Les Vendanges (Jean-François REGNARD)
Comédie en un acte, et en vers.
Non représentée[1], 1701.
Personnages
M. TRIGAUDIN, avocat
MADAME TRIGAUDIN
BABET, fille de M. Trigaudin
TOINON, servante de M. Trigaudin
LÉANDRE, amant de Babet
CHAMPAGNE, valet de Léandre
GRIFFONET, clerc de M. Trigaudin
GUILLOT, paysan
MATHIEU, paysan
LA PROCUREUSE
LA GREFFIÈRE
LA SERRE, procureur
UN GREFFIER[2]
UN NOTAIRE[3]
UN COMMISSAIRE[4]
La scène est à Anières.
Scène première
M. TRIGAUDIN, MADAME TRIGAUDIN
TRIGAUDIN.
Oui, vous dis-je, sans faute ils arrivent ce soir,
Ma femme ; ordonnez tout pour les bien recevoir :
Étant bailli du lieu, cette charge m’engage
À faire de mon mieux les honneurs du village.
Çà, pendant la vendange égayons nos esprits ;
Pour cela tout exprès ils viennent de Paris ;
Monsieur de Bonnemain, procureur, et son père,
Honnête huissier, tous deux pour moi gens à tout faire ;
Mais surtout le premier, à qui je veux demain
Que ma fille s’unisse, en lui donnant la main.
Les autres sont greffier, commissaire, et notaire ;
Savoir, messieurs Hardi, Tiran, La Griffaudière.
MADAME TRIGAUDIN.
Çamon, c’est bien le temps de faire des bombances !
Vous deviendrez bien riche avecque ces dépenses !
Voyez-vous, mon mari, je vous le dis tout net ;
Il faut qu’un avocat ménage mieux son fait.
TRIGAUDIN.
J’ai mes raisons, ma femme, et sais ce qu’il faut faire.
MADAME TRIGAUDIN.
Sont-ce là les leçons de feu votre grand-père ?
Le pauvre homme ! il me semble encor que je le voi.
C’était un homme sage.
TRIGAUDIN.
Il l’était plus que moi,
D’accord.
MADAME TRIGAUDIN.
Tous ses discours portaient toujours sentence.
Manger son blé en vert est grande extravagance,
A-t-il dit mille fois. Quoi qu’on puisse amasser,
Il ne faut point de bourse à qui veut dépenser.
Grandes maisons se font par petite cuisine.
TRIGAUDIN.
Oui, mon grand-père était fort savant en lésine ;
Et, pour jeter l’argent, je sais trop ce qu’il vaut :
Gens de robe n’ont pas volontiers ce défaut.
Mais, malgré tout cela, je tiens, quoi que l’on die,
Que dépense bien faite est grande économie ;
Enfin j’ai de l’esprit, et sais mes intérêts.
MADAME TRIGAUDIN.
Mais pourquoi rassembler la crasse du palais ?
Des greffiers !
TRIGAUDIN.
N’en déplaise à votre humeur bourrue,
Ce sont tous bons bourgeois, ayant pignon sur rue.
MADAME TRIGAUDIN.
Ah ! mon fils, vous avez le goût peu délicat :
Des procureurs !
TRIGAUDIN.
Eh bien ! moi, je suis avocat ;
Mais ma profession, malgré son excellence,
De ces sortes de gens a quelque dépendance ;
Et beaucoup d’avocats, qui font les grands seigneurs,
Se trouvent bien d’avoir des gendres procureurs.
MADAME TRIGAUDIN.
Mais...
TRIGAUDIN.
Mais point de discours, j’ai résolu l’affaire ;
Faites-nous seulement bonne mine et grand’chère.
M’entendez-vous ?
MADAME TRIGAUDIN.
Il faut suivre vos volontés ;
Mais je fais malgré moi ce que vous souhaitez.
TRIGAUDIN.
Du souper sur vos soins mon esprit se repose.
MADAME TRIGAUDIN.
On y va donner ordre.
TRIGAUDIN.
Au moins, sur toute chose,
N’allez pas pratiquer les leçons de tantôt,
Là... celles du grand-père.
MADAME TRIGAUDIN.
On fera ce qu’il faut.
Scène II
M. TRIGAUDIN, seul
Au fond elle a raison ; dans le temps des vacances,
Ne gagnant rien, on doit modérer ses dépenses :
Cependant marier ma fille, que je croi,
Quelque argent qu’il m’en coûte, est fort bien fait à moi.
De l’âge dont elle est, la garde d’une ville,
Dans un pays conquis, serait moins difficile.
Il lui faudra pourtant faire part de mon bien.
Ma charge de bailli ne vaut presque plus rien.
Eu vendange, autrefois, dans les lieux[5] où nous sommes,
Peu de jours se passaient qu’il n’arrivât mort d’hommes :
Mais tout est bien changé, chacun se tient reclus ;
Le temps est malheureux, on ne s’assomme plus.
Griffonet !
Scène III
M. TRIGAUDIN, GRIFFONET
GRIFFONET.
Quoi, monsieur ?
TRIGAUDIN.
Va dire en diligence
Au procureur fiscal qu’il tienne, en mon absence,
Les plaids pour moi.
GRIFFONET.
Fort bien.
TRIGAUