Le Beau Jeune Homme (Alfred CAPUS)
Comédie en quatre actes.
Représentée pour la première fois au théâtre des Variétés, le 27 février 1903.
Personnages
VALENTIN BRIDOU
BLUCHE
JOUNEL
ANSELME
ÉMILE
LE GARÇON
L’HUISSIER
MARTHE AUBRY
PAULETTE AUBRY
CLOTILDE JOUNEL
ACTE I
La Bibliothèque publique de Savigny-sur-Saône.
Scène première
ANSELME, seul, rangeant les livres des rayons, puis UN HUISSIER
ANSELME.
Mettons de l’ordre... époussetons les livres... Il n’y en a pas beaucoup de livres, d’ailleurs, dans la bibliothèque de Savigny-sur-Saône... Le dictionnaire Larousse, sans le supplément... Les œuvres complètes de Voltaire... Une grammaire française... Le guide Joanne... et les professions de foi de tous les députés qui ont représenté tour à tour l’arrondissement... Et maintenant, allumons une cigarette...
Entre un huissier.
L’HUISSIER.
Bonjour, monsieur Anselme.
ANSELME.
Bonjour, mon ami...
L’HUISSIER.
Monsieur le bibliothécaire n’est pas encore arrivé ?
ANSELME.
Pas encore.
L’HUISSIER.
Il doit être au café, en train de jouer aux dominos... à moins qu’il ne déblatère contre ses supérieurs hiérarchiques ou les abus de l’administration ; et il a tort de faire ça, monsieur Valentin Bridou, votre ami, il a le plus grand tort. Évidemment, il y en a, des abus dans l’administration, mais c’est fort heureux pour lui, et aussi pour vous... Car, s’il n’y avait pas d’abus, il ne serait pas bibliothécaire, ni vous sous-bibliothécaire dans une ville où il n’existe même pas de bibliothèque, comme dit monsieur Malescot, l’ami et le cousin de monsieur le sous-préfet.
ANSELME.
C’est pour me répéter ça que vous êtes venu ?
L’HUISSIER.
Pas du tout, monsieur Anselme. Je vous le répète parce que ça se trouve... Je suis venu prier monsieur le bibliothécaire, de la part de monsieur le sous-préfet, de vouloir bien passer dans son cabinet.
ANSELME.
Je ferai votre commission.
L’HUISSIER.
Il n’est pas content, le sous-préfet... relativement à l’article du journal...
ANSELME.
Quel article ?
L’HUISSIER.
Vous savez bien ce que je veux dire... Au revoir, monsieur Anselme...
Scène II
ANSELME seul, puis VALETIN
ANSELME, seul.
Cet huissier a raison. Il finira par se faire révoquer, Valentin.
Entre Valentin.
VALENTIN va poser son chapeau sur un des pupitres.
Rien de nouveau ?
ANSELME.
Si, il y a du nouveau... Le sous-préfet te demande... Pourquoi ? Je l’ignore.
VALENTIN.
Tu n’as donc pas lu l’Indépendant de ce matin ?
ANSELME.
Pas encore.
VALENTIN, sortant un journal de sa poche.
Lis... tiens... là.
ANSELME.
Un article de toi ! Et signé !...
VALENTIN.
En grosses lettres : « Valentin Bridou ! »
ANSELME.
Et sur quoi est-il, cet article ?...
Parcourant.
Sur Malescot !
VALENTIN.
Parfaitement.
ANSELME.
Le cousin du sous-préfet !
VALENTIN.
Qui se présente aux prochaines élections sénatoriales... Tu sais qu’il y a un siège vacant dans le département.
ANSELME.
Mais tu l’éreintes, Malescot ! Tu l’abîmes !
VALENTIN.
Ça lui apprendra à parler de moi en termes qui ne me conviennent pas.
ANSELME, continuant à lire.
Tu le tournes en ridicule.
Il rit.
VALENTIN.
Avoue que c’est drôle.
ANSELME.
Oui... Ça manque un peu de finesse.
VALENTIN.
J’en conviens.
ANSELME.
Ce n’est pas un morceau pour les délicats.
VALENTIN.
Pas du tout.
ANSELME.
Mais ça excite au rire facile.
VALENTIN.
C’est tout ce qu’il faut...
ANSELME.
Et ce Jounel, dont tu fais un éloge pompeux. C’est le nôtre ?
VALENTIN.
Le propriétaire du château de Vieuxbois, parfaitement. Ancien banquier, hôtel à Paris, grosse fortune.
ANSELME.
Tu as donc des raisons particulières de lui être agréable, à Jounel ?
VALENTIN.
Du tout. Je le connais à peine de vue. C’est le concurrent de Malescot, ça me suffit.
ANSELME.
Si tu continues, tu t’attireras une mauvaise histoire.
VALENTIN.
Allons donc ! Et laquelle ?
ANSELME.
Le sous-préfet te révoquera.
VALENTIN.
Je l’en défie !
ANSELME.
Qui l’en empêchera ?
VALENTIN.
Moi !
ANSELME.
Toi ? Et comment ?
VALENTIN.
Aux premiers mots qu’il prononcerait, je lui donnerais ma démission.
ANSELME.
Ta démission de bibliothécaire de Savigny ?
VALENTIN.
Mon Dieu ! oui.
ANSELME.
Mais, malheureux, qu’est-ce que tu ferais, alors ? Du journalisme ?
VALENTIN.
Peut-être...
ANSELME.
De la politique ?
VALENTIN.
C’est possible. J’ai mille idées qui bouillonnent dans ma tête. Écoute-moi, Anselme. Tu es mon ami, mon camarade de collège, nous avons été élevés ensemble. Je peux causer avec toi. Eh bien ! tu n’es pas frappé de ce fait, que la génération qui nous précède est usée, claquée, finie ? Qu’elle a produit tout ce qu’elle pouvait produire ? et qu’elle n’est plus bonne qu’à empêcher d’arriver notre génération, à nous, c’est-à-dire des gens décidés, énergiques, d’aplomb !
ANSELME.
Toutes les générations disent ça les unes des autres ; seulement...
VALENTIN, l’interrompant.
Enfin ! regarde autour de nous ! Par qui sont occupées toutes les places ? Par des imbéciles ! Qui est ce sous-préfet, dont un hasard burlesque a fait mon supérieur hiérarchique ? Un pauvre être qui végète depuis quinze ans dans l’administration, et qui ne se maintient qu’à force de platitudes devant le préfet ? Et le préfet lui-même ! Je me demande ce qu’il ferait dans la vie, si sa sœur n’avait pas épousé le secrétaire du ministre ? Notre député était un homme que personne, dans la ville, ne saluait plus. On l’a nommé parce que c’était le seul moyen de lui faire quitter le pays. Voyons, Anselme, y a-t-il une seule de ces places que toi ou moi nous ne soyons pas capables d’occuper mille fois mieux que ces gaillards-là ?
ANSELME.
Pardon. Laisse-moi te répondre.
VALENTIN, l’interrompant.
Et nous ne parlons là que de l’administration... Mais c’est partout la même chose... La presse ?... Tiens, la presse... C’était la première fois... jamais je n’avais écrit une ligne dans un journal. Je croyais que c’était très difficile. Je ne me suis même pas appliqué. Eh bien § le rédacteur en chef vient de me proposer cent cinquante francs par mois pour faire un article tous les jours... Lis-tu quelquefois des romans, Non, n’est-ce pas, On ne peut plus lire de romans !... Et le théâtre ?... Nous y allons, au théâtre, quand il passe des tournées par ici ! Quelles pièces ! Des suites de tableaux sans queue ni tête, où il n’y a pas d’action, pas d’idées ? Les auteurs dramatiques n’ont plus d’idées ! Et comme c’est joué ! Je jouerais la comédie mieux que ça, moi, et peut-être toi aussi !
ANSELME.
Pourtant, sacrebleu !...
VALENTIN.
Vois-tu, Anselme, tout cela est la fin de quelque chose. Notre heure a sonné, notre tour est venu. Ce n’est pas ton avis ?
ANSELME.
Je te le donnerais bien, mon avis, mais tu m’empêches de parler.
VALENTIN.
Empêcher les autres de parler, c’est ce qu’on appelle l’éloquence.
ANSELME.
Valentin ! Valentin ! Tu m’épouvantes. Tu as donc de l’ambition ?
VALENTIN.
Ah ! ah !
ANSELME.
Mais que te faut-il de plus ? Tu as tout ce qu’un homme peut souhaiter à notre époque. Deux mille quatre cents francs par an, et une place où il n’y a absolument rien à faire. Tu te portes bien, tu es beau garçon...
VALENTIN.
Oh !
ANSELME.
Ne dis pas le contraire.
VALENTIN.
Ce n’est pas non plus ce que je voulais dire.
ANSELME.
Entendons-nous, pourtant, entendons-nous... Tu es plutôt laid...
VALENTIN.
Hein !
ANSELME.
Tu as les traits irréguliers... le nez un peu trop gros... la bouche un peu trop grande... Mais tout de même, en te voyant, on dit : « C’est un beau garçon... » Parce que tu as une chose terrible : tu as une figure sympathique. Quand tu dis des bêtises, on ne s’en aperçoit qu’un moment après. Tu n’es qu’un égoïste, mais on ne t’en veut pas, parce que tu n’as pas l’air de t’en douter. Tu seras insupportable le jour où tu cesseras d’être content. Tu as tous les défauts, enfin, qui font qu’un homme est aimé des femmes. J’en connais une qui t’adore. Ce que tu pourrais faire de plus intelligent, ce serait de l’épouser dans trois semaines.
VALENTIN.
Qui ?... Dis qui ?... Dis qui ?...
ANSELME.
Mademoiselle Marthe Aubry, l’institutrice de Savigny, la délicieuse institutrice de Savigny, qui vient ici trois fois par semaine et qui va venir dans cinq minutes, soi-disant pour consulter le dictionnaire Larousse, mais, en réalité, pour contempler ta sympathique physionomie.
VALENTIN.
Ah ! elle est charmante, c’est vrai... Oui... je ne chercherais dans la vie qu’à être heureux, qu’à être heureux d’un bonheur paisible et monotone...
ANSELME.
Il n’y en a pas d’autre...
VALENTIN.
Je ne chercherais que ça, je l’épouserais tout de suite... Mais ça ne me suffit pas...
ANSELME.
Il te faut d’autres femmes !...
VALENTIN.
Et toi ? Tu n’aimes donc personne ? Ah ! si, j’oubliais...
ANSELME.
Tais-toi ! Tais-toi !
VALENTIN.
Tu aimes cette petite femme que tu as aperçue à ton dernier voyage à Paris...
ANSELME.
Je t’en supplie, ne me parle pas de cette petite femme-là !...
VALENTIN.
Parle-m’en, toi, alors !
ANSELME.
Ah ! mon Dieu, c’est bien simple ! Je l’ai rencontrée avenue du Bois-de-Boulogne. Elle était dans une belle voiture qui allait au pas. Moi aussi, j’allais au pas, sur le côté droit de l’avenue. Elle a fait arrêter sa voiture et elle est descendue ; en descendant, elle a laissé tomber son mouchoir. J’étais là, je l’ai ramassé et je le lui ai rendu. En le lui rendant, je l’ai regardée !... Je n’ai vu dans sa figure que deux grands yeux noirs qui avaient l’air de cacher tout le reste. Elle m’a, d’ailleurs, remercié à peine, et, se tournant vers un tout jeune homme qui l’accompagnait, elle lui a dit : « Ce monsieur est plus galant que toi, mon vieux ! » À quoi j’ai deviné que ce n’était pas une femme du monde.
VALENTIN.
Et tu l’aimes depuis ce temps-là...
ANSELME.
Non, je ne l’aime pas. Mais Dieu veuille que je ne la rencontre plus jamais ; car si je la rencontrais et qu’elle eût encore ses deux grands yeux noirs, ma vie, je le sens, ne serait plus qu’une suite de catastrophes plus incohérentes les unes que les autres...
La porte de gauche s’ouvre.
Voici le bonheur paisible.
Entre Marthe.
Scène III
ANSELME, VALETIN, MARTHE
MARTHE.
Bonjour, messieurs...
VALENTIN.
Nous parlions de vous, à l’instant même.
MARTHE.
De moi ?... Et qu’en disiez-vous de moi ? Ça va bien, monsieur Anselme ?
ANSELME.
Très bien, mademoiselle, je vous remercie.
VALENTIN.
Nous disions que, sans vous, il n’y aurait jamais personne à la bibliothèque publique de Savigny. Et encore, vous n’êtes pas venue depuis deux jours.
ANSELME.
Qu’est-ce qu’il faut vous donner aujourd’hui, mademoiselle ? Toujours le Larousse ?
MARTHE.
La lettre V... Ayez la complaisance de placer le volume sur cette table-là. J’en aurai besoin seulement tout à l’heure...
VALENTIN.
Vous ne restez pas ?
MARTHE.
Je suis venue vous dire un petit bonjour... Oh ! je vais revenir travailler... Figurez-vous que nous avons l’inspecteur, en ce moment... Il a même eu l’amabilité de me demander un rapport, pour lequel j’ai rendez-vous avec lui dans un instant.
VALENTIN.
Un rapport ? Sur quoi ?
MARTHE.
Ça ne vous intéresserait pas...
VALENTIN.
Mais si, je vous assure...
MARTHE.
Il s’agit d’une statistique à propos du vagabondage dans le département...
VALENTIN.
Eh bien ?...
MARTHE.
J’ai relevé, entre autres, un fait assez curieux : les vagabonds qui, il y a une dizaine d’années, étaient presque tous illettrés, savent maintenant pour la plupart lire, écrire et compter. Quelques-uns semblent même avoir reçu une instruction supérieure. C’est un grand progrès.
VALENTIN.
Évidemment. Mais, est-ce un progrès de l’instruction ou un progrès du vagabondage ?
MARTHE.
C’est ce que je vais examiner. À tantôt.
VALENTIN.
Ne partez pas tout de suite. Vous avez bien cinq minutes ?...
MARTHE.
Oui... Cinq minutes... Pas plus...
VALENTIN.
Venez voir les journaux illustrés que j’ai reçus de Paris, cette semaine...
MARTHE.
Où sont-ils ?
VALENTIN.
Dans mon bureau...
MARTHE.
Merci...
VALENTIN.
Vous ne voulez pas ?
MARTHE.
Non.
VALENTIN.
Pourquoi ?
MARTHE.
Parce que, lorsque nous serons dans votre bureau, vous essayerez de m’embrasser comme l’autre fois. Je résisterai. Nous nous fâcherons, et ce n’est pas la peine de se fâcher quand on est si bons amis.
VALENTIN.
Oh ! c’est bien ! c’est bien !
MARTHE.
Il y a un moyen si simple que je ne résiste pas quand vous m’embrasserez !... Au contraire !...
VALENTIN.
Et lequel ?
MARTHE.
C’est de me demander ma main. Je vous l’accorderai à l’instant même. Nous nous marierons dans un mois et vous verrez, alors, vous verrez, comme je me laisserai embrasser.
VALENTIN.
Vous savez bien que je vous aime, et que nous nous marierons un jour ou l’autre.
MARTHE.
C’est que justement, je voudrais savoir quel jour.
VALENTIN.
Nous n’avons pas, ni vous ni moi, ce qu’on peut appeler une position. Il faut attendre.
MARTHE.
Comment ! Nous n’avons pas de position... Je suis institutrice, vous êtes bibliothécaire. Le bibliothécaire et l’institutrice, il n’y a pas d’union mieux assortie.
VALENTIN.
Je rêve à autre chose pour vous, pour moi, pour nous deux, enfin.
