La Calomnie (Eugène SCRIBE)
Comédie en cinq actes et en prose.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 20 février 1840.
Personnages[1]
RAYMOND, premier ministre
LUCIEN DE VILLEFRANCHE, son ami, député
CÉCILE DE MORNAS, pupille de Raymond
HERMINIE DE GUIBERT, sœur de Raymond
M. DE GUIBERT, banquier, mari d’Herminie
LA MARQUISE DE SAVENAY, cousine de Cécile
LE VICOMTE DE SAINT-ANDRÉ, employé aux affaires étrangères
COQUENET, habitant de Dieppe
BELLEAU, garçon de bains
La scène se passe dans l’hôtel des bains, à Dieppe.
ACTE I
Le théâtre représente un salon des bains. Porte au fond et croisées donnant sur des jardins et sur la mer. À droite et à gauche, deux portes de chaque côté donnant sur des chambres ou sur d’autres salons. Au fond, un piano, des tables de jeu. À gauche, sur le devant du théâtre, une table ronde couverte de brochures et de journaux.
Scène première
BAIGNEURS et COQUENET, assis à gauche, autour de la table ronde, et lisant des journaux, entrent HERMINIE et CÉCILE, puis, derrière elles, BELLEAU et MADAME DE SAVENAY, à qui LUCIEN donne le bras
LUCIEN, à Belleau.
Les appartements de ces dames seront-ils bientôt prêts ?
BELLEAU.
Dans l’instant !... Jamais il n’y eut plus de monde que cette année aux bains de Dieppe... Avez-vous écrit vos noms sur le livre des voyageurs ?...
HERMINIE.
Eh ! mon Dieu, non...
BELLEAU, lui donnant le livre.
Ça occupe toujours !...
Les trois dames et Lucien écrivent leurs noms.[2]
COQUENET, de l’autre côté à gauche.
Ce sont des voyageurs et des voyageuses qui arrivent.
Lisant tout haut son journal.
« Grâce à la sagesse de l’administration, et à l’activité déployée par nos ministres, le commerce et l’industrie renaissent de toutes parts... » Est-ce étonnant... voilà ma gazette qui, aujourd’hui, dit du bien de l’administration... Il faut qu’il y ait eu de grandes améliorations... et ça me fait plaisir...
Regardant le titre.
Eh non !... je m’étais trompé de journal, ce n’est pas le mien... Garçon, celui du département !...
BELLEAU, lui en donnant un.
Voilà, Monsieur... je le lisais...
COQUENET, lisant.
« La faiblesse et la stupidité de l’administration... » À la bonne heure... « ont paralysé toutes les sources de l’industrie... » C’est bien, je me retrouve... me voilà chez moi... avec celui-ci, je sais toujours d’avance ce que je vais lire.
BELLEAU.
Eh bien ! alors, qu’est-ce que vous y gagnez ?...
COQUENET.
Ça m’instruit, ça me tient au courant...
Lisant.
« Par malheur, pour le pays, le personnage le plus influent est M. Raymond qui, jadis avocat médiocre, est devenu ministre... on ne sait comment... »
LUCIEN, vivement.
On ne sait comment ?...
Herminie lui fait signe de se taire.
COQUENET, continuant.
« Risque de tout perdre... » Ça se pourrait bien... et ça ne m’étonnerait pas, d’après ce qu’on sait de lui...
PREMIER BAIGNEUR.
Un homme indigne !
DEUXIÈME BAIGNEUR.
Mauvais citoyen !
PREMIER BAIGNEUR.
Mauvais administrateur !
TROISIÈME BAIGNEUR.
Mauvais fils !
COQUENET.
Voilà ce que je ne lui pardonne pas ; il paraît qu’il a chassé son père de chez lui... Vous m’avouerez que c’est atroce.
LUCIEN, passant au milieu du théâtre.
Lui ! Raymond ?... le connaissez-vous, Monsieur ?...
COQUENET.
Parfaitement... par mon journal... car, du reste, nous ne nous sommes jamais vus... ce qui est tout naturel... lui, premier ministre, et moi, Coquenet, propriétaire électeur de la ville de Dieppe, que je n’ai jamais quittée... attendant toujours, pour aller à Paris, l’arrivée du chemin de fer par les plateaux.
BELLEAU.
Et vous l’attendrez longtemps, grâce au ministre !... On dit, ici, qu’il a reçu, des sommes énormes, des messageries de la rue Notre-Dame-des-Victoires, que la vapeur allait ruiner.
Il sort.[3]
LUCIEN.
Mais c’est absurde !...
HERMINIE, le retenant.
Y pensez-vous, Lucien... faire un éclat... vous, son ami intime...
COQUENET, toujours à table, à ceux qui l’écoutent.
Et encore, ce n’est pas lui qu’on doit accuser le plus... c’est sa famille, c’est sa sœur.
HERMINIE, se levant.
Monsieur !...
LUCIEN, la retenant à son tour, et à demi-voix.
Voulez-vous donc vous faire connaître ?...
COQUENET, continuant.
Sa sœur, qui est, dit-on, ambitieuse, intrigante... impérieuse.
PREMIER BAIGNEUR.
C’est elle qui gouverne et qui accapare toutes les places.
HERMINIE, que Lucien retient toujours.
C’est trop fort !...
Lucien l’oblige à se rasseoir et reste pris d’elle.
PREMIER BAIGNEUR.
Témoin son mari... un banquier, un sot, un important... un être nul, qui vient d’obtenir ce riche emprunt.
COQUENET.
En vérité !... moi qui ne demanderais qu’une recette... et qui ne peux pas l’obtenir.
DEUXIÈME BAIGNEUR.
Une affaire magnifique.
TROISIÈME BAIGNEUR.
Un million de bénéfice !
COQUENET.
Et en disposer pour un des siens... au lieu de la donner à quelqu’un de l’opposition... qu’on aurait gagné.
PREMIER BAIGNEUR.
Comme c’est gouverner !...
COQUENET.
Ça fait pitié...
DEUXIÈME BAIGNEUR.
C’est d’une maladresse...
TROISIÈME BAIGNEUR.
Pas tant !... car on dit que le banquier partage avec son beau-frère le ministre...
COQUENET.
Vous croyez ?...
PREMIER BAIGNEUR.
C’est possible...
DEUXIÈME BAIGNEUR.
C’est probable...
BELLEAU.
C’est sûr...
TOUS.
Il n’y a pas de doute !
CÉCILE, qui s’est contenue jusqu’alors, s’adressant à Herminie et à Madame de Savenay.
Et vous pouvez écouter de sang-froid, de telles calomnies ?
MADAME DE SAVENAY, à voix basse.
Que faites-vous Cécile... vous sa pupille...
HERMINIE, de même.
Son enfant...
CÉCILE, se levant.
Et c’est justement pour cela que je prends sa défense...[4] il ne m’appartient pas à moi, jeune fille, de juger les talents ou les opinions de l’homme d’état... mais je sais que mon tuteur est un honnête homme, je sais que la modique fortune de l’orpheline a prospéré entre ses mains, et que lui n’a rien, ne possède rien... Oui, Messieurs, cet homme si avide et si gorgé d’or a contracté des dettes pour doter sa sœur...
HERMINIE.
Cécile... Cécile... plus bas.
CÉCILE.
Et pourquoi donc quand on l’attaque tout haut ?
HERMINIE, à part.
Comme si on disait ces choses-là.
COQUENET.
Pardon... Mademoiselle... pardon, nous ne savions pas !... sans cela... je me serais bien gardé !... ce que vous nous racontez, d’ailleurs, me paraît si positif... moi, d’abord, dès qu’on me dit quelque chose... je le redis fidèlement sans aucune espèce d’intention.
HERMINIE.
Comme un écho !...
COQUENET.
C’est vrai... je n’ai jamais inventé une syllabe.
HERMINIE, bas à Madame de Savenay.
Monsieur les répète...
MADAME DE SAVENAY, de même.
Et pour les pensées...
HERMINIE, de même.
Cela ne le regarde pas... ça dépend de celui qui précède.
BELLEAU, entrant.
Le bateau à vapeur qui arrive !...
Tous se lèvent et prennent leurs chapeaux.
COQUENET.
Le bateau de Brighton !... je cours sur la jetée... c’est notre seule occupation de jour... à nous autres bourgeois de Dieppe !... Mesdames...
Il les salue et sort.
Scène II
LUCIEN, CÉCILE, MADAME DE SAVENAY, HERMINIE
MADAME DE SAVENAY.
Y pensez-vous, Cécile ? prendre ainsi la parole et vous mettre en scène devant des étrangers... des... bourgeois !...
CÉCILE.
J’ai eu tort, ma cousine, puisque vous me désapprouvez... et que M. Lucien me semble de votre avis... par son silence... du moins.
LUCIEN.
Non, Mademoiselle... je conçois votre indignation... et moi-même je la partageais en entendant outrager ainsi un camarade de collège, un ami d’enfance à qui je dois mon bonheur... car c’est à lui que je dois mon mariage. Mais ce mariage auquel il veut assister, doit être célébré sans bruit et sans éclat... d’abord à cause de la santé de Madame la Marquise... et puis le Ministre qui ne peut s’absenter de Paris que pour vingt-quatre heures, désirait arriver ici sans être connu... et, dans cette petite ville, où la curiosité s’éveille d’un rien... je crains que la scène de tout à l’heure...
HERMINIE.
Oh ! vous d’abord vous craignez tout ! le moindre bruit vous effraie... le moindre propos vous arrête... sans cesse aux aguets pour interroger la rumeur publique, vous vous laissez guider par elle ; et avant de faire une démarche, une visite, un pas, avant de saluer quelqu’un, vous regardez autour de vous, et vous vous demandez : qu’est-ce qu’on va dire ?
LUCIEN.
J’en conviens... et devant vous, Cécile, devant vous que j’aime... j’avouerai hautement ce besoin d’estime, cette crainte des jugements du monde...
CÉCILE.
Qui est d’un honnête homme.
HERMINIE.
Ou d’un poltron... car enfin vous êtes l’ami et le camarade de mon frère, vous pensez comme lui au fond du cœur... oui. Monsieur, par inclination vous êtes ministériel.. mais la peur de l’opinion vous empêche d’être... de la vôtre ; et à la Chambre... vous votez contre nous de crainte des journaux et des épigrammes... qui vous empêchent de dormir !... Bien plus... ici même, quoique épris et amoureux autant que peut l’être un député, vous avez été un an à avouer votre amour... et pourquoi ?... parce que Mademoiselle Cécile de Mornas est la cousine de Madame la marquise de Savenay, d’un sang noble et légitimiste... et que vous vous répétez sans cesse : que dira le monde ?... que dira mon journal ?... que dira l’extrême gauche ? Enfin pour être heureux et pour épouser celle que vous aimez, vous avez été obligé de demander permission...
LUCIEN, avec fierté.
À qui s’il vous plaît ?...
HERMINIE.
À la révolution de juillet... qui y consent... ou qui du moins ferme les yeux... à condition que vous redoublerez, contre son tuteur, contre le Ministre, vos attaques...
LUCIEN.
Dites mes conseils, les conseils d’un frère ; et s’il les suivait plus souvent, s’il bravait moins l’opinion publique, que je respecte, il ne serait bas en butte aux outrages et aux calomnies dont on l’abreuve chaque jour.
HERMINIE.
Et qui n’ont pas le sens commun...
MADAME DE SAVENAY, d’un ton grave.
Peut-être... madame... peut-être !...
CÉCILE.
Quoi, ma cousine, vous pourriez croire...
HERMINIE, à part.
Je déteste les marquises.
MADAME DE SAVENAY.
Permettez, permettez... il ne faut pas faire si légèrement le procès à l’opinion publique... non pas que je me sois donné la peine d’examiner ici jusqu’à quel point ses attaques peuvent être fondées... car, nous autres, nous nous occupons fort peu de vos affaires actuelles ; et dans mon château de Savenay, en Normandie... où je passe la moitié de l’année, nous ne discutons pas...
HERMINIE.
Que faites- vous donc, madame ?
MADAME DE SAVENAY.
Nous attendons !... Mais enfin, il y a un vieux proverbe, bien peuple, bien trivial, en qui j’ai la bourgeoisie d’avoir confiance... c’est qu’il n’y a pas de feu sans fumée... et dans ce que dit le monde... quelque absurde que ce soit... il y a toujours au fond quelque chose devrai... toujours.
CÉCILE.
Quoi, ma cousine, vous n’admettez pas que la calomnie...
MADAME DE SAVENAY.
Non, ma chère, la calomnie n’existe pas... je n’y crois pas... passe pour de la médisance, et si elle ose élever la voix, c’est qu’on lui en donne sujet... car dans la haute société... on n’invente pas... on raconte...[5]
HERMINIE, avec intention.
Il est alors des gens de qui on raconte beaucoup.
MADAME DE SAVENAY, avec hauteur.
Vous en connaissez, Madame ?...
HERMINIE, la regardant.
De très proches...
MADAME DE SAVENAY.
Dans votre famille, sans doute... et sans aller plus loin, votre crédit sur votre frère... et cet emprunt que votre mari vient d’obtenir, suffiraient pour justifier une partie des reproches qu’on adresse au Ministre.
HERMINIE, avec ironie.
Vous croyez ?
LUCIEN, vivement.
J’en étais sûr !... je le lui ai dit... et malgré mes instances... malgré mes prières... il a cédé à vos sollicitations...
HERMINIE.
Ah ! c’est vous, Monsieur, qui vous opposiez...
LUCIEN.
Avais-je tort ? vous voyez ce que produit une telle faveur... les bruits injurieux qu’elle fait courir, et les cris de rage que poussent déjà vos ennemis !...
HERMINIE.
Je n’ai jamais prétendu leur être agréable, au contraire... et j’espère bien que mon mari n’en restera pas là... qu’il ira plus haut !...
LUCIEN, avec chaleur.
Quoi ! vous oseriez plus encore... et le pays, et la presse, et le monde... que ne dira-t-on pas ?
HERMINIE.
C’est juste !... c’est votre phrase... je l’attendais.
LUCIEN.
Et qu’y répondez-vous ?...
HERMINIE, gaiement.
Que je compte sur votre mariage... pour faire diversion... et pour occuper le monde !... Il aura lieu de s’étonner et de causer à son tour, en voyant d’un côté tant d’empressement et d’ardeur...
Montrant Cécile.
de l’autre, tant de calme et de réserve... et il trouvera sans doute piquant de vous voir plus tard rencontrer dans votre ménage l’opposition que vous aimez tant à la Chambre...
Apercevant une femme de chambre qui entre.
Pardon, Monsieur, pardon, Mesdames... on nous annonce que nos appartements sont prêts... et je vais m’occuper de ma toilette, pour recevoir mon frère et mon mari.
Elle leur fait la révérence et sort.
Scène III
CÉCILE, MADAME DE SAVENAY, LUCIEN
MADAME DE SAVENAY, à Cécile, avec dépit.
Je permettrais encore les ministres... mais leurs femmes et leurs sœurs... je ne peux pas m’y résoudre ! Il y a dans cette petite bourgeoise... une parodie de grande dame, qui me suffoque... elle n’a pas même de quoi être impertinente... et elle l’est...
CÉCILE, souriant.
Comme une duchesse.
MADAME DE SAVENAY, avec colère.
Elle ! je l’en défie ! elle aura beau faire... elle n’aura jamais cette impertinence de bon ton qui est de naissance, et que les parvenus ne peuvent acquérir... Venez-vous, Cécile ?...
LUCIEN, se mettant devant elle.
Pardon, mademoiselle, un mot de grâce... vous pouvez bien raccorder à un prétendu... et devant Madame la Marquise, votre parente...
Cécile et la marquise reviennent près de lui.[6]
Je vous ai vue cet hiver à Paris... et je me suis dit : « Ou je ne me marierai jamais, ou elle sera ma femme... » Et Raymond, mon camarade et mon ami, à qui je ne cachai pas mes espérances et mes craintes, m’aida à vaincre tous les obstacles... Comme votre tuteur, il ne réglait que votre fortune... votre main dépendait de vous et de votre respectable parente, Madame de Savenay, qui par sa position et sa naissance pouvait me repousser, moi, homme nouveau... Il a triomphé de sa résistance... il a obtenu son consentement, plus encore !... le vôtre... oui... je ne m’abuse pas... c’est son crédit sur vous... c’est son influence, bien plus que mon mérite qui vous a décidée... et dans ma joie, dans mon égoïsme, je n’ai rien examiné, rien vu, que mon bonheur ; je n’ai pas pensé au vôtre... mais aujourd’hui... et pour la première fois... je crains que l’obéissance seule...
CÉCILE, souriant.
Je comprends ! la phrase de madame Guibert a produit son effet...
LUCIEN, vivement.
Non, sans doute.
Avec embarras.
Mais elle a remarqué... votre froideur... votre réserve... et ainsi que le prétendait tout à l’heure madame la Marquise... si dans les discours du monde, il y a quelque chose de véritable... si cette union doit vous coûter une larme ou un regret... si enfin... je ne suis pas aimé... comme je vous aime...
CÉCILE, gravement.
Je vous entends, Monsieur... et vous n’aurez point fait en vain un appela ma franchise.
MADAME DE SAVENAY.
Cécile... que voulez-vous dire ?
CÉCILE.
Tout ce que je pense, Madame...
Après un instant de silence, et se retournant du côté de Lucien.
Orpheline de bonne heure, j’ai à peine connu mon père, qui, quoique d’une noble et ancienne famille, avait préféré son pays à sa noblesse... il avait pris du service sous l’Empereur... et s’était battu...
MADAME DE SAVENAY, avec dédain.
Comme un roturier, comme un soldat.
CÉCILE.
Il était devenu général et intime ami...
MADAME DE SAVENAY, de même.
De l’usurpateur...
CÉCILE.
À qui il resta plus fidèle que la fortune... Aussi, proscrit après Waterloo et mort dans l’exil, il confia par son testament, l’administration du peu de biens qu’il me laissait à un jeune homme, un avocat pauvre et obscur... qu’il avait élevée à qui il avait, autrefois, fait obtenir une bourse au Lycée impérial... Ce jeune homme, c’était Raymond votre ami... et votre camarade d’études...
LUCIEN, avec chaleur.
Je sais ce que vous devez à son zèle et à ses talents... je sais que lors des lois d’indemnité, c’est lui qui fit valoir vos droits.
CÉCILE.
Qui les fit triompher dans ce procès...
LUCIEN.
Qui commença sa réputation.
CÉCILE.
Et qui changea en une brillante fortune, le modeste héritage de l’orpheline... Madame de Savenay, ma parente, consentit alors à me retirer de la pension où mon tuteur m’avait placée, et voulut bien m’ emmener avec elle, ici, en Normandie, dans son château... où nous vivions la plus grande partie de l’année. Le reste du temps se passait à Paris... Et là, monsieur, dès que je fus en âge de m’ établir, je me vis entourée de jeunes gens aimables et brillants, qui se disaient mes adorateurs et qui m’offraient leurs hommages... à moi, ou à ma fortune, je n’examinerai pas... Mais ce que je puis vous attester, Monsieur, c’est que libre de choisir parmi eux, je l’aurais fait si leur mérite m’avait dicté quelque préférence... Tous m’étaient également indifférents... Un seul, peut-être, parla quelque temps à mon cœur ou à mon imagination... sans le savoir... sans m’en rendre compte... je crus l’aimer... je l’aimais peut-être...
LUCIEN, vivement.
Et lui...
CÉCILE.
Ne s’en doutait seulement pas, et n’a jamais pensé à moi ! Il avait raison... tout nous séparait... je ne pouvais lui appartenir... et je ne comprends pas d’attachement possible, en opposition avec le devoir... C’est vous dire. Monsieur, que cette chimère n’existe plus... Vous vous êtes présenté... vous avez demandé ma main... Mon tuteur m’a dit : « Monsieur Lucien de Villefranche est mon ami d’enfance et mon adversaire politique... Mais c’est un homme de mérite, un homme d’honneur... Il t’aime éperdument, il te rendra heureuse, je te le jure, aie confiance en moi. » Et j’ai répondu : Mon ami, disposez de ma main... Voilà, Monsieur, comment je vous ai connu, et comment je me suis engagée à vous ; fidèle à mes serments et à mes devoirs, je me conduirai en honnête femme, en amie dévouée, je serai digne de vous et de votre estime... je le sens... je vous le promets !... Et maintenant, en échange de l’amour ardent et passionné que vous éprouvez dites-vous pour moi, vous me demandez des sentiments pareils, que vous blâmeriez, peut-être, s’ils existaient déjà ; mais que le temps amènera bientôt sans doute, et lorsqu’il en sera ainsi, je ferai comme aujourd’hui. Monsieur, je vous dirai la vérité... je vous la dirai toujours !... et maintenant que vous savez tout, croyez-vous en moi ?...
LUCIEN.
Oui, plus qu’en moi-même !... j’étais un insensé... j’exigeais ce que je ne puis obtenir encore, et ce que j’attendrai du temps et de mes soins !... Pour commencer... confiance entière et absolue ; et, quoiqu’il arrive... quoiqu’on puisse dire...
Scène IV
BELLEAU, LE VICOMTE DE SAINT-ANDRÉ, MADAME DE SAVERNAY, CÉCILE, LUCIEN
LE VICOMTE, à Belleau.
Comment, pour moi, ton ancien maître, il n’y aurait pas d’appartement !... Arrange-toi ! il m’en faut un... et ce qu’il y aura de mieux... Quand on se décide à être malade, il faut que ce soit avec agrément, ou ne pas s’en mêler... Ah ! des dames,
Saluant.
je ne m’attendais pas à cette heureuse rencontre.
LUCIEN, bas à Cécile qui salue.
Quel est ce jeune homme ?... qui vous salue d’un air si intime.
CÉCILE.
Je n’en sais rien... il faut bien qu’il me connaisse ; mais je ne pourrais pas dire son nom.
MADAME DE SAVENAY.
Ni moi non plus, et il se trompe probablement... mais dans le doute...
Elle fait la révérence au Vicomte qui la salue encore, et les deux femmes sortent avec Lucien par une des portes à droite.
Scène V
BELLEAU, LE VICOMTE DE SAINT-ANDRÉ
LE VICOMTE, suivant Cécile des yeux.
Une charmante personne... que je connais certainement et beaucoup... où diable l’ai-je vue ?... peut-être à l’Opéra... allons donc... à moins que ce ne soit aux premières loges... c’est possible... Sais-tu qui sont ces dames ? Qui les amène ?
BELLEAU, naïvement.
Non, monsieur... je n’ai pas encore eu le temps de causer avec leurs femmes de chambre ; mais elles ont écrit leurs noms sur la liste des voyageurs.
LE VICOMTE.
Ah ! voyons...
Lisant.
La marquise de Savenay et mademoiselle Cécile de Mornas... Je ne connais pas... et cependant...
Vivement.
Eh oui, c’est cela même... cette jeune personne qu’il y a six mois j’ai rencontrée.
BELLEAU.
Vous la connaissez...
LE VICOMTE, avec distraction.
Infiniment... c’est-à-dire de vue... de souvenir... un fâcheux souvenir que j’avais eu le bonheur d’oublier... et voilà qu’ici même... au moment de mon arrivée... quand par ordonnance du médecin... il m’est défendu de me fâcher ou de me contrarier... Après tout, ce n’est pas ma faute... au diable les idées tristes.
Chantant.
Tra, la, la, la, la... Dis-moi un peu... s’amuse-t-on à Dieppe ?
BELLEAU.
Oui, monsieur... pas autant qu’à Paris quand j’étais votre groom !...
LE VICOMTE.
Danse-t-on ?... y a-t-il des concerts ? y a-t-il spectacle ?...
BELLEAU.
Oui, monsieur... tous les soirs au salon... on fait de la musique. De plus, nous avons ici des amateurs qui jouent le vaudeville dans la semaine, et la tragédie le dimanche.
LE VICOMTE.
C’est trop de plaisir... je vais me croire à Paris !... et moi à qui l’on a ordonné de le quitter pour me reposer et me mettre au régime...
BELLEAU.
Vous, Monsieur...
LE VICOMTE.
Il n’y a pas moyen d’y vivre... je donne ma démission !... des amis... des maîtresses... des créanciers ! c’est drôle, dans les livres ou dans les comédies... j’ai cru que ce serait gai... pas du tout, c’est assommant, c’est exigeant... quand on doit maintenant... il faut payer...
BELLEAU.
C’est selon.
LE VICOMTE.
Eh oui... mon cher... sinon, on devient mauvais genre... les gens comme il faut ne font plus de dettes... c’est une mode comme une autre... c’est bizarre, mais c’est ainsi... je m’en suis aperçu... moi, le vicomte de Saint-André... ça me faisait du tort...
BELLEAU.
Vous devez donc beaucoup ?...
LE VICOMTE, riant.
Parbleu... si je voulais comme tant d’autres écrire mes mémoires... Si encore je m’étais amusé... mais je ne connais rien d’ennuyeux comme la vie de plaisirs que je mène depuis dix-huit mois... Au lieu d’aller à mon ministère des affaires étrangères... où mon oncle m’a fait entrer... tous les jours au Bois de Boulogne, au Jockei-Club, ou au balcon de l’Opéra... faire le matin l’état de postillon, et le soir un métier de dupe... obligé d’admirer, d’adorer ces dames, et de se battre pour elles... oui, le diable m’emporte ! ça m’est arrivé une fois... contre un honnête homme qui sifflait... et qui avait raison... la petite était détestable ce soir-là... mais enfin...
Respirant avec satisfaction.
et grâce au ciel... elle m’a trahi !
BELLEAU.
