Jodelet (Paul SCARRON)
Comédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Jeu de Paume du Marais, en 1643.
Personnages
DON JUAN D’ALVARADE
DON LOUIS DE ROCHAS
DON FERNAND DE ROCHAS
ISABELLE DE ROCHAS
LUCRÈCE D’ALVARADE
JODELET, valet de don Juan d’Alvarade
ÉTIENNE, valet de don Louis de Rochas
BÉATRIX, servante d’Isabelle
La scène est à Madrid.
À MONSIEUR LE COMMANDEUR DE SOUVRÉ
Monsieur,
Il faudrait que je fusse aussi ingrat que malade, si je ne tous dédiais pas ma comédie ; et aussi fou qu’ingrat, si je prétendais, en vous la dédiant, me dégager assez envers vous des obligations que je vous ai. Je vous paie seulement une petite partie d’une dette dont je ne pourrai jamais m’acquitter, ou plutôt je vous donne une chose à laquelle vous avez déjà grande part, puisque je n’ai pu faire ma comédie que lorsque mes maux m’ont donné quelque relâche, et que c’est vous qui me les avez rendus plus supportables qu’ils n’étaient, en me faisant toujours l’honneur de m’aimer, tout malheureux que je suis ; et ce bonheur-là, dont je ne puis trouver en moi la cause, mais seulement en votre générosité, me console si bien, que j’ose quelquefois me vanter de rire la plume à la main, comme les plus enjoués et les plus heureux. Je ne doute point que quelques-uns ne disent que ma comédie n’est qu’une farce, et si je me vante de l’avoir faite en trois semaines, qu’il ne se puisse trouver quelque homme triste qui me vienne rompre en visière, en me disant que j’ai écrit bien des sottises en peu de temps. Mais vous voulez bien, Monsieur, que je me serve de votre nom pour le confondre, et que je lui dise que vous n’êtes pas de ceux qui rient d’une chose froide, ou qui se laissent emporter au rire des autres, et cependant qu’elle vous a plu à vous, dont l’esprit et la conduite ont paru avec éclat dans quatre ou cinq cours les plus renommées et les plus délicates de l’Europe. Je voudrais bien aussi parier de votre courage, que vous avez exercé si dignement en France, en Italie et dans les mers du Levant. Mais l’histoire de notre temps ne s’en taira pas ; et certes elle vous fera grande injustice si, toutes les fois qu’elle parlera de vous, elle ne le fait avec éloge, et si elle épargne rien du lustre qu’elle a accoutumé de donner aux belles actions ; toutes les fois qu’elle parlera des vôtres, on nommera les lieux où vous les aurez faites. Je ne vous amuserai pas davantage avec mon épître ; les meilleures de ce genre sont les plus courtes, parce qu’elles importunent le moins. Je la finirai donc comme on finit toutes les autres, en vous assurant que je suis de toute mon âme,
Monsieur,
Votre très humble, très obéissant et très obligé serviteur,
Scarron.
ACTE I
Scène première
JODELET, DON JUAN
JODELET.
Oui, je n’en doute plus, ou bien vous êtes fou,
Ou le diable d’enfer, qui vous casse le cou,
A depuis peu chez vous élu son domicile :
Arriver à telle heure en une telle ville,
Courir toute la nuit sans boire ni manger,
Menacer son valet et le faire enrager.
DON JUAN.
Taisez-vous, maître sot. Cette rue où nous sommes
Est celle que je cherche.
JODELET.
Ô le plus fou des hommes !
Et qu’y voulez-vous faire après minuit sonné ?
Aller voir don Fernand ?
DON JUAN.
Oui, tu l’as deviné,
Je veux dès cette nuit aller voir Isabelle.
JODELET.
Dès cette nuit plutôt vous brouiller la cervelle,
Si cervelle chez vous est encor à brouiller.
DON JUAN.
Si faut-il, Jodelet, te résoudre à veiller.
Quelque las que tu sois, quelque faim qui te tue,
Je ne suis pas d’avis de sortir de la rue
Sans avoir vu de près l’objet de mon amour,
Le dussé-je chercher jusques au point du jour.
JODELET.
Ressouviens-toi, mortel, qu’il est tantôt une heure,
Que l’on n’ouvrira point où don Fernand demeure,
Que nous sommes partis ce matin de Burgos,
Que tantôt sur mulets, et tantôt sur chevaux,
Nous avons vous et moi, grâce à votre hyménée,
Couru comme deux fous le long de la journée,
Et que toute la nuit faire le chat-huant,
Est très grande folie au seigneur don Juan.
DON JUAN.
Ressouviens-toi, mortel, que n’aimer que sa gueule,
Que ne vivre ici-bas rien que pour elle seule,
Est être pis que bête ; et donc, ô Jodelet !
Vous n’êtes qu’une bête habillée en valet.
JODELET.
Que je hais les railleurs !
DON JUAN.
Que je hais les ivrognes !
JODELET.
Que je hais les amants, et leurs mourantes trognes
DON JUAN.
Moi, que j’aime Isabelle, et que son seul portrait
Me perce jusqu’au cœur d’un redoutable trait !
JODELET.
Vous êtes donc de ceux qu’une seule peinture
Remplit de feu grégeois et met à la torture.
Et si monsieur le peintre a bien fait un museau,
S’il s’est heureusement escrimé du pinceau,
S’il vous a fait en toile une adorable idole,
L’original peut être une fort belle folle,
Sa bouche de corail peut enfermer dedans
De petits os pourris au lieu de belles dents.
Un portrait dira-t-il les défauts de sa taille ?
Si son corps est armé d’une jaque de maille ?
S’il a quelques égouts outre les naturels,
Accident très contraire aux appétits charnels !
Enfin si ce n’est point quelque horrible squelette,
Dont les beautés, la nuit, sont dessous la toilette.
Ma foi, si l’on vous voit de femme mal pourvu,
Puisque vous vous coiffez avant que d’avoir vu,
Vous ne serez pas plaint de beaucoup de personnes.
DON JUAN.
Sais-tu bien, Jodelet, que lorsque tu raisonnes,
Il n’est pas sous le ciel un plus fâcheux que toi ?
JODELET.
Il n’est pas sous le ciel un plus fâché que moi,
Quand il faut à tâtons courir de rue en rue,
Ou bien sous un balcon faire le pied de grue.
DON JUAN.
Jodelet ?
JODELET.
Don Juan ?
DON JUAN.
Sans doute mon portrait
Envers mon Isabelle aura fait son effet,
J’y suis peint à ravir.
JODELET.
Je sais bien le contraire.
DON JUAN.
Que dis-tu ?
JODELET.
Je vous dis qu’il n’a fait que déplaire.
DON JUAN.
D’où diable le sais-tu ?
JODELET.
D’où ? je le sais fort bien,
Parce qu’au lieu du vôtre elle a reçu le mien.
DON JUAN.
Traître, si tu dis vrai (mais je crois que tu railles),
J’irai chercher ta vie au fond de tes entrailles.
JODELET.
Venez-là donc chercher, car je ne raille point ;
Mais en frappant mon corps, épargnez mon pourpoint.
DON JUAN.
Ne pense pas tourner la chose en raillerie.
Dis, comment l’as-tu fait ?
JODELET.
Vous êtes en furie.
DON JUAN.
Oui, j’y suis tout de bon, je n’y fus jamais tant.
JODELET.
Lorsqu’avec bon congé du cardinal infant,
Et lettres de faveur, nous partîmes de Flandre...
DON JUAN.
Eh bien !
JODELET.
Écoutez donc, et vous l’allez apprendre ;
Le désir violent de vous voir à Burgos
Vous fit aller bien vite, et par monts et par vaux.
Le voyage fut court, mais à notre arrivée
Un frère mis à mort, une sœur enlevée,
Sans savoir où, par qui, ni pourquoi, ni comment,
Vous pensèrent quasi gâter le jugement.
DON JUAN.
À quel propos, méchant, viens-tu rouvrir ma plaie
Par le ressouvenir d’une perte trop vraie ?
Ah ! frère non vengé, sœur qui m’ôtes l’honneur,
Et de ton assassin et de ton suborneur,
Je saurai par mon bras si bien me satisfaire,
Que je pourrai vanter ce que j’avais à taire.
Mais venons au portrait.
JODELET.
J’y vais tant gue je puis,
Mais, ma foi, je ne sais quasi plus où j’en suis :
Je ne fais que tirer et rengainer ma langue,
Car vous interrompez à tout coup ma harangue,
Je n’ai pourtant rien dit qui ne soit à propos.
DON JUAN.
Que ne racontes-tu la chose en peu de mots !
JODELET.
Je ne puis pas parler tandis qu’un autre cause.
Pour moi, je dis toujours par ordre chaque chose.
Or pour votre portrait que j’avais oublié...
DON JUAN.
Jamais ses longs discours ne m’ont tant ennuyé.
JODELET.
À peine fûmes-nous de retour en Castille,
Que Fernand de Rochas vous proposa sa fille.
Là-dessus, son portrait qui vous fut apporté,
Vous rendit plus brûlant que le soleil d’été ;
Vingt mille écus étaient offerts, avec la belle,
Et vous pour la charmer, comme vous l’étiez d’elle,
Vous voulûtes aussi qu’elle eût votre portrait,
Ainsi vous la frappiez avec son même trait :
Lors à bon chat non rat, et la pauvre donzelle
Était pour en avoir profondément dans l’aile ;
Le stratagème était d’amant bien raffiné,
Mais le ciel autrement en avait ordonné.
DON JUAN.
Enfin finiras-tu quelque jour ton histoire ?
JODELET.
Oui, seigneur, mais il faut vous remettre en mémoire,
Car pour moi je suis las de me ressouvenir.
DON JUAN.
Fusses-tu las aussi de tant m’entretenir !
J’ai bien ici besoin de patience extrême.
JODELET.
Vous vous souviendrez donc que votre peintre même
Me voulut peindre aussi.
DON JUAN.
Poursuis, je le sais bien.
JODELET.
Savez-vous bien aussi qu’il ne m’en coûta rien ;
Et que ce bon Flamand est brave homme, ou je meure ?
DON JUAN.
Eh bien, crois-tu pouvoir achever dans une heure ?
As-tu brûlé, vendu, bu, mangé mon portrait?
L’ai-je encore, l’a-t-elle, enfin qu’en as-tu fait ?
JODELET.
Donnez-moi patience, et vous allez l’apprendre.
Mais retournons chez nous, et laissons-là la Flandre.
Comme j’étais après à vous empaqueter,
Vous savez que je suis très facile à tenter,
Et que le ciel ma fait curieux de nature,
Pour votre grand malheur j’avisai ma peinture ;
Celle qu’au Pays-Bas, comme je vous ai dit,
Sans qu’il m’en coûtât rien votre peintre me fit ;
Je la mis aussitôt vis-à-vis de la vôtre,
Pour voir si l’une était aussi belle que l’autre :
Lors je ne sais comment le diable s’en mêla,
Ni ne puis vous conter comment se fit cela,
La mienne prit la poste, et la vôtre restée,
Fit que j’eus quelques jours la tête inquiétée :
Mais le temps qui dissipe et chasse les ennuis,
M’ayant favorisé de quelques bonnes nuits,
Je me suis défâché de peur d’être malade.
Vous, si vous me croyez, sans faire d’incartade,
Vous ne songerez plus au mal que j’ai commis ;
Puisque c’est par mégarde, il doit être remis.
Voilà la vérité, comme on dit, toute nue.
DON JUAN.
Et qu’aura-t-elle dit de ta face cornue ?
Chien ! qu’aura-t-elle dit de ton nez de blaireau ?
Infâme !
JODELET.
Elle aura dit que vous n’êtes pas beau,
Et que si nous étions artisans de nous-mêmes,
On ne verrait partout que des beautés extrêmes,
Qu’un chacun se ferait le nez efféminé,
Et gue vous l’avez tel que Dieu vous l’a donné.
Mais que mal à propos peu de chose vous choque !
Si vous pouvez demain lui conter l’équivoque,
Quand elle vous verra brillant comme un phébus,
Vous me remercierez d’un si plaisant abus.
DON JUAN.
Paix là ! je vois quelqu’un qui saura bien peut-être
Où loge don Fernand : va le joindre.
JODELET.
Mon maître !
DON JUAN.
Que veux-tu ? parle bas.
JODELET.
Peut-être il n’en sait rien.
DON JUAN.
Ah, malheureux poltron ! tu mériterais bien
Qu’il te donnât cent coups.
JODELET.
Il le pourra bien faire.
Cavalier ?
Scène II
ÉTIENNE, JODELET, DON JUAN
ÉTIENNE.
Qui va là ?
JODELET.
Soit dit sans vous déplaire,
Où loge don Fernand ?
ÉTIENNE.
C’est ici sa maison.
JODELET, haussant la voix.
Ah, vraiment pour ce coup mon maître avait raison !
Le beau-père est trouvé, venez vite son gendre.
Nous n’avons qu’à frapper.
ÉTIENNE, à part.
Et moi, je viens d’apprendre
Que je suis un vrai sot de leur avoir montré
Où mon maître tantôt est en cachette entré,
Et d’où je le tiens prêt de sortir tout à l’heure.
Mais j’y veux donner ordre.
DON JUAN.
Est-ce ici qu’il demeure ?
ÉTIENNE.
Oui, mais il est malade, et n’aime pas le bruit.
Quelles gens êtes-vous ?
JODELET.
Nous n’allons que la nuit,
Nous portons à la nuit amitié singulière,
Et serions bien fâchés d’avoir vu la lumière :
Nous sommes de Norvège, un pays vers le nord,
Où maudit d’un chacun est tout homme qui dort.
Pour moi, je ne dors point ; voyez-vous là mon maître ?
C’est le plus grand veilleur qui se trouve peut-être.
ÉTIENNE.
Ou plutôt un voleur qui me fera raison
De m’avoir l’autre jour surpris en trahison.
Oui, je le connais bien, et vous étiez ensemble.
JODELET.
Homme un peu bien colère et bien fou, ce me semble,
Sachez si nous l’étions la moitié tant que vous,
Que de ma blanche main vous auriez mille coups,
Et si vous ne fuyez, que cette mienne lame
N’aura plus de fourreau que celui de votre âme.
Mon maître, avancez-vous, je commence à mollir,
Et sans l’obscurité vous me verriez pâlir.
DON JUAN.
À moi, rustaud, à moi, que je vous civilise !
ÉTIENNE.
Si faut-il, ténébreux, que je vous dépayse ;
À deux cents pas d’ici, quoique vous soyez deux ;
Si vous osez me suivre, on s y battra bien mieux.
DON JUAN.
Oui-dà je vous suivrai.
JODELET.
La peste, comme il drille !
J’ai pourtant eu frayeur de ce chien de soudrille,
Autrement sans péril je lui cassais les os.
Foin, je n’aurai jamais poltron plus à propos.
Mais d’où diable est sorti cet autre vilain homme ?
Scène III
DON LOUIS, JODELET, DON JUAN
DON LOUIS descend du balcon.
Étienne.
JODELET.
L’on y va.
DON JUAN.
C’est son valet qu’il nomme,
Celui qui devant nous vient de gagner au pié.
DON LOUIS, à part.
Ou je me trompe fort, ou je suis épié ;
Mais la rumeur ici troublerait Isabelle,
Et je dois mépriser l’honneur pour l’amour d’elle,
Fuyons, puisqu’il le faut, il se sauve.
DON JUAN.
Demeure, ou tu es mort.
Demeure, encore un coup.
JODELET.
Diantre, qu’il pousse fort !
DON JUAN.
Dis ton nom vitement, ou je t’ôte la vie.
JODELET.
Je suis don Jodelet, natif de Ségovie.
DON JUAN.
Au diable le maraud ; et l’homme du balcon ?
JODELET.
Il s’en est envolé léger comme un faucon,
Et moi, sot que je suis, je vidais sa querelle,
Tandis que le poltron enfilait la venelle.
De deux grands vilains coups que vous m’avez poussés,
J’ai cru mes intestins par deux fois offensés.
Vous êtes un peu promet ; mais de grâce, mon maître,
On sort donc à Madrid ainsi par la fenêtre ?
Vous ne me dites mot !
DON JUAN.
L’as-tu bien entendu ?
JODELET.
Oui.
DON JUAN.
J’en suis tout confus.
JODELET.
Et moi tout confondu.
DON JUAN.
Je ne dois pas ici rien faire à la volée.
JODELET.
Vous avez, ce me semble, un peu l’âme troublée.
DON JUAN.
Oui, je l’ai, Jodelet, et j’en ai bien sujet ;
Mais raisonnons un peu là-dessus.
JODELET.
C’est bien fait,
Raisonnons, aussi bien j’en ai très grande envie,
Et je ne pense pas durant toute ma vie
Avoir été jamais en mes raisons si fort :
Raisonnons donc, mon maître, et raisonnons bien fort.
DON JUAN.
Je suis né dans Burgos, pauvre, mais d’une race
Exempte jusqu’à moi, de honte et de disgrâce.
JODELET.
Fort bien.
DON JUAN.
À mon retour de la guerre à Burgos
Je me trouve attaqué de deux différents maux :
Le meurtre de mon frère, et ma sœur enlevée,
Quoique soigneusement dans l’honneur élevée,
Me causent un chagrin qui n’eut jamais d’égal.
JODELET.
Fort mal, fort mal, fort mal, et quatre fois fort mal !
DON JUAN.
Don Fernand me choisit pour époux d’Isabelle,
Ton portrait pour le mien est reçu de la belle.
JODELET.
Pas trop mal.
DON JUAN.
Nous traitons cette affaire sans bruit,
Et je pars pour Madrid, où j’arrive de nuit.
JODELET.
Un peu mal.
DON JUAN.
Sans songer à me chercher un gîte,
Mon amour droit ici m’amène.
JODELET.
Un peu trop vite.
DON JUAN.
Je rencontre un valet où loge don Fernand,
Qui me fait à dessein querelle d’Allemand.
J’en vois sortir son maître.
JODELET.
Il est vrai qu’il détale
Comme un poltron qu’il est.
DON JUAN.
Mais de peur de scandale :
Certes il ne vint point à nous comme un poltron.
JODELET.
Comment y vint-il donc, le malheureux larron ?
DON JUAN.
Il y vint, Jodelet, comme aimé d’Isabelle.
JODELET.
Fort mal.
DON JUAN.
Et c’est cela qui me met en cervelle.
JODELET.
Raisonnons donc encore.
DON JUAN.
Ah ! ne raisonne plus,
Tes sots raisonnements sont ici superflus.
Attends : certain conseil que l’amour me suggère
Guérira mes soupçons : c’est en toi que j’espère.
Il faut que dès demain, ô mon cher Jodelet,
Tu passes pour mon maître, et moi pour ton valet :
Ton portrait supposé fait ici des merveilles.
Qu’as-tu, cher Jodelet, tu branles les oreilles ?
JODELET.
Tous ces déguisements sentent trop le bâton,
J’aime mieux raisonner, et puis que dirait-on,
Don Juan est valet, et Jodelet est maître ?
Et si par grand malheur, car enfin tout peut être,
Votre maîtresse m’aime, et si je l’aime aussi ?
DON JUAN.
De cela, Jodelet, ne prends aucun souci,
Le mal sera pour moi : mais durant cette feinte,
Les trop justes soupçons dont mon âme est atteinte
Pourront être éclaircis ; car, comme Jodelet,
Je ferai confidence avecque ce valet ;
Je ferai l’amoureux de la moindre soubrette,
Mes présents ouvriront l’âme la plus secrète ;
Toi, mangeant comme un chancre, et buvant comme un trou,
Paré de chaîne d’or comme un roi du Pérou,
Sans prendre aucune part à ma mélancolie...
JODELET.
Je commence à trouver l’invention jolie.
DON JUAN.
Chez le bon don Fernand tu seras régalé ;
Et moi, de mes soupçons sans cesse bourrelé,
Je me verrai réduit à te porter envie,
Sans espoir de guérir durant ma triste vie.
JODELET.
Et ne pourrai-je pas pour mieux représenter
Le seigneur don Juan, quelquefois charpenter
Sur votre noble dos ? bien souvent, ce me semble,
Vous en usez ainsi.
DON JUAN.
Quand nous serons ensemble
Tout seuls, et sans témoins, oui je te le permets.
JODELET.
Potages mitonnes, savoureux entremets,
Bisques, pâtés, ragoûts, enfin dans mes entrailles
Vous serez digérés ; et vous, lâches canailles,
Courtisans de Madrid, luisants, polis et beaux,
Nous vous en fournirons des cocus de Burgos.
ACTE II
Scène première
ISABELLE, BÉATRIX
ISABELLE.
Croyez-moi, Béatrix, faites votre paquet,
Sans penser m’éblouir avec votre caquet,
Je ne veux plus de vous.
BÉATRIX.
Et du moins que je sache
Pour quel mal contre moi ma maîtresse se fâche ?
ISABELLE.
Vous ne le savez pas ?
BÉATRIX.
Ma foi, si j’en sais rien,
Ne puissé-je jamais hanter les gens de bien !
ISABELLE.
N’importe, je vous chasse.
BÉATRIX.
Eh bien donc, patience !
Je n’ai pourtant rien fait contre ma conscience,
Et je veux, si jamais j’ai contre vous manqué,
Crever comme un boudin que l’on n’a pas piqué.
Tout ce malheur me vient de cette âme traîtresse,
Et tout mon péché n’est qu’aimer trop ma maîtresse.
Vraiment on dit bien vrai, que toujours les flatteurs
Sont plus crus mille fois que les bons serviteurs.
ISABELLE.
Oui, dame Béatrix, vous êtes innocente,
Il n’est point dans Madrid de meilleure servante ;
Vous n’avez point ouvert mon balcon cette nuit ?
Vous n’alliez pas nu-pieds pour faire moins de bruit ?
BÉATRIX.
Hélas ! je m’en souviens, c’était votre dentelle,
Que j’avais mis sécher le long d’une ficelle,
Et j’eus peur que la nuit on la prît en ce lieu.
ISABELLE.
Vous ne parlâtes point ?
BÉATRIX.
C’est que je priais Dieu.
ISABELLE.
Quoi ! si haut...
BÉATRIX.
Je le fais, afin que Dieu m’entende,
Et la dévotion en est beaucoup plus grande.
ISABELLE.
Et l’homme qui sauta de mon balcon en bas,
Était-ce ma dentelle ?
BÉATRIX.
Ah ! ne le croyez pas.
ISABELLE.
Je l’ai vu, Béatrix.
BÉATRIX.
Ah ! ma bonne maîtresse,
Il est vrai ; don Louis...
ISABELLE.
Ah ! Dieu, ce nom me blesse.
Quoi ! ce fut don Louis ?
BÉATRIX.
Oui, votre beau cousin.
ISABELLE.
Mon beau cousin, méchante, et pour quel beau dessein
L’aviez-vous introduit, infâme, abominable ?
BÉATRIX.
Si c’est un grand péché que d’être charitable,
Vous avez grand sujet de me crier bien fort ;
Mais si vous m’écoutiez, je n’aurais pas grand tort.
ISABELLE.
Vous parlerez longtemps avant que je vous croie.
BÉATRIX.
Ne puissiez-vous jamais souffrir que je vous voie,
Si je ne vous dis vrai ! Ce fut donc hier au soir
Que le bon don Louis vint ici pour vous voir.
À cause qu’il pleuvait je le mis dans la salle,
Ce fut bien malgré moi, car je crains le scandale ;
Mais le drôle qu’il est entra non gré, malgré.
Tôt après j’entendis cracher sur le degré
Votre père Fernand ; vous savez bien qu’il crache
Plus fort qu’aucun qui soit dans Madrid que je sache.
Au bruit de ce crachat don Louis se sauva
Dedans votre balcon qu’entr’ouvert il trouva ;
Je l’enfermais encore lorsque vous arrivâtes,
Avecque le vieillard trop longtemps vous causâtes :
Cependant don Louis le balcon habitait,
Où de vos longs discours peu content il était ;
Enfin quand je vous vis dans le lit assoupie,
Moi qui suis de tout temps encline à l’œuvre pie,
Je l’allai délivrer très charitablement ;
Il me dit qu’il voulait vous parler un moment.
Je dis nescio vos, et lui chantai goguette,
Disant : allez chercher votre Dariolette.
Un autre l’eût servi, car il parlait des mieux,
Et je voyais tomber les larmes de ses yeux ;
Mais lorsqu’on me coulant, en main quelques pistoles,
Et qu’en me conjurant de ses belles paroles,
Et m’appelant : mon cœur, ma chère Béatrix,
Il m’eut mis dans le doigt une bague de prix,
Je veux bien l’avouer, j’eus une telle rage,
Que je pensai deux fois lui sauter au visage.
Non que tous ses regrets ne me fissent pitié,
Et vraiment je le crois de fort bonne amitié,
Mais dans vos intérêts je ne connais personne ;
Brebis partout ailleurs, j’y suis une lionne.
Et lui, sitôt qu’il vit que ce n’était plus jeu,
Que de fine fureur j’avais la face en feu,
Du balcon sans tarder il sauta dans la rue,
Où j’entendis crier tôt après : tue ! tue !
Voilà ce grand sujet de mon exclusion,
Et le juste loyer de mon affection.
Il faut bien que je sois fille peu fortunée ;
Je fondais mon bonheur dessus votre hyménée,
Et si de don Juan qu’on dit être venu,
Mon zèle à vous servir pouvait être connu,
Je n’espérais pas moins...
ISABELLE.
Quoi ! don Juan encore,
Un homme que je crains, un homme que j’abhorre,
Après un don Louis m’est par vous allégué ?
Prétendez-vous par là me rendre l’esprit gai ?
Adieu, fille de bien, que plus je ne vous voie.
BÉATRIX.
Au diable ! don Louis, c’est là que je t’envoie,
Maudit soit le badaud, et l’amoureux transi !
Le malheureux qu’il est me cause tout ceci.
Est-il dedans Madrid fille plus malheureuse ?
Scène II
DON FERNAND, BÉATRIX, ISABELLE
DON FERNAND.
Qu’avez-vous, Béatrix, vous faites la pleureuse ?
BÉATRIX.
Votre fille me chasse, et si je n’ai rien fait
Que lui représenter qu’elle doit en effet
Agréer don Juan, parce qu’il le mérite,
Et que vous le voulez.
DON FERNAND.
La cause est bien petite
Pour vous mettre dehors, et ma fille a grand tort ;
Mais pour vous rajuster je ferai mon effort ;
Faites-la moi venir. Souvent mon Isabelle
Et cette Béatrix ont ensemble querelle ;
Tantôt c’est pour un mot de travers répondu ;
Pour un miroir cassé, pour du blanc répandu ;
Souvent aussi ce n’est que pour une vétille,
C’est-à-dire pour rien. Mais j’aperçois ma fille :
Ce n’est point la saison de chasser des valets,
Quand il ne faut penser qu’à danses et ballets,
Pour moi, tout le premier, je veux faire gambade,
Car j’espère aujourd’hui don Juan d’Alvarade.
ISABELLE.
Espérez, espérez cet agréable époux ;
Moi, j’espère la mort moins cruelle que vous.
DON FERNAND.
Je suis donc bien cruel, puisqu’elle est moins cruelle ?
Vraiment notre Isabeau, vous nous la donnez belle.
Ah ! que si je croyais mon esprit irrité,
Votre jeune museau se verrait souffleté ;
Et si je faisais bien, qu’avec ces deux mains closes,
Je ternirais de lis et fanerais de roses !
Vous voulez volontiers quelque godelureau
Qui, méthodiquement, vous lèche le morveau,
Un faiseur de recueils, un débiteur de rimes,
Un de ces libertins qui causent aux minimes,
Un plisseur de canons, un de ces fainéants
Qui passent tout un jour à nouer des galants,
Ou se faire traîner couché dans un carrosse ;
Si je lui faisais plaie, ou du moins une bosse,
Ne ferais-je pas bien ? qu’en dis-tu, ma raison,
Puis-je oublier sa faute à moins d’être un oison ?
La coquine s’en rit, et je veux qu’elle en pleure ;
Et moi, j’en ris aussi, peu s’en faut, ou je meure :
Quand quelqu’un pleure ou rit, j’en use tout ainsi,
Et parce qu’elle rit, je m’en vais rire aussi :
Peste, que je suis sot !
Il rit, voyant rire sa fille.
ISABELLE.
Je confesse, mon père.
Que vous avez raison de vous mettre en colère ;
Mais confessez aussi, regardant ce tableau,
Affreux au dernier point, bien loin de sembler beau,
Que ma douleur est juste alors qu’elle est extrême,
Et qu’il faut bien qu’il soit la brutalité même,
Le brutal sur lequel ce marmouset est fait.
DON FERNAND.
Vous jugez donc d’un homme, en voyant son portrait ?
Souvent un vilain corps loge un noble courage.
Et c’est un grand menteur souvent que le visage.
Il est vrai, celui-ci doit se plaindre de l’art,
Et tout y représente un insigne pendard.
Où diable ai-je péché ce détestable gendre ?
Et comment don Fernand a-t-il pu se méprendre ?
Je pensais bien avoir trouvé la pie au nid.
Mais pourtant, mais pourtant, beaucoup de gens m’ont dit
Qu’on estime à la cour ce Juan d’Alvarade.