MARTHE.
Et qu’est-ce que vous rêvez ?
VALENTIN.
Dites, ma petite Marthe, est-ce que vous êtes résignée à enseigner toute votre vie, ba, be, bi, bo, bu, à des gamins qui se moquent de vous ?... Est-ce que cela vous paraît le comble de la félicité de rédiger des rapports sur le vagabondage ? et le comble de l’ambition d’avoir un jour les palmes académiques ?
MARTHE.
Mais c’est très gentil, les palmes !
VALENTIN.
Moi, je rêve une existence plus brillante que celle-là !... Je rêve l’élégance, je rêve le luxe... Et vous ?... Et vous ?... Ça ne vous tente pas tout ça ? Ça ne vous tente pas ? Eh bien ! moi, je vous les donnerai un jour, le luxe et l’élégance ! Je ne sais pas encore comment, mais je vous les donnerai. Réfléchissez, ma petite Marthe, réfléchissez !
MARTHE.
Ah çà ! mon ami, pensez-vous que je n’y ai jamais réfléchi ? Mais je l’aurais eu, le luxe, si je l’avais voulu !...
VALENTIN.
Vous ?
MARTHE.
Oui, moi... à Paris, quand nous habitions encore avec ma vieille tante qui nous avait élevées, ma sœur et moi. Nous nous destinions à renseignement toutes les deux ; nous venions de terminer nos études. Ça avait été très dur. Enfin, le dernier examen passé, je fus nommée à Savigny. Au moment où j’allais partir, un monsieur, d’ailleurs très bien, pas trop âgé, riche, m’offrit de ne pas aller à Savigny, et de rester, au contraire, à Paris, avec lui. Oh ! je n’hésitai pas et je refusai. Je trouve qu’avant de se mal conduire, une femme doit faire tout ce qui est possible pour se conduire bien, et l’on n’a le droit de mal tourner que lorsqu’on ne peut pas faire autrement... Pendant que ce monsieur me faisait cette proposition à moi, un autre monsieur en faisait une toute pareille à ma sœur, qui est deux fois plus jolie que moi.
VALENTIN.
Seulement, elle accepta, votre sœur ?
MARTHE.
Je ne la blâme pas. Elle a fait ce qu’elle a voulu.
VALENTIN.
Et quand une femme fait ce qu’elle veut, on sait ce que ça signifie.
MARTHE.
Voilà pourquoi je suis aujourd’hui institutrice à Savigny, qui est une petite ville où je ne m’ennuie pas du tout ; et voilà pourquoi aussi je ne veux pas être votre maîtresse. Comme maîtresse, voyez-vous, je ne serais bonne à rien ; tandis que je ferais, il me semble, une excellente femme légitime. Épousez-moi, je vous assure que vous ne vous en repentirez pas. Et puis, il y a encore un détail : c’est que je vous aime. Pensez un peu à tout ça.
VALENTIN.
Je vais y penser.
MARTHE.
Et maintenant, les cinq minutes sont écoulées... Je vais voir mon inspecteur... À tout à l’heure. Vous me direz le résultat de vos réflexions...
VALENTIN.
Oui.
MARTHE, à Anselme.
La lettre V... n’est-ce pas, monsieur Anselme ?...
Elle sort.
Scène IV
VALENTIN, ANSELME, puis JOUNEL
ANSELME.
Alors, tu n’en veux pas du bonheur paisible... Tu préfères toujours la vie orageuse ?
VALENTIN.
Peut-être... Je...
ANSELME.
Ça te regarde...
Entre Jounel.
Tiens ! du monde...
S’avançant.
Vous désirez, monsieur ?
JOUNEL.
Monsieur Valentin Bridou, le bibliothécaire ?
VALENTIN.
C’est moi, monsieur...
Le reconnaissant.
Monsieur Jounel !
JOUNEL.
Lui-même ! Vous me reconnaissez ?
VALENTIN.
Je vous ai aperçu plusieurs fois à la musique.
JOUNEL, il lui serre la main.
Monsieur, vous m’avez consacré, ce matin, un article étincelant, et qui m’a profondément touché. Vous parlez de mon caractère, de mes aptitudes, de ma vie tout entière de travail avec une sympathie que je n’oublierai jamais... et je viens vous faire une proposition.
VALENTIN.
À moi ?
JOUNEL.
À vous...
VALENTIN.
Donnez-vous la peine de vous asseoir. Laisse-nous, Anselme.
Sort Anselme sur un geste de Valentin.
Scène V
VALENTIN, JOUNEL, puis L’HUISSIER
VALENTIN.
Je vous écoute, monsieur.
JOUNEL.
Voici. Je possède d’assez belles propriétés dans le pays ; je peux me flatter d’y être connu, presque populaire. En hiver, j’habite Paris avec ma femme. Je n’ai pas d’enfants. Jusqu’à présent, j’étais dans les affaires, banquier. C’est une profession dont j’ai horreur, et je me promettais bien de la quitter dès que j’aurais fait ma fortune, ce qui est arrivé. Je suis libre, indépendant, oisif. Mais on ne peut pas rester inoccupé à mon âge, quarante-six ans.
VALENTIN.
Vous ne les paraissez pas.
JOUNEL.
Alors, j’ai songé à faire de la politique. Je me confie à vous, vous verrez pourquoi tout à l’heure. Un siège sénatorial est vacant dans le département : J’ai résolu de m’y présenter. Je crois avoir des chances, surtout après la façon retentissante dont vous avez posé ma candidature.
VALENTIN.
Du tout, monsieur, je dis ce que je pense.
JOUNEL.
Avec une jeune et jolie femme et deux cent mille francs de rente, il serait malheureux qu’un homme, aujourd’hui, ne pût pas être élu sénateur. Je suis combattu par le gouvernement, je le sais, à cause de mes idées politiques.
VALENTIN.
Ça n’a aucune importance, le gouvernement peut changer.
JOUNEL.
Évidemment.
VALENTIN.
Si ce n’est pas le gouvernement, ça peut être vos opinions...
JOUNEL.
Évidemment...
À part.
Il est très intelligent.
Haut.
Il va donc falloir me remuer beaucoup, écrire des lettres, recevoir. J’ai besoin, à côté de moi, d’un homme dévoué, intelligent, qui me servirait de secrétaire. Voulez-vous être cet homme ? Voulez-vous être mon secrétaire ?
Valentin se lève avec agitation.
VALENTIN.
Moi, monsieur ?
JOUNEL.
Vous êtes jeune, vous devez avoir de l’ambition ? Il est impossible qu’un garçon comme vous ne songe pas à venir tôt ou tard à Paris, et à y faire son chemin.
VALENTIN.
C’est mon rêve !
JOUNEL.
Enfin ! Examinez ma proposition, vous n’êtes pas obligé de me répondre tout de suite...
VALENTIN.
C’est tout examiné. J’accepte !...
JOUNEL.
Eh bien ! Vous avez raison.
VALENTIN.
Quand avez-vous besoin de moi ?
JOUNEL.
Le plus tôt possible.
VALENTIN.
Je vais envoyer ma démission à l’instant même.
JOUNEL.
Très bien ! Très bien ! Vous avez de la décision. J’aime ça.
VALENTIN.
Et nous partirons pour Paris ?
JOUNEL.
Moi, je suis obligé de partir demain. Vous me rejoindrez dès que vous aurez terminé vos préparatifs...
VALENTIN.
Ils ne seront pas longs. Une valise... une simple valise...
JOUNEL.
Je dois vous dire, pour votre gouverne, que ma femme ne voit pas d’un bon œil mes ambitions politiques. Dans les premiers temps, elle vous fera peut-être froide mine, mais elle s’habituera à votre compagnie. D’ailleurs, je vais vous présenter à elle ; je lui ai donné rendez-vous ici.
L’HUISSIER, entrant.
Monsieur le sous-préfet fait demander monsieur le bibliothécaire dans son cabinet.
VALENTIN.
Ah ! vous, fichez-moi la paix, vous voyez bien que nous causons.
L’HUISSIER.
Et il n’est pas content, monsieur le sous-préfet.
VALENTIN.
Ah ! Voilà qui n’a aucune espèce d’importance.
L’HUISSIER.
Oh ! oh ! oh !
Il sort en levant les bras.
VALENTIN, à Jounel.
Je vais lui envoyer ma démission, au sous-préfet... et vous allez voir dans quels termes... Un être qui végète depuis quinze ans dans l’administration !... et... et...
Il entre très agité dans son cabinet, à droite.
Scène VI
JOUNEL, seul, puis CLOTILDE
JOUNET, seul.
Quelle énergie !... Il arrivera, ce garçon !
Entre Clotilde.
CLOTILDE.
Eh bien ! c’est fini, vos courbettes devant la presse !... Je viens de le parcourir, ce fameux article ! C’est la médiocrité même. Heureusement qu’on ne lit pas ces choses-là, à Paris !...
JOUNEL.
Voyons, Clotilde, voyons, sois gentille... Tu ne peux pas t’imaginer le chagrin que tu me fais... Je sens que si je t’avais avec moi dans cette affaire-là, si tu voulais te donner la moindre peine, je passerais au premier tour.
CLOTILDE.
Mais combien faut-il vous le répéter de fois !... Je ne tiens pas du tout à ce que vous deveniez sénateur !...
JOUNEL.
Pourquoi ? Pourquoi ?
CLOTILDE.
Parce que des gens de notre situation ne se mêlent pas de politique !... Ça ne se fait plus... c’est passé de mode, c’est ridicule !... Femme d’un sénateur ! mais je vous certifie que j’en serais navrée ! Ça me vieillirait de dix ans. Je ne tiens pas du tout à ce que vous soyez sénateur à mon âge !
JOUNEL.
Ma chère, vous envisagez les fonctions publiques à un point de vue singulièrement étroit. Enfin ! cela ne m’empêchera pas d’être nommé, espérons-le.
CLOTILDE, riant.
Je ne vous le conseille pas.
JOUNEL.
De quoi riez-vous ?
CLOTILDE.
Vous le savez bien.
JOUNEL.
J’aime à croire que vous ne faites pas allusion à l’histoire que vous avez eu le cynisme de me raconter.
CLOTILDE.
C’est que j’y fais allusion, précisément.
JOUNEL.
Alors, ce serait vrai ?... Vous auriez promis à monsieur de Bernay, qui vous fait depuis six mois la cour sous mes propres yeux, vous lui auriez promis que le jour où je serais élu... vous consentiriez à... ?
CLOTILDE.
Parfaitement.
JOUNEL.
Le jour même ?...
CLOTILDE.
Et autant que possible à la même heure...
JOUNEL.
Voilà vos sujets de conversation avec ce monsieur ! Je lui consignerai ma porte, à monsieur de Bernay. Remarquez, d’ailleurs, que je n’ai pas la moindre crainte.
CLOTILDE.
Vous avez tort.
JOUNEL.
Je sais bien que vous n’oublierez jamais vos devoirs.
CLOTILDE.
Il n’y a qu’à ne pas y penser tout le temps.
JOUNEL.
Et cette menace impertinente ne m’empêchera ni de me présenter ni d’être nommé.
CLOTILDE.
Eh bien ! vous aurez deux élections le même jour !... Mais, c’est vrai, je m’ennuie, moi, à la fin ! Comprenez donc que je m’ennuie ! Vous ne vous en apercevez pas ? Il faut que je vous le dise, c’est admirable ! Ah ! vous êtes d’un joli égoïsme !... Jadis, au moins, vous aviez la préoccupation de me distraire... Vous aviez des idées, de l’ingéniosité !... Aujourd’hui, vous ne songez qu’à votre ambition ! Je suis sûre que vous vous voyez déjà ministre ! Et pendant ce temps-là, moi, je m’ennuie, je m’ennuie ! J’en ai assez, et si vous ne trouvez pas le moyen de me distraire, je vous préviens que je m’en occuperai personnellement.
JOUNEL.
Clotilde, ma petite Clotilde, ne te fâche pas... Tu vas voir, tu vas voir... Tu ne te doutes pas de ce que c’est que la femme d’un homme politique en vue... Tu ne te doutes pas des fêtes de toutes sortes... des hommes qu’elle reçoit... Ce sera charmant... Laisse-moi faire, ne me contrarie pas... Tu verras, tu verras... D’abord, nous allons rentrer à Paris. Tu t’ennuies en province, je le comprends jusqu’à un certain point... Je reconnais aussi que j’ai l’air de te négliger un peu en ce moment, je suis tellement absorbé... Mais je vais être un peu plus libre, parce que j’ai eu une idée excellente... Je vais prendre un secrétaire qui écrira mes lettres, qui répondra à mes futurs électeurs...
CLOTILDE, avec un haut-le-corps.
Qu’est-ce que c’est que cette lubie ? Un secrétaire ?... Vous allez avoir un secrétaire chez vous ?
JOUNEL.
Mais oui... puisque...
CLOTILDE.
Ah ! bien ! par exemple !... Mais ça va être insupportable ! Un monsieur qui sera là tout le temps !... Qui nous surveillera ! Qui nous encombrera !... Et vous en avez déjà trouvé un, de secrétaire ?
JOUNEL.
C’est un jeune homme... parfaitement élevé...
CLOTILDE.
Qui ? qui ?
JOUNEL.
Précisément ce jeune homme qui a écrit sur moi l’article dont...
CLOTILDE.
Un journaliste ?
JOUNEL.
Ça me sera très commode.
CLOTILDE.
Écoutez ! Vous avez perdu la tête !... Nous allons avoir un journaliste chez nous, maintenant, du matin au soir !...
JOUNEL.
Mais il ne demeurera pas à l’hôtel... Il viendra simplement avant et après le déjeuner pour...
CLOTILDE.
Je ne veux pas ! Je ne veux pas !
JOUNEL.
Fais-moi encore cette concession, je t’en prie... D’ailleurs, ce n’est pas précisément un journaliste... C’est le bibliothécaire de Savigny.
CLOTILDE.
Quelque bureaucrate mal accoutré...
JOUNEL.
Non... non... pas du tout... Tu te rendras compte par toi-même... Je vais te le présenter... Tu devrais même l’inviter à dîner pour ce soir, au château...
CLOTILDE.
Jamais de la vie !...
JOUNEL.
Ne parle pas si haut... C’est lui.
Entre Valentin.
Scène VII
JOUNEL, CLOTILDE, VALENTIN
JOUNEL.
Ma chère amie, je vous demande la permission de vous présenter monsieur Bridou... Valentin Bridou, dont je viens de vous parler à l’instant...
CLOTILDE, le toisant.
Ah !...
À part.
Au moins, il est convenable...
VALENTIN.
Monsieur Jounel, madame, me fait l’honneur de m’attirer auprès de lui... Je m’efforcerai de ne pas lui être tout à fait inutile.
CLOTILDE.
Tant mieux, monsieur...
JOUNEL, bas, à Clotilde.
Dis-lui quelque chose d’aimable.
CLOTILDE, à Valentin.
Vous quittez votre pays sans regret, monsieur ?
VALENTIN.
J’avais toujours rêvé de vivre à Paris... Je n’espérais pas trouver pourtant une aussi heureuse occasion.
JOUNEL.
Très bien ! Très bien !
CLOTILDE.
Partez-vous en morne temps que nous ?... Car nous rentrons demain.
VALENTIN.
Je vous rejoindrai après-demain seulement, si vous le permettez.
JOUNEL.
À merveille !
CLOTILDE.
Vous nous ferez le plaisir, monsieur, de dîner ce soir, au château ?
VALENTIN.
Avec joie, madame. Je suis confus de votre gracieuseté.
JOUNEL.
Alors, à ce soir, mon jeune ami...
