La Samaritaine (Edmond ROSTAND)

Évangile, en trois tableaux, en vers.

Représentée pour la première fois, sur le Théâtre de la Renaissance, le 14 avril 1897.

 

Personnages

 

JÉSUS

PHOTINE

LES TROIS OMBRES

PIERRE

JEAN

JACQUES

ANDRÉ

NATHANAËL

BARTHÉLÉMY

JUDAS

AZRIEL

LE CENTURION

LE PRÊTRE

UN PÂTRE

UN MARCHAND

UN AUTRE MARCHAND           

LE SCHOËR

JEUNES HOMMES

LES ANCIENS

JEUNES FILLES

FEMMES

COURTISANES

ENFANTS

DISCIPLES

SOLDATS ROMAINS

MARCHANDS

ARTISANS

TOUT LE PEUPLE SAMARITAIN

 

 

PREMIER TABLEAU

 

LE PUITS DE JACOB

 

À l’intersection des deux grandes routes qui vont, l’une vers la Mésopotamie, l’autre vers la Grande Mer, le Puits de Jacob, non Loin de la ville de Sichem, en Samarie.

Vaste citerne oblongue. Margelle basse sur laquelle on peut s’asseoir. Une voûte de pierre à moitié ruinée arrondit encore une arche au-dessus de ce puits. Rustique manivelle de bois non écorcé qui fait monter et descendre la corde où l’on suspend les urnes.

Un vaste figuier sauvage étire horizontalement ses branches. Il y a là aussi un de ces oliviers dont la pâleur est en Samarie plus argentée qu’ailleurs. Et quelques térébinthes, plus loin, et de sveltes silhouettes de cyprès.

Le fond de la scène est un talus de verdure poudreuse sur lequel sont posées les routes comme une fourche blanche ; un sentier sinueux en descend vers le puits, et, derrière ce talus, la vallée de Sichem est bleue.

Le Mont Ébat et le Mont Garizim ferment l’horizon ; le Garizim élève vers le ciel les ruines d’un temple ; dans le creux qui sépare les deux monts, Sichem éparpille les cubes clairs de ses maisons.

Tel apparaitra le décor, tout à l’heure, quand se lèvera le jour. Mais, quand le rideau s’ouvre, il fait nuit encore. Belle obscurité transparente. Toutes les étoiles. Debout sur les pierres du puits, dans le noir plus noir de la voûte, un très grand fantôme dont la barbe est celle d’un centenaire, s’appuie, tout blanc, sur un bâton. Un second fantôme, aussi grand, aussi blanc, est immobile sur une marche. Un troisième, pareil aux deux premiers, avec la même barbe, le même bâton de pasteur, avance mystérieusement.

 

 

Scène première

 

LES OMBRES

 

PREMIÈRE OMBRE, glissant vers le puits.

Poussé par la brise des nuits,

Et vagabond jusqu’à l’aurore,

Je viens pour des uns que j’ignore,

Comme un fantôme que je suis.

D’une sandale non sonore

Je viens, je glisse et je m’enfuis...

Mais, ô Jéhovah que j’adore !

Quelle est cette grande ombre encore

Qui se tient debout près du puits ?

DEUXIÈME OMBRE, à la première.

Barbe blanche dans la nuit brune,

Es-tu d’un vivant de jadis ?

Sors-tu du Schéol, oasis

Où l’on dort sur des prés sans lys,

Où l’on va sous un ciel sans lune ?

N’es-tu qu’une ombre ?

PREMIÈRE OMBRE.

J’en suis une !

DEUXIÈME OMBRE.

Je reconnais ta voix, mon fils.

PREMIÈRE OMBRE.

Mais un spectre encor, sur la pierre,

Se dresse, de blancheurs vêtu !...

À la troisième ombre.

Ombre immobile, m’entends-tu ?

TROISIÈME OMBRE.

Je reconnais ta voix, mon père.

DEUXIÈME OMBRE.

C’est l’enfant plus pieux que Job,

Qui se tient debout sur la marche !

TROISIÈME OMBRE.

C’est le Père !

PREMIÈRE OMBRE.

Le Patriarche !

TROISIÈME OMBRE.

Abraham !

DEUXIÈME OMBRE.

Isaac !

PREMIÈRE OMBRE.

Jacob !...

JACOB.

Pour quelles sublimes alertes

Retrouvent-ils, nos pieds inertes,

La douce fermeté du sol ?

ISAAC.

C’est pour de grandes choses, certes,

Qu’un ange noir aux ailes vertes

A laissé, ce soir, entr’ouvertes

Les portes pâles du Schéol !

JACOB, à Abraham.

Quelles espérances sont nées ?

Dis-nous, toi, ce qui souleva,

Ce soir, nos ombres étonnées !

Tu dois savoir les destinées :

Tes cent soixante-dix années

T’ont mis plus près de Jéhovah !

ABRAHAM, à Isaac.

Pourquoi baises-tu la poussière

De la route, pieusement ?

ISAAC.

Je me sens contraint de le faire

Par un obscur pressentiment !

ABRAHAM, à Jacob.

Pourquoi baises-tu la margelle

Du puits que tu creusas ici ?

JACOB.

Une force surnaturelle

M’oblige à l’adorer ainsi !...

– Toi-même, pourquoi, ce silence,

Si tendrement le respirer ?

ABRAHAM.

Je baise dans cet air, d’avance,

La Voix qui le fera vibrer !

ISAAC.

Une voix, dis-tu, Patriarche ?

ABRAHAM.

Il vient, il vient, il est en marche,

Et tenez-le pour assuré ;

Car ce soir, au Schéol farouche,

Quand j’ai passé près de sa couche,

En mettant un doigt sur sa bouche,

Moïse me l’a murmuré !

JACOB, se prosternant avec Isaac.

Nos cœurs, tout bas ; chantent des psaumes !

ABRAHAM.

Bien avant que sur l’or des chaumes

Ne retombe le bleu des nuits,

Ce seront, là même où je suis,

Des soupirs plus doux que des baumes,

Des mots plus grands que des royaumes !...

Voilà pourquoi nos trois fantômes

Viennent errer près de ce puits.

JACOB, à Isaac.

Est-il possible, sur la terre,

Qu’entre tous les puits des humains

Le Seigneur ait choisi, mon Père,

Pour je ne sais quel grand mystère,

Celui que creusèrent mes mains ?

ISAAC.

Mon fils, que ton ombre soit fière !

C’est toi l’ouvrier qu’il voulut

Pour creuser le puits de salut

Où le blême avenir va boire ;

Et c’est si beau, que l’honneur seul

D’être ton père ou ton aïeul

Fait qu’on sent soudain son linceul

Se draper en manteau de gloire !

À ce moment le théâtre se remplit d’ombres.

JACOB.

Mais voici tous ceux qui, depuis

Que ma main plus jamais ne puise,

Sont venus puiser à ce puits !...

Une ombre, et puis une ombre, et puis

Une longue file indécise

D’ombres, qui, lente, a sinué,

Pour venir, saintement éprise,

Baiser cette margelle grise !

Toute la Tombe a remué :

Je vois Joseph et Josué.

ABRAHAM.

Ombres dont tressaillent ces routes,

Tombez à genoux, toutes, toutes,

Devant la Citerne d’amour !...

Une lueur à l’Orient.

Mais voici que déjà le jour

A doré la ville et sa tour...

Nos formes vont être dissoutes !

JACOB.

Et bientôt il ne restera

Des trois ombres qui furent là

Que trois blancheurs diminuées,

Trois grandes barbes voltigeant,

Puis trois petits flocons d’argent

Qui fondront comme trois buées !...

ISAAC.

Une foule vient du lointain :

C’est le peuple samaritain

Qui, dans le secret du matin,

Vient s’entretenir de ses craintes.

ABRAHAM.

Ce sont les hommes de Sichem

Qui viennent éclater en plaintes

Et parler, sous les térébinthes,

De leurs haines jamais éteintes

Contre Rome et Jérusalem !

JACOB.

Disparaissons à leur approche !...

Et vous, choses, témoins rêvants,

Terre aux souvenirs émouvants,

Ciel dont les astres sont savants,

Monts sur lesquels à chaque roche

La robe du Passé s’accroche,

Et toi, puits que creusa ma pioche,

Vous qui venez d’ouïr, fervents,

Comment, lorsque déjà les vents

Propagent les pas arrivants

D’un second Moïse plus tendre,

Comment les morts savent l’attendre,

Maintenant, vous allez entendre

Comment l’attendent les vivants !

Ils s’évanouissent et, dans les premières clartés, entrent les Samaritaine.

 

 

Scène II

 

LE PRÊTRE, AZRIEL, JEUNES GENS, VIEILLARDS, MARCHANDS, etc.

 

Ils viennent, avec une lenteur de deuil, s’arrêter devant le puits, et ils se lamentent.

UN HOMME.

Voici le puits, avec sa margelle et sa marche,

Que creusa dans ce champ le très saint patriarche

Jacob, fils d’Isaac, fils d’Abraham, lequel

Fut un sage, versé dans les choses du Ciel.

UN AUTRE.

Tristesse de Lia, dans ces fleurs, tu nous restes !

UN AUTRE.

Cette poussière aima les ombres de tes gestes,

Rachel !

UN AUTRE.

Ce mont sentit s’arrêter sur son flanc

L’Arche que les porteurs posèrent, en soufflant !

UN AUTRE.

Le jour ou la piété d’Abraham fut sans bornes,

Ce buisson accrocha le bélier par ses cornes !

UN AUTRE.

Ce long parfum, parfois, qu’apporte un souffle bref,

Vient des brûle-parfums du tombeau de Joseph !

UN VIEILLARD.

Dans ce sol, Josué planta les douze stèles !

AUTRE VIEILLARD.

Cet air est composé d’haleines immortelles !

UN JEUNE HOMME.

La lumière est dorée avec la gloire, ici !...

LE PRÊTRE.

Et c’est pourquoi l’endroit me semble bien choisi,

Principaux de Sichem, hommes de Samarie,

Pour y venir parler des maux de la patrie.

UN HOMME, se tournant vers les ruines qui surmontent le Garizim. Tous l’imitent en se prosternant.

Temple du Garizim dont la destruction

Fit trembler de bonheur le temple de Sion,

Pour tes ruines encor les Juifs ont de la haine !

UN AUTRE.

Ils voient toujours en nous la secte couthéenne !

UN AUTRE.

Au culte du vrai Dieu sont par nous mélangés

Des cultes, disent-ils, d’Élohim étrangers,

D’idoles plus ou moins grotesques ou farouches,

Soukkoth-Bénoth, Tharthaq !...

UN AUTRE.

Et Zéboub, dieu des mouches !

PREMIER VIEILLARD.

Mensonges ! car nous seuls gardons le culte juif !

DEUXIÈME VIEILLARD.

Oui, nous seuls conservons le texte primitif,

Le Pentateuque vrai, dans un étui de cuivre !

LE PRÊTRE.

Au seuil du tabernacle il fut transcrit, ce Livre,

Sur la peau d’un mouton, scrupuleusement, par

Abischouah...

PREMIER VIEILLARD.

Lequel descend d’Eléazar,

Fils d’Aaron...

LE DEUXIÈME.

Lequel est frère de Moïse.

UN JEUNE HOMME.

Pourquoi donc est-ce nous, les purs, que l’on méprise ?

UN AUTRE.

Nous sommes accueillis par le dégoût public

Comme des scorpions sortant d’un basilic.

LE PRÊTRE.

Nous n’avons qu’un taudis pour célébrer le culte.

PREMIER VIEILLARD.

Le Romain nous pressure et le Juif nous insulte.

UN HOMME.

Le bon Pharisien doit se laver les mains,

S’il a dans nos sentiers cueilli de nos jasmins !

UN AUTRE.

Et trois fois il remplit d’eau lustrale les marbres,

Pour effacer sur lui l’ombre d’un de nos arbres !

UN JEUNE HOMME.

C’est trop souffrir !

UN AUTRE.

D’ailleurs, pendant que nous souffrons,

L’aile de l’aigle des Césars bat sur nos fronts !

UN AUTRE.

C’est trop ! Révoltons-nous !

UN HOMME.

Non ! cultivons nos vignes !

PREMIER VIEILLARD, à celui qui vient de parler.

Vivre dans cette honte, alors, tu t’y résignes ?

L’HOMME.

Mais...

PREMIER VIEILLARD.

Tu n’as pas des sursauts d’âme, quelquefois ?

L’HOMME.

Je tâche d’oublier nos malheurs !

PREMIER VIEILLARD.

Et tu bois !

L’HOMME.

Pourquoi le mont Ébal a-t-il donc sur ses pentes

Tous ces jolis murs clairs pleins de vignes grimpantes ?

Je tâche d’oublier. Je fais comme Noé.

Les païens m’ont appris un beau mot « Evohé ! »

AZRIEL, qui est resté jusque-là silencieux et languissant.

Il a raison. La lutte est impossible.

PREMIER VIEILLARD.

Certe,

Lutter est dur. Il est plus doux de vivre, inerte,

Entre des bras fleuris et souples. Toi, mon fils,

Qui savais t’indigner si grandement jadis !

Suivre cette Photine ; être aimé le sixième !

Car elle eut cinq amants jusqu’à ce jour...

AZRIEL.

Je l’aime.

– Et puis je ne sais plus où me prendre. Je crois

Impossible la reconquête de nos droits !

Qu’un homme passe, un vrai, je suis prêt à le suivre.

En attendant,

Montrant l’ivrogne.

je fais comme lui je m’enivre.

Lui, c’est un vin léger qui le rend oublieux.

Moi, c’est le vin plus fort des lèvres et des yeux !

PREMIER VIEILLARD.

On se rassemble, et c’est toujours la même chose :

Nul ne propose rien !

UN MARCHAND.

Mais si !... Moi !... Je propose

De flatter les Romains ! Gagnons-les peu à peu.

Après, contre les Juifs, on verra si l’on peut...

UN HOMME, sortant violemment de la foule.

Toi, tu crains le désordre où le commerce crève !

L’ordre brutal te plaît. Tu l’aimes, le bon glaive !

Et, tant qu’il gardera ton or de son tranchant,

Tu tendras à son plat tes épaules, marchand !

LE MARCHAND.

Mais...

L’HOMME.

Tais-toi ! Moi, je suis pour agir tout de suite !

La révolte ! Imitons Judas le Gaulonite !

Ne payons plus l’impôt, et refusons tout net

Les dîmes sur le sel, le cumin ou l’aneth !

