La Haine d’une femme (Eugène SCRIBE)
Comédie-Vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 14 décembre 1824.
Personnages
M. PHILIPPON
LÉON, son pupille
URSULE, jeune veuve
JULIETTE, demoiselle à marier
MALVINA, demoiselle à marier
La scène se passe à Villeneuve-Saint-Georges, près Paris.
Scène première
URSULE, seule, près d’une table, tenant une lettre à la main
Un salon élégant ; porte au fond et deux portes latérales ; une table à droite du théâtre et un guéridon à gauche.
Conçoit-on une aventure pareille ? Ce vieux baron de Saint-Clair, dont je viens d’apprendre la passion ! et comment ? par son testament.
Elle lit.
« Je n’ai d’autre parent qu’un arrière-neveu, que je n’ai jamais vu, et dont je ne me soucie guère ; c’est donc à vous que je veux laisser toute ma fortune, à vous, Madame, que j’ai toujours aimée, quoique je n’ai jamais osé vous le dire ; mais j’espère qu’aujourd’hui vous me pardonnerez cette petite hardiesse, en pensant que ce sera la dernière. » Je ne reviens pas de ma surprise, car je connaissais fort peu le baron ; j’ai passé deux étés avec lui chez une de mes tantes ; c’était un vieillard fort ennuyeux, un conteur éternel que personne n’écoutait, excepté moi, qui l’avais pris en patience ; et c’est l’attention que je lui ai prêtée qui me rapporte quinze ou vingt mille livres de rentes.
Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle.
Ah ! si, dans notre capitale,
Les ennuyeux qu’on peut trouver
Nous payaient, en raison égale,
De l’ennui qu’ils font éprouver ;
Que d’avocats, que de poètes,
À payer seraient condamnés !
Et surtout, combien de gazettes
Enrichiraient leurs abonnés !
Mais puis-je accepter un pareil présent ? Puis-je enlever cette succession à des malheureux, qui peut-être en ont besoin ? moi qui, veuve à vingt ans, jouis déjà d’une fortune considérable... Non, non, il n’y a point à hésiter, je dois y renoncer, et je vais l’écrire sur-le-champ à mon notaire.
Se mettant à une table, et écrivant.
« Monsieur, j’ignore quels sont les héritiers du baron de Saint-Clair ; je vous prie de tâcher de les découvrir, et de leur annoncer qu’étant nommée légataire universelle, je renonce en leur faveur... » Non, ce n’est pas bien ; ce serait faire parler de moi, et solliciter des éloges pour une action toute naturelle.
Elle déchire le papier, et se remet à écrire.
« Annoncez-leur l’héritage auquel ils ont droit, mais ne parlez pas de moi, et ne me nommez en aucune façon. » Cela vaut mieux, et même, par prudence, je me tairai sur cette aventure, car je suis dans ce château avec cinq ou six dames, des amies intimes, qui ne m’épargneraient pas : ces dames ne croient pas aux déclarations d’amour posthumes.
Air du Ménage du garçon.
Comme on rirait de par la ville,
D’un amant comme celui-ci,
Qui fait l’amour par codicille !
Et me croyant bien avec lui,
On pourrait ajouter aussi :
Que vraiment digne de louange,
Il a, par un motif fort bon,
Fait ce testament en échange
De quelque autre donation.
Elle sonne, un domestique paraît.
James, il faut faire porter cette lettre à Paris ; c’est l’affaire d’une demi-heure. C’est pour M. Derfort, mon notaire.
Le domestique sort.
Eh ! mon Dieu ! qui vient déjà au salon ? C’est ce bon M. Philippon ? un savant ! celui-là n’est pas dangereux.
Scène II
URSULE, M. PHILIPPON
PHILIPPON.
Comment ! Madame, vous êtes déjà éveillée ? Je croyais qu’il n’y avait que nous autres anciens pour nous lever de bonne heure. Depuis cinq heures du matin, je me promène dans le parc de M. de Clairval, avec mon Homère et mon Thucydide ; quand on a soixante-deux ans, il n’y a pas de temps à perdre.
URSULE.
Quoi ! à votre âge vous étudiez encore ?
PHILIPPON.
Toujours ; voici ma fidèle compagnie.
Air : Il me faudra quitter l’empire.
Mon Thucydide, ainsi que mon Homère,
Dès mon printemps m’ont vu suivre leur loi ;
Et dans le monde, où l’on ne pense guère
À s’occuper d’un vieillard tel que moi,
Je resterais souvent seul, je le croi.
Tous deux alors, quand le chagrin m’assiège,
Viennent m’offrir leur appui, leur secours :
Ce sont enfin, chose rare en nos jours,
De vieux amis, des amis de collège :
Ceux-là, Madame, on les trouve toujours.
Il est vrai que je ne savais pas rencontrer ici, ce matin, une société aussi agréable.
URSULE.
J’ai été enchantée quand j’ai su que vous étiez en ce château.
PHILIPPON.
C’est M. de Clairval qui m’a invité à venir passer les vacances dans sa belle terre de Villeneuve-Saint-Georges... Clairval était, ainsi que votre mari, un de mes anciens élèves ; car j’en retrouve partout, et ils ont conservé pour moi une telle amitié... Savez-vous, Madame, que tous les ans, ceux qui sont à Paris se réunissent pour me donner un grand dîner, et au dessert nous parlons grec ?
URSULE.
Ça doit être bien gai !
PHILIPPON.
Ils l’ont un peu oublié, mais ça les y remet. J’ai donc accepté, parce que je croyais trouver ici la campagne ; point du tout ; j’y ai trouvé tout Paris ; cinq ou six familles réunies, des dames élégantes, de jolies demoiselles ; et tous les soirs des bals, des concerts, de la musique de M. Rossini. Je ne suis pas là dans mon élément, et il me tarde que les vacances finissent.
URSULE.
Quoi ! vous êtes professeur, et vous n’aimez pas les vacances ? Vous n’avez donc pas besoin de prendre quelque repos ?
PHILIPPON.
Jamais ; je me repose dans ma classe ; c’est là que j’existe, que je suis heureux ! J’ai besoin de faire mon cours de grec, de voir mes élèves, d’être au milieu d’eux. C’est tellement une habitude, qu’à Paris, dans les vacances, je me trouve tous les matins, sans savoir comment, à la porte du collège de France. Hélas ! la grille est fermée, la cour est déserte, et je reviens tristement chez moi attendre la fin de mon exil, le premier novembre.
URSULE.
Je comprends : c’est un intérim dans votre existence ; mais à cela près, rien ne manque à votre bonheur.
PHILIPPON.
Si, vraiment, et à vous, Madame, je peux le confier ; car, de toutes les dames que je vois dans le monde, vous êtes la seule avec qui je me trouve à mon aise.
Il va placer ses deux livres sur la table à gauche.
URSULE, à part.
Encore une conquête ! je suis vouée à la vieillesse : tout ce qui passe soixante ans tombe dans mon domaine.
PHILIPPON.
Il y a bien longtemps, j’avais un ami intime, un ami de collège ; c’était bien le plus honnête homme et le plus brave militaire... Pauvre Georges ! il fut blessé à mort dans un combat ; et si je vous montrais la lettre qu’il m’écrivit à ses derniers moments... Nous n’avons rien de plus beau dans Tite-Live, ni dans Tacite. « Mon cher Antoine, me disait-il, tu as été mon meilleur ami ; je te donne ce que j’ai de plus précieux : je te laisse mon fils ; je te lègue le soin de l’élever, de l’établir. » Et vous sentez bien qu’on ne refuse pas une pareille succession. J’ai accepté l’héritage de mon pauvre Georges ; et son fils Léon ne m’a plus quitté.
URSULE.
Quoi ! c’est ainsi que M. Léon est devenu votre pupille.
PHILIPPON.
Oui, Madame, et je l’ai élevé comme un prince. Tous les ans il avait les premiers prix au concours général ; maintenant il fait son droit ; et je croyais qu’avec son esprit, ses dix-huit ans et sa jolie figure, il me serait facile de l’établir ; eh bien ! je ne peux en venir à bout, et c’est ce qui me désespère. Tous les pères de famille sont à présent si exigeants.
Air : Ces Postillons.
Il faut près d’eux, en fait de mariage,
Cent mille écus, pour être de leur choix ;
Si maintenant les époux en ménage
Étaient du moins plus heureux qu’autrefois !...
Mais cette hausse est soudaine et bizarre
Ne permet pas qu’on soit jamais au pair,
Car tous les jours le bonheur est plus rare,
Et coûte bien plus cher.
Il est vrai que je ne suis pas répandu dans le grand monde ; mais vous, Madame, qui recevez la meilleure société de Paris, tâchez de me trouver cela, et de marier mon pupille. Vrai, ce sera une bonne action.
URSULE.
Je vous remercie de votre confiance ; mais vous me chargez là d’une commission...
PHILIPPON.
Je sais que vous ne partagez point mon enthousiasme pour Léon : vous avez contre lui quelques préventions.
URSULE.
Moi ! Qui peut vous faire croire ?
PHILIPPON.
Je l’ai vu dans vingt occasions. S’il commet quelques étourderies, quelques inconséquences, vous ne lui en passez aucune ; vous êtes sans pitié sur ses défauts, souvent même vous le tournez en ridicule, et cela me fait de la peine, parce que je n’ai pas assez d’esprit pour le défendre contre vous. Enfin le pauvre garçon me disait encore, il y a quelque temps, d’un air désolé, qu’il ne savait d’où provenait la haine que vous aviez contre lui.
URSULE.
Moi, de la haine !
PHILIPPON.
Je sais bien que ce n’est pas vrai : mais il a une imagination qui exagère tout. Prouvez-lui qu’il se trompe en lui faisant faire un bon mariage.
URSULE.
C’est assez difficile ; d’abord, il n’a rien.
PHILIPPON.
Il a bien un parent éloigné, immensément riche, mais qui se soucie fort peu de lui, et qui n’a jamais voulu le voir ; ainsi, de ce côté, il n’a rien à attendre : mais on peut parler des bonnes qualités de mon pupille, de son excellent cœur, de sa sagesse...
URSULE.
Pour cela vous permettrez de ne pas m’avancer.
PHILIPPON.
Eh quoi ! Madame...
URSULE.
J’espère que cette fois vous ne m’accuserez pas de préventions, et que son aventure avec madame de Melval...
PHILIPPON.
Comment ! Madame, vous y pensez encore ?
URSULE.
Il me semble que c’est assez public, une aventure au bal de l’Opéra.
PHILIPPON.
D’abord, ça n’est peut-être pas vrai ; et puis d’ailleurs nous avons Alcibiade, qui certainement était un gaillard, ce que nous appelons un franc étourdi ; et ça ne l’a pas empêché d’être un homme de mérite. Et vous, Madame, qui d’ordinaire êtes bonne et intelligente, je me rappellerai toujours la manière dont vous avez traité Léon à ce sujet ; il y avait au moins vingt personnes dans votre salon : et tout ce que la raillerie a de plus cruel, vous l’avez employé contre ce pauvre jeune homme, qui, rouge, et les yeux baissés, osait à peine vous répondre, et qu’un instant après j’ai trouvé dans votre jardin, pleurant tout seul à chaudes larmes.
URSULE.
Quoi, vraiment ! Ce pauvre Léon ! Ah ! s’il en est ainsi, j’en suis bien fâchée ; car mon intention était de plaisanter.
PHILIPPON.
En attendant, il n’a plus osé se présenter chez vous ; mais il vient aujourd’hui.
URSULE.
Que dites-vous ? est-ce qu’il vient au château ?
PHILIPPON.
Oui ; je lui ai envoyé ce matin un exprès : Clairval a des projets sur lui. Un agent de change ! cela peut lui être utile ; et puis il a une fille à marier.
URSULE.
Eh quoi ! vous penseriez...
PHILIPPON.
Moi, je pense à tout. Nous avons ici M. Dermont, le receveur des domaines, qui a deux filles charmantes ! mademoiselle Juliette et mademoiselle Malvina. Il ne faut rien négliger.
Air : Le choix que fait tout le village.
Jamais pour moi je n’aimai la richesse ;
Mais pour Léon, ah ! c’est bien différent ;
Pour lui, l’ambition me presse ;
Pour lui, je crois, je deviens intrigant.
Les démarches, les soins, la gène.
Tout se compense et tout est ennobli ;
Car je me dis : Pour moi sera la peine,
Et le profit sera pour lui.
Mais, tenez, c’est lui-même que j’entends.
Scène III
URSULE, M. PHILIPPON, LÉON
PHILIPPON.
Le voilà donc, ce cher enfant ! y a-t-il longtemps que je ne l’ai vu !
LÉON.
Bonjour, mon ami ; que c’est aimable à vous de m’avoir fait inviter ! car, dans ce moment, Paris est ennuyeux à la mort.
Apercevant Ursule.
Mille pardons, Madame, de ne pas vous avoir d’abord présenté mes hommages.
URSULE.
Je suis enchantée, monsieur Léon, de vous rencontrer chez Clairval ; il est plus heureux que moi : car je n’ai pas eu l’avantage de vous avoir à ma dernière soirée.
LÉON.
Pardon, Madame, je n’avais pas reçu de billet.
URSULE.
Je ne pensais pas que cela fût nécessaire.
PHILIPPON.
Sans doute ; ne sommes-nous pas des amis de la maison ? et depuis longtemps !... votre mari avait autrefois tant de bontés pour nous. Quand Léon était au collège, et qu’il sortait, les dimanches et fêtes, c’était ou chez moi, ou chez vous.
Air du vaudeville de la Somnambule.
Ne connaissant que mon histoire ancienne,
Je le formais, dans mes doctes discours,
Aux vieilles mœurs et de Rome et d’Athènes,
Et vous, Madame, à celles de nos jours.
C’est fort utile : aussi notre jeune homme,
En profitant de nos doubles avis,
Apprend chez moi comme on plaisait à Rome,
Chez vous comme on plaît à Paris.
À Léon.
Ah çà ! je vais prévenir Clairval de ton arrivée.
LÉON.
J’y vais avec vous.
PHILIPPON.
Eh ! non, peut-être a-t-il du monde, reste ici au salon avec Madame, tiens-lui compagnie si elle veut bien le permettre, et tâche d’être aimable. Je reviens à l’instant.
Il sort par le fond.
Scène IV
URSULE, LÉON
LÉON, à part, d’un air troublé.
Ah ! mon Dieu ! si j’avais su qu’il dût me laisser seul avec elle.
Haut.
Mon tuteur est bien bon, Madame, mais je suis sûr que je vais vous déranger.
URSULE, qui s’est assise auprès de la table à gauche, et qui a pris son ouvrage.
Du tout ; je suis à travailler : mais vous pouvez prendre un livre.
LÉON, sans remuer de place.
Oui, Madame.
URSULE.
Car j’aurais peur que ma conversation ne vous amusât pas beaucoup.
LÉON, sans l’écouter.
Oui, Madame.
URSULE.
La réponse est honnête, Léon ! eh bien ! monsieur Léon, où êtes-vous ? ne m’entendez-vous pas ?