Il lui tend la main. Entre Marthe par la droite.
Scène VIII
JOUNEL, CLOTILDE, VALENTIN, MARTHE
MARTHE, étonnée, s’arrêtant.
Ah !
JOUNEL, bas, à Valentin.
Qui est cette personne ?
VALENTIN, même jeu.
Mademoiselle Aubry, l’institutrice de Savigny.
JOUNEL, s’avançant.
Notre jeune institutrice... Je n’avais pas l’avantage de la connaitre... Mademoiselle...
MARTHE.
Monsieur !...
JOUNEL.
Vous vous plaisez à Savigny, mademoiselle ?
MARTHE.
Beaucoup, monsieur.
JOUNEL.
J’ai entendu parler de vous dans les meilleurs termes... Nous nous retrouverons plus tard...
À sa femme.
Mademoiselle Aubry est charmante, n’est-ce pas, chère amie ?
CLOTILDE.
Sans aucun doute...
MARTHE.
Madame...
JOUNEL.
Au plaisir de vous revoir, mademoiselle...
À Valentin.
Sept heures et demie, le dîner... Et sans façon ; vous pouvez venir à bicyclette.
CLOTILDE.
Monsieur...
JOUNEL, bas à Clotilde en sortant.
N’est-ce pas ? Il est bien, ce garçon-là ?
CLOTILDE, même jeu.
Pas trop mal... Il a surtout l’air de n’être pas trop mal avec l’institutrice... tout à fait insignifiante, d’ailleurs, cette petite...
Haut.
Mademoiselle...
MARTHE.
Madame...
Sortent Jounel et Clotilde.
Scène IX
VALENTIN, MARTHE
VALENTIN.
C’est merveilleux !... Ma petite Marthe, laissez-moi vous embrasser !...
MARTHE.
Mais non !...
VALENTIN.
Nous serons mariés avant un an, c’est moi qui vous le dis... Mademoiselle Marthe Aubry, j’ai l’honneur de vous demander votre main.
MARTHE, lui tendant la main.
Voilà. Mais pourquoi dans un an ?
VALENTIN.
Parce qu’il me faut ce temps-là, je ne dis pas pour faire ma fortune, non, ce serait aller trop vite, mais pour avoir une position un peu plus brillante... Oui, sacrebleu ! Je mets en fait qu’aujourd’hui, un garçon de mon âge, bien portant, avec l’éducation que j’ai reçue, avec l’énergie que je sens en moi, doit se tirer d’affaires à Paris, en un an.
MARTHE.
Qu’est-ce que vous me racontez-là ? À Paris ?... Vous songez à aller à Paris ? Comme ça, tout d’un coup ?
VALENTIN.
Oh ! mais rassurez-vous ? Je n’y vais pas à l’aventure, au hasard. Je pars déjà avec une très jolie situation... comme secrétaire de Jounel.
MARTHE.
Du monsieur qui sort d’ici avec sa femme ?
VALENTIN.
De ce monsieur qui est riche, influent, qui sera probablement sénateur, et qui fera notre fortune, tout bonnement notre fortune !
MARTHE.
Vous ne me parlez pas sérieusement, n’est-ce pas, Valentin ? Ce n’est pas possible ?
VALENTIN.
Je viens d’envoyer ma démission, à l’instant !
MARTHE.
Valentin, Valentin, ne partez pas, je vous en conjure. Car si vous partez, vous ne reviendrez jamais à Savigny, jamais, jamais !
VALENTIN.
Voilà des enfantillages !...
MARTHE.
Oh ! Si vous deviez me quitter ainsi, pourquoi m’avez-vous laissé vous aimer ? Pourquoi m’avoir mis dans la tête cette idée de devenir votre femme, qui est toute ma vie maintenant ?
VALENTIN.
Mais vous serez ma femme dans six mois !
MARTHE.
Vous le croyez peut-être aujourd’hui, mais dans six mois vous ne vous rappellerez seulement plus la couleur de mes cheveux !
VALENTIN.
Pour qui me prenez-vous ? Je suis un honnête homme, je suppose ?... Je vous ai demandé votre main, je vous ai donné ma parole !
MARTHE.
Et vous dites que vous m’aimez ! Vous dites que vous m’aimez ? Quel mensonge ! Vous ne m’avez même pas consultée, avant de prendre une détermination pareille ! Oh ! vous n’avez pas hésité longtemps, vous avez accepté tout de suite. Mais je sais bien pourquoi vous avez accepté ! Vous voulez le luxe, l’élégance, les toilettes, vous me l’avez dit tout à l’heure. Je ne les ai pas, moi, naturellement ce n’est pas de ma faute. Et voilà pourquoi vous quittez tout, pour suivre cet homme et cette femme au premier signe qu’ils vous font !
VALENTIN.
Vous êtes injuste ! Quand je reviendrai, vous le verrez combien vous êtes injuste, et vous me demanderez pardon, vous entendez !
MARTHE.
Quand vous reviendrez, si vous revenez jamais, vous ne me trouverez peut-être plus !
VALENTIN.
Je ne vous trouverai plus ?
MARTHE.
Non...
VALENTIN.
Eh bien ! Ça aussi c’est trop fort !... Oui, c’est trop fort !... Et où serez-vous, s’il vous plaît, si vous n’êtes plus à Savigny ?
MARTHE.
C’est mon affaire...
VALENTIN.
Vous ne voulez pas me le dire ?
MARTHE.
Non ! non ! non ! Bon voyage !
VALENTIN.
Merci !
Il sort en colère.
Scène X
MARTHE, seule, puis PAULETTE
MARTHE, seule. Elle va s’en aller, mais elle se ravise.
Il faut pourtant que je prenne cette note...
Elle va au pupitre et feuillette fiévreusement le Larousse.
Eh bien ! Si je m’attendais ! Voyons, et attention... V. V. V... Voyons, d’abord que je copie ça... Je réfléchirai après... Vagabond, substantif masculin. Vagabondage...
Pendant qu’elle écrit, la porte de gauche s’ouvre. Entre Paulette, très discrètement élégante, du meilleur goût. Elle regarde autour d’elle, aperçoit Marthe, s’avance et se met à l’embrasser.
PAULETTE.
C’est moi !
MARTHE.
Paulette !...
PAULETTE.
Viens que je t’embrasse !... Et encore !...
MARTHE.
Paulette ! Ma petite sœur... Oh ! ma chérie, que je suis contente !
PAULETTE.
J’arrive de l’école, on m’a dit : « Mademoiselle est à la bibliothèque... » Tu penses si j’y suis venue, à la bibliothèque !
MARTHE.
Mais pourquoi ne m’as-tu pas écrit ?
PAULETTE.
Je n’étais pas sûre de pouvoir m’arrêter à Savigny... J’allais à Nice... Mais à Dijon, je lui ai dit : « Mon cher, vous ferez ce que vous voudrez, mais moi, je m’arrête toute la journée ici ; je prends la petite ligne et je vais à Savigny embrasser ma sœur... »
MARTHE.
Mais à qui as-tu dit ça ?
PAULETTE.
À lui, pardi !... Gustave !... Je ne t’avais pas vue depuis deux ans, je n’en pouvais plus !
Elle l’embrasse encore.
J’ai laissé Gustave à la gare ; tu sais, ne t’inquiète pas, nous nous retrouverons ce soir au rapide ; je n’ai pas voulu te compromettre. Et puis si on t’interroge sur mon compte, tu n’as qu’à répondre que je suis institutrice à Paris.
MARTHE.
Oui... oui... Sois tranquille...
PAULETTE.
D’ailleurs, j’ai failli l’être... hein ! tu te rappelles... j’allais être nommée à Paris...
MARTHE, souriant.
Quand Gustave est arrivé...
PAULETTE, gravement.
Ce n’était pas Gustave... C’était Édouard. Il s’est marié... As-tu remarqué que le premier amant d’une femme se marie toujours ?... Enfin ! ça, c’est le passé... Il ne faut pas en parler quand nous sommes ensemble... parce que nous deux, vois-tu, c’est la famille... Ce que nous pouvons faire en dehors ne compte pas... Viens que je te regarde de près...
MARTHE.
Regarde. Est-ce que j’ai beaucoup changé ?
PAULETTE.
Pas du tout. Tu as toujours la jolie figure claire. Et puis, vois-tu, ce que j’aime dans ta figure, c’est que tu as toujours l’air de penser à quelque chose. Moi, je n’étais pas bête autrefois, n’est-ce pas ? Eh bien ! je suis devenue comme les autres, à la longue.
MARTHE.
Tu as reçu de l’instruction, pourtant.
PAULETTE.
Peuh ! j’ai bien oublié... Je ne pense plus à rien... Je n’ai pas le temps... Dès que j’essaye de penser, il y a quelqu’un qui entre... Enfin ! toi, tu es heureuse, c’est l’important, parce que tu le mérites... Tu es heureuse, n’est-ce pas ?... Tu me raconteras tout ?
MARTHE.
Oui... oui... Rentrons, veux-tu ? Tu dînes avec moi ?
PAULETTE.
Oui. Mais dis-moi d’abord que tu es heureuse.
MARTHE.
À peu près.
PAULETTE.
À peu près ! Qu’est-ce que ça veut dire, ça ?... Tu n’es pas heureuse ?...
MARTHE.
Puisque je te raconterai tout. Sortons !...
PAULETTE.
Tu as des chagrins !... Ah ! si je le savais... Mais oui, tu as du chagrin... je le vois maintenant... Je ne m’en apercevais pas tout à l’heure...
MARTHE.
Allons, viens !...
PAULETTE.
Un chagrin d’amour ?
MARTHE.
Que tu es folle !
PAULETTE.
Oh ! ma chérie, que je suis contente d’être arrivée aujourd’hui !... C’est un jeune homme que tu aimes ?...
MARTHE.
Mettons que je l’aime.
PAULETTE.
Et que tu ne peux pas épouser ?... Pourquoi ne peux-tu pas l’épouser ? Il se marie avec une autre ?
MARTHE.
Non.
PAULETTE.
Pourquoi, alors ? Pourquoi ? Quel genre d’homme est-ce ? Riche ?
MARTHE.
Non, pauvre !
PAULETTE.
C’est parce qu’il est pauvre qu’il ne t’épouse pas ?
MARTHE.
Voilà !
PAULETTE.
Il est employé ?
MARTHE.
Que tu es pressée de savoir !... Oui, il est employé. Seulement, il ne veut plus l’être ; il est dégoûté de son métier, comme beaucoup de jeunes gens d’aujourd’hui. Il est ambitieux. Il se croit capable de tout. Et il s’imagine qu’il va faire sa fortune à Paris. Alors, il me quitte pour aller à Paris...
PAULETTE.
Il est fou ! Tu me le feras connaître. Je vais lui parler, à ce monsieur !
MARTHE.
Allons !... Viens te rafraîchir !... Je veux te montrer l’école...
Au moment où elles vont pour sortir par la gauche, entre Valentin par la droite.
Scène XI
MARTHE, PAULETTE, VALENTIN
VALENTIN.
Mesdames...
Voyant Marthe.
Tiens ! c’est vous ?... Vous êtes restée jusqu’à présent ?...
MARTHE.
Je sortais.
VALENTIN.
Vous n’avez plus besoin de rien. Je peux fermer la bibliothèque ?... Il est quatre heures...
MARTHE.
En effet... Au revoir, monsieur.
VALENTIN.
Mademoiselle...
Il se retourne vers Paulette.
Mademoiselle...
MARTHE, à Paulette.
Viens-tu ?
VALENTIN, à Marthe.
Ah ! mademoiselle est ?...
MARTHE.
Ma sœur. Au revoir, monsieur.
PAULETTE, bas à Marthe.
Est-ce que c’est lui ? Je parie que c’est lui...
MARTHE.
Voyons, sortons...
PAULETTE, haut.
Ah ! c’est lui !...
MARTHE.
Je t’en prie... Paulette... sois raisonnable.
PAULETTE, s’avançant vers Valentin.
Ah ! c’est vous !...
VALENTIN, étonné.
Hein !...
PAULETTE.
C’est vous qui ne voulez pas épouser Marthe ? Mais qu’est-ce qu’il vous faut, nom d’un chien ! Qu’est-ce qu’il vous faut ? Est-ce que vous croyez que vous en trouverez beaucoup, à Paris, comme elle ? À Paris ? Vous voulez aller à Paris faire votre fortune ! Oh ! là, là, mais d’où sortez-vous ? Pour faire sa fortune à Paris, aujourd’hui, il faut de l’argent ! En avez-vous ? Non. Eh bien ! alors, restez tranquille... Il ne suffit pas d’être beau garçon pour réussir, vous savez ? Vous avez lu ça dans des livres d’autrefois, mais ça a changé depuis, mon petit ami. Oui, oui, il y en a de beaucoup plus malins que vous qui sont dans la purée.
MARTHE.
Paulette !
PAULETTE.
Tout est pris ; il n’y en a plus, de places. Tenez, je connais un ancien notaire de Bordeaux qui est conducteur d’omnibus. C’est tout ce qu’il a trouvé à Paris. Et encore il avait une recommandation du ministre !
Entre Anselme.
Scène XII
MARTHE, PAULETTE, VALENTIN, ANSELME, puis L’HUISSIER
ANSELME, à Valentin.
Voici ta lettre.
VALENTIN.
Ma démission...
PAULETTE, à Valentin.
Bon voyage, mon vieux.
VALENTIN.
Merci...
Marthe et Paulette sortent.
ANSELME, à Valentin.
Mon ami ! C’est elle... ce sont ses grands yeux noirs.
Il tombe sur le fauteuil.
L’HUISSIER, entrant.
Monsieur le sous-préfet est furieux, il demande...
VALENTIN.
Vous lui donnerez cette lettre.
L’HUISSIER.
Il n’y a rien à dire ?...
VALENTIN.
Si ! Vous lui direz que je le flanque à pied pour quinze jours !
L’HUISSIER, ahuri.
Oh ! oh !
VALENTIN, à Anselme.
Range le Larousse !...
ACTE II
Le bureau de Jounel.
Très élégant. Une table à droite. Pas de bibliothèque ni de livres.
Scène première
VALENTIN, JOUNEL
Au lever du rideau, Jounel se promène, les mains derrière le dos et dicte à Valentin assis devant une table.
JOUNEL.
« Mes chers concitoyens... Mes chers concitoyens. »
Parlé à Valentin.
Vous y êtes ?
VALENTIN.
Je vous attends.
JOUNEL, dictant.
« Les suffrages que je... »
VALENTIN, répétant.
« Que je... »
JOUNEL.
« Les suffrages que je brigue... » Hum ! C’est mauvais, vous ne trouvez pas... « Les suffrages que je brigue... » Je ne pourrais pas dire pourquoi, mais c’est mauvais.
VALENTIN.
Ce n’est pas bon...
JOUNEL.
Ça manque d’harmonie... Remarquez-vous avec quelle difficulté je dicte la moindre lettre ?... Je parle facilement, je ne peux pas dicter... ni écrire...
VALENTIN.
Voulez-vous que nous fassions comme l’autre jour ? quand vous vous mettiez à ma place ?...
JOUNEL.
Oui... oui... ça ira mieux...
Valentin se lève. Jounel prend sa place et se dispose à écrire.
Allez... allez... dictez-moi.
VALENTIN.
Je peux commencer ?...
JOUNEL.
Oui.
VALENTIN, se promène et dicte.
« Mes chers concitoyens, en briguant vos suffrages... »
JOUNEL, l’interrompant.
Parfait ! Voilà la vraie formule. Continuez.
VALENTIN.
« En briguant vos suffrages, je connais les devoirs dont j’assume la responsabilité. »
JOUNEL.
Ça y est... voilà... Dès qu’on me dicte, ca y est tout de suite... Mon cher, je vous le répète tous les jours, vous êtes un garçon précieux. Vous irez loin.
VALENTIN.
Vous avez écrit ?
JOUNEL.
Je termine la phrase... Comment disiez-vous ?... « les devoirs dont... »
VALENTIN.
« Les devoirs dont j’assume la responsabilité... »
Entre Clotilde.
Scène II
VALENTIN, JOUNEL, CLOTILDE
CLOTILDE, qui a entendu les derniers mots. À Jounel.
Pardon si je vous dérange... D’ailleurs, on vous dérange toujours... Nous sortons à peine de table et vous voilà déjà au travail... Et quel travail... Enfin !...
Froidement, à Valentin.
Monsieur...
VALENTIN, froidement.
Madame...
CLOTILDE, à Jounel.
Cependant, vous n’avez pas que des devoirs politiques, vous avez aussi des devoirs mondains ; vous êtes encore un homme du monde, jusqu’à nouvel ordre. Ce bal, est-ce le 14 ou le 15 que nous le donnons ? Il est juste temps d’envoyer les invitations.
JOUNEL.
Le 14 ou le 15 ?... Je sais qu’un de ces deux jours-là, je traite au cabaret des électeurs sénatoriaux qui viennent à Paris... Seulement, quel jour ?...
À Valentin.
Vous rappelez-vous si c’est le 14 ou le 15 ?
VALENTIN.
Non... mais vous avez la lettre dans votre portefeuille.
JOUNEL, cherchant.
Voyons...
CLOTILDE.
Il traîne dans le grand salon, votre portefeuille... Depuis quelque temps, la maison est encombrée de paperasses, c’est odieux...
VALENTIN.
Je vais le chercher...
JOUNEL.
Ayez la complaisance de me le rapporter, vous serez bien aimable... Vous m’excusez, n’est-ce pas ?
VALENTIN.
Comment donc !
Il sort.
Scène III
JOUNEL, CLOTILDE
CLOTILDE.
Je vous avertis, dans votre intérêt, que vous êtes en train de devenir tout à fait ridicule.
JOUNEL.
Moi ?
CLOTILDE.
C’est votre secrétaire qui vous dicte maintenant !... D’abord il n’y a plus que lui ici ! Vous ne voyez que par lui !... Ah ! il a bien mis la main sur vous, ce monsieur ! Quant à moi, il me salue à peine, c’est charmant !
JOUNEL.
Tu es glaciale avec lui, quand tu n’es pas agressive... Il ne tient pas à se faire rudoyer, ce garçon-là.
CLOTILDE.
Rudoyer ! Voilà des expressions !... Je rudoie les gens à présent !
JOUNEL.
Enfin ! toi qui l’avais reçu d’abord si aimablement ! Mais oui !... la première fois qu’il a dîné avec nous à Savigny, tu as été très gracieuse... Puis, tout d’un coup, tu as complètement changé de ton à son égard... Ce soir, à table, tu ne lui as pas adressé la parole... Je l’ai parfaitement remarqué... Lui aussi l’a remarqué.
CLOTILDE.
Il vous en a fait l’observation ?
JOUNEL.
Discrètement. Alors, il s’est tenu à sa place.
CLOTILDE, après une hésitation.
Mon ami ?...
JOUNEL.
Quoi ?
CLOTILDE.
Vous ne savez pas ce que vous allez faire si vous voulez être bien gentil... et je ne dis pas seulement gentil... je dis... intelligent, retenez bien ceci... intelligent.
JOUNEL.
Voyons.
CLOTILDE.
Vous allez trouver une bonne place à monsieur Valentin Bridou... Car enfin, vous lui avez fait quitter la sienne, vous lui devez une compensation... Vous ne pouvez pas le laisser dans Paris sans ressources, ce serait injuste... Et quand vous lui aurez trouvé cette bonne place, vous vous passerez de ses services. Voilà le conseil que je vous donne, et c’est un bon conseil, parole d’honneur !
JOUNEL.
Allons donc ! Je ne ferai jamais ça... Je n’ai pas de raison... et j’ai toutes les raisons, au contraire, pour garder Valentin !... Non, je ne peux arriver à comprendre pourquoi ce garçon t’est antipathique à ce point-là...
CLOTILDE.
Mon Dieu ! mon Dieu ! Ce qu’il faut entendre !
JOUNEL.
Il est très bien élevé... il a un caractère charmant... il respire la bonne humeur, la gaieté, la santé...
CLOTILDE.
Non, c’est un peu raide, ça, par exemple !
JOUNEL.
Pour ma part, je le trouve infiniment plus agréable que tous les petits jeunes gens qui viennent chez nous...
CLOTILDE.
Mais comment donc, il n’y a pas de comparaison.
JOUNEL.
Tiens ! Bernay qui te faisait bêtement la cour devant moi... et à qui tu avais promis... J’en ris aujourd’hui quand j’y pense... que le jour où je serais nommé...
CLOTILDE.
Vous manquez un peu de tact de me rappeler ça.
JOUNEL.
Je constate, d’ailleurs avec plaisir, que depuis quelque temps tu le tiens à distance Bernay. Tu fais bien. Il était ennuyeux... Voilà ce que je reproche à la plupart de nos amis, ils sont ennuyeux, ils sont prétentieux ! Ils ne parlent que de jeu et de courses !... Moi, femme, je préférerais cent fois un garçon, jovial et tout rond, comme Bridou !...
CLOTILDE.
Je rage, vous entendez, je rage !
JOUNEL.
Si tu y mettais un peu de bonne volonté, nous mènerions tous les trois une existence charmante.
CLOTILDE.
Oh ! oh ! oh !
JOUNEL.
Mais enfin, tu es libre... Quant à moi, je ne veux pas me priver d’un homme qui m’est très utile, qui fait mon éloge dans les journaux, qui a des relations dans le pays où je me présente et qui me fera sénateur.
CLOTILDE.
Oui !... Et peut-être même mieux que ça !...
Entre Valentin.
Scène IV
JOUNEL, CLOTILDE, VALENTIN
VALENTIN, une lettre à la main.
C’est le 15 que nous dînons... Voici la lettre...
JOUNEL, à Clotilde
Alors, nous, c’est le 14 ?
CLOTILDE.
Parfaitement. Je vous remercie.
À Valentin très froidement, comme tout à l’heure.
Monsieur !...
VALENTIN.
Madame !
Sort Clotilde.
Scène V
VALENTIN, JOUNEL, puis LA FEMME DE CHAMBRE, puis ANSELME
JOUNEL.
Je viens de causer avec ma femme à votre sujet.
VALENTIN.
Madame Jounel ne peut pas me souffrir, je le sais.
JOUNEL.
Nous finirons par arranger ça, vous verrez... Ma femme est un peu nerveuse, en ce moment, n’y faites pas attention.
Entre la femme de chambre.
LA FEMME DE CHAMBRE.
Un monsieur désire parler à monsieur Bridou... Voici sa carte.
VALENTIN.
Tiens ! Anselme !...
JOUNEL.
Votre ami de Savigny ?...
VALENTIN.
Lui-même.
JOUNEL.
Recevez-le... que je ne vous dérange pas...
VALENTIN.
Vous permettez ?
À la femme de chambre.
Faites entrer.
Sort la femme de chambre.
JOUNEL.
Mais vous êtes chez vous... dans mon cabinet... Je tiens à ce que vous soyez chez vous.
Entre Anselme.
Cher monsieur, je vous laisse avec votre ami... Rien de neuf à Savigny ?
ANSELME.
Rien que je sache.
JOUNEL.
Nous terminerons demain ma lettre, ce n’est pas pressé !
VALENTIN.
J’en ferai le brouillon avant de partir.
Sort Jounel après avoir serré la main d’Anselme.
Scène VI
VALENTIN, ANSELME
ANSELME.
Bonjour, mon vieux, bonjour !
VALENTIN.
Toi, à Paris, qu’est-ce que tu viens faire ?
ANSELME.
Tu vois... prendre de tes nouvelles, de la part de diverses personnes. On s’intéresse toujours beaucoup à toi, à Savigny.
VALENTIN, un temps.
Elle va bien ?
ANSELME.
Très bien, je te remercie.
VALENTIN.
Tu la vois souvent ? Elle vient toujours à la bibliothèque ?
ANSELME.
Toujours...
VALENTIN.
Elle te parle de moi ?
ANSELME.
Jamais. Mais c’est la même chose que si nous en parlions tout le temps...
VALENTIN.
Ah !
ANSELME.
En revenant de Nice, sa sœur a passé encore par Savigny.
VALENTIN.
Ah ! oui... elle est drôle cette petite femme !...
ANSELME.
C’est une merveille. Marthe m’a présenté à elle, cette fois-ci. Nous avons dîné tous les trois à l’école.
VALENTIN.
Eh bien ?
ANSELME.
Regarde-moi, Valentin. Tu vois un homme cuit.
VALENTIN.
Cuit ?
ANSELME.
Un homme fichu, roulé ! Je n’existe plus.
VALENTIN, riant.
L’amour !
ANSELME.
Non, non, pas l’amour !... Il ne faut pas appeler ça l’amour. C’est le désir, l’affreux désir. Je n’avais jamais éprouvé ça, c’est effrayant.
VALENTIN.
Jamais tu n’avais désiré une femme ?
ANSELME.
Si ! j’avais eu l’envie... l’envie bête, comme tout le monde... Maintenant, c’est autre chose. Je ne pourrais pas t’expliquer.
VALENTIN.
Dis-moi à peu près.
ANSELME.
Je voudrais... écoute bien... je voudrais me mettre à plat ventre devant elle... et qu’elle me marchât dessus tout le temps, tout le temps, tout le temps.
VALENTIN.
Sans s’arrêter ?
ANSELME.
Sans s’arrêter, jusqu’à ce que je sois en bouillie. Tu vois que ça n’est pas tout à fait l’amour ordinaire.
VALENTIN.
L’as-tu vue depuis ton arrivée ?
ANSELME.
Je me suis présenté chez elle. J’ai fait passer ma carte. Elle m’a fait attendre trois quarts d’heure dans l’antichambre. Puis elle est sortie de son salon avec trois messieurs, elle m’a vu et elle m’a dit : « Embrassez bien ma sœur pour moi. » Elle ma serré la main, et elle est sortie. Ce n’est pas des bêtises qu’elle me fera faire cette femme-là, c’est des énormités.
VALENTIN.
Tu exagères. Mais à tout hasard, tu vas rentrer à Savigny ?
ANSELME.
Non, je ne rentrerai pas à Savigny. Je vais faire comme toi, je vais envoyer ma démission de sous-bibliothécaire. Ça t’a réussi, ça me réussira peut-être.
VALENTIN.
Mais je te le défends bien !... À Paris, toi ! C’est pour le coup que tu serais cuit. Il faut une autre carcasse que la tienne pour se débrouiller à Paris, mon pauvre vieux !
ANSELME.
Dame ! évidemment... je n’arriverai pas aussi loin que toi. Mais pourvu que je gagne ma vie et que je la voie de temps en temps.
VALENTIN.
Je t’expédie à Savigny ce soir même.
ANSELME.
Non, je suis décidé. Je suis déjà aller voir mon parrain.
VALENTIN.
Qui ça ?
ANSELME.
Un nommé Bluche, qui est un homme prodigieux. Il tient une agence de placement, rue de Rivoli... l’agence Bluche... Je lui ai demandé une place.
VALENTIN.
J’espère qu’il t’a flanqué à la porte.
ANSELME.
Absolument. Mais j’y retournerai. Au revoir, Valentin. Ah ! c’est toi qui en as une place !...
VALENTIN.
Pas mauvaise.
ANSELME.
C’est magnifique, ici !... Au revoir, je m’en vais.
VALENTIN.
Trouve-toi à sept heures au café de la Paix. Nous dînerons ensemble.
ANSELME.
À sept heures. Bon !...
VALENTIN.
Je te griserai, et quand tu seras gris, je te remettrai dans le train...
Il le congédie.
Scène VII
VALENTIN seul, puis CLOTILDE
VALENTIN, allant à la table.
Terminons cette petite circulaire.
Il prend la plume. Entre Clotilde.
CLOTILDE, entrant, à part.
Il faut en finir.
VALENTIN, à part.
Ah ! c’est elle...
Haut.
Vous cherchez monsieur Jounel, madame ?
CLOTILDE.
Non, il vient de sortir... il avait un peu de migraine et est allé prendre l’air... C’est à vous que je désire parler.
VALENTIN.
À moi ?
CLOTILDE.
À vous, particulièrement.
VALENTIN.
Madame, j’ai l’honneur de vous écouter.
CLOTILDE.
Monsieur, je vais être franche. Vous avez dû remarquer que je n’étais pas très aimable avec vous. Je sais même que vous vous en êtes plaint à mon mari.
VALENTIN.
Du tout, madame, c’est une erreur. Je l’ai remarqué, en effet, parce que ce n’est pas très difficile à voir, mais je ne m’en suis pas plaint. Je fais mon service auprès de monsieur Jounel. Je crois ne pas lui être absolument inutile. Le reste ne me regarde pas. Ce qui pourrait m’étonner un peu, c’est que vous m’avez d’abord fort bien accueilli, aussi bien que votre mari. Croyez que sans cela, je n’aurais pas accepté d’entrer chez lui. Vous m’invitiez à dîner tous les deux jours : il y a eu aujourd’hui deux mois que vous ne m’avez pas fait cet honneur. Quand je vous salue respectueusement, vous me répondez à peine par un petit signe de tête dédaigneux. Je ne pousserai pas l’audace jusqu’à vous demander pourquoi, mais enfin, si vous me le disiez, vous me rendriez, madame, un véritable service.
CLOTILDE.
Je vais vous le dire... Je vais même vous le dire sans ménagements. Eh bien ! voici... Votre présence à la maison m’est devenue peu à peu insupportable... oui, c’est le mot... insupportable.
VALENTIN.
Ce n’était pas la peine de répéter, madame, j’avais compris.
CLOTILDE.
Vous accaparez mon mari ; il ne jure que par vous, il ne vous quitte plus... Vous le menez Dieu sait où... Or, je l’aime, mon mari, vous entendez... malgré ses petits ridicules. Cela va vous paraître probablement extraordinaire.
VALENTIN.
Mais non, madame, je trouve ça tout naturel.
CLOTILDE.
Vous trouverez donc tout naturel aussi que je ne veuille plus vous avoir constamment entre nous deux... J’en ai assez ; c’est bien simple, j’en ai assez... J’ai prié tout à l’heure mon mari, je l’ai supplié de se séparer de vous ; il s’y est refusé catégoriquement... J’espère qu’après ce que je viens de vous dire...
VALENTIN.
Soyez tranquille... je m’en vais tout de suite...
CLOTILDE.
Et quel prétexte donnerez-vous à mon mari ?
VALENTIN.
Ne vous mettez pas en peine...
CLOTILDE.
Vous avez laissé votre fiancée à Savigny, vous allez la retrouver...
VALENTIN.
Je suis brouillé avec elle, mais ça ne fait rien... c’est un prétexte suffisant.
CLOTILDE.
Ah ! vous êtes brouillés ?... N’importe, monsieur, en vous en allant, je reconnais que vous vous conduisez en galant homme.
VALENTIN.
Trop aimable.
CLOTILDE.
Voulez-vous me serrer la main ?
VALENTIN.
À quoi bon ?
CLOTILDE.
Vous me détestez, n’est-ce pas. Je le comprends, d’ailleurs, jusqu’à un certain point.
VALENTIN.