Or bien, promettez-moi, sans faire de boutade,
Que vous le traiterez partout civilement ;
Et moi, je vous promets, foi d’homme qui ne ment,
S’il se trouve aussi sot que sa peinture est laide,
À tous ces embarras, de donner bon remède.
Mais une dame vient qui ne veut se montrer :
Je voudrais bien savoir qui l’aura fait entrer,
Sans venir demander si nous sommes visibles ;
Les bourreaux de valets sont tous incorrigibles.
Madame, sans vous voir, et sans vous demander
Le nom que vous avez, vous pouvez commander.
Scène III
LUCRÈCE, DON FERNAND
LUCRÈCE.
Je n’attendais pas moins d’une âme si civile,
Je viens, ô don Fernand, chez vous chercher asile,
Mais puis-je sans témoins vous conter mon malheur ?
DON FERNAND.
Oui-dà, retirez-vous.
Isabelle et Béatrix sortent.
LUCRÈCE.
Fais si bien, ma douleur,
Que l’on puisse trouver quelque excuse à mes fautes ;
Non, je ne me plains point du repos que tu m’ôtes.
Si je puis faire voir, par mes pleurs infinis,
Que mes yeux ont été de mon crime punis.
Mes yeux, mes traîtres yeux qui reçurent la flamme
Qui noircit mon honneur et me couvre de blâme :
Mes traîtres yeux de qui les criminels plaisirs
Me feront à la fin exhaler en soupirs.
Pleurez donc, ô mes yeux, soupirez, ma poitrine.
DON FERNAND.
Parbleu ! cette étrangère est de fort bonne mine.
LUCRÈCE.
Et vous, mes faibles bras, embrassez ses genoux.
Vous ne me verrez point lever de devant vous,
Que je n’aie obtenu le secours que j’espère.
DON FERNAND.
Ce style est de roman, et je vous en révère.
Ma sotte d’Isabeau n’a jamais lu roman ;
Quand est de moi j’estime Amadis grandement.
Vous n’êtes pas personne à qui rien on refuse ;
De refuser aussi personne ne m’accuse ;
Croyez donc aisément, tout cela supposé,
Qu’il ne vous sera rien de ma part refusé.
LUCRÈCE.
Il faut donc, ô Fernand, que je vous importune
Du récit de ma race et de mon infortune ;
Pour ma race bientôt vous en serez savant,
Car mon père défunt m’a dit assez souvent
Qu’il avait avec vous fait amitié dans Rome,
Et qu’il vous connaissait pour brave gentilhomme.
DON FERNAND.
Ces vers sont de Mairet, je les sais bien par cœur,
Ils sont très à propos, et d’un très bon auteur.
Toujours d’un bon auteur la lecture profite,
Et savoir bien des vers est chose de mérite.
LUCRÈCE.
Burgos est donc la ville où je reçus le jour ;
Mais cette ville enfin vît naître mon amour,
Et je dois l’abhorrer et pour l’un et pour l’autre.
Hélas ! fut-il jamais destin pareil au nôtre !
Car ma mère en travail quand je naquis mourut,
Mon père de regret, quand mon amour parut ;
Cruel ressouvenir de ma faute passée,
Quand donnerez-vous trêve à ma triste pensée ?
Diégo d’Alvarade est le nom qu’il avait,
Avec beaucoup de soin sa bonté m’élevait,
Je lui fis espérer beaucoup de mon enfance ;
Mais, hélas ! ce fut bien une fausse espérance.
Mes deux frères n’étaient pas moins de lui chéris,
Car le ciel les avait traités en favoris ;
Je vivais avec eux contente et fortunée.
Mais que l’amour bientôt changea ma destinée !
Un étranger qui vint aux fêtes de Burgos,
Fit voir en nos tournois qu’il avait peu d’égaux.
Nous nous vîmes le soir dedans une assemblée,
Je souffris son abord et j’en fus cajolée,
Ou plutôt mon esprit fut par le sien charmé,
Il feignit de m’aimer, tout de bon je l’aimai ;
Mais souffrez que mes pleurs vous apprennent le reste,
Car tout en est honteux, car tout en est funeste,
Puisque mon crime, hélas ! un frère me ravit,
Et que d’affliction mon père le suivit.
Moi, sans pleurer leur mort, sans rougir de ma flamme,
L’amour avait banni la raison de mon âme ;
J’adorais en esprit mon infidèle amant,
Que j’attendis deux ans à Burgos vainement.
À la fin je vois bien que je suis délaissée,
Je quitte mes parents ; et, comme une insensée,
Maudissant mon amour, souhaitant le trépas,
Pour trouver ce méchant j’adresse ici mes pas.
Hélas ! il m’avait dit qu’il me serait fidèle :
Mais qu’on croit aisément dès que l’on se croit belle,
Et que pour s’assurer d’un cœur comme le sien,
La beauté bien souvent est un faible lien !
J’en suis, ô don Fernand, un exemple effroyable ;
Car pour avoir trop cru un tigre impitoyable,
Qui me prit par les yeux, et triompha de moi,
Se déguisant d’un nom aussi faux que sa foi,
Je me vois devant vous comme une forcenée,
Maudissant mille fois le jour sa destinée.
Hélas ! que contre moi le ciel est irrité,
Puisque tout mon espoir n’est qu’un nom aposté,
Et qu’avec cet espoir justement je m’étonne,
Quand je vois que ce nom n’est connu de personne !
Cependant il est vrai qu’il habite ces lieux,
L’ingrat, car l’autre jour il parut à mes yeux ;
Mais je ne le pus joindre, et je n’ai pu connaître,
Par un nom qu’il n’a pas, la demeure d’un traître,
Que le ciel à mes yeux ne devrait plus cacher,
Si les pleurs avaient pu jusqu’ici le toucher.
Mais je m’adresse à vous comme au dernier remède ;
Pour trouver cet ingrat, je demande votre aide.
Je sais bien, vu le rang qu’en ces lieux vous tenez,
Qu’il me fera raison si vous l’entreprenez.
Je n’alléguerai point mon père et sa mémoire.
Je veux vous conjurer par votre seule gloire,
Et sans vous obliger d un langage flatteur...
DON FERNAND.
Pour faire court, je suis votre humble serviteur,
Et l’ai toujours été de monsieur votre père,
Il me faisait l’honneur de m’appeler son frère :
Quant à vous, disposez de tout ce que je puis ;
Ma fille tâchera d’adoucir vos ennuis.
Scène IV
BÉATRIX, DON FERNAND
BÉATRIX.
Monsieur votre neveu demande avec instance,
De vous entretenir pour chose d’importance.
DON FERNAND.
Madame, je reviens à vous dans un moment.
Béatrix, menez-la dans mon appartement,
Et qu’on fasse venir mon neveu tout à l’heure.
Cette femme est la sœur de mon cendre, ou je meure.
Il me faut pressentir s’il voudra bien la voir.
Nous ne laisserons pas de tout notre pouvoir
De chercher son amant et la tirer de peine.
Eh bien ! cher don Louis, quelle affaire vous mène ?
En quoi puis-je servir un si brave neveu ?
Scène V
DON LOUIS, DON FERNAND
DON LOUIS.
Monsieur, un mien ami m’a mandé depuis peu
Que j’avais sur les bras une grande querelle.
Je sais bien pour chercher un conseiller fidèle,
Puisqu’il est question d’honneur et de combats,
Que m’adressant à vous, je ne me trompe pas.
DON FERNAND.
Au moins ne pouvez-vous en employer un autre,
Qui vous chérisse plus, et qui soit autant vôtre ;
Jusques au dégainer je vous le montrerai.
Est-ce par ce billet ?
DON LOUIS.
Oui, je vous le lirai.
DON FERNAND.
Lisez donc, aussi bien j’ai perdu mes lunettes,
Et n’est pas trop aisé d’en recouvrer de nettes.
DON LOUIS.
« Le jeune frère de celui
« Que vous avez tué pour quelques amourettes,
« Part de ce pays aujourd’hui
« Pour aller en cour où vous êtes ;
« Je ne sais pas pour quel sujet,
« Mais je sais bien gue vous l’écrire,
« Pour éviter pareil accident, ou bien pire,
« Est à moi fort bien fait.
« Don Pédro Osorio. »
DON FERNAND.
Où fut-ce ?
DON LOUIS.
Dans Burgos.
DON FERNAND.
Était-ce un cavalier ?
DON LOUIS.
Oui, de mes grands amis.
DON FERNAND.
En combat singulier ?
DON LOUIS.
Non, ce fut par mégarde, et durant la nuit noire.
DON FERNAND.
Contez-moi le détail de toute cette histoire.
DON LOUIS.
Vous allez tout savoir.
DON FERNAND.
S’entend en peu de mots.
DON LOUIS.
Vous vous souvenez bien des fêtes de Burgos,
Pour le premier enfant qu’eut la grande Isabelle,
Des royales vertus le plus parfait modèle ;
Un ami qui faisait trop d’estime de moi
M’invita de venir à ce fameux tournoi,
Pour montrer avec lui notre valeur commune.
Là, contre six taureaux j’eus assez de fortune ;
Dans les autres combats j’eus un bonheur égal.
Le soir il me mena voir les dames au bal ;
Une beauté m’y prit, et je la pris de même :
Dans ce commencement j’eus un bonheur extrême ;
Hélas ! ce grand bonheur à la fin se trouva
Un des plus grands malheurs qui jamais m’arriva.
Le lendemain j’obtins de l’aller voir chez elle ;
Si je lui plaisais fort, je la trouvais fort belle ;
Et certes je l’aimais aussi sincèrement
Que peut jamais aimer un véritable amant.
Pour faire court, un soir que nous étions ensemble,
J’entends rompre la porte, et je la vois qui tremble,
Je me lève et je mets mon épée à la main,
Elle prend la chandelle et la souffle soudain.
La porte s’ouvre, on entre, on m’attaque, on me blesse,
Sans voir, je pousse, pare, et plus d’heur que d’adresse,
J’en fais d’abord choir un blessé mortellement,
Puis dans l’obscurité je m’échappe aisément.
Hélas ! le jour d’après, quelle fut ma tristesse,
Quand le mort se trouva frère de ma maîtresse,
Et de plus, ô malheur dur à mon souvenir,
Ce même intime ami qui m’avait fait venir !
Comment ne sus-je point que cette pauvre amante
Depuis deux ou trois mois logeait chez une tante ?
Comment ne sûmes-nous devant ce triste jour,
Moi, qu’il eût une sœur, ou lui, moi de l’amour ?
Mais c’est vous ennuyer d’une plainte inutile,
Ayant toujours celé mon nom en cette ville,
J’en sortis aisément sans être soupçonné.
C’est à vous qui voyez l’avis qu’on m’a donné,
Et qu’en cet embarras quasi tout m’est contraire,
De me dire en ami tout ce que j’y dois faire.
Je sais bien, si je veux des conseils sur ce point,
Qu’aucun ne peut donner ce que vous n’avez point,
Que mon homme est ici, je n’en fais point de doute ;
Qu’il tâche à me trouver, l’apparence y est toute :
Je ne puis le fuir sans grande lâcheté,
Je ne puis le tuer aussi sans cruauté ;
Je ne puis l’inviter à se battre sans crime,
Et tout menace ici ma vie et mon estime.
Mais on frappe à la porte.
DON FERNAND.
Et même rudement.
Et qui diable ose ainsi heurter insolemment ?
Scène VI
BÉATRIX, DON FERNAND, DON LOUIS, ISABELLE
BÉATRIX.
Mon maitre, cent écus pour si bonne nouvelle,
Et qu’on fasse venir ma maîtresse Isabelle ;
Votre cendre est là-bas, beau, poli, frais, tondu,
Poudre, frisé, paré, riant comme un perdu,
Et couvert de bijoux comme un roi de la Chine.
DON LOUIS.
Vous avez donc ainsi marié ma cousine
Sans qu’on en ait rien su ? Vous étiez bien pressé.
DON FERNAND.
Oui.
DON LOUIS, à part.
Hélas ! que ce mot m’a rudement blessé !
DON FERNAND.
Béatrix, vitement, que ma fille s’ajuste,
Va donc vite.
BÉATRIX.
J’y cours.
DON LOUIS.
Que le ciel est injuste !
DON FERNAND.
Ah ! vraiment mon esprit n’est pas mal partagé,
Mon neveu l’agresseur, mon gendre l’outragé :
Comment donc garantir ma maison de carnage ?
Ah ! ma fille, approchez.
DON LOUIS.
Que de bon cœur j’enrage !
DON FERNAND.
Allons le recevoir.
ISABELLE.
Ou plutôt à la mort.
Scène VII
JODELET, DON JUAN, ISABELLE, DON FERNAND, DON LOUIS
JODELET, suivi de don Juan.
Cette chambre est fort belle, et je m’y plairais fort.
ISABELLE.
Oh ! qu’il était bien peint !
DON JUAN.
Oh ! qu’elle était bien peinte !
JODELET, s’entretaillant.
Ce maudit éperon m’a blessé d’une atteinte.
DON FERNAND.
Soyez le bienvenu, monseigneur don Juan.
DON JUAN.
Réponds...
JODELET.
Le beau-père a de l’air d’un chat-huant,
Et vous, le bien trouvé.
ISABELLE.
L’agréable figure !
JODELET.
Quoi ! toujours ce vieillard ! Ô le mauvais augure !
Je veux m’en délivrer, il me tient trop longtemps.
DON FERNAND.
Mon gendre n’est pas sage, il parle entre ses dents.
JODELET.
Vous servez donc toujours d’écran à votre fille ?
DON JUAN.
Que dis-tu, malheureux ?
DON LOUIS.
La demande civile !
JODELET.
Maudit soit le fâcheux.
ISABELLE.
De qui donc parle-t-il ?
JODELET.
Ne puis-je point de face, ou du moins de profil,
Vous guigner un moment, ô charmante Isabelle ?
De grâce, don Fernand, que l’on m’approche d’elle ;
Çà du moins qu’on m’en montre ou jambe, ou bras, ou main.
DON FERNAND.
Ma fille avait raison, mon gendre est un vilain.
JODELET.
Ô Dieu ! qu’en ce pays on est chiche d’épouse !
Ailleurs j’aurais déjà des baisers plus de douze ;
Parbleu ! je la verrai, dussé-je être indiscret !
DON FERNAND.
Ô Dieu ! qu’il m’a fait mal !
JODELET.
Je vous pousse à regret ;
Mais je suis amoureux, équitable beau-père.
Je vous vois donc enfin, ô beauté que j’espère !
Vous me voyez aussi ; mais pourrai-je savoir
Si vous prenez grand goût en l’honneur de me voir ?
DON LOUIS.
C’est fort bien débuter.
DON FERNAND.
Ô l’impertinent gendre !
JODELET.
Ils rient tous, ma foi ! Rient-ils de m’entendre ?