Ce qui vous désole.
LE VICOMTE.
Au contraire ; je ne suis plus obligé de crier brava ! j’ai reconquis mon indépendance... je suis libre... et ruiné !...
BELLEAU.
Vraiment !
LE VICOMTE, se jetant sur le fauteuil à gauche près de la table et feuilletant le livre des voyageurs.
Une belle occasion pour être sage et pour étudier !
BELLEAU.
Vous !
LE VICOMTE.
Pourquoi pas ?... ça me changera... c’est du nouveau, et je ne penserai plus qu’à ça...
Regardant toujours le livre des voyageurs.
Ah ! Madame de Guibert... elle est ici... la femme du banquier et la sœur du Ministre... Voilà les femmes que j’aime... aimable, spirituelle, méchante, excellente... tout cela à la fois... et coquette, et envieuse, et vaniteuse... et ambitieuse... c’est un charme... une femme complète, si elle avait des passions... mais elle n’a pas le temps !
BELLEAU.
Vous la connaissez ?
LE VICOMTE, vivement.
Du tout... du tout... la sagesse... la vertu même !... mais je connais son mari... un important... un fat... un vantard, et le bavard le plus ennuyeux... il rit toujours... et il n’y a rien de triste comme la gaîté des sots... il est aussi du Jockei-Club... et c’est lui qui m’a gagné, l’autre semaine, mon dernier billet de mille francs... Je vois qu’il n’a pas accompagné sa femme, et j’aurai du moins ici un avantage... c’est que je ne l’entendrai pas...
Entendant rire dans la coulisse.
Allons, décidément, je suis maudit !... me poursuivre jusqu’ici, jusqu’à Dieppe...
À Belleau.
Vite mon appartement... et un bain... je n’ai plus qu’à m’aller jeter à la mer.
Belleau sort.
Scène VI
LE VICOMTE, sur un fauteuil, tenant toujours le livre des voyageurs, et tournant le dos à de Guibert, DE GUIBERT, entrant par le fond avec COQUENET
DE GUIBERT, entrant en riant, et tenant Coquenet par la main.
C’est toi, Coquenet, toi, que j’ai rencontré en descendant de voiture... Comme on se retrouve !... qui m’eût dit que le rivage de Dieppe présenterait d’abord Pylade aux yeux d’Oreste !
COQUENET.
Depuis quinze ans que nous ne nous sommes vus !
DE GUIBERT.
Chez maître Durand, notre avoué... à l’étude où je faisais des romances... et Madame Durand... te rappelles-tu Madame Durand ?... et Didier, le maître clerc... mais je me tais... parce que de ce temps-là, déjà, vous m’accusiez d’être mauvaise langue et satyrique comme Juvénal... toi, c’est différent... tu as toujours été bon enfant... physionomie candide traduite de l’allemand... naturel excellent et inoffensif.
COQUENET.
Tu es bien bon !
DE GUIBERT, riant toujours.
Tu croyais toujours tout ce qu’on te disait... es-tu marié ?...
COQUENET.
Pourquoi me demandes-tu cela ?
DE GUIBERT, riant.
Je te demande : es-tu marié ?... Le tout pour s’amuser...
COQUENET.
Moi... le mariage ne m’amuse pas beaucoup !... attendu que Madame Coquenet m’a gratifié de quatre enfants...
DE GUIBERT, riant.
Qui te ressemblent... j’en suis sûr.
COQUENET.
Les avis sont partagés... elle m’en fait espérer un cinquième... et quoique j’aie quelque fortune... quoique je sois, Dieu merci, un des plus imposés du département... tu comprends qu’avec cinq enfants, un pauvre propriétaire n’est jamais riche ; aussi je ne rêve qu’aux moyens d’avoir quelque bonne place... J’avais là une pétition pour notre député... qui ne l’est plus.
DE GUIBERT.
Est-ce qu’il lui serait arrivé un accident ?
COQUENET.
Il a été nommé pair ! ce qui nous oblige à une réélection.
DE GUIBERT.
Tu peux te passer de lui... je t’aurai ça... j’obtiens tout ce que je veux... c’est-à-dire ma femme qui est sœur du Ministre...
COQUENET, avec admiration.
Quoi ! mon ami Guibert... tu es beau-frère du ministère ?
DE GUIBERT.
Comme tu vois, pas plus fier pour ça... une position superbe... en passe d’arriver à tout... et j’arriverai…
À demi-voix.
il en est question.
COQUENET..
Est-il possible ?
DE GUIBERT, de même.
Ça ne me serait jamais venu à l’idée... mais ma femme le veut... elle y tient, il faut que cela soit... je serai obligée un de ces jours d’être ministre pour avoir la paix dans le ménage...
COQUENET.
Moi, je ne demande pas tant, et si je pouvais être nommé à la recette de Dieppe, vacante par décès du titulaire...
DE GUIBERT...
Nous verrons ça..
COQUENET.
Ça ne rapporte que quinze mille francs... mais en revanche, on n’a rien à faire... place honorable qui irait à mes goûts et à mes moyens ; car je vis sans ambition, sans intrigue, sans cabale... lisant mon journal et faisant ma partie de whist ou d’échecs...
DE GUIBERT.
La vie de province !... la douce médiocrité. Aurea mediocritas.
COQUENET.
Oui, mon ami, aurea si j’avais des appointements, si j’avais cette place... par malheur, nous avons des concurrents...
DE GUIBERT.
Il y en a toujours.
COQUENET.
M. Rabourdin, un ancien employé, qui a des droits...
DE GUIBERT.
Qu’est-ce que ça fait !... si tu as des amis... si tu te mets bien avec ma femme... je te présenterai... c’est elle que ça regarde... car nous ne nous mêlons jamais d’affaires, ni de politique, nous autres jeunes gens fashionables du Jockei-Club, nous autres lions parisiens.
COQUENET.
Tu es donc lion ?... tu es donc jeune ?...
DE GUIBERT.
Plus que jamais !... car je suis riche... et à Paris, avec de l’argent, on n’a pas d’âge, on plaît toujours... on ne vieillit pas... au contraire... le Pactole, vois-tu bien, est la fontaine de Jouvence... Aussi, vivent le plaisir ! le scandale et les aventures, je te les dirai, car je les connais toutes ! sans compter celles dont je suis le héros, parce que tu sens bien qu’un banquier, je ne peux pas y suffire... parole d’honneur... Silence !... c’est ma femme !
Scène VII
LE VICOMTE, toujours à gauche, près de la table, lisant et tournant le dos aux autres interlocuteurs, DE GUIBERT, COQUENET, HERMINIE, entrant par une des portes à droite, et s’arrêtant un instant devant une des glaces qui sont près de la porte
COQUENET.
Ah ! mon Dieu ! c’est là ta femme ?...
DE GUIBERT.
Madame de Guibert !...
COQUENET.
La sœur du ministre ?
DE GUIBERT, allant au-devant d’elle.
Elle-même... je vais le présenter.[7]
HERMINIE.
Enfin, Monsieur, vous voilà ! et ce n’est pas sans peine ! prendre le bateau à vapeur jusqu’au Havre pour arriver plus vite...
DE GUIBERT.
Nous allions comme le vent... Mais que veux-tu ?... trois cent-cinquante passagers... au lieu de quatre-vingt... le tout par égard pour l’ordonnance de police... Nous touchions fond à chaque instant... de sorte que mon voyage maritime... s’est fait... par terre...
Riant.
Je suis destiné aux aventures... Voici, chère amie... j’ai l’honneur de te présenter...
Il remonte le théâtre pour chercher Coquenet, et Herminie aperçoit, en face d’elle, le Vicomte, qui vient de se lever ; elle passe près de lui.[8]
HERMINIE.
Monsieur de Saint-André !...
DE GUIBERT, riant et lâchant la main de Coquenet.
Le petit Vicomte... ici... à Dieppe... Qui diable l’amène ?... Il vient me demander sa revanche... le billet de mille francs... les dix fiches que je lui ai gagnées, avant-hier, au whist !... Ça va... je ne demande pas mieux.
DE VICOMTE.
Non, vraiment, je ne m’y exposerai pas... vous êtes trop heureux... Monsieur de Guibert... tout vous réussit... Après cela, ce n’est pas votre bonheur au jeu que j’envierais le plus... ici, surtout...
HERMINIE.
Savez-vous, qu’on a raison de venir à Dieppe, ne fût-ce, Monsieur, que pour vous apercevoir... car, à Paris, on ne vous voit plus... c’est indigne...
DE GUIBERT.
Je crois bien... il ne sort pas des coulisses de l’Opéra.
HERMINIE, à son mari.
Où, sans doute, Monsieur le rencontrait ?
DE GUIBERT.
Du tout !... je le sais par ouï dire... par la renommée...
HERMINIE, à son mari.
Avec qui, en effet, vous êtes très bien...
Au Vicomte.
Et vous venez à Dieppe ?...
LE VICOMTE, gravement.
Par régime, Madame... par sagesse.
HERMINIE.
En vérité !...
LE VICOMTE, de même.
C’est comme j’ai l’honneur de vous l’affirmer !...
DE GUIBERT.
Allons donc... faites donc le discret... comme si on ne le connaissait pas... Il a des intentions... il va tous les ans faire des passions dans les départements.
LE VICOMTE.
Moi...
DE GUIBERT.
Conquérir chaque année de nouvelles provinces... Pas plus tard qu’il y a six mois... cette fameuse aventure, dont j’ai été témoin...
LE VICOMTE, vivement.
Monsieur...
DE GUIBERT.
Une histoire impayable... invraisemblable... de quoi faire un drame romantique !... et si je vous la disais...
LE VICOMTE, avec colère.
Monsieur... vous m’avez donné votre parole de n’en jamais parler... ni à moi, ni à personne au monde...
DE GUIBERT, de même.
Aussi, je n’en parle pas... je ne dis rien... Il n’est pas moins vrai... que si je voulais...
LE VICOMTE, de même.
Encore, morbleu !...
DE GUIBERT, de même.
Mais je ne veux pas... je suis connu pour ma discrétion... et ma fidélité... à mes amis... À propos de ça... j’en ai un que j’oubliais... où donc est-il ?...
Se retournant vers Coquenet, qui se tient à l’écart.
Avance donc !... Voici, Madame, un de mes anciens camarades... que je vous présente...
HERMINIE.
Monsieur...
DE GUIBERT.
Monsieur Coquenet, père de famille, propriétaire notable de la ville de Dieppe.
COQUENET.
Moi-même.
DE GUIBERT.
Homme paisible et sans ambition, qui désire une place de quinze mille francs, ici, à Dieppe, pour servir sa patrie et être utile à ses concitoyens.
COQUENET.
Moi-même...
DE GUIBERT.
Et un mot de toi, chère amie... une apostille au bas de sa pétition...
À Coquenet.
As-tu ta pétition ?
COQUENET, cherchant dans sa poche.
J’en ai toujours !
DE GUIBERT.
Ma femme se chargera de la présenter à mon beau-frère le ministre... N’est-il pas vrai ?
HERMINIE, froidement.
Non, Monsieur !
DE GUIBERT.
Comment, non ?
HERMINIE, froidement.
Je craindrais qu’on ne m’accusât de vouloir accaparer toutes les places...
DE GUIBERT.
Allons donc !
HERMINIE, de même.
C’est déjà trop d’avoir parlé pour mon mari... si j’osais demander plus, on me taxerait d’ambition... d’intrigues, peut-être.
DE GUIBERT, à Coquenet.
Et qui donc ?... des sols et des imbéciles... n’est-il pas vrai ?...
COQUENET, balbutiant.
Certainement... mais
Regardant Herminie.
quand on ne connaît pas les personnes...
DE GUIBERT.
Tu as raison... dès que ma femme te connaîtra mieux, elle se décidera à parler pour toi.
COQUENET.
Je crains que non...
DE GUIBERT, à demi-voix, avec importance.
Je m’en charge... j’en fais mon affaire !... s’il le faut même... je dirai : je le veux !...
COQUENET, vivement.
Dis-le !
DE GUIBERT.
Pas devant le monde ?...
COQUENET.
C’est juste !
DE GUIBERT, lui prenant le papier.
Laisse-moi ta pétition, et reviens.
HERMINIE, qui pendant ce temps a causé bas avec le Vicomte.
Oui, Monsieur, nous allons, avant le dîner, faire une promenade en mer, et je compte sur vous...
Le vicomte s’incline et sort, par la porte à gauche, pendant que Coquenet sort par le fond.
Scène VIII
HERMINIE, s’asseyant près de la table, à gauche, DE GUIBERT
DE GUIBERT.
Maintenant que nous sommes seuls... je te demande pourquoi tu n’as pas mieux accueilli mon ami Coquenet ?
HERMINIE, toujours assise.
Votre ami ?
DE GUIBERT.
Que je n’ai pas vu depuis quinze ans, j’en conviens... et une amitié qui a eu quinze ans d’intérim n’est pas des plus violentes... mais c’est égal, je me suis mis en avant... on n’aime pas à avoir l’air d’un zéro... et si ce n’est pour lui... du moins pour moi ; et pour ma considération personnelle, je te prie d’avoir égard à cette pétition.
HERMINIE, la prenant et la jetant sur la table, et frappant dessus, de la main, avec impatience.
Je vous prie, moi, de ne plus m’en parler !...
DE GUIBERT, avec vivacité.
Et moi, je veux !...
HERMINIE, se levant.
Qu’est-ce que c’est ?...
DE GUIBERT, baissant le ton.
Je veux savoir pour quelle raison ?...
HERMINIE.
La raison c’est que M. Coquenet est un sot ; c’est que votre ami est un ennemi, qui, ce matin encore et sans me connaître, a répété ici des calomnies sur moi et sur le Ministre.
DE GUIBERT.
Il aurait répété de même des éloges, car de sa nature, il est de l’avis de tout le monde, ne contrarie jamais personne ; et si tu savais combien il est bon enfant.
HERMINIE, sèchement.
C’est assez, c’est trop nous occuper de lui... Quelles nouvelles de Paris ?... avez-vous vu mon frère ? est-il venu avec vous...
DE GUIBERT.
Il n’arrivera que ce soir ; il y avait conseil des Ministres... il parait, comme tu me l’as dit, qu’il est question de remanier... de modifier le cabinet...
HERMINIE.
Oui... un changement aux finances... lui avez- vous parlé ?...
DE GUIBERT.
J’ai hasardé quelques mots... qu’il n’a pas eu l’air de comprendre.
HERMINIE.
C’est votre faute, il fallait aborder franchement la question ; il croit avoir fait beaucoup, en vous faisant obtenir cet emprunt... il vous croit enchanté...
DE GUIBERT.
Le fait est que je suis très content...
HERMINIE, avec vivacité.
Ce n’est pas vrai, vous ne l’êtes pas... et avec le haut rang que vous occupez dans la banque il vous faut plus que cela... il le faut... pour moi... sinon pour vous... oui, Monsieur, je ne porte envie à personne, mais je veux que personne ne l’emporte sur moi... je suis malheureuse, vous le savez, quand je vois une plus belle voiture, une parure plus brillante que la mienne... Eh bien ! s’il faut vous le dire... j’ai une amie de pension, une amie intime dont le mari est Ministre... je veux que le mien le soit aussi... ou tout au moins sous-secrétaire d’état... pourquoi ne le seriez-vous pas ?...
DE GUIBERT.
Mais ma femme...
HERMINIE, vivement.
À tout autre ministère, je ne dis pas... il faut des talents qui se voient !... mais aux finances, on en a sans que cela paraisse... des comptes, des calculs... c’est un mérite de chiffres, et vous serez placé là à merveille, je pose zéro... et retiens... ce que vous voudrez... on ne s’amuse pas à vérifier, et on vous croit un grand homme sur parole...
DE GUIBERT.
C’est possible... mais tu connais ton frère... il a haussé les épaules sans me répondre, et je n’ai pas osé continuer.
HERMINIE.
Eh bien ! moi... j’oserai... je parlerai...
DE GUIBERT.
Encore si j’étais député... il me craindrait peut-être...
HERMINIE.
Eh bien ! Monsieur, il faut l’être, ça n’est pas si difficile.
DE GUIBERT.
Il est capable de s’y opposer... car lorsqu’une fois il a dit non...
HERMINIE.
Il faudra bien qu’il dise : oui !... il me doit le prix de ma complaisance... Savez-vous pourquoi j’ai quitté Paris ?... pourquoi, à la prière du Ministre, je suis venue ici à Dieppe ainsi que vous ?...
DE GUIBERT.
Par agrément, je le suppose... du moins jusqu’ici, je l’ai pris ainsi.
HERMINIE.
Non, Monsieur ; pour signer au contrat de mariage de M. Lucien de Villefranche, l’ami de mon frère, et notre ennemi, à nous : lui qui ne perd pas une occasion de nuire à notre fortune... lui qui a tenté, mais en vain, de s’opposer à votre dernière entreprise !... il me l’a avoué à moi-même.
DE GUIBERT.
Et pourquoi, je vous le demande, avons-nous la bonté de faire ce voyage ?
HERMINIE.
Parce qu’il épouse une jeune personne de Normandie, dont la famille vient cette saison aux bains de Dieppe... un ange que mon frère admire... en un mot, son incomparable pupille... Mademoiselle Cécile de Mornas.
DE GUIBERT.
Cette beauté de province, dont j’ai si souvent entendu parler depuis notre mariage... est-elle aussi bien qu’il le dit ?...
HERMINIE.
Elle vient d’arriver avec une de ses parentes, Madame de Savenay... qui est marquise... et bégueule... il y a déjà antipathie entre nous ! quant à la jeune fiancée... mon frère m’a recommandé l’amabilité, les prévenances, la tendresse... ordre ministériel, auquel j’ai obéi... et j’y ai du mérite, car je la déteste déjà.
DE GUIBERT.
Et pourquoi ?...
HERMINIE, avec volubilité.
Parce que de tout temps, mon frère me l’a présentée comme l’emblème de toutes les vertus ; le type, le modèle de la perfection... je n’aime pas les modèles... et une fois mariée avec M. Lucien... le plus ennuyeux des hommes... une autre perfection dans son genre, elle et son mari, habiteront avec mon frère, qui les adore, et ne pourra rien leur refuser... ce sera dans son intérieur, une opposition continuelle qui ruinera notre influence et notre crédit !... Soyez donc sœur d’un ministre pour ne rien obtenir... pas la moindre faveur... pas la plus petite injustice !... Et bien d’autres inconvénients... à Paris, à l’Opéra, aux Italiens, elle sera toujours avec moi dans la loge du Ministre...
DE GUIBERT.
Qu’est-ce que ça fait ?
HERMINIE, avec impatience.
Cela fait, Monsieur, qu’elle est jolie... ce qui est fort désagréable.
DE GUIBERT.
Ah ! elle est jolie ?...
HERMINIE.
Eh bien ! n’allez-vous pas vous en occuper et l’adorer aussi... je vous défends de la regarder.
Se retournant et apercevant Cécile au fond du théâtre.
Eh la voilà !... cette chère enfant ! arrivez donc, ma toute belle !...
Scène IX
COQUENET, entrant par la gauche et s’adressant à DE GUIBERT, HERMINIE, allant au-devant de CÉCILE, MADAME DE SAVENAY et de LUCIEN, qui entrent par la droite
COQUENET, à Guibert et à voix basse.
Eh bien ! as-tu dit : je veux ?
DE GUIBERT, de même.
Tu m’as compromis... tu ne me dis pas que ce matin...
COQUENET, de même.
C’est ma faute !... mais qu’importe, si tu es le maître...
DE GUIBERT, de même.
Certainement... aussi, plus tard nous verrons... tâche, en attendant, de te mettre bien avec elle...
Il continue à causer à voix basse avec Coquenet, en tournant le dos aux trois dames.
HERMINIE, à Madame de Savenay et à Cécile.
Oui, Mesdames, c’est mon mari, qui ne vous connaît pas encore, et qui meurt d’envie de vous être présenté.
MADAME DE SAVENAY, bas à Lucien.
N’est-ce pas le banquier, dont on parlait ce matin ?
LUCIEN.
Lui-même.
Herminie a pris la main de son mari qui causait toujours avec Coquenet et le présente aux deux dames ; Guibert passe près d’elles et les salue.[9]
DE GUIBERT, regardant Cécile.
Eh mais ! je ne me trompe pas... j’ai déjà eu le plaisir de voir ces dames...
CÉCILE.
Où donc, Monsieur ?
DE GUIBERT.
L’année dernière... en Normandie... à Rouen !
CÉCILE.
Je ne me rappelle pas... mais c’est possible...
À Madame de Savenay.
Lors de votre procès.
MADAME DE SAVENAY.
Nous y sommes restées un jour.
DE GUIBERT.
C’est cela même...
Bas à Herminie.
Quoi !... c’est là Cécile de Mornas... la prétendue de notre ami Lucien... j’en suis enchanté...
HERMINIE, vivement.
Et pourquoi donc...
DE GUIBERT, en riant et à voix basse.
Une aventure, ma chère... une aventure que je sais sur son compte...
HERMINIE, avec joie.
Il serait possible !...
Scène X
COQUENET, HERMINIE, DE GUIBERT, CÉCILE, MADAME DE SAVENAY, LUCIEN, BELLEAU
BELLEAU.
Le canot est prêt... et quand ces Messieurs et Dames voudront partir...
HERMINIE, à Cécile, à Madame de Savenay et à Lucien qui sortent.
Nous vous suivons...
Vivement à son mari.
Qu’est-ce que c’est, Monsieur... qu’est-ce que c’est ?...
DE GUIBERT.
Ah ! par exemple... je ne puis le dire...
HERMINIE.
Et moi, je veux le savoir...
COQUENET, s’avançant.
Si je pouvais être utile à Madame...
HERMINIE.
Merci, Monsieur !... cela dépend de mon mari... qui parlera...
En riant et donnant la main à son mari pour sortir.
Ah ! la jeune personne modèle, a déjà eu des aventures... c’est délicieux... c’est charmant...
Elle sort avec de Guibert.
COQUENET.
Ah bah ! des aventures... elle ?... à son âge ?... c’est inconcevable !...
BELLEAU, s’approchant de lui.
Qu’est-ce donc ?
COQUENET.
Rien...
À demi-voix.
On prétend que cette jeune personne, qui était là tout à l’heure, a déjà eu un amant !...
Il sort.
BELLEAU, seul, riant.
Ah !... elle eu des amants !... Fiez-vous donc aux demoiselles du grand monde !... Elle a eu des amants !...
Il entend des sonnettes de différents côtés de l’hôtel.
Voici ! on y va !
Il sort en courant.
ACTE II
Même décor.
Scène première
RAYMOND, tenant sous le bras une liasse de papiers, LUCIEN
LUCIEN.
Enfin, te voilà, mon cher Raymond... comme tu arrives tard !...
RAYMOND.
Que veux-tu ? on n’est pas le maître... quand on est ministre... on ne s’appartient plus, et il faut renoncer souvent aux joies de la famille ou de l’amitié !... Le conseil a fini si tard... j’ai cru que je ne partirais pas... et au moment de monter en voiture, les affaires sont encore venues m’assaillir jusque sur le marchepied... Tiens, tu vois ce que j’ai emporté avec moi...
Lui montrant une liasse de papiers qu’il tient.
J’en ai lu une partie en route...
Allant les poser sur la table, à gauche, où est restée la pétition de Coquenet.
Et puis, le voyage, la rapidité de la course, l’air plus pur, qui me rafraîchissaient le sang, ont donné, malgré moi, une autre direction à mes idées... le papier est tombé de mes mains, le présent a disparu... je me suis retrouvé au milieu de nos souvenirs de jeunesse... dans la cour du Lycée... le jour de mon premier prix, au concours général... vous, mes rivaux et mes amis, vous m’entouriez, vous m’applaudissiez... tandis que mon vieux père me serrait, en pleurant, dans ses bras... Mon pauvre père !... J’ai fait toute la route avec lui... avec toi... je me revoyais auprès du foyer paternel... choyé, chéri de tous... j’avais tout oublié... j’étais heureux... j’étais aimé !... je n’étais plus ministre !...
LUCIEN.
Et ton rêve va continuer, je l’espère... ici... avec moi, avec ta famille, avec ta jolie pupille...
RAYMOND, gaiement.
Oui, j’ai laissé là-bas les ennemis et les haines... j’ai congé, pour vingt-quatre heures... Eh bien ! Monsieur le marié que dites- vous de votre prétendue ?
LUCIEN.
Nous revenons, à l’instant, d’une promenade en mer, que nous avons faite tous ensemble en t’attendant ; j’étais à côté d’elle, et il me semble, si toutefois c’est possible, que, d’aujourd’hui, je l’aime plus encore !... si jolie et si modeste... et puis cette grâce, ce charme, cet art parfait des convenances...
RAYMOND, souriant de sa chaleur.
En effet, la tête n’y est plus... et tu as raison, c’est un vrai trésor que je te donne là... et que chacun eût envié !... Ah ! s’il était permis à un homme d’état d’être amoureux... si ma jeunesse, déjà flétrie et usée par les travaux, avait pu me laisser la moindre prétention de plaire, c’est une conquête que je t’aurais disputée...
Riant.
Oui, Monsieur, moi, son tuteur, j’aurais bravé le ridicule... j’y suis fait !... et cette fois, du moins, c’aurait été pour être heureux... car voilà la femme qu’il m’eût fallu... bonté, douceur, saine raison, jugement solide... et quand je la compare à mon étourdie, à mon évaporée de sœur... En as-tu été content, depuis qu’elle est ici ?...
LUCIEN.
Certainement... nous venons d’avoir la discussion la plus animée...
RAYMOND.