Je ne vous déteste pas du tout, mais je suis enchanté de m’en aller.
CLOTILDE.
Vraiment ?...
VALENTIN.
Au moins, je vais pouvoir vous dire ce que je ne vous aurais certainement jamais dit si j’étais resté chez vous, parce que je suis un honnête homme. Je vous aime, madame ; oui, madame, je vous aime.
CLOTILDE.
Monsieur !
VALENTIN.
Qu’est-ce que ça vous fait de m’écouter une minute, puisque je m’en vais ?... Je vous aime depuis Savigny... depuis le soir où j’ai dîné chez vous... Je suis entré dans votre salon... vous aviez une toilette légèrement décolletée... Je vous ai aimée instantanément. Puis, je suis venu à Paris et j’ai continué à vous aimer... Savez-vous ce que j’aurais fait à ce moment-là, si je n’avais pas eu la bêtise d’être un honnête homme ?... Je vous aurais fait la cour... et vous m’auriez probablement aimé aussi... Ne faites donc pas : « Oh ! » car vous savez parfaitement que vous m’auriez aimé... vous me faisiez assez de coquetteries.
CLOTILDE.
Moi !
VALENTIN.
Oui, madame, vous ! Et n’importe qui, à ma place, en aurait profité. Un soir, au théâtre, dans une baignoire... ne vous impatientez donc pas, puisque je vais m’en aller... nous étions tous les trois, votre mari, vous et moi. J’étais derrière vous, et, machinalement, j’ai appuyé ma main sur le dossier de votre chaise. Alors, vous vous êtes renversée, et, jusqu’à la fin de l’acte, le bout de mes doigts est resté entre vos deux épaules, et vous le saviez parfaitement. Il y avait de quoi vous faire une déclaration... dès le lendemain... Vous l’attendiez peut-être...
CLOTILDE.
Insultez-moi pendant que vous y êtes, insultez-moi !
VALENTIN.
Puisque je m’en vais !... Une autre fois, nous nous trouvions tous les deux seuls dans un fiacre ; votre mari m’avait prié de vous reconduire. En essayant de fermer le carreau du fiacre, vous vous êtes mise presque entièrement contre moi... Si je n’avais pas été un imbécile...
CLOTILDE.
Allez ! allez ! ne vous gênez pas...
VALENTIN.
Et je ne parle pas d’un tas de petites circonstances. Je dois ajouter, pour être juste, que tout cela a cessé brusquement le jour où monsieur Raoul de Bernay, qui était en voyage, est rentré à Paris et est revenu chez vous.
CLOTILDE.
Vous osez dire ?...
VALENTIN.
Oui, madame, j’ose !
CLOTILDE.
Insinuez donc tout de suite que je trompe mon mari avec monsieur de Bernay !...
VALENTIN.
Mais j’en suis sûr !
CLOTILDE.
Vous en êtes sûr ?
VALENTIN.
Oui, madame !...
CLOTILDE.
Mais il faut que vous soyez stupide ! stupide ! stupide ! pour croire une chose pareille !
VALENTIN.
Je sais bien que je suis stupide.
CLOTILDE.
Vous le croyez ?... Alors ?...
VALENTIN.
Je le crois...
CLOTILDE.
Vous êtes convaincu que j’ai déjà eu des amants, moi...
VALENTIN.
Je ne dis pas des amants... Je ne me permettrais pas... je dis un amant !
CLOTILDE.
Eh bien ! Je vais vous le prouver, moi, que je n’ai pas eu d’amant !
VALENTIN.
Il n’y a pas de preuves de ces choses-là.
CLOTILDE.
Je n’ai jamais trompé mon mari, ni avec monsieur de Bernay, ni avec personne – et la preuve c’est que je vous aime, moi aussi... je vous aime... et c’est pour ne pas tromper mon mari avec vous que je vous prie de sortir immédiatement.
VALENTIN.
Oh ! oh !
CLOTILDE.
Voilà ce que vous m’avez forcée à vous dire, avec vos insultes... Nous sommes frais, tous les deux... Que faire ?
VALENTIN.
Il n’y a qu’à s’en aller... Je m’en vais.
CLOTILDE.
Ah ! ce n’est plus aussi pressé, maintenant. Nous avons le temps. Asseyez-vous... Asseyez-vous...
VALENTIN, s’avançant vers elle.
Clotilde ! Clotilde ! Je vous adore...
CLOTILDE.
Oh ! Évidemment... Si vous me donniez votre parole de ne jamais rien me demander... Alors, alors... Vous pourriez rester peut-être...
VALENTIN.
Oui ! oui !
CLOTILDE.
Nous connaîtrions notre amour, cela nous suffirait... Ça pourrait être délicieux. Nous ne serions jamais coupables, nous serions tout le temps sur le point de l’être, ce serait un rêve !...
VALENTIN.
Oui ! oui !
CLOTILDE.
Moi, je serais votre amie... votre amie dévouée... Je m’intéresserais à votre travail, à votre ambition. Vous auriez en moi une alliée et une alliée utile, je vous le promets.
VALENTIN.
Oh ! Clotilde.
Il est près d’elle et l’embrasse dans les cheveux.
CLOTILDE.
Oui, dans les cheveux, mais pas plus loin.
VALENTIN, s’approchant.
Pas là ?...
CLOTILDE.
Non, pas là... Éloignez-vous... je crois que c’est mon mari...
VALENTIN.
C’est lui... oui... il rentre... Je l’entends.
La porte s’ouvre. Parait Jounel.
Scène VIII
VALENTIN, CLOTILDE, JOUNEL
JOUNEL.
Ah ! tu es là, ma chérie ?
CLOTILDE.
Monsieur Bridou me montrait ta profession de foi.
JOUNEL.
Comment la trouves-tu ?
CLOTILDE.
Bien.
JOUNEL.
À propos de politique, dites donc ? Valentin, je viens de rencontrer Cordois, de Savigny, le père Cordois... très influent, n’est-ce pas ?
VALENTIN.
Oh ! très influent...
JOUNEL.
Je l’ai amené... Il désirerait vous voir... Il est au salon... Venez-vous lui dire un mot ?
VALENTIN.
Je crois bien... Madame...
CLOTILDE.
Monsieur..
JOUNEL.
Continue de lire ma profession de foi, je reviens tout de suite, j’ai à te parler.
CLOTILDE.
Va mon ami, je t’attends.
Sortent Jounel et Valentin.
Scène IX
CLOTILDE seule, puis JOUNEL
Clotilde s’installe dans un fauteuil, tournant le dos à la porte par laquelle Jounel et Valentin viennent de sortir. Elle prend la profession de foi de Jounel et la parcourt. Entre Jounel, doucement.
JOUNEL, à part.
Elle est gentille...
Il s’approche de Clotilde sur la pointe des pieds et l’embrasse dans les cheveux, juste à l’endroit où Valentin venait de l’embrasser tout à l’heure.
CLOTILDE, se dégageant un peu.
Ah !... Vous êtes fou, Valentin, mon mari peut entrer.
JOUNEL, stupéfait.
Hein !
CLOTILDE, se retournant.
Oh !
ACTE III
L’agence Bluche.
Meubles vulgaires. Dossiers. Bibliothèque.
Scène première
ANSELME, ÉMILE, puis BLUCHE
ÉMILE.
Je regrette beaucoup, monsieur Anselme, je regrette beaucoup, mais le patron m’a interdit de vous laisser entrer.
ANSELME.
Je n’ai qu’un mot à lui dire.
ÉMILE.
Défense absolue, monsieur Anselme.
ANSELME.
Depuis deux mois que je suis à Paris, je ne l’ai vu qu’une fois...
ÉMILE.
Il n’y a rien à faire, c’est l’ordre.
ANSELME.
Mais je suis son filleul, nom d’un chien ! On ne traite pas son filleul de cette façon, c’est inhumain !
ÉMILE.
Allez-vous-en, monsieur Anselme.
ANSELME.
Non ! non ! et non !
ÉMILE.
Je vous en prie...
ANSELME, criant.
Non !
BLUCHE, entrant.
Qu’est-ce que c’est que ce chahut-là ?
ANSELME.
Mon parrain ! mon bon parrain !
BLUCHE.
Ah ! c’est encore toi !
Il tire froidement son portefeuille.
Voici un billet de cinquante francs... À ma mort je t’en laisserai autant, mais d’ici là, tu n’auras pas un centime de moi.
ANSELME.
Mon bon parrain.
BLUCHE.
Quitter sa place pour courir après une femme... quelle honte !
ANSELME.
Et si on aime ? Si on aime ?
BLUCHE.
On ne doit pas aimer avant d’avoir fait des économies...
Il le pousse à la porte et regardant son chapeau tout bosselé.
Et voici encore trois francs pour t’acheter un chapeau. File !
Sort Anselme.
Et maintenant, passons aux choses sérieuses...
Regardant sa montre.
J’attends mademoiselle Paulette... Vous la connaissez, mademoiselle Paulette ?
ÉMILE.
Oh ! oui... C’est nous qui l’avons installée... dans son bel appartement de la rue Murillo... Voilà une femme sérieuse.
BLUCHE.
Sérieuse et légère à la fois... Elle me demande un rendez-vous cet après-midi pour affaire urgente. Vous direz à Jean de ne pas la faire attendre et de l’introduire immédiatement.
ÉMILE.
Oui, patron.
BLUCHE.
Je vous ai déjà prié de ne pas m’appeler patron, ni de dire : « le patron », quand vous parlez de moi ! Dites « monsieur Bluche », n’est-ce pas ? Vous croyez-vous encore dans une de ces agences véreuses comme celle où je vous ai ramassé ? Vous êtes à l’agence Bluche, qui a vingt-cinq ans d’existence, des correspondants dans toutes les capitales de l’Europe et qui n’a jamais été mêlée à aucun scandale. Monsieur le Préfet de police est venu ici quelquefois, mais la police jamais !
ÉMILE.
On sait qui vous êtes, monsieur Bluche.
BLUCHE.
Rappelez-vous ceci : plus une profession est déconsidérée comme la nôtre, plus elle doit être exercée honnêtement.
ÉMILE.
Je ne l’oublierai pas, monsieur Bluche.
BLUCHE.
Vous ne verrez ici ni affaires louches, ni chantages. Mes clients sont presque mes amis.
ÉMILE.
Et vous en avez des clients !
BLUCHE.
J’ai tout le monde ; tout, à Paris, aboutit à mon agence. Petits employés et hauts fonctionnaires sans place ; hommes et femmes du monde sans argent, les cocottes et les familles ; et personne n’a aucune indiscrétion, ni un manque de tact à me reprocher. C’est compris, n’est-ce pas ? Bon ! Maintenant, allez voir s’il y a du monde dans les salons. Le courrier d’abord.
ÉMILE.
Voici.
Il lui remet trois ou quatre lettres et sort à droite.
Scène II
BLUCHE, seul, puis ÉMILE
BLUCHE, seul, décachetant.
Classons tout ça... offres, demandes d’emploi...
Entre Émile.
ÉMILE.
Une dame dans le petit salon, affaire pressée, délicate, prie monsieur Bluche de la recevoir immédiatement.
BLUCHE.
Comment est la dame ?
ÉMILE.
Très bien, autant qu’il m’a semblé sous la voilette.
BLUCHE.
Introduisez.
ÉMILE, allant à la porte.
Si madame veut bien se donner la peine d’entrer.
Entre Clotilde.
BLUCHE.
Laissez-nous, Émile.
Émile sort par le fond.
Scène III
BLUCHE, CLOTILDE
BLUCHE, se levant.
Madame, je suis à vos ordres.
Il lui indique un fauteuil.
CLOTILDE.
Monsieur, la démarche que je viens faire... auprès de vous... vous montre la confiance que j’ai, comme tout le monde, d’ailleurs, en votre discrétion, en votre tact.
BLUCHE.
Vous pouvez être assurée, madame, de l’un et de l’autre.
CLOTILDE.
Je vous demande la permission, d’abord, de ne pas vous dire mon nom.
BLUCHE.
Ne me dites que le strict nécessaire... je devinerai le reste... j’ai l’habitude...
CLOTILDE.
Il s’agit... Mais pourrez-vous le faire, je n’en sais rien ?...
BLUCHE.
Je le pourrai certainement. Il s’agit, dites-vous ?...
CLOTILDE.
Il s’agit de retrouver un monsieur... Un jeune homme... auquel ma famille s’intéresse vivement.
BLUCHE.
Bon ! bon !
CLOTILDE.
Nous l’avons perdu de vue, il y a deux mois environ... Où demeure-t-il aujourd’hui ? Je l’ignore, et je commence... ma famille commence à être très inquiète. Pouvez-vous vous charger ?...
BLUCHE.
Avec plaisir, madame. Si ce jeune homme est encore à Paris, vous l’aurez tout de suite ; s’il est en province, il faudra un peu plus de temps. Je vous demanderai son nom... Il n’est pas nécessaire que vous me donniez le vôtre, mais le sien...
CLOTILDE.
En effet... en effet... Il s’appelle Valentin Bridou.
BLUCHE, écrivant.
« Valentin Bridou !... » Quel âge ?
CLOTILDE.
Vingt-huit ans.
BLUCHE.
Auriez-vous, par hasard, une photographie de lui ? Ce n’est pas indispensable, mais cela faciliterait singulièrement les recherches.
CLOTILDE.
Une photographie ? Oui, oui... J’en ai une... Comment n’ai-je pas songé à vous l’apporter ? J’en ai une dans un tiroir... chez moi...
BLUCHE.
Seriez-vous assez aimable pour me l’envoyer ?
CLOTILDE.
Je vais vous l’apporter moi-même... Le temps de rentrer chez moi...
BLUCHE.
Ce sera parfait.
CLOTILDE.
Je reviens, alors, je reviens.
BLUCHE.
Madame, votre serviteur.
Il reconduit Clotilde.
Scène IV
BLUCHE, ÉMILE
BLUCHE.
Charmante femme !...
À Émile.
Envoyez-moi Brochet, j’ai une affaire à lui confier.
ÉMILE.
Brochet est en courses, monsieur Bluche.
BLUCHE.
Vous me l’amènerez dès qu’il sera rentré.
ÉMILE, désignant la porte du grand salon.
Il y a plusieurs personnes dans le grand salon.
BLUCHE.
J’ai un quart d’heure. Le premier arrivé ?...
ÉMILE, à la porte.
La première personne arrivée... c’est vous... Veuillez entrer, monsieur.
Entre Valentin.
Scène V
BLUCHE, VALENTIN, très bien vêtu, gants, chapeau haut de forme, à la fin ÉMILE
BLUCHE.
Vous désirez, monsieur ?
VALENTIN.
Monsieur Bluche, n’est-ce pas ?
BLUCHE.
Lui-même... Vous venez pour...
VALENTIN.
Une place ?...
BLUCHE.
Ah ! une place ?... Pour qui cette place ?
VALENTIN.
Pour moi.
BLUCHE, le toisant.
Et quelle sorte de place désirez-vous ?
VALENTIN.
Je n’ai pas d’idée arrêtée... Ça dépendra de ce que vous aurez.
BLUCHE.
Bien, Je vois que vous n’êtes pas pressé. Laissez votre nom et votre adresse à Émile, le garçon qui vous a introduit. On vous écrira... Monsieur, je vous salue.
VALENTIN.
Monsieur, je désirerais causer avec vous, vous expliquer...
BLUCHE.
Je n’ai pas le temps, il y a trente personnes qui m’attendent.
VALENTIN.
Vous insérez dans les journaux que vous avez un grand choix d’emplois de toute espèce. C’est une blague, je m’en doutais... D’ailleurs, je ne suis pas embarrassé. J’irai autre part. Au revoir, monsieur.