Est-ce que j’ai tenu quelque propos de fat ?
Jodelet, on n’est pas chez nous si délicat ;
Si je ne suis assis, j’en lâcherai bien d’autres ;
Là ! seigneur don Fernand, faites venir des vôtres,
Vous êtes mal servi, mais j’y mettrai la main.
DON FERNAND.
Mon cendre, encore un coup, n’est ma foi qu’un vilain.
Béatrix, Vitement que l’on apporte un siège.
JODELET.
Dites-moi, ma maîtresse, avez-vous bien du liège ?
Si vous n’en avez point, vous êtes, sur ma foi,
D’une fort belle taille, et digne d’être à moi.
DON LOUIS.
Le joli compliment !
JODELET.
Ce jouvenceau qui cause,
Dites-moi, mon soleil, vous est-il quelque chose ?
Ou si c’est un plaisant ?
ISABELLE.
C’est mon cousin germain ;
DON FERNAND.
Pour la troisième fois, mon gendre est un vilain.
DON JUAN.
Ce beau cousin germain tous mes soupçons réveille.
JODELET.
N’avez-vous point sur vous quelque bon cure-oreille ?
Je ne puis dire quoi me chatouille dedans,
Hier je rompis le mien en me curant les dents.
Quoi ! vous riez encore ?
DON LOUIS.
À propos, ma cousine,
Vous ne contentez point monsieur touchant sa mine,
Il vous a dit tantôt qu’il désirait savoir
Si vous preniez grand goût en l’honneur de le voir.
ISABELLE.
Je n’ai jamais rien vu qui lui soit comparable,
Et je ne pense pas qu’il trouve son semblable
Et de corps et d’esprit.
JODELET.
Chacun en dit autant.
Mais les vingt mille écus est-ce en argent comptant ?
Éclaircissez-nous en, et vidons cette affaire.
DON LOUIS.
Quoi ! seigneur don Juan, vous êtes mercenaire !
JODELET.
Toux ceux qui le croiront seront de vrais badauds,
Et l’on n’en vit jamais dans les Alvarados.
DON LOUIS.
Dans les Alvarados ! N’aviez-vous pas un frère ?
JODELET.
Oui, qu’un lâche assassin occit, mais par derrière.
DON JUAN.
Si don Juan savait quel est cet assassin,
Il irait lui manger le cœur dedans le sein.
S’il faut qu’entre mes mains ce détestable tombe,
Le moindre de ses maux est celui de la tombe.
Je le déchirerais, le traître, à belles dents,
Je rirais affronter entre cent feux ardents ;
Mais il tue en voleur, et se cache de même.
DON LOUIS.
Vraiment, de ce valet l’impudence est extrême,
Quelqu’un m’a dit pourtant...
DON JUAN.
Et que vous a-t-on dit ?
DON LOUIS.
Que ce fut par malheur...
DON JUAN.
Ce quelqu’un là mentit,
Ce fut en trahison.
DON LOUIS.
Vous voyez son audace.
ISABELLE.
Qu’avecque sa fureur il conserve de grâce !
DON LOUIS.
Vous vous émancipez.
JODELET.
Il n’a pas le cœur bas.
DON LOUIS.
Je vous trouverai bien.
DON JUAN.
Je ne vous fuirai pas.
DON LOUIS.
Si ce n’était le lieu, je vous ferais bien taire.
JODELET.
Mon valet est vaillant et quasi téméraire.
DON LOUIS.
Quoi ! mon oncle, un valet ?
DON FERNAND.
Eh ! mon Dieu, qu’est ceci ?
Le beau commencement de noces !
JODELET, à Isabelle.
Mon souci,
Laissons-les quereller, et disons des sornettes ;
Ou bien si vous vouliez prendre vos castagnettes,
Le plaisir serait grand.
DON FERNAND.
Oui, c’en est la saison.
Vous n’avez pas encor visité la maison,
Prenez monsieur ; ma fille, ouvrez la galerie,
Vitement, Béatrix : mon neveu, je vous prie...
Allons, mes chers amis, allons, qu’attendons-nous ?
JODELET.
Je suis sans compliment.
DON FERNAND.
C’est fort bien fait à vous.
Scène VIII
DON JUAN, seul
Enfin, dans mes soupçons je vois quelque lumière,
Je n’ai plus qu’à trouver l’assassin de mon frère,
Je n’ai plus qu’à trouver mon imprudente sœur,
Je n’ai plus qu’à trouver son lâche ravisseur ;
Avec ce beau cousin je n’ai plus qu’à me prendre,
C’est l’homme du balcon, l’on vient de me l’apprendre,
J’ai su de son valet tirer les vers du nez ;
Je saurai bien encore, amants bien fortunés,
Si vous faites de moi les moindres railleries,
Tandis que mon esprit s’abandonne aux furies,
Mêler dans vos plaisirs quelque chose d’amer,
Et même vous haïr au heu de vous aimer,
Si je puis découvrir, trop aimable Isabelle,
Que vous ne soyez pas aussi sage que belle.
ACTE III
Scène première
DON LOUIS, ÉTIENNE
DON LOUIS.
Ne m’importune plus, le sort en est jeté.
ÉTIENNE.
Vraiment ce don Juan est par vous bien traité
Vous avez abusé sa sœur, tué son frère,
Vous prétendez encore à sa femme ?
DON LOUIS.
J’espère
En ma persévérance, en Béatrix, en toi,
En mon oncle Fernand, en Isabelle, en moi ;
J’espère en don Juan, en sa mine importune,
Et plus que tout cela, j’espère en la fortune.
Bon, voici Béatrix.
Scène II
BÉATRIX, ÉTIENNE, DON LOUIS
BÉATRIX.
Ah ! monsieur, est-ce vous ?
ÉTIENNE.
Non, c’est le grand Mogol.
BÉATRIX.
Tout beau, roi des filous,
Je parle à votre maître.
DON LOUIS.
Eh bien ! que fait le gendre ?
BÉATRIX.
Vous parlez d’un sujet où l’on peut bien s’étendre.
Ce beau jeune seigneur, tantôt qu’on a dîné,
A mangé comme un diable, et s’est déboutonné :
Puis dans un cabinet qui joint la vieille salle,
S’est couché de son long sur une natte sale,
Où peu de temps après il s’est mis à ronfler,
Je n’ai jamais ouï cheval mieux renifler.
Toute la vitre en tremble et les verres s’en cassent.
Mais si je vous disais les choses qui se passent...
DON LOUIS.
Ma pauvre Béatrix.
BÉATRIX.
Mon pauvre don Louis.
DON LOUIS.
C’est de toi que je tiens le bien dont je jouis.
BÉATRIX.
J’en dis autant de vous, mais ce n’est qu’en promesse ;
N’importe, ce n’est pas le gain qui m’intéresse.
DON LOUIS.
Ah ! non, je veux mourir ; demande à ce valet
Si je n’ai pas laissé mon or sous mon chevet ;
Mais je reçois demain quatre ou cinq cents pistoles.
BÉATRIX.
Bien, bien, écoutez donc la chose en trois paroles.
J’ai hâte ; don Fernand, votre oncle, est enragé,
Et voudrait de bon cœur se voir bien dégagé.
Votre chère Isabelle également enrage,
Jusque-là qu’elle en a souffleté son visage.
Le temps est, ou jamais, de jouer votre jeu ;
Il faut battre le fer tandis qu’il est au feu ;
Et si vous ne savez bien pêcher en eau trouble,
Je ne donnerais pas de votre affaire un double :
Tâchez donc de la voir et de l’entretenir,
Promettez comme quand on ne veut pas tenir ;
Employez hardiment votre meilleure prose,
N’oubliez pas le lis, n’oubliez pas la rose ;
Dites-lui bien qu’elle est l’objet de tous vos vœux,
Pleurez et soupirez, arrachez des cheveux,
Puis sur vos grands chevaux, monté comme un saint George,
Dites que pour bien moins on se coupe la gorge,
Que don Juan n’a pas encor ce qu’il prétend,
Qu’en tout cas vous savez fort bien comme on se prend,
Si l’insolent vous nuit, reprenez le modeste,
Invoquez-moi la mort, ou pour le moins la peste ;
Ne vous étonnez point, elle fera beau bruit :
Mais vous savez qu’on perd le combat quand on fuit.
Or si vous en tirez la moindre lacrimule,
Je vous donne gagné, foi de Béatricule.
Vous riez, don Louis, de ce diminutif ?
Dame nous en usons, et du superlatif.
Un certain jeune auteur qui tâche de me plaire,
Quand je vais visiter mon cousin le libraire,
M’apprend tous ces grands mots ; mais adieu, je m’enfuis.
J’ai causé trop longtemps, maudite que je suis ;
Car voici ma maîtresse et son père avec elle,
Cachez-vous en ce coin ; et vous, Jean de Nivelle,
Sauvez-vous vitement.
ÉTIENNE.
Adieu donc, faux teston.
BÉATRIX.
Je te hâterai bien, si je prends un bâton.
Scène III
DON FERNAND, ISABELLE
DON FERNAND.
Plutôt mourir cent fois que fausser ma parole !
ISABELLE.
Mais mon père.
DON FERNAND.
Mais quoi ! vous êtes une folle,
Tout ce que vous pouvez seulement espérer,
Est que je pourrai bien vos noces différer :
Mais a-t-on jamais vu d’affaire plus mêlée ?
Ma foi, j’en ai quasi la cervelle fêlée.
Mon gendre est offensé, je le dois être aussi ;
Si c’est par mon neveu, que dois-je faire ici ?
Dois-je abandonner l’un, pour me joindre avec l’autre ?
Ventre de moi ! partout il y va bien du nôtre ;
L’un me tient par le sang, et l’autre par l’honneur,
Et j’ai besoin ici d’un extrême bonheur.
ISABELLE.
Quoi ! ce fut don Louis qui lui tua son frère ?
DON FERNAND.
Oui, ce fut don Louis ; et, ce qui désespère,
La sœur de don Juan m’implore contre lui :
Lui puis-je honnêtement refuser mon appui ?
Aujourd’hui mon neveu m’est venu tout de même
Dire qu’il a besoin de ma prudence extrême
Contre un homme qu’il a doublement offensé,
Et cet homme est mon gendre, et moi pauvre insensé,
Tantôt à mon neveu, tantôt à ce beau gendre,
Je ne sais quel parti je dois laisser ou prendre :
Oui, ma foi, j’en suis fou, si jamais je le fus.
Adieu, je vais tâter mon gendre là-dessus.
Scène IV
ISABELLE, seule
Et moi, je vais pleurer ma triste destinée.
Ô ciel ! à quel brutal m’avez-vous condamnée ?
N’était-ce pas assez de cette aversion,
Sans me troubler encor d’une autre passion ?
Oui, ciel ! c’était assez pour être malheureuse,
Mais voulez-vous encor que je sois amoureuse ?
Ah ! c’est trop me haïr, que de me faire aimer
Un que je n’oserais à moi-même nommer.
Toi qui n’es pas pour moi, faut-il que je t’adore ?
Et toi pour qui je suis, faut-il que je t’abhorre,
Et qu’un troisième mal à ces deux maux soit joint,
De don Louis qui m’aime, et que je n’aime point ?
Oui, bien loin de t’aimer, je te hais, misérable !
Mais si ton mal est grand, le mien est effroyable.
Laisse, laisse-moi donc, importun don Louis :
Regarde au prix de moi de quel heur tu jouis,
Tu n’es que trop vengé de la pauvre Isabelle,
Toi qui peux sans rougir te dire amoureux d’elle,
Toi qui peux sans rougir lui découvrir ton feu,
Et tu te plains encor, comme si c’était peu ?
Va, va, console-toi, ma fortune est bien pire,
Car j’aime, malheureuse, et je n’ose le dire ;
Et de plus, je te hais ; j’ai ce mal plus que toi ;
Et de plus, don Juan sera maître de moi.
Ainsi je hais, je crains, et je suis amoureuse.
Avec ces passions je ne puis être heureuse.
Hélas ! de tous ces maux qui me délivrera ?
Scène V
DON LOUIS, ISABELLE
DON LOUIS.
Moi, charmante Isabelle, et quand il vous plaira :
Oui de ce don Juan vous serez dégagée,
Puisqu’envers don Louis votre humeur est changée,
Puisque de don Louis autrefois méprisé,
Le violent amour se voit favorisé.
Commandez donc, madame, et bientôt cette épée
Dans le sang odieux de don Juan trempée,
Vous fera confesser avant la fin du jour,
Que rien n’était égal à vous que mon amour.
ISABELLE.
Ô Dieu ! me proposer des crimes de la sorte !
Sors d’ici, malheureux ! sors avant que je sorte
D’une indigne pitié que, presque malgré moi,
Même nom, même sang me font avoir pour toi.
Et comment m’aimes-tu si tu me crois capable
D’écouter seulement un dessein si coupable !
Ah ! ne te flatte point dedans ta passion ;
Tu ne seras jamais que mon aversion.
Va, va-t’en à Burgos faire des perfidies,
Va, va-t’en à Burgos jouer tes tragédies ;
Vas-y tromper la sœur et tuer le germain,
Et me laisse en repos, exécrable inhumain !
Assez grands sont les maux de la pauvre Isabelle,
Sans tâcher de la rendre encore criminelle.
DON LOUIS.
Ah, si jamais...
ISABELLE.
Tais-toi, le plus noir des esprits,
Ou bien je remplirai la maison de mes cris.
Scène VI
BÉATRIX, DON LOUIS, ISABELLE
BÉATRIX.
Ah, mon Dieu ! parlez bas, don Fernand et le gendre
Sont dessus l’escalier, ils pourraient vous entendre.
Je ne vois pas comment, avec facilité.
Don Louis sortira ; car de l’autre côté
Son suffisant valet avec sa bonne mine
Dans la chambre prochaine a, je crois, pris racine.
ISABELLE.
Et que ferons-nous donc ?
DON LOUIS.
Si j’osais...
ISABELLE.
Laisse-moi.
DON LOUIS.
Si ce valet fâcheux...
ISABELLE.
Il l’est bien moins que toi.
Béatrix ?
BÉATRIX.
Par ma foi, je tremble en chaque membre.
Si vous voulez pourtant le mettre en votre chambre ?
ISABELLE.
Où tu voudras, pourvu qu’il soit loin de mes yeux.
BÉATRIX.
Mettez-vous donc un peu dessus le sérieux,
Et m’appelez bien haut effrontée, impudente.
ISABELLE.
J’entends bien, cet avis n’est pas d’une imprudente,
Car j’ai haussé la voix d’une étrange façon.
Vraiment vous me donnez une belle leçon,
Êtes-vous une folle, ou ne suis-je pas sage,
Que vous m’osiez tenir un si hardi langage ?