LÉON.
Non, Madame ; je vous regardais : je ne me doutais pas ce matin de tout, mon bonheur.
URSULE.
N’avez-vous pas reçu une lettre, une invitation de votre tuteur ?
LÉON.
Eh ! mon Dieu ! non ; mais au milieu de la route, j’ai rencontré André, qui m’a dit que M. Clairval m’attendait ici. Jugez de ma joie, moi qui y venais.
URSULE.
Comment ! Monsieur, vous auriez osé, sans invitation, vous présenter ici ?
LÉON.
Oh ! non, Madame, j’y serais peut-être venu, mais je ne serais pas entré : j’aurais fait comme hier.
URSULE.
Il paraît que Monsieur nous fait l’honneur de venir souvent dans ce pays ? On dit que madame de Melval a une terre dans les environs.
LÉON.
Elle l’a vendue, Madame.
URSULE.
Ah ! elle l’a vendue !
LÉON.
Et autant se promener de ce côté que de celui du bois de Boulogne. Depuis Alfort, où j’ai rencontré André, la route est si belle ! une avenue magnifique ! Je suis sûr que j’ai fait le trajet en un quart d’heure.
URSULE.
Y pensez-vous ? près de deux lieues.
LÉON.
J’ai un si bon cheval : il va comme le vent ; et puis je ne monte pas mal ; il est vrai que je me suis laissé tomber.
URSULE, se levant vivement et avec effroi.
Que dites-vous ?
LÉON.
Rien qu’une fois, par distraction ; c’est ma faute, Madame, je pensais à autre chose.
Air : J’ai vu le Parnasse des dames.
Quand on voyage de la sorte,
Et l’impatience et l’espoir
Font qu’en idée on se transporte
Auprès des gens que l’on va voir
Oui, ce bonheur que l’on ignore
Je l’ai tout à l’heure éprouvé ;
Mon coursier galopait encore
Que déjà j’étais arrivé.
URSULE.
A-t-on idée d’une pareille imprudence ? exposer ainsi ses jours ! car songez donc que vous pouviez vous tuer.
LÉON.
Vous avez raison ; j’en aurais été bien fâché, surtout maintenant, car je suis bien heureux.
URSULE.
Et pourquoi ?
LÉON.
Parce que vous venez de me gronder comme autrefois. Autrefois, Madame, vous daigniez m’aider de vos conseils, de votre amitié. Ce temps-là est bien loin ! et je ferais maintenant toutes les folies du monde, sans que vous prissiez la peine de m’adresser un reproche.
URSULE, allant se rasseoir.
Mais c’est assez naturel. Quand vous n’étiez encore qu’un écolier, mon mari et moi, qui vous portions beaucoup d’intérêt, pouvions nous permettre de vous donner quelques avis ; mais maintenant, vous n’en avez plus besoin.
LÉON.
Au contraire, Madame, plus que jamais ; et si vous ne venez pas à mon secours, je suis un homme perdu !
URSULE, vivement.
Vous avez besoin de moi ? eh bien ! Monsieur, pourquoi ne pas le dire tout de suite ? Ai-je donc l’air si effrayant ?
Lui faisant signe de s’asseoir à côté d’elle.
Prenez cette chaise ; allons, venez ici, et contez-moi cela.
LÉON.
Eh bien ! Madame, j’étais hier dans une brillante soirée, tous les jeunes gens de ma connaissance entouraient la table d’écarté ; par amour-propre, j’ai voulu faire comme eux ; pour la première fois de ma vie, j’ai joué sur parole, et j’ai perdu une somme énorme !
URSULE.
Malheureux ! et combien ?
LÉON.
Trois cents francs.
URSULE, riant.
Tant que cela ?
LÉON.
Ce n’est rien pour vous qui avez trente ou quarante mille livres de rentes ; mais moi... Et le plus terrible, c’est qu’il faut le dire à M. Philippon, à mon tuteur. Il a si bonne opinion de moi, qu’il va se mettre dans une colère...
URSULE.
Eh bien ! que puis-je faire ?
LÉON.
Chargez-vous de le lui apprendre, et de plaider ma cause. Dites-lui que c’est l’usage, que tous les jeunes gens en font autant, je suis certain qu’il vous croira, qu’il me pardonnera.
URSULE.
Si j’étais sûr que désormais...
LÉON.
Oh ! je vous jure... me voilà corrigé.
Air de Céline.
Si par une erreur passagère
Un instant je fus emporté,
La raison me fut toujours chère.
URSULE, souriant.
Que dites-vous ?
LÉON, se levant.
La vérité.
Sur la raison je me réglai sans cesse ;
Mais j’ai du malheur, car, hélas !
Regardant Ursule.
De tout temps j’aimai la sagesse :
C’est elle qui ne m’aime pas.
PHILIPPON, qu’on entend en delors.
C’est bon : je vais lui parler.
LÉON.
C’est mon tuteur ; je vous laisse avec lui. Vous me promettez, n’est-il pas vrai ?... Ah ! jamais je n’ai été plus heureux.
Il sort par la porte à droite.
Scène V
URSULE, PHILIPPON
PHILIPPON.
Je suis enchanté, Madame, de vous retrouver encore ici. Où est donc Léon ?
URSULE.
Léon ? je ne sais, il y a longtemps qu’il est passé dans le jardin.
PHILIPPON.
Tant mieux, car devant lui je n’aurais pas osé m’expliquer. Je vous disais bien ce matin que vous aviez contre lui de l’antipathie, et j’en ai maintenant la preuve. Clairval, avec qui je viens de causer, avait pour lui des projets d’établissement : il voulait lui donner une de ses cousines, et c’est vous, Madame, qui l’en avez dissuadé.
URSULE, avec embarras.
Moi, je ne dis pas non. Mais ce mariage était peu convenable ; et d’ailleurs, pour l’empêcher, il y avait des motifs inutiles à vous apprendre.
PHILIPPON, avec mystère.
Nous les connaissons comme vous.
URSULE.
Que voulez-vous dire ?
PHILIPPON.
Voyez comme vous êtes injuste ! vous croyiez que Léon aimait madame de Melval : il n’y pense seulement pas.
URSULE.
Vraiment ? Eh ! mon Dieu ! je l’ai dit, parce qu’on le disait, sans y attacher d’importance.
PHILIPPON.
Il aime ailleurs. Nous avons ici M. Dermont, le receveur, un ami du père de Léon ; il a deux filles charmantes, que mon pupille a connues très jeunes : c’est l’une d’elles qu’il aime.
URSULE.
Vous en êtes bien sûr ?
PHILIPPON.
Oui, vraiment. Il s’est trouvé l’autre semaine avec M. Dermont à une partie de chasse, et lui a parlé, avec beaucoup de trouble et de timidité, du bonheur d’être de sa famille. Il connaissait, disait-il, quelqu’un qui serait bien heureux d’être son gendre, enfin, ce qu’on dit en pareil cas ; et il allait faire la demande formelle ; mais M. Dermont, en homme prudent et beau-père expérimenté, a rompu la conversation pour se donner le temps de préparer sa réponse et de prendre un parti. Il a consulté Clairval, qui m’a fait appeler. Nous en avons délibéré tous les trois, et si maintenant vous voulez nous seconder...
URSULE.
Moi, Monsieur, je ne vois pas à quoi je peux vous être utile.
PHILIPPON.
D’abord à connaître celle des deux sœurs dont il est amoureux ! car nous ne savons pas encore laquelle ; ensuite, pour décider la jeune personne, il faudrait... mais taisons-nous, car voici ces demoiselles.
Scène VI
URSULE, PHILIPPON, MALVINA, tenant un livre, et JULIETTE, un papier de musique
À l’entrée de Juliette et de Malvina, Ursule va s’asseoir auprès de la table à gauche, et Philippon va du côté de la table à droite.
Air : Povera Signora (du Concert à la Cour.)
Oui, je vois
Qu’à ma voix
Il va sans peine.
Quel morceau !
Rien n’est beau
Comme cela !
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
MALVINA, soupirant.
Ah ! quel bonheur ! sur la rive lointaine,
De confier son secret au vieux chêne !
JULIETTE, chantant.
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
Allant à Philippon.
Oui, ma sœur,
Par malheur,
Est romantique.
À Malvina.
Jours et nuits
Tu gémis,
Et moi, je ris.
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
PHILIPPON, à part.
L’une sourit, l’autre est mélancolique ;
Faisons ici briller ma rhétorique.
Ensemble.
PHILIPPON.
Notre projet, je crois, réussira.
JULIETTE, chantant.
Ah ! ah ! ah ! ah !
MALVINA, soupirant.
Ah ! ah ! ah ! ah !
PHILIPPON, aux deux demoiselles.
Vous avez ce matin des toilettes charmantes !
JULIETTE.
Ne m’en parlez pas ! mon père veut toujours que nous soyons habillées de même, sous prétexte que nous sommes sœurs ; c’est tyrannique : parce que je n’aime que le bleu ; il me va très bien.
MALVINA, soupirant.
Et moi, le rose.
Air : Vos maris en Palestine.
Il faut, pour que je me mette
Selon mon goût et mes vœux,
Que ma sœur me le permette ;
C’est souvent bien ennuyeux.
JULIETTE.
Entre sœurs on doit être unies,
Alors, quand on nous fait la cour,
Nous convenons de notre jour ;
Et nous ne sommes jolies
Que chacune à notre tour.
Allant à madame de Sainville.
Ah ! vous voilà, Madame ; puisque vous travaillez, nous allons en faire autant.
Elles s’assoient à droite, auprès de la table, et prennent leur ouvrage.
PHILIPPON, prenant un livre sur la table, à droite.
Je ne dérange pas ces dames ?
JULIETTE.
Nullement.
PHILIPPON, à part.
Comment entamer la conversation ?
À Ursule.
J’espère que vous allez m’aider un peu.
À Malvina.
Il me semble, mademoiselle Malvina, que vous n’êtes pas aujourd’hui d’une gaieté...
JULIETTE.
Ne faites pas attention, c’est par habitude : ma sœur pense qu’une jeune personne doit être mélancolique, c’est meilleur genre.
Air du Piège.
Dans les salons, c’est la mode à présent.
De la gaîté craignant l’empire,
Ma sœur est heureuse en pleurant ;
Pour s’amuser elle soupire,
Pour moi j’ai d’autres sentiments,
Je pense qu’une demoiselle
Doit toujours rire et laisser aux amants
Le soin de soupirer pour elle.
PHILIPPON.
Certainement, vous avez bien raison ; mais votre sœur n’a pas tort ; et hier encore, Léon, mon pupille, me faisait observer...
Bas, à Ursule.
Je crois que nous voilà.
Haut.
Léon, mon élève, me disait qu’il vous trouvait très aimables.
JULIETTE.
Ah ! vraiment ?
Scène VII
URSULE, PHILIPPON, MALVINA, JULIETTE, UN DOMESTIQUE
LE DOMESTIQUE.
Monsieur, il y a là un homme en noir, un homme de loi, qui demande à parler sur-le-champ à M. Philippon, pour une affaire importante.
PHILIPPON.
Juste au moment où j’allais me lancer ; réponds-lui que je ne peux pas.
LE DOMESTIQUE.
Ce monsieur dit que ça regarde M. Léon.
PHILIPPON.
Mon pupille ! j’y vais, je te suis, mon ami. Mesdemoiselles, vous voulez bien me permettre ?... D’ailleurs, madame de Sainville a quelque chose à vous dire au sujet de Léon.
Bas, à madame de Sainville.
Vous le voyez, j’ai préparé cela adroitement, c’est à vous de continuer ; je remets nos intérêts entre vos mains.
Il sort.
Scène VIII
URSULE, JULIETTE, MALVINA
JULIETTE.
Eh ! mon Dieu ! que veut-il dire ?
URSULE.
Rien ; vous le connaissez, il est toujours occupé de Léon ; et il me demandait tout à l’heure ce que vous en pensiez.
JULIETTE.
Léon ? il est gentil, n’est-ce pas, Malvina ?
MALVINA.
Oh ! oui !
JULIETTE.
Nous avons été presque élevés ensemble ; et c’est un aimable jeune homme, très doux et très complaisant.
MALVINA.
Et qui nous fait toujours danser quand nous n’avons pas de cavalier.
JULIETTE.
Et puis il a de l’esprit, des connaissances ; n’est-ce pas, Madame ?
URSULE, affectant l’insouciance.
Vous trouvez ? c’est singulier ! Je ne sais pas, moi, je ne l’aimerais pas beaucoup ; mais on ne peut pas disputer des goûts.
JULIETTE.
Permettes, je ne dis pas du tout que ce soit un phénix.
MALVINA.
Ni moi non plus.
URSULE.
À la bonne heure ; car vous, Mesdemoiselles, qui d’ordinaire avez tant de jugement...
JULIETTE.
D’abord, son éducation a été très négligée ; il ne sait pas une note de musique.
MALVINA.
Et n’a jamais dansé par principes.
JULIETTE.
Souvent même il vous marche sur les pieds.
URSULE, riant.
Je dois convenir en effet que sa danse n’est pas très romantique ;
Sérieusement.
et puis, ce n’est pas pour en dire du mal, car ce n’est pas sa faute, mais enfin il n’a aucune fortune.
MALVINA.
C’est vrai ; je ne pensais pas à cela ; et puisqu’il est question de lui, j’ai envie de vous faire une confidence et de vous demander un conseil.
URSULE.
Eh ! mon Dieu ! qu’est-ce donc ?
MALVINA.
Apprenez, comme je suis l’aînée, que mon père m’a dit tout à l’heure de bien examiner si j’aimais M. Léon, parce que si je n’en veux pas pour mari, on le donnera à ma sœur.
JULIETTE.
Eh bien ! voilà qui est aimable. Je vous préviens, ma chère, que vous pouvez le garder : je n’en veux pas.
MALVINA.
Eh bien ! Mademoiselle, ni moi non plus. D’ailleurs, je crois que M. Auguste, un jeune notaire, me fait la cour, et qu’il a des intentions.
JULIETTE.
Raison de plus ; si ma sœur fait un beau mariage, si elle épouse M. Auguste, qui a de la fortune, à coup sûr, je n’épouserai pas M. Léon, qui n’a rien : ça serait déchoir.
Air de l’Écu de six francs.
Ma sœur aurait un équipage,
Et brillerait par ses atours ;
Loin de souffrir un tel partage,
Au célibat vouant mes jours,
J’aimerais mieux que, pour toujours,
Chacune de nous restât fille.
MALVINA, effrayée.
Quoi ! rester filles toutes deux.
JULIETTE.
Oui, vraiment... si c’est ennuyeux,
Du moins on s’ennuie en famille.
Je m’en rapporte à Madame.
MALVINA.
Et moi aussi.
URSULE.
Dès qu’il s’agit d’un sujet aussi important, je n’ai point de conseils à vous donner.
JULIETTE.
C’est égal, je suis sûre que vous êtes de mon avis, car je me rappelle la manière dont vous me parliez de M. Léon.