LE PRÊTRE.

Oui, voler ! violer ! mettre à profit l’émeute !...

Assez ! On te connaît, et les chiens de ta meute !

Je propose ceci, moi : rassembler l’argent

Qu’il faut pour rebâtir le temple ; c’est urgent !

Les Juifs ne pourront pas empêcher cet outrage

À leur gloire, et Caïphe en périra de rage !

Nous serons bien vengés quand sur le Garizim

Nous fêterons, mieux qu’eux, la fête des Purim !

Rebâtissez le temple, amis ; faites renaître

Un culte somptueux, – et nommez un grand-prêtre,

Et qu’on entende encor vers le ciel étoile

Retentir les clairons en argent martelé !

LE MARCHAND.

Sous la patte moelleuse, on sent passer la griffe !

Qui sera ce grand-prêtre exaspérant Caïphe ?

Toi ! Tu voudrais porter l’éphod de lin retors,

La robe violette étincelante d’ors

Où la grenade alterne avec une clochette,

Et que ce soit le peuple, encor, qui te l’achète !

LE PRÊTRE.

Silence, vil marchand ! Retourne à ton comptoir !

L’HOMME, qui a parlé avant le marchand.

Le prêtre est plein de fiel parce qu’on a su voir

Dans son cœur.

LE PRÊTRE.

Dans le tien n’ai-je pas vu, sicaire ?

L’HOMME.

Hypocrite !

LE PRÊTRE.

Voleur !

PREMIER VIEILLARD, se voilant la face.

Hélas ! quelle misère !

AZRIEL.

Quand je te le disais, qu’il n’y a plus d’espoir !

L’excuse, la voilà, tiens, de mon nonchaloir :

Tous par leurs intérêts ont la vue obscurcie !

C’est fini. Ce pays se meurt.

UNE VOIX, dans la foule.

Et le Messie ?

TOUS.

Quoi ?... Que dit-il ?

UN PÂTRE, s’avançant.

J’ai dit « Et le Messie ? »

LE PRÊTRE.

Ah... bien !

LE PÂTRE.

Vous en parlez de moins en moins ! Est-ce qu’il vient ?

LE PRÊTRE, souriant.

Mais oui, oui !

LE PÂTRE.

L’Ha-Schaab que dit ta prophétie ?...

LE PRÊTRE.

Mais oui, certainement, il viendra, le Messie !

Nous, les prêtres, alors, nous serons prévenus,

Et nous vous préviendrons tout de suite.

À d’autres prêtres qui l’entourent.

Ingénus !

Après tant de délais, ils l’espèrent encore !

LE PÂTRE.

Quand viendra-t-il ?

LE PRÊTRE.

Ah ! mais... bientôt, – si l’on implore

Le Seigneur par beaucoup de sacrifices.

LE PÂTRE.

Bien.

Vous affirmez toujours, mais vous ne savez rien !

Que sera ce Messie ?

UN JEUNE HOMME.

Un guerrier !

LE PRÊTRE.

Un pontife !

PREMIER VIEILLARD.

Sur la nue, il viendra !

AUTRE JEUNE HOMME.

Non ! Sur un hippogriffe !

UN AUTRE.

Il y aura deux Christs !

UN AUTRE.

Un seul !

VOIX DIVERSES.

Un ! – Deux ! – Oui ! – Non !

UN HOMME.

Mais le Christ est déjà venu !

PLUSIEURS.

Quel est son nom ?

UN JEUNE HOMME.

Judas le Gaulonite !...

UN AUTRE.

Erreur ! Jean le Baptiste !

LE PRÊTRE.

Le Christ sera joyeux et fort !

UN VIEILLARD.

Il sera triste

Et faible !

UN JEUNE HOMME.

Il viendra si...

LE MARCHAND.

C’est faux ! Il viendra, mais...

LE PÂTRE. Pendant qu’il parle, sur le chemin, en haut du talus, Jésus parait avec ses disciples.

Ah ! vous ne croyez plus au Christ ; car désormais

Votre croyance en lui n’est plus, âmes perverses,

Qu’un vain prétexte à de stériles controverses !...

Or moi, je vous apprends qu’il vient. L’esprit subtil

Ne voit plus ; le cœur voit. Il vient ! Que sera-t-il ?

Ce que dit le marchand ou ce que dit le prêtre ?

Je ne sais. Il sera ce qu’il lui plaira d’être !

Et de quel droit, d’ailleurs, vous assemblant exprès,

Ô les représentants de vos seuls intérêts,

Lorsque nous espérons la fin de nos souffrances,

Venez-vous discuter, ici, nos espérances ?

Je vous apprends qu’il vient ! que les Samaritains,

Les vrais, qui sont la foule obscure, en sont certains,

Et qu’il va balayer d’un souffle de colère,

Comme le vent l’épi resté vide sur l’aire,

Votre inutilité bavarde et votre orgueil !

Il approche ; il est là ; nous le sentons au seuil

Des temps ; et nous saurons, sans vous, le reconnaître !

LE PRÊTRE.

À quoi donc ?

LE PÂTRE.

Je ne sais, à son regard, peut-être,

Au son de sa parole, au geste de sa main...

JÉSUS, en haut du talus, désignant au loin la ville.

Homme, est-ce là Sichem ?

LE PÂTRE, se retournant.

Passez votre chemin !

 

 

Scène III

 

LE PRÊTRE, AZRIEL, JEUNES GENS, VIEILLARDS, MARCHANDS, JÉSUS et SES DISCIPLES

 

LE PÂTRE.

Des Juifs ! Ce sont des Juifs !

Cris de TOUS.

Des païens ! – Qu’on les chasse !

LE PRÊTRE.

Non, du mépris !

LE MARCHAND.

Cédons, avec dégoût, la place !

AZRIEL.

Moi, je reste.

UN JEUNE HOMME.

Pourquoi ?

AZRIEL.

Photine doit ici

Venir puiser de l’eau.

LE JEUNE HOMME.

Non. Viens. Proteste aussi

En t’éloignant.

UN AUTRE.

Emmenons-le !

PIERRE, aux Samaritains qui s’éloignent.

Quoi, sans réponses

Vous nous laissez ?

ANDRÉ.

Nous avons faim...

UN SAMARITAIN.

Mangez des ronces !

L’IVROGNE.

Si vous désirez mieux, ce sera très cher, car

On écorche les Juifs à Sichem...

PIERRE, insolemment.

À Sichar !

UN VIEILLARD.

Ô ma ville, ce sobriquet te déshonore !

UN JEUNE HOMME.

Prenez garde ! On pourrait un jour aller encore

Souiller votre vieux temple avec des ossements !

PIERRE, indigné.

Oh !

LE PRÊTRE, entraînant le jeune homme.

Laissons-les.

UN SAMARITAIN, avant de sortir, se retournant.

Leur temple offense Dieu !

Ils sortent.

PIERRE.

Tu mens !

Criant à la cantonade.

Il n’existe qu’un temple au monde...

La voix d’un SAMARITAIN, au loin.

C’est le nôtre !

Éclats de rire.

 

 

Scène IV

 

JÉSUS, LES DISCIPLES

 

PIERRE, descendant.

Maudit soit ce pays ! Que la peste s’y vautre !

Et que la sauterelle y tombe, avec son bruit !

JACQUES, de même.

Que la nielle sur l’arbre abolisse le fruit,

Ou que le ver l’attaque au fond de la réserve !

ANDRÉ, de même.

Et que la femme avorte et que l’homme s’énerve !

Qu’ils connaissent toutes les soifs, toutes les faims !

Que tous leurs ennemis viennent sur leurs confins,

Et qu’il ne reste rien de leurs villes rasées !

PIERRE.

Que jamais, jamais plus, sous les bonnes rosées,

Vous ne vous incliniez et vous ne murmuriez,

Citronniers, amandiers, grenadiers et mûriers !

Que jamais plus sous les fruits lourds l’arbre ne crie !...

JÉSUS.

Les bénédictions de Dieu sur Samarie !

Il descend.

PIERRE.

Quoi, Rabbi ? Mais ces mots de toi, que je retins :

« Évitez les Gentils et les Samaritains.

Ne prêchez qu’aux brebis d’Israël !... »

ANDRÉ.

Oui, toi-même

Tu paraissais haïr ces païens !

JÉSUS.

Je les aime.

PIERRE.

Je te les entendis cependant prononcer,

Ces paroles. Pourquoi ?

JÉSUS.

C’était pour commencer.

Vous n’aviez pas encore assez large poitrine

Et je ne pouvais toute y loger ma doctrine.

Si je vous avais dit d’aimer jusqu’aux Gentils,

Vous vous seriez scandalisés, mes chers petits.

Pouvais-je sans danger, dans votre ombre, première,

Faire entrer brusquement tout mon flot de lumière ?

À vous, faibles, verser d’un coup tout mon vin fort ?

Non, certes, et c’est pourquoi j’étais prudent d’abord :

Je filtrais le rayon, je mesurais la dose,

Je n’osais tout livrer. Mais voici l’heure. J’ose.

ANDRÉ.

Quoi ! de n’être pas Juif, cela n’empêche rien.

JÉSUS.

Élisée a guéri Nahaman le Syrien.

PIERRE.

Quoi ! nous devons aimer ces gens de Samarie ?

JÉSUS.

Et vous les aimerez, puisque je vous en prie.

PIERRE.

Que nous demandes-tu, Rabbi ?

JÉSUS.

D’être parfaits.

On se sent allégé quand on porte mon faix.

Portez-le Chérissez le prochain.

PIERRE.

Ce qu’on nomme

Le prochain, est-ce donc un vil païen ?

JÉSUS.

Un homme,

Qui de Jérusalem allait à Jéricho,

Rencontra des voleurs. On le frappe, on le blesse,

Ses cris demeurent sans écho

Et, le croyant mort, on le laisse.

Il n’est plus qu’une plaie, il gît ;

Le sang fuit de son corps comme le vin d’une outre...

Passe un prêtre. Il voit là ce corps, ce sol rougi

Il passe outre.

Passe un lévite. Il voit cet œil où meurt le jour :

Il passe outre, à son tour.

Passe un Samaritain. Il voit la pauvre tête :

Il s’arrête.

Il saute de sa mule ; il s’empresse ; en versant

Du baume mêlé d’huile, il étanche le sang ;

Il prend doucement sous l’aisselle

L’agonisant,

Puis il le monte sur sa selle,

Le porte à l’abri, le descend,

Le fait coucher, le veille encore,

Et le lendemain à l’aurore,

Ayant mandé les hôteliers

Et leur ayant donné d’avance

Deux deniers,

Il leur dit : « Je m’en vais. Mais, pendant mon absence,

Qu’on en prenne soin, qu’on le panse ;

À mon retour, je compte bien

Payer le surplus de dépense. »

Et puis il s’en va, ce païen !

– Voulez-vous maintenant me dire, en conscience,

Du malheureux mourant délaissé comme un chien

Lequel par sa conduite

Fut vraiment le prochain,

Le prêtre, le lévite,

Ou le Samaritain ?

PIERRE.

Mais...

JÉSUS.

Avez-vous compris ?

JACQUES.

Certes !...

JEAN, à Jésus, le guidant vers la margelle du puits.

Assieds-toi. Respire.

Les chemins furent longs et pierreux.

ANDRÉ.

Et le pire

C’est qu’on dit les voleurs terribles, par là-bas...

Un surtout... Je ne sais plus son nom...

JÉSUS, doucement.

Barabbas.

JEAN, s’agenouillant prés de lui.

Tu t’es interrompu pour demander la route

Quand tu nous expliquais – continue, on écoute ! –

La Fable de celui qui semait son terrain.

JÉSUS, souriant.

Que faut-il expliquer ?

JEAN.

Qu’est-ce que le bon grain ?

JÉSUS.

C’est celui que je sème.

PIERRE, s’asseyant à ses pieds.

Et le champ ?

JÉSUS.

C’est le monde.

ANDRÉ, de même.

La moisson ?

JÉSUS.

C’est tous mes élus, la moisson blonde.

JACQUES, de même.

L’autre grain ?

JÉSUS.

C’est celui que sème le méchant

Qui, dès que vous dormez, vient vite dans le champ.

BARTHÉLÉMY, de même.

Les moissonneurs enfin, maître ?

JÉSUS.

Ce sont les anges :

Car c’est là-haut, mes chers épis, que sont les granges !

PIERRE.

Je ne dormirai plus pour garder la moisson !

JÉSUS.

Tu dormiras encore. – Et de cette leçon

Retenez bien surtout qu’il faut que l’on tolère :

Aussi n’arrachez pas l’ivraie avec colère,

De peur que vous n’alliez, dans le même moment,

En arrachant l’ivraie arracher le froment.

NATHANAËL, avec une gourmandise triste.

Le froment !... Ça sent bon, quand on vient de le moudre !...

J’ai faim.

JÉSUS.

Demande au ciel qu’il laisse se résoudre

Ce nuage qui passe en manne au goût de miel !

PIERRE.

Et tu crois ?...

JÉSUS.

Mais oui. Toi, Pierre, demande.

PIERRE.

Au ciel ?

JÉSUS.

Oui.

PIERRE.

Et la manne, alors, pleuvra ?...

JÉSUS.

Blonde et friande.

PIERRE.

Mais...

JÉSUS.

Demande.

PIERRE.

Pourtant...

JÉSUS.

Demande.

PIERRE.

Je...

JÉSUS.

Demande.

PIERRE, sans conviction.

Ciel, fais pleuvoir sur nous ce miel aérien

Qui plut sur les Hébreux, jadis.

Un temps.

Il ne pleut rien.

JÉSUS.

Parce qu’à ta demande il se mêlait un doute.

Si vous aviez la foi, si vous l’aviez bien toute,

Vous diriez à ce mont : « Marche, énorme rocher ! »

Et le Mont Garizim se mettrait à marcher.

Hommes de peu de foi, cherchez tout seuls des vivres...

Moi je vais lire ici, – dans d’invisibles livres.

Allez tous : Pierre, André, Jacques, Nathanaël,

Judas.

Ils s’éloignent. Jésus à Pierre, qui sort le dernier, tout déconfit.

Oui, Pierre, un jour, les anges de mon ciel

T’ayant rassasié du vent de leurs écharpes,

Te désaltéreront d’un murmure de harpes ;

L’âme se nourrira de souffles et d’accords !...

En attendant, cherchez la pâture du corps !