Où donc ?
LUCIEN.
Pendant notre promenade sur mer.
RAYMOND.
Un combat naval ?
LUCIEN.
Justement ! une bataille rangée... Cécile et moi, d’un côté, te défendions contre ta sœur et son mari, qui t’attaquaient vivement.
RAYMOND, souriant.
En vérité ! c’est amusant... Et le sujet de l’attaque ?
LUCIEN.
Elle prétend que tu ne fais rien pour ta famille...
RAYMOND.
Et ce que j’ai fait obtenir dernièrement à son mari...
LUCIEN.
Précisément... lui couler une opération aussi importante, c’était déjà un tort... ou du moins une faiblesse à toi d’avoir cédé...
RAYMOND.
Oui, si, parmi les concurrents, il y avait eu des hommes de mérite... Mais ceux que l’on me proposait, je te le prouverai, n’étaient point d’honnêtes gens... de plus, ils étaient tous aussi nuls... et j’ai cru pouvoir, sans grande injustice, accorder, à mon beau-frère, la palme de la nullité... et de la probité !
LUCIEN.
N’importe ! tout autre choix valait mieux... car c’était celui-là qui devait exciter, contre toi, le plus de clameurs...
RAYMOND.
Un pareil motif est bon pour toi, que les clameurs effraient... mais pour moi, c’est tout le contraire... tu sais bien que, dans les jours de combat, elles m’excitent et m’encouragent.
LUCIEN.
Tu ignores donc ce que l’on a dit et imprimé !... On prétend que cet emprunt vaut des sommes immenses, et que tu les partage avec ton beau-frère.
RAYMOND, froidement.
Vraiment ! ils disent cela ? Parbleu, j’en suis charmé, et tu me fais grand plaisir... Est-ce tout ?... n’as-tu rien de mieux à m’annoncer ?...
LUCIEN.
En vérité, je t’admire, toi et ton sang-froid... une pareille attaque me ferait bouillir le sang dans les veines...
RAYMOND.
Toi, je le crois bien... tu n’y es pas fait... tu n’y es pas habitué !... Nous avons pris tous les deux des chemins différents, qui aboutiront, peut-être, au même but... moi, marchant sur la calomnie et l’attaquant de front... toi, tremblant à son approche, et courbant la tête pour la laisser passer. Soins inutiles !... quelque bas que l’on s’incline, fût-ce même dans la fange... on l’y trouverait encore... c’est là qu’elle habite, et je te le prédis, mon pauvre Lucien, tu ne la désarmeras pas plus que moi... tu as beau prodiguer les caresses et les poignées de main, t’abonner à tous les journaux, faire la cour à tout le monde...
LUCIEN, avec fierté.
Excepté au pouvoir.
RAYMOND.
Eh morbleu ! il y peu de bravoure à l’attaquer aujourd’hui... le courage serait, peut-être, de le défendre, et tu ne l’oses pas.
LUCIEN.
Je défends ce que le monde approuve... je repousse ce qui est blâmé par lui... et toi, au contraire, tu prends à tâche de le froisser dans ses opinions, de le heurter dans ses jugements !... frondeur et misanthrope, tu semblés estimer les gens en proportion du mal que l’on en pense ! S’il est au contraire quelqu’un que tout le monde s’accorde à louer, et qui réunisse tous les suffrages... Celui-là n’aura pas le mien.
LUCIEN.
Et pourquoi ?
RAYMOND.
Parce qu’il y a vingt à parier contre un, que ces suffrages sont usurpés !... Si un joueur gagne à tous les coups, c’est que les dés sont pipés... si toutes les opinions, tous les journaux s’accordent à louer quelqu’un... c’est qu’ils sont gagnés ou vendus... car l’approbation universelle est impossible !... les jugements humains se composent de blâme plus que de louanges... d’erreurs plus que de vérités... et celui dont le mérite et le talent sont en discussion, celui qui a quelques amis et beaucoup d’ennemis... celui là... je l’estime, je l’aime et je le défends... mais l’ami de tout le monde doit être... selon moi...
LUCIEN, riant.
Un réprouvé...
RAYMOND, s’échauffant.
Oui, sans cloute, car pour être l’ami de tout le monde, il l’a donc été des méchants, des sots, des intrigants... non, non, il faut avoir ceux-là pour antagonistes, pour adversaires... il faut se faire honneur de leur haine, se glorifier de leurs outrages... et, comme chez nous, tu ne peux pas le nier, les méchants sont en grand nombre... en immense majorité... j’en conclus que celui qui a le plus d’ennemis...
LUCIEN, riant.
Est le plus honnête homme !
RAYMOND.
Certainement ! je m’en vante... et à chaque nouveau pamphlet, à chaque nouvelle injure... je me frotte les mains et je me dis : « Courage !... poursuivons ma route !... j’ai donc en chemin marché sur quelque reptile puisqu’il siffle et qu’il mord. »
LUCIEN.
Et ces morsures multipliées te laissent toujours invulnérable !...
RAYMOND.
Autrefois... dans les commencements... je ne dis pas que j’eusse la force d’âme d’y rester insensible... mais quand j’ai vu comment se forgeaient et se propageaient les calomnies, quand j’ai vu surtout d’où elles partaient, et comment une fois lancées, il n’y avait plus moyen de les retenir... quand j’ai vu les gens les plus raisonnables, les plus spirituels, accueillir des absurdités, par cela même qu’elles étaient en circulation, et qu’on les répétait autour d’eux... j’ai pris le parti, non de les discuter, mais de les fouler aux pieds... et de les repousser dans leur bourbier natal !... Si tu savais quelle a été ma vie !... je ne te parle pas de ma carrière politique, qui appartient à tout le monde ! je ne te rappellerai pas les reproches dont ils m’accablent !... avilir ma patrie, la livrer à l’étranger, la partager même... ils l’ont dit !... comme si cela était possible !... moi... un ministre du roi !... moi ! un Français, moi qui donnerais ma vie pour la prospérité et la gloire de mon pays...
Avec émotion.
enfin, ils l’ont dit !... peu importe !...
LUCIEN.
Cette idée seule t’émeut.
RAYMOND.
Non... non... cela m’est indifférent.. jeté le jure ; mais ce qui ne l’est pas, ce qui ne pouvait pas l’être... c’est quand je me suis vu attaqué dans ma vie privée, dans mes sentiments les plus chers... Fils d’un vigneron de la Bourgogne, qui a donné pour mon éducation le peu qu’il possédait, j’ai eu le bonheur de répondre dignement à ses soins et à ses sacrifices... mais si, grâce à lui, j’ai fait de brillantes études et remporté des prix dans nos concours, si plus tard, comme avocat, je me sois distillé dans quelques affaires importantes, si j’ai obtenu au barreau une réputation d’honneur et de talent, que l’on ne contestait pas alors. Dieu sait que ces couronnes et ces succès, je les rapportais tous à mon père... Eh bien ! quand après de pénibles luttes et de glorieux combats, soutenus pour la défense de nos droits, la cause de la liberté eût enfin triomphé ! quand le vote de mes concitoyens m’eût porté à la chambre, et que plus tard la confiance du roi m’eût appelé au pouvoir... en entrant dans le somptueux hôtel du ministre, moi, fils de paysan, ma première pensée fût pour mon père... j’allai le chercher et voulut l’emmener avec moi... « Non, me dit-il, je suis bien vieux ! le séjour de Paris m’effraie... je préfère mon repos et ma retraite... c’est mon désir, mon fils !... » Ce désir, je devais le respecter... cette retraite, je l’embellis de mon mieux... je l’entourai de toute l’aisance que je pouvais lui donner... et un matin, je lis dans une feuille publique, que moi, sorti de la classe du peuple, je rougissais de devoir le jour à un paysan... à un vigneron... et que j’avais chassé mon père de mon hôtel.
LUCIEN.
Chassé !
RAYMOND.
C’était imprimé !... et mille voix le répétaient à ma honte... Hors de moi, éperdu... je courus chercher mon père... « Que vous le vouliez ou non, cette fois, lui dis-je, il faut venir, il y va de mon honneur... on accuse votre fils d’être un ingrat, d’être un infâme... venez ?... » J’avais ce jour-là, dans mon salon, des députés, de hauts dignitaires, l’élite de la société de Paris... J’amenai mon père, je le leur présentai, et m’inclinant devant lui, je m’écriai : Dites-leur, mon père, dites-leur à tous si votre fils vous respecte et vous honore.
LUCIEN.
C’était bien !... très bien... il n’y avait rien à répondre à cela.
RAYMOND, avec ironie.
Ah ! tu le crois... tu crois qu’on impose jamais silence à la calomnie... le lendemain tous répétaient que reconnaissant l’indignité de ma conduite, j’avais voulu la réparer par ce coup de théâtre qu’ils tournaient en ridicule... en vain mon père proclama hautement et attesta ma tendresse et mes soins pour lui... on prétendit que ces réclamations tardives étaient dictées par moi ; que je l’avais forcé à les écrire ; que la pension que je lui faisais en était le prix ; que je la retirerais, s’il parlait jamais et disait la vérité... et maintenant, j’aurais beau dire et beau faire, les plus honnêtes gens du monde ont cette conviction, quand on parle d’un mauvais fils, tous les regards se tournent de mon côté... ou plutôt se détournent de moi !... que faire... quel parti prendre... se brûler la cervelle... j’y ai pensé d’abord... je l’avoue.
LUCIEN.
Ô ciel !...
RAYMOND, avec amertume.
Mais, loin de désarmer la calomnie, ç’eût été pour elle une preuve de plus... voyez-vous, auraient-ils dit, l’effet des remords...
LUCIEN.
Y penses-tu ?
RAYMOND.
Oui, mon ami, oui, tu ne les connais pas... et plus tard, quand la vieillesse, quand les chagrins, peut-être, termineront les jours de mon père... ils diront que j’en suis cause... ils diront que je l’ai tué... ils m’appelleront parricide !... je m’y attends... Eh bien ! soit ! redoublez vos clameurs, je les brave et les méprise... un mot, mon père... un seul mot !... votre bénédiction au parricide !... et que Dieu nous juge !...
LUCIEN, avec émotion.
Raymond...
RAYMOND.
Mais pour les jugements des hommes... jugements d’iniquités et d’erreurs... je ne veux pas même en appeler, ni leur faire l’honneur de me défendre devant ce qu’ils appellent le tribunal de l’opinion publique... Fais ce que dois, advienne que pourra : c’est maintenant ma seule devise, et je marche bravement au milieu de leurs injures, qui peu à peu me sont devenues indifférentes, et qui, maintenant, font mon bonheur...
Avec exaltation.
Oui... pamphlétaires et calomniateurs, je ne ferais pas un pas pour vous désarmer ; si je savais qu’une mesure me rendit populaire à vos yeux, je serais tenté de la rétracter ! c’est votre estime, ce sont vos éloges que je redoute... et approuvé par vous, je dirais presque comme cet Athénien que le peuple applaudissait : Est-ce que j’ai dit quelque sottise...
LUCIEN, souriant.
Allons, allons... te voilà comme toujours ! ardent, exagéré, dépassant le but, et allant trop loin.
RAYMOND.
Je ne te ferai pas le même reproche.
LUCIEN.
Je m’en félicite !
RAYMOND.
Tant pis pour toi.
LUCIEN.
Tant mieux, taisons-nous ; voici ta pupille.
Scène II
RAYMOND, CÉCILE, LUCIEN
CÉCILE, courant à Raymond.
Ah ! Monsieur, nous vous attendions avec tant d’impatience... et votre retard nous avait bien inquiétés... il ne vous est rien arrivé ?
RAYMOND.
Rien, ma chère enfant, que la contrariété de ne pas te voir plus tôt.
CÉCILE.
Quel dommage que vous n’ayez pas pu être de notre promenade en mer !...
RAYMOND.
C’est égal... je n’étais pas absent poux vous... je le sais... je sais que tu m’as défendu...
CÉCILE.
Vous n’en aviez pas besoin.
RAYMOND.
Si vraiment... mes défenseurs sont trop rares pour que je ne les compte pas avec reconnaissance !... comment se porte Madame de Savenay, ta noble cousine ?...
CÉCILE.
Beaucoup mieux... depuis deux heures seulement qu’elle est à Dieppe... elle prie M. Lucien de vouloir bien passer dans son appartement pour une grave conférence, dit-elle, où je ne dois pas assister...
RAYMOND.
C’est juste... les affaires d’intérêts regardent les grands parents... et les tuteurs...
Prenant sur la table les papiers qu’il y a posés à la première scène.
J’ai là un projet de contrat à vous soumettre.
À Lucien.
Examinez-le en m’ attendant, et puis fais-moi le plaisir de placer tous ces papiers dans la chambre que vous me destinez.
Cécile ramasse un papier qui était en dessous et qui tombe ; elle le lui présente.
Qu’est-ce que c’est que ça ?...
CÉCILE.
C’était là, sur cette table, avec vos papiers...
RAYMOND, lisant.
« M. le Ministre... la recette de Dieppe est vacante par décès du titulaire... et j’ose me mettre sur les rangs... »
S’arrêtant et reployant le papier.
Au diable les pétitions... à peine arrivé, elles m’assaillent déjà... et je vous demande comment on a pu me glisser celle-ci... à moins que ce ne soit au moment où je descendais de voiture...
La mettant au milieu des papiers que tient Lucien.
Nous avons le temps de lire, rien ne presse.
LUCIEN.
Il faudrait voir cependant...
RAYMOND.
C’est tout vu... c’est un intrigant... auquel je ne répondrai même pas.
LUCIEN.
C’est quelqu’un de cette ville... quelqu’un peut-être d’influent... et c’est un nouvel ennemi que tu vas te faire...
RAYMOND.
Ça m’est égal !
LUCIEN.
On en a toujours assez.
RAYMOND.
Peu m’importe !
LUCIEN, s’adressant à Cécile.
Je vous demande, Mademoiselle, quel est le plus raisonnable ? je m’en rapporte à vous.
RAYMOND.
Et moi ainsi... prononce !... qui de nous deux à tort ?
CÉCILE, timidement.
Eh ! mais... tous les deux peut-être...
Vivement.
Pardon... mais il me semble, à moi, qui ne m’y connais guère,
Montrant Lucien.
que si l’un craignait un peu moins les discours du monde... si l’autre les redoutait un peu plus...
RAYMOND, riant.
Bravo ! nous tomberions dans le juste-milieu.
CÉCILE.
Non, mais vous seriez tous deux, peut-être, bien près de la perfection.
RAYMOND, la regardant d’un air galant et railleur.
Nous y sommes dans ce moment.
CÉCILE.
Ah ! Monsieur se moque de moi ! ce n’est pas bien.
RAYMOND, à Lucien.
N’ai-je pas dit vrai ?... et pour t’en rapprocher le plus tôt possible... va parler affaire... je vous rejoins dans l’instant.
Lucien sort par la porte à droite.
Scène III
CÉCILE, RAYMOND
RAYMOND.
Eh bien, ma chère enfant, maintenant que tu le connais, ne t’ai-je pas dit la vérité... et à part ses opinions, qui n’ont pas le sens commun, n’est-ce pas un excellent homme ?
CÉCILE.
Oui, Monsieur.
RAYMOND.
Crois-tu être heureuse avec lui ?
CÉCILE.
Je l’espère...
RAYMOND.
Ça ne suffit pas !... je veux que tu en sois sûre... car ton père, à qui je dois tout, m’a légué le soin de ton bonheur... et si je me trompais ! parle, mon enfant, ouvre-moi ton âme... autrefois, quand tu étais élevée près de moi, je ne te l’aurais pas demandé... te voyant tous les jours, je devinais, je prévenais tes moindres désirs... jusqu’à douze à quatorze ans, tu as été ma fille... je t’avais regardée comme telle... mais alors, et quoiqu’ayant le double de ton âge, les convenances et ma position m’ont forcé de l’éloigner, de te remettre entre les mains d’une parente, qui ne pouvait t’aimer comme moi, mais qui, plus heureuse, ne t’a pas quittée... s’est emparée à mon préjudice de ton amitié, de ta confiance...
CÉCILE.
Jamais...
RAYMOND.
Et maintenant que je ne sais plus comme autrefois lire dans tes yeux et dans ton cœur... je suis obligé de te demander : Que veux-tu, Cécile... que désires-tu ?...
CÉCILE, avec émotion.
Rien, Monsieur... le choix que vous avez fait doit assurer mon bonheur... et s’il en était autrement, ce ne serait pas votre faute... mais la mienne... aussi je n’hésite pas... car vous êtes mon père... et je dois vous obéir.
RAYMOND.
Ce n’est pas ainsi que je l’entends ; et malgré mon amitié pour Lucien, s’il se présente une personne que tu préfères, si tu es aimée de quelqu’un... parle... je ne te reprocherai rien... que de ne pas me dire la vérité.
CÉCILE.
Je vous l’ai dite, Monsieur, je ne suis aimée de personne.
RAYMOND.
Bien vrai !...
CÉCILE.
De personne, je vous le jure... excepté de M. Lucien... et je pense comme vous, que sous tous les rapports, c’est un choix convenable... et honorable.
RAYMOND.
À la bonne heure... je m’en vais le lui dire... Adieu, mon enfant, adieu...
Il fait quelques pas pour sortir, s’arrête et la regarde.
Cécile, tu as encore quelque chose à me demander ?
CÉCILE.
C’est vrai, Monsieur... et je n’osais pas...
Raymond revient vivement près d’elle.
c’est-à-dire avec vous, Raymond... j’oserais bien... mais ce que j’ai à demander, c’est au Ministre... et j’ai peur.
RAYMOND.
Pourquoi donc ?... si c’est juste...
CÉCILE.
Ah ! c’est de toute justice... Des marins... des pêcheurs... ceux qui tantôt conduisaient notre barque... ils sont bien pauvres, ils ont beaucoup d’enfants, qui n’ont qu’eux pour vivre... et malgré cela, lors de la dernière tempête... ils se sont exposés pendant toute une nuit... l’un a ramené à bord trois passagers... et l’autre en a sauvé quatre... et ils n’ont eu pour toute récompense... que la joie de leurs enfants, qui croyaient avoir perdu leur père... Ai-je tort, Monsieur, de m’intéresser à eux et de vous les recommander ?
RAYMOND.
Non, sans doute... je m’occuperai d’eux... dès aujourd’hui, dès ce matin... tu peux le leur dire.
CÉCILE.
J’y vais à l’instant ! quel bonheur !... de leur porter la promesse formelle du Ministre... du Ministre lui-même...
Coquenet entre par une des portes de gauche ; il entend ces derniers mots, et voit Raymond embrasser Cécile sur le front. Cécile sort par là porte du fond.
Scène IV
COQUENET, RAYMOND. Il tire de sa poche un carnet et prend des notes sur la demande que Cécile vient de lui adresser
COQUENET, à part, pendant que Raymond achève d’écrire.
Du Ministre lui-même !... c’est lui qui vient d’arriver... et puisque sa sœur refuse jusqu’à présent de parler en ma faveur... si je profitais de l’occasion pour faire mes affaires moi-même... ça n’est pas défendu... et comme je ne suis pas censé le connaître, cela n’en fera que plus d’effet.
Il s’approche de la table, y prend un journal, et salue Raymond qui lui rend son salut.
Monsieur arrive à ce que je vois.
RAYMOND.
Oui, Monsieur.
COQUENET.
Il vient peut-être de Paris ?
RAYMOND.
Oui, Monsieur !...
COQUENET.
Je vous en fais mon compliment...
RAYMOND.
Il n’y a pas de quoi...
COQUENET.
Si vraiment, si vous étiez hier à la Chambre ?...
RAYMOND.
J’y étais...
COQUENET.
Vous pouvez vous vanter d’avoir entendu un fameux discours... celui qu’a prononcé le Ministre, et qui a tenu toute la séance... Quel homme, Monsieur, que ce gaillard-là ! comme il les a retournés, vers la fin surtout ?...
RAYMOND.
C’est l’endroit qui a excité le plus de murmures...
COQUENET.
Qu’est-ce que ça fait !...
RAYMOND, se rapprochant de lui.
Ah ! cela ne vous fait rien ?...
COQUENET.
Non, Monsieur, cela n’empêche pas que ce ne soit un superbe discours... et un homme d’un talent immense, prodigieux...
Avec brusquerie.
Si vous ne pensez pas comme moi, tant pis pour vous... voilà mon opinion....
RAYMOND, souriant.
Que j’estime...
À part.
Surtout pour sa rareté....
COQUENET, continuant avec chaleur.
C’est un homme d’état, celui-là... le seul que nous ayons... ou je ne m’y connais pas...
RAYMOND, à part, de même.
Ma foi, il faut venir à Dieppe, pour entendre ces choses-là...
Haut.
On s’occupe donc de lui, en ce pays ?
COQUENET.
Il y est adoré...
RAYMOND, à part et de même.
Ah bah !... Et le télégraphe qui ne m’en dit rien...
COQUENET.
On lui dresserait des statues...
RAYMOND.
Pour m’en jeter demain les débris à la tête... N’importe !
Haut.
C’est une très aimable ville, que la vôtre, Monsieur...
COQUENET.
Oui, l’air y est pur, la population éclairée, les fonctionnaires y sont très bien... Nous venons, avant-hier, d’en perdre un très estimé...
RAYMOND.
Je le savais.
COQUENET, à part.
Déjà !...
Haut.
C’est la nouvelle du pays... cela fait une place vacante... et l’on compte plusieurs concurrents...
RAYMOND.
Je m’en doute... car moi, qui suis de Paris, et qui ne peux rien, j’ai déjà reçu une pétition à ce sujet...
COQUENET.
Est-il possible ?...
RAYMOND.
On me l’a remise au moment où je descendais de voiture.
COQUENET.
Vous m’avouerez que c’est d’une indiscrétion, pour ne pas dire plus !... et j’en suis fâché pour notre endroit...
À part.
Ce ne peut être que Rabourdin, le sous-directeur, le seul qui ait des chances...
Haut.
Du reste, je connais ici tout le monde... et si vous me disiez le nom de l’individu qui devait être au bas de la demande ?
RAYMOND.
Je ne l’ai pas lu... je n’ai pas achevé la pétition...
COQUENET.
Franchement, tous avez bien fait... je me doute de qui cela peut-être...
RAYMOND, riant.
D’un intrigant... d’abord... c’est ce que j’ai pensée.
COQUENET.
Et vous avez eu raison.
RAYMOND.
Cela ne m’empêche pas cependant de voir... d’examiner... de prendre des renseignements... Et vous, Monsieur, qui êtes de cette ville...
COQUENET.
Voilà quinze ans que je n’en suis sorti...
RAYMOND.
Vous qui me paraissez un citoyen estimable, et en l’opinion duquel on peut avoir confiance...
COQUENET.
Tous me faites trop d’honneur...
RAYMOND.
Dites-moi, puisque vous semblez connaître ce candidat, si c’est un homme capable... un homme de talents ?...
COQUENET, d’un air dubitatif.
Eh ! eh !
RAYMOND.
Jouit-il de quelqu’estime... de quelque considération ?...
COQUENET, de même.
Eh ! eh !...
RAYMOND.
C’est donc, sous tous les rapports, la médiocrité et la nullité même ?...
COQUENET, de même.
Eh ! eh !...
RAYMOND.
Vous y mettez une discrétion et une délicatesse que j’apprécie... vous n’osez me dire que ce choix n’est pas convenable ?...
COQUENET.
Franchement... il y a mieux que cela à choisir... et pour peu que l’on ne se presse pas et qu’on attende...
RAYMOND.
Je vous remercie, Monsieur... Sans avoir d’action directe dans cette affaire... il se peut que je sois consulté, que l’on demande mon avis, et alors, je me souviendrai de celui que vous avez eu l’obligeante de me donner.
Il salue Coquenet et sort.
Scène V
COQUENET, seul
Je n’ai rien dit : pas un mot, pas une syllabe... ce n’est pas moi qu’on accusera d’avoir voulu calomnier personne, et je défie la méchanceté la plus acharnée de citer une seule de mes paroles... D’ailleurs, un rival ! un concurrent ! c’est de bonne et légitime défense... chacun pour soi... Dieu et les ministres pour tout le monde... Et puis, Rabourdin est garçon... et je suis père de famille... Voilà vingt ans qu’il est dans l’administration... vingt ans qu’il a une place, et je n’en ai jamais eu... Que diable ! il faut de la justice... chacun son tour ! À bas le cumul et le monopole...
Scène VI
HERMINIE, DE GUIBERT, COQUENET
HERMINIE, entrant en causant avec son mari.
Oui, Monsieur, vous pensiez ce matin à la députation pour arriver au ministère... il y a dans cette ville, à ce qu’on vient de m’apprendre, une réélection que l’on peut contester... et faire tourner à votre profit...
DE GUIBERT.
Certainement !...
HERMINIE.
Eh bien ! alors, tandis que vous êtes dans le pays, tâchez d’obtenir des voix... de gagner des gens influents...
DE GUIBERT.
Je ne demandais pas mieux... c’est toi qui les repousses.
À demi-voix.
Voilà, mon ami Coquenet... propriétaire... électeur... un des plus imposés du département... que tu refuses d’appuyer...
HERMINIE.
Et qui vous dit cela !... est-ce qu’il faut faire attention à un mouvement de dépit ou de mauvaise humeur... est-ce qu’on ne change pas d’idées vingt fois par jour...
DE GUIBERT.
Tu l’entends, mon ami...
À demi-voix.
Je t’avais bien dit qu’elle finissait par faire tout ce que je voulais... tu seras nommé... ma femme parlera pour toi au Ministre.
COQUENET.
C’est ce que j’ai déjà fait...
DE GUIBERT.
Tu l’as donc vu ?...
COQUENET.
Nous venons de causer ensemble... dans un incognito réciproque, et quoiqu’il ignore qui je suis, je le crois très bien disposé pour moi !... si, maintenant... Madame veut me proposer... comme receveur... une idée qui viendrait d’elle... parce que moi, je ne peux plus... me mettre en avant... je crois que nous l’emporterons.
HERMINIE.
Je ne demande pas mieux... je sais même en ce moment le moyen de tout obtenir de mon frère... les deux places ensemble... à une condition !
DE GUIBERT.
Et laquelle ?
HERMINIE.
C’est que vous me raconterez dans tous ses détails l’aventure dont vous m’avez dit un mot ce matin... l’aventure arrivée à Madame Cécile de Mornas.
DE GUIBERT, vivement.
Impossible, ma chère... impossible... c’est un secret trop important.
HERMINIE.
Raison de plus ! vous parlerez... ou je suis muette... je ne dis rien à mon frère...
COQUENET.
Un moment... il y va de notre fortune... et il ne s’agit pas ici d’une discrétion déplacée... toi, qui en fait d’aventures, racontes toujours avec tant de facilité...
DE GUIBERT.
Oui ; mais celle-ci... j’ai promis de la garder pour moi...
COQUENET.
Et tu tiens ta parole... ta femme est une autre toi-même... ton ami aussi...
DE GUIBERT.
Je le sais bien... mais cela me ferait de fâcheuses affaires avec le Ministre...
HERMINIE, vivement.
Le Ministre...
DE GUIBERT, de même.
Avec d’autres personnes encore !... des mauvaises têtes... des ferrailleurs... moi je n’aime à me battre que le moins possible... et ça n’aurait qu’à en venir là...
COQUENET.
Si ça se savait !... mais nous nous tairons...
DE GUIBERT.
Toi, je ne dis pas... tu seras comme moi... tu auras peur !... mais ma femme... tu ne la connais pas...
HERMINIE.
Et moi, Monsieur, je vous déclare, que vous avez excité et redoublé ma curiosité à un tel point, que je veux... j’exige que vous parliez à l’instant même, ou je me brouille avec vous, je ne vous revois de ma vie...
DE GUIBERT, à voix basse.
Eh bien ! donc... et puisque vous me promettez tous les deux le secret... je vous dirai tout ce que je peux vous dire... apprenez que l’année dernière... dans une maison...
Se reprenant.
Dans un château... où j’ai rencontré Cécile pour la première fois... j’ai vu, le matin au point du jour, un beau jeune homme sortir de son appartement...
HERMINIE.
Vous l’avez vu...
DE GUIBERT.
De mes propres yeux vu... et il ne peut, à cet égard, me rester aucun doute... car le mystérieux inconnu que je connais très bien me l’a avoué, lui-même, en me faisant jurer le silence le plus profond.
HERMINIE.
À merveille... et cet inconnu, quel est-il ?
DE GUIBERT.
Voilà par exemple, ce que je ne vous dirai pas... je lui ai promis le secret, et je n’irai pas à plaisir me compromettre... en vous révélant un nom tout-à-fait inutile au piquant de l’anecdote.
HERMINIE.
Vous avez raison !... d’autant que j’ai deviné... je sais qui !...
DE GUIBERT.
Silence alors et n’allez pas me compromettre.
HERMINIE.
C’est mon frère.
DE GUIBERT.
Non pas !...
HERMINIE.
J’en suis sûre... à votre effroi d’abord, et à votre inquiétude... et puis l’adoration que Raymond a pour sa pupille, les louanges dont il l’accable... le crédit qu’il lui accorde à nos dépens...
À Guibert qui veut parler.
Vous avez beau vous fâcher, c’est lui... Monsieur, c’est lui !...
COQUENET.
Il est de fait que je l’ai trouvé ici, tout à l’heure, qui l’embrassait !
HERMINIE, avec joie.
Vous l’entendez !... je n’en dirai rien... mais j’en suis enchantée.
DE GUIBERT.
Ce n’est pas vrai !...
HERMINIE.
Ah ! Monsieur mon frère, vous qui me faites toujours de la morale.
DE GUIBERT.
Ce n’est pas vrai vous dis-je.
HERMINIE.
Vous osez le nier...
DE GUIBERT.
Permettez ! je ne dis pas que le Ministre ne soit pas actuellement, fort bien avec elle, ça ne me regarde pas... mais ce n’est pas lui dont je veux parler !... la vérité avant tout... il ne faut compromettre personne.
COQUENET, gravement.
Alors, c’est un autre...
HERMINIE, gaiement et en riant.
Ça en fait deux !... c’est gentil.
DE GUIBERT.
Ma femme !... point de suppositions hasardées, je vous en prie...
HERMINIE.
Alors, Monsieur, point de demi confidences... quel est donc ce séducteur si discret... si timide... qui n’ose paraître et qu’on n’ose nommer devant moi ?...
COQUENET.
Je le connais...
HERMINIE, remontant le théâtre pour voir si personne ne vient.
Vous me le direz.[10]
COQUENET, bas à l’oreille.
C’est toi-même, mon gaillard... c’est toi...
DE GUIBERT, avec embarras et à demi-voix.
Veux-tu te taire... devant ma femme...
COQUENET, lui faisant signe qu’il gardera le silence.
J’en étais sûr...
HERMINIE, qui a remonté près de la porte à droite, redescend le théâtre en courant et revient se placer entre eux deux.
Silence... c’est mon frère...[11]
COQUENET.
Parlez-lui... je m’en vais... j’aime mieux ne pas être là... mais je reviendrai... car voici bientôt l’heure où tout le monde se réunit au salon.
Il sort par la gauche.
Scène VII
DE GUIBERT, HERMINIE, RAYMOND
RAYMOND, qui est entré en lisant un papier, lève les yeux et aperçoit Herminie et Guibert.
Ah ! bonjour, ma petite sœur !
Donnant la main à Guibert.
Bonjour, mon cher Guibert.
HERMINIE.
Vous avez fait bon voyage ?
RAYMOND.
Excellent !
HERMINIE.
J’en suis ravie, et je le suis, surtout, de vous voir !... vous savez qu’il y a longtemps que je ne vous ai rien demandé...
RAYMOND.
Je le crois bien... j’arrive !...
HERMINIE.
Aussi, j’ai deux pétitions à vous adresser !... deux !... ça vous étonne !
RAYMOND, souriant.
Non, parbleu... ce qui m’étonnerait, ce serait si tu n’en avais pas !...
HERMINIE.
La première... mais je vous préviens d’abord qu’elle ne compte pas... c’est pour un ami... une personne de cette ville... M. Coquenet !
RAYMOND.
Coquenet !... justement...
Montrant le papier qu’il tient à la main.
J’étais à lire sa pétition... une pétition qui m’a été remise au moment de mon arrivée !...
HERMINIE.
Il demande la place de receveur.
RAYMOND, montrant la pétition.
Je le vois bien !
DE GUIBERT.
Que sollicite aussi un M. Rabourdin, mais Coquenet... est notre ami...
HERMINIE.
Un ami intime...
RAYMOND, avec intention.
Que tu connais... tu es sûre de le connaître ?...
HERMINIE.
Pas beaucoup !... mais mon mari...
RAYMOND.
Tu me permettras alors d’attendre de plus amples informations... car quelqu’un de ce pays... quelqu’un tout-à-fait désintéressé dans la question, m’a fait sur lui, un rapport très défavorable...
HERMINIE.
Quelqu’envieux !...
RAYMOND.
Il n’en avait pas l’air... quoique paraissant le connaître mieux que personne, il y a mis une discrétion... enfin, comme je te l’ai dit... je m’informerai, et saurai qui de vous deux a raison... voyons maintenant ta demande principale !...
HERMINIE.
Ne l’avez-vous pas devinée... le peu de mots que vous a dits mon mari... la tendresse que j’ai pour lui... et que vous prenez pour de l’ambition...
RAYMOND.
Je comprends... c’est toi qui lui as donné ces idées de pouvoir.
HERMINIE, avec câlinerie.
Eh bien ! oui... toute ma joie, tout mon orgueil, serait de le voir votre collègue...
RAYMOND, imitant son ton.
Eh bien ! non... ce n’est pas possible...
HERMINIE.
Et pourquoi donc ?... il est capable ou il ne l’est pas ?
RAYMOND.
C’est évident ! voyons le dilemme ?
HERMINIE.
S’il est capable... faites-le nommer...
RAYMOND.
C’est juste... et s’il ne l’est pas ?...
HERMINIE, vivement.
Raison de plus... car vous l’êtes, vous !... et vous ordonnerez, vous gouvernerez sous son nom... tout n’en ira que mieux... il y aura, enfin, unité dans le gouvernement...
RAYMOND.
Le raisonnement est supérieur et je n’ai rien à y répondre, qu’un seul mot : non.
HERMINIE, avec colère.
Vous osez dire : non...
RAYMOND, froidement.
Je l’ose, et je t’engage même à ne plus m’en parler... et à n’y plus penser.
HERMINIE.
Moi, j’y penserai toujours... je vous en parlerai sans cesse, et il faudra bien que vous cédiez, ou je dirai partout de vous un mal affreux...
RAYMOND.
Permis à toi... et tu trouveras de l’écho... il ne manquera pas de monde pour faire ta partie...
HERMINIE.
Ils font bien... ils ont raison... je suis de leur avis... c’est indigne de traiter ainsi sa sœur... une sœur qui vous aime...
DE GUIBERT.
Il est de fait, mon beau-frère, que vos procédés envers nous...
RAYMOND.
Et toi aussi... qui t’en mêles ?... c’est charmant d’être ministre... on vous accuse de tout immoler à votre famille, et votre famille se plaint qu’on la sacrifie...
HERMINIE.
Ah ! j’aurais plus de pouvoir, plus de crédit sur vous, si au lieu d’être sœur... j’étais votre pupille...
De Guibert lui fait signe de se taire.
RAYMOND.
Sans contredit, car si tu étais Cécile, tu ne demanderais que des choses raisonnables.
HERMINIE.
Raisonnables ou non, je serais sûre de les obtenir...
DE GUIBERT, à demi-voix.
Ma femme, au nom du ciel...
Haut et pour rompre la conversation.
Voici toute la société des bains qui se rend au salon, car tous les soirs on fait de la musique...
Scène VIII
HERMINIE, à l’extrême gauche, LE VICOMTE DE SAINT-ANDRÉ, entrant sur ces derniers mots, DE GUIBERT, au milieu du théâtre, CÉCILE, MADAME DE SAVENAY, allant s’asseoir à droite, LUCIEN, appuyé sur leur fauteuil, RAYMOND allant causer avec elles, BAIGNEURS et BAIGNEUSES qui entrent dans le salon, s’asseyent sur des canapés, se placent à des tables, que l’on dresse, ou à la table ronde, et lisent des journaux ou des brochures, DES DAMES s’approchent du piano qui est ouvert, d’autres travaillent, pendant que BELLEAU va et vient, et offre des rafraîchissements à tout le monde
LE VICOMTE, à de Guibert.
De la musique... c’est ce qu’on dit, et nous allons rire.
DE GUIBERT.
Et ma femme qui a promis de chanter.
LE VICOMTE, à Herminie, en s’inclinant.
Alors, nous ne rirons plus, nous admirerons... et j’en ai grand besoin... je m’ennuie déjà ici...
DE GUIBERT, souriant.
Et les plaisirs... et les amours ?...
LE VICOMTE.
Bah ! c’est toujours la même chose... et il me prend souvent l’envie de me lancer dans le sérieux et dans l’utile, pour m’amuser.
DE GUIBERT.
Prenez garde, vous devenez philosophe !...
LE VICOMTE, levant les yeux et apercevant Raymond, à droite, en face de lui. À part.
Monsieur Raymond !...
Il s’approche et le salue.
RAYMOND, lui rendant son salut.[12]
N’est-ce pas M. le vicomte de Saint- André...
LE VICOMTE.
Attaché aux affaires étrangères.
RAYMOND.
Que j’ai eu l’honneur de rencontrer quelques fois.
Souriant.
Non pas à son ministère...
LE VICOMTE, de même.
C’est vrai... ce n’est pas là qu’on me trouve... mais en revanche, là, comme ailleurs, on a dû vous dire beaucoup de mal de moi... et cela sans doute m’a fait du tort dans votre esprit...
RAYMOND, froidement.
Cela m’a prévenu en votre faveur, et m’a fait penser qu’il n’était pas impossible que vous eussiez du mérite.
LE VICOMTE, étonné.
Monsieur...
RAYMOND.
Sans cela, comment expliquer cet acharnement contre un jeune étourdi, qui n’a encore employé son temps qu’à faire des folies et des dettes... À votre âge, on n’a que des camarades... on n’a pas encore l’honneur d’avoir des ennemis... Courage, jeune homme, c’est bon signe, cela promet !... mais ça ne suffit pas... il faut justifier cette haine.
LE VICOMTE.
Ah ! que l’on m’en offre les occasions.
RAYMOND.
Eh bien ! nous verrons, et pour commencer, il faut vous éloigner de Paris... nous trouverons moyen de vous employer.
LE VICOMTE.
Je suis prêt à partir, et suis à vos ordres, M. le Ministre.
TOUS LES BAIGNEURS, à demi-voix.
Le Ministre...
Ils causent entre eux et regardent Raymond, qui retourne s’asseoir près de Cécile et de Madame de Savenay, et cause avec elles : pendant ce temps, entre Coquenet, qui s’approche de M. et de Madame de Guibert.
Scène IX
HERMINIE, LE VICOMTE DE SAINT-ANDRÉ, DE GUIBERT, CÉCILE, MADAME DE SAVENAY, LUCIEN, RAYMOND, BAIGNEURS et BAIGNEUSES, DES DAMES, BELLEAU, COQUENET
COQUENET, à demi-voix, à Madame de Guibert.[13]
Eh bien ! mon aimable protectrice, quelles nouvelles ?...
HERMINIE.
Mauvaises pour tout le monde...
COQUENET.
Ah bah !...
HERMINIE.
On vous a desservi auprès de lui.
DE GUIBERT.
On lui a dit de toi un mal affreux...
COQUENET.
Et qui donc ?...
DE GUIBERT.
Quelqu’un de l’endroit...
COQUENET, vivement.
Je sais qui... ce ne peut-être que Rabourdin... mon concurrent.
DE GUIBERT.
C’est possible.
COQUENET.
C’est évident... c’est le seul qui ait intérêt à me nuire... et vous conviendrez que c’est indigne... que c’est infâme... d’employer de pareils moyens pour réussir... je le dirai partout...
DE GUIBERT.
Et tu feras bien...
HERMINIE.
Du reste, tout n’est pas perdu... le Ministre qui ne vous connaît pas encore, a promis de prendre des informations.
COQUENET.
C’est ce que je demande... parce que, n’en déplaise à Rabourdin, je veux agir franchement et loyalement... mais si, en attendant, je puis lui rendre la pareille et trouver quelque occasion de lui nuire en dessous...
Pendant ces derniers mots, des baigneurs ont porté au milieu du théâtre et sur le devant le piano qui était au fond de l’appartement.
DE GUIBERT, à haute voix.
Ne disait-on pas que ces dames allaient nous faire de la musique ?...
À sa femme qui est assise.
Le quatuor de la Dame du Lac, que tu étudiais tout à l’heure...
HERMINIE.
Je suis bien en train de chanter...
DE GUIBERT.
Tu ras étudié avec Mademoiselle Cécile...
CÉCILE, vivement.
Oh ! du tout !...
Bas à Lucien qui est près d’elle.
Je n’oserai jamais devant tout ce monde...
HERMINIE, à part.
Ça la contrarie...
Se levant vivement et passant près d’elle.[14]
Eh ! bien, voyons... je suis à vos ordres... nous ne chantons pas assez bien pour nous faire prier... et si Madame Cécile y consent...
CÉCILE.
Pardon, madame ; nous n’avons pas achevé de répéter ce morceau... et puis, pour ce quatuor, il manque deux personnes... la voix de basse... d’abord...
DE GUIBERT.
C’est moi... je chante tous les rôles de Lablache.
RAYMOND, à part, en souriant.
Belle recommandation pour être ministre.
DE GUIBERT, montrant un jeune homme en gants jaunes qui est près de lui.
Et voici M. de Sivry, un ténor délicieux... qui, de plus, accompagne à merveille.
Le jeune homme s’incline et se met en devoir d’ôter ses gants. À Herminie.
Allons, ma chère amie...
Allant à Cécile.
Allons, Mademoiselle... il n’y a plus à refuser... vous feriez manquer ce morceau...
CÉCILE, souriant.
Je le ferai manquer bien mieux encore... en acceptant...
LUCIEN, à demi-voix et d’un air de prière.
N’importe, Mademoiselle, on vous regarde, et c’est fixer l’attention.
CÉCILE.
J’obéis.
HERMINIE, avec bonté.
Et vous avez raison.
À part.
Elle ira tout de travers...
DE GUIBERT, offrant la main à Cécile, qu’il conduit au piano.
Nous demanderons à la société cinq minutes de répétition à demi-voix.
Guibert, sa femme et Cécile se groupent près de M. de Sivry, qui vient de s’asseoir au piano, et tous quatre étudient à voix basse ; pendant ce temps, Coquenet, qui était à gauche du théâtre, a remonté par le fond derrière le piano, et est redescendu à droite où l’on vient de dresser une table de whist.[15]
COQUENET, présentant une carte à Raymond.
Monsieur voudrait-il être de notre whist ?
RAYMOND, prenant la carte.
Très volontiers...
Coquenet retourne à la table de whist et compte les fiches et les jetons.
LUCIEN, à Raymond qu’il prend par le bras.
J’ai vu tout à l’heure, dans l’autre salon, des dames qui regardaient Cécile en chuchotant et en causant avec ce M. de Sivry qui accompagne au piano... quel est-il ?...
RAYMOND.
Je l’ignore.
Lui montrant Belleau, qui dans ce moment leur présente un plateau de rafraîchissements.
Mais demande au garçon des bains ; ces gens-là savent tout.
Il retourne près du piano où M. de Sivry et les dames préludent à voix basse.
LUCIEN, pendant que Belleau lui présente le plateau, prend un verre d’eau sucrée.
Dis-moi, Belleau... quel est ce jeune homme... là... au piano ?...
BELLEAU.
Près de la jeune personne ?
D’un air malin.
Hein ! comme ils se regardent... et comme ils ont l’air de s’entendre ?...
Avec finesse et à voix basse.
C’est peut-être un des trois...
LUCIEN, étonné.
Comment... un des trois ?...
BELLEAU.
Oui... l’on prétend qu’elle a déjà eu trois aventures...
LUCIEN, remettant son verre sur le plateau.
Morbleu !...
BELLEAU.
Prenez donc garde, vous avez manqué renverser mon plateau...
LUCIEN, cherchant à se contenir.
Pardon...
Cherchant à rire.
Eh !... de qui le sait-tu ?...
BELLEAU.
De personne... on en parlait tout à l’heure dans l’autre salon, et tout le monde vous le dira... c’est connu...
Il va présenter son plateau à d’autres personnes.
LUCIEN, à part.
Non... ce n’est pas possible... c’est absurde !... ce n’est pas d’elle qu’il a voulu parler !... ou plutôt j’ai mal entendu, je ne suis pas dans mon bon sens...
COQUENET, lui montrant la table qui est prête.
Si monsieur veut tirer les cartes...
Lucien va à la table, retourne une carte et revient près de Coquenet.
Vous avez l’as de cœur.
LUCIEN, s’efforçant de sourire.
Oui, Monsieur... mais une question... vous qui étiez tout à l’heure dans l’autre salon... avez-vous entendu dire que cette jeune personne qui est au piano...
COQUENET, à voix basse.
Silence... il ne faut pas parler de cela... vous savez donc aussi ?...
LUCIEN, dans le dernier trouble.
Mais... à peu près...
COQUENET, à voix basse.
Ils disent trois ou quatre intrigues... mais ce n’est peut-être pas vrai... il ne faut jamais croire que la moitié de ce qu’on dit...
Lucien fait un geste de fureur et veut s’éloigner ; Madame de Savenay se présente à lui à sa gauche.
MADAME DE SAVENAY.
J’ai un deux, vous êtes mon partner... venez, Monsieur.
LUCIEN, hors de lui.
Oui, Madame.
Il se retourne et trouve de l’autre côté Raymond et Coquenet.
RAYMOND et COQUENET, l’entraînant.
Allons... plaçons-nous.
DE GUIBERT, au piano.
Enfin... nous sommes prêts... nous commençons !...
M. de Sivry, qui est au piano, joue la ritournelle. Raymond, Coquenet, Madame de Savenay viennent de s’asseoir à la table de whist. Lucien debout encore, et prêt à s’asseoir, regarde du côté du piano. Les chanteurs, tenant leurs papiers de musique, vont commencer le morceau. La toile tombe.
ACTE III
Même décor.
Scène première
LUCIEN, seul
Je n’ai pas dormi de la nuit... je ne sais à quelle idée m’arrêter, ni quel parti prendre... Il faut que je parle à Raymond... car, enfin, rien n’est encore terminé !... excepté Madame de Guibert et son mari, personne ici ne sait que ce contrat doit se signer aujourd’hui... personne ne me connaît pour le prétendu, et de ce côté, du moins, j’échapperai aux railleries et au ridicule... Mais sur les propos de ce garçon de bains et de ce Coquenet, le type des badauds de province... renoncer à celle que j’aime, à un mariage avantageux, sans raisons, sans motifs... sans preuves !... Il est vrai que j’ose à peine interroger... tant j’ai peur qu’ils ne devinent tous l’intérêt que je porte à Cécile... Mais enfin, des preuves... personne n’en donne... il n’y en a pas... et cependant, cela se dit, cela se répète, et... tout à l’heure encore... là... dans ce salon, n’ai-je pas entendu, près de moi, les suppositions les plus extravagantes, sur Cécile, sur sa famille, sur tout ce qui l’entoure... et une fois que je serai marié, ils ne m’épargneront pas... bien plus, ils diront que je n’ignorais rien... ce Coquenet l’attestera... lui, qui est venu hier tout me raconter, à moi-même !... Je savais tout... et j’ai passé outre, parce que Cécile est riche, de haute naissance... pupille du ministre... Ils le diront... je les entends déjà croasser de tous côtés autour de moi... J’en ai le frisson... j’en ai la fièvre !... Allons, consultons Raymond, lui seul peut me donner un bon conseil... C’est lui !... quelle contrariété ! il est avec sa sœur.
Scène II
HERMINIE, RAYMOND, LUCIEN
HERMINIE.
Comment, Monsieur, vous ne déjeunez pas avec nous ?...
RAYMOND, avec son chapeau et ses gants.
Non vraiment !... le vicomte de Saint-André a trahi, hier soir, mon incognito, et il faut que j’aille ce matin avec le sous-préfet et les notables de la ville, à trois lieues d’ici, poser la première pierre d’un phare, qui doit éclairer la côte... Impossible de me soustraire à cet honneur, qui va me valoir quelques quolibets... N’est-ce pas Lucien ?... vous allez dire, vous autres, que le ministère a beau établir des phares, il n’y voit pas plus clair pour cela...
LUCIEN.
Mon ami, j’aurais voulu te parler...
RAYMOND.
Est-ce à ce sujet ?...
LUCIEN.
Non, pour autre chose...
RAYMOND.
Impossible, en ce moment... ces Messieurs vont venir me prendre en voiture... si même ils ne m’attendent déjà... mais je reviendrai pour dîner... un grand dîner, où j’aurai l’élite de la population... les titres sont connus... il faut en accepter les charges... Mais ce soir... pour nous dédommager
Frappant, en riant, sur l’épaule de Lucien.
le contrat que nous signerons...
LUCIEN.
C’est justement à propos de cela... que je voudrais te faire part... d’une inquiétude... que j’ai.
RAYMOND.
Je devine... ta corbeille qui n’arrive pas... Sois tranquille, tout était commandé avant mon départ, et choisi avec un goût... Ce n’est pas moi qui m’en suis chargé... c’est ma sœur... qui a présidé à tout cela !
LUCIEN.
Quoi ! c’est Madame qui a eu cette complaisance ?...
RAYMOND.
Elle en a été ravie ! les femmes aiment toutes à se mêler des corbeilles de noce...
À sa sœur.
Et quand celle-là arrivera-t-elle ?
HERMINIE.
Aujourd’hui, je le suppose ; du moins on me l’a formellement promis... le premier magasin de Paris !...
RAYMOND.
Ce n’est pas une raison d’exactitude... au contraire !... N’importe... j’aime à y croire... et tantôt nous jouirons de l’effet...
LUCIEN, à demi-voix.
Oui... mais comme je te le disais... je désirerais te parler ?...
HERMINIE, faisant la révérence.
Je vous demande bien pardon, Monsieur, j’étais arrivée avant vous.
RAYMOND.
Quoi !... même en famille, on se dispute chez moi les audiences... Parlez vite... les dames d’abord... c’est de droit...
Lucien va s’asseoir sur un des fauteuils.
HERMINIE.
Deux mots suffiront... Je vois avec peine, Monsieur, que vous ne me rendez jamais justice...
RAYMOND.
Si, vraiment... j’ai pu te reprocher de l’étourderie, de la frivolité... jamais de torts sérieux !... et si chaque jour ils m’attaquent dans mon honneur... ils ont du moins respecté le tien !... C’est une joie et une consolation réservées à notre vieux père, qui n’en a plus d’autres...
HERMINIE.
Eh bien ! Monsieur, s’il en est ainsi... vous savez ce que je vous ai dit hier ?...
RAYMOND.
Tu m’as dit tant de chose...
HERMINIE.
Pour cette nomination... dont j’ai promis de vous parler sans cesse, quoi qu’il m’en coûte...
RAYMOND.
Ça ne te coûtera plus rien, tu n’auras plus cette peine... notre nouveau collègue est nommé...
HERMINIE, avec joie.
Il serait vrai ?...
RAYMOND.
Et ce n’est pas ton mari...
HERMINIE, avec colère.
Ah ! c’est une trahison !...
LUCIEN, avec étonnement et se levant.
Comment ! il était sur les rangs ?...
RAYMOND.
Tu l’entends !... voilà Lucien... voilà nos amis, eux-mêmes, qui haussent les épaules à l’idée seule d’une pareille prétention... et si j’avais pu l’accueillir un instant, ils s’y seraient opposés.
LUCIEN, avec chaleur.
Oui, vraiment... pour ton honneur...
RAYMOND.
Je ne le leur fais pas dire...
HERMINIE, à Lucien.
Et moi, Monsieur, je me rappellerai ce mot-là...
RAYMOND, se retournant vers Lucien.
À toi, maintenant... parle...
LUCIEN.
Pas devant ta sœur...
HERMINIE.
Je comprends... encore quelque perfidie... quelque complot contre moi...
Scène III
HERMINIE, RAYMOND, LUCIEN, BELLEAU
BELLEAU, entrant et s’adressant à Raymond.
M. le Sous-Préfet... et toutes les autorités sont en bas, dans une calèche... Les voilà qui descendent et demandent M. le Ministre.
RAYMOND.
Je cours au-devant d’eux...
À Lucien, qui veut le retenir.
Mon cher ami, à mon retour, nous causerons... il ne faut jamais qu’un ministre se fasse attendre... ça donne le temps de dire du mal de lui...
BELLEAU, naïvement.
Oh non ! M. le Ministre... ils n’oseraient pas... car en arrivant, j’ai entendu M. le Sous-Préfet qui disait aux autres : Taisez-vous donc, il est ici !...
RAYMOND, riant, à Lucien.
À merveille !... ils avaient déjà commencé...
À Belleau.
Passe devant... dis leur que je vais avoir l’avantage
En riant.
de les interrompre !...
Il sort par le fond.
Scène IV
HERMINIE, LUCIEN
HERMINIE.
Je vois, Monsieur, que j’essaierais en vain de balancer votre crédit, et surtout celui de votre prétendue, de votre fiancée, à qui l’on a rien à refuser...
LUCIEN, étonné.
Que voulez-vous dire ?...
HERMINIE.
Qu’au moment même où je sollicitais en vain, Cécile venait d’obtenir du ministre, cinq ou six places vacantes... ici, à Dieppe... Des pilotes, des gens du port, des commis, ont été nommés à sa recommandation... elle dispose de tous les emplois, et désormais quand je voudrai obtenir quelque faveur, c’est à elle que je m’adresserai...
Avec ironie.
ou plus tôt à celui qui aura tout pouvoir par elle...
Lui faisant la révérence.
à vous, Monsieur, son heureux époux !...
Elle le salue et sort.
Scène V
LUCIEN, seul, avec agitation
Et elle aussi... dont les compliments ironiques... elle sait tout... et pour que ces bruits soient arrivés jusqu’à son oreille, il faut donc que de tous les côtés on les répète, ce qui est déjà aussi terrible qui si ça était réellement... car enfin, quand tout le monde le dit, tout le monde ne peut avoir tort... il est impossible que de pareils bruits se répandent et circulent aussi hardiment sans une cause, sans un prétexte... il faut donc que réellement il y ait quelque chose...
Se retournant vers le fond.
Madame de Savenay et Cécile... Allons, et quoi qu’il m’en coûte... il faut connaître la vérité...
Scène VI
LUCIEN, à l’écart, prés de la table où sont les journaux, CÉCILE, MADAME DE SAVENAY
CÉCILE, gaiement à Madame de Savenay, et sans voir Lucien.
C’est bien étonnant... comment, ma cousine, vous n’avez pas remarqué ?...
MADAME DE SAVENAY.
Quoi donc ?...
CÉCILE.
Quand nous sommes entrées au salon, et pendant que nous le traversions, il s’est fait tout à coup un grand silence... et tout le monde avait un air si extraordinaire...
MADAME DE SAVENAY.
Un air de déférence... on sait dans ce pays ce qu’est la marquise de Savenay.... et leur respect...
CÉCILE, toujours gaiement.
Était bien grand !... ils baissaient tous les yeux... sans nous adresser la parole... et à peine étions-nous passées... j’entendais derrière nous un bourdonnement... qui cessait dès que vous retourniez la tête.
MADAME DE SAVENAY, gravement.
De nouvelles arrivées... surtout quand elles ont quelque distinction dans les manières... sont toujours sûres d’attirer l’attention... ici, dans cette petite ville... où l’on n’a rien à faire qu’à regarder...
CÉCILE.
Je le crois bien... tout à l’heure, dans la cour, quand ces pauvres pêcheurs sont venus me remercier... de la gratification que je leur avais fait obtenir du Ministre...
LUCIEN, s’avançant.
C’est donc vrai !...
CÉCILE, l’apercevant.
Ah ! Monsieur... vous étiez là ?...
LUCIEN.
Oui, Mademoiselle...
Vivement.
Mais cette gratification dont vous parlez ?...
CÉCILE.
Vous savez... ces marins qui hier conduisaient notre barque, et qui, plusieurs fois déjà, ont exposé leurs jours pour des naufragés... ils sont bien misérables, et je voulais vous prier de parler en leur faveur, mais mon tuteur est si bon ! il m’a enhardie... j’ai osé lui raconter leur dévouement... et jugez de mon bonheur !... ils ont eu une gratification et sont nommés gardes-côtes.
LUCIEN.
Pas autre chose !...
Avec trouble.
Je veux dire.... voilà tout.
CÉCILE.
Cela suffit, puisqu’ils sont enchantés !... et pendant qu’eux, leurs femmes et leurs enfants me remerciaient dans la cour, avec tant de joie, que j’en étais attendrie... je me retourne et je vois toute la société du salon, dont les figures étaient appliquées contre les carreaux des fenêtres... et ils me regardaient tous avec un air de raillerie que je ne puis vous rendre... Est-ce parce que j’avais des larmes dans les yeux ? c’est très mal... Il parait que dans ce pays ils sont très moqueurs...
MADAME DE SAVENAY.
C’est possible... mais ils ont du bon... surtout une sévérité de mœurs et de principes que j’approuve... Ce matin, et pendant que je prenais mon bain... les femmes de chambre de rétablissement causaient entre elles d’une jeune personne d’ici... qu’elles traitaient de la bonne manière.
CÉCILE.
Pauvre jeune fille !...
MADAME DE SAVENAY.
Et leur indignation m’a fait plaisir !... une demoiselle de haute naissance, qui, à peine âgée de dix-huit ans, a déjà eu quatre inclinations... pour ne pas dire plus !... Concevez-vous cela ?... concevez-vous un scandale pareil ?...
CÉCILE, souriant.
Peut-être aussi est-ce un mensonge ?... car cela me paraît si invraisemblable...
MADAME DE SAVENAY.
Invraisemblable ou non, j’admets... (car je suis toujours portée à l’indulgence...) j’admets qu’il y ait seulement inconséquence... ou étourderie... n’importe ?... elle n’a que ce qu’elle mérite... Dès qu’une femme fait parler d’elle... elle est dans son tort... de ce côté-là... je suis sans pitié... Est-ce qu’on a jamais rien dit de moi ?...
CÉCILE.
Non, sans doute.
MADAME DE SAVENAY.
Pourquoi ?... parce qu’il n’y avait rien... où il n’y a rien, le monde perd ses droits ; car je le répéterai sans cesse, an fond de tous les jugements humains... il y a toujours quelque chose !... n’est-ce pas, M. Lucien ?... Eh ! mon Dieu !... qu’avez- vous donc ?... comme vous voilà pâle et troublé...
LUCIEN, passant entre les deux femmes.[16]
J’en conviens... mais c’est de colère... et d’indignation... car moi aussi... je connais la jeune personne dont vous parliez tout à l’heure...
MADAME DE SAVENAY, souriant.
Ah ! la demoiselle aux quatre inclinations...
LUCIEN.
Oui, Madame... et je cherche en vain à m’expliquer... qui a pu donner lieu à d’aussi absurdes suppositions ?...
CÉCILE, vivement et sautant de joie.
Elle n’est donc pas coupable... Ah ! que vous me faites plaisir...
À Madame de Savenay.
Vous voyez ? je m’en doutais d’avance... parlez, Monsieur... contez-nous celai... vous la connaissez donc ?
LUCIEN, avec trouble.
Oui... sans doute... et beaucoup...
MADAME DE SAVENAY, sèchement.
Je ne vous en fais pas mon compliment.
LUCIEN, avec émotion.
J’ajouterai que vous, Madame, vous pouvez l’apprécier encore mieux que moi... car elle est de votre société intime...
MADAME DE SAVENAY.
Est-il possible ?...
CÉCILE, naïvement.
Alors... et moi aussi... je la connais donc ?
Avec joie.
Dieu, que je suis contente de l’avoir défendue... car de toutes mes amies de pension... il n’en est pas une, grâce au ciel, de qui un pareil soupçon puisse seulement approcher... son nom, Monsieur... son nom ?...
LUCIEN.
Oui, vous le saurez... oui, quelque coup que je puisse vous porter... je dois tout vous dire... ne fût-ce que pour chercher avec vous, et la cause de ces outrages... et les moyens de les punir...
MADAME DE SAVENAY.
Parlez donc !
CÉCILE.
Parlez... cette jeune fille si indignement accusée...
LUCIEN.
C’est vous !...
CÉCILE, poussant un cri et passant près de Madame de Savenay.[17]
Moi !... moi !... grand Dieu !...
MADAME DE SAVENAY, avec indignation.
Une personne qui est sous mon égide et ma protection... on ose l’attaquer... on ose avoir besoin de la défendre !!!
CÉCILE, lui prenant les mains.
Ah ! que je vous remercie !...
LUCIEN.
Oui... je pense comme vous... oui, sa vue seule devrait réduire ses ennemis au silence... et cependant, ni vous, ni moi, ne pouvons empêcher les bruits les plus injurieux, les plus invraisemblables, de se glisser dans l’ombre et de se répandre...
MADAME DE SAVENAY.
Et comment ?... et par qui ?
CÉCILE.
Oui, Monsieur... achevez... je puis, je veux tout entendre, ce droit de défense que je réclamais pour une autre... on ne me le refusera pas, à moi, je l’espère, et pour me défendre, il faut au moins connaître ceux qui m’accusent... Et d’abord... ces personnes qui m’aimaient... non, vous avez dit mieux... que j’ai aimées... quelles sont-elles ?
LUCIEN.
Je l’ignore !... mais à quelques mots... que j’ai entendus, là, au salon... où j’écoutais incognito... à quelques railleries, que j’ai cru comprendre...
À Cécile.
et que m’a répétées Madame de Guibert... la malignité s’exerçait sur la reconnaissance et sur l’amitié bien naturelles que vous portiez à votre tuteur...
MADAME DE SAVENAY.
Là... je vous l’ai toujours dit !... vous en parlez sans cesse avec un enthousiasme, une exaltation !... ce matin encore... ici, quand tout le monde l’attaquait, vous avez pris hautement la parole... vous vous êtes posée son avocat...
CÉCILE.
J’ai eu tort... sans doute... mais cependant...
MADAME DE SAVENAY.
Les jeunes personnes ne veulent jamais rien croire... il n’en faut pas davantage pour donner lieu aux remarques, aux commentaires, aux interprétations...
LUCIEN.
Auxquelles la scène de tout à l’heure a prêté une nouvelle force... cette gratification... cette place accordée à de pauvres gens...
MADAME DE SAVENAY.
Vous voyez bien !... Qu’aviez-vous besoin de solliciter pour ces gens-là ?... vous saviez bien que le Ministre céderait à vos instances... et que cela ferait jaser... car il ne sait rien vous refuser...
LUCIEN, avec inquiétude.
En vérité...
MADAME DE SAVENAY.
Ce n’est pas comme à moi qui, dernièrement encore, n’ai pas même pu obtenir une place de garçon de bureau, pour mon vieux valet de chambre... Mais, dès qu’il s’agit d’elle, tout est bien... tout est juste !... et c’est plutôt par la faute de Raymond que seront venus de tels bruits, car il fait partout, de Cécile, un tel éloge... c’est une telle admiration... que moi, qui vous parle, j’ai cru souvent qu’il l’aimait...
LUCIEN et CÉCILE.
Lui ?...
MADAME DE SAVENAY, avec dignité.
En tout bien... tout honneur, s’entend... car j’étais toujours là... et ce n’est pas devant moi, et dans ma maison, qu’on pourrait supposer...
LUCIEN, avec impatience.
Et bien ! c’est ce qui vous trompe... les suppositions ne respectent rien... et je ne voulais pas... je craignais de vous dire que vous même n’étiez pas épargnée.
MADAME DE SAVENAY, passant devant lui.[18]
Moi, la marquise de Savenay !... Je voudrais bien voir qu’on se permît...
LUCIEN.
J’ai entendu, à côté de moi, quelqu’un du pays, murmurer, à l’oreille de son voisin, que c’était vous qui aviez favorisé, ou du moins toléré de pareils sentiments.
MADAME DE SAVENAY, poussant un cri.
Ah ! c’est une infâme et atroce calomnie, que rien au monde ne pourrait justifier.
LUCIEN.
On ajoutait que c’était le prix de la pension de dix mille francs, que vous veniez d’obtenir du Ministre.
MADAME DE SAVENAY.
Mais c’est une horreur qui n’a pas de nom...
LUCIEN, vivement et avec joie.
Ce n’est donc pas vrai ?... cette pension n’existe pas ?
MADAME DE SAVENAY.
Si Monsieur... mais d’abord, elle n’est que de cinq mille francs...
LUCIEN, avec impatience.
Eh ! qu’importe le chiffre...
MADAME DE SAVENAY.
Il importe, Monsieur, qu’elle avait été accordée, sous la Restauration, aux loyaux services du marquis de Savenay, et que, supprimée arbitrairement à la révolution de juillet... elle m’a été rendue dernièrement avec justice...
LUCIEN.
Par qui ?...
MADAME DE SAVENAY.
Par le Ministre... par Raymond..
LUCIEN, avec force.
Vous voyez donc bien qu’il y a, dans leurs mensonges mêmes, une apparence de vérité... et comme vous le dîtes vous-même...
MADAME DE SAVENAY.
Mais c’est à étrangler toute la ville de Dieppe... Il faudrait donc, pour leur complaire, renoncer à une pension qui m’est due...
CÉCILE.
Ma pauvre cousine...
MADAME DE SAVENAY.
Et c’est vous, Mademoiselle, qui êtes cause de tout cela... ce sont vos étourderies... vos inconséquences qui rejaillissent sur moi... et me compromettent.
CÉCILE.
J’espère que non, Madame, de pareils bruits sont trop absurdes, pour que la raison n’en fasse pas justice...
Passant près de Lucien, et avec dignité.[19]
Mais si malgré leur invraisemblance, ils pouvaient, Monsieur, influer, un instant, sur votre esprit ou sur votre coeur... vous êtes libre, je vous rends vos promesses... Ce mariage n’est connu que de mon tuteur et de sa famille, le reste du monde l’ignore, et la rupture n’en causera ni bruit, ni scandale...
LUCIEN.
Moi, renoncer à vous, quand je vous aime plus que jamais... quand je voudrais, au prix de tout mon sang, confondre ces infâmes !...
CÉCILE.
Laissez-moi achever... Je ne puis rien contre des outrages, dont j’ignore l’origine et la cause ; je ne puis convaincre ceux qui m’ont jugée sans m’entendre et sans me connaître... mais je puis vous dire à vous. Monsieur, je ne suis pas coupable... je n’ai rien à me reprocher, et je n’en ai qu’une preuve à vous donner... mon serment... s’il suffit, à vos yeux, pour répondre à toutes les calomnies... si dans ce moment, où tout m’accable, vous seul croyez en moi... ce sera un gage d’estime, que je n’oublierai jamais... une marque de tendresse qui vous acquiert, dès aujourd’hui, cet amour que vous réclamiez hier... et ma vie entière se passera à vous le prouver... Maintenant, Monsieur, prononcez... j’attendrai votre réponse.
Elle salue et sort.
Scène VII
LUCIEN, MADAME DE SAVENAY
LUCIEN, avec désespoir.
Ah ! ce n’est pas moi qu’il faut convaincre... je crois plus que jamais à sa pureté, à sa vertu... mais les autres !...
MADAME DE SAVENAY, avec dignité.
Cela me regarde !... car maintenant, je suis intéressée plus qu’elle à faire connaître la vérité, et ce sera facile...
LUCIEN, avec doute.
Vous croyez ?
MADAME DE SAVENAY.
J’en suis sûre !... quelques misérables ont pu, dans l’ombre, répandre de pareils bruits ; mais quand, moi, la marquise de Savenay... je me montrerai... ils n’oseront soutenir mon regard, et un mot de moi suffira pour les confondre !... qu’ils viennent... je les attends !...
LUCIEN, avec impatience.
Mais c’est qu’ils ne viendront pas !... et en attendant, ces bruits circulent, et que leur opposerez-vous ?...
MADAME DE SAVENAY.
La vérité...
LUCIEN, avec impatience.
Eh ils ne voudront pas l’entendre... il y a tel mensonge, qui, répété par la foule, acquiert la force de l’évidence ; on ne discute plus une calomnie qui circule ; c’est une monnaie que l’on reçoit, que l’on rend, qui a cours partout ; et loin d’en effacer l’empreinte, la circulation ne fait que la rendre plus palpable et plus saillante... Vous-même, souvent, l’avez accueillie de bonne foi, sans vous en douter... et, peut-être, vous finirez encore comme les autres, par vous laisser entraîner au torrent !...
MADAME DE SAVENAY.
Parlez pour vous...
LUCIEN.
Moi, jamais...
MADAME DE SAVENAY.
Vous, Monsieur ?... mais moi... je saurai y résister... et faire triompher la vérité... il y a en elle un accent auquel on ne peut se méprendre, surtout quand il vient d’une voix puissante et imposante... Je vous l’ai dit. Monsieur... cela me regarde... ne vous en mêlez pas !... Qui vient là ?
LUCIEN.
Un monsieur du pays.
MADAME DE SAVENAY.
C’est par lui qu’il faut commencer.
Scène VIII
COQUENET, LUCIEN, MADAME DE SAVENAY
COQUENET, après l’avoir saluée.
N’est-ce pas Madame la marquise de Savenay, que j’ai l’honneur de saluer ?...
MADAME DE SAVENAY, avec hauteur.
Moi-même, Monsieur...
COQUENET.
Mademoiselle votre nièce... ou votre cousine... n’est pas ici ?... Je l’aime autant... je n’aurais peut-être pas osé m’adresser à elle... tandis qu’à vous, Madame, je le préfère.
MADAME DE SAVENAY, de même.
Pour quelles raisons... qu’y a-t-il ?
COQUENET.
Vous voyez, Madame... quelqu’un qui n’espère qu’en vous... un père de famille indignement calomnié... car la malignité n’épargne personne...
MADAME DE SAVENAY.
À qui le dites-vous ?...
COQUENET.
Je le sais, Madame, je sais tout ce qu’on a dit sur Mademoiselle Cécile, votre nièce...
LUCIEN.
Et vous n’avez pas craint de le répéter hier soir, à moi, Monsieur, qui connais ces dames...
COQUENET, vivement.
On me l’avait dit, Monsieur, je vous le jure... mais j’étais dans l’erreur, je me trompais... je le reconnais, maintenant...
LUCIEN, avec joie.
Est-il possible ?
MADAME DE SAYENAY, à Lucien, d’un air de triomphe.
Eh bien ! vous le voyez, Monsieur, il n’est pas si difficile d’éclairer ces gens-là !...
LUCIEN.
Parlez, de grâce... je vous écoute ?...
COQUENET.
C’est tout ce que je demande...
Passant entre eux deux.[20]
Eh bien ! Madame, je sollicitais une place, où j’avais des droits, et que j’allais obtenir, lorsque M. Rabourdin, mon concurrent, m’a représenté, au Ministre, comme un homme sans capacité, sans talent, sans considération... oui, Monsieur, lui, mon concurrent... lui-même !... c’est connu de toute la ville... chacun vous le dira, car je ne m’en suis pas caché... et quoiqu’il arrive, c’est un homme perdu de réputation... Aussi, moi, qui vous parle, j’aimerais mieux ne pas avoir de place... que de l’avoir à ce prix-là... mais enfin on m’attaque... je dois me défendre... vous comprenez, et c’est pour mon honneur, maintenant, que je tiens à être nommé, pas pour autre chose.
LUCIEN et MADAME DE SAVENAY, avec impatience.
Eh bien ! Monsieur ?...
COQUENET.
Je m’étais d’abord adressé à Madame de Guibert, la soeur du Ministre, dont le crédit a échoué... et alors... j’ai eu l’heureuse idée d’implorer votre protection toute puissante...
MADAME DE SAVENAY.
À moi, Monsieur, qui n’ai aucun pouvoir...
COQUENET.
Cela vous plaît à dire...
Hésitant.
Mais vous savez mieux que moi... et nous savons tous, que par mademoiselle votre nièce...
LUCIEN et MADAME DE SAVENAY.
Comment ?...
COQUENET.
Vous pouvez tout sur elle... qui peut tout sur le Ministre... témoin encore ce matin... ces places nombreuses qui ont été accordées par Madame Cécile, à votre recommandation...
MADAME DE SAVENAY, avec indignation, voulant parler.
Monsieur !...
COQUENET, continuant plus vivement.
Témoins, ces quinze mille francs de pension que vous avez obtenus pour vous-même...
MADAME DE SAYENAY, avec colère.
Quinze mille francs !...
LUCIEN, de même, à Madame de Savenay.
Ôtez-leur donc, maintenant, de l’idée !...
Lucien remonte le théâtre et redescend à droite près de Madame de Savenay.[21]
COQUENET, continuant toujours.
Et pourquoi, je vous le demande, refuser votre protection à un honnête homme... à un père de famille... vous ne l’aurez jamais accordée à quelqu’un qui vous soit plus dévoué, plus reconnaissant...
Baissant la voix.
et s’il le faut même... s’il faut des sacrifices...
MADAME DE SAVENAY, poussant un cri d’indignation.
Ah ! je suffoque... je me trouve mal... et quand je devrais traduire celui-ci devant le procureur du roi !...
COQUENET, étonné.
Moi, mon Dieu, que vous ai-je donc fait ?...
LUCIEN, à demi-voix et avec impatience.
Eh ! Madame ! comme je vous l’ai dit... vous voyez bien qu’il n’a pas cru vous offenser, qu’il est de bonne foi, et ce qu’il y a de pire, c’est qu’il n’est pas le seul..
COQUENET.
Ils me l’ont tous conseillé... et Madame de Guibert m’a dit : « Mon cher protégé, je ne puis rien pour vous... mais voyez ces dames, qui ont tout pouvoir... c’est la seule manière d’arriver... » Après cela, si je m’y prends mal... excusez-moi ?...
MADAME DE SAVENAY, se contenant à peine.
Ah ! c’est de Madame de Guibert que vient tout cela ?...
LUCIEN, à demi-voix.
Modérez-vous, de grâce... elle est avec son mari et avec un étranger...
MADAME DE SAVENAY.
Tant mieux, plus il y aura de témoins, plus le démenti sera éclatant... et voici l’occasion que j’attendais pour les faire rentrer tous dans la poussière... soyez tranquille, ce ne sera pas long...
Scène IX
COQUENET, M. DE GUIBERT, HERMINIE, donnant le bras au VICOMTE DE SAINT-ANDRÉ, MADAME DE SAVENAY, LUCIEN
HERMINIE, donnant le bras au Vicomte et s’adressant à son mari.
Oui, monsieur, il y a ici, à Dieppe, des ouvrages, en ivoire, délicieux !... Une de mes amies en a acheté pour mille écus ! et je veux, comme elle... encourager les arts !... ne venez-vous pas avec nous ?...
DE GUIBERT, se jetant dans le fauteuil, à gauche.
Je n’aime pas les arts !... parce que c’est moi toujours qui paie les mémoires.
HERMINIE, tenant toujours le bras du Vicomte.
Eh bien ! nous irons sans vous.
COQUENET, passant entre Guibert et sa femme, et bas à Herminie.[22]
Je joue de malheur, j’ai encore échoué !...
HERMINIE, riant.
Ce pauvre Coquenet.
MADAME DE SAVENAY, s’approchant d’elle et à haute voix.
Je suis enchantée de vous voir, Madame... j’allais chez vous !...
HERMINIE.
Aviez-vous quelques nouvelles à me donner ?
MADAME DE SAVENAY, malgré les efforts de Lucien pour l’engager au silence.
Non, des nouvelles... mais une leçon...
Herminie s’arrête, de Guibert se lève, se rapproche de sa femme, et le Vicomte, quittant le bras d’Herminie, se met dans le fauteuil que vient de quitter Guibert ; Coquenet s’assied de l’autre côté de la table.[23]
HERMINIE, à Madame de Savenay.
Venant de vous, Madame, elle n’a rien qui puisse blesser... je suis encore dans l’âge où on les reçoit, et depuis longtemps, Madame est dans celui où on les donne !
DE GUIBERT, lui faisant signe de se taire.
Ma femme !...
HERMINIE.
J’attends ce que Madame veut m’apprendre...
MADAME DE SAVENAY, avec une colère concentrée.
Je vous apprendrai donc que lorsqu’une personne de mon rang veut bien recevoir une personne du vôtre... lorsqu’elle daigne admettre, dans son intimité, la femme d’un homme de rien...
DE GUIBERT.
Madame !...
MADAME DE SAVENAY.
Je veux dire d’un homme d’argent... c’est la même chose, à mes yeux... Il ne faut pas pour cela que ces gens-là oublient leur origine et leur père, vigneron en Bourgogne...
Geste d’Herminie et de Lucien.
Je ne lui connais pas, du moins, d’autre titre.
LUCIEN, à demi-voix, à Madame de Savenay.
Eh Madame ! de grâce...
MADAME DE SAVENAY.
Non, Monsieur... il est bon de prouver que nous sommes placées trop haut, pour que leurs calomnies puissent nous atteindre.
HERMINIE.
Des calomnies, Madame ?
MADAME DE SAVENAY.
Celles que vous avez répandues contre Cécile et contre moi...
HERMINIE, froidement.
Moi, Madame... je n’ai rien dit... je n’ai fait qu’écouter, voilà tout... Est-ce me faute si j’ai beaucoup entendu ?...
MADAME DE SAYENAY.
Et moi, je vais croire, Madame, et je crois déjà, que tous ces bruits mensongers ont été, non pas écoutés, mais inventés par vous.
HERMINIE, avec indignation.
Par moi !... vous pourriez supposer...
MADAME DE SAYENAY.
Je ne suppose rien que votre silence ne prouve... j’en appelle à ces messieurs... qu’ils prononcent !
Coquenet et le Vicomte, qui étaient assis, se lèvent, et Lucien se rapproche de la Marquise.
HERMINIE, hors d’elle-même.
Ah ! c’en est trop !... le ciel m’est témoin que je voulais me taire !... mais puisqu’on a presque publiquement provoqué cette explication... puisqu’on appelle calomnies des vérités... il faut bien que je me résigne à donner des preuves...
DE GUIBERT, voulant l’empêcher de parler.
Ma femme...
HERMINIE.
Eh ! Monsieur, n’ayez pas peur !... je ne nommerai personne... Peu importent les noms ! si les faits subsistent... et il me suffira de rappeler à Madame ! que l’année dernière, dans un château où elle se trouvait avec sa jeune parente... une personne digne de foi a vu... cela est assez évident...
Appuyant sur le mot.
Vu, de grand matin, un bel inconnu, sortant d’un appartement !...
MADAME DE SAVENAY, vivement.
Quelle indignité !...
HERMINIE, lui faisant la révérence.
Était-ce du vôtre, Madame ?... mes suppositions n’ont jamais été jusque-là.
MADAME DE SAVENAY.
Mensonge et fausseté ! dont on ne pourrait trouver de témoin...
HERMINIE.
Ce témoin existe... il est ici.
MADAME DE SAVENAY.
Et quel est-il ?
HERMINIE.
Mon mari...
DE GUIBERT, passant près de Madame de Savenay.[24]
Permettez...
HERMINIE, continuant avec chaleur.
Qui, devant moi,
Montrant Coquenet.
et devant Monsieur, l’a attesté...
COQUENET, passant près d’Herminie.[25]
C’est vrai... il m’a avoué à voix basse... que c’était lui !... lui-même... la vérité avant tout..
HERMINIE, avec colère.
Ah ! voilà ce que j’ignorais...
Se retournant vers son mari.
et s’il était vrai...
DE GUIBERT, à sa femme.
Je te jure que non...
HERMINIE, à demi-voix.
Alors, et comme je vous le disais... c’était donc Raymond !...
TOUS.
Raymond !
LUCIEN, avec colère et passant entre Madame de Savenay et de Guibert[26], qu’il interpelle.
C’était donc Raymond !...
HERMINIE, de l’autre côté, à son mari.
Était-ce vous ?
LUCIEN, de l’autre côté.
Était-ce Raymond ?
DE GUIBERT, entre les deux, avec embarras.
Mais, Monsieur... mais, ma femme...
LUCIEN et HERMINIE.
Répondez !
DE GUIBERT.
Ni l’un, ni l’autre...
LUCIEN et MADAME DE SAVENAY.
Qui donc alors ?
DE GUIBERT, avec un embarras toujours croissant.
Qui donc ?... eh ! mais... que vous dirai-je ?... un jeune homme fort bien... fort aimable !... probablement... une première inclination...
LUCIEN, à part.
Ô ciel !
DE GUIBERT.
Qui aura sans doute commencé à Paris...
Vivement.
Un amour pur... platonique... j’en suis persuadé !
HERMINIE, à son mari, avec impatience.
Mais enfin, Monsieur... cette personne...
LUCIEN.
Oui... nous voulons la connaître... ou sinon...
DE GUIBERT, avec embarras.
Eh bien !... eh bien !... vous êtes tous témoins que ce n’est pas ma faute... que je ne voulais compromettre personne... mais puisque j’y suis contraint et forcé... c’est M. de Saint-André !...
LE VICOMTE[27], courant à lui avec colère.
M. de Guibert !...
HERMINIE, au vicomte.
Vous, Monsieur !... est-il possible ?...
LE VICOMTE, à de Guibert, de même.
Vous m’aviez juré le secret...
DE GUIBERT.
Je ne dis pas non !... mais dans la position où je me trouvais... quand, à son corps défendant... il faut dire la vérité...
LE VICOMTE, de même.
Eh ! qu’en savez-vous ? qui vous le prouve ?
DE GUIBERT.
C’est autre chose... ça ne me regarde plus !... que ça ne soit pas... j’y consens... je le veux bien... Mais je vous ai vu... mais vous en êtes convenu !
LE VICOMTE, de même.
Monsieur !...
DE GUIBERT.
Vous me l’avez dit, à moi ! et plus tard, devant d’autres personnes que je pourrais citer, vous ne l’avez pas nié...
LE VICOMTE, avec feu.
Et si je vous ai abusés... si je me suis vanté... si j’ai menti... si, par inconséquence, vanité ou tout autre motif peut-être... j’ai compromis une personne que je ne connaissais même pas...
DE GUIBERT, vivement.
Convenons-nous de ça ?... à la bonne heure !... je ne demande pas mieux... je le préfère même pour moi
Regardant Lucien.
et pour tout le monde.
LE VICOMTE.
Et cela est ainsi...
À voix haute.
Oui, Messieurs, c’est la vérité que j’atteste et que je proclame... et si vous, M. de Guibert, si vous, ou tout autre, osiez maintenant révoquer en doute cette déclaration solennelle... ce serait m’insulter moi-même, et me faire, dans mon honneur, un outrage dont je lui demanderais raison.
Il sort.
Scène X
Plusieurs baigneurs à gauche ont entouré COQUENET, DE GUIBERT, HERMINIE, sont près de lui du même côté ; de l’autre, à droite, LUCIEN, debout, près de MADAME DE SAVENAY, qui vient de tomber dans un fauteuil ; plusieurs autres baigneurs et baigneuses, au fond, réunis par groupes, causent à voix basse sur ce qui vient d’arriver
COQUENET, sur le devant du théâtre, prenant sa prise de tabac et causant avec les baigneurs qui l’entourent.
C’est un brave jeune homme... un galant homme... qui se conduit bien... Il fait ce qu’il doit faire.
DE GUIBERT, à demi-voix.
Parbleu ! il ne pouvait guère agir autrement.
HERMINIE, stupéfaite.
Comment ! c’était lui !... et l’année dernière encore !...
DE GUIBERT, riant.
Eh ! Madame... le temps ne fait rien à l’affaire.
HERMINIE, avec impatience.
Si, Monsieur !... en tout temps, c’est très mal... c’est indigne !...
Elle continue à parler bas avec Coquenet et son mari.
MADAME DE SAVENAY, assise de l’autre côté.
Je ne puis en revenir encore !
LUCIEN.
Ni moi non plus...
À part, avec douleur et colère.
Mais ce premier attachement dont elle-même nous parlait hier !...
MADAME DE SAVENAY.
Il faut qu’elle parte ! qu’elle s’éloigne ! et quant à ce mariage, à ce contrat... que l’on ignorait encore !...
LUCIEN, à part.
Grâce au ciel !...
Se retournant.
Dieu ! c’est elle !...
À l’entrée de Cécile, chacun fait un mouvement et garde le silence.
Scène XI
COQUENET, DE GUIBERT, HERMINIE, CÉCILE, entrant par le fond, LUCIEN, MADAME DE SAVENAY, BAIGNEURS et BAIGNEUSES par groupes, au fond du théâtre
CÉCILE, traversant vivement le théâtre et courant gaiement à Lucien.
Ah ! Monsieur, que je vous remercie ! votre réponse ne s’est pas fait attendre ! la réponse la plus aimable, la plus gracieuse ! une corbeille magnifique... qui m’arrive à l’instant... de votre part.
HERMINIE.
Une corbeille...
À part.
C’est la mienne.
CÉCILE.
Vous la verrez.
HERMINIE.
Je la connais.
CÉCILE.
C’est délicieux, n’est-ce pas... et puis ce qui vaut mieux, ce qui est plus précieux encore pour moi... c’est le moment même que vous avez choisi pour me l’offrir... c’est une marque d’estime et de courage que j’attendais de vous.
LUCIEN, troublé.
Mademoiselle !
CÉCILE.
C’est dire hautement que vous me rendez justice, que vous ne craignez pas, aux yeux de tous, d’avouer et de défendre votre fiancée... votre femme...
TOUS, à demi-voix, avec étonnement.
Sa femme !
COQUENET, à demi-voix, à de Guibert, montrant Lucien.
La femme... de ce Monsieur...
DE GUIBERT.
Eh ! oui... sans doute...
COQUENET.
Et moi qui lui ai dit ce qui en était... combien je suis fâché...
CÉCILE, à Lucien, l’amenant au bord du théâtre.
Ne venez-vous pas voir, ainsi que ces dames, votre beau présent ?
LUCIEN, à demi-voix, avec émotion et douleur.
Pardon, Mademoiselle... je voudrais... et je ne sais comment vous expliquer... que des considérations imprévues... des obstacles plus forts même que mes sentiments, m’obligent à différer des projets... impossibles en ce moment à réaliser !...
Il la salue et sort. Quelques personnes sortent après lui.
Scène XII
COQUENET, DE GUIBERT, HERMINIE, CÉCILE, MADAME DE SAVENAY, BAIGNEURS et BAIGNEUSES
CÉCILE, étonnée.
Comment... il s’éloigne ?...
S’avançant vers plusieurs personnes du salon, qui s’éloignent également et sortent de l’appartement.
On m’évite... on détourne les yeux...
Courant à Madame de Savenay, qui est toujours assise.
Ah ! Madame... Madame... qu’est-ce que cela veut dire ?
MADAME DE SAVENAY, se levant et d’une voix grave.
En ce moment, Mademoiselle, je m’abstiendrai de toute réflexion !... ailleurs... et plus tard... je vous parlerai... et vous dirai ce que je pense !...
Elle sort, et par les différentes portes du salon, tout le monde s’éloigne lentement.
COQUENET,
voyant Cécile qui, chancelante, s’appuie sur un fauteuil.
Pauvre jeune fille !... elle me fait de la peine !...
À part.
Mais voyez pourtant, comme tout finit par se savoir !
Tout le monde a disparu ; Herminie seule veut courir à Cécile, mais M. de Guibert retient sa femme, l’entraîne et sort avec elle et Coquenet.
Scène XIII
CÉCILE, seule, et se soutenant à peine
Madame de Savenay me méprise et me repousse... ma famille elle-même !... ah ! c’est le dernier coup !... Qu’ai-je donc fait, mon Dieu ! et maintenant qui implorer ?... à qui demander justice ?... et dans mon malheur...
Raymond parait à la porte du salon à droite.
que me reste-t-il ?
Scène XIV
CÉCILE, RAYMOND, à la porte du fond
RAYMOND.
Moi ! moi ! mon enfant !...
CÉCILE, se jetant dans ses bras.
Ah ! mon ami, mon ami... mon sauveur !... défendez-moi.
S’arrachant de ses bras.
Non, non... je n’ose même pas implorer votre protection... ils me soupçonneraient... ils m’accuseraient... ils diraient...
RAYMOND.
Eh ! qu’importe ?... En traversant l’autre salon... leurs clameurs sont parvenues jusqu’à moi !... je n’y ai rien compris... sinon que tu étais leur victime... et j’accours... Ah ! il y a injustice ! il y a calomnie... me voilà !... elle me connaît... elle sait que je n’ai pas l’habitude de reculer devant elle... Allons, ma fille, allons, ne tremble pas... relève ta tête... regarde-la en face... et si, à sa vue, le courage te manque... appuie-toi sur ce bras qui ne te manquera pas !...
Il emmène Cécile par la porte du fond.
ACTE IV
Même décor.
Scène première
LE VICOMTE DE SAINT-ANDRÉ, BELLEAU
Saint- André se promène vivement et sans parler, Belleau le suit.
BELLEAU.
Monsieur, voici le moment de prendre votre bain.
LE VICOMTE, se promenant.
Laisse-moi tranquille !...
BELLEAU.
Après cela, il sera trop tard... et quand on est malade...
LE VICOMTE, de même.
Je ne le suis plus...
BELLEAU.
Déjà ?... Ce que c’est que l’eau de mer !...
LE VICOMTE.
Non, je souffre horriblement... j’ai la tête en feu... j’ai couru chez ces dames pour m’avouer coupable, leur demander pardon... Elles n’ont pas voulu me recevoir, elles ont raison... j’en veux à moi-même... et à tout le monde !... J’ai beau répéter : cela n’est pas... cela n’est pas !... ils ne veulent pas me croire... au contraire ! mon insistance leur semble une preuve de plus...
BELLEAU.
Dam ! Monsieur, soyez franc... avec eux, c’est bon... mais avec moi... vous pouvez en convenir...
LE VICOMTE.
Et toi aussi !... quand je te dis que cela n’est pas...
BELLEAU.
Si Monsieur a ses raisons... je le veux bien...
LE VICOMTE.
Des raisons... et lesquelles... si ce n’est le tort que, malgré moi, et sans le vouloir... j’ai fait à cette jeune personne.
BELLEAU.
Si ce n’est que cela. Monsieur est bien bon !... on dit déjà tant de choses... sans vous compter...
LE VICOMTE, avec colère.
Encore, morbleu !...
BELLEAU.
Eh bien ! en vous comptant... on dit tant de choses d’elle... et de sa tante, surtout... une pension de vingt mille francs qu’elle a acquise...
LE VICOMTE.
Qu’est-ce que cela signifie ?...
BELLEAU.
Ça signifie, s’il faut vous l’avouer... que, parmi tous ces messieurs, la manière dont vous la défendez...
LE VICOMTE.
Eh bien ! achève ?...
BELLEAU.
Eh bien ! les jeunes gens comme il faut... les jeunes gens de Paris, que nous avons ici, disent que ça n’est pas naturel... que cela étonne de Monsieur... et que décidément, il faut qu’il ait des motifs...
LE VICOMTE.
Des motifs ?... et que peuvent-ils supposer ?...
BELLEAU.
Je ne vous le dirai pas... Mais voilà M. Coquenet, qui causait, tout à l’heure, avec eux...
LE VICOMTE.
Ah ! je saurai, du moins par lui...
Scène II
BELLEAU, LE VICOMTE DE SAINT-ANDRÉ, COQUENET
COQUENET, allant à lui et lui donnant la main.
Bravo ! jeune homme, bravo ! une noble conduite qui vous fera honneur près des dames... toutes celles de la ville raffolent déjà de vous, à ce que m’a dit Madame Coquenet, et vous aurez encore plus de succès ici qu’à Paris !...
LE VICOMTE.
Encore un à qui on ne l’ôtera pas de l’idée.
COQUELET.
Voyez-vous, ce qu’on estime le plus en province, c’est la discrétion !... peut-être, parce qu’elle y est plus rare qu’ailleurs.
LE VICOMTE.
Mais, Monsieur...
COQUENET.
Et puis, non seulement c’est généreux... mais c’est adroit... Aussi, vous y gagnerez... car on gagne toujours à se bien conduire... et si vous étiez convenu de la moindre chose... vous étiez perdu.
LE VICOMTE.
Comment cela, s’il vous plaît ?...
COQUENET.
À cause du Ministre !... qui eût été furieux... On ne se laisse pas impunément enlever une si jolie maîtresse.
LE VICOMTE,
étonné et regardant Belleau, qui, de la tête, lui fait signe que oui.
C’est la maîtresse du Ministre ?...
COQUENET.
Qui n’eût jamais accordé, à un rival, la place qu’il vous a promise... tandis que maintenant, et en récompense...
LE VICOMTE.
Quoi, Monsieur... vous pourriez croire...
COQUENET.
Ce n’est pas moi qui le dis... ce sont ces messieurs vos amis intimes... qui prétendent que, d’ordinaire, vous ne défendez pas la réputation des dames... au contraire... mais que, dans cette occasion... et pour faire son chemin, on peut déroger, une fois, par hasard, à ses principes.
LE VICOMTE.
Mais c’est une infamie... Moi, capable d’un mensonge, d’une bassesse, pour flatter un ministre, pour obtenir une place... Je suis donc, à leurs yeux, un indigne, un misérable... C’est pour cela que, tout à l’heure, Dervière a détourné la tête, et ne m’a pas salué...
COQUENET.
Allons donc, vous vous trompez.
LE VICOMTE.
Non, non... et je lui en demanderai raison... Mais apprenez-moi tout... racontez-moi ce qu’ils ont dit ?...
COQUENET.
Rien que d’inoffensif et de tout naturel... ils prétendent que, maintenant, vous voilà ministériel, et qu’avant trois mois, vous serez secrétaire d’ambassade... grâce à ce désaveu...
LE VICOMTE.
Que je regrette maintenant... Oui, j’ai eu tort... c’est ma faute... et pour un rien, je dirais que c’est vrai...
BELLEAU.
Dam !... si c’est vrai, dites-le ?...
LE VICOMTE.
Eh non ! morbleu ! cela n’est pas !...
COQUENET, froidement.
Alors, ne le dites pas, et ça reviendra au même ! car maintenant, que vous le disiez ou non, ce sera exactement la même chose.
LE VICOMTE.
Eh ! Monsieur, vous me feriez damner, et si vous n’étiez pas un homme respectable... c’est à vous d’abord que je m’adresserais...
COQUENET, effrayé.
Par exemple !...
LE VICOMTE, le rassurant.
Eh non !... je sais bien que ce n’est pas votre faute, que vous êtes innocent de tout ceci... Mais enfin, je ne sais plus que dire, ni que faire... je n’oserai plus défendre cette jeune personne... Et d’un autre côté, cependant, et de peur de paraître, ministériel, je ne peux pas trahir ma conscience et la vérité...
COQUENET.
Silence ! voici le Ministre...
Scène III
BELLEAU, COQUENET, LE VICOMTE DE SAINT-ANDRÉ, RAYMOND
LE VICOMTE, à part.
Tant mieux ! je voudrais qu’il me cherchât querelle !... ça me justifierait... et s’il sait ce qui s’est passé...
RAYMOND, avec bonté.
Ah ! M. de Saint-André...
LE VICOMTE, d’un air de hauteur.
Oui, Monsieur, moi-même...
RAYMOND.
J’arrive ! mais avant mon départ, je m’étais occupé de vous.
COQUENET, à demi-voix.
Vous voyez déjà !... c’est une place !...
À part.
Est-il heureux !...
Il remonte le théâtre et redescend à droite, où il s’assied.
RAYMOND.
Vous trouverez chez vous une lettre qui, je crois, ne vous déplaira pas !
LE VICOMTE, balbutiant.
Mais, Monsieur... je ne sais... si je peux... si je dois...
RAYMOND, avec bonté.
Vous me remercierez après... voyez d’abord, et puis... nous en causerons avec vous et avec votre oncle...
Le congédiant de la main.
Allez !...
Il remonte le théâtre, et s’adresse à Belleau qui est resté au fond.
Dites à M. Lucien de Villefranche que je suis de retour... et que je l’attends ici... dans ce salon.
BELLEAU.
Oui, excellence...
Montrant l’autre salon.
Il était là tout à l’heure à causer avec ces messieurs.
Il entre dans le salon. Raymond redescend le théâtre, s’assied près de la table à gauche, et prend un journal qu’il lit ; pendant ce temps, le Vicomte a traversé le théâtre, et s’adresse à demi-voix, à Coquenet, qui est assis à droite.[28]
LE VICOMTE.
Si c’est une place... je refuse !
COQUENET.
Allons donc !...
LE VICOMTE, de même.
Je refuserai... je le jure.
Il sort.
COQUENET, à part, toujours assis, à droite, pendant que Raymond, qui lui tourne le dos, est à gauche, et lit un journal.
Pour en avoir alors une meilleure... car il obtiendra maintenant tout ce qu’il voudra... ce que c’est que d’être joli garçon et de plaire aux maîtresses des grands seigneurs... Je suis enchanté d’avoir fait sa connaissance… ça sera toujours une protection contre mes ennemis... et contre les attaques de ce Rabourdin.
RAYMOND, jetant avec impatience sur la table le journal qu’il vient de lire et apercevant Coquenet.
Pardon, Monsieur, je ne vous avais pas vu depuis hier... depuis notre dernière rencontre... dont je me félicite...car tous les renseignements que vous avez eu la bonté de me donner... sont exactement conformes aux informations que j’ai prises depuis...
COQUENET, avec joie.
N’est-il pas vrai ?
À demi-voix et secouant la tête.
C’était un mauvais choix !...
RAYMOND.
Très mauvais... comme vous me le disiez... un homme sans capacité... sans considération...
COQUENET, de même.
C’est bien cela... et de plus, un infâme calomniateur !...
RAYMOND.
Est-il possible !... en auriez- vous la preuve ?...
COQUENET, en confidence.
Il m’a calomnié moi-même... et pas plus tard qu’hier... moi !... moi, qui vous parle !...
RAYMOND.
Cela suffit, Monsieur... et si, comme je n’en doute pas, cela est aussi vrai que le reste... je vous jure qu’il ne sera pas nommé.
COQUENET, vivement.
C’est tout ce que je veux... et maintenant, Monsieur le Ministre... car je sais aujourd’hui à qui j’ai l’honneur de parler... j’aurais aussi une demande à vous adresser...
RAYMOND.
Je suis à vos ordres, Monsieur...
Voyant Lucien qui entre.
mais dans un autre moment si vous le voulez bien... car voici un ami, avec qui j’ai à traiter une affaire importante.
COQUENET.
Je m’en doute bien... et je vais, en attendant, rédiger une petite note que je vous apporterai...
RAYMOND, le retenant au moment où il va sortir.
Comment, Monsieur ?... vous vous doutez ?...
COQUENET, avec un air de finesse.
Oui, je sais à peu près ce dont il s’agit... et l’on vous dira avec quelle force je me suis élevé contre ces bruits absurdes et mensongers...
RAYMOND.
Que nous réduirons à leur juste valeur... je vous le promets... avec l’aide des honnêtes gens.... je compte sur la vôtre, Monsieur !
COQUENET.
Elle vous est acquise... Je vais rédiger ma petite note...
Il salue et sort.
Scène IV
LUCIEN, qui est entré lentement et d’un air sombre, RAYMOND
RAYMOND.
Eh bien ! tu voulais me parler ce matin avant mon départ... j’ai moi-même à causer avec toi... Eh ! mon Dieu ! quel air sombre et menaçant... qu’as-tu donc ?
LUCIEN.
Ce que j’ai... tu me le demandes ?... ils disent tous
Montrant la porte à droite.
et d’ici tu peux les entendre que tu t’es joué de moi... que tu m’as trompé... abusé...
RAYMOND, riant avec ironie.
En vérité ?
LUCIEN.
Que tu as voulu me rendre la fable de tous... m’avilir... et qu’alors je dois t’en demander compte et me battre avec toi... voilà ce qu’ils disent !
RAYMOND.
À merveille ! on a toujours le temps de se battre... on n’a pas toujours celui de parler raison... et puisque nous sommes seuls, expliquons-nous. Qu’as-tu à me reprocher ? je ne sais rien ! je n’ai vu encore que Cécile, qui, elle-même, ignore sur quelles preuves, sur quels témoignages on la condamne ; j’aurais pu demander... interroger... les nouvelles ne m’auraient pas manqué... mais tronquées, dénaturées, et surtout amplifiées et embellies... Je n’ai voulu entendre que toi, qui te dis l’offensé, et j’ai promis d’avance à Cécile, qui est- dans les larmes, à Madame de Savenay, qui voulait partir, qu’aujourd’hui même, ce soir, à ce dîner où j’ai invité toute la ville de Dieppe, je prouverais clairement, hautement, que Cécile est innocente et pure ; que ceux qui l’attaquent sont infâmes, et ceux qui les croient absurdes !... à commencer par toi... Accuse-la, maintenant ?... je suis prêt à la défendre !
LUCIEN.
Ce n’est pas moi qui l’accuse... c’est cette rumeur soudaine et générale qui s’élève contre elle ! c’est la voix publique...
RAYMOND.
Qu’est-ce que c’est que la voix publique ? où commence-t-elle ? où finit-elle ?... et pour la composer, combien faut-il de clameurs et de sots réunis ?... des bruits ne sont pas des preuves... il m’en faut d’autres... il me faut des faits...
LUCIEN, avec embarras.
Eh bien... on dit... on prétend...
RAYMOND.
Des faits...