MALVINA.
Eh ! mon Dieu ! ma sœur, je l’aperçois dans la grande allée ; il vient de ce côté : je ne veux pas qu’il me voie.
URSULE.
Ni moi non plus. Faites comme vous l’entendrez ; je n’y suis pour rien.
Malvina sort par le fond, et Ursule par la porte à gauche.
Scène IX
JULIETTE, puis LÉON
JULIETTE, seule.
À merveille ! ces dames m’abandonnent, et me voilà seule chargée de la rupture ; mais c’est égal, je veux agir franchement, et tout avouer à Léon. Il est trop juste pour ne pas comprendre mes motifs.
LÉON, entrant par la porte à droite.
Ah ! vous voilà, mademoiselle Juliette ; où sont donc toutes ces dames ?
JULIETTE.
Je pense qu’elles sont à leur toilette ; mais écoutez-moi, Léon, j’ai à vous parler d’une affaire importante : j’ai appris qu’on voulait nous marier.
LÉON.
Que dites-vous ? nous marier !
JULIETTE.
Eh ! Oui ; c’est l’intention de mon père, de toute la famille : on veut que vous épousiez moi ou ma sœur. Est-ce que vous ne saviez pas ?
LÉON.
Du tout : en voici la première nouvelle.
JULIETTE.
Est-ce étonnant qu’il ne soit pas prévenu ! Eh bien ! écoutez-moi. Nous avons été élevés ensemble ; nous nous aimons d’amitié : je pense alors qu’il faut nous expliquer sans façons et sans détours.
LÉON.
Vous avez raison.
JULIETTE.
Je vous avouerai avec franchise que ce mariage-là me contrarierait beaucoup.
LÉON.
Eh bien ! et moi aussi.
JULIETTE, étonnée.
Comment ! Monsieur...
LÉON.
Puisque nous avons promis de tout dire.
JULIETTE.
C’est égal, ce n’est pas bien à vous ; moi qui comptais que vous alliez être fâché.
Air de Turenne.
Ne fût-ce que par politesse.
LÉON.
J’ai dû céder aux lois que vous dictez ;
Mais que vous font mes vœux et ma tendresse,
Vous qui tous les jours ne voyez
Que trop d’hommages à vos pieds.
JULIETTE.
Quoiqu’on en ait d’assez amples récoltes,
Lorsque l’on dit : Ne m’aimez plus jamais,
On prétend bien qu’on obéira... mais
On compte un peu sur les révoltes.
LÉON.
Eh bien ! j’obéis en murmurant.
JULIETTE.
À la bonne heure. Apprenez donc un grand secret : ma sœur aime M. Auguste, un jeune notaire, qui n’est pas très beau ; mais sa charge est payée, aussi je crois que le jeune homme ne voudra pas.
LÉON.
Au contraire, Auguste en est amoureux. Comme il sait que je suis bien avec votre père, il m’avait prié de lui parler de son amour pour mademoiselle Malvina ; je lui en ai bien dit quelques mots la semaine dernière, mais nous étions à la chasse : je trouverai une meilleure occasion. Achevez votre confidence. N’auriez-vous pas aussi quelques projets ?
JULIETTE, sérieusement.
Du tout, Monsieur ; une jeune personne à marier ne choisit pas : elle attend. J’aimerai celui que mes parents me donneront ; bien entendu qu’il aura une belle fortune, ou un état dans le monde : parce qu’enfin vous, Léon, vous êtes bien aimable, mais vous n’avez rien.
LÉON.
C’est ma foi vrai ! voici la première fois que j’y pense. C’est d’abord un obstacle, mais il y en a bien d’autres : apprenez que je suis amoureux, et depuis bien longtemps.
JULIETTE.
Comment ! il se pourrait ?
LÉON, lui faisant signe de se taire.
Chut ! vous êtes la première personne à qui j’en aie parlé.
JULIETTE.
La première, bien vrai ? Allons, c’est une consolation, et il est toujours agréable d’être la première dans un secret. Eh bien ! Monsieur ?
LÉON.
Je l’aime depuis que j’existe, depuis que je me connais ; j’étais encore au lycée.
JULIETTE.
Voyez un peu comme on est avancé dans les pensions de jeunes gens.
LÉON.
Air : Ainsi que vous, je veux, Mademoiselle.
Une existence inconnue et nouvelle
S’ouvrait alors et brillait à mes yeux ;
J’étais tremblant, interdit auprès d’elle,
Et quoique, hélas ! bien malheureux,
Ce malheur-là, c’était le bonheur même ;
Mourir pour elle m’eût charmé !
Si l’on est ainsi quand on aime,
Qu’est-ce donc quand on est aimé ?
Notez bien qu’étant au collège, je ne pouvais la voir que les dimanches ; aussi, pour sortir, il fallait de bonnes places, et j’étais toujours le premier.
JULIETTE.
C’est donc cela que vous avez fait de si bonnes études !
LÉON.
Mais sans doute ; et mon pauvre professeur qui était enchanté ! il croyait que c’était pour lui ; il est vrai que le mari m’aimait beaucoup.
JULIETTE.
Comment ! Monsieur, il y avait un mari ?
LÉON.
Certainement ; mais il n’y en a plus : elle est veuve.
JULIETTE.
Ah ! mon Dieu ! est-ce que ce serait...
LÉON.
Eh ! oui, vraiment : madame de Sainville.
JULIETTE.
Quoi ! c’est elle que vous aimez ? Ah ! le pauvre jeune homme !
LÉON.
En quoi donc suis-je à plaindre ?
JULIETTE.
C’est qu’elle ne peut pas vous souffrir.
LÉON.
Que dites-vous ?
JULIETTE.
L’exacte vérité. L’autre jour, dans le salon, elle vous a traité d’une manière dont nous avons été tous indignés ; et tout à l’heure encore, lorsqu’il était question de notre mariage, c’est elle qui nous en a détournées.
LÉON, à part.
Ah ! que je suis malheureux !
Scène X
JULIETTE, LÉON, PHILIPPON
PHILIPPON, hors de lui.
Où est-il ? où est-il ? mon ami ! mon cher Léon ! Je te cherche partout... si tu savais... embrasse-moi d’abord.
LÉON.
Qu’y a-t-il donc ?
PHILIPPON.
D’excellentes nouvelles ! d’excellentes, mon ami.
JULIETTE.
Ce pauvre homme ! il me fait de la peine !
À Philippon.
Vous avez tort de vous réjouir : le mariage n’a pas lieu. Nous ne pouvons pas épouser Léon, il en convient lui-même, ainsi que madame de Sainville.
LÉON.
Oui, mon ami, il ne faut plus y penser.
PHILIPPON.
Il se pourrait ? Madame de Sainville, qui devait parler en notre faveur ! Quand je disais que cette femme-là nous en voulait.
À Juliette.
Vous, votre sœur... Ah ! vous n’aimez pas mon pupille ! il ne vous convient pas... Eh bien ! tant mieux, tant mieux, Mademoiselle.
JULIETTE.
Et lui aussi ! Eh bien ! ils sont honnêtes !
PHILIPPON.
Grâce au ciel, il peut maintenant se passer de tout le monde.
À Léon.
Viens, te dis-je.
LÉON.
Et pourquoi faire ? Où me conduisez-vous ?
PHILIPPON.
Tu le sauras. Il y a ici, au château, un homme d’affaires, un notaire, qui arrive de Paris... Dieu ! quel honnête homme !
À Juliette.
Ah ! vous le refusez ! ah ! vous refusez mon pupille... Je suis bien votre serviteur, et lui aussi.