Les disciples se dirigent les uns vers la ville, les autres vers les champs. Jésus reste seul.

Je suis las !... Il le faut !... Il faut, sans fin, que j’aille,

Et que soit, pour mes mains, griffante la broussaille,

Et, pour mes pieds, que les cailloux soient aiguisés !...

Mais le salut jaillit de mes membres brisés

Comme le vin des grains écrasés de la vigne,

Et cette lassitude heureuse, elle est le signe

Qu’ici va s’accomplir quelque chose de bon :

Car toujours, ô mon Dieu, de ton fils vagabond

Chaque fatigue aura quelque suite divine,

Et je sens, puisqu’ainsi je souffre, je devine,

Puisque d’épuisement je suis presque mourant,

Que quelque chose ici va s’accomplir de grand !...

Les rayons tombent droit; voici la sixième heure.

– Un chant de flûte vient dans le vent qui m’effleure.

– Une femme... Elle sort de Sichem... D’un pas lent,

Elle vient. Elle vient au puits. L’air est brûlant...

Il s’est rassis au bord du puits.

Même, elle est assez près déjà pour que je voie

Le triple collier d’or, la ceinture de soie,

Et les yeux abaissés sous le long voile ombreux...

Que de beauté mon Père a mis sur ces Hébreux !

– J’entends tinter les grands bracelets des chevilles.

Voici bien, ô Jacob, le geste dont tes filles

Savent, en avançant d’un pas jamais trop prompt,

Soutenir noblement l’amphore sur leur front.

Elles vont, avec un sourire taciturne,

Et leur forme s’ajoute à la forme de l’urne,

Et tout leur corps n’est plus qu’un vase svelte, auquel

Le bras levé dessine une anse sur le ciel !...

À ce moment la Samaritaine paraît en haut du sentier.

Immortelle splendeur de cette grâce agreste !

Je ne peux me lasser de l’admirer, ce geste

Solennel et charmant des femmes de chez nous,

Devant lequel je me mettrais presque à genoux

En pensant que c’est avec ce geste, le même,

Que jeune, obscure et douce, ignorant que Dieu l’aime,

Et n’ayant pas reçu dans un grand trouble encor

La Salutation de l’ange aux ailes d’or,

Ma mère allait porter sa cruche à la fontaine.

 

Elle a beaucoup péché, cette Samaritaine

Mais l’urne, dont a fui le divin contenu,

Se reconnaît divine à l’anse du bras nu !...

– Elle chante en rêvant à des amours indignes.

 

 

Scène V

 

JÉSUS, PHOTINE

 

PHOTINE, descendant le sentier.

Attrapez ces renards qui ravagent nos vignes...

L’amour est bien fort sur les cœurs !

Donnez-moi du raisin à sucer, car je meurs.

Le bien-aimé me fait des signes...

Attrapez ces renards qui ravagent nos vignes !

 

À travers le treillage, hier, il me parla :

« Debout, ma mie, et viens, ma belle !

L’hiver a fui, la pluie est loin, les fleurs sont là :

C’est le temps de ritournelle.

On prétend que quelqu’un dans le pays déjà

Entendit une tourterelle ;

Que déjà, murissante, une figue coula !...

Debout, ma mie, et viens, ma belle :

L’hiver a fui, la pluie est loin, les fleurs sont là ! »

JÉSUS.

C’est une âme légère autant qu’une corbeille

PHOTINE. Elle est arrivée au puits, et, sans regarder Jésus, elle attache l’urne à la corde ; elle la laisse lentement descendre dans le puits.

Je dormais. Quelquefois je dors,

Mais tout de même mon cœur veille.

Quelqu’un m’a crié du dehors

« Ouvrez, cœur, fleur, astre, merveille ! »

 

J’ai répondu d’un ton malin

À la chère voix reconnue :

« J’ai quitté ma robe de lin :

Puis-je vous ouvrir ? Je suis nue.

 

J’ai parfumé mes pieds lavés

Préalablement dans la neige

Mes pieds blancs, sur les noirs pavés,

Pour vous ouvrir, les salirai-je ? »

 

Je dis... Mais je fus vite ouvrir :

Contre lui je suis si peu forte !

Il avait fui : j’ai cru mourir,

Et quand j’eus refermé la porte.

 

(Mes doigts avaient sur les verrous

Laissé de la myrrhe sauvage),

J’ai pleuré dans mes cheveux roux

Et me suis griffé le visage.

JÉSUS.

Pas un instant sur moi ne s’est fixé son œil.

PHOTINE.

Fuira-t-il devant moi, toujours, comme un chevreuil ?

JÉSUS.

Voici qu’elle commence à remonter l’amphore.

PHOTINE, tournant la roue de bois qui tire la corde.

Mon bien-aimé –  je t’ai cherché – depuis l’aurore,

Sans te trouver, – et je te frotte, – et c’est le soir ;

Mais quel bonheur ! – il ne fait pas – tout à fait noir :

Mes yeux encore

Pourront te voir.

 

Ton nom répand – toutes les huiles – principales,

Ton souffle unit – tous les parfums – essentiels,

Tes moindres mots – sont composés – tous les miels,

Et tes yeux pâles

De tous les ciels.

 

Mon cœur se fond – comme un fruit tendre – et sans écorce...

Oh ! sur ce cœur, – mon bien-aimé, – qui te cherchait !

Viens te poser – avec douceur – comme un sachet,

Puis avec force

Comme un cachet !

JÉSUS.

Dans le rond de l’amphore pleine elle se mire...

PHOTINE.

Comme un cachet d’airain, comme un sachet de myrrhe !...

JÉSUS.

...S’adresse en ce miroir des rires puérils,

Regarde si le fard tient bien au bout des cils,

Si ses doigts restent blancs malgré l’eau qui les gèle,

– Et le Sauveur est assis, là, sur la margelle !

Photine a remis sa cruche sur son épaule et s’éloigne.

Elle s’en va. C’est bien la pauvre Humanité

Qui frôle le bonheur et qui passe à côté !

Photine remonte le sentier, murmurant encore sa chanson.

Et si je ne faisais pas un signe à cette âme ?...

Elle passe... Si je la laissais passer ?...

Elle va disparaitre.

Femme !

Elle se retourne, et le regarde d’un air insolent.

J’ai soif : car les rayons du soleil sont très vifs.

Fais-moi boire, veux-tu ?

PHOTINE.

Je croyais que les Juifs

– Et cet homme en est un, cela se connaît vite –

Ne pouvaient pas, avec quiconque est Sichémite,

Avoir le plus léger, le plus lointain rapport !

Notre pain, c’est pour eux de la viande de porc ;

Un miel, dont à Sichem l’abeille aurait sa ruche,

Serait du sang d’oiseau pour eux ! Donc, cette cruche

Qui, toute fraîche, sort d’un puits samaritain,

Et que sur son front vil une païenne tint,

Tu devrais l’écarter d’un geste exécratoire,

Au lieu de demander...

JÉSUS.

Je te demande à boire.

PHOTINE.

Ton dégoût par la soif est donc diminué ?

Sache que tu serais beaucoup moins pollué

En foulant un reptile, en touchant un insecte,

Qu’en étant secouru par quelqu’un de ma secte !

Avec une volubilité méchante.

Non, quand tu m’en prierais encor jusqu’à demain,

Je ne descendrai pas la cruche sur ma main :

Elle est sur mon épaule ; elle est bien ; je l’emporte.

Adieu, l’Eliézer sans cadeaux, sans escorte !

Si tu me pris pour Rebecca, tu te trompas !

Tu dois avoir bien soif ! Mais tu ne boiras pas

Redescendant un peu.

Tu vois cette eau, cette eau limpide, si limpide

Que lorsqu’il en est plein le vase semble vide,

Si fraîche que l’on voit en larmes de lueur,

En perles de clarté ruisseler la sueur,

La sueur de fraîcheur que l’amphore pansue,

Par tous les pores fins de son argile, sue !...

Cette eau qui donne soif rien qu’avec son bruit clair,

Si légère qu’elle est comme une liqueur d’air,

Eh bien ! pour toi, cette eau, c’est la loi, la loi dure,

Cette eau pure, cette eau si pure, elle est impure !...

JÉSUS.

Femme !

PHOTINE.

Non, tu n’auras pas une goutte d’eau !

Rien !

JÉSUS.

Si tu connaissais quel sublime cadeau,

Quel envoi de clarté Dieu fait à l’heure noire,

Et quel est Celui-là qui te demande à boire,

Tu te serais peut-être avisée aujourd’hui

De le Lui demander, femme, toi-même, à Lui.

PHOTINE.

Tu dis des mots obscurs pour me rendre attentive.

JÉSUS.

Et l’eau qu’il t’eût donnée eût été de l’eau vive !...

PHOTINE.

Je conviens, inconnu, que ta voix, que tes yeux

Plaisent, et que tu sais, ô beau Juif captieux,

Éveiller l’intérêt en parlant de cette onde...

Tu n’as rien pour puiser. La citerne est profonde.

De quelle eau parles-tu, d’un air noble et subtil ?

Où prendrais-tu cette eau ? Mais d’ailleurs y a-t-il

De l’eau semblable à celle-ci, de l’eau meilleure ?

On vient, pour en puiser ici, de plus d’une heure.

Notre père Jacob creusa, pour sa tribu,

Ce puits profond. Lui-même et les siens en ont bu,

Eux tous, et leurs troupeaux, leurs chameaux et leurs zèbres ;

Et c’est une eau célèbre entre les plus célèbres.

Tu ne vas pourtant pas dénigrer notre puits !

Serais-tu donc plus grand que Jacob ?

JÉSUS.

Je le suis.

PHOTINE.

Oh ! si je te versais, dans tes deux mains en conque,

Un peu d’eau de ce puits, tu verrais bien...

JÉSUS.

Quiconque

Boira l’eau de ce puits aura soif de nouveau ;

Mais il n’aura plus soif, celui qui boira l’eau

Que je lui donnerai ; car en lui naîtra d’elle

Le bondissement frais d’une eau perpétuelle,

De sorte qu’il sera sans fin désaltéré

Celui qui boira l’eau que je lui donnerai.

PHOTINE.

Quoi ! pour l’éternité ?... Mais j’y songe, peut-être,

C’est l’eau que le prophète Élie a dû connaître,

Lorsque dans le désert, sans boire, il s’en alla

Si longtemps. Tu souris ? Mais oui, je sais cela.

Tu vois, je ne suis pas tout à fait ignorante.

Sans boire, il est resté quarante jours, quarante !

Vraiment tu connaîtrais son merveilleux secret ?

Seigneur, apprends-le moi. Cela m’éviterait

De venir chaque jour porter ici l’amphore.

Une eau dont on boirait sans avoir soif encore !

Tout le monde en voudrait. On la vendrait très cher.

JÉSUS.

Tu ne m’entends qu’avec des oreilles de chair.

Quand je veux l’élever, ton âme reste à terre.

PHOTINE.

Explique-moi quelle est cette eau qui désaltère

Pour toujours, cette source au flot jamais tari ?

JÉSUS.

Soit ! Mais va tout d’abord me chercher ton mari.

PHOTINE.

Mon mari ?

JÉSUS.

Va.

PHOTINE.

Mais je...

JÉSUS.

Ceci te déconcerte ?

Va chercher ton mari !

PHOTINE.

Je n’en ai pas.

JÉSUS.

Non certes,

Tu n’en as pas. Disant cela, tu dis fort bien :

Car l’homme avec lequel tu vis n’est pas le tien.

PHOTINE, reculant.

Seigneur !...

JÉSUS.

Tu dis fort bien. Car celui qui partage

Ta couche, tu n’es pas sa femme davantage

Que tu ne l’as été des cinq autres...

PHOTINE.

Seigneur !...

JÉSUS.

Car tu changeas cinq fois, ô femme sans pudeur,

Et six fois tu connus les noces, – mais pas une,

Là foule des amis doucement importune,

Ni les flambeaux...

PHOTINE.

Seigneur !

JÉSUS.

Ni le bruit jovial

Du banquet, ni l’effroi sur le seuil nuptial,

Ni les rameaux de myrte agités sur ta tête !

PHOTINE.

Seigneur, Seigneur, tu ne peux être qu’un prophète !

JÉSUS.

Parce que j’ai vu clair dans ton indignité,

Voilà que tu me crois prophète. En vérité,

Femme, je te dirai des vérités plus grandes.

PHOTINE.

Ô Maître, alors, dis-moi ?...

JÉSUS.

Qu’est-ce que tu demandes ?

PHOTINE.

Voici. Vous autres Juifs nous tenez en mépris

Parce que nous prions sur ce mont. Or j’appris

Que vos ancêtres – qui sont aussi nos ancêtres –

N’adoraient que sur lui ! Que croirai-je ? Les Prêtres,

Les Docteurs y voient clair. Mais nous, les simples, nous

Qui demandons la cime où l’on tombe à genoux,

Nous restons étonnés que la cime soit double ;

Si l’on nous met entre deux monts, cela nous trouble ;

Chaque prêtre nous crie en nous vantant le sien :

« Priez sur notre mont, il est le plus ancien ! »

– « Non ! on ne peut vraiment prier que sur le nôtre ! »

Alors, nous ne montons ni sur l’un, ni sur l’autre,

Et nous restons en bas, dans le val, au milieu...

Et le val a des fleurs qui font oublier Dieu.

JÉSUS.

Rassure-toi car l’heure vient, elle est venue

Où l’on ne priera plus le Père, âme ingénue,

Ni sur le Garizim, ni dans Jérusalem.

Apprends que désormais, ô femme de Sichem,

Les vrais adorateurs n’adoreront le Père

Qu’en esprit et qu’en vérité ; car la prière

Ne peut pas à l’Esprit plaire selon le lieu.

Car le Père est Esprit, car il n’est qu’Esprit, Dieu !

Et c’est donc dans l’Esprit, et dans l’Esprit encore

Et dans l’Esprit toujours, qu’il faudra qu’on l’adore.

PHOTINE.

J’ai vécu loin du Dieu que fait aimer ta voix.

Pourtant j’ai toujours eu trois croyances je crois

Que d’entre les tombeaux, un jour, on ressuscite ;

Que d’un Ange, parfois, on reçoit la visite,

Et surtout, – oh ! surtout, – je crois obstinément

Qu’il viendra, le Promis, et j’attends en l’aimant

L’Ha-Schaab, ou le Christ, qu’on nomme encor Messie !

JÉSUS, levant les yeux au ciel.