LUCIEN, baissant la voix.
Eh bien... on lui donne des amans... on lui en donne plusieurs...
RAYMOND, froidement.
Quels sont-ils ?...
LUCIEN.
Toi, d’abord...
RAYMOND, avec un contentement ironique.
À la bonne heure... voilà une calomnie qui ne procède point par détour... et par faux-fuyant... une calomnie franche et nette... comme je les aime... Examinons-la ?... Je ne te dirai pas que Cécile est la fille de mon bienfaiteur, de mon second père... de celui à qui je dois tout... qu’il me l’a confiée à son lit de mort... que je l’ai élevée comme mon enfant... et qu’on ne déshonore pas son enfant !... ce serait peut-être une raison pour toi... ce n’en est pas une pour la calomnie qui s’accommode à merveille d’ingratitude et d’inceste... et qui tient d’avance pour vraisemblable tout ce qui est infâme ; mais je te donnerai des arguments plus positifs... je te parlerai de calculs... d’intérêts... des miens... et cette fois, peut-être, on pourra me croire. Si j’avais aimé Cécile... si j’en avais été aimé... pourquoi ne pas l’épouser ?... non seulement elle est jeune... elle est belle... mais elle est riche... par mes soins et par mes efforts, par les trésors que j’ai disputés autrefois et arrachés pour elle à l’indemnité... Elle est riche !... et je n’ai rien !... tu le sais, toi !... tu en as les preuves...
Avec orgueil.
Oui, quoi qu’ils aient pu dire, je suis honnête homme... et grâce au ciel, je n’ai rien... et au lieu de m’assurer un avenir légitime et honorable, en épousant celle que j’aime et dont je suis aimé, j’aurais préféré sa honte à ma fortune... j’en aurais fait, comme vous dites, ma maîtresse... au lieu d’en faire ma femme ?... pourquoi ?... pour déshonorer exprès la fille de mon bienfaiteur ?... pour être infâme à plaisir !...
LUCIEN.
Non, non... cela n’est pas !
RAYMOND.
Voilà ce qu’ils proclament, cependant !... et tu as pu les croire ?... et j’ai voulu, disais-tu, t’avilir et te tromper en te faisant épouser une jeune fille que tu aimais, que tu m’avais supplié de t’accorder, que tu étais trop heureux d’obtenir, pour qui se présentaient chaque jour de nombreux partis... et je les ai éloignés... je t’ai choisi... parce que je te savais un honnête homme... et que je voulais le bonheur de ma pupille, de Cécile qui me chérit... comme un ami... comme un frère... entends-tu bien... car moi, l’on ne peut m’aimer autrement... Mais si vos calomnies eussent été véritables, si malgré mes rides précoces et mes cheveux blanchis avant l’âge, il eût été possible, comme vous le disiez, que je fusse aimé de cette jeune fille... mets-toi bien dans l’idée que je ne l’eusse cédée ni à toi, ni à aucun autre, car j’aurais trouvé en elle la compagne que j’avais rêvée, la consolation de mes chagrins, le bonheur de ma vie entière... et loin de renoncer à un pareil trésor... je te l’aurais disputé au prix de mon sang, au prix même de notre amitié !... et cependant je te l’ai donné à toi... qui pour récompense me soupçonnes et m’accuses... à toi, qui, loin de me défendre, m’attaques et me défies ; à toi enfin, qui, avant de m’entendre, voulais d’abord te battre avec moi...
Geste de Lucien.
Rassure-toi... j’ai tout dit... et maintenant, si tu le veux... nous pouvons finir par là !...
LUCIEN.
Non, non... tout est faux et absurde... pour toi... du moins... que je crois... que je révère... mais les autres !...
RAYMOND.
Eh bien ! Pourquoi n’en serait-il pas de même des autres ?... pourquoi n’y aurait-il pas mensonge sur eux comme sur moi ?...
LUCIEN.
C’est impossible... pourquoi une insistance... une animosité pareilles ?... Qui peut en vouloir à cette jeune fille ?
RAYMOND.
Voilà le grand mot !...
LUCIEN
Qui donc a intérêt à la calomnier ?
RAYMOND.
Personne... et cela n’empêche pas !... la calomnie est la seule chose qu’ici-bas on fasse gratis et sans intérêt !... Il y a dans le cœur humain un instinct malin et malfaisant qui porte notre croyance au mal plutôt qu’au bien... De là, dans le monde, cette espèce d’aide, d’appui, d’assistance tacite et mutuelle, que l’on prête de soi-même au développement et à la propagation d’un mensonge !... Par ce moyen, la calomnie est partout... et le calomniateur nulle part ; nulle part on ne trouve un traître de mélodrame, assez maladroit pour affirmer hautement une imposture réelle et positive, dont un soufflet ou dont les tribunaux feraient justice... Jamais, dans la société, on ne dit la chose qui n’est pas... mais on la dit autrement qu’elle est... on la dit de manière à la dénaturer, à l’altérer dans son intention, à la changer dans ses détails... la malignité fait le reste... Et grâce à l’ignorance, à la sottise et aux causeries de salon, la vérité la plus limpide et la plus claire, se trouve imperceptiblement passée à l’état complet de mensonge !...
LUCIEN.
Je conçois cela pour des étrangers... mais des parents !...
RAYMOND.
Ça n’y fait rien.
LUCIEN.
Ton beau-frère... par exemple... Monsieur de Guibert !
RAYMOND.
Il appartient à la majorité de la société... c’est un sot !...
LUCIEN.
Mais ta sœur... Herminie ?...
RAYMOND.
Autre majorité... celle des étourdies et des coquettes... Misère et vanité que tout cela !... Les vrais coupables ne sont pas nos ennemis qui nous attaquent... c’est leur état... ils le font en conscience !... ceux qui ne font pas le leur, ce sont nos amis qui ne nous défendent pas... qui cèdent, qui nous abandonnent... c’est Madame de Savenay, qui voulait partir et que j’ai retenue... c’est toi qui repousse Cécile et qui l’accable !...
LUCIEN.
Moi ! j’ai gardé le silence ?...
RAYMOND.
Ah ! voilà nos amis !... ils se taisent !... c’est là leur seul courage !... ils se taisent au milieu des clameurs... et morbleu ! c’est quand mugit la tempête qu’il faut élever la voix ! Ils entendront la mienne... car le bruit ne m’effraie pas... et quand on attaque mes amis... entends-tu bien... je ne recule pas... je reste près d’eux ! devant eux !... et si tu veux suivre mon exemple...
LUCIEN.
Peux-tu en douter ?...
RAYMOND.
Je m’en vais te dire ce que nous devons faire.
LUCIEN.
D’abord ne pas nous battre !...
RAYMOND.
C’est convenu !... la réputation de Cécile n’y eût pas résisté... et un duel eût été pour elle le coup de la mort... ensuite... la meilleure manière de vaincre la calomnie, est de remonter à sa source... Eh bien ! essayons !... remontons tous les deux à l’origine de tous ces bruits ?... Par qui ces premières rumeurs te sont-elles parvenues ?... cherche... rappelle-toi...
LUCIEN.
Que sais-je ?... c’était hier... ici... dans ce salon !...
En ce moment, Belleau, venant de la porte du fond, se dirige vers la porte à gauche, portant un plateau sur lequel est un thé complet. Il pose un instant le plateau sur la table à gauche, remet en ordre les cuillers et les tasses, et sort.
LUCIEN, au moment où Belleau est entré.
Tiens... Belleau, le garçon de bains... qui le premier...
RAYMOND.
Cela ne m’étonne pas... ça devait partir d’aussi bas !... Eh bien ! cette opinion publique dont tu parlais... en voici un fragment... un honorable fragment...
LUCIEN, à demi-voix et entre ses dents.
Un misérable...
RAYMOND, de même.
Que tu méprises quand il est seul... et devant qui tu t’inclines quand ils sont plusieurs... Après !... quel autre encore ?...
LUCIEN.
Eh mais... tout le monde !
RAYMOND, avec impatience.
Qui enfin ?...
Scène V
LUCIEN, RAYMOND, COQUENET
LUCIEN, apercevant Coquenet qui sort de la porte à droite, tenant sa note à la main.
Eh parbleu ! M. Coquenet, ici présent !...
RAYMOND, étonné.
M. Coquenet !...
LUCIEN.
Qui m’a parlé de trois ou quatre intrigues...
RAYMOND, étonné.
Quoi !... c’est là M. Coquenet !...
COQUENET, avec embarras, et serrant sa pétition dans sa poche.
Moi-même... que vous ne connaissiez pas...
RAYMOND.
Et que j’apprends à connaître... Flétrir une jeune fille... que rien ne vous donnait le droit d’accuser... ni même de soupçonner...
COQUENET, vivement.
On me l’avait dit, Monsieur... et je le croyais... je le croyais... et pourquoi ?...
RAYMOND.
Parce que vous la connaissiez, sans doute ?...
COQUENET.
Parce que je ne la connaissais pas... parce que je ne l’avais jamais vue... parce que j’ignorais l’intérêt que vous y portiez... et que de plus, le fait m’était attesté... par une personne honorable... un de vos parents...
RAYMOND.
Et qui donc ?...
COQUENET.
Je cite mes autorités... M. de Guibert...
RAYMOND.
Mon beau-frère...
COQUENET.
Qui m’a avoué... ou plutôt donné à entendre... que lui-même...
RAYMOND.
Lui !... qui a vu Cécile, hier, pour la première fois...
COQUENET.
Il est vrai qu’aujourd’hui...
Montrant Lucien.
et devant Monsieur... il est convenu que ce n’était pas lui... mais un de ses amis... un jeune homme... qui le nie... qui s’en détend...
RAYMOND, à Lucien.
Eh bien !... tu le vois... le nombre diminue en avançant... et tout se réduit déjà à un seul... qui n’en convient pas... c’est sur un mot... sur une supposition, même démentie, que l’on joue l’honneur... la réputation d’une femme... Mais enfin cela vient de de Guibert. Cela me regarde maintenant.
À Lucien.
Toi, vois ces dames... rassure-les !... console-les... je vais faire dire à mon beau-frère... que je l’attends... ici.
COQUENET.
J’y vais moi-même... et je vous renvoie... trop heureux de déjouer avec vous toutes les calomnies... et de contribuer ainsi au triomphe de la vérité !...
Il sort par le fond et Lucien par la porte à droite.
Scène VI
RAYMOND, seul
Ah ! M. de Guibert !... je vous apprendrai !... Et quant à ce jeune homme dont il a parlé... je saurai... je connaîtrai par lui !...
Scène VII
LE VICOMTE, RAYMOND
RAYMOND, apercevant le Vicomte qui s’est approché de lui et qui le salue.
Ah !... M. de Saint-André !... vous avez reçu ?...
LE VICOMTE, avec émotion.
Oui, M. le Ministre... cette mission... dont vous voulez bien me charger !... et je venais vous dire... qu’à mon grand regret, je ne pouvais accepter cette marque de faveur...
RAYMOND.
Et pourquoi donc, s’il vous plaît ?...
LE VICOMTE.
Parce que, dans la situation où je suis... elle m’enchaînerait... m’empêcherait de dire la vérité... et surtout de souffleter ceux qui en douteraient.
RAYMOND.
Je vous avoue... que je ne comprends pas.
LE VICOMTE.
Je me suis trouvé malgré moi, et par ma faute cependant, mêlé à des bruits injurieux contre Mademoiselle Cécile de Mornas... et quand j’ai pris sa défense et voulu la justifier... ils ont tous prétendu que j’avais pour but, non de proclamer la vérité, mais d’obtenir, par là, votre faveur... Et vous savez ce qui en est ?...
RAYMOND.
Je sais qu’ils sont capables de tout... et je vous comprends maintenant... Mais ces bruits dont vous parliez...
LE VICOMTE.
Sont de toute fausseté et j’ai beau le crier... à tout le monde... à de Guibert... lui-même qui m’accuse...
RAYMOND, vivement.
Ah ! nous y voilà !... C’est vous... que de Guibert prétend avoir été aimé de Cécile...
LE VICOMTE.
Je ne l’avais jamais vue.
RAYMOND, se frottant les mains.
Bravo !... je m’en doutais... c’est toujours comme cela...
LE VICOMTE.
Et cependant, ce n’est pas lui qui est le plus coupable...
RAYMOND, apercevant de Guibert, qui entre, et courant à lui.
C’est ce que nous allons voir... Venez ici, Monsieur, venez...
Scène VIII
LUCIEN, RAYMOND, DE GUIBERT
DE GUIBERT, étonné.
Qu’y a-t-il donc ?... Coquenet vient de me raconter que vous étiez furieux contre moi.
RAYMOND, à de Guibert.
Et ce n’est pas sans raison !... Vous avez osé dire...
LE VICOMTE, vivement à Raymond.
Vous ne m’avez pas laissé achever... Tout ce qu’il a avancé était faux...
Montrant de Guibert.
Oui, Monsieur... et cependant par mon imprudence, par mon étourderie, par ma faute, enfin... il avait le droit de parler ainsi... et je dois convenir que même en se trompant... même en calomniant, il était de bonne foi...
DE GUIBERT, avec bonhomie.
Certainement, je suis toujours de bonne foi... qui ose en douter ?...
RAYMOND, au Vicomte.
Achevez, Monsieur... achevez ?... Comme tuteur de Cécile... j’ai droit à une explication...
LE VICOMTE, avec trouble.
Je le sais, Monsieur...
DE GUIBERT.
Et moi aussi, pour moi-même qui, aux yeux de mon beau-frère, suis calomnié !...
RAYMOND, lui faisant signe de se taire.
Il suffit...
LE VICOMTE, à Raymond.
Certainement... je ne demanderais pas mieux... mais, l’embarrassant est de vous la donner, cette explication, sans compromettre, peut-être, d’autres personnes...
RAYMOND.
Vous ne les nommerez pas, je ne vous demande pas les noms... mais les faits.
LE VICOMTE.
C’est qu’ils sont, eux-mêmes, difficiles à raconter... ici... dans ce moment, sans y avoir réfléchi... sans y être préparé...
RAYMOND.
Bah !... un jeune homme d’esprit, comme vous, doit avoir le talent de tout dire.
DE GUIBERT.
D’ailleurs, nous comprendrons à demi-mot...
LE VICOMTE, à Raymond.
J’aimerais mieux ne confier cet aveu qu’avons seul...
RAYMOND.
Impossible !... ce n’est pas devant moi... c’est devant mon beau-frère que la calomnie a eu lieu... c’est devant lui, surtout, qu’il importe de la rétracter.
Il fait passer le Vicomte entre de Guibert et lui.[29]
DE GUIBERT.
C’est de toute raison... et de toute équité...
LE VICOMTE, avec hésitation.
Je le sens bien... et malgré cela...
Comme prenant du courage.
Eh bien ! donc, Messieurs... il y a six mois, à Rouen, où je me trouvais... il y avait, à l’hôtel d’Angleterre... une femme.
DE GUIBERT.
Mariée ?...
LE VICOMTE, froidement.
Non... une veuve...
DE GUIBERT.
Peu importe... il y a des veuves fort aimables.
LE VICOMTE.
Et celle-là était charmante... jeune... spirituelle et distinguée...
DE GUIBERT.
Comme elles le sont toutes...
LE VICOMTE.
Enfin, elle était seule avec une femme de chambre... je l’avais connue à Paris, je l’avais saluée souvent dans sa loge, aux Italiens... je la retrouvais à Rouen !... Deux Parisiens... en pays étranger... c’est-à-dire en province... Elle aimait les arts... nous faisions de la musique... nous chantions des romances...
RAYMOND.
Très bien... très bien...
LE VICOMTE.
Des mélodies de Schoubert.
DE GUIBERT.
Nous comprenons...
LE VICOMTE.
Et un jour... celui de son départ... à la suite d’une discussion... une discussion musicale... des plus vives... nous ne devions plus nous revoir...
À Raymond.
Comme en effets, je ne l’ai plus revue... je vous le jure...
DE GUIBERT.
Peu importe !...
LE VICOMTE.
Je sortais de chez elle, lorsque, dans un corridor de l’hôtel, je me trouve vis-à-vis
Montrant de Guibert.
de Monsieur...
DE GUIBERT.
J’arrivais de Paris, par le bateau à vapeur... quatre heures du matin... la rencontre était romantique... Ah ! mon gaillard, lui dis-je, en riant, d’où venez-vous ?...
LE VICOMTE.
Et dans ma surprise... dans mon trouble... ne voulant ni compromettre, ni nommer la personne véritable... je lui désignai, de la main, et à tout hasard, la porte d’un appartement qui était près de moi... en lui recommandant le silence...
DE GUIBERT.
Porte en citronnier, n° 12... je la vois encore...
LE VICOMTE.
Le soir, un jeune personne charmante traverse, avec sa vieille parente, le salon de l’hôtel, pour monter en voiture, et quitter la ville... Et quel fut mon étonnement en entendant M. de Guibert, qui ne la connaissait pas alors, plus que moi... et d’autres jeunes gens de l’hôtel, à qui il avait raconté cette histoire... me féliciter, en riant, sur ma bonne fortune ! Ici, Monsieur, commence une faute inexcusable et que je ne me pardonnerai jamais... Certes, je me défendis de l’honneur qu’on m’attribuait.
DE GUIBERT.
C’est vrai, j’en suis témoin.
LE VICOMTE.
Mais pas aussi bien, peut-être... que je le devais... Que voulez-vous ? ces dames étaient inconnues dans l’hôtel... je ne les avais jamais vues... je ne devais plus les revoir.... et l’amour-propre... la vanité de jeune homme... d’autres raisons... plus puissantes encore peut-être, la crainte de compromettre une personne à qui je devais le secret... vous comprenez...
RAYMOND.
Je comprends, Monsieur, qu’alors, vous ayez cru pouvoir agir ainsi, mais, maintenant, les choses sont arrivées au point que la justification de Cécile ne peut plus être complète, que par le nom de cette personne...
LE VICOMTE, vivement.
Jamais, Monsieur... jamais !... Sa position, le rang qu’elle occupe dans le monde... Plutôt mourir que la perdre de réputation.
RAYMOND, sévèrement.
Cette femme est-elle donc tellement respectable dans sa faute, qu’il faille lui sacrifier l’honneur d’une jeune fille, pure et innocente...
LE VICOMTE.
Non, sans doute... Mais si ce n’est pas pour elle... c’est pour les siens... c’est pour sa famille... de nobles et d’honnêtes parents... que j’estime, que je respecte...
RAYMOND.
Qu’importe, Monsieur... les fautes sont personnelles... la vérité avant tout... votre devoir est de la faire connaître...
DE GUIBERT.
Oui, jeune homme... vous parlerez... vous direz tout...
LE VICOMTE, à Raymond.
J’ai dit tout ce que je pouvais dire... ne m’en demandez pas davantage ?... Du reste... parlez... ordonnez ?... prescrivez-moi ce qu’il faut faire ?... j’obéirai... mais, je vous en prie... je vous en supplie...
Scène IX
COQUENET, sortant de la première porte à gauche, HERMINIE, sortant de la seconde porte à gauche, RAYMOND, LE VICOMTE DE SAINT-ANDRÉ, DE GUIBERT
HERMINIE, qui est entrée sur les trois dernières lignes et les a entendues.
Ah ! M. le Vicomte qui sollicite aussi...
RAYMOND, vivement.
Oui, ma sœur.
COQUENET, à Herminie, lui montrant la première porte, à gauche, d’où il sort.
On vient d’apporter les ouvrages en ivoire, que vous avez choisis...
Sur ce mot, Guibert remonte le théâtre et redescend près de sa femme.[30]
Le marchand est là qui vous attend...
HERMIME, à Coquenet.
Je suis à lui !...
Se retournant vers son frère et lui montrant M. de Saint-André.
J’espère qu’il sera plus heureux que moi et que vous lui accorderez ce qu’il vous demande.
LE VICOMTE, à Raymond, avec prière.
Je l’espère aussi.
HERMINIE, à Raymond, avec gaîté.
Il le faut d’abord !... un charmant cavalier... l’amabilité et la complaisance mêmes.
Revenant à gauche du théâtre, près de Coquenet, pendant que les trois hommes, à droite, continuent à causer ensemble à voix basse.
L’année dernière, tandis que Monsieur mon mari me laissait seule, à Rouen... il m’a tenu fidèle compagnie... Nous faisions de la musique... nous chantions des mélodies de Schoubert.
LES TROIS HOMMES, se retournant vivement et frappés de surprise.
Ô ciel !...
RAYMOND, retenant, par la main, de Guibert, qui veut courir à sa femme.
Silence... Il le faut !...
HERMINIE, étonnée et riant.
Qu’ont-ils donc tous les trois ?...
En ce moment, des portes du fond et de côté, entrent toutes les personnes des bains.
DE GUIBERT, toujours retenu par Raymond.
Ce que j’ai... ce que j’ai... voilà du monde...
À part.
Et ne pouvoir pas même être furieux à mon aise !...
RAYMOND, bas à Saint-André.
Je vous rejoins à l’instant, Monsieur ! je vous rejoins !...
Le Vicomte de Saint-André sort par une des portes de droite, au moment où, d’une des portes de gauche, sortie marchand, dont Coquenet a parlé, tenant un coffret à la main. À sa vue, Herminie remonte le théâtre et, entourée de plusieurs dames, examine, pendant la scène suivante et sur une des tables du fond, les ouvrages, en ivoire, que l’on vient d’apporter.
Scène X
COQUENET, sur le devant du théâtre, DE GUIBERT, MADAME DE SAVENAY, LUCIEN, RAYMOND
MADAME DE SAVENAY, à Raymond.
Enfin, Monsieur, comme je l’ai toujours dit, et comme j’en étais sûre, nous avons donc la preuve évidente de toutes ces calomnies... M. Lucien me l’a attesté...
RAYMOND, troublé.
Oui... Madame... oui... à ne pouvoir en douter...
LUCIEN, d’un air de triomphe et s’adressant aussi à Raymond.
Ah ! tu avais raison ! tu disais bien qu’aux yeux de tous, tu lui rendrais justice...
RAYMOND, avec embarras.
Certainement... oui, je l’ai dit, et je le répète... Mais dans ce moment et devant tout ce monde... je ne le peux.
LUCIEN.
Au contraire, c’est devant eux... devant les autres encore...
Il veut faire un pas vers le fond ; Raymond le retient par la main.
Qu’as-tu donc ?... toi que j’ai vu si hardi... si confiant...
Le regardant.
te voilà pâle et troublé... Hésiterais-tu ? aurais-tu des doutes...
RAYMOND.
Des doutes... quand d’un mot... je peux lui rendre l’honneur... Oui, quoiqu’il arrive...
À part.
et fût-ce même aux dépens du mien... je le dois...
Il fait un pas en avant, de Guibert en fait un au-devant de lui, Raymond s’arrête.
Non, non... mon pauvre père !... il en mourrait...
À Lucien.
Plus tard... à toi seul... et d’ici là, si mon témoignage ne te suffit pas...
Montrant de Guibert.
voici la première cause de cette calomnie !...
LUCIEN.
Lui !...
RAYMOND.
Il sait mieux que personne combien elle est injuste...
Il sort et entre dans l’appartement à droite, où vient d’entrer le Vicomte.
Scène XI
COQUENET, HERMINIE, MADAME DE SAVENAY, DE GUIBERT, LUCIEN, puis CÉCILE
Au moment où Raymond vient de sortir, Herminie, qui était restée au fond de l’appartement, avec les dames qui l’entouraient, renvoie le marchand et redescend le théâtre.
LUCIEN, à de Guibert.
Eh bien ! Monsieur, puisque vous êtes au fait de tout...
HERMINIE, gaiement.
En vérité...
LUCIEN.
Parlez ! nous vous écoutons ?...
MADAME DE SAVENAY.
Oui, Monsieur... j’ai le droit de vous demander ces preuves de l’innocence de Cécile... donnez-nous-les.
LUCIEN.
Pour que je les proclame... que je les rende publiques...
DE GUIBERT.
Il ne manquerait plus que cela !... Je vous déclare, Monsieur, que je n’ai rien à dire... ni à vous, ni à personne...
HERMINIE.
C’est qu’alors, il ne sait rien...
COQUENET.
C’est malheureusement probable...
DE GUIBERT, furieux, à sa femme.
Je ne sais rien, dites-vous ?... je ne sais rien... je sais tout !...
HERMINIE.
Eh bien ! alors, parlez... qui vous en empêche ?...
DE GUIBERT.
Ce qui m’en empêche.... Vous me le demandez ?...
LUCIEN.
Eh oui, Monsieur, on vous le demande !... C’était déjà trop d’avoir accusé, ce matin, devant moi, une personne que je dois défendre... Mais la savoir innocente de vos calomnies, pouvoir la justifier et ne pas le faire, c’est un procédé que je ne veux pas qualifier... un procédé dont j’ai le droit de vous demander compte... et je vous déclare, ici, Monsieur... que vous parlerez...
MADAME DE SAVENAY, COQUENET, HERMINIE.
Oui, sans doute, parlez, parlez !...
DE GUIBERT, regardant sa femme, voulant et n’osant parler.
J’en suffoque... oser, là, devant moi... ce sang-froid !... Non... je ne parlerai pas !...
LUCIEN, avec force et lui prenant la main.
Vous parlerez... ou nous nous battrons !...
DE GUIBERT, hors de lui.
Eh bien ! soit... Monsieur !... aussi bien, il faut que ma colère tombe sur quelqu’un... Nous nous battrons... Je l’aime autant... nous nous battrons !
CÉCILE, sortant de l’appartement, à droite, et entendant ces derniers mots.
Se battre ! Ô ciel !...