Il sort, en emmenant Léon.
Scène XI
JULIETTE, seule
À qui en a-t-il donc, ce M. Philippon ? Un homme d’affaires ! un honnête homme !... Ah çà ! il perd la tête ; je ne l’ai jamais vu aussi vif. Mais il est bien étonnant qu’on se permette de demander une jeune personne en mariage, et qu’on n’y tienne pas plus que cela.
Scène XII
JULIETTE, URSULE
URSULE.
Eh bien ! qu’est-il arrivé ?
JULIETTE.
C’est déjà fini : le mariage est rompu ; quand je me mêle de quelque chose...
URSULE.
Il a dû être désolé.
JULIETTE.
Pas trop, parce qu’il y a des nouvelles que nous ne savions pas. D’abord, M. Auguste est son ami intime, et l’avait chargé de demander en mariage ma sœur Malvina.
URSULE, vivement.
Il se pourrait ?
JULIETTE.
J’étais bien sûre que cela vous étonnerait. Oui, Madame, elle sera mariée la première ; son système de mélancolie lui a réussi. C’est fini, dès demain je ne ris plus.
URSULE.
Et Léon ?
JULIETTE.
Oh ! c’est bien autre chose, et vous ne vous douteriez jamais : il est amoureux.
URSULE, avec émotion, mais froidement.
Ah !... il vous a avoué.
JULIETTE.
Oui, Madame, et le plus amusant, c’est qu’il est amoureux de vous.
URSULE.
De moi ? quelle folie ! Vous voulez rire sans doute. Je ne crois pas aux passions subites, surtout à son âge.
JULIETTE.
Eh ! bien oui ; ça date de loin : c’est quand il était au collège, avant sa rhétorique.
URSULE.
Quel enfantillage ! j’espère que vous vous êtes moquée de lui ?
JULIETTE.
Je n’y ai pas manqué ; et, pour l’achever, je lui ai raconté tout ce que vous aviez dit de lui : qu’il était gauche, sans usage ; qu’il n’avait pas d’esprit...
URSULE.
Comment ! vous vous seriez permis ?...
JULIETTE.
Oui, Madame ; c’était un service à lui rendre : et je ne lui ai pas laissé ignorer l’antipathie et la haine que vous aviez pour lui.
URSULE.
Je vous demande qui vous avait priée de lui faire un tel aveu ?
JULIETTE.
C’est que vingt fois je vous ai entendue parler ainsi ; et tout à l’heure encore...
URSULE.
J’ai pu, entre nous, dans votre intérêt, par amitié, dire de lui des choses qu’il était inutile d’aller lui répéter... Que va-t-il penser maintenant ?... car, c’est comme un fait exprès, vous, son tuteur, tout le monde semble s’entendre pour lui apprendre que je le déteste.
JULIETTE.
Puisque c’est vrai.
URSULE, avec impatience.
Certainement... c’est vrai, et dans ce moment, plus que je ne puis dire. Mais où est la nécessité de se faire des ennemis, d’exciter des haines ? Apprenez, Mademoiselle, que dans le monde, dans la société, on peut souvent être en guerre, mais on ne la déclare jamais.
JULIETTE.
Si vous allez me parler politique...
URSULE.
Non, Mademoiselle, il ne s’agit pas de cela : mais vous êtes cause que ce jeune homme va me prendre en aversion.
JULIETTE.
C’est ce qu’il peut faire de mieux ; et si j’étais à sa place... Ah ! mon Dieu ! il doit être quatre heures.
Air : Amis, voici la riante semaine.
Et ma toilette ici qui me réclame ;
Il faut une heure au moins pour l’achever ;
Celui de qui je dois être la femme
Est quelque part... il n’est plus qu’à trouver.
J’ignore, hélas ! tant je suis peu coquette,
Quand à mes yeux s’offrira ce mari...
Mais chaque jour je soigne ma toilette,
En me disant : « c’est peut-être aujourd’hui. »
Elle sort par le fond.
Scène XIII
URSULE, seule
C’est une chose inconcevable ! et l’on ne s’imagine pas à quel point les jeunes personnes sont inconséquentes ! Vous verrez ce dont elle sera cause. Pour dissuader M. Léon, je vais être obligée de lui dire moi-même que je ne le hais pas ; et avouer à un jeune homme qu’on ne le hait pas, je vous demande ce que cela signifie ? Autant lui dire : Monsieur, je vous... Et pour me justifier d’une fausseté, je vais peut-être commettre un mensonge ; car vraiment je n’en suis pas sûre... Et s’il abusait d’un pareil aveu ? s’il en réclamait le prix ? L’a-t-il mérité ? n’a-t-il pas lui-même bien des torts ? M’aimer depuis si longtemps, sans en rien dire, et aller le confier à cette petite fille ! Me compromettre ainsi ! c’est impardonnable !... Mais lui laisser croire que je le hais ! que j’ai voulu lui nuire ! ah ! je n’en ai pas le courage ! et quoi qu’il m’en coûte... Le voici ; allons, faisons-lui cet aveu.
Scène XIV
URSULE, LÉON, entrant par le fond
LÉON.
Je viens, Madame, vous faire mes adieux.
URSULE.
Quoi ! vous partez ?
LÉON.
Mon tuteur m’emmène à l’instant même à Paris pour une affaire importante. Je voulais m’éloigner sans vous revoir, mais je vous ai entendu accuser d’une trahison à laquelle je ne puis ajouter foi, surtout après la manière dont vous m’avez accueilli ce matin ; et je viens vous demander à vous-même de démentir de pareilles calomnies.
URSULE.
Quelles sont-elles ?
LÉON.
Je n’ignore pas combien je vous suis indifférent ; depuis longtemps je n’ai plus de droits à votre amitié ; mais en quoi aurais-je mérité votre haine ?
URSULE, à part.
Nous y voilà.
LÉON.
Est-il vrai que vous avez fait rompre un mariage qu’à mon insu on projetait pour moi ?
URSULE.
Oui, Monsieur.
LÉON.
Quoi ! vous ne le niez pas ?
URSULE.
Léon, je vous ai dit la vérité ; mais vous ne pouvez connaître les motifs qui me faisaient agir.
LÉON.
Parlez.
URSULE.
Plus tard je vous les dirai, je vous le promets, ce soir, demain ; en attendant, ne partez pas, restez encore, je vous en prie.
LÉON.
Je ne le puis, Madame.
URSULE.
Quelle affaire si importante vous rappelle à Paris ?
LÉON.
Deux mots expliqueront le changement survenu dans ma situation : depuis quelques moments je ne suis pas plus heureux, mais je suis plus riche.
URSULE.
Que dites-vous ?
LÉON.
Jusqu’ici, grâce aux bontés de mon tuteur, je ne m’étais pas aperçu de m’on manque de fortune ; d’aujourd’hui seulement j’ai vu à quels dédains, à quelles humiliations il m’exposait ! J’ai vu qu’il n’y avait pour moi ni amour, ni amitié à espérer, et je voulais fuir à jamais un monde qui me repoussait, lorsque M. Philippon est venu me retenir, me consoler. « Tu n’as besoin de personne, m’a-t-il dit : tu as maintenant cent mille écus qui t’appartiennent : avec cela, maintenant, toutes les femmes vont t’adorer ! »
URSULE, à part.
Grands dieux ! qu’allais-je faire ?
LÉON.
Il paraît qu’un parent éloigné m’a laissé cette fortune, qui me revient comme à son seul héritier ; c’est du moins ce que nous a annoncé un homme d’affaires, qui arrivait de Paris, et nous y retournons à l’instant.
URSULE, très émue.