Les plus humbles, toujours ! Oh ! je te remercie,

Mon Père !

À Photine.

Et de ce Christ, dis-moi, que penses-tu ?

PHOTINE.

Qu’il viendra.

JÉSUS.

Bien. Et puis, quand il sera venu ?

PHOTINE.

Quand il sera venu...

JÉSUS.

Qu’est-ce que tu supposes ?

PHOTINE.

Je suppose qu’il nous apprendra toutes choses.

JÉSUS.

Ô mon Père, ces mots si simples, entends-les !...

Femme, tu les as dits, les mots que je voulais.

Lève le front. Regarde-moi. Sois éclaircie.

Je suis Cela, moi qui te parle, – le Messie !

PHOTINE, reculant, balbutiant et glissant à genoux.

Toi ! Je... Christ !... Ha-Schaab !... Emmanuel !...

JÉSUS.

Jésus.

PHOTINE, tombant à genoux.

Mon Bien-Aimé...

JÉSUS.

Voilà que tu ne parles plus.

PHOTINE.

Mon Bien-Aimé... je t’ai cherché – depuis l’aurore,

Sans te trouver, – et je te trouve, – et c’est le soir ;

Mais quel bonheur ! – il ne fait pas – tout à fait noir :

Mes yeux encore

Pourront te voir.

 

Ton nom répand – toutes les huiles – principales,

Ton souffle unit – tous les parfums – essentiels,

Tes moindres mots – sont composés – de tous les miels,

Et tes yeux pâles

De tous les ciels.

 

Mon cœur se fond...

Grand Dieu ! qu’ai-je fait ? Que disais-je ?

Pour lui ! le même chant ! le même, ô sacrilège !...

Pour lui, les mêmes mots, qui me servirent pour...

JÉSUS.

Je suis toujours un peu dans tous les mots d’amour.

Mais, tant que ce n’est pas à moi qu’on les adresse,

On ne fait qu’essayer les termes de tendresse.

PHOTINE.

Maître, pour t’adorer, j’ai dit ce que j’ai su !

JÉSUS.

Et ton hommage me fut doux. Je l’ai reçu.

PHOTINE.

Devant toi, que ce chant aux lèvres me remonte...

Quelle honte !

JÉSUS.

Non, tu ne dois pas avoir honte.

Comme l’amour de moi vient habiter toujours

Les cœurs qu’ont préparés de terrestres amours,

Il prend ce qu’il y trouve, il se ressert des choses,

Il fait d’autres bouquets avec les mêmes roses :

Car c’est à moi que tout revient. Et tôt ou tard,

Le parfum acheté, d’aloès ou de nard,

Que pour flatter les sens le marchand a cru vendre,

Sur mes pieds douloureux finira par s’épandre,

Et c’est par des cheveux défaits pour le péché

Que ce parfum, sur mes pieds nus, sera séché.

Ne crois donc pas que ta chanson me scandalise ;

Un cœur que je surprends ne peut, dans sa surprise,

Se reconnaître assez pour inventer un chant.

Mais il se trouble ; il dit, dans son trouble touchant,

N’importe quel fragment de chanson coutumière...

Et la chanson d’amour devient une prière !

PHOTINE.

« Celui qui boira l’eau que je lui donnerai

N’aura plus soif ! » Seigneur, je n’ai plus soif, c’est vrai.

Pour la première fois j’ai bu, pour la première !

Oh ! je voudrais pleurer sur tes mains de lumière...

Comme il est bon ! Il me les tend. Tu me les tends !...

J’avais si soif, si soif, et depuis si longtemps !

C’est ce vers quoi, sans fin, je reprenais mes courses,

L’eau vive, – et j’en connais toutes les fausses sources !

Quelquefois je croyais aimer, et qu’en aimant

Tout irait mieux, et puis je n’aimais pas vraiment,

Et je restais avec une âme encor plus sèche !...

Mais, dès qu’on me parlait d’une autre source fraîche,

L’espoir d’une eau nouvelle et de nouveaux chemins

Me faisait repartir, mon urne dans les mains !

Et je reconnaissais toujours la même route,

Et le même bétail, au même endroit, qui broute,

Les mêmes oliviers tordus et rabougris,

Le même ciel d’azur ou le même ciel gris,

Et d’un geste pareil, mais d’une âme plus vieille,

Toujours, dans la citerne, hélas ! toujours pareille

De volupté saumâtre et de trouble plaisir,

Je descendais toujours l’urne de mon désir...

Mais à peine à cette eau ma lèvre touchait-elle

Que déjà je brisais l’urne sur la margelle !

JÉSUS.

Oh ! Photine, mais tout cela, je le savais !

PHOTINE.

Et maintenant, c’est dans la fraîcheur que je vais !

Car mon âme a senti, de son ombre surprise,

Sourdre, à flots de clarté, la fontaine promise !

Jaillis, source d’amour, et monte en jet de foi,

Et puis retombe en gouttes d’espoir, chante en moi,

Chante ! et suspends, au lieu d’une poussière infâme,

Une poudre d’eau vive aux parois de mon âme !...

JÉSUS.

Tu trouves maintenant des mots ingénieux,

Mais qui me touchent moins que les pleurs de tes yeux.

PHOTINE.

Mes mots sont sans valeur, et mes yeux sont sans charmes !

JÉSUS.

Les plus beaux yeux pour moi sont les yeux pleins de larmes.

Et ne t’occupe pas des mots ; je les entends.

PHOTINE.

Instruis-moi.

JÉSUS.

Je veux bien, là, pendant que j’attends.

Mais tu me quitteras quand tu verras paraître

Mes disciples.

PHOTINE, avec un geste vers sa cruche.

Avant de me parler, le Maître

Ne goûtera-t-il pas à l’eau dont il voulut ?

JÉSUS.

Je n’ai jamais eu soif, sinon de ton salut.

PHOTINE.

C’est vrai, naïvement j’offrais à boire au Fleuve !

JÉSUS.

Chaque fois que je bois une âme, je m’abreuve.

PHOTINE.

Je me couche à tes pieds. J’écoute.

JÉSUS.

L’air, est bleu.

Tout se tait... Je dirai le royaume de Dieu.

Et comment on le perd, comment on s’en rend digne,

L’ivraie et le froment, le sarment et la vigne...

PHOTINE.

J’écoute...

JÉSUS.

Je dirai le grain de sénevé,

Le trésor enfoui, le diamant trouvé...

PHOTINE.

J’écoute.

JÉSUS.

...le danger des regards en arrière,

Les mots qu’il faut choisir pour former la prière,

Tout le troupeau quitté pour un agneau perdu...

PHOTINE.

J’écoute !

JÉSUS.

...le retour du Maître inattendu,

Le grand chemin moins bon que la petite route,

Et je te parlerai de mon Père.

PHOTINE.

J’écoute !...

 

 

DEUXIÈME TABLEAU

 

LA PORTE DE SICHEM

 

Derrière le rideau, avant qu’il s’écarte, tumulte de voix joyeuses, cris bizarres, chants, éclats de rire. Puis on découvre le marché qui se tient à la porte de Sichem.

Grande place, sur laquelle débouchent d’étroites ruelles en pente. Maisons à toits plats. Minces petits escaliers aux murs. À droite, la maison de Photine.

Au fond, la porte de la ville, sorte d’allée voûtée, obscure et profonde, au bout de laquelle luit une échappée sur la campagne et que surmonte la maison du Schoër, gardien de la porte ; tourelle d’où ce gardien peut regarder au loin.

Grouillement d’un caravansérail. Haillons éclatants. Innombrables marchands. Étalages. Boutiques. Encombrement de sacs, de couffins et de jarres. Vers le fond, les Anciens sont gravement réunis : c’est à la porte de la ville que se traitent les affaires. Des enfants jouent. Des jeunes gens rient, s’amusent à soulever des pierres lourdes. Des femmes et des jeunes filles regardent les objets à vendre, jacassent.

Pierre et les Disciples sont là pour acheter des vivres, repoussés et raillés par les marchands. Le Prêtre au fond, mêlé aux Anciens.

 

 

Scène première

 

PIERRE, LES DISCIPLES, LA FOULE

 

Cris des MARCHANDS.

Blé ! Fruits ! Lait ! Miel ! Riz ! Sel ! Des rékilim tout frais !...

PIERRE.

Leurs cris ont augmenté la faim dont je souffrais !

ANDRÉ.

Allons-nous-en.

PIERRE.

Marchande encor !

ANDRÉ.

C’est inutile.

On se moque de nous !

UN MARCHAND.

Des petits flans à l’huile !

ANDRÉ, vivement.

Combien ?

UN JEUNE HOMME, passant en courant, aux marchands.

Ce sont des Juifs. Soyez très exigeants.

Les Disciples s’éloignent.

AUTRE MARCHAND, à des passantes.

Jeunes filles, du fard pour les yeux ?

AUTRE MARCHAND, à des passants.

Jeunes gens,

Des roseaux de Mérôm pour vous faire des flèches ?

PIERRE, à Nathanaël.

Ce vieillard a l’air bon, qui vend des figues sèches.

Propose-lui...

AUTRE MARCHAND.

Copher pour les ongles, copher !

ANDRÉ, pendant que Nathanaël parle au vieillard.

Je meurs de faim.

PIERRE, à Nathanaël qui redescend.

Accepte-t-il le prix offert ?

NATHANAËL.

Il m’a dit de m’aller cacher dans une crypte !

JEAN.

Pierre, je meurs de soif !

UN MARCHAND.

Des concombres d’Égypte !

PIERRE, résigné.

Essayons d’acheter un poisson !

Ils remontent.

UNE JEUNE FILLE, dans un groupe, interpellant une autre qui passe.

Noémi !...

Que compte-t-il t’offrir, aujourd’hui, ton ami ?

NOÉMI.

Devinez !

LA JEUNE FILLE.

Un bonnet de filet ?

NOÉMI.

Non !

UNE AUTRE JEUNE FILLE.

Des socques,

Pour faire un joli bruit en marchant ?

NOÉMI.

Tu te moques !

UNE AUTRE.

Mieux encore ? Un miroir de fonte ?

NOÉMI.

Devinez.

UNE AUTRE.

Une bague ?

NOÉMI.

Un anneau d’ivoire pour le nez !

TOUTES, éblouies.

Oh !...

PIERRE, au fond, à un marchand de poissons.

Ce thon, trois sekels ?

LE MARCHAND.

Tu réclames ? C’est quatre !

UN HOMME, avec des oiseaux sur les épaules.

Qui veut voir mes gentils petits oiseaux se battre ?

On fait cercle autour de lui.

PIERRE, aux Disciples.

Partons !

ANDRÉ.

Qu’emportons-nous, en somme ?

NATHANAËL.

Un peu de riz.

PIERRE.

Poussiéreux.

JACQUES.

Un fromage.

PIERRE.

Ancien.

ANDRÉ.

Des fruits.

PIERRE.

Pourris.

JEAN, montrant une maigre grappe de raisin sec.

Et cette grappe, enfin !...

PIERRE.

Ce n’est point, par Moïse !

La grappe de raisin de la Terre Promise.

On ne se mettra pas à deux pour la porter !

À un Disciple.

Et, dis-nous, trésorier, que peut-il nous rester ?

LE DISCIPLE, montrant une bourse vide.

Rien.

Il remonte. Tous se regardent.

PIERRE.

Déjà ?

ANDRÉ, hochant la tête.

Hum !

JACQUES, à mi-voix.

Judas nous vole. Prenons garde.

JEAN.

Quand on le dit au Maître, il sourit, le regarde,

Et répond : « Il le faut, qu’il aime trop l’argent !... »

PIERRE.

Venez !

Ils vont pour sortir. Au moment où ils passent sous la porte, cris dans la foule.

LA FOULE.

Les Juifs s’en vont ! – Chiens ! – Pourceaux ! – Voleurs !

PIERRE, doucement à Jean.

      Jean,

Je crois bien qu’il n’y a...

LA FOULE.

Ladres ! – Rogneurs d’oboles !

PIERRE.

...De bons Samaritains que dans les paraboles !

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

AZRIEL, LE SCHOËR, LA FOULE

 

Depuis un moment, Azriel est arrêté devant la maison de droite, qui est celle de Photine.

AZRIEL, à une servante qui a paru sur le seuil.

Elle est encor au Puits de Jacob ?

LA SERVANTE.

Elle y est

Encor.

UNE FEMME, à une autre.

Vois Azriel, comme il est inquiet

Lorsque Photine...

L’AUTRE.

Ah ! ne parlons pas de Photine !...

LA PREMIÈRE.

La vie est de miel pur pour cette libertine !

UNE TROISIÈME.

Oui, pendant que nos jours sont honnêtes et longs,

Pendant que nous cuisons les pains, que nous filons,

Son amant la compare au muguet des vallées

Et lui donne à croquer des pistaches salées.

AZRIEL.

Mais que lui peut-il donc être arrivé ?

Criant au gardien de la porte.

Schoër,

Toi qui surveilles le lointain, perché clans l’air,

Ne vois-tu pas venir Photine sur la route ?

LE SCHOËR.

Non, je ne la vois pas.

PREMIÈRE FEMME, à la deuxième.

Tiens, fine abeille, écoute !

N’est-ce pas irritant ?

LA DEUXIÈME.

Mais, douce olive, on dit

Que la fin du scandale est proche. Elle perdit

Toute pudeur. Ils vont la chasser de la ville.

LA TROISIÈME.

Qui ?

LA PREMIÈRE.

Les Anciens.

LA TROISIÈME.

Vraiment ?

LA PREMIÈRE.

Dans leur groupe immobile,

Tu vois, on parle bas. C’est d’elle !

LA DEUXIÈME.

Il était temps !

Elle nuit à Sichem, à tous ses habitants...

N’est-ce pas, cher palmier ?

LA PREMIÈRE.

Mais oui, petite perle !

LA TROISIÈME.

Si la fureur du Ciel contre Sichem déferle,

C’est à cause des yeux de Photine, trop doux !

UNE AUTRE.

Sa robe attirera le tonnerre sur nous.

UNE AUTRE.

Enfin, c’est une femme abominable !

UNE AUTRE.

Certes.

LA PREMIÈRE.

Et Dieu se servira d’elle pour notre perte !

LA DEUXIÈME.

Si jamais elle nous regarde, insultons-la !

AZRIEL, à la servante.

Je vais aller au-devant d’elle.

LE SCHOËR, se penchant, du haut de la tour.

La voilà !