BLUCHE.
Ah çà ! monsieur, vous le prenez sur ce ton !... L’agence Bluche ne met pas de blagues dans les journaux, vous entendez... Oui, nous avons un très grand nombre de places... un choix immense... J’ai une place de quarante mille francs par an.
VALENTIN.
Ce serait tout à fait mon affaire.
BLUCHE.
Seulement, il faudrait une mise de fonds de trois cent mille francs. Avez-vous trois cent mille francs ?
VALENTIN.
Non.
BLUCHE.
Autre chose... Savez-vous conduire une automobile ?
VALENTIN.
Non plus.
BLUCHE.
Savez-vous l’anglais ?
VALENTIN.
Non.
BLUCHE.
L’allemand ?
VALENTIN.
Non.
BLUCHE.
Ah çà ! vous ne savez rien ?... Qu’est-ce que vous savez faire ?
VALENTIN.
Je suis bachelier ès lettres.
BLUCHE.
Mon garçon de bureau est bachelier ès lettres et ès sciences.
Feuilletant des fiches.
Tenez, voulez-vous être comptable chez un nommé Grenot ?
VALENTIN.
Qu’est-ce que c’est que ce Grenot ?
BLUCHE.
C’est un emballeur.
VALENTIN.
Comptable chez un emballeur !
BLUCHE.
Cent vingt francs par mois. La boutique ouvre à cinq heures du matin.
VALENTIN, riant.
Elle est bonne !
BLUCHE.
Il faudrait que le comptable pût faire aussi la grosse besogne, être un peu garçon de magasin.
VALENTIN, indigné.
Garçon de magasin !
BLUCHE, continuant à lire.
Et dans les cas pressés, effectuer des livraisons...
VALENTIN.
Avec une petite charrette à bras ?
BLUCHE.
Parfaitement. Ça vous va-t-il ?
VALENTIN.
Merci, merci ! Je n’ai pas été élevé pour ça.
BLUCHE.
Vous avez été élevé pour avoir cinquante mille francs de rentes. Ceux qui vous ont élevé ainsi auraient dû vous les laisser... Vous n’acceptez pas ma place ?...
VALENTIN.
Non ! Fichtre non ! C’est tout ce que vous avez pour moi ?
BLUCHE.
C’est tout. Ah ! si j’étais un fumiste comme vous le croyez, si l’agence Bluche était une de ces agences louches comme il en pullule à Paris, je vous ferais déposer vingt francs d’abord et je vous ferais revenir pour rien tous les quinze jours. Seulement, je suis un homme sérieux. Voilà pourquoi je vous dis la réalité, la froide réalité : Vous n’êtes bon à rien !
VALENTIN.
Pourtant, sacrebleu !
BLUCHE.
Je connais votre affaire sur le bout du doigt. Vous êtes un fils de famille qui avez fait des bêtises...
Le regardant mieux.
Ou bien un petit provincial qui êtes venu chercher fortune à Paris... En ce moment-ci, vous faites encore le malin, parce que vous êtes bien vêtu et que vous avez quatre sous dans votre poche.
Lui tapant sur le gousset.
Combien y a-t-il, dans ce gousset-là ?
VALENTIN.
Soixante-cinq francs.
BLUCHE.
Vous avez mis votre montre au clou ce matin ?
VALENTIN, riant.
Non, hier.
BLUCHE.
Vous riez ?
VALENTIN.
J’ai un excellent caractère.
BLUCHE, le dévisageant.
Oui, vous avez une assez bonne figure... C’est quelque chose dans la vie. On tâchera de vous trouver un bout d’occupation.
Réfléchissant.
Attendez, attendez donc !... Avez-vous de bonnes jambes !
VALENTIN, tendant la jambe.
Touchez !
BLUCHE.
Bigre ! Connaissez-vous bien Paris ?
VALENTIN.
Parfaitement.
BLUCHE.
Eh bien ! seriez-vous capable d’y retrouver quelqu’un, à Paris ?
VALENTIN.
Il me semble.
BLUCHE.
Brochet vous aidera pour commencer.
VALENTIN.
De quoi s’agit-il ?
BLUCHE, lisant une fiche.
Il s’agit d’un nommé Valentin Bridou...
VALENTIN.
Hein !...
BLUCHE, lui remettant une fiche.
Voici sa fiche et tous les renseignements.
VALENTIN, lisant stupéfait.
« Valentin Bridou... » Et, sans indiscrétion, pourquoi avez-vous besoin de le retrouver ?...
BLUCHE.
C’est une dame qui le fait chercher. Une femme du monde...
VALENTIN.
Une femme du monde !
BLUCHE.
Oui... qui va revenir nous apporter sa photographie.
VALENTIN, à part, avec ivresse.
C’est Clotilde !...
À Bluche.
Elle va revenir ?
BLUCHE.
Oui.
VALENTIN.
Monsieur Bluche... voulez-vous me charger de cette affaire-là ?
BLUCHE.
Si vous retrouvez ce monsieur d’ici à demain, vous aurez une prime, vous et Brochet.
VALENTIN.
Je n’ai pas besoin de Brochet, je le retrouverai bien tout seul.
BLUCHE.
D’ici à demain ?
VALENTIN.
D’ici à ce soir. Je ne vous demande que d’ici à ce soir.
ÉMILE, rentrant.
Le caissier vous réclame, monsieur Bluche ; très pressé.
BLUCHE.
J’y vais.
À Valentin.
Nous vous verrons à l’œuvre, mon garçon.
VALENTIN.
Je m’en charge. Soyez tranquille.
Scène VI
VALENTIN seul, puis CLOTILDE
VALENTIN, seul.
Clotilde ! C’est Clotilde ! Elle m’aime toujours... elle m’aime toujours !... Et moi qui la cherche partout... qui ai posé des heures entières devant sa modiste, devant...
La porte s’ouvre, paraît Clotilde.
La voici... Oui, c’est elle !
CLOTILDE, le voyant.
Vous, Valentin ! Vous !...
VALENTIN.
Oui... Croyez-vous, hein ! Quel homme, ce Bluche !... Ah ! Clotilde ! que de fois je vous ai guettée depuis deux mois !... Vous n’allez donc plus chez votre modiste ? Vous n’allez donc plus nulle part ?
CLOTILDE.
Ah ! mon ami... Vous ne pouvez pas vous imaginer l’existence que je mène !... Après votre départ, ça été dur, vous pensez. Je m’en suis tirée, bien entendu, parce qu’une femme s’en tire toujours. Mais il faut être juste, je ne peux pas demander à mon mari la même confiance qu’avant...
VALENTIN.
Vous m’aimez encore, n’est-ce pas, Clotilde ? Dites-le-moi que vous m’aimez encore.
CLOTILDE.
Oh ! j’ai fait tout ce que j’ai pu pour vous oublier...
VALENTIN.
Comment ! vous avez fait ?...
CLOTILDE.
Oui... oui... tout... Car je sentais que ce serait grave, cette fois-ci !... Mais j’ai eu beau me raisonner, lutter, me défendre contre moi-même malgré votre absence, je n’ai pas cessé de vous aimer ! Il m’a fallu deux mois pour en être bien sûre... Hier encore, oui, hier, j’en ai douté un instant...
VALENTIN.
Oh !
CLOTILDE.
Oui... Je regardais mon mari, sa bonne figure... car il a une bonne figure, tout de même... Je me rappelais des détails...
VALENTIN.
Je vous en prie...
CLOTILDE.
Eh bien ! à cette minute-là, si mon mari avait été intelligent, aujourd’hui, peut-être, j’aurais oublié jusqu’à votre nom...
VALENTIN.
Il n’a pas été intelligent, j’espère ?
CLOTILDE.
Non.
VALENTIN.
C’est heureux !
CLOTILDE.
Alors, ça a été fini, mes hésitations, et je me suis promis de vous retrouver, coûte que coûte ! J’ai songé à Bluche...
VALENTIN.
Et vous m’aimez maintenant, je ne risque plus rien ?... Vous m’aimez décidément ?
CLOTILDE.
Oui ! oui !
VALENTIN.
Quand vous verrai-je ?
CLOTILDE.
Je vous écrirai dès que je serai libre. Où demeurez-vous ?
VALENTIN.
40, rue Monsieur-le-Prince, au quartier Latin.
CLOTILDE.
Entendu. À bientôt.
VALENTIN.
Vous le jurez ?
CLOTILDE.
Je le jure !... Je m’en vais... À propos, à Bluche, qu’est-ce que je vais lui envoyer ? Cinq cents francs, ça suffit-il ?
VALENTIN.
Cinq cents !... Ne vous occupez pas de ça, je les lui donnerai moi-même... Au revoir, ma chérie, au revoir.
CLOTILDE, lui envoyant un baiser.
Au revoir.
Elle sort.
Scène VII
VALENTIN seul, puis ÉMILE, puis BLUCHE
VALENTIN, seul.
Je ne peux pas devenir l’amant d’une femme du monde avec soixante-cinq francs... Et, puis, rue Monsieur-le-Prince, l’hôtel du Périgord !... Enfin, ça va encore... je prendrai une plus grande chambre... Il faut absolument que Bluche me trouve une place !
À Émile qui entre.
Monsieur Émile ?
ÉMILE.
Monsieur ?
VALENTIN.
Vous direz à monsieur Bluche que l’affaire dont il m’a chargé est en très bonne voie, et que je le verrai tout à l’heure.
Il sort.
ÉMILE.
Je n’y manquerai pas... Introduisons ces dames...
Il va ouvrir la porte de droite. À Bluche qui entre par la gauche.
Ah ! monsieur Bluche, le jeune homme de tout à l’heure m’a prié de vous dire que l’affaire dont vous l’aviez chargé était en très bonne voie, et qu’il va revenir.
BLUCHE.
Parfait !
ÉMILE.
Ah ! j’oubliais ! Mademoiselle Paulette vient d’arriver avec une autre dame...
BLUCHE.
Faites entrer mademoiselle Paulette d’abord.
ÉMILE.
Elles sont ensemble.
BLUCHE.
Faites-les entrer toutes les deux.
ÉMILE, à la porte.
Mesdames...
Entrent Paulette et Marthe. Sort Émile.
Scène VIII
BLUCHE, MARTHE, PAULETTE, puis ÉMILE
PAULETTE.
Bonjour, mon petit Bluche, comment ça va ?... Vous avez reçu mon mot ?
BLUCHE.
Et je suis à vos ordres, ma petite.
PAULETTE, à sa sœur.
Marthe, je te présente Bluche, mon ami Bluche... Si ! si ! vous êtes mon ami !... Je n’oublie pas les services que vous m’avez rendus... souvent.
BLUCHE.
Je n’ai fait que mon devoir.
PAULETTE.
J’ai parlé de vous à ma sœur... Je lui ai dit : « Tu vas voir Bluche, c’est un vrai type ; il te trouvera tout ce que tu voudras ! »
BLUCHE.
Ah ! mademoiselle est ?...
PAULETTE.
Ma sœur, Marthe Aubry, institutrice.
BLUCHE, à Marthe.
Et qu’y a-t-il pour votre service, mademoiselle ?
MARTHE.
Monsieur, je suis institutrice de province. Je désire quitter l’enseignement ou plutôt je suis très décidée à le quitter, et je viens vous prier de me trouver une place à Paris.
BLUCHE, la regardant.
Ah ! ah !
MARTHE.
Oh ! je ne me forge pas d’illusions, croyez-le bien. Je me rends parfaitement compte que je fais un coup de tête, mais j’ai mes raisons pour ça. Ce que je vous demande, ce n’est pas une position brillante, mais simplement quelque chose de convenable ; il me semble qu’une femme à Paris doit pouvoir gagner sa vie honnêtement.
PAULETTE.
Vous entendez, Bluche, honnêtement.
BLUCHE.
J’entends bien. Dans le cas contraire, ce ne serait pas si difficile.
PAULETTE.
Ça non... car depuis huit jours qu’elle est chez moi à Paris, Bluche, je ne vous dis que ça. Le petit Cerfeuil, vous connaissez Cerfeuil, n’est-ce pas ? Celui qui a fait le tour du monde en automobile... Eh bien ! il lui a offert ce qu’elle voudrait... Et je ne parle pas des autres.
BLUCHE.
Mademoiselle a refusé. Je ne peux que la féliciter. D’ailleurs, il sera toujours temps.
PAULETTE.
Comme vous dites.
BLUCHE.
Voyons un peu ce que j’ai de libre dans mes dossiers.
PAULETTE.
Voyons.
MARTHE.
Voulez-vous avoir la bonté de noter, monsieur Bluche, que j’ai tous mes brevets.
BLUCHE.
Je m’en doute.
MARTHE.
Je sais la musique.
BLUCHE.
Bon.
MARTHE.
Le dessin.
BLUCHE.
Parfait.
PAULETTE.
Hein ! Bluche, croyez-vous ?
MARTHE.
Le calcul, naturellement.
BLUCHE.
L’algèbre ?
MARTHE.
L’algèbre.
BLUCHE.
L’astronomie ?
MARTHE.
Oui.
BLUCHE.
L’histoire ?
MARTHE.
Parfaitement.
BLUCHE.
Et la botanique ?
MARTHE.
La botanique aussi.
BLUCHE.
Vous savez tout ! Eh bien ! voici !
Feuilletant.
Un monsieur âgé demande une jeune personne de figure agréable, qui lui tiendrait compagnie, qui dînerait avec lui... qui...
PAULETTE.
Ah ! non, par exemple !... Autant Cerfeuil, alors ?
MARTHE.
Évidemment !
BLUCHE.
Voici deux places de mannequin chez Puck, le grand couturier, et chez...
PAULETTE.
Ah bien ! Je m’habille chez Puck, moi ! Me voyez-vous rencontrant Marthe... J’en serais malade.
BLUCHE.
Passons.
Continuant à lire.
Nourrices sèches ?... Je n’insiste pas... Ah ! consentiriez-vous à épouser un vieux général brésilien ?
MARTHE.
Non, merci.
BLUCHE.
J’ai encore une place de caissière dans une gargote.
PAULETTE.
Par exemple ! ce ne serait pas la peine de savoir l’histoire, le piano, le dessin...
BLUCHE.
La botanique et l’algèbre, pour être caissière dans une gargote. Malheureusement, mademoiselle, ce que j’ai le plus, ce sont des places où l’algèbre, la musique, le dessin et l’histoire ne servent absolument à rien. En voilà des tas que je n’ose même pas vous offrir. Ah ! il ne faut pas vous dissimuler qu’avec l’instruction que vous avez, vous allez être très difficile à caser. Voilà le diable ! voilà le diable ! Les hommes n’en savent pas assez, mais les femmes en savent trop.
MARTHE.
Pourtant...
BLUCHE.
Voulez-vous me permettre, mademoiselle, de vous donner un conseil ? Car je m’intéresse à vous, je ne sais pas pourquoi...
MARTHE.
Donnez, monsieur Bluche...
BLUCHE.
Eh bien ! retournez en province, et restez institutrice. Vous êtes trop jeune et trop jolie pour ne pas aimer un jour un brave garçon...
Mouvement de Marthe.
qui vous aimera aussi...
PAULETTE.
Mais c’est pour ça qu’elle a tout lâché ; elle en avait trouvé un... Oui, mon vieux Bluche... Seulement, il ne voulait pas l’épouser avant d’être Président de la République !
MARTHE.
Oh ! je t’en prie, ne parlons plus de lui, n’est-ce pas ? Je n’y pense plus, je n’y pense plus, c’est fini... Il ne m’a pas écrit depuis deux mois... ainsi...
BLUCHE.
Vous en trouverez un autre... et vous l’épouserez. Sachez bien ceci, mademoiselle : pour une femme comme vous, il n’y a que deux situations, le mariage ou la noce.
MARTHE.
Et comme je ne veux pas me marier, et que pour l’instant je ne veux pas faire la noce, je vais choisir dans toutes les places celle qui me déplaît le moins. Nous verrons bien après.
BLUCHE.
Et quelle est la place qui vous déplaît le moins, mademoiselle ?
MARTHE.
Celle de caissière dans ce petit restaurant... Vous dites gargote, j’aime mieux dire : petit restaurant.
PAULETTE.
Nom d’un chien ! Tout de même !...
MARTHE.
Laisse donc : c’est bien gentil, caissière.
À Bluche.
Et à quel endroit, s’il vous plaît ?
BLUCHE.
« Au Bœuf en daube », rue des Halles !
MARTHE.
Aux Halles !
PAULETTE.
Tiens ! Je l’ai vu en passant, ce restaurant-là... Ça n’a pas l’air trop mal. Et puis, les Halles, c’est un quartier très chic. Il y a de bons garçons, rigolos...
MARTHE.
Est-ce que je pourrai y entrer bientôt, monsieur Bluche ?...
BLUCHE.
Tout de suite. Je connais parfaitement la personne, madame Philippe. Je vais lui écrire, vous n’aurez qu’à vous présenter de ma part.
PAULETTE.
Ce que j’irai dîner souvent, moi, « Au Bœuf en daube ».
BLUCHE.
Vous ferez sa fortune, ma petite.
À Émile qui entre.
Qu’y a-t-il ?
ÉMILE, une carte à la main.
Ce monsieur...
BLUCHE.
C’est bon... Mesdemoiselles, je suis votre serviteur...
MARTHE.
Au revoir, monsieur, et merci.
Elle sort.
PAULETTE.
Au revoir, mon petit Bluche.
Bas à Bluche pendant que Marthe sort.
Qu’est-ce que vous pensez de tout ça ?
BLUCHE.
Mademoiselle votre sœur ne fera pas ce métier-là quinze jours.
PAULETTE.
C’est mon avis. Et comment ça finira-t-il ?
BLUCHE.
Ça finira par Cerfeuil !
PAULETTE.
Eh bien ! Je ne veux pas, moi, que ça finisse par Cerfeuil !
BLUCHE.
C’est inévitable. Croyez-en ma vieille expérience.
PAULETTE.
Il y aurait un moyen, pourtant... Marthe a beau dire... elle aime encore cette petite canaille... Et si elle le revoyait... Mais où est-il ?... où est-il ?... Au fait, Bluche, est-ce que vous ne pourriez pas le retrouver, vous ?
BLUCHE.
C’est très facile. Comment s’appelle-t-il ?
PAULETTE.
Valentin Bridou.
BLUCHE.
Hein ! Valentin Bridou ?...
PAULETTE.
Oui... Vous le connaissez ?
BLUCHE.
Je connais tout le monde.
PAULETTE.
Alors, vous savez où il est ?
BLUCHE.
Je le saurai demain.
PAULETTE.
Et vous me donnerez son adresse ? je lui dirai deux mots à ce monsieur !
BLUCHE.
Moi non plus, d’ailleurs, je ne serais pas fâché de le voir, ce gaillard-là !
PAULETTE.
Au revoir, mon petit Bluche, je compte sur vous.
BLUCHE.
Au revoir, mon enfant. À demain.
Il la reconduit.
Scène IX
BLUCHE, ÉMILE, JOUNEL
BLUCHE, allant écrire, à Émile.
Introduisez ce monsieur...
Il cachette la lettre. Entre Jounel.
JOUNEL.
Monsieur Bluche ?...
BLUCHE.
Parfaitement.
JOUNEL.
Je suis monsieur Jounel.
BLUCHE.
Oui... oui...
JOUNEL.
Vous me connaissez !
BLUCHE.
Je connais tout le monde, à plus forte raison monsieur Jounel, avenue des Champs-Élysées. Je vous écoute.
JOUNEL.
Voici mon affaire en deux mots. Je me présente dans quelques semaines aux élections sénatoriales de Loire-et-Saône.
BLUCHE.
Je sais cela.
JOUNEL.
Ah !
BLUCHE.
Oui... oui... Dans mon métier on est obligé de savoir un peu tout.
JOUNEL.
Bon. Je continue. Pour écrire mes lettres, sous ma dictée, bien entendu, pour recevoir mes électeurs, j’avais pris un jeune secrétaire, un nommé Bridou, mais le nom n’a pas d’importance.
BLUCHE, stupéfait.
Pardon !... pardon !... Vous dites un nommé ?...
JOUNEL.
Bridou.
BLUCHE.
Valentin Bridou... peut-être ?
JOUNEL.
C’est cela, Valentin Bridou... Vous le connaissez aussi, c’est merveilleux. Or, à la suite de certains incidents qui ne vous intéresseraient pas...
BLUCHE.
Ils m’intéresseraient certainement, mais je ne vous les demande pas.
JOUNEL.
À la suite, dis-je, de ces incidents, j’ai flanqué à la porte ce jeune polisson.
BLUCHE.
Et vous avez fort bien fait... Je comprends... je comprends... Ah ! ah ! parfaitement !...
JOUNEL.
Seulement, aujourd’hui, je me trouve sans secrétaire, et cela me manque beaucoup. Pourriez-vous m’en procurer un ?...
BLUCHE.
Un secrétaire ?... Voyons...
Se frappant le front.
Mais j’ai tout à fait ce qu’il vous faut !
JOUNEL.
Vraiment ?
BLUCHE.
Oui... oui... Un jeune homme très bien élevé ! une figure très agréable, et qui, dans une petite affaire que je viens de lui confier, m’a paru fort intelligent...
À Émile.
Introduisez la personne qui m’attend... le jeune homme de tout à l’heure...
À Jounel.
Je vais vous le présenter, si vous le permettez.
JOUNEL.
Avec plaisir.
Entre Valentin.
Scène X
BLUCHE, JOUNEL, VALENTIN
BLUCHE.
Entrez, mon jeune ami, je crois que je vous ai trouvé une bonne place.
JOUNEL.
Lui !
VALENTIN.
Ah ! par exemple !
JOUNEL.
Valentin Bridou, mon ancien secrétaire !
BLUCHE.
Comment !
JOUNEL, à Bluche.
Monsieur, voilà une plaisanterie de mauvais goût. Je vous salue.
BLUCHE.
Mais, monsieur...
JOUNEL, sortant furieux.
Je vous salue, monsieur, je vous salue.
Scène XI
VALENTIN, BLUCHE
BLUCHE.
Ah ! c’est vous, Valentin Bridou !... Eh bien ! vous avez un joli toupet !
VALENTIN.
Voyons, cher monsieur Bluche, ne vous fâchez pas... Vous vouliez retrouver Valentin Bridou, vous l’avez retrouvé... C’est l’essentiel... Je n’exige pas la prime.
BLUCHE.
Vous vous êtes joué de moi...
VALENTIN.
J’ai beaucoup de sympathie pour vous, au contraire.
BLUCHE.
Je commençais aussi à en avoir pour vous.
VALENTIN.
Vous n’êtes pas méchant, j’en suis sûr... Tenez, j’ai réfléchi, depuis tout à l’heure. Vous aviez raison, mille fois raison. Un garçon de mon âge, bien portant, d’aplomb, ne doit pas bouder devant le travail. Il doit gagner sa vie par n’importe quel moyen. Cette place chez un emballeur, lever à cinq heures du matin, travail acharné, est-elle toujours libre ?
BLUCHE.
Toujours.
VALENTIN.
Je la prends, ça m’est égal. Tous les hommes arrivés ont eu des commencements pénibles. J’arriverai, moi aussi !... Et quand je serai arrivé, sur ma parole, Bluche...
Il lui tape sur l’épaule.
Vous me demanderez ce que vous voudrez !
BLUCHE.
Où demeurez-vous ?
VALENTIN.
40, rue Monsieur-le-Prince.
BLUCHE.
Vous aurez de mes nouvelles, mon garçon.
VALENTIN, prenant l’argent de son gousset.
Vous voyez ces soixante-cinq francs, Bluche ?... Eh bien, ces soixante-cinq francs, c’est le commencement d’une fortune énorme !
ACTE IV
Une chambre d’hôtel meublé.
Scène première
JOUNEL, BLUCHE, LE GARÇON, puis ANSELME
Au lever du rideau. Jounel et Bluche, en scène, attendent Valentin.
JOUNEL.
Enfin, vous êtes bien sûr, Bluche, que vous ne me faites pas faire une démarche inconsidérée et un peu ridicule en m’amenant ici, chez monsieur Valentin Bridou ?
BLUCHE.
Quand je vous dis quelque chose !
JOUNEL.
Vous me faites courir aux Halles, chez des emballeurs, pour chercher un homme qui...
BLUCHE, avec autorité.
Pour chercher un homme qui est la cause de votre élection ! Vous me l’avez dit vous-même !...
JOUNEL.
Il y a beaucoup contribué, je ne le nie pas. C’est lui, en effet, qui, le premier, a posé ma candidature... qui a rendu impossible celle de mon concurrent... Mais depuis...
BLUCHE.
Depuis, vous vous êtes trompé sur ses intentions, et les conséquences de votre erreur ont été très graves pour ce garçon ! Il était votre secrétaire ! Qu’en avez-vous fait ? Un emballeur !
JOUNEL.
Vous m’avouerez cependant que les apparences...
BLUCHE.
Vous êtes un homme politique aujourd’hui, vous ne devez plus juger sur les apparences. J’ai soumis madame Jounel à une série d’épreuves qui ne laissent aucun doute. Votre femme ne vous trompe pas, ne vous a jamais trompé, ne vous trompera jamais.
JOUNEL.
Vous me l’affirmez.
BLUCHE.
Je vous l’affirme encore une fois de la façon la plus formelle.
Le garçon entre et va poser un paquet de gâteaux sur une petite table au fond.
JOUNEL, tire sa montre.
Oh ! sapristi...
Au garçon.
Dites-moi, mon ami... monsieur Valentin Bridou tarde trop à rentrer... je ne peux l’attendre davantage... Je reviendrai dans la journée...
À Bluche.
Nous reviendrons, voilà tout.
BLUCHE.
Comme vous voudrez.
LE GARÇON.
Si ces messieurs veulent me laisser leurs cartes ou me dire leurs noms ?
JOUNEL.
Non, c’est inutile !...
BLUCHE.
Puisque nous reviendrons... Il sera là, au moins, monsieur Bridou ?
LE GARÇON.
Sûrement ! Il attend quelqu’un... C’est même pour ça qu’il est allé acheter des fleurs...
BLUCHE, goguenard.
Ah ! ah !...
À Jounel.
une femme !... Vous voyez, il a même une maîtresse !
JOUNEL, tout en faisant leur sortie.
Oui ! oui !
BLUCHE.
Eh bien ! êtes-vous convaincu, maintenant ?
JOUNEL.
Je le suis tout à fait !
Ils sortent, premier plan, à droite.
ANSELME, entrant.
Valentin n’est pas là ?
LE GARÇON.
Non, il est allé faire des courses, il va revenir. Est-ce que vous l’attendez ?
ANSELME.
Je crois bien que je l’attends. Vous comprenez qu’il faut prendre une résolution. Il faut en prendre une, j’en ai assez de Paris !
LE GARÇON.
Les affaires ne vont pas ?
ANSELME.
Les affaires ?... Ah ! ah ! tenez ce chapeau.
LE GARÇON.
C’est à vous, ce chapeau-là ?
ANSELME.
Non, il n’est pas à moi, je le loue un franc par semaine pour crier : « Ce soir aux Folies-Bergère... » Voilà mon métier depuis hier.
LE GARÇON.
Je n’ai pas de conseil à vous donner, monsieur Anselme, mais moi à votre place, je retournerais dans mon pays.
ANSELME.
Mais c’est ce que je vais faire. Oh ! oui, je vais y rentrer à Savigny ! Oh ! ma bibliothèque si calme, où nous n’avions même pas l’ennui d’avoir des livres. Oh ! les bals de la sous-préfecture ! Oh ! mon habit noir !... Où est-il mon habit noir ?...
Au garçon.
Tout ça me revient, mon vieux ! Tout ça me revient !...
LE GARÇON.
Et monsieur Bridou, il était avec vous, là-bas ?
ANSELME.
Lui ? Il écrivait dans les journaux ! Vous ne vous doutiez pas que vous aviez ici un homme qui écrivait des articles superbes dans les journaux ?
Entre Valentin chargé de fleurs.
VALENTIN.
Bonjour ! mon vieux ! bonjour.
Au garçon.
Il va venir une dame, tout à l’heure, vous la ferez monter très discrètement, et vous éviterez de lui adresser la parole.
LE GARÇON.
Compris, monsieur...
Sort le garçon.
Scène II
VALENTIN, ANSELME
ANSELME.
Oui, j’étais en train de parler de Savigny, de tes articles ! Te rappelles-tu ton article sur Jounel ? Tu sais qu’il a été nommé sénateur dimanche dernier !
VALENTIN.
C’est pourtant moi qui ai fait cette élection-là !
ANSELME.
Oui, il te doit une fière chandelle ! Ah ! c’était le bon temps !...
VALENTIN.
Mais non, imbécile ! Le bon temps, c’est maintenant ! Le bon temps, c’est cet après-midi ! Le bon temps, ce sera tout à l’heure, à cinq heures !
ANSELME.
Ah ! ah ! Elle va venir ?...
VALENTIN.
Oui, et c’est la première fois, mon vieux, la première fois !
ANSELME, avec admiration.
Elle vient ici ? Chez toi ?
VALENTIN.
Chez moi !
ANSELME.
Dans un simple hôtel meublé ? Une femme du monde ! Jamais je ne serai aimé ainsi !... Ah !
Il soupire fortement.
VALENTIN.
Mais, n’aie donc pas l’air abruti comme ça !...
ANSELME.
Je ne suis pas abruti. Mais je ne peux pas m’empêcher en nous voyant là, tous les deux, à Paris, dans cette chambre d’hôtel meublé, d’être un peu mélancolique. Tu ne l’es donc pas, toi, de temps en temps ?
VALENTIN.
Non, parce que je sais que tout cela ne durera pas. C’est provisoire. C’est un mauvais moment à passer, voilà tout ! Sois un homme, sacrebleu ! et non une loque ! Est-ce que tu t’imagines que je vais rester toute ma vie chez un emballeur. Non, n’est-ce pas ? Je ferai autre chose, et je te prendrai avec moi... Je te promets de te prendre avec moi... là !... Mais en attendant, ne fais pas cette tête !
ANSELME.
N’importe ! Quand je t’ai aperçu l’autre jour au magasin, en bras de chemise, avec une caisse sur le dos et de la sciure de bois plein ton pantalon, tu étais ridicule, c’est vrai, mais je n’ai pas eu envie de rire.
VALENTIN.
C’était drôle, au contraire... Ils étaient deux qui pouvaient à peine la soulever de terre, cette caisse ; je me suis approché et je l’ai mise tranquillement sur mes épaules... ils étaient épatés !... Et le patron lui-même a dit : « Bigre ! » Et il m’a regardé avec admiration. Et pendant ce temps-là. je pensais en riant : « Dire que je suis bachelier ès lettres ! » Voilà comment il faut être aujourd’hui, à Paris ; sans ça, on est flambé !
Scène III
VALENTIN, ANSELME, PAULETTE
LE GARÇON, entrant.
Monsieur, la dame...