C’est bien... il suffit... je ne vous retiens plus.
LÉON.
Et cependant, Madame, vous aviez daigné me promettre...
URSULE.
Non, Monsieur ; depuis, j’ai réfléchi... ce serait une explication inutile, à laquelle vous auriez raison de ne pas croire, et je n’aurais que la honte d’avoir voulu vous persuader.
LÉON.
Mais tout à l’heure, Madame, vous vouliez me dire...
URSULE.
Je ne le puis plus... Partez, Monsieur... oubliez-moi ; et puissiez-vous trouver dans la richesse qui vous arrive tout le bonheur que vous méritez !
LÉON.
Quoi ! Madame, ce sont là vos derniers adieux ?
URSULE.
Oui, Monsieur.
LÉON, s’éloignant.
Ah ! tout est fini pour moi !
Il sort par la porte à droite.
Scène XV
URSULE, seule
Que je suis malheureuse ! A-t-on jamais vu une fortune arriver plus mal à propos ?... Ils ont tellement répété que je le détestais, que c’est maintenant une chose convenue, établie. Et j’irais lui dire que je l’aime, au moment où il devient riche ; surtout avec les idées que lui a données ce M. Philippon, qui maintenant ne peut pas me souffrir !... Un honnête nomme, je ne dis pas non, mais un vieux professeur qui ne sait que le grec, et qui n’entend rien aux femmes.
Air : Ce que j’éprouve en vous voyant.
Oui, pourra-t-il croire jamais
Qu’on aime encor ceux qu’on déteste ?
Je le vois trop... ce coup funeste
Va renverser tous mes projets.
Comment croirait-il que je l’aime ?
Comment le prouver désormais ?
Ah ! quel bonheur si je pouvais
Aujourd’hui le perdre moi-même...
Afin de le sauver après !
Oui, cette fortune est un obstacle invincible, et tant qu’elle existera... Quelle idée ! si je pouvais le ruiner !... j’espère qu’après cela il ne doutera plus de ma tendresse. Est-ce lui ?... non : c’est Juliette.
Scène XVI
URSULE, JULIETTE
JULIETTE.
Madame ! Madame ! voici bien d’autres nouvelles ! Il n’est question que de cela au château : Léon vient de faire un héritage.
URSULE.
Eh ! mon Dieu ! croyez-vous que je ne le sache pas ?
JULIETTE.
C’est qu’il hérite de trois ou quatre cent mille francs !
URSULE, avec impatience.
Eh bien ! après ?
JULIETTE.
Après, après ; c’est que cela change bien les choses ! On ne pouvait lui reprocher que son manque de fortune, car, excepté cela, Léon est très gentil ; c’est un charmant cavalier, et, vous avez beau dire, je n’ai jamais partagé vos prétentions contre lui.
URSULE.
Eh bien ! par exemple ! ne voulez-vous pas l’épouser ?
JULIETTE.
Pourquoi pas, puisqu’il en était question ? Mais c’est qu’il y a déjà des obstacles : on dit que M. de Clairval, le maître du château, va lui donner sa fille.
URSULE.
Il se pourrait ?
JULIETTE.
Et ce n’est pas bien à lui, ce n’est pas délicat, parce qu’enfin mes parents avaient des vues antérieures ; et puis il y a encore ma sœur Malvina qui me donne des inquiétudes... Certainement, elle aurait bien épousé M. Auguste, mais elle ne l’aime pas beaucoup ; et maintenant, à cause des nouvelles idées... vous comprenez : elle pourrait revenir.
URSULE.
Allons, elles veulent toutes l’épouser à présent !
JULIETTE.
Mais, si vous êtes assez bonne pour me seconder, je crois qu’on peut faire manquer tous ces mariages-là.
URSULE, vivement.
Vraiment ? Eh ! mon Dieu ! ma chère amie, je serai charmée de vous rendre service ; mais par quels moyens ? Je suis si peu au fait de tout ce qui arrive !
JULIETTE.
Oh ! je vais vous donner des détails ; vous sentez bien que je me suis informée. D’abord, c’est un vieux baron, M. de Saint-Clair.
URSULE.
Que dites-vous ? le baron de Saint-Clair ? celui qui vient de mourir ?
JULIETTE.
Oui, Madame ; c’est lui qui donne toute sa fortune à Léon ; c’est-à-dire il la lui donne, c’est malgré lui, et sans le vouloir, parce qu’il en avait disposé par testament en faveur d’une autre personne ; mais cette personne, qu’on ne nomme pas, et qui même ne veut pas être nommée, renonce généreusement à la succession : alors elle revient à Léon, qui, quoique arrière-cousin, se trouve, dit-on, le seul héritier, et alors...
URSULE.
Ah ! que je suis heureuse !
JULIETTE.
Eh bien ! qu’avez-vous donc ?
URSULE.
Rassurez-vous, je ferai manquer le mariage.
JULIETTE.
Il se pourrait ? Dieu ! que vous êtes bonne !
URSULE.
Non, pas tant que vous croyez. Mais comment savez-vous tout cela ?
JULIETTE.
Par M. Derfort, un notaire.
URSULE.
Mon homme d’affaires.
JULIETTE.
Il arrive de Paris pour annoncer cette bonne nouvelle ; et Léon va se trouver maître de toute la fortune, dès que la renonciation sera signée.
URSULE.
Grâce au ciel, elle ne l’est pas encore.
Se mettant à table à droite, et écrivant.
JULIETTE.
Que faites-vous donc ?
URSULE.
C’est l’affaire d’un instant.
Écrivant.
Tenez, ma chère amie, ayez la bonté de porter ceci à M. Derfort, le notaire ; je pense que cela suffira.
JULIETTE.
Quoi ! Madame, vous croyez que ce papier empêchera le mariage de mademoiselle de Clairval ?
URSULE.
Oui, certes.
JULIETTE.
Oh ! que je suis contente ! Tenez, voici M. Philippon, je vous laisse avec lui, et je reviens à l’instant.
Elle sort par le fond.
Scène XVII
URSULE, PHILIPPON, entrant par la porte à droite
URSULE, à part.
Oh ! mon Dieu ! qu’a donc M. Philippon, et d’où vient cet air sombre et rêveur ?
PHILIPPON, voulant se retirer.
Votre serviteur, Madame.
URSULE.
Eh quoi ! vous me fuyez ?
PHILIPPON.
Oui, Madame ; car moi je suis franc et loyal, et quand j’ai à me plaindre des gens, quand je n’ai plus d’amitié pour eux, je le dis à eux-mêmes, et ne cherche point en secret à les desservir ; je ne sais pas si je me fais comprendre.
URSULE.
Parfaitement ; mais je ne pense pas que, quant à présent du moins, vous ayez contre moi de nouveaux sujets de plainte.
PHILIPPON.
Si, Madame, et je ne vous le pardonnerai jamais. Malgré la fortune qui lui sourit, malgré l’héritage qu’il vient de faire, Léon est le plus malheureux des hommes : je voulais le marier à mademoiselle de Clairval, tout le monde y consentait ; lui seul refuse : cela lui est impossible.
URSULE.
Pour quelle raison ?
PHILIPPON.
Vous me le demandez ! pour vous, Madame ! pour vous seule, qui êtes cause de tous ses chagrins.
Air : À soixante ans.
Malgré vos torts, dont il convient lui-même,
Son cœur ne rêve et ne pense qu’à vous ;
C’est toujours vous, c’est vous seule qu’il aime.
Ursule fait un mouvement de joie.
Et je ne puis maîtriser mon courroux,
Lorsque je vois qu’un fol amour l’enflamme,
Lorsque je vois les maux qu’il doit souffrir
Et de fureur ce qui me fait frémir...
