait, une idée s’est glissée en mon cœur ; une idée qui, de tous les hommes, me rendrait le plus heureux, ou le plus malheureux, peut-être !... Non, non, ce n’est pas possible ! Je ne veux, je ne dois pas m’y arrêter.

Air d’Aristippe.

Envers un oncle, un ami véritable,
Quel crime, hélas ! serait le mien !
Et pourquoi donc ?... en quoi suis-je coupable ?
Je ne veux rien, je n’attends rien.
Tous mes devoirs, je les connais trop bien.
Et d’être aimé si j’avais l’espérance.
Si cet amour n’était point une erreur...
J’aurais bientôt expié cette offense,
Et, je le sens, j’en mourrais de bonheur.

Il va pour sortir, et, au moment où il est près de la porte du fond, il voit Hortense qui sort de son appartement.

C’est elle !

 

 

Scène XV

 

HORTENSE, GEORGE

 

HORTENSE.

Je meurs d’inquiétude... mon mari... il faut que je le voie... Ô ciel ! c’est George !

Tombant sur un fauteuil près de la table.

Mon Dieu ! que devenir !

GEORGE, courant à elle.

Ma tante ! qu’avez-vous !

HORTENSE.

Rien, Monsieur ; je ne demande rien, qu’à être seule.

GEORGE.

Puis-je vous laisser dans l’état où je vous vois ?

HORTENSE, s’efforçant de sourire.

Rassurez-vous, je ne souffre pas. Je venais d’avoir avec votre oncle une explication où moi seule j’avais tort, sans doute.

GEORGE.

Je ne pense pas.

HORTENSE, étonnée.

Et qui vous l’a dit ?

GEORGE.

Lui-même, qui me confiait tout à l’heure le sujet de ses peines.

HORTENSE.

À vous ?... mon Dieu !

Se reprenant et cherchant à cacher son trouble.

J’espère, George, que, connaissant comme moi le caractère de votre oncle, que sa vivacité emporte souvent loin des justes bornes, vous n’ajouterez pas foi à des idées dont lui-même reconnaîtra bientôt la fausseté.

GEORGE.

Je ne crois rien, sinon que vous méritez les respects du monde entier, et que vous êtes ce que la vertu a créé de plus noble et de plus parfait.

HORTENSE.

Je ne mérite point de tels éloges.

GEORGE.

Et mille fois plus encore.

HORTENSE.

Et d’où le savez-vous ?

GEORGE.

Tout le dit, tout me le prouve ; et, bien différent de ce que j’étais ce matin, je tenterai désormais, non de vous égaler, c’est impossible, mais du moins de vous suivre et de vous imiter.

HORTENSE.

Que dites-vous ?

GEORGE.

Que je puis mourir maintenant. J’ai épuisé en un instant tout le bonheur que je pouvais éprouver sur terre. Je n’ai plus rien à envier, rien à désirer. Dites-moi seulement que mon cœur a deviné le vôtre.

HORTENSE, effrayée, se levant.

Ah ! je me serai trahie !

GEORGE.

Non, votre secret est à vous ; il vous appartient ; vous n’avez rien dit, je ne sais rien, et j’ai pu m’abuser sans doute encore, tant que votre bouche n’a pas détruit ou confirmé mes soupçons. Mais quoi que vous prononciez, j’oublierai tout, je vous le jure, tout, excepté l’honneur et la reconnaissance.

HORTENSE.

Eh bien ! prouvez-le-moi.

GEORGE.

Soumis à vos ordres, je les attends.

HORTENSE.

Vous me disiez ce matin : « Si j’étais aimé, je fuirais à l’autre bout du monde. »

GEORGE.

Je l’ai dit, c’est vrai.

HORTENSE.

Eh bien ! partez.

GEORGE, voulant se précipiter vers elle.

Ah ! qu’ai-je entendu !

HORTENSE, l’arrêtant de loin.

Pas un mot de plus. Je connais mes devoirs, vous connaissez les vôtres ; quoi que j’ordonne, vous m’avez promis d’obéir ; et si vous hésitiez un instant, vous ne seriez plus à craindre pour moi.

GEORGE.

J’obéirai. Il n’est point de sort si rigoureux que je n’affronte. J’ai maintenant du bonheur pour toute ma vie. C’est mon oncle !