AZRIEL.

Tu la vois ?

LE SCHOËR.

Elle court... Elle fait de grands signes !...

Pour arriver plus vite, elle a pris par les vignes,

Par les blés !... La voilà !... Comme elle court !

AZRIEL.

Schoër,

Ce n’est pas elle !

LE SCHOËR.

Si, c’est elle ! J’y vois clair !...

Ses cheveux sont épars... elle est toute hagarde...

Comme elle court !...

AZRIEL.

Ce n’est pas elle !

LE SCHOËR.

Si, regarde !

Photine paraît sous la grande porte, courant, éperdue, et elle s’arrête, haletante.

 

 

Scène III

 

AZRIEL, PHOTINE, LA FOULE

 

AZRIEL.

Ah ! c’est toi !... Je tremblais... je craignais... je ne puis

Te dire !... D’où viens-tu ? Tu ne viens pas du puits ?...

Pour rapporter de l’eau, tu n’as aucune sorte

D’amphore...

PHOTINE.

Et c’est de l’eau, pourtant, que je rapporte.

AZRIEL.

Pourquoi courais-tu donc ?

PHOTINE.

On avait soif ici.

AZRIEL.

Comment ! tu viens !...

PHOTINE.

Du puits.

AZRIEL.

De Jacob ?

PHOTINE.

C’est ainsi

Qu’on le nommait hier.

AZRIEL, riant.

Et qu’on le nomme encore !...

PHOTINE.

Non.

AZRIEL.

Ton voile ?

PHOTINE.

Tombé !...

AZRIEL.

Ton amphore ?

PHOTINE.

L’amphore ?...

AZRIEL.

Que faisais-tu ? Je te cherchais ?...

PHOTINE.

Je me trouvais.

AZRIEL.

L’avais-tu, ton amphore, en partant ?

PHOTINE.

Je l’avais.

AZRIEL.

Où donc l’as-tu laissée ?

PHOTINE.

Où je me suis laissée.

AZRIEL.

Pourquoi me tourmenter en faisant l’insensée ?

PHOTINE.

Pauvre Azriel !

AZRIEL.

Je t’aime.

PHOTINE.

Oh ! non, non, va, je sais...

Tout ce qu’entre mes bras, tu rêvais, tu pensais,

– Car c’est dans un baiser toute l’âme qu’on frôle,

Et rien ne sait le poids d’un front comme une épaule !...

Eh bien ! rappelle-toi, je viens t’en supplier,

Ce que je ne servais qu’à te faire oublier !

Tes grands espoirs, tu les jetas ? Je les rapporte !

Elle crie.

Peuple !...

AZRIEL.

Que fais-tu là ?

PHOTINE.

Vous qui, sous cette porte,

Passez, foule joyeuse et bavarde, là-bas !...

UN HOMME.

Photine, il conviendrait qu’on ne t’entendît pas.

PHOTINE.

Femmes aussi, vous qui riez, là, dans la rue !...

UNE FEMME.

Elle ose nous parler, cette fille perdue ?

AZRIEL.

Tais-toi. Prends garde !...

PHOTINE.

Anciens et Docteurs de la Loi.

Vieillards ! Prêtres !

UN ANCIEN.

Silence !... On s’occupe de toi !

PHOTINE.

Vous, marchands !...

UN MARCHAND, avec mépris.

C’est, je crois, Photine, qu’on te nomme ?

PHOTINE.

Près du puits de Jacob est assis un jeune homme.

C’est un Nazaréen pâle, qui m’a parlé.

Il est si doux que j’ai tout de suite tremblé...

Nul n’a son éloquence immense et familière,

Et son geste est celui d’ouvrir une volière !

LA FOULE, riant.

Ha ! ha !

PHOTINE.

Je crois que c’est un prophète. Sachez

Qu’il devina tous mes secrets, tous mes péchés !...

Il a tout deviné. J’en suis encor saisie !

Ne se pourrait-il pas que ce fût le Messie ?

UN HOMME.

Mais elle est folle !

UN AUTRE.

Que vient-elle nous conter ?

UN AUTRE, riant.

Ha ! ha ! ha !

UN MARCHAND.

Mes pigeons, qui veut les acheter ?

AUTRE MARCHAND.

Deux passereaux, pas cher, pour faire un sacrifice !

PHOTINE.

De grâce, écoutez-moi !

UN ACHETEUR, à un marchand.

Combien ce sac d’épice ?

LE MARCHAND.

Vingt sékels !

L’ACHETEUR.

Tu veux donc me ruiner comme Job ?

PHOTINE.

Un jeune homme est assis près du puits de Jacob !

Il se nomme Jésus. Il revient de Judée.

J’ai refusé d’abord l’eau qu’il m’a demandée.

Mais alors il m’a dit, debout dans son manteau,

Des paroles du Ciel à propos de cette eau !...

UNE FEMME, à un marchand.

Les beaux colliers !

UNE AUTRE FEMME.

D’où viennent-ils ?

LE MARCHAND.

De Phénicie !

PHOTINE.

Pourquoi ne pas vouloir que ce soit le Messie ?

UN JEUNE HOMME.

Le Messie ? Il viendra quand pourriront nos os !

UN AUTRE, en entraînant plusieurs.

Venez donc par ici voir un combat d’oiseaux !

PHOTINE.

Écoutez donc, ô misérable populace !

J’apporte une nouvelle immense !...

UN MARCHAND.

Elle nous lasse !

UN AUTRE MARCHAND.

Tais-toi !

PHOTINE.

Je ne peux plus me taire !

PREMIER MARCHAND.

Non ! Assez

De cris !

PHOTINE.

Je ne peux plus me taire, car je sais !...

Je dois crier, – qu’on me repousse, qu’on me foule ! –

Mon devoir est d’aller crier parmi la foule :

Près du Puits de Jacob un jeune homme est assis !

Ses cheveux ont la couleur blonde ;

On croit voir l’arc-en-ciel qui rassure le monde

Dans chacun de ses beaux sourcils.

 

Grave, il reçoit, tenant une invisible palme,

L’ombre d’un invisible dais.

On le reconnaîtrait entre mille à son calme,

Et c’est Celui que j’attendais !

 

Un vent d’été, porteur d’un chant lointain, qui passe

Dans un troène d’En-Gaddi,

La flûte se mêlant aux fleurs dans l’air tiédi,

C’est à quoi fait penser sa grâce !

 

Et quant à sa douceur, elle est divine, elle est...

Comme une plume de colombe,

Qui, blanche, quand l’oiseau se penche, sur du lait,

D’une blancheur dans l’autre tombe !

UN MARCHAND.

Elle ameute la foule !...

UN AUTRE MARCHAND.

Et distrait les chalands !

UN HOMME, amèrement, aux marchands.

Oui, qu’importe l’espoir des plus vastes élans,

Pourvu que l’on achète et pourvu que l’on vende !...

UN AUTRE, au prêtre qui descend, attiré par le bruit.

On nous parle du Christ !

LE PRÊTRE.

Qui ?

PHOTINE.

Moi !

LE PRÊTRE.

L’audace est grande !

Parler du Christ ! Sais-tu seulement ce que c’est ?

Seul il peut en parler, l’homme pieux qui sait

Tous les oracles de jadis, les phrases dites

Par les prophètes saints, les promesses écrites...

Les choses qu’une femme, enfin, ne sait jamais !

PHOTINE.

Tu t’avances beaucoup, prêtre, si tu l’affirmes !

Il est écrit : « Quand Dieu viendra sur les sommets,

Les aveugles verront la danse des infirmes

Et les sourds entendront l’hosannah des muets ! »

LE PRÊTRE.

C’est un texte, en effet, qu’elle nous paraphrase !

UN VIEILLARD.

Eh quoi ! cette ignorante ?

UN JEUNE HOMME.

Elle semble en extase !

UN AUTRE.

Le charbon a touché ses lèvres de son feu !...

PHOTINE.

« C’est un vrai cœur de chair qu’à mon peuple j’envoie,

Et j’ôte le rocher qui de cœur lui tint lieu,

Afin que désormais il marche dans ma voie,

Et que ce soit mon peuple, et que je sois son Dieu ! »

LE PRÊTRE.

Ezéchiel parlait ainsi dans son délire !

Elle aura lu ces mots !

AZRIEL.

Elle ne sait pas lire !

LE PRÊTRE.

Comment les textes saints lui sont-ils donc connus ?

PHOTINE.

« Ah ! qu’ils sont beaux, sur la montagne, les pieds nus

De celui qui nous vient porter le bon Message !... »

LE PRÊTRE.

Isaïe a crié cela !

PHOTINE.

« Petit village,

Bethléem ! quelle ville eut jamais tes grandeurs ? »

LE PRÊTRE.

Ah ! tais-toi !...

PHOTINE.

« Nazareth ! ton nom contient des fleurs ! »

LE PRÊTRE.

Les livres de Moïse éclairent seuls les ombres !

PHOTINE.

Eh bien ! connaissez donc qu’il est dit dans les Nombres :

« Paroles de Bâlam-ben-Beor : Israël,

Un sceptre est clans ton sol, un astre est dans ton ciel ! »

LE PRÊTRE.

Cette femme connaît les Livres mieux qu’un homme !

PHOTINE.

Et sachez qu’il est dit dans le Deutéronome...

VOIX DIVERSES.

Miracle ! – Fausseté ! – C’est le Christ ! – Vous croyez ?

– Non !

PHOTINE.

Et si c’était lui !... Venez et le voyez !

UNE VOIX, dans la foule.

Rappelez-vous toutes les fausses prophéties !

UNE AUTRE.

On en a tellement découvert, des Messies !

PHOTINE.

Si c’était lui !

UN MARCHAND.

Mais non !

PHOTINE.

Si c’était lui, pourtant !

UN JEUNE HOMME.

Oh ! certes...

LE PRÊTRE.

Si c’était le Christ, en l’admettant,

Comment l’âme du Christ, cette grande âme blanche,

Causerait-elle avec la tienne ?...

PHOTINE.

Elle se penche !

LE PRÊTRE.

Va parfumer ta porte, et, t’asseyant au seuil,

Prépare pour ce soir les ruses de ton œil.

PHOTINE.

Ne crois pas qu’en parlant de la sorte on m’irrite :

Tu viens de me traiter comme je le mérite !

AZRIEL.

Cette orgueilleuse-là, s’humilier ainsi !...

J’affirme qu’il y a du divin dans ceci !

PHOTINE, s’agenouillant au milieu de la place.

Je confesse ma vie et frappe ma poitrine,

Et je veux demander pardon à tous !...

UNE FEMME, la relevant.

Photine !

PHOTINE.

Prophétesse, en effet, bien indigne de lui !...

Mais l’indulgent sauveur qui nous vient aujourd’hui

Aime précisément ceux que personne n’aime,

Aime ceux à qui tous vous jetez l’anathème,

Ceux dont l’obscurité fait dédaigner les maux,

Aime les pauvres gens, les pauvres animaux,

Les humbles chiens battus, les tristes petits ânes,

Les publicains, les péagers, les courtisanes !

CRIS DIVERS.

Faites-la taire ! – Une pécheresse ! – Empêchez

Qu’elle parle !

PHOTINE.

Jésus m’a remis mes péchés !

UNE FEMME, sortant de la foule et courant à elle.

Il me remettra donc tous les miens ?

PHOTINE.

Sois-en sûre !

– Si le roseau froissé souffre d’une cassure,

Il n’achèvera pas le roseau d’un coup sec ;

Si la lampe crépite en noircissant son bec,

Il ne soufflera pas brusquement sur la lampe ;

Mais, pour que le roseau balance encor sa hampe

Et l’offre encor, ployante, aux pattes de l’oiseau,

Il raccommodera tendrement le roseau,

Et, pour que de nouveau la flamme monte et brille,

Tendre, il relèvera la mèche avec l’aiguille.

LE PRÊTRE.

Ah ! ces discours au cœur sont plus pernicieux

Que le vinaigre aux dents ou la fumée aux yeux !

UN JEUNE HOMME.

Comme elle est belle en ce moment !

UN AUTRE.

C’est que sur elle

L’Esprit vient de souffler !

UN AUTRE.

Mais non, c’est qu’elle est belle !

UN AUTRE, essayant d’entraîner Photine, et lui montrant un petit groupe décidé.

Viens ! quelques-uns déjà...

PHOTINE.

Non ! je ne partirai

Qu’avec la moitié de la ville !...

UN ENFANT.

Moi, j’irai !

PHOTINE, parcourant la foule.

Ô vous dont on ne peut fréquenter les demeures

Sans se purifier après pendant des heures,

Vous que l’on traite avec plus encor de dédains

Que les montreurs d’oiseaux et que les baladins,

Vous, exclus par la loi de tous les privilèges,

Vils païens, couthéens, ivrognes, sacrilèges,

Samaritains, enfin, puisque ce mot dit tout

Et puisqu’on en a fait le terme du dégoût,

Gueux de ce monde auxquels on voudrait fermer l’autre,

Suivez-moi vers ce Christ, car ce Christ est le vôtre !

Et ceux qui n’ont connu ni honte, ni douleur,

Les forts et les joyeux, ce Christ n’est pas le leur.

LE PRÊTRE.

Le Christ est un vainqueur qui viendra dans la gloire !

PHOTINE.

C’est un pauvre qui passe et qui demande à boire.

LE PRÊTRE.

Coiffé d’astres, fendant terriblement les airs,

Il viendra par un chemin bleu, bordé d’éclairs !

PHOTINE.

Il est venu par le sentier de la vallée ;

Pas d’étoiles au front, mais l’âme est étoilée !

LE PRÊTRE.

Il viendra pour crier : « Il n’y a que la loi ! »

PHOTINE.

Il vient pour soupirer : « Il n’y a que la foi ! »

LE PRÊTRE.

Il sera le guerrier qui reprendra la terre !

PHOTINE.

Il est le pacifique ennemi de la guerre,

La ruine de la ruine, et la mort de la mort !

LE PRÊTRE.

Mais sait-on seulement d’où ce prophète sort ?

Le vrai Christ descendra de David, – et des prêtres !

PHOTINE.

On saura découvrir David dans ses ancêtres !

– En attendant, il sort d’entre les plus petits,

Et ses mains de prophète ont tenu des outils ;

Les Anges, dans le fond d’une boutique obscure,

Ont baisé les copeaux pris dans sa chevelure !

Docile, il fabriquait des balances, des jougs ;

Et lui qui travailla, quoique Dieu, comme vous,

En façonnant des jougs pensait à vos souffrances

Et rêvait de justice en faisant des balances !

UN HOMME.

Allons vers lui !...

LE PRÊTRE.

C’est un faux Christ !

L’HOMME.

Soit, je suivrai

Tous les faux Christs, de peur de le manquer, le vrai !

UNE FEMME.

Oui, conduis-nous vers lui ! Laisse ces cœurs de pierre !

PHOTINE.

Non ! Je ne partirai qu’avec la ville entière !

UN HOMME, ricanant.

Un Christ qui vient pour pardonner à des pécheurs !...

PHOTINE.

Ses paroles font des silences dans les cœurs !

UN AUTRE, de même.

Et bavarder, autour des puits, avec les femmes !

PHOTINE.

Ses gestes font des ombres blanches sur les âmes !

UN MARCHAND.

Il est donc beau pendant qu’il parle ?

PHOTINE.

Il resplendit !

– On n’a jamais parlé comme cet homme. Il dit :

« Les premiers seront les derniers... Celui qui souffre

Va sourire... Celui qui monte est près du gouffre...

Heureux les attristés ! Heureux les fatigués !

Ceux-ci reposeront, et ceux-là seront gais ! »

UN MARCHAND.

Autour d’elle, voyez, la foule s’est accrue !

PHOTINE.

J’irai crier tout ce qu’il dit de rue en rue !

Elle sort, suivie de la foule.

PREMIER VIEILLARD.

Elle le fait !

UN MARCHAND, regardant.

Bientôt ils seront des milliers !

UN AUTRE MARCHAND, criant à la cantonade, avec désespoir.

Pourquoi donc avez-vous quitté vos ateliers ?

UN AUTRE.

Mais que faire ? C’est impossible qu’on la laisse...

La voix de PHOTINE, au dehors.

Il dit : « Vous serez forts, vous, les pleins de faiblesse ! »

PREMIER MARCHAND.

Ne lui laissez donc pas prononcer ces mots-là !

La voix de PHOTINE, plus loin.

Il dit : « Vous jugerez vos juges ! »

UN ANCIEN, furieux.

C’est cela !...

UN AUTRE.

Que faire ?

LE PRÊTRE.

Aller chercher les Romains !...

À un marchand.

Toi, va vite.

Il explique à mi-voix ce qu’il faut dire. On entend :

L’ordre public troublé... le peuple qui s’excite...

La voix de PHOTINE, dehors.

Il dit encor : « Je vous le dis, en vérité,

Mon Héritage est fait pour le déshérité ! »

UN MARCHAND, avec terreur.

Entendez-vous ces mots qui pleuvent sur la ville ?...

LE PRÊTRE, à celui qu’il envoie.

Demande des soldats. C’est la guerre civile,

Si l’on n’arrête pas...

La voix de PHOTINE, se rapprochant.

Il dit : « Des deux chemins

Prenez le plus étroit ! »

LE PRÊTRE, au marchand.

Va chercher les Romains !

Le marchand sort en courant.

PHOTINE, rentrant, suivie d’une foule plus nombreuse.

Il dit encor : « Toute science est un fantôme.

C’est aux pauvres d’esprit que sera mon Royaume ! »

Il dit...

UN HOMME, qui la suit, éperdu, chancelant, enivré.

Écoutez tous ! Pressez-vous sur ses pas !

Car ce sont là des mots que l’on n’invente pas !

Un Dieu seul peut dicter ces paroles d’aurore !

– Photine, que dit-il encore ?

PHOTINE.

Il dit encore :

« Soyez doux. Comprenez. Admettez. Souriez.

Ayez le regard bon. Ce que vous voudriez

Qu’on vous fît, que ce soit ce qu’aux autres vous faites :

Voilà toute la loi, voilà tous les prophètes !

Envoyez votre cœur souffrir dans tous les maux !... »

Enfin, que sais-je, moi ! Des mots nouveaux ! Des mots

Parmi lesquels un mot revient, toujours le même :

« Amour... amour... aimer !... Le ciel, c’est quand on aime.

Pour être aimés du Père, aimez votre prochain.

Donnez tout par amour. Partagez votre pain

Avec l’ami qui vient la nuit, et le demande.

Si vous vous souvenez, en faisant votre offrande,

Que votre frère a quelque chose contre vous,

Sortez, et ne venez vous remettre à genoux

Qu’ayant, la paix conclue, embrassé votre frère...

D’ailleurs, un tel amour, c’est encor la misère.

Aimer son frère est bien, mais un païen le peut.

Si vous n’aimez que ceux qui vous aiment, c’est peu :

Aimez qui vous opprime et qui vous fait insulte !

Septante fois sept fois pardonnez ! C’est mon culte

D’aimer celui qui veut décourager l’amour.

S’il vous bat, ne criez pas contre, priez pour.

S’il vous prend un manteau, donnez-lui deux tuniques.

Aimez tous les ingrats comme des fils uniques.

Aimez vos ennemis, vous serez mes amis.

Aimez beaucoup, pour qu’il vous soit beaucoup remis.

Aimez encore. Aimez toujours. Aimez quand même.

Aimez-vous bien les uns les autres. Quand on aime,

Il faut sacrifier sa vie à son amour.

Moi je vous montrerai comment on aime, un jour...

Amour! N’ayez que de l’amour dans la poitrine !...

Aimez-vous ! »

TOUS, tombant à genoux.

Qu’est ceci ? Quelle est cette doctrine ?

Tumulte, cris.

 Le Roi, fils de David ! – Le Christ ! – Le roi des Cieux !

– Suivons-la.

À ce moment tous, enthousiasmés, se relèvent, s’élancent derrière Photine, vont partir ;  mais ils sont refoulés brutalement par des soldats qui entrent, et un centurion paraît.

 

 

Scène IV

 

PHOTINE, LE CENTURION, LA FOULE, SOLDATS

 

LE CENTURION.

Quoi ! Comment ! Des cris séditieux !

Dispersez-vous !... Quel est ce roi que l’on acclame ?

Que faites-vous là, tous, autour de cette femme ?...

Saisissez-la d’abord, elle !

PHOTINE, pendant qu’on lui lie les mains.

Tout est perdu !

Quand je les emmenais !...

LE CENTURION, à la foule grondante.

M’avez-vous entendu ?

Pas de groupes !... Pas de rumeurs !... Qu’on se disperse !

Aux marchands.

Vous autres, reprenez votre petit commerce !

À Photine.

Excitatrice, tu leur tenais des propos

Contre César, sans doute, et contre les impôts !

De quoi leur parlais-tu ?

PHOTINE.

Mais de...

LE CENTURION, aux soldats.

Serrez la corde !

PHOTINE.

Mais de mansuétude et de miséricorde,

De charité, d’amour...

LE CENTURION.

Et puis...

UN HOMME, vivement.

C’est tout !

UN AUTRE, de même.

De rien !

LE PRÊTRE.

Elle parlait encor du Messie !

LA FOULE, avec indignation.

Oh !

LE CENTURION.

Ah ! bien !

Toi, tu viens dénoncer ? Rome te remercie !...

À ses soldats, en riant.

Elle leur annonçait le Vengeur, le Messie,

Celui-là qui des Juifs sera l’Imperator,

Qui battra les Romains, n’est-ce pas ?... Elle a tort !

Car ceci pourrait bien ne pas plaire à Pilate...

Marchons !

PHOTINE, à part.

Tout est perdu !

LE PRÊTRE, au centurion.

Pour que l’émeute éclate,

Elle dit avoir vu le Christ tout près d’ici !

Et sais-tu qui la folle ose appeler ainsi ?

Un fanatique obscur, qui, sans doute, conspire,

Un gueux de Nazareth !

LE CENTURION.

Ah ! il fallait le dire !

Un gueux de Nazareth ?... Mais je vois ce que c’est !

À ses soldats.

C’est l’homme, vous savez, le simple, qui passait

Pour guérir les lépreux, l’homme de Galilée !

Sa présence, en effet, nous était signalée.

LE PRÊTRE.

Des ordres contre lui doivent être reçus.

LE CENTURION.

Un certain Josué, n’est-ce pas, ou Jésus ?

LE PRÊTRE.

C’est lui-même !

LE CENTURION.

Comment, c’est Jésus ! Quand je pense

Que j’allais !... Mais alors, ça n’a pas d’importance !

Il ne nous porte pas ombrage, celui-là !

Aux soldats.

Ce n’est rien. C’est Jésus ! Allons, détachez-la !

PHOTINE, délivrée immédiatement.

Ciel !

LE CENTURION.

C’est un pauvre Juif pris de mélancolie.

Moi-même, je le vis commettre une folie !...

Mais à Jérusalem, justement, il n’y a

Qu’un mois. J’étais de garde au fort Antonia

D’où nous surveillons tout ce qu’on fait dans le temple.

D’en haut j’avais suivi des yeux la blancheur ample

D’une robe de lin errante, et m’étais dit :

« C’est quelque Essénien arrivé d’En-Gaddi.

Il prêche : je le vois aux gestes de sa manche. »

– Douze robes suivaient, sombres, la robe blanche.

Et ce groupe, en causant, s’en vint jusqu’à ce lieu

Où des Juifs très dévots, pour honorer leur Dieu,

Font le change, installés à des petites tables,

En se servant de poids rarement véritables.

Sur le sol de ce temple étonnant, où l’on vend

De tout, du sel, de l’huile et du bétail vivant,

Traînent de vieux morceaux de cordes et de brides.

Tout d’un coup, je vis l’homme aux vêtements candides

Prendre un de ces morceaux, le tordre, et je le vis

Fouetter tous les vendeurs qui couvraient le parvis,

Et tous ces gros marchands, même les plus podagres,

Fuyaient, fouettés par lui, tel un troupeau d’onagres !

Et lui fouettait toujours, d’un geste furieux.

Et le peuple acclamait. C’était très curieux.

Nous autres, les Romains, cela nous faisait rire...

Cet homme ne peut pas inquiéter l’Empire.

Il défend que du temple on fasse un vil bazar,

Mais il dit : « À César ce qu’on doit à César ! »

LE PRÊTRE.

Tu n’as pas entendu la femme ?

LE CENTURION, riant et remontant.

Je préfère

Ne pas l’entendre !

LE PRÊTRE, essayant de le retenir.

Écoute-la !

LE CENTURION.

J’ai mieux à faire !

LE PRÊTRE.

Quoi donc ?

LE CENTURION, railleur.

Mais lire, au frais, mon auteur familier.

Je lis, et l’ombre d’une feuille de figuier

– Large et tremblante main qui sur le livre passe –

Souligne d’un doigt bleu quelque beau vers d’Horace !

LE PRÊTRE.

Mais...

LE CENTURION, sèchement.

Qu’on ne vienne plus, surtout, me déranger.

Au peuple.

On vous permet ce Christ, il n’offre aucun danger.

En sortant, à un soldat.

Tu sais, le joli charpentier à tête blonde ?...

Ce n’est pas celui-là qui troublera le monde !...

– En route !

 

 

Scène V

 

PHOTINE, LA FOULE

 

PHOTINE.

Et maintenant, courons vite !

Murmures.

UN HOMME.

Oh ! non !

PHOTINE.

Quoi ?

UN AUTRE.

Un roi flattant César ne sera pas mon roi !

UN AUTRE.

C’est ainsi que le fils de David nous libère ?

UN AUTRE.

Il conseille l’impôt ?

UN AUTRE.

Il accepte Tibère ?

PHOTINE.

Seigneur, Seigneur, les malheureux, écoute-les !

– De quel royaume avez-vous cru que je parlais ?

Quoi ! vous vous occupez de César, de l’Empire ?

Comprenez donc un peu ce qu’on a voulu dire !

Vous qui serez les éternels Samaritains,

Ne pensez qu’au seul vrai royaume, qu’aux destins

Du royaume secret dont aucune province

Ne vous sera jamais prise par aucun prince !...

Puisqu’il faut tôt ou tard que vous soyez mangés,

Que vous importe que les fauves soient changés,

Et que celui, vers vous, dans l’ombre, qui se traîne,

Ce soit le renard juif ou la louve romaine ?...

Ah ! sans savoir le nom du maître de hasard,

Donnez avec dédain ce qu’on doit à César !

TOUS.

Oui ! mais...

UN HOMME.

Mais le royaume ?

PHOTINE.

Il n’est pas de ce monde ;

Car ce n’est pas un roi, c’est un Dieu qui le fonde !

UN AUTRE.

Où le connaîtrons-nous, ce royaume irréel ?

PHOTINE.

Un peu d’abord en vous, puis tout à fait au ciel !

PLUSIEURS.

En nous ?

PHOTINE, allant de l’un à l’autre.

La graine est là, d’où monte l’arbre immense !

Vous n’avez qu’à vouloir, et le règne commence !

Pour tous ! pour tous ! Un peu d’amour, un peu de foi,

Et vous verrez quel beau royaume !... Toi, – toi, – toi ! –

Toi, tu souffriras moins, maigre tailleur de pierres ;

Car, dans le noir du masque abritant tes paupières,

Tes yeux posséderont quelques brins de lueur

Des gerbes de clartés futures !... Ciseleur,

Tes doigts se sentiront rafraîchis par les ailes

Des petits chérubins d’argent que tu cisèles !...

Toi, qui pour lambrisser les alcôves, scias

Les cèdres, les cyprès et les acacias,

Tu béniras les trous au mur de ton échoppe

Parce qu’il y frissonne une touffe d’hysope !...

Vous plaindrez ceux pour qui vous tissez, tisserands,

Et vous, passementiers, plus vous coudrez de rangs

D’inutiles galons aux frivoles étoffes,

Et plus vous sourirez, comme des philosophes !

Chacun trouvera joie à son humble métier.

Tu verniras l’argile avec amour, potier !

Pâtres, vous soignerez plus gaîment vos abeilles.

Vous sifflerez, vanniers, en tressant vos corbeilles !

LE PRÊTRE.

Mais ce n’est qu’un espoir, le royaume des cieux !

PHOTINE.

Qu’est-ce que vous avez à proposer de mieux ?

Cris de TOUS.

Oui !... Suivons-la !... Le Christ !... Peut-être !... Le Royaume !...

Prenons des instruments !... Chantons !... Oui, tous !... Un psaume !

UN MARCHAND, à Photine.

Oh ! moi, j’y vais sans croire, en curieux, pour voir !

PHOTINE.

Viens quand même !

AZRIEL.