URSULE.
Qu’est-ce donc ?
PHILIPPON, indigné.
C’est qu’en m’écoutant, Madame,
Vous avez l’air d’y prendre encor plaisir ;
Oui, je le vois, en m’écoutant, Madame,
Vous avez l’air d’y prendre encor plaisir.
URSULE.
Moi, Monsieur ? En tout cas, vous ne pouvez pas dire qu’il y ait séduction de ma part.
PHILIPPON.
Non, certes ; mais patience, il finira par se guérir de son aveuglement. Moi, d’abord, je ne vous prends pas en traître, je vous préviens que je lui dirai de vous tout le mal possible ; et je ferai si bien qu’avant peu, je l’espère, Léon en aimera une autre ; il est riche, il l’épousera.
URSULE.
Il l’épousera... c’est si je veux !
PHILIPPON.
Comment ! si vous voulez ?
URSULE.
Oui, cela dépend de moi ; et quant à cette fortune dont vous parlez, il ne la possédera peut-être pas longtemps.
PHILIPPON.
Et qui pourrait la lui enlever ?
URSULE.
Moi, Monsieur.
PHILIPPON.
Vous voulez plaisanter ?
URSULE.
Du tout, je parle sérieusement.
PHILIPPON.
S’il était vrai... si vous osiez... je ne sais, dans ma fureur...
URSULE.
Calmez-vous, vous le verrez ; et loin d’être furieux, vous serez ravi, enchanté ! et lui aussi ; c’est moi qui vous en préviens.
PHILIPPON.
Eh bien ! par exemple...
URSULE.
Tenez, le voici.
Scène XVIII
URSULE, PHILIPPON, LÉON, venant par la droite
LÉON, à Philippon.
Je vous cherchais, mon ami ; partons.
PHILIPPON, le regardant.
Qu’as-tu donc ? et d’où vient ce trouble.
LÉON.
Nous nous étions flattés trop tôt... Mais le ciel m’est témoin que la perte de mes espérances n’est pas le coup le plus difficile à supporter !
PHILIPPON.
Que dis-tu ? Comment ! cet héritage...
LÉON.
Il ne faut plus y penser, je n’y ai pas de droit ; lisez plutôt cette lettre que M. Derfort vient de me confier.
Pendant que Philippon lit.
Vous voyez que tout appartient à Madame.
PHILIPPON.
Qu’ai-je vu ? Ce matin, cependant, elle avait eu la générosité d’y renoncer.
LÉON.
Il est vrai, mais Madame a changé d’avis quand elle a su que c’était moi.
PHILIPPON.
Alors, c’est fini. Cela n’est plus de la haine : c’est une guerre à mort ! Quoi ! Madame, vous n’êtes point satisfaite ? Il vous faut encore la ruine totale de ce malheureux jeune homme !
À Léon.
J’espère qu’à présent, du moins, tu ne vas plus l’aimer ?
LÉON.
J’y lâcherai, c’est tout ce que je peux vous promettre. Partons, rien ne peut plus me retenir.
Ils vont pour sortir.
URSULE, doucement.
Léon !
Léon revient vivement sur ses pas.
PHILIPPON.
Eh bien ! où vas-tu donc ?
LÉON.
Vous voyez bien qu’elle m’appelle.
PHILIPPON, le retenant.
Ce n’est pas vrai.
URSULE, à Léon.
Quoi ! malgré tout le mal que je vous ai fait, vous ne pouvez encore me haïr ? Je n’eusse osé l’exiger ; mais je vous en remercie. Je suis hère d’inspirer un tel amour !
PHILIPPON.
Eh bien ! alors, pourquoi lui enlever cet héritage ?
URSULE.
Pourquoi ? pour le lui donner.
LÉON.
Que dites-vous ?
URSULE.
Je ne voulais épouser qu’un homme sans fortune : vous voyez bien, Monsieur, qu’il a fallu d’abord vous ruiner, et ce n’est pas sans peine.
LÉON, à ses genoux.
Ah ! je suis trop heureux !
PHILIPPON, s’inclinant.
Madame, ce n’est pas à lui, c’est à moi de tomber à vos genoux !
Air de la Robe et les bottes.
Avec respect, c’est moi qui me prosterne ;
Vous l’épousez, quel bonheur pour nous deux !
Dans l’histoire ancienne ou moderne
Je n’ai pas vu de traits plus généreux.
URSULE.
Vous n’avez plus dessein, j’en suis certaine.
De me haïr ?...
PHILIPPON.
Qui ? moi ?... je crois que si,
Et pour un rien j’aurais pour vous la haine
Que vous aviez tout à l’heure pour lui.
Scène XIX
URSULE, PHILIPPON, LÉON, JULIETTE, MALVINA
JULIETTE.
Qu’est-ce que je vois ?
PHILIPPON.
Léon, mon pupille, qui fait un plus beau mariage que je n’eusse osé l’espérer : il épouse Madame.
JULIETTE.
Eh bien ! par exemple ! et ce dont nous étions convenues ?
URSULE.
J’ai tenu ma parole : je vous ai promis qu’il n’épouserait pas votre sœur.
MALVINA.
Fi ! Mademoiselle, c’est très vilain ! je vois maintenant pourquoi vous me disiez tant de bien de M. Auguste.
JULIETTE.
Moi, je vois pourquoi Madame nous disait tant de mal de M. Léon.
PHILIPPON.
Et moi, je n’ai rien vu ; est-ce étonnant ! je ne me suis pas un seul instant douté de tout cela !
URSULE.
Je le crois bien ; aussi, écoutez votre horoscope, et tâchez de vous y résigner : vous serez toute votre vie un savant professeur, un parfait honnête homme, mais vous ne comprendrez jamais rien ni à l’amour, ni à la haine d’une femme.
Vaudeville.
Air nouveau de M. Adam.
LÉON, à Ursule.
Soyez mon guide et mon amie,
Par vous-même je viens de voir
Que bien souvent dans cette vie
Le silence était un devoir.
Employé qu’on met en vacance.
Pauvre époux dont on prend le bien
Jeune amant que l’on récompense,
Ne dites rien,
Soyez prudents, ne dites rien.
MALVINA.
Si vous voulez que l’on vous aime,
Mari, soyez docile et doux,
Parlez de votre amour extrême,
Mais sur le reste taisez-vous.
En hymen, souvent le silence
Vaut le plus aimable entretien
Et quand il s’agit de dépense,
Ne dites rien,
Payez, Messieurs, ne dites rien.
JULIETTE.
Dans le monde, où, par l’apparence,
Souvent, hélas ! on est séduit,
J’ai vu des banquiers d’importance
Qu’on prenait pour des gens d’esprit.
Oui, Messieurs, cet heureux mensonge
S’accrédite, grâce au maintien,
Mais pour que l’erreur se prolonge,
Ne dites rien,
Observez-vous, ne dites rien.
PHILIPPON.
Auteurs, qui voulez au Parnasse
Briller au nombre des élus,
Pour avoir la première place,
Pour voir vos rivaux confondus,
Pour que des plumes indiscrètes
Ne puissent trouver le moyen
De critiquer ce que vous faites,
Ne faites rien,
Auteurs prudents, ne faites rien.
URSULE, au public.
Si cette esquisse a su vous plaire,
Parlez-en... soyez indiscrets ;
Mais quand ce soir je viens de faire
L’humble aveu de tous mes secrets...
S’ils ont mérité votre blâme ;
S’ils vous ont déplu... songez bien
Que c’est le secret d’une femme,
N’en dites rien,
À vos amis n’en dites rien.