 

 

Scène XVI

 

HORTENSE, GEORGE, RIQUEBOURG, puis LE VICOMTE et ÉLISE

 

RIQUEBOURG, à George.

Eh bien ! lui as-tu parlé ? L’as-tu déterminée enfin à tout m’apprendre, à ne plus avoir de secrets pour moi ?

HORTENSE.

Oui, j’y suis décidée, je dirai tout.

RIQUEBOURG.

Ah ! mon cher George ! que je te remercie !

Passant entre George et Hortense. À Hortense.

En revanche, je te promets tout ce que tu voudras ; parle, impose tes conditions ; pourvu que je sache son nom, je consens à tout. Eh bien ?

HORTENSE.

Eh bien ! vos soupçons s’étaient portés tout à l’heure sur le vicomte d’Heremberg ?

RIQUEBOURG.

C’est vrai, et je le crois encore.

HORTENSE.

Silence ! c’est lui.

En ce moment entre le vicomte donnant la main à Élise.

HORTENSE, continuant.

Pour vous prouver à quel point vous vous abusiez, et pour bannir à jamais de votre esprit de semblables idées, j’exige d’abord que vous consentiez à son mariage avec Élise ; qu’il aime, et dont il est aimé.

RIQUEBOURG.

Moi ! y consentir !...

HORTENSE.

Manquez-vous déjà à votre parole ?

RIQUEBOURG.

Non. Mais cela regarde mon neveu, à qui je la destine, et qui, j’espère, ne souffrira pas...

Le vicomte regarde George, qui lui prend la main et le tranquillise.

HORTENSE.

George m’a donné son aveu. Demandez-lui.

RIQUEBOURG.

Est-il vrai ?

GEORGE.

Oui, mon oncle.

Bas, au vicomte.

Je te l’avais bien dit.

LE VICOMTE, à George.

Ah ! mon ami !

ÉLISE.

Ah ! mon cousin.

RIQUEBOURG, à George.

Et toi aussi ! elle t’a donc ensorcelé ? Enfin, puisque je l’ai promis, qu’elle abuse de ma parole...

GEORGE.

Pour faire des heureux.

RIQUEBOURG, à George.

Qu’ils le soient, s’ils peuvent, et puisque tu me restes, j’ai de quoi me consoler.

À Hortense.

Est-ce tout ?

HORTENSE.

Non, Élise n’est pas la seule pour qui j’ai à demander. J’ai aussi à vous parler en faveur de George.

RIQUEBOURG.

Et que ne parle-t-il lui-même ?

HORTENSE.

Il n’ose pas et m’en a chargée.

RIQUEBOURG, étonné.

Est-ce possible ! et qu’est-ce donc ?

HORTENSE.

Il est naturel qu’à son âge il cherche à s’éclairer, à s’instruire, et dès longtemps il avait des projets de voyage.

RIQUEBOURG, avec colère.

Des voyages ! qu’est-ce que cela signifie ?

HORTENSE.

Voilà justement ce qui l’empêchait de vous en parler, la crainte de vous fâcher ; et cependant, c’est cette idée-là qui le tourmente, qui le rend malheureux, et si vous l’aimez, vous ne résisterez point à ses prières et aux miennes.

GEORGE.

Oui, mon oncle, il le faut, et si vous me refusez...

RIQUEBOURG.

Tu oserais partir malgré moi !

À demi voix.

Comment ! George, tu veux me quitter ? C’est toi qui as pu concevoir une pareille pensée ! qu’est-ce que je deviendrai ?

Regardant Hortense.

À qui confierai-je mes chagrins ? qui m’aidera à me consoler ? Et toi-même, qu’est-ce que ces idées de jeunesse, ce vague désir de voir du pays, ce besoin de changer de lieu ? En trouveras-tu, où tu sois plus aimé qu’ici ? Est-ce que moi et ta tante ne te rendons pas heureux ?... Eh bien ! nous redoublerons de soins, de tendresse ; je ne te demande en échange que toi, que ta présence; reste avec moi, mon fils, ne me quitte pas.

GEORGE.

Ah ! mon oncle !

RIQUEBOURG.

Il cède, il est attendri...

Au vicomte et à Élise.

Mes amis, aidez-moi...

À Hortense.

Et toi aussi, car tu es là, tu ne dis rien ; il semble que tu veuilles le voir partir, que tu le pousses dehors.