J’y vais, par ennui, sans espoir,

Pour agir !...

PHOTINE.

Viens quand même !

UN JEUNE HOMME.

Et moi, c’est toi que j’aime !

Si je te suis, c’est pour ta beauté !

PHOTINE.

Viens quand même !

Suivez tous, en cueillant des branches d’oliviers.

Peu m’importe pourquoi, pourvu que vous suiviez !

LE PRÊTRE.

Eh bien ! j’y vais aussi ! Cet homme va peut-être

Fonder un nouveau culte et me nommer grand-prêtre !

PHOTINE.

Marchons en entonnant le psaume à l’Éternel,

Et prenez au verset : « Chantons sur le nébel... »

TOUTE LA FOULE, dans un immense cri d’enthousiasme.

Chantons sur le nébel dont le long manche s’orne

De nacre, de corail et d’or,

Sur le nébel, sur le kinnor,

Et chantons sur la flûte encor

Et sur la trompette de corne !...

La foule s’engouffre, derrière Photine, sous la haute porte et le psaume va rouler au loin dans la campagne.

Qu’en l’honneur de Celui qui vient juger les temps

Danse toute la Terre et tous ses habitants !...

Toute la Mer... et tout...

 

 

TROISIEME TABLEAU

 

SALVATOR MUNDI

 

On revoit le Puits de Jacob. Jésus est assis sur la margelle. Le soleil se couchera tout à l’heure. Le Ciel est jaune, avec du rose.

Les Disciples sont groupés un peu loin du Maître. Ils achèvent le repas frugal qu’ils sont parvenus à réaliser avec leurs vagues achats. Assis, ou couchés sur le ventre, ils font cercle, par terre, autour d’un petit feu qui s’éteint et dont monte, bien droit dans l’air calme, un fil bleu. Ils chuchotent, et parfois regardent Jésus, à la dérobée. Ils ne sont pas contents. Jésus rêve.

 

 

Scène première

 

JÉSUS, LES DISCIPLES

 

PIERRE, à voix basse, avec indignation.

À cette femme !...

ANDRÉ, de même.

Il lui parlait !

JACQUES, de même.

Il lui parlait !

PIERRE.

Je n’oserai jamais le blâmer... Mais il est

Parfois, avouons-le, d’une imprudence étrange.

ANDRÉ.

Et pourquoi jeûne-t-il, quand tout le monde mange ?

PIERRE.

C’est pour nous étonner qu’il n’aura pas mangé !

JÉSUS.

Ce n’est pas pour cela, Pierre.

JEAN.

Il nous entend.

PIERRE.

J’ai

Parlé trop haut.

NATHANAËL, plus bas.

Pourquoi jeûner ?

PIERRE, de même.

Je me figure

Que c’est pour nous prouver qu’il vit sans nourriture !

JÉSUS.

Je me nourris d’un mets que vous ne savez pas.

PIERRE, baissant la voix.

Quelqu’un a dû venir lui porter un repas.

JEAN.

Les Anges peuvent le servir, sans qu’on les voie !

JÉSUS.

Faire la volonté de Celui qui m’envoie,

– Voilà cet aliment secret qui me nourrit.

PIERRE, plus bas encore, avec humeur.

C’est pour faire cette volonté que l’on prit

Par ce chemin !...

JEAN.

Mais pour gagner la Galilée...

PIERRE.

Il aurait mieux valu passer par la vallée

De Sâron !...

NATHANAËL.

Certes, ou par la plaine du Jourdain !

ANDRÉ.

Mais par la Samarie !... Horreur ! Tâtez ce pain !

C’est du granit !

Il le lance loin de lui.

Maudite ville !

PIERRE.

Est-ce la peine

D’aller chez ceux qui sont ignorants, pleins de haine,

Endurcis, et que la souffrance rend mauvais ?

JÉSUS.

C’est chez ceux-là qu’il faut aller, et que je vais.

JEAN.

Parlons plus bas.

JACQUES.

C’est son idée. Il sera cause

Qu’on nous massacrera.

JEAN.

Mais lui-même s’expose.

PIERRE.

À quoi cela sert-il ? Qu’est-il venu chercher ?

Que fait-il sur ce puits ? À qui veut-il prêcher ?

Il n’a trouvé pour l’écouter que cette femme.

Vous savez que jamais, certes, je ne le blâme ;

Mais, s’il voulait gagner ce peuple, il aurait dû

Se faire un partisan digne d’être entendu !

JACQUES.

Des mains pures pourront seules semer l’Idée.

PIERRE.

Mais une courtisane !

JACQUES.

On l’aura lapidée

Dès qu’elle aura paru, pour prêcher, sur son toit !...

PIERRE.

Si j’avais à gagner une ville, moi !...

JACQUES.

Toi ?

PIERRE.

Je me renseignerais. J’irais voir les notables,

Le prêtre à son autel, les changeurs à leurs tables.

Chacun vous sert selon l’importance qu’il a.

Je convaincrais une âme importante. Voilà

Comment je m’y prendrais, moi, pour prendre une ville.

ANDRÉ, secouant la tête.

Parler à cette femme était bien inutile.

PIERRE.

Il semble quelquefois railler, en vérité.

Songez qu’il a choisi la dernière cité

Du dernier peuple et, dans la cité tout entière,

Une femme et, parmi les femmes, la dernière !

JÉSUS.

Il faudra que pourtant vous vous accoutumiez

À ce que les derniers, pour moi, soient les premiers !

PIERRE.

Il entend tout ; c’est bon, je garde le silence.

Il se lève, et va regarder un champ de blé. Silence.

JÉSUS.

Non !

JACQUES.

À quoi dis-tu : « Non ? »

JÉSUS.

À ce que Pierre pense.

PIERRE, se retournant, étonné.

Seigneur !...

JEAN, criant tout à coup.

Je meurs de soif !

ANDRÉ.

Oui, c’est un jeu cruel

Des païens ! Ils ont mis dans le riz trop de sel !

NATHANAËL.

Comment boire ?

ANDRÉ.

On n’a rien pour puiser !

JEAN.

Cette femme

À bien laissé...

JACQUES.

Quoi donc ?

JEAN.

Sa cruche !

PIERRE.

Son infâme

Cruche ? C’est un objet de scandale et d’effroi !

N’y portez pas les mains !

JEAN, les deux mains sur la cruche.

Elle a le ventre froid.

Et j’ai bien soif.

PIERRE.

Je ne boirais pour rien au monde

Cette eau nauséabonde !...

JEAN.

Elle est nauséabonde ?

PIERRE.

Doublement ! car le goût du vice est dans cette eau,

Et de l’impiété !

JEAN.

Tant pis ! J’ai trop soif !

Il boit.

Ho !...

NATHANAËL.

Eh bien ?

JEAN, lui passant la cruche.

Goûte !

NATHANAËL, après avoir goûté.

Ho !...

ANDRÉ.

Quoi ?

NATHANAËL, même jeu.

Goûte !...

ANDRÉ, même jeu.

Ho !...

JACQUES.

Qu’est-ce ?

ANDRÉ.

Goûte !

JACQUES.

Quelle perle divine est dans cette eau dissoute ?...

NATHANAËL.

C’est du miel !

ANDRÉ.

Non ! des fleurs !

JEAN.

On pleure, en y goûtant !

PIERRE.

Qu’a-t-elle donc laissé dans sa cruche en partant ?...

JÉSUS.

Elle a laissé dans cette cruche

Le souci du cœur insensé,

L’orgueil cruel d’être une embûche

Vivante et rose; elle a laissé

 

Ses péchés lourds, ses rêves pires,

Ses bonheurs bavards et méchants,

La frivolité de ses rires,

L’inconscience de ses chants,

 

Ses soupirs pour d’indignes causes,

Tout le mal de son âme, tout !...

PIERRE.

Et ce sont ces mauvaises choses

Qui donnent à l’eau ce bon goût ?

JÉSUS.

Le goût que vous trouvez à l’eau de cette cruche,

Ne l’attribuez pas à des pleurs blonds de ruche,

À des pleurs blancs de lys broyés ;

Ce goût, – avec en moins la saveur infinie ! –

C’est celui que je trouve aux fautes d’une vie

Qu’on vient d’oublier à mes pieds !

PIERRE, buvant à son tour.

Par quels mots exprimer une fraîcheur pareille ?...

Ma lèvre entend ta voix que buvait mon oreille !

Reposant la cruche.

Mais tout à l’heure, là, lorsque tu m’as dit non,

Devant ce champ, à quoi rêvais-je ?

JÉSUS.

À la moisson.

Tu rêvais, comparant ce champ à ma pensée,

Au triste et long sommeil de la graine lancée.

PIERRE.

Oui, quatre mois encore avant que sous les cieux

La moisson...

JÉSUS.

J’ai dit non.

PIERRE.

Pourquoi ?

JÉSUS.

Levez les yeux !

PIERRE.

Pourquoi, Seigneur ?

JÉSUS.

Levez les yeux. La moisson brille.

On a semé pour vous, prenez votre faucille !

Autre le laboureur, autre le moissonneur ;

Et cependant il faut toujours que le bonheur

– Oui, car cette injustice est bonne ! – soit le même

Pour celui qui moissonne et pour celui qui sème.

Afin de moissonner vous êtes envoyés ;

Mais d’autres ont semé. Leurs blés sont mûrs. Voyez !

PIERRE.

On croit voir, en effet, là-bas, sous le ciel rouge,

Les champs blanchir pour la moisson !...

JEAN.

Leur blancheur bouge !

LA FOULE, au loin.

...Sur le nébel... sur le kinnor...

NATHANAËL.

Et l’on entend...

PIERRE.

Quelle est cette moisson qui s’avance en chantant ?...

Tous ont grimpé sur le talus et regardent au loin.

ANDRÉ.

C’est la ville qui vient !

JEAN.

Blanche, elle coule toute

Par le trou noir que fait la porte à haute voûte !...

PIERRE.

On croirait qu’invisible une puissante main,

Pressant ses murs, la fait jaillir sur le chemin !...

LA FOULE.

...Et chantons sur la flûte encor !...

PIERRE.

Et, toute fière,

Quelle est donc celle-là qui marche la première ?

JÉSUS, assis, immobile, sur le puits.

Il faudra que pourtant vous vous accoutumiez

À ce que les derniers, pour moi, soient les premiers.

LA FOULE, se rapprochant.

...Qu’en l’honneur de celui qui vient !...

JEAN.

Écoute, écoute !...

PIERRE.

Maître, daigneras-tu me pardonner mon doute ?

LA FOULE, se rapprochant.

...Danse toute la Terre et tous ses habitants !...

JEAN.

Oh ! lève-toi ! Viens voir !

NATHANAËL.

Les prés sont éclatants !

PIERRE.

Mais où donc ont-ils pu trouver toutes ces roses ?

JACQUES.

Viens les voir !

JÉSUS.

Je les vois.

PIERRE.

Tes paupières sont closes !

JÉSUS.

Je les vois dans mon cœur venir depuis longtemps !

LA FOULE, toujours plus près.

...Toute la Mer et tout ce qu’il y a dedans...

ANDRÉ.

Ils approchent !

La voix de PHOTINE, chantant tout près.

...Que les monts cessent d’être inertes,

Et que les fleuves transportés,

Sortant de leurs grands lits leurs bras de tous côtés,

Applaudissent de leurs mains vertes !

PIERRE.

Et cette voix qui monte !...

JÉSUS.

Ah ! Photine, est-ce toi ?

PHOTINE, paraissant en haut du talus, haletante, échevelée, couverte de fleurs cueillies en courant, les yeux splendides.

Oui, Seigneur, et la ville entière est avec moi !...

Elle a été précédée d’une course éperdue d’enfants qui dégringolent de toutes parts les sentiers, se laissent glisser au bas des talus en agitant des rameaux d’oliviers. Et elle est suivie par la foule qui envahit la scène, se précipite vers Jésus, en criant. Jésus se lève. La foule s’arrête brusquement ; plus un cri.

 

 

Scène II

 

JÉSUS, LES DISCIPLES, TOUS LES SAMARITAINS

 

JÉSUS.

Photine !...

PHOTINE, hors d’elle.

Ils viennent tous ! Une foule ravie ! –

Je ne sais plus ce que j’ai dit ; ils m’ont suivie !

J’ai couru. J’ai perdu mes bracelets. Je ris.

N’est-ce pas que tous les lépreux seront guéris ?

Si tu nous avais vus !... Voici des jeunes filles !...

Voici des gueux avec des fleurs à leurs béquilles !...

Tout le long du chemin nous chantions, nous courions,

Et nous aurions bravé tous les centurions !

– Tiens, j’ai cueilli pour toi cette rose de haie... –

Approche-toi, vieil homme, il touchera ta plaie !...

– Les enfants précédaient le cortège en dansant.

Et tu vois, tiens, tu vois, j’ai mis mes mains en sang

Tellement j’ai cassé pour eux de branches vertes !...

– Ah ! toutes les maisons de Sichem sont désertes !

Le premier qui voulut partir, c’est ce petit...

Ce jeune homme ne croyait pas, quand il partit,

Et rien qu’en nous suivant il a perdu son doute :

Oui, l’effort seulement de s’être mis en route !...

– Les marchands ne pensaient qu’à leur marché perdu !

Le prêtre a raisonné. Mais moi, j’ai répondu.

Et je sentais que je parlais avec ton Verbe !...

Ah ! je respire avec bonheur l’odeur de l’herbe !

Je ne reconnais plus ma voix dans l’air du soir !...

Oh! les marchands, il ne faut pas leur en vouloir !

Les femmes ont été tout de suite très bonnes.

Je ris. Je suis heureuse. Il faudra que tu donnes

Ton grand manteau de laine à baiser. Nous venons

T’adorer. – Approchez ! – Je te dirai leurs noms.

Toi qui vois tout, tu vois que toutes sont venues,

Et tu les reconnais sans les avoir connues.

Celle-ci, c’est Thamar, celle-ci, Penninah.

Il arrive des gens encore. Il y en a

Dans tous les prés voisins. La foule est très nombreuse.

J’étouffe un peu. Je vais pleurer. Je suis heureuse.

JÉSUS.

Tu m’as conquis la ville.

PHOTINE.

Oh ! non ! toi seul frappas

Les coups. Si la victoire est grande, ce n’est pas

Que, prophétesse prise entre les filles folles,

Je me sois employée à porter tes paroles

Là-bas ! Mais c’est que toi, divin Silencieux,

Tu regardais d’ici la ville, et que tes yeux

Mettaient autour des murs un invisible siège !...