VALENTIN.
Comment, déjà ! Elle est en avance !
ANSELME.
Elle est en avance ? Jamais je ne serai aimé comme ça !
VALENTIN.
Laisse-nous.
Anselme sort, premier plan droite. Valentin seul.
C’est elle !...
Entre Paulette.
Comment ! mademoiselle Paulette !
PAULETTE.
Mais oui, c’est moi !...
Lui tendant la main.
Ça va ?
VALENTIN.
Très bien... et vous-même ?...
PAULETTE.
Vous êtes étonné de me voir ici ?... C’est Bluche qui m’a donné votre adresse...
VALENTIN.
Ah !
PAULETTE.
Oui... Il ma tout raconté, Bluche... Je suis très liée avec lui... Bigre ! Vous avez fait votre chemin à Paris... Il paraît que vous avez une bien jolie position : emballeur ! comptable chez un emballeur !... Mes compliments... Tout le monde ne peut pas arriver à ça... Et puis vous habitez dans un hôtel... « Hôtel du Périgord ! »
VALENTIN, d’un ton de reproche.
Paulette ! Donnez-moi des nouvelles de Marthe...
PAULETTE.
Mais je suis venue pour ça. Elle habite Paris, maintenant.
VALENTIN.
Elle est institutrice à Paris ?
PAULETTE.
Institutrice ! Non, non, mon cher, elle est caissière... dans une gargote... « Au Bœuf en daube », rue des Halles.
VALENTIN, se levant.
Marthe ! caissière à Paris ! Mais c’est impossible !
PAULETTE.
Qu’est-ce que ça a d’extraordinaire ? Elle a changé de position... comme vous... Dame ! mon cher, ce n’est pas un ange... Marthe... C’est une femme d’aujourd’hui, elle a des nerfs... Elle restait à Savigny parce qu’elle vous aimait, parce que vous lui aviez juré qu’elle serait votre femme... Mais oui, vous le lui aviez juré ! C’est comique ! Et alors, tout d’un coup, vous êtes parti... Eh bien, elle a fait comme vous !... Et maintenant la voici à Paris !... ouvrière !... Seulement, elle n’y sera pas longtemps ouvrière, c’est moi qui vous le dis ! Et savez-vous ce qu’elle deviendra, Marthe ? Elle deviendra une cocotte ! Et ce sera de votre faute !
VALENTIN.
Écoutez-moi, Paillette. Écoutez-moi bien. Il faut empêcher Marthe de faire ça. Elle serait malheureuse, je vous jure qu’elle serait très malheureuse... Je vous en supplie, qu’elle attende, qu’elle attende un peu... En ce moment, je suis dans une situation... Vous ne pouvez pas comprendre dans quelle situation je suis...
PAULETTE.
C’est ça qui lui est égal, votre situation... Elle serait bien suffisante pour vous deux, si vous vouliez.
VALENTIN.
Je ne veux pas parler de ma situation matérielle qui sera excellente dans très peu de temps... Je vous parle de ma situation morale.
PAULETTE.
Morale ?
VALENTIN.
Non... Vous ne pouvez pas comprendre ; et moi, je ne peux pas vous expliquer. D’ailleurs, plus je vous expliquerais, moins vous comprendriez...
PAULETTE.
Moi, je comprends parfaitement au contraire... Vous aimez une autre femme... et je sais même qui... Une femme qui vous a entraîné à Paris... une simple coquette... qui vous en fera voir de toutes les couleurs, c’est moi qui vous le garantis...
LE GARÇON, entrant, bas à Valentin.
Monsieur, c’est encore une dame...
VALENTIN.
Sapristi ! Clotilde !
À Paulette.
Allez, ma petite Paulette ! Allez, et dites à Marthe que je n’ai d’amour, de véritable amour que pour elle ! Voilà la vérité !
PAULETTE.
Je lui dirai ce qu’il faudra, mon cher... mais ce n’est pas pour vous que je le fais... c’est pour elle...
Elle sort.
VALENTIN, seul.
J’aurais peut-être préféré qu’elle ne vint pas, mais elle est venue, c’est la vie !...
Entre Clotilde. Valentin au garçon.
Laissez-nous, Ledru.
Sort le garçon.
Scène IV
VALENTIN, CLOTILDE
CLOTILDE, lui prenant les mains.
Ah ! mon ami !
VALENTIN, mollement.
Clotilde !... ma chère Clotilde !...
CLOTILDE.
Quelle imprudence je fais en venant ici !
VALENTIN.
Vous croyez ?...
CLOTILDE.
Dans un hôtel !... Un hôtel meublé !... Quel drôle de mobilier !
VALENTIN.
C’est un mobilier Louis-Philippe.
CLOTILDE, allant à la fenêtre.
Où donne cette fenêtre ?
VALENTIN.
Sur la rue... la rue Monsieur-le-Prince.
CLOTILDE.
Vous êtes sûr qu’on ne voit pas tout ce qui se passe ?
VALENTIN.
Non ! non ! non ! non !
CLOTILDE.
Vous devriez déménager.
VALENTIN.
Je déménagerai, je vous le promets.
CLOTILDE.
Vous devriez prendre un petit rez-de-chaussée...
VALENTIN.
Du côté du parc Monceau...
CLOTILDE.
C’est ça.
VALENTIN.
Je vous le promets.
CLOTILDE, s’asseyant.
Allons donc, allons donc. Venez vous mettre là, Valentin, à mes genoux !
VALENTIN, s’agenouillant.
Oui... oui... Prenez un gâteau.
CLOTILDE.
Merci, je n’ai pas faim...
Lui touchant la tête.
Il faudra m’aimer toujours, n’est-ce pas, Valentin ?... Toujours !... pour me faire oublier ce que je fais en ce moment ! C’est une chose très grave, voyez-vous, une de ces choses qu’une femme qui se respecte peut faire deux ou trois fois à peine dans toute sa vie. Vous ne vous en rendez pas bien compte.
VALENTIN.
Oui, certes, je m’en rends compte.
CLOTILDE.
Vous n’en avez pas l’air, je vous assure. C’est même... – il y a longtemps que je voulais vous le dire – c’est même ce qu’il y a d’un peu agaçant en vous... Vous avez l’air de trouver ce qu’on fait pour vous tout naturel. Il ne faut pas oublier que je ne suis plus dans la même situation qu’autrefois, et qu’une légèreté, une indiscrétion de votre part, auraient des conséquences épouvantables... Je suis aujourd’hui la femme d’un homme en vue.
VALENTIN.
D’un homme en vue ?
CLOTILDE.
Vous ne savez donc pas que mon mari a été nommé sénateur ?... C’est quelque chose tout de même, c’est quelque chose...
VALENTIN, d’un air de doute.
Oh !
CLOTILDE.
Oui... oui... Nous avons beaucoup plaisanté là-dessus, et moi toute la première... Quand mon mari se présentait, je trouvais ça ridicule, puéril... j’étais persuadée, d’ailleurs, qu’il ne serait jamais élu... Mais, dimanche dernier, lorsqu’est arrivée la nouvelle de l’élection, à une très grande majorité, je n’ai pu me défendre d’un certain étonnement, je dirai même, d’un certain respect... Soyons justes : le premier venu ne peut pas être sénateur !
VALENTIN.
Vous disiez le contraire.
CLOTILDE, assez sèchement.
C’est possible. J’ai changé d’opinion.
VALENTIN.
Jounel aussi.
CLOTILDE.
S’il la fait, c’est que probablement il avait des raisons. Je vous prie de croire que ce n’est pas un étourneau.
VALENTIN.
Permettez... je ne prétends pas...
CLOTILDE.
Vous êtes assez enclin, je le sais, à le prendre pour un simple pantin, ce qui, d’ailleurs, est fort désobligeant pour moi, vous devriez le sentir.
VALENTIN.
Voyons, Clotilde !
CLOTILDE.
Apprenez qu’Adolphe a prononcé l’autre jour, devant les délégués sénatoriaux, un discours qui m’a positivement emballée, moi qui pourtant ne me soucie guère de la politique.
VALENTIN, vexé.
Il n’en est pas moins vrai que, sans moi, votre mari n’aurait jamais été nommé !
CLOTILDE.
Vous osez dire que mon mari vous doit son élection ?
VALENTIN.
Parfaitement !
CLOTILDE.
C’est trop fort !...
VALENTIN.
Voyons... Clotilde !...
Il la prend par la taille.
CLOTILDE.
Laissez-moi... voyons... laissez-moi... Vous devez comprendre que je suis troublée, inquiète... Vous ne le comprenez pas ? Non, ça vous est égal, à vous... Non, mais je suis sûre que, lorsque vous m’avez vue entrer tout à l’heure, vous vous êtes dit : « Voilà une femme qui va... » Oui, je parie que vous vous l’êtes dit !
VALENTIN.
Oui... je me le suis dit, parfaitement ! Et je prétends que n’importe qui, à ma place, se le serait dit comme moi.
CLOTILDE.
Eh bien ! Vous avez eu tort... Je ne suis pas de ces femmes-là !
Allant à lui.
Tenez, ayons le courage de nous le dire : il y a eu un petit malentendu entre nous...
VALENTIN.
Ma parole d’honneur, Clotilde, je crois que vous avez raison ! Vous ne m’en voulez pas ?
CLOTILDE.
Non, Valentin... Non... je ne vous en veux pas. Séparons-nous... et ne m’en gardez pas rancune... Quant à moi, je vous aurai une grande reconnaissance ; car, si je ne trompe jamais mon mari, c’est certainement à vous que je le devrai.
VALENTIN.
Alors ?
CLOTILDE.
Alors, au revoir, mon ami... Dites donc, je voudrais bien m’en aller sans être vue.
VALENTIN.
Je vais descendre en même temps que vous.
CLOTILDE.
Ah ! vous regarderez bien dans l’escalier.
VALENTIN.
Soyez tranquille.
CLOTILDE, lui tendant la main.
Je vous dis bonjour ici.
VALENTIN.
C’est ça...
CLOTILDE.
Ma voilette ?... Quand se verra-t-on ?
VALENTIN.
Quand vous voudrez.
CLOTILDE.
Serez-vous vendredi à l’Opéra ?
VALENTIN.
Je ne pense pas.
CLOTILDE.
Ce sera pour un autre jour.
VALENTIN.
Parfaitement !
Il va ouvrir la porte. Parait Marthe, qui entre sans apercevoir d’abord Clotilde.
Marthe !
Mouvement de Marthe.
CLOTILDE, tranquillement.
Adieu, cher monsieur...
À part, à Valentin.
Eh bien ! mais de quoi vous plaignez-vous ?...
Elle sort en riant.
Scène V
VALENTIN, MARTHE
VALENTIN.
Écoutez-moi, Marthe ! Écoutez-moi bien !
MARTHE, indignée.
Taisez-vous !... Oh ! non, c’est trop beau, ça ! c’est trop beau !... Je vois ma sœur tout à l’heure qui me dit que vous m’aimez encore... que vous n’aimiez que moi ! que moi !... Et que vous vouliez absolument me voir !... Alors, je ne pense plus qu’à une chose, moi, c’est que je vous aime !... J’oublie tout ce que vous m’avez fait : toutes vos promesses et tous vos mensonges !... Et je sors, je me précipite chez vous, après avoir fait ma plus belle toilette... J’accours pour vous dire : « Valentin ! ne vous découragez pas ! Ne m’épousez pas tout de suite, peu m’importe, j’ai confiance en vous... malgré tout... En attendant, je serai votre maîtresse et votre amie ! » Et je vous trouve avec une femme, dans une chambre garnie de fleurs, et autour d’une table couverte de gâteaux ! Eh bien ! ce n’est pas de l’indignation que votre conduite m’inspire, c’est l’envie de rire, de rire tant que je pourrai, de rire aux larmes !
Elle tombe sur un fauteuil, pleurant et riant à moitié.
VALENTIN, s’approchant.
Ma chérie !... ma chérie !...
MARTHE.
Oh ! éloignez-vous, laissez-moi... Laissez-moi !... c’est fini ! Cette fois-ci, c’est bien fini !...
VALENTIN.
Eh bien ! vous êtes injuste !... Oui, vous êtes injuste, à la fin !... Parfaitement ! j’étais avec une femme quand vous êtes entrée !... Je ne le nie pas, ce serait un enfantillage ! Cette femme-là, hier encore, avant de vous avoir revue, je l’adorais et je la désirais !... Mais dès que je vous vois, je ne sais pas comment ça se fait, je ne désire plus, je n’aime plus que vous ! Mon Dieu oui ! Croyez-le ou ne le croyez pas ! ça m’est égal !... Mais je le dis parce que c’est la vérité, et l’on a pas tant d’occasions dans la vie de dire la vérité, pour en négliger une quand elle se présente ! J’avais rendez-vous avec cette femme aujourd’hui... J’avais rendez-vous depuis longtemps... et alors elle est venue... Elle aurait pu ne pas venir, mais elle est venue... Et j’irai plus loin, si les choses avaient tourné d’une certaine façon, je serais peut-être devenu son amant ! Mais les choses ont tourné autrement, et nous avons fini par ne plus vouloir ni l’un ni l’autre !... J’avais acheté des fleurs et des gâteaux... je ne le nie pas non plus, car vous croiriez peut-être que c’est elle qui les avait apportés... Mais s’ils pouvaient parler, ces gâteaux, ils diraient qu’on n’y a pas touché ! qu’on n’a touché à rien !... Et maintenant, je l’ai oubliée cette femme ! Je ne pense plus qu’à vous ! Et si vous, vous refusez à votre tour, c’est que vous ne m’aimez pas, et que vous ne m’avez jamais aimé !
MARTHE.
Ce qu’il y a d’affreux, c’est que tout ça, c’est des mensonges !
VALENTIN.
Non !
MARTHE.
Si ! c’est des mensonges.
VALENTIN.
Mais...
MARTHE.
Mais je les crois, je les crois !... C’est idiot, mais je vous crois !...
VALENTIN, la prenant dans ses bras.
Oh ! ma chérie !...
On frappe à la porte.
Qu’est-ce que c’est encore ? qu’est-ce que c’est ? N’entrez pas !
Sur un geste de Marthe.
Si, si, entrez !
Scène VI
VALENTIN, MARTHE, PAULETTE, JOUNEL, BLUCHE
PAULETTE, sur le seuil, toute heureuse.
Eh bien !...
VALENTIN, lui ouvrant les bras.
Embrassez-moi, la petite sœur !...
PAULETTE, se précipitant dans ses bras.
Avec plaisir, mon vieux !
Jounel et Bluche paraissent.
VALENTIN.
Monsieur Jounel ?
JOUNEL.
Qu’il ne soit plus question des légers nuages...
BLUCHE.
Sa femme lui a tout expliqué...
VALENTIN.
Ah !
JOUNEL.
C’est grâce à votre remarquable article que j’ai été nommé sénateur, je ne l’oublie pas, et je tiens à m’acquitter envers vous.
BLUCHE.
Oui. Nous savons que vous n’êtes bon à rien, absolument à rien...
VALENTIN.
Mais...
JOUNEL.
Mais vous ferez un excellent sous-préfet ! Voici votre nomination... et permettez-moi de vous serrer la main.
MARTHE, à Valentin, lui prenant le bras.
Alors, nous retournons à Savigny tous les deux ?
VALENTIN.
À Savigny, d’où je suis parti en sabots ! oui, madame la sous-préfète.
MARTHE.
Tu es heureux ?
VALENTIN.
Je le serai encore davantage dans trois ans.
JOUNEL.
Pourquoi ?
VALENTIN.
Parce que je serai sénateur !...
Désignant Jounel.
à sa place !!!