Elle chancelle, prête à se trouver mal ; Coquenet et Madame de Savenay courent à elle, la soutiennent et l’emmènent dans son appartement.
LUCIEN, à de Guibert.
Je suis à vos ordres.
DE GUIBERT.
Je suis aux vôtres.
Ils s’élancent vers la porte du fond, Herminie et toutes les personnes des bains se précipitent sur leurs pas, et sortent en désordre.
ACTE V
Même décor.
Scène première
MADAME DE SAVEAY, paraissant à la porte du fond, CÉCILE, sortant de l’appartement à droite
CÉCILE, avec inquiétude.
Eh bien ! Madame... quelles nouvelles ?
MADAME DE SAYENAY.
Mauvaises !... ce combat a eu lieu !...
CÉCILE.
C’est fait de moi !...
MADAME DE SAVENAY.
J’ignore les détails... mais il parait que M. de Saint-André est intervenu dans l’affaire, et que quelqu’un a été blessé... très légèrement, il est vrai !... N’importe... l’éclat est toujours le même... et après un tel événement, malgré tous mes efforts pour vous défendre... et même pour vous croire...
CÉCILE.
Quoi ! Madame !...
MADAME DE SAVENAY.
Tenez, Cécile, ne faisons pas de phrases et parlons franchement. Il y a encore un moyen de vous sauver, et notre parenté... quoique éloignée... l’intérêt que je vous porte, les calomnies même dont j’ai été l’objet et qu’il est urgent de dissiper... tout me faisait un devoir de tenter un dernier effort en votre faveur.
CÉCILE, avec impatience.
Permettez-moi seulement...
MADAME DE SAVENAY.
Écoutez-moi, d’abord, vous me répondrez après... ou plutôt il n’y a rien à répondre. M. le Marquis de Sommerville, le pair de France, l’oncle du Vicomte de Saint-André, arrivait aujourd’hui à Dieppe pour sa santé... et vous jugez de son indignation en apprenant la conduite de son neveu... car le Marquis est religieux et moral !... Je l’ai beaucoup connu autrefois !... beaucoup... et entre gens de qualité, on s’entend aisément, on parle la même langue. Il a compris comme moi qu’un mariage était indispensable... il se charge d’y décider son neveu... son seul héritier...
CÉCILE, de même.
Mais, Madame...
MADAME DE SAVENAY.
Il cherchait pour lui un riche parti... car le Vicomte est sans fortune... la vôtre est fort belle... la famille consent... moi aussi...
CÉCILE, ne se contenant plus.
Et moi, Madame... je refuse !
MADAME DE SAVENAY.
Après ce qui s’est passé !...
CÉCILE.
Mais il ne s’est rien passé... et puisque vous daignez, dites-vous, me porter quelque intérêt... quelque amitié... je vous en demande une preuve... la plus grande de toutes... emmenez-moi, partons d’ici ?
MADAME DE SAVENAY.
Eh ! que ne dira-t-on pas ?...
CÉCILE.
Tout ce qu’on voudra... pourvu que je parte... que je m’éloigne...
MADAME DE SAVENAY.
Il y a dans cette résolution subite quelque nouveau mystère.
CÉCILE.
Aucun, Madame.
MADAME DE SAVENAY.
Si, Mademoiselle... et comme je ne veux pas, encore à mon insu, jouer un rôle indigne de moi... j’entends que vous n’ayez plus ni secrets ni restrictions. Il me semble d’ailleurs, qu’après tout ce que j’ai fait pour vous... j’ai quelques droits à votre confiance... parlez, et je consens à vos demandes... je vous emmène à l’instant même.
CÉCILE, avec impatience et douleur.
Mais que voulez-vous que je vous dise ?... je n’ai rien à vous avouer.
MADAME DE SAVENAY.
Quoi ! M. de Saint- André ?...
CÉCILE.
Je ne le connaissais pas ; je l’ai vu hier pour la première fois ; je n’y ai jamais pensé...
MADAME DE SAVENAY.
Ainsi, vous n’avez jamais aimé... vous n’aimez personne... vous me le jurez devant Dieu !...
CÉCILE, avec embarras.
Ah ! Madame...
MADAME DE SAVENAY, vivement.
C’est donc vrai !...
CÉCILE, vivement.
Ah ! le ciel m’est témoin que c’est dans ce moment seulement que je vois clair en mon cœur...
MADAME DE SAVENAY.
À la bonne heure, au moins... voilà parler... pourquoi ne pas l’avoir fait plus tôt ?...
CÉCILE.
Mais c’est que plus tôt, je ne pouvais me rendre compte des sentiments que j’éprouvais !... il me semblait que c’était de l’amitié, de la reconnaissance... pas autre chose... et cependant, me défiant de moi-même... je cherchais à combattre... à éloigner ces idées... j’y avais réussi, je consentais à me marier... je m’efforçais d’aimer celui qu’on me destinait... Mais quand j’ai vu que celui-là aussi, que tout le monde, que vous-même... vous m’abandonniez !... qu’une seule personne osait me défendre, me protéger et exposer son honneur pour sauver le mien !... alors, que vous dirai-je ?... pénétrée d’estime, d’admiration, de tendresse... j’ai compris ce que j’éprouvais pour lui !... et loin d’en rougir, il me semblait que cela lui était dû... que j’en étais fière !... Voilà mon crime... si c’en est un... et c’est à vous seule, que je l’aurai confié, Madame...
À demi-voix et avec expression.
Je l’aime !...
MADAME DE SAVENAY.
Lui ! Raymond !...
CÉCILE.
Le plus noble... le plus généreux des hommes !...
MADAME DE SAVENAY.
Ce qui ne l’a pas empêché de séduire une jeune personne confiée à sa garde et à la mienne...
CÉCILE.
Non, Madame... il ignore ce que je viens de vous confier...
MADAME DE SAVENAY.
Allons donc !...
CÉCILE.
Il ne s’en doute même pas... il ne le saura jamais... et la preuve, c’est que je vous supplie de m’emmener avec vous... de partir à l’instant même...
Scène II
MADAME DE SAVENAY, COQUENET, qui est entré sur ces derniers mots, CÉCILE
COQUENET.
Pardon... mais je crains qu’en ce moment, ce ne soit pas très prudent...
CÉCILE.
Et pourquoi donc ?...
COQUENET.
À cause du bruit que fait dans la ville ce malheureux duel... combat d’autant plus fâcheux, que ce matin déjà le Ministre devait se battre avec M. Lucien... Tout le monde s’y attendait... et il paraît qu’il n’a pas voulu...
CÉCILE.
Ce n’est pas vrai !
COQUENET.
Certainement... mais c’est le bruit général !... Comme ils disent aussi que M. de Saint-André y qui vient d’intervenir dans l’affaire... s’est battu à la place du Ministre... C’est absurde !... Mais, vrai ou non... c’est affreux, blessé comme il est...
MADAME DE SAVENAY.
Ah ! c’est le Vicomte qui est blessé ?...
CÉCILE.
Légèrement... à ce qu’on dit...
COQUENET.
Très dangereusement... je craignais de vous l’apprendre...
CÉCILE, retenant un mouvement d’indignation.
Achevez...
MADAME DE SAVENAY.
Vous y étiez ?...
COQUENET.
Non, Madame... Je venais de quitter Mademoiselle... à qui j’avais, ainsi que vous, prodigué mes soins... et quand je suis arrivé... c’était fini... Mais je le tiens d’un témoin digne de foi... qui a tout vu, et chacun plaint ce pauvre jeune homme... chacun est furieux contre le Ministre...
Geste de Cécile.
Ça n’a pas le sens commun... mais enfin c’est une clameur... un haro général... dont il ne se relèvera pas... Il sera peut-être obligé de donner sa démission...
À part.
S’il pouvait au moins me nommer avant...
MADAME DE SAVENAY.
Et les têtes sont ainsi montées contre lui...
COQUENET.
Au point que, s’il sortait... le peuple lui jetterait des pierres...
CÉCILE.
Ah ! mon Dieu !
COQUENET.
C’est pour cela, Mesdames (c’est bien injuste... et je ne sais comment vous le dire)... mais à cause de lui... on vous en veut...
MADAME DE SAVENAY.
Qu’est-ce à dire ?
COQUENET.
Il y a des groupes sur la place... et si l’on apercevait la berline... à vos armes...
MADAME DE SAVENAY.
Les armes de Savenay !...
COQUENET.
C’est pour cela !... votre voiture est connue... la mienne ne l’est pas... un cabriolet de famille... que vous pouvez prendre chez moi... et qui vous conduira à la première poste...
CÉCILE.
Ah ! comment vous remercier...
COQUENET.
Trop heureux de vous être agréable... quoique ce matin Madame votre parente m’ait bien mal accueilli... mais vous, je l’espère...
CÉCILE.
Ah ! croyez que ma reconnaissance...
À Madame de Savenay.
Voilà le seul ici qui m’ait montré quelque intérêts.
COQUENET.
Suivez-moi, Mesdames, par une des portes latérales...
CÉCILE.
Oui, partons... partons !...
Scène III
COQUENET, MADAME DE SAVENAY, CÉCILE, RAYMOND
RAYMOND.
Partir !... et pourquoi donc ?...
CÉCILE.
Mais tout ce qui arrive... tous ces bruits effrayants !...
RAYMOND, souriant.
Tout va à merveille... je suis accouru avec M. de Saint-André juste au moment où le combat commençait... Impossible de faire entendre raison aux deux adversaires... et c’est en me jetant entre eux que j’ai reçu cette égratignure,
Montrant sa main enveloppée d’un morceau de taffetas noir.
seule goutte de sang qui ait coulé dans cette mémorable affaire...
MADAME DE SAVENAY.
On prétendait que M. de Saint- André était blessé...
CÉCILE.
Et très dangereusement...
COQUENET.
C’est Belleau, le garçon de bains, qui m’a dit le tenir d’un témoin oculaire...
RAYMOND.
« Et voilà justement comme on écrit l’histoire ! »
Croyez donc, après cela, aux récits des grandes batailles... Du reste, après la guerre... la paix !... elle vient d’être signée... M. de Saint-André et moi, avons donné à Lucien des raisons si claires, si évidentes, si positives... que celui-ci a tendu la main à son adversaire...
COQUENET.
En vérité...
Il va s’asseoir près de la table à gauche, et y reste à lire les journaux jusqu’à la fin de la scène.
RAYMOND, à Cécile.
Maintenant... comme je te l’avais promis... plus de soupçons... ils sont tous dissipés... Lucien va venir réclamer de toi cette main qui lui appartient... pour laquelle il a combattu... et tout à l’heure, à table, devant notre brillante société de Dieppe et de Paris, nous annoncerons officiellement votre mariage...
CÉCILE, avec embarras.
Non... non... Monsieur, je vous prie !
RAYMOND.
Qu’est-ce à dire ?
CÉCILE.
Je suis heureuse... que M. Lucien me rende justice... quelle que tardive qu’elle soit... Mais celui qui a pu me soupçonner... m’accuser...
RAYMOND.
Allons, allons... nous sommes tous sujets à l’erreur... et par son caractère... lui, plus qu’un autre peut-être !... Mais n’oublies pas que même, te croyant coupable, il t’aimait toujours, te défendait et se battait pour toi !... moyen qui devait te compromettre plus encore, mais qui, enfin, est une preuve, sinon de sa raison, au moins de sa tendresse.
CÉCILE.
Oui, Monsieur... mais hier encore, vous m’avez laissée libre de mon choix...
RAYMOND.
Hier, sans doute, sur un mot de toi, j’aurais tout rompu. Mais aujourd’hui, mon enfant, ce n’est plus possible... l’éclat de ce duel, les bruits qui l’ont précédé... ont rendu ce mariage nécessaire... indispensable... et pour toi, Cécile, pour ton honneur... je te le demande... je t’en supplie, au nom de la raison... au nom de l’amitié...
CÉCILE, hésitant.
Ah ! Monsieur...
RAYMOND.
Ton père m’a remis ses droits... tu le sais... et s’il était là... il te dirait lui-même : « Il le faut, ma fille, je l’exige ! »
CÉCILE, à demi-voix, à Madame de Savenay.
Vous l’entendez, Madame !... vous avais-je dit la vérité ?...
MADAME DE SAVENAY, à Raymond.
Mais cependant, Monsieur, s’il était des obstacles...
CÉCILE, vivement et à voix basse, à Madame de Savenay.
Silence... au nom du ciel...
Haut.
Dès que vous le voulez, Monsieur... et quoi qu’il m’en coûte... j’obéirai... je ne partirai pas.
À Coquenet.
Merci, Monsieur, de vos soins, de vos bons offices... que je n’oublierai jamais.
À Madame de Savenay.
Venez, Madame.
Elle sort, avec Madame de Savenay, par la porte à droite.
Scène IV
COQUENET, RAYMOND
RAYMOND, étonné.
Elle vous remercie, Monsieur....
COQUENET.
De ce que j’ai pu faire pour elle et pour réparer des torts involontaires... Cela, je l’espère, balancera à vos yeux tout le mal que mes ennemis vous ont dit de moi !
RAYMOND.
Des ennemis !... Monsieur Coquenet, vous n’en avez pas d’autres que vous-même !
Lui remettant un papier.
Voici la pétition que j’avais reçue hier en arrivant...
COQUENET, y jetant les yeux.
Une des miennes !... est-il possible !
RAYMOND.
Sur laquelle vous m’avez donné votre avis !
COQUENET, vivement.
Vous êtes trop juste pour y ajouter foi !... Il y a eu erreur ! il y a eu calomnie !...
RAYMOND, souriant.
Non, Monsieur, ce n’était malheureusement que de la médisance !... car tous les faits allégués contre vous, et par vous, sont de la plus grande exactitude !
COQUENET, vivement.
C’est par hasard !... c’est sans savoir ce que je faisais !...
RAYMOND.
Mais vous le saviez quand vous avez répandu dans toute la ville les bruits les plus injurieux contre votre rival et votre concurrent !... quand vous accusiez M. Rabourdin de dénonciations et d’intrigues auprès de moi !... et je ne l’avais pas même vu !... Ah ! me suis-je dit, il y a contre celui-ci injure et calomnie, ce doit être un honnête homme... et c’était vrai !... Je sors de chez lui... il a la place !...
COQUENET.
Est-il possible ?...
RAYMOND.
C’est à vous qu’il la doit, monsieur.
COQUENET, hors de lui.
Mais, moi... je vous jure...
RAYMOND.
Il suffit !... laissez-moi.
Il passe à gauche, près de la table, et s’assied.[31]
COQUENET, à part.
C’est une machination infernale...
Frappant sur sa pétition qu’il tient à la main.
Il y a là-dessous une intrigue que l’on saura... On saura tout... Je vous salue, Monsieur... et vous laisse...
À part.
Mais ça ne se passera pas ainsi ; je vais tout raconter par la ville, et on connaîtra dès demain la vérité par le journal du département.
Il sort.
Scène V
RAYMOND, toujours assis près de la table
Enfin, et non sans peine, tout est arrangé ! Lucien va venir... il sait la vérité, et maintenant ce secret est le sien... c’est le nôtre !... Ma sœur ne sera pas compromise, et son déshonneur n’abrégera pas les jours de mon père. De Guibert m’a promis le silence... avec sa femme... à qui, moi, je me réserve de parler... Et, Cécile une fois mariée, tous ces bruits tomberont d’eux-mêmes.
Apercevant Cécile qui entre.
Eh mais ! que me veux-tu ?
Scène VI
RAYMOND, CÉCILE
CÉCILE, avec émotion.
Vous m’avez dit, Monsieur, que mon devoir était d’épouser M. Lucien, que mon honneur, que ma réputation dans le monde dépendaient de ce mariage !
RAYMOND.
Et je le pense encore.
CÉCILE, lui remettant une lettre qu’elle tient à la main.
Tenez !
RAYMOND, regardant l’écriture.
C’est de Lucien ?
CÉCILE, avec émotion.
Oui, Monsieur, il sait comme vous et par vous que je n’ai rien à me reprocher, il en a la preuve... mais, cette preuve, il ne peut la donner à ce monde qui m’accuse et qui me croit coupable.
RAYMOND, qui a parcouru la lettre.
Ah ! l’indigne !... il t’estime !... il t’honore !... il t’aime !... et n’ose, en t’épousant, braver d’injustes calomnies... que je voudrais... et que maintenant je ne puis réduire au silence.
Froissant la lettre avec colère.
Ah ! tout est fini entre nous... et je cours !...
CÉCILE, se jetant au-devant de lui.
Où donc ?
RAYMOND.
Lui demander compte de ton honneur qui me fut confié ! de ton honneur qui m’est aussi cher que le mien !...
CÉCILE, avec force.
Et que vous allez perdre à jamais !...
Raymond pousse un cri et s’arrête.
Vous voyez que j’avais raison de vouloir partir... Et, quant à ces calomnies qui m’accablent, je ferai comme vous, mon ami, je les mépriserai.
RAYMOND.
Moi, mon enfant, c’est bien différent... Un homme doit avoir ce courage, il peut braver l’opinion ; mais une femme... mais toi... pauvre jeune fille... c’est impossible ! tu seras accablée par elle.
CÉCILE.
Eh bien donc ! je me résignerai à mon sort... je vivrai pure, innocente... et déshonorée !... déshonorée à leurs yeux... mais non pas aux vôtres, n’est-il pas vrai ?...
RAYMOND.
Non... car tu es pour moi l’honneur même... Et ne pouvoir la défendre !
Avec rage.
Et, pour la première fois de ma vie, reculer devant la calomnie... lui céder la victoire... lui abandonner sa victime... la lui laisser flétrir comme coupable... quand j’ai la conscience, la conviction de son innocence... Ah ! mon cœur se révolte à cette idée, et quand je devrais défier le monde entier...
S’arrêtant.
Mais elle a dit vrai... Je me battrais contre cet infâme... contre eux tous... mon sang et ma vie ne la justifieraient pas... au contraire !...
Avec inspiration.
Mais mon nom !... mon nom, peut-être !...
Allant à elle.
Cécile !... veux-tu m’ épouser ?...
CÉCILE, poussant un cri et tombant à ses pieds.
Ah !...
RAYMOND.
Tu ne peux pas m’aimer !... je le sais, c’est impossible !... mais moi, je t’aimerai tant... je t’honorerai, je t’aimerai comme l’image de la vertu... et, peut-être, un jour... l’amitié... la reconnaissance...
Cherchent à la relever.
Réponds... le veux-tu ?... le veux-tu ?...
CÉCILE, se jetant dans ses bras en pleurant.
Ah !... monsieur !...
Scène VII
RAYMOND, CÉCILE, MADAME DE SAVENAY
MADAME DE SAVENAY, voyant Raymond qui presse Cécile contre son cœur et qui l’embrasse, pousse un cri et détourne les yeux.
Quelle indignité !
Allant à Cécile.
Cette fois, Mademoiselle, je ne serai plus votre dupe... Voilà donc cet amour pur et platonique que vous avez eu tant de peine à m’avouer...
RAYMOND.
Que dit-elle ?...
MADAME DE SAVENAY.
Cette tendresse que vous lui portiez depuis si longtemps en secret, et dont il ne se doutait même pas...
CÉCILE, étendant la main vers elle.
Ah !... taisez-vous.
RAYMOND, avec joie.
Non, non... parlez !... Il serait possible... elle vous aurait dit...
MADAME DE SAVENAY, avec dignité.
Ce que vous savez mieux que moi, Monsieur... Je vois maintenant ce que je dois penser, ce que je dois croire... Tout n’était que trop vrai, et je n’entends plus servir de manteau à une liaison coupable, qui dure depuis trop longtemps à mon insu...
RAYMOND, la retenant par la main.
Non, Madame, vous resterez, et, ainsi qu’eux tous, vous saurez la vérité !
Scène VIII
BELLEAU, qui se tient, à gauche, à l’écart, plusieurs BAIGNEURS, COQUENET, HERMINIE, RAYMOND, CÉCILE, MADAME DE SAVENAY, au fond, plusieurs HOMMES et FEMMES des bains
RAYMOND.
Messieurs, des bruits injurieux ont circulé ici, depuis hier... vous les connaissez comme moi...
Regardant Coquenet.
et mieux peut-être !... je déclare, devant vous, qu’ils sont faux et calomnieux... Cette conviction... je ne puis, je le sais, la faire passer dans vos esprits... je ne puis vous forcer à croire mes paroles... mais, peut-être, croirez-vous mes actions... Je vous ai invités. Messieurs...
Prenant Cécile par la main.
pour vous présenter ma femme !...
COQUENET et BELLEAU.
Sa femme !...
MADAME DE SAVENAY, avec satisfaction, HERMINIE, avec dépit.
Il l’épouse !...
COQUENET, aux personnes des bains qui l’entourent.
Ça ne m’étonne pas ! ils disent tous qu’elle est si riche.
CÉCILE, à Madame de Savenay, avec joie et à voix basse.
Eh bien ! Madame...
MADAME DE SAVENAY, avec fierté.
Il le devait...
CÉCILE.
Quoi, vous croyez encore...
MADAME DE SAVENAY.
N’en parlons plus.
Enlevant la voix.
Je consens...
BELLEAU, à Coquenet.
Je crois bien... cela fera doubler la pension de vingt-cinq mille francs, qu’elle a déjà...
HERMINIE, à Raymond, à demi-voix et au bord du théâtre.
Je ne puis vous empêcher, Monsieur, de nous donner Mademoiselle, pour belle-sœur... mais je déclare que je ne la verrai pas... et ne la recevrai pas !
RAYMOND, solennellement.
Vous la recevrez et la respecterez...
Il lui parle bas à l’oreille, en la faisant passer près de Cécile.
ou sinon !...
HERMINIE, effrayée.
Ah Monsieur !...
S’inclinant du côté de Cécile, comme pour lui demander pardon.
Ah ! Cécile !...
Cécile la relève et l’embrasse.
COQUENET, regardant les deux femmes qui s’embrassent.
Sa pauvre sœur !... la forcer ainsi de... C’est un despote !
BELLEAU.
C’est un tyran !...
COQUENET.
C’est un homme infâme !...
Nota. L’acteur le premier inscrit, est placé à la gauche du spectateur. Les changements de position qui auraient lieu pendant le cours d’une scène, sont indiqués au bas de la page.
[2] Les acteurs sont placés dans l’ordre suivant : Les trois Baigneurs et Coquenet à la table, à gauche ; Belleau au milieu du théâtre, allant et venant ; Herminie, Cécile, Madame de Savenay, assises à droite ; Lucien debout derrière leur fauteuil.
[3] Les Baigneurs, Coquenet, Lucien, Herminie, Cécile, Madame de Savenay.
[4] Tout le monde se lève, les trois baigneurs, Coquenet, Lucien (qui a retenue Cécile), Cécile, Herminie, Madame de Savenay.
[5] Lucien pendant ce temps a remonté le théâtre, et en redescendant se trouve à la gauche d’Herminie. Cécile, Madame de Savenay, Herminie, Lucien.
[6] Madame de Savenay, Cécile, Lucien.
[7] Le Vicomte, de Guibert, Herminie, Coquenet qui a remonté et se tient au fond du théâtre.
[8] Le Vicomte, Herminie, de Guibert, Coquenet.
[9] Coquenet, Herminie, de Guibert, Cécile, Madame de Savenay, Lucien.
[10] De Guibert, Coquenet, Herminie.
[11] De Guibert, Herminie, Coquenet.
[12] Herminie s’asseyant près de la table, à gauche ; de Guibert se promenant au fond, avec des personnes des bains ; le Vicomte et Raymond, sur le devant du théâtre ; Cécile, Madame de Savenay, Lucien, à droite.
[13] Coquenet, Herminie, de Guibert, à gauche ; le vicomte de Saint-André, au fond, se promenant ; Cécile, Lucien, Madame de Savenay, Raymond, assis à droite.
[14] Coquenet, le Vicomte, de Guibert, Herminie, Cécile, Lucien, Madame de Savenay, Raymond.
[15] Le vicomte de Saint-André, de Guibert, près du piano ; M. de Sivry, au piano ; Cécile, Herminie, de l’autre côté du piano ; Coquenet, à la table de whist ; Madame de Savenay, l’aidant à préparer le jeu : Raymond, Lucien, Belleau.
[16] Cécile, Lucien, Madame de Savenay.
[17] Lucien, Cécile, Madame de Savenay.
[18] Lucien, Madame de Savenay, Cécile.
[19] Lucien, Cécile, Madame de Savenay.
[20] Lucien, Coquenet, Madame de Savenay.
[21] Coquenet, Madame de Savenay, Lucien.
[22] De Guibert, assis dans le fauteuil ; Coquenet, Herminie, le Vicomte, Madame de Savenay, Lucien.
[23] Coquenet, à la table, lisant ; le Vicomte, de Guibert, Herminie, Madame de Savenay, Lucien.
[24] Coquenet, le Vicomte, Herminie, de Guibert, Madame de Savenay, Lucien.
[25] Le Vicomte, Coquenet, Herminie, de Guibert, Madame de Savenay, Lucien.
[26] Le Vicomte, Coquenet, Herminie, de Guibert, Lucien, la marquise de Savenay.
[27] Coquenet, Herminie, le Vicomte, de Guibert, Lucien, Madame de Savenay ; baigneurs et baigneuses accourant, au bruit, des salons voisins, et se tenant au fond.
[28] Raymond, à gauche près de la table ; le Vicomte, debout, près de Coquenet, assis à droite.
[29] Raymond, le Vicomte, de Guibert.
[30] Coquenet, Herminie, de Guibert, Raymond, le Vicomte.
[31] Raymond, Coquenet.