Don Juan n’est pas beau, don Juan vous déplaît,
Laissez-là don Juan, je l’aime comme il est.
Ah ! vraiment, Béatrix la sotte, si mon père
Apprend ce bel avis...
Scène VII
DON FERNAND, JODELET, ISABELLE, DON JUAN, BÉATRIX
DON FERNAND.
Vous êtes en colère ?
ISABELLE.
C’est pour certains bijoux qu’on m’a pris ou perdus.
JODELET.
Non, non, à d’autres ; non, j’ai le tout entendu.
Vous ne m’aimez donc pas, madame la traîtresse ?
Et vous me desservez auprès de ma maîtresse ?
Ah, louve ! ah, porque ! ah, chienne ! ah, braque ! ah, loup-garou !
Puisses-tu te briser bras, main, pied, chef, cul, cou,
Que toujours quelque chien contre ta jupe pisse,
Qu’avec ses trois gosiers Cerberus t’engloutisse,
Le grand chien Cerberus, Cerberus le grand chien,
Plus beau que toi cent fois, et plus homme de bien.
DON FERNAND, à Béatrix.
Retirez-vous d’ici, sotte, mal avisée.
JODELET.
Ne vous en servez plus, ce n’est qu’une rusée,
Je la garantis telle.
DON FERNAND.
Ô Dieu ! je meurs de peur,
Que ce maître brutal n’aille trouver sa sœur :
Il faut le mettre aux mains avecque sa maîtresse.
Je vous quitte un moment pour affaire qui presse ;
Ma fille cependant demeure auprès de vous.
JODELET.
Bien, bien, allez-vous-en. En dépit des jaloux,
Ne pourrai-je savoir, ô beauté succulente,
Que j’aime autant qu’un oncle, et bien plus qu’une tante,
Comment dans votre cœur don Juan est logé ?
Je n’ai pu le savoir, et j’en suis enragé.
ISABELLE.
Pour vous dire la chose avec toute franchise,
D’aujourd’hui seulement je suis d’amour éprise,
Je n’avais dans l’esprit que de l’aversion,
Le dédain seulement était ma passion ;
Mais, hélas ! croyez-moi, depuis votre venue,
La flamme de l’amour m’est seulement connue ;
Et bien que mon amour à oui autre second
Doive se réjouir quand le vôtre y répond,
Au contraire je suis dans une peine extrême
De voir que vous m’aimez, et qu’il faille que j’aime ;
Car votre humeur du mien ne peut être le prix.
Encore que par vous mon cœur se trouve pris,
Bien qu’à vous et chez vous soit tout ce que j’adore,
Sachez pourtant qu’en vous est tout ce que j’abhorre.
JODELET.
Ma foi, j’entends bien peu ce discours raffiné,
Je connais seulement qu’il est passionné.
Où diable prenez-vous tant de philosophie ?
ISABELLE.
Il faut bien envers vous que je me justifie,
Vous doutez de ma flamme. Oui, j’aime, encore un coup :
Ce que j’aime est à vous, et je l’aime beaucoup ;
Et lorsque je vous vois, j’aperçois tout ensemble
L’objet de mon amour, et je brûle et je tremble ;
Je brûle de désir, et je tremble de peur ;
Vous causez à la fois ma joie et ma douleur.
Fut-il jamais un mal plus étrange et plus rare ?
Lorsque je le dis moins, quasi je le déclare ;
Et si je le disais, au lieu de m’alléger,
Au lieu de me guérir, je serais en danger :
Et quand, sans découvrir ou bien cacher ma flamme,
Je tâche à déguiser ce que je sens dans l’âme,
En ce déguisement je trouve un sort égal,
C’est-à-dire partout je n’ai rien que du mal.
JODELET.
J’entends encore moins ce discours-ci que l’autre,
Je connais seulement que l’amour la rend nôtre,
Que la pauvrette brûle à notre attention,
Car elle me lorgnait avec intention.
Depuis que je vous vis, bel ange tutélaire...
Parbleu ! pour achever je ne sais comment faire.
Approchez, mon valet, faites pour moi l’amour,
Puis après je viendrai la reprendre à mon tour.
DON JUAN.
Mais, monsieur.
JODELET.
Mais, faquin, vous voudriez peut-être
Me donner des conseils, suis-je pas votre maître ?
Et qui sait mieux que vous le bien que je lui veux,
Et qui pourra donc mieux lui faire savoir, gueux ?
DON JUAN.
Madame, j’obéis, puisqu’on me le commande.
JODELET.
Qu’il a peur de faillir avec sa houppelande !
Çà, radoucissez-vous, sans faire le railleur,
Faites bien les doux yeux, et donnez du meilleur ;
Je m’en vais cependant faire auprès de la porte
Quelques réflexions sur chose qui m’importe.
BÉATRIX.
Comment pourrai-je donc tirer hors de son trou
Ce maudit don Louis ? malepeste du fou !
JODELET.
Mais n’est-ce point aussi, madame, son étoile,
Qui la pousse sur nous ainsi qu’à pleine voile ?
La fortune, ma foi, s’irait rire de moi,
Si m’offrant tel bonheur je ne vous l’empaumoi.
Mon maître, que sait-on ? peut en être bien aise ;
Mais s’il arrive aussi que cela lui déplaise,
Prenons l’occasion, au péril d’un affront,
Par le fin beau toupet qu’elle a dessus le front ;
Par derrière elle est chauve et paraît une gogue.
Mais qui l’eût jamais dit qu’un visage de dogue
Put donner de l’amour ? Il faut en profiter,
Et quand nous serons seuls, je prétends la tenter.
Rêvons un peu dessus cette présente affaire.
Mon valet, vous a-t-on mis là pour ne rien faire ?
Vous parlez à l’oreille ; ah vraiment, maître sot,
Ou vous parlerez haut, ou vous ne direz mot.
DON JUAN.
J’ai cru que parlant haut je pourrais vous distraire.
JODELET.
Non, non, parlez tout haut, si vous voulez me plaire.
DON JUAN.
Je m’en vais donc vous dire ici ma passion ;
Mais tout ce que je fais n’est rien que fiction ;
Je ne suis pas ici ce que je devrais être,
Et ce n’est pas ainsi que j’y devrais paraître.
Lorsque je m’imagine, objet charmant et doux,
Le bien qu’aura celui qui sera votre époux,
Mon âme, je l’avoue, est de frayeur saisie,
En un mot, je me sens épris de jalousie :
C’est assez vous montrer que j’aime avec excès.
Mais qui m’assurera d’avoir un bon succès ?
JODELET.
Ôtez-vous vitement, je tiens une pensée
Qui vaut son pesant d’or. Si mon âme insensée,
Tout ainsi que la mer a son flux et reflux,
Pouvait s’émanciper... Ah ! je ne la tiens plus,
Elle m’est échappée, adorable Isabelle,
Le plaisir que je prends en vous voyant si belle,
M’a séché la mémoire et troublé les esprits,
Ou bien plutôt c’est toi, maudite Béatrix,
Qui me portes guignon : allons vite, qu’on gille ;
Vous aussi, mon valet, qui faites tant l’habile,
Qu’on me laisse ici seul.
ISABELLE.
Quoi ! seul, qu’en dirait-on ?
JODELET.
Et qui peut en parler, si je le trouve bon ?
ISABELLE.
Au moins que Béatrix...
JODELET.
Je n’en veux point démordre.
Vous ne pouvez faillir, puisque c’est par mon ordre ;
Puis, je n’ai pas encor visité le balcon,
Allons-y prendre l’air, on dit qu’il y fait bon.
ISABELLE.
Oui, principalement lorsque quelque vent souffle.
DON JUAN.
Quel diable de dessein peut avoir ce maroufle ?
Je le veux observer.
JODELET.
Allons donc, mon souci.
ISABELLE.
Vous me dispenserez, je ne bouge d’ici.
JODELET.
Oui, vous ne bougerez. Ah ! c’est trop de mystère,
Savez-vous que je suis un homme très colère ?
Çà donc, vite, qu’on vienne.
ISABELLE.
Ô Dieu ! quel insolent !
Quoi ! me tirer ainsi d’un effort violent !
Et je puis vivre encore ! ô fortune cruelle !
Faut-il que ce brutal trouve que je suis belle,
Et que pour éviter le péril que je cours,
Le trépas soit le seul qui m’offre son secours ?
JODELET.
Ah ! ma reine, de grâce...
ISABELLE.
Ô le dernier des hommes !
Sache, si ce n’était les termes où nous sommes,
Que je t’arracherais et le cœur et les yeux,
Et qu’avec ces deux mains...
JODELET.
Mais plutôt faites mieux,
Souffrez que je les baise.
ISABELLE.
Ah ! je suis enragée ;
Quoi ! je n’étais donc pas déjà trop outragée ?
Laissons-là ce brutal.
DON JUAN, le surprend.
Ah ! ah ! maître vilain,
Vous vous ingérez donc de lui baiser la main ?
JODELET.
Moi ! c’est qu’elle a baisé la mienne.
DON JUAN.
Âme de boue,
Tu railles donc, pendard, et tu crois que je joue ?
Infâme, sac à vin, insolent, effronté,
Tu te repentiras de ta témérité.
JODELET.
Ah, mon maître !
DON JUAN.
Ah, coquin !
JODELET.
Ah, la tête ! ah, l’épaule !
Ah, de grâce, seigneur !
DON JUAN.
Si j’avais une gaule,
Je te ferais crier d’une étrange façon.
Mon Dieu ! c’est elle-même.
JODELET. Se jette sur son maître.
Et comment, beau garçon,
Oses-tu devant moi médire d’Isabelle ?
Tu ne la trouves donc que passablement belle ?
Maître grimpe-potence, et par haut et par bas,
Et de pieds et de mains.
ISABELLE.
Eh, ne le frappez pas !
DON JUAN.
Ah, bourreau !
JODELET.
Tu sauras comme les bras se cassent.
ISABELLE.
Que vous a-t-il donc fait ?
JODELET.
Ce sont chaleurs qui passent.
Le voyez-vous bien là, ce vrai grippe-manteau,
Il ne mérite pas qu’on lui donne de l’eau.
Tu ne la trouves donc que passablement belle ?
Et d’esprit elle n’est aussi que telle quelle ?
ISABELLE.
Il me hait donc, l’ingrat ! ah ! c’est pour en mourir.
DON JUAN.
Je ne puis différer, je vais me découvrir ;
Enfin je ne suis plus...
JODELET.
Loin, loin d’ici, profane !
N’attends plus rien de moi, si ce n’est coups de canne.
Puis-je pas le chassant retenir son habit ?
ISABELLE.
Non, non, si j’ai chez vous tant soit peu de crédit,
Qu’il ne soit point chassé : ce n’est pourtant qu’un traître.
DON JUAN, à part.
Jamais coquin peut-il plus offenser son maître ?
Et qui l’eût jamais cru de ce chien de valet ?
JODELET.
Je vous quitte un moment, mon ange.
ISABELLE.
Jodelet ?
DON JUAN.
Madame ?
ISABELLE.
Je rougis, et ne sais que lui dire.
Je vous nommais tantôt l’auteur de mon martyre,
Et j’avais de l’amour pour vous : n’en croyez rien,
Ce n’est qu’à don Juan que je voulais du bien,
Vous étiez don Juan alors, mais à cette heure
Vous êtes Jodelet.
DON JUAN.
Ah ! madame, je meure !
S’il me peut arriver jamais un bien plus doux,
Que de voir don Juan quelque jour votre époux.
ISABELLE.
Il ne m’aima jamais, j’en suis trop assurée.
DON JUAN.
Jamais chose de moi ne fut plus désirée,
J’y mets toute ma gloire et mon ambition.
ISABELLE.
Vous êtes donc content, car c’est ma passion.
DON JUAN.
Oui, je serais content, trop aimable Isabelle,
Si j’étais assuré que vous fussiez fidèle ;
Mais, hélas ! jusqu’ici, tant mon malheur est grand,
Tout semble vous convaincre, et rien ne vous défend.
Scène VIII
ISABELLE, BÉATRIX
BÉATRIX.
Il s’en est donc allé, le mignon de couchette ?
Je pourrai maintenant tirer de sa cachette
Le seigneur don Louis.
ISABELLE.
L’as-tu bien vu sortir ?
BÉATRIX.
Il n’en faut point douter.
ISABELLE.
Vas le faire partir,
Et me viens retrouver au jardin.
BÉATRIX.
Malheureuse,
Ne vois-je pas sortir cette dame pleureuse ?
À qui diable en veut donc ce fantôme hideux ?
Peste soit de la dame et du sot amoureux !
Scène IX
LUCRÈCE, DON LOUIS
LUCRÈCE.
Ce procédé nouveau me surprend et m’étonne ;
C’est mal me protéger alors qu’on m’abandonne.
Je reviens, m’a-t-il dit, à vous dans un moment,
Et comme si c’était trop de ce compliment,
Et de m’avoir donné sa chambre pour asile,
Il est peut-être allé se divertir en ville.
Je viens tout maintenant d’ouïr des gens parler,
Crier fort haut, se battre et se bien quereller ?
Tout ceci me paraît de fort mauvais augure,
Mais je veux leur montrer une autre procédure ;
Je prendrai congé d’eux avant que de sortir,
Je ne puis faire moins que les en avertir.
Je pense que voilà la chambre d’Isabelle,
Elle est ouverte, entrons et prenons congé d’elle.
Mais j’y vois, ce me semble, un homme ; ô Dieu ! c’est lui,
Je ne puis l’éviter.
DON LOUIS.
Je pense qu’aujourd’hui
Béatrix a dessein de faire ici mon gîte ;
Mais, ô chère Isabelle, où courez-vous si vite ?
Je ne suis pas ici pour vous persécuter ;
Quoi ! vous ne voulez pas seulement m’écouter ?
Et cependant pour vous nuit et jour je soupire.
Hélas ! je n’ai qu’un mot seulement à vous dire.
Vous m’avez envoyé tantôt faire à Burgos
Des crimes assez noirs pour n’avoir point d’égaux ;
Vous m’avez reproché ma flamme criminelle,
Comme si je trouvais quelqu’autre fille belle
Après vous avoir vue, ou celle que j’y vis,
Dont pour passer le temps je me feignis ravi,
Ne posséda jamais que des appas vulgaires,
Qu’elle estimait charmants, et qui ne l’étaient guères.
Pour vous le témoigner, mon nom je lui feignis,
Et ce fut par pitié que je me contraignis
À passer quelques nuits devisant avec elle ;
Je n’en ai depuis eu ni demandé nouvelle,
D’en savoir ce n’est pas aujourd’hui mon souci.
LUCRÈCE, ouvrant son voile.
Ah ! je veux t’en apprendre, infâme, la voici,
Celle qui n’eut jamais que des appas vulgaires,
Celle qui t’aimait tant et que tu n’aimais guères,
Qui te hait maintenant et qui te haïra,
Qui morte ou vive, aimée ou méprisée, ira
Te reprocher partout, amant impitoyable,
Que ne t’ayant rien fait que n’être pas aimable,
Tu la devais laisser pour ce qu’elle valait,
Sans feindre de l’aimer : oui, traître ! il le fallait,
Et ne l’appeler pas et ton âme et ta reine.
Hélas ! j’aurais un frère, et je serais sans peine,
Au lieu que je me vois, par cette trahison,
Sans honneur, sans appui, sans frère et sans maison.
Tu penses m’échapper, homicide ! parjure !
Au secours ! à la force !
DON LOUIS.
Ah ! madame, je jure
Que vous serez contente.
LUCRÈCE.
Âme double et sans foi...
Scène X
DON JUAN, LUCRÈCE, DON LOUIS
DON JUAN.
Quel désordre est ceci !
LUCRÈCE.
Dieu ! qu’est-ce que je vois ?
DON JUAN.
N’est-ce pas là ma sœur ?
LUCRÈCE.
N’est-ce pas là mon frère ?
DON JUAN.
Et l’un et l’autre objet me mettent en colère.
DON LOUIS.
À qui donc en veut-il ?
DON JUAN.
Je suis tout assuré
Du crime de ma sœur, je n’ai pas avéré
Tout à fait mes soupçons, commençons donc par elle.
Malheureuse !
LUCRÈCE.
Ah ! seigneur.
DON LOUIS.
J’entreprends sa querelle,
Encore qu’elle cherche à se venger de moi.
Mais quel droit prétends-tu sur elle ?
DON JUAN.
Je le dois.
DON LOUIS.
Toi, n’es-tu pas valet ?
DON JUAN.
Don Juan est mon maître.
Son honneur est le mien.
LUCRÈCE.
Il se cèle peut-être
Avec quelque dessein.
DON LOUIS.
Quoi ! me voir quereller
Deux fois par un valet ?
DON JUAN, Lucrèce veut sortir.
Ah ! non, pour s’en aller,
C’est ce que je ne veux et ne dois pas permettre.
Mais en cette maison qui vous a donc pu mettre ?
Et pourquoi tant de cris ?
LUCRÈCE.
Vous allez tout savoir.
J’entrais dans cette chambre, et c’était pour y voir
Isabelle ; j’ai vu cet homme, ce me semble,
Qui m’a paru surpris ; las, encore j’en tremble.
À quelle intention il s’y voulait cacher,
Je ne sais ; le voyant sortir, pour l’empêcher,
J’ai crié, mais je crois que sans votre venue...
DON JUAN.
C’est assez, c’est assez, mon offense est connue,
Je veux fermer la porte.
LUCRÈCE.
Hélas ! je meurs de peur.
DON JUAN.
Il faut, ô don Louis, faire voir sa valeur.
DON LOUIS.
Tu mourras de ma main.
DON JUAN.
Je vous tiens.
LUCRÈCE.
Je suis morte.
DON LOUIS.
On frappe, on vient à nous.
DON JUAN.
Achevons, il n’importe.
Scène XI
DON FERNAND, LUCRÈCE, DON JUAN, DON LOUIS, ISABELLE
DON FERNAND, dehors.
Il la faut enfoncer.
LUCRÈCE.
Je ferai bien d’ouvrir.
DON JUAN, parlant tout bas à sa sœur.
N’ouvrez pas, si par toi l’on peut me découvrir...
LUCRÈCE.
Ah ! seigneur don Fernand, appelez tous les vôtres.
DON FERNAND.
Arrêtez, par la mort ! le premier de vous autres
Qui ne rengainera, je serai contre lui.
Ô Dieu ! que d’embarras m’accablent aujourd’hui ?
Qui vous a mis ici, mon neveu ? Vous, Lucrèce,
Qui vous a découverte ? et vous, quel mal vous presse,
Qui n’avez fait encore ici que quereller ?
DON LOUIS.
Vous allez tout savoir.
DON JUAN.
Non, laissez-moi parler,
Je le sais mieux que lui : mais il faut que je sache
Si ce n’est pas céans que Lucrèce se cache,
Si don Louis n’est pas parent de la maison.
DON FERNAND.
Oui, l’un et l’autre est vrai.
DON JUAN.
N’est-ce pas la raison
Qu’un valet dans l’honneur d’un maître s’intéresse,
Lorsque dans son honneur on l’attaque, on le blesse ?
DON FERNAND.
On ne le peut nier.
DON JUAN.
Écoutez si j’ai tort.
Je suis ici couru que l’on criait bien fort :
Lucrèce avait trouvé, sans doute à l’insu d’elle,
Don Louis dans la chambre où se couche Isabelle ;
Je l’ai vue éplorée, aux prises avec lui,
Il faut qu’il ait été caché tout aujourd’hui,
Car je n’ai pas levé l’œil de dessus la rue,
Et l’on n’a pu sortir sans passer à ma vue.
DON LOUIS.
Ah ! c’est pour un valet trop de raffinement.
DON JUAN.
Je ne suis pas au bout, il faut assurément,
Mon maître étant époux de madame Isabelle,
Qu’il se trouve offensé pour Lucrèce, ou pour elle.
Il pourrait bien encor l’être pour toutes deux :
Je ne puis donc manquer en un cas si douteux,
Puisqu’on toutes les deux il peut aller du nôtre,
D’achever don Louis, ou pour l’un, ou pour l’autre.
DON LOUIS.
D’achever ? tu n’as pas encore commencé.
DON FERNAND.
Arrêtez, don Louis ; vous êtes insensé,
Jodelet, ah ! voici la plus étrange affaire
Dont on ait ouï parler.
DON JUAN.
Vous n’y pouvez rien faire,
Il faut que je le tue.
DON FERNAND.
Ah ! mon cher Jodelet !
Remettez votre épée.
ISABELLE.
Il faut que ce valet
Soit jaloux pour son maître, et la chose est nouvelle.
DON JUAN.
On ne saurait jamais vider notre querelle ;
Mais pour l’amour de vous j’ose bien hasarder
Un moyen gui pourra les choses retarder ;
C’est que vous me fassiez chacun une promesse :
Vous, seigneur don Fernand, de remettre Lucrèce
Au pouvoir de son frère alors qu’il le voudra ;
Vous, seigneur don Louis, sitôt que l’on pourra,
De vous couper la gorge avec don Juan même.
DON LOUIS.
Quant à moi, je ne puis sans une peine extrême,
Prendre ou donner parole à des gens comme toi.
DON JUAN.
Sachez que don Juan n’est pas autre que moi.
Si ce n’est que bientôt don Juan vous assomme ;
Vous savez si je suis, ou puis être votre homme.
DON FERNAND.
Oui, nous vous promettons ce que vous désirez.
Mon neveu ?
DON LOUIS.
Je ferai tout ce que vous voudrez ;
Je donne ma parole.
DON JUAN.
Et je donne la mienne,
Que je n’avance rien que don Juan ne tienne.
DON LOUIS.
Je n’ai donc qu’à chercher votre maître demain.
DON JUAN.
Vraiment vous n’aurez pas à faire grand chemin.
DON FERNAND.
Je m’en vais le chercher.
DON JUAN.
Vous y pourrai-je suivre ?
DON FERNAND.
Oui, venez.
DON JUAN.
J’ai bien peur que nous le trouvions ivre.
ACTE IV
Scène première
LUCRÈCE, ISABELLE
LUCRÈCE.
Votre civilité m’est ici bien cruelle :
Laissez-moi, laissez-moi sortir, belle Isabelle.
ISABELLE.
Eh quoi ! vous pensez donc ainsi nous échapper ?
Le bonhomme n’est pas si facile à tromper,
Il s’en est bien douté ; mais tantôt il espère
De vous raccommoder avecque votre frère :
C’est une affaire aisée, ou je me trompe fort.
LUCRÈCE.
Mon frère ne se peut fléchir que par sa mort ;
Délivrez-vous plutôt de cette infortunée,
Ses pleurs s’accordent mal avec votre hyménée :
Car, vous dirai-je enfin la chose comme elle est ?
Don Juan n’est rien moins que ce qu’il vous paraît.
ISABELLE.
Ah ! le voici venir, cachez-vous, je vous prie,
Vous n’avez qu’à passer dans cette galerie,
Pour gagner le jardin où je vais vous trouver :
Cependant je me cache ici pour l’observer.
Scène II
JODELET, seul, en se curant les dents
Soyez nettes, mes dents, l’honneur vous le commande,
Perdre les dents est tout le mal que j’appréhende.
L’ail, ma foi, vaut mieux qu’un oignon.
Quand je trouve quelque mignon,
Sitôt qu’il sent l’ail que je mange,
Il fait une grimace étrange,
Et dit, la main sur le rognon,
Fi, cela n’est point honorable.
Que béni soyez-vous. Seigneur,
Qui m’avez fait un misérable
Qui préfère l’ail à l’honneur.
Soyez nettes, mes dents, etc.
Que ce fut bien fait au destin
De ne faire en moi qu’un faquin,
Qui jamais de rien ne s’offense !
Ma foi ! j’ai raison quand je pense
Que plus grand est l’heur du gredin,
Ni que du prélat en l’église,
Ni que le prince en un État.
D’être peu beaucoup je me prise,
Il n’est rien tel qu’être pied-plat.
Soyez nettes, mes dents, etc.
Quand je me mets à discourir
Que le corps enfin doit pourrir,
Le corps humain où la prudence
Et l’honneur font leur résidence,
Je m’afflige jusqu’au mourir.
Quoi ! cinq doigts mis sur une face
Doivent-ils être un affront tel,
Qu’il faille pour cela qu’on fasse
Appeler un homme en duel ?
Soyez nettes, mes dents, etc.
Un barbier y met bien la main,
Qui bien souvent n’est qu’un vilain,
Et dans son métier un grand ase ;
Alors que tel barbier vous rase,
Il vous gâte un visage humain ;
Pourquoi ne t’en veux-tu pas battre,
Toi qu’un soufflet choque si fort,
Que tu t’en fais tenir à quatre ?
Un souffleté vaut bien un mort.
Soyez nettes, mes dents, etc.
Pour moi, j’estime moins qu’un chien,
Celui qui n’aime ici-bas rien,
Que botte en tierce, ou bien en quarte,
Ou cheval qui de la main parte,
Ou pistolet qui tire bien.
Faut-il qu’en duels on abonde
Pour quelque injure que ce soit.
Si coups de bâton sont au monde.
Qui font mal quand on les reçoit ?
Soyez nettes, mes dents, etc.
Messieurs les lions rugissants,
Qui tous allez éclaircissants,
Au gré de votre jeune bile,
Sachez qu’aux champs comme à la ville,
Un soufflet vaut mieux que cinq cens,
Puisque soufflets les déshonorent.
Ou les hommes sont insensés,
Ou messieurs les vivants ignorent
Quels sont messieurs les trépassés.
Soyez nettes, mes dents, l’honneur vous le commande,
Perdre les dents est tout le mal que j’appréhende.
Scène III
BÉATRIX, JODELET
BÉATRIX.
Ah ! seigneur don Juan, on vous a bien cherché.
JODELET.
On devait me trouver, je n’étais pas caché.
Et qui sont ces chercheurs ?
BÉATRIX.
L’un est votre beau-père,
Et l’autre don Louis, fils de son défunt frère :
Votre valet en est aussi.
JODELET.
J’étais allé
Chez un ami, manger un pied de bœuf salé,
Où j’ai trouvé d’un ail qui sent bien mieux que l’ambre.
Quelle clé tenez-vous ?
BÉATRIX.
Celle de votre chambre.
Don Fernand vous destine un autre appartement,
Où vous serez bien mieux et plus commodément.
JODELET.
Pourquoi ce changement ?
BÉATRIX.
Il craint la médisance,
Et vous ne pouvez pas avecque bienséance
Coucher près de sa fille.
JODELET.
Oh ! chère Béatrix,
Sais-tu bien que pour toi je suis d’amour épris,
De tout temps je me trouve enclin aux Béatrices,
Pour toi je couve un feu plus chaud que des épices.
BÉATRIX.
Moi, j’aime de tout temps les seigneurs don Juans,
Et je sentis mon mal quand vous vîntes céans.
JODELET.
Follette, Dieu me sauve...
BÉATRIX.
Ah ! prenez-la donc vite.
JODELET.
Mais viens donc me mener jusqu’à ce nouveau gîte.
BÉATRIX.
Tarare, suivez-moi, j’y vais tout de ce pas.
JODELET.
Larronnesse des cœurs, tu n’échapperas pas.
Las, faut-il donc pour vous que notre poitrine arde,
Si vous n’ôtes pour nous qu’une nymphe fuyarde ?
Scène IV
ISABELLE, JODELET
ISABELLE.
Quoi ! seigneur don Juan, vous courez Béatrix ?
JODELET.
Je voulais tant soit peu m’ébaudir les esprits.
ISABELLE.
Je ne vous croyais pas de si peu de courage.
JODELET.
Ce sont jeux de garçon qui passent avec l’âge.
ISABELLE.
Vous donnerez de vous mauvaise opinion,
Et je dois bien douter de votre affection.
JODELET.
Allez-vous-en filer, notre épouse future :
Plus grand’dame que vous est madame Nature ;
Je suis son serviteur et le fus de tout temps,
Et nargue pour tous ceux qui n’en sont pas contents.
ISABELLE.
Je vais donc vous laisser, de peur de vous déplaire.
JODELET.
Objet charmant et beau, vous ne sauriez mieux faire.
Ma foi, je m’y suis pris de mauvaise façon,
Car je sais que son cœur ne fut jamais glaçon.
Aristote a raison, gui dit qu’une maraude
Ne se doit point prier ; mais il faut à la chaude
La gripper aux cheveux, la saisir au collet,
Quelquefois l’affaiblir avec un beau soufflet ;
Si soufflet ne suffit, user de la gourmade ;
Si la gourmade est peu, lors de la bastonnade.
Tout homme de bon sens doit, ce dit-il, user
Pour la mettre en état de ne rien refuser.
Mais autre censeur vient, de mes censeurs le pire.
Scène V
DON FERNAND, JODELET
DON FERNAND.
Je vous cherche partout, don Juan.
JODELET.
Que désire
L’équitable Fernand de son humble valet ?
DON FERNAND.
N’avez-vous rien appris de votre Jodelet ?
JODELET.
Non, mais avant la nuit je le verrai possible.
C’est pour vous proposer chose assez peu plausible.
JODELET.
Quelle est donc cette chose ?
DON FERNAND.
Il faut absolument,
(Pensez bien, qu’à regret...)
JODELET.
Que faut-il ? Vitement.
DON FERNAND.
Aller à la campagne.
JODELET.
Est-ce tout ? Que m’importe !
DON FERNAND.
Oui, mais c’est pour vous battre.
JODELET.
Ah ! non, en cette sorte
Il m’importe beaucoup ; mais si sans résister
Je veux vous obéir, à quoi bon m’irriter ?
DON FERNAND.
Parce qu’on vous a fait une offense mortelle.
JODELET.
Don Fernand, vous montrez ici peu de cervelle,
Il faut que vous soyez certes un maître-fou.
DON FERNAND.
Courage, don Juan ; mais puis-je savoir d’où
Vous pouvez inférer que je ne sois pas sage ?
JODELET.
De venir sottement m’avertir d’un outrage
Que je ne savais point, et ne voulais savoir.
DON FERNAND.
Apprenez en cela que j’ai fait mon devoir,
Et que si vous voulez vous acquitter du vôtre,
Il faut, sans vous servir de la valeur d’un autre,
Aujourd’hui, s’il se peut, voir, l’épée à la main,
Celui qu’on sait avoir tué votre germain.
Il le tua la nuit, soit hasard, soit vaillance,
Vous devez vitement en faire la vengeance.
JODELET.
Fût-ce la nuit ?
DON FERNAND.
La nuit.
JODELET.
Se batte qui voudra :
Puisque sans voir il tue, alors qu’il me verra,
Que pourrais-je durer contre un tel Matamore ?
Et de plus, voulez-vous que je vous dise encore
L’avantage qu’aurait ce dangereux garçon ?
C’est que cet enragé sait déjà la façon
Dont il faut dépêcher ceux de notre lignage.
DON FERNAND.
Pensez-vous, don Juan, avoir bien du courage ?
JODELET.
Oui-dà, j’en ai beaucoup, et n’en ai que du bon.
Dites-moi seulement, où le trouvera-t-on ?
Est-il bien loin d’ici ? Se fera-t-il attendre ?
Savez-vous son logis ? Le pourra-t-on apprendre ?
Et son nom quel est-il ?
DON FERNAND.
Don Louis de Rochas.
JODELET.
Quoi ! c’est votre neveu ? Je ne me bats donc pas,
Puisqu’il a votre nom qui m’est si vénérable ;
Cette qualité m’est assez considérable
Pour me mettre à ses pieds où je le trouverai,
Et, si vous le voulez, même je l’aimerai.
DON FERNAND.
Ce n’est pas tout encore : une seconde offense
Vous devrait contre lui porter à la vengeance :
Votre sœur a sujet de se plaindre bien fort...
JODELET.
Je veux qu’en offensant ma sœur il ait eu tort ;
Mais j’ai fait un serment, et n’en déplaise aux dames,
De ne prendre jamais querelle pour des femmes.
DON FERNAND.
Vous êtes un poltron, ou je me trompe bien.
JODELET.
Au beau-père cela ne doit toucher en rien.
DON FERNAND.
Apprenez néanmoins que tout ceci me touche.
JODELET.
Beau-père trop hargneux, beau-père trop farouche,
Beau-père assassinant, et beau-père éternel,
Qui me vient proposer un acte criminel,
Que vous a déjà fait un misérable gendre,
Que vous tâchez déjà de voir son sang répandre ?
Monseigneur Belzébuth, qui vous puisse emporter,
Vous aurait-il chargé de me venir tenter ?
Si le danger n’était que d’un simple homicide :
Mais vous voulez sur moi voir faire un gendricide,
Et le faire devant la consommation,
Est certes, don Fernand, très cruelle action.
DON FERNAND.
Votre valet tantôt a donné sa parole
De se battre pour vous.
JODELET.
Qu’il la tienne, le drôle.
Je ne suis point jaloux de le voir plein de cœur.
DON FERNAND.
Vous ne vous battez point pour frère ni pour sœur ?
JODELET.
Il faut être en humeur pour se battre, et je meure
Si j’y fus jamais moins que j’y suis à cette heure.
DON FERNAND.
Je vous croyais vaillant, je me suis bien trompé.
JODELET.
Quand d’un glaive tranchant je serai découpé,
Qu’en sera mieux ma sœur ? qu’en sera mieux mon frère ?
Laissez-moi donc en paix, homme, singe ou beau-père.
DON FERNAND.
Vous n’avez qu’à chercher autre femme à Madrid.
JODELET.
Que vous eussiez aimé pour votre gendre un Cid,
Qui vous eût assommé, puis épousé Chimène !
DON FERNAND.
N’attendez plus de moi que mépris et que haine,
Ô le plus grand poltron qui jamais ait été !
JODELET.
Je suis, ô don Fernand, de votre cruauté,
Malgré vos noires dents, serviteur très fidèle,
Et je le suis aussi de madame Isabelle.
DON FERNAND.
Je ne suis point le vôtre, et hors de ma maison
Je vous forcerais bien à me faire raison.
Scène VI
DON JUAN, DON FERNAND, JODELET
DON JUAN.
Qu’avez-vous, don Fernand, qui vous met en colère ?
DON FERNAND.
Ce gendre mal choisi.
JODELET.
Parlez mieux, mon beau-père.
DON FERNAND.
Éloignons-nous de lui. Ce gendre donc maudit
Vous désavoue en tout, et m’a nettement dit
Qu’il n’était point d’avis de venger son offense,
Et qu’il ne fut jamais enclin à la vengeance ;
Même il m’a quasi dit qu’il a perdu le cœur.
Faites-lui revenir, sauvez-lui son honneur,
Trop fidèle valet d’un trop timide maître,
Montrez-lui vivement quel homme il devrait être ;
Qu’étant de don Louis doublement outragé,
C’est l’avoir bien servi que l’avoir engagé,
Quoique son ennemi soit homme redoutable ;
Que cette offense aussi n’est guère supportable ;
Montrez-vous bon ami, montrez-vous bon valet,
Inspirez-lui du cœur, valeureux Jodelet.
Je sais bien qu’en ceci j’ai quelque part à prendre ;
Mais touchant mon devoir on ne peut rien m’apprendre.
Si j’étais offensé comme lui doublement,
On verrait don Fernand agir tout autrement.
Enfin n’oubliez rien, afin qu’il s’évertue,
Son ennemi l’attend au bout de cette rue,
Qui s’imaginera qu’on le redoute fort.
Je m’en vais le trouver.
DON JUAN.
Mais de quel autre tort
Mon maître don Juan doit-il tirer vengeance ?
DON FERNAND.
Il vous apprendra tout, le voici qui s’avance.
DON JUAN.
Or çà, mon Jodelet, dis-moi, sans rien changer,
Quels outrages nouveaux avons-nous à venger ?
Scène VII
JODELET, DON JUAN
JODELET.
S’en est-il donc allé ?
DON JUAN.
Oui.
JODELET.
Tant mieux ; que je meure
S’il ne m’a quasi fait, enrager tout à l’heure.
Seigneur, il n’est plus temps de se plus déguiser,
Le faire plus longtemps ce serait niaiser ;
Don Louis en ferait une pièce pour rire.
Mais l’avez-vous pour moi défié ?
DON JUAN.
Sans lui dire
Que j’étais don Juan, oui, je l’ai défié,
Et, ma foi, je m’étais toujours bien défié
Que ce jeune galant cajolait Isabelle ;
Enfin je l’ai trouvé tantôt caché chez elle,
Et sans un accident que je te dois celer,
Nous nous fussions battus au lieu de quereller,
Et je n’ai seulement l’affaire différée,
Qu’attendant que je voie un peu mieux avérée
Une chose qui n’est encore en mon esprit
Qu’un sujet de soupçon, de rage et de dépit ;
Car enfin ce peut être un coup de téméraire,
Un tour de Béatrix, que l’argent a fait faire :
Puis j’ai quelque raison pour croire assurément
Qu’Isabelle en ceci ne trempe nullement.
JODELET.
Monsieur, ce n’est pas tout crue votre jalousie ;
Autre chose vous doit brouiller la fantaisie.
Don Louis en l’honneur vous offense bien fort :
De vous expliquer mieux la chose j’aurais tort,
Elle ne peut quasi s’entendre ni se dire,
L’un et l’autre l’augmente et la rend toujours pire.
DON JUAN.
Ah ! ne me la dis point, je la devine assez ;
Mais que tous mes malheurs et présents et passés
Se bandent contre moi, j’ai pour moi bon courage.
Et qui le sait encor ?
JODELET.
Tout le monde.
DON JUAN.
Ah ! j’enrage.
Ah ! maintenant, fureur, je m’abandonne à vous.
Et don Fernand est-il pour nous, ou contre nous ?
JODELET.
Don Louis est son sang, mais pour l’honneur du vôtre
Il fait ce qu’on ne fit jamais pour pas un autre,
Il veut que don Louis vous en fasse raison,
Et don Louis m’attend près de cette maison,
Qui me croit don Juan.
DON JUAN.
Il faut que je le tue :
Mais on est bien souvent séparé dans la rue,
Les combats de pavé sont moins guerre que paix,
C’est à quoi je ne puis me résoudre jamais :
J’hasarde ma vengeance allant à la campagne ;
On n’y fait quasi plus de combat en Espagne,
Qu’on ne conte la chose autrement qu’elle n’est,
Et ce lieu de combat moins que l’autre me plaît.
Si dans quelque maison, quoique contre la mode...
JODELET.
Attendez, je vous trouve une place commode.
Je tiens ici la clé d’un bas appartement,
Où nous devons coucher ; là très commodément
Vous pourrez vous venger presque aux yeux d’Isabelle,
Sans qu’il en soit rien su que de son père ou d’elle.
DON JUAN.
Ah, mon cher Jodelet, que tu l’as bien choisi !
Va vite le trouver.
JODELET.
Mais plutôt allez-y.
Il est temps, ou jamais, qu’on sache qui vous êtes,
Comment prétendez-vous faire ce que vous faites,
Et passer pour valet ? Allez, allez, seigneur,
Vous découvrir, vous battre et venger votre honneur.
DON JUAN.
Quoi ! si par un effet de pure jalousie,
Par un simple soupçon ne dans ma fantaisie,
J’ai déguisé mon nom, veux-tu pour un affront,
De qui le moindre mal est de rougir mon front,
Que j’aille me montrer ? ah, plutôt je te prie,
Si tu n’aimes mieux voir don Juan en furie,
Souffre encore mon nom qui ne t’offense en rien :
Une offense est bien pire, et je la souffre bien.
JODELET.
Vous me l’ordonnez donc ?
DON JUAN.
Même je t’en conjure.
JODELET.
Il faut vous obéir : mais si par aventure,
Comme les hommes sont souvent impatients,
Il voulait dégainer avant qu’être céans,
Que fera Jodelet qui n’aime point la guerre,
Et qui se plaît bien fort au séjour de la terre ?
DON JUAN.
Fais-lui signe de loin, il ne manquera pas
De te venir trouver ; et toi d’un même pas
Tu me ramèneras en cette chambre basse.
JODELET.
Autre difficulté mon esprit embarrasse.
S’il est court de visière ?
DON JUAN.
Ah ! c’est troc discourir,
Ne me répliques plus, et me le vas quérir.
JODELET.
Ce dur commandement terriblement me choque :
Mais, seigneur, gardez-vous surtout de l’équivoque,
Discernez Jodelet d’avecque don Louis,
On a souvent les yeux de colère éblouis ;
Et si sans y penser avant don Louis j’entre,
Et que sans y penser vous me perciez le ventre,
Me disant, Jodelet, ma foi, j’en suis marri,
Je serai tout à l’heure et content et guéri.
ACTE V
Scène première
BÉATRIX entre par une petite porte, une chandelle à la main
Pleurez, pleurez, mes yeux, l’honneur vous le commande,
S’il vous reste des pleurs, donnez-m’en, j’en demande.
Je viens d’allumer ma chandelle,
La nuit noire comme du jais
Vient d’arriver pompeuse et belle
Plus que je ne la vis jamais ;
De ses demoiselles suivantes
Les étoiles étincelantes
Elle traîne un brillant troupeau.
Que ses servantes sont heureuses,
Si d’un valet qui se croit beau
Elles ne sont point amoureuses !
Pleurez, pleurez, etc.
Étoiles luisantes et nettes,
Si vous en aimiez comme moi,
Toutes célestes que vous êtes,
Vous enrageriez, sur ma foi.
Tantôt ce Grenadin, ce More,
Comme du feu qui me dévore
Je lui contais la cruauté,
M’a dit que je ne valais guères,
Et qu’il était bien fort tenté
De me donner les étrivières.
Pleurez, pleurez, etc.
D’écus une assez bonne somme
Devant lui je faisais sonner,
Et lui faisais assez voir comme
Moi gui prends, je lui veux donner.
Aussitôt son âme rebourse
M’a donné de ma même bourse
Un si grand coup dessus le cou,
Que je m’en sens toute échinée :
Oh ! que pour aimer un tel fou
Il faut que je sois forcenée !
Pleurez, pleurez, etc.
S’il plaisait à la destinée
Qu’il fût l’importun à son tour,
Et Béatrix l’importunée,
Alors à beau jeu beau retour,
Encore aurais-je quelque joie ;
Mais, hélas I jusque dans le foie
Il me brûle, le faux larron,
Et s’en rit, l’impitoyable homme,
Aussi fort qu’autrefois Néron
Riait alors qu’il brûlait Rome.
Pleurez, pleurez, etc.
Et cependant mon mal me presse.
Mais quelqu’un vient par l’escalier,
C’est Isabelle, ma maîtresse,
Reprenons notre chandelier.
Que si quelqu’un de l’assistance
Trouve qu’à moi n’appartient stance,
Qu’il sache que l’auteur discret
Qui sait fort bien que le colloque
Est dangereux pour le secret,
M’a régalé d’un soliloque.
Pleurez, pleurez, mes yeux, l’honneur vous le commande,
S’il vous reste des pleurs, donnez-m’en, j’en demande.
Scène II
ISABELLE, BÉATRIX, LUCRÈCE
ISABELLE.
Madame Béatrix, que faites-vous ici ?
BÉATRIX.
Je prépare une chambre à votre amant transi.
Et vous, d’où venez-vous, et madame Lucrèce ?
ISABELLE.
Je viens de me donner en proie à la tristesse.
LUCRÈCE.
Madame, je vous dis pour la seconde fois,
Quand on aurait remis la chose à votre choix,
Vous ne pouviez choisir en toute la Castille
Un plus digne mari d’une excellente fille ;
Sitôt que don Juan vous sera mieux connu,
Vous me confesserez que je vous ai tenu
Un discours véritable.
ISABELLE.
Et moi je vous assure,
Lorsque si richement vous faites sa peinture,
Qu’il faut que de nous deux quelqu’une rêve bien,
Vous de le croire tel, moi de n’en croire rien.
Hélas ! à vous, sa sœur, l’oserais-je bien dire ?
Il semble qu’il ne songe à rien qu’à faire rire,
Toujours dans l’action d’un homme extravagant,
Soit par accoutumance, ou bien par accident,
Parlant toujours du nez, et de plus il affecte
La façon de parler toujours la moins correcte,
Toujours quelque mot goinfre entre dans ses discours :
Et je pourrais passer heureusement mes jours
Avec un tel époux ! Ah, fille malheureuse !
Encor si je pouvais être religieuse !
Mais, hélas ! je me sens pour la religion,
Et pour ce brave époux, pareille aversion.
BÉATRIX.
Finissez, finissez votre quérimonie,
Et gagnons l’escalier, et sans cérémonie :
Quelqu’un ouvre la porte, et l’on vous surprendra ;
Quant à moi, je m’enfuis, me suive qui voudra.
Scène III
DON JUAN, JODELET, DON LOUIS
DON JUAN ouvre la porte et en ôte la clef.
Laissons la porte ouverte, et gagnons cette alcôve,
Je les entends venir.
JODELET.
Mon maître, Dieu me sauve,
Ne fut jamais qu’un traître, il s’en est en allé ;
Hélas ! j’en ai quasi le sang tout congelé,
Et qui l’eût jamais cru ? Peste, il ferme la porte !
Que deviendrai-je donc ?
DON LOUIS.
Nous pouvons de la sorte
Nous battre tout le soûl, si le cœur vous en dit.
JODELET.
Vous me pardonnerez, je n’ai point d’appétit.
DON LOUIS.
Que différez-vous donc à venger votre outrage ?
Je crains votre raison moins que votre courage ;
Vous ne me dites mot ? Eh bien ! qu’attendons-nous ?
Ah ! vraiment si j’étais offensé comme vous,
le vous montrerais bien une autre impatience.
JODELET.
Mon maître assurément n’a point de conscience.
DON LOUIS.
Que diable cherchez-vous ?
JODELET.
Je cherche ma valeur.
DON LOUIS.
Après avoir tantôt montré tant de chaleur,
Vous êtes maintenant, ce semble, un peu tiède,
Mais pour vous réchauffer je tiens un bon remède.
JODELET.
Ah, bon Dieu ! quelle longue épée à giboyer,
Et qui peut seulement la voir sans s’effrayer !
DON LOUIS.
Don Juan est poltron, ou fait semblant de l’être.
JODELET.
Le Seigneur soit loué, je viens de voir mon maître,
Je n’ai plus maintenant qu’à faire le fougueux.
Ma colère est tantôt au point où je la veux ;
Sitôt qu’elle y sera vous verrez faire rage ;
Ah ! seigneur, sortez donc, manquez-vous de courage ?
DON JUAN.
Va donc, pour l’amuser, le battre en reculant.
JODELET pousse une estocade sans être en mesure.
Dieu veuille être avec nous !
DON LOUIS.
L’effort est violent,
Vous vous battez fort bien.
JODELET.
Assez bien ; ah, que n’ai-je
Contre les coups d’estoc quelque bon sortilège !
Attendez, ah ! mon maître, ah ! c’est trop me presser
Mon épée est faussée, il faut la redresser.
N’avez-vous pas tué mon frère sans lumière ?
DON LOUIS.
Oui.
JODELET.
Pour vous témoigner que je ne vous crains guère,
Je ne veux point avoir d’avantage sur vous,
Je veux, sans voir, vous battre et vous rouer de coups.
Meurs donc, chandelle, meurs, et nous laisse en ténèbres ;
Et vous, allez finir vos passe-temps funèbres.
Pour moi, qui suis exact en ce que je promets,
Je veux être pendu si l’on m’y prend jamais.
DON LOUIS.
C’est dans l’obscurité que la lumière est belle,
Vous ne vous battiez pas si bien à la chandelle,
Et vous m’avez blessé, mais je m’en vengerai.
Scène IV
DON FERNAND, DON JUAN, JODELET, DON LOUIS
DON FERNAND.
Béatrix.
DON JUAN.
Sors, sors vite, ou je t’étranglerai.
DON FERNAND.
Qu’est ceci, mes amis ?
JODELET.
Je venge mon offense.
DON LOUIS.
On m’a tiré du sang, j’en veux tirer vengeance.
DON FERNAND.
Est-ce d’une estocade ou d’un estramaçon ?
JODELET.
L’un et l’autre, ma foi, n’est pas de ma façon.
DON FERNAND.
Montrez-moi, vous avez la main un peu coupée.
JODELET.
La sale vision, que de voir une épée !
DON FERNAND.
Allons, mes chers amis, battez-vous hardiment,
Je ne parais ici pour la paix nullement.
L’un de qui l’honneur souffre est pour être mon gendre,
Et l’autre est mon parent qui voit son sang répandre :
Battez-vous donc, amis, et bien fort, vous serez
Bien plutôt animés par moi que séparés.
DON LOUIS.
Votre conseil est trop d’un homme de courage,
Pour n’être pas suivi.
JODELET.
De tout mon cœur j’enrage,
Ah, le méchant vieillard, qui conseille un duel !
DON LOUIS.
La colère me rend insolent et cruel ;
J’ai trompé votre sœur, j’ai tué votre frère,
Je le ferais encor si j’avais à le faire,
Il ne me reste plus qu’à vous tuer aussi.
DON JUAN, sortant de l’alcôve.
Vous ne connaissez pas don Juan, le voici :
Vous trompâtes ma sœur, vous tuâtes mon frère,
Mais bientôt votre mort s’en va me satisfaire ;
C’est au vrai don Juan qu’appartient seulement
De venger son honneur offensé doublement.
DON LOUIS.
Quel est donc de vous deux don Juan ?
DON JUAN.
C’est moi-même.
DON LOUIS.
Et lui ?
JODELET.
Je ne le suis qu’en cas de stratagème.
DON JUAN.
Oui, je suis don Juan qui vient de vous blesser.
Si je l’ai fait sans voir, vous pouvez bien penser
Qu’à moi venger ma honte est chose fort aisée,
Maintenant que je vois celui qui l’a causée.
Tandis que mon esprit a seulement douté,
J’ai voulu m’éclaircir, et n’ai rien attenté ;
Sous le nom d’un valet j’ai souffert mon offense,
Tandis qu’un seul soupçon m’en demandait vengeance.
Vous qui me l’avez fait, et l’osez déclarer,
Vous me croyez peut-être un homme à l’endurer ?
Je n’ai pour le savoir de science certaine
Oublié jusqu’ici ni finesse ni peine ;
Enfin mon déshonneur ne m’est que trop connu,
Vous savez, don Louis, à quoi je suis tenu ;
Pour mon sang répandu, j’ai répandu du vôtre,
Mais deux autres sujets m’en demandent bien d’autre.
Je ne puis vivre heureux sans vous faire mourir,
Pour cela seulement j’ai dû me découvrir.
Je suis donc don Juan, que personne n’en doute.
DON LOUIS.
Croyez-vous à ce nom que plus on vous redoute ?
DON JUAN.
Et croyez-vous aussi me donner le trépas ?
Vous ne tuez que lorsque l’on ne vous voit pas :
Mais puisque je vous vois, qui vous pourra, barbare,
Garantir de la mort que ma main vous prépare ?
Quand je vous aurais tous ici pour ennemis,
Je veux qu’on tienne ici tout ce qu’on a promis :
On m’a promis ma sœur, il faut qu’on l’effectue :
Je lui dois votre mort, il faut que je vous tue :
Voyez si don Juan tient bien ce qu’il promet,
Soit qu’il paraisse en maître ou se cache en valet.
Don Fernand, tenez donc la parole donnée,
Commandez que ma sœur me soit vite amenée ;
Et vous le plus mortel de tous mes ennemis,
Battez-vous contre moi, vous me l’avez promis.
DON FERNAND.
Ah, seigneur don Juan, un peu de patience !
DON JUAN.
Pour en avoir eu trop j’ai manqué ma vengeance.
DON FERNAND.
Pourquoi vous êtes-vous déguisé parmi nous ?
DON JUAN.
J’étais jaloux.
DON FERNAND.
De qui ?
DON JUAN.
De lui.
DON LOUIS.
De moi ?
DON JUAN.
De vous.
Je vous ai vu sortir du balcon d’Isabelle.
DON LOUIS.
Vous m’en vîtes sortir ?
DON JUAN.
Vous-même, et puis chez elle
Je vous ai vu caché ; mais ces jaloux soupçons
Ne ralentirent point mon feu de leurs glaçons :
Au contraire il s’accrut avecque violence.
Lors je me déguisai et gardai le silence,
Et ne fus pas longtemps sans rencontrer en vous
Un rival dont j’avais sujet d’être jaloux ;
Vous n’excitiez alors que ma simple colère,
Et n’eusse jamais cru que la mort de mon frère
Dût se trouver encore un coup de votre main,
Je vous croyais coquet, et non pas inhumain ;
Enfin j’ai su depuis qu’une mortelle offense
Me devait contre vous porter à la vengeance ;
J’ai cru que vous étiez coupable envers ma sœur,
J’ai cru que vous étiez son lâche ravisseur.
Lors par ressentiment plus que par jalousie,
La fureur contre vous m’avait l’âme saisie ;
J’ai bientôt préféré, pour vous priver du jour,
Les soins de mon honneur à ceux de mon amour ;
Quand on souffre en l’honneur, l’amour ne touche guère.
Maintenant que je vois que de mon pauvre frère,
Que vous avez tué la nuit trop lâchement,
Vous m’osez reprocher la mort insolemment ;
Que pour vous contre moi le ciel avec la terre
Et tout le genre humain me déclare la guerre ;
Malgré le ciel, la terre et tout le genre humain,
Il faut que vous mouriez aujourd’hui par ma main.
DON LOUIS.
Ceux qui me connaîtront, sauront bien que la crainte
N’est pas ce qui me fait approuver votre plainte ;
Quand vous me reprochez que votre frère est mort,
La raison est pour vous, et moi, j’ai toujours tort ;
Mais je devais plutôt être par cette offense
Un objet de pitié, qu’un objet de vengeance :
Hélas ! je le tuai, mais comment et pourquoi ?
Et quand je le sus mort, qui pleura plus que moi ?
Il m’attaqua la nuit, et moi sans le connaître,
Je crus, l’ayant tué, n’avoir tué qu’un traître :
Malheureux que je suis ! j’avais tué, sans voir,
Le plus intime ami que je croyais avoir.
Oui, je l’aimais autant qu’on peut aimer un autre.
Puisqu’il fut mon ami : pour devenir le vôtre,
Je donnerais mon sang, je donnerais mon cœur,
Et ce discours n’est pas un effet de ma peur.
DON JUAN.
Outre qu’un généreux facilement pardonne,
Cette seule raison sans doute est assez bonne.
Je veux que vous l’ayez tué sans y penser,
Et que vous n’ayez eu dessein de m’offenser :
Mais vous ne vous lavez ici que d’une offense,
Et ma sœur contre vous me demande vengeance ;
Et puisque son honneur à mon honneur est joint,
Je serai sans honneur, si ma sœur n’en a point :
En l’humeur où je suis, je n’ai pas grande envie,
Si vous m’ôtez l’honneur, de vous laisser la vie.
DON LOUIS.
Je pourrais bien encore, épousant votre sœur,
Et vous rendre content, et vous rendre l’honneur ;
Vous n’auriez plus sujet d’en vouloir à ma vie,
Et je n’en aurai plus de vous porter envie,
Quoique je visse à vous avec tous ses appas,
Celle que j’aimai bien, mais qui ne m’aima pas.
C’est de vous que je parle, ô trop sage Isabelle,
Qui ne fûtes jamais envers moi que cruelle.
Don Juan, quittez donc tous vos jaloux soupçons,
Que le feu de l’amour en fonde les glaçons ;
Ne soyez plus atteint de cette frénésie,
Ni moi l’objet fâcheux de cette jalousie.
Il est vrai, Béatrix m’a deux fois introduit
Dans sa chambre le jour, dans son balcon la nuit ;
Mais, sur ma foi, bien loin d’être de la partie,
De me l’avoir promis, ou d’en être avertie,
Sitôt qu’elle le sut, elle l’en querella,
Et Béatrix pensa s’en aller pour cela.
DON FERNAND.
Mon neveu ne dit rien qui ne soit véritable,
Et si, cher don Juan, vous êtes raisonnable,
Vous ne fermerez plus l’oreille à la raison.
Chassons donc le tumulte hors de cette maison,
Et faisons-y rentrer la joie et l’hyménée :
Ça vite, que Lucrèce ici soit amenée,
Et ma fille Isabelle : ah ! je les vois venir.
Venez, venez tâcher de les bien réunir :
Que je devrai d’encens à la bonté divine,
Puisqu’elle fait finir cette guerre intestine !
Que je me sens heureux ! et vous, mes chers enfants,
Tant pour votre repos que celui de mes ans,
Devenez bons amis, embrassez-vous ensemble,
Et qu’une bonne paix à jamais vous assemble.
DON JUAN.
Je ne résiste plus, je suis votre conseil.
DON LOUIS.
Le plaisir que j’en sens n’eut jamais de pareil.
Scène V
LUCRÈCE, ISABELLE, JODELET, DON JUAN, DON LOUIS, DON FERNAND
LUCRÈCE.
Ô ma chère Isabelle !
ISABELLE.
Ô ma chère Lucrèce !
LUCRÈCE.
Que nous avons de joie après tant de tristesse !
Eh bien ! avais-je tort lorsque vous vous plaigniez,
D’assurer qu’il n’était pas tel que vous disiez !
JODELET.
Je n’ai donc qu’à quitter mon habit de parade,
Puisque je ne suis plus don Juan d’Alvarade.
DON JUAN.
Non, non, cher Jodelet, gardez tous vos bijoux,
Ils vous parent trop bien pour n’être pas à vous.
DON LOUIS.
Vous dont l’amitié m’est un don inestimable,
Recevez de ma main cette fille adorable.
DON JUAN.
Vous que je haïssais tantôt de tout mon cœur,
Sachez que je suis vôtre aussi bien que ma sœur.
DON FERNAND.
Allons, mes chers enfants, finir cette journée
Par l’accomplissement de ce double hyménée.
JODELET.
Ma foi, vous n’êtes pas encore où vous pensez,
Et les discords ici ne sont pas tous passés ;
Il me faut un portrait que retient Isabelle,
Qui pend à deux rubans au fond de sa ruelle.
Moi qui ne sais si c’est ou pour bien ou pour mal,
Qu’elle garde un portrait, perdant l’original,
Je veux qu’on me le rende, ou bien la comédie
Par moi, don Jodelet, deviendra tragédie.
Oui, je la veux avoir, cette idole de prix,
Pour en favoriser ma chère Béatrix.