GEORGE.

N’insistez pas, mon oncle ; car, plus vous m’accablez de bontés, plus je sens que je dois persister dans mes projets.

RIQUEBOURG.

Que dis-tu ?

GEORGE.

Par là, du moins, je puis m’acquitter envers vous ; ce voyage ne vous sera pas inutile. Au lieu d’un commis, au lieu de Dampierre, qui ne servirait que faiblement vos intérêts, c’est moi qui m’en occuperai, je prendrai sa place.

RIQUEBOURG, HORTENSE et ÉLISE.

Ciel !

RIQUEBOURG.

Tu veux partir pour la Havane ?

GEORGE.

Oui, mon oncle.

RIQUEBOURG.

Et les dangers de la traversée ! et ceux du climat ! si tu étais malade, si...

GEORGE, à part, avec joie.

Qu’importe ? Je suis aimé.

RIQUEBOURG.

Et quand même tu échapperais à tous les périls... Dans quelques années, à ton retour, si le docteur avait raison, si tu ne me trouvais plus ?

GEORGE.

Que dites-vous ?

RIQUEBOURG.

C’est possible, il me l’a dit ; et tu n’aurais donc pas été là pour me fermer les yeux ?

GEORGE.

Mon oncle !

 

 

Scène XVII

 

HORTENSE, GEORGE, RIQUEBOURG, LE VICOMTE, ÉLISE, LAPIERRE

 

LAPIERRE, à Riquebourg.

Monsieur, Monsieur Dampierre fait demander vos derniers ordres ; car la chaise de poste est dans la cour, tout attelée, et prête à partir.

GEORGE, à Lapierre.

Et Dampierre, où est-il ?

LAPIERRE.

En bas, avec sa jeune femme, qui pleure, qui se désole.

GEORGE, à part.

Encore un heureux que je ferai !

À Lapierre.

Dis-lui qu’il reste, que je prends sa place.

LAPIERRE.

Vous, Monsieur !

GEORGE.

Va vite.

Lapierre sort.

RIQUEBOURG.

Ainsi donc, rien ne peut te retenir ?

GEORGE, leur tendant la main à tous.

Adieu tout ce que j’aime, adieu tout ce qui m’est cher.

HORTENSE.

George, vous êtes un brave, un honnête garçon.

RIQUEBOURG.

Parbleu ! qui est-ce qui en doute ?

Regardant Hortense pendant qu’elle se détourne.

Ah ! elle pleure aussi, c’est bien heureux ! j’ai cru qu’elle le verrait partir sans lui donner un regret.

GEORGE, à Riquebourg.

Adieu, mon oncle, mon père !

RIQUEBOURG.

Ah ! l’ingrat...

Il détourne la tête du côté d’Élise et du vicomte, et remonte la scène avec eux, pendant que George s’approche d’Hortense.

GEORGE, à Hortense.

Ai-je fait mon devoir ?

HORTENSE.

Oui.

Riquebourg s’assied sur le fauteuil, et parait accablé de douleur ; le vicomte et Élise, auprès de lui, cherchent à le consoler.

GEORGE, avec joie.

Et je vous le dois, et je pars heureux, sans remords, sans regrets.

Hortense, sans lui rien dire, lui tend la main. George, lui baisant la main.

Ah !

Prenant le mouchoir qu’elle tenait.

Mouillé de vos larmes, il ne me quittera plus ; le voulez-vous ?

Hortense lui abandonne le mouchoir, George le met dans son sein, et courant vers le fond.

Adieu, pensez à moi, soyez heureux.

Il sort, Élise et le vicomte sortent après lui.

RIQUEBOURG, lui tendant les bras.

George ! mon ami !

Musique. Resté seul avec Hortense, après un moment de silence, il se lève et s’approche d’elle.

Vous l’avez voulu, je vous ai obéi en tout ; j’ai consenti à leur mariage, et plus encore, à son départ... Maintenant, votre promesse, je la réclame.

Avec une colère concentrée.

Celui que vous aimez, quel est-il ?

On entend dans la cour le roulement d’une voiture qui part ; ce bruit fait tressaillir Riquebourg, qui porte la main sur son cœur.

Parlez, où est-il ?

HORTENSE, étendant le bras du côté de la voiture.

Il est parti.

Riquebourg pousse un cri, et reste la tête appuyée dans ses mains.

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