Seul vainqueur dont la robe encore soit de neige,

Tendre ennemi, beau guerrier pur, blanc conquérant,

Je ne t’ai pas conquis la ville ! Elle se rend.

Ta servante ne peut t’avoir prêté main-forte !...

Humble, je ne suis rien dans tout ceci : j’apporte

Les clefs... Mais oui, c’est tout. J’apporte, – et ne suis rien ! –

Les clefs de tous ces cœurs sur le coussin du mien !

UN HOMME.

Pareil au mufle énorme et roux qu’une lionne

Penche sur un agneau dont la blancheur l’étonné,

La ville monstrueuse autour de toi se tait !

UN AUTRE.

La foule qui criait et qui se révoltait,

Elle est là, qui retient son souffle...

UNE FEMME.

Et, bouche bée,

T’écoute...

PHOTINE.

On entendrait voler un scarabée...

UNE FEMME.

Parle-nous, fais-nous boire aux célestes viviers !...

PHOTINE.

Regarde comme tous les rameaux d’oliviers

Tremblent dans tous les doigts sans qu’il y ait de brise.

AZRIEL.

Qu’est cet homme pour que son silence suffise

À me faire vibrer comme une aile, et frémir !...

Mon âme feignait donc seulement de dormir ?

UN HOMME.

Nous sommes ce vil peuple ignorant, idolâtre,

Dont les Juifs t’ont parlé !...

JÉSUS.

Je suis votre bon pâtre.

UN AUTRE.

Nous sommes les moutons maigres, méchants, maudits,

Du troupeau triste et noir !...

JÉSUS.

Vous êtes mes brebis.

– Une ouaille ne peut pas m’être moins chérie

Parce qu’elle est de telle ou telle bergerie.

J’irai dans tous les prés faire entendre ma voix ;

J’abattrai doucement les clôtures de bois ;

Dans l’herbe tomberont les piquets et les planches,

Jusqu’à ce qu’il n’y ait, brebis noires et blanches

Se rassemblant sous ma houlette au poids léger,

Plus qu’une bergerie au monde, et qu’un berger.

UN JEUNE HOMME.

Il me semble que sa parole me baptise !

UNE FEMME.

Touche mes pleurs.

UNE AUTRE.

Bénis mon petit.

UN VIEILLARD.

Qu’on me dise

Que mon heure est venue, à présent je suis prêt !

UNE JEUNE FILLE.

Oh ! je n’espérais pas qu’il me regarderait !

UN HOMME.

Comme sa tête avec indulgence est penchée !

UNE FEMME, s’avançant et se prosternant.

Je m’étais, jusqu’ici, dans la foule cachée :

J’avais peur que ton œil sévère me jugeât !...

JÉSUS.

J’ai relevé la femme adultère, déjà.

UN MARCHAND.

Me pardonneras-tu, fouetteur de mes semblables,

D’avoir trop négligé les trésors véritables

Pour chercher à gagner les trésors du moment ?...

JÉSUS.

J’ai chassé les vendeurs du temple seulement.

L’IVROGNE.

Me pardonneras-tu, prophète de l’eau vive,

De n’avoir pas aimé de façon exclusive

L’eau pure que ton Père à boire nous donna ?...

JÉSUS, souriant.

Je l’ai changée en vin aux noces de Cana.

LE PRÊTRE.

Peut-il donc être Christ, celui qui se fait suivre

Parla fille de joie et l’homme qui s’enivre ?

JÉSUS, avec colère.

Je répondrai, maudit !...

À ce moment des enfants se mettent à chanter et à danser.

PIERRE, sévèrement, à une femme.

Emmenez ces enfants !

JÉSUS, brusquement apaisé.

Pourquoi les emmener ? Mais je vous le défends !

Quoi! parce qu’ils chantaient une ronde enfantine ?

Laissez venir à moi les tout petits... Photine,

Amène-moi ces deux qui, tout effarouchés,

Se cachent dans les plis de ta robe.

PHOTINE, aux enfants.

Approchez !

LE PRÊTRE.

Tu ne me réponds pas ?

JÉSUS.

Ma réponse s’apprête.

PHOTINE.

Vous voyez ce seigneur ? C’est un très grand prophète,

Celui qu’on attendait, dont on parlait toujours.

Il ne fait pas manger les enfants par les ours

Comme on dit que faisait le prophète Élisée,

Mais il pose les mains sur leur tête frisée.

JÉSUS.

Oh ! les beaux yeux tout neufs ! – Ayez donc de tels yeux

Vous serez sûrs d’entrer au royaume des Cieux.

Aux enfants.

Voulez-vous répéter-je défends qu’on les gronde ! –

Les mots que vous chantiez en nouant votre ronde ?

UN ENFANT.

Quand nous avons joué

De joyeux airs dansants,

Vous n’avez pas dansé.

UN AUTRE.

Quand nous avons joué

De tristes airs pleurants,

Vous n’avez pas pleuré.

JÉSUS.

Pierre, c’est bien à tort que ton sourcil se fronce :

Leur petite chanson me fournit ma réponse.

Ne raille-t-elle pas les hommes de ce temps

Qui, quoi qu’on fasse, hélas! ne sont jamais contents ?

Jean-Baptiste est venu, rude, plein de querelles,

Seul, noir, vêtu de peaux, nourri de sauterelles,

Et brûlant le pêcheur, d’avance, avec ses yeux.

Vous avez dit de lui : « C’est un fou furieux ! »

Jésus vient, mange, boit, sourit, pardonne vite,

Et vous dites de lui : « Mais c’est un Sybarite ! »

Race d’ingratitude et d’incrédulité,

J’allais peut-être !... Mais ces enfants ont chanté,

Et leur chanson fut la meilleure repartie,

Et de leur bouche encor la Sagesse est sortie.

UN MARCHAND.

Celui-ci, qui vous aime et qui vous parle ainsi,

Est vraiment le Sauveur du monde !

UN HOMME, criant.

Celui-ci

Est vraiment le Sauveur du monde !

PHOTINE.

Il donne envie

De mourir !

AZRIEL.

Je sais donc que faire de ma vie !

UN JEUNE HOMME.

Son doigt m’écrit dans l’âme en lettres de lueur !

UN AUTRE.

Il vient de se former de son cœur à mon cœur

Un pont délicieux dont je sens trembler l’arche !...

UN HOMME, guidé par Photine près de Jésus.

Je suis aveugle.

JÉSUS.

Vois !

UN AUTRE, porté par des serviteurs.

Je suis infirme.

JÉSUS.

Marche !

LA FOULE.

Miracle !...

JÉSUS, à un autre.

Et toi, vieillard, parle !

LE VIEILLARD.

J’étais muet !

UN HOMME, s’avançant.

J’avais un cœur qui plus jamais ne remuait.

Mais déjà j’ai failli pleurer, là, tout à l’heure,

Et puis je n’ai pas pu... C’est difficile.

JÉSUS.

Pleure.

PIERRE.

Que nous sommes heureux de te voir faire ainsi

Des miracles, Seigneur !

JÉSUS.

Vous en ferez aussi.

ANDRÉ.

Qui ? Nous ?

JÉSUS.

Il faudra bien qu’un jour je vous envoie !...

Alors, vous en ferez.

PIERRE.

Nous-mêmes ?... Quelle joie !

JÉSUS.

Ce n’est pas de cela qu’il faut être joyeux,

Mais de ce que vos noms sont inscrits dans les Cieux !

PHOTINE.

Il fera nuit après la blancheur de ton geste !

Ne nous rends pas trop vite à l’ombre triste ! Reste !

 

Reste, Seigneur, il faut un peu

Nous évangéliser encore.

Quoi ! Notre hôte est le Fils de Dieu

Et repart, demain, à l’aurore ?

UNE VIEILLE.

Il faut, dans ma maison venir

Te reposer de tes fatigues.

Tu ne peux pourtant pas partir

Sans avoir goûté de nos figues !

UNE COURTISANE.

Reste, et parle ! Ce sont des fleurs

Que sur nos têtes tu secoues !...

Je remplacerai par des pleurs

Les chaînettes d’or de mes joues.

UNE FEMME.

Pour quand tu rentreras, brisé

D’avoir visité les malades,

J’ai du vin aromatisé

Avec le jus de mes grenades.

PHOTINE.

Tendrement on respectera

Tes habitudes familières.

Toute la ville se taira

Pendant tes heures de prières !

UNE FEMME.

À l’heure où les voix dans le soir

Montent étranges et plus fortes,

Tu viendras un moment t’asseoir

Sur le pas de toutes les portes !

UNE JEUNE FILLE.

Ton grand manteau blanc glissera ;

Mais, comme les brises sont fraîches,

Une de nous le retiendra...

Sans l’interrompre, si tu prêches !

PHOTINE.

Et tu sentiras, tout le temps

Que tu parleras à nos âmes,

Sous tes mains des cheveux d’enfants,

Sur tes pieds des cheveux de femmes.

Chacune, en parlant, est venue s’agenouiller devant Jésus et a laissé tomber sa branche d’olivier ou son thyrse de fleurs. Sur les derniers mots de Photine, elles s’inclinent toutes, et répandent leurs chevelures.

JÉSUS.

Je resterai deux jours, c’est tout ce que je puis.

Deux jours je veux chez vous me reposer.

UNE FEMME.

Et puis

Tu reprendras ta route aux fatigues sublimes !

PHOTINE.

Et lorsqu’en t’éloignant tu fouleras les cimes

De ces Monts d’Ephraïm qui mordent notre ciel,

Tout au bout du manteau fleuri de Jizréel,

Tes yeux distingueront sur la montagne, en face,

– Comme un petit troupeau qui, par moments, s’efface

Et dont la synagogue est le berger peu net, –

Quelque chose de clair qui sera Nazareth !

JÉSUS.

Ville dont mon enfance a couru les ruelles,

Tu me seras cruelle entre les plus cruelles.

Tu n’écouteras pas mon discours tout entier,

Et tu diras : « Mais c’est le fils du charpentier !... »

Ainsi ce sont les miens qui me seront contraires,

Et je trouve en pleurant, quand je cherche des frères,

– Symbole attendrissant de mes futurs destins, –

Mes frères les meilleurs chez les Samaritains !...

Mais il est dit qu’en son pays nul n’est prophète !

– Et que la volonté de mon Père soit faite !

Cris de TOUS.

Hosannah ! Gloire au Christ !... Viens dans la ville !... Viens !

JÉSUS.

Ai-je eu tort de venir, Pierre, chez ces païens ?

PHOTINE, montrant le crépuscule.

Le soir tombe. Elle veut mourir, cette journée.

Mais elle ne peut pas. Pour toujours elle est née.

Quand l’olivier sera de la poussière, avec

Le figuier, quand le puits de Jacob sera sec,

Toujours, sortant du val, passant mont et colline,

L’Eau Vive inondera le monde !

JÉSUS.

Et toi, Photine,

Toi, toujours, lentement, les siècles te verront

Descendre le sentier, ta cruche sur ton front.

Lorsqu’on évoquera ma figure lointaine,

Toujours la Madeleine ou la Samaritaine,

La femme de Sichem ou bien de Magdala,

Toujours une de vous, près de moi, sera là !...

Et ce sera ta gloire encor que l’on confonde

Parfois ta tresse rousse avec sa tresse blonde.

LE PRÊTRE.

Soit ! C’est le Fils de Dieu ! J’y veux bien consentir !

Mais notre Temple, alors, il va le rebâtir ?

JÉSUS.

Non !

LE PRÊTRE.

Mais tu vas nommer des prêtres.

JÉSUS.

Pas encore.

LE PRÊTRE.

Un grand-prêtre du moins !

JÉSUS.

Non.

LE PRÊTRE.

Tu veux qu’on t’honore

Toi-même de ce titre ?

JÉSUS.

Oh ! non.

LE PRÊTRE.

Mais cependant

On pourrait embellir ta robe, en la brodant !

JÉSUS.

Non.

LE PRÊTRE.

Et tu n’auras pas l’insigne aux feux multiples,

Montrant sa poitrine.

Les douze pierres, là ?

JÉSUS.

J’ai mes douze disciples.

UN JEUNE HOMME.

Quel temple élirons-nous, pourtant, nous qui l’aimons ?

PHOTINE.

La berge en fleur des lacs, le versant bleu des monts !

UN AUTRE.

Quel trône prendra-t-il pour parler, ce Monarque ?

PHOTINE.

La margelle d’un puits, la planche d’une barque.

LE PRÊTRE.

Mais pour plaire au Seigneur ?...

JÉSUS.

L’acte seul plaît à Dieu !

LE PRÊTRE.

Mais enfin on priera tout de même ?

JÉSUS.

Très peu.

– N’imitez pas ceux-là qui trouvent excellentes

Leurs prières sans fin, monotones et lentes :

Car ils sont une meule et ne sont pas un luth !

Ils partent pour prier, mais, oublieux du but,

Ils s’endorment bientôt au rythme des formules,

Comme les cavaliers au pas berceur des mules !

Priez dans le secret. Ne priez pas longtemps.

C’est être clés grossiers qu’être des insistants.

La meilleure prière est la plus clandestine.

Priez... comme j’appris à prier à Photine.

En parlant, de sa main qui pèse doucement sur l’épaule de Photine il la fait agenouiller.

Oui, d’où que vous soyez, de Sichem, de Sion,

Quand vous voudrez prier, sans ostentation,

Sans inutiles cris, sans vaine mélopée,

Sans qu’avec votre front la terre soit frappée,

Et sans plus vous tourner, pour plaire à l’Elohim,

Ni vers Jérusalem, ni vers le Garizim,

Puisque c’est en tous lieux qu’est le Père Suprême...

PHOTINE.

Mais en fermant les yeux, tout bas, presque en vous-même,

Puisque c’est là surtout qu’il est à tout moment,

Quand vous voudrez prier, dites tout simplement :

« Père que nous avons dans les cieux, que l’on fête

Ton Nom ; qu’advienne ton Royaume ; que soit faite

Ta Volonté sur terre ainsi que dans le ciel ;

Notre pain, aujourd’hui, supra-substantiel,

Donne-le-nous ; acquitte-nous des dettes nôtres,

Comme envers nous, des leurs, nous acquittons les autres ;

Ne laisse pas nos cœurs tentés être en péril ;

Mais nous libère du Malin. »

LA FOULE.

Ainsi soit-il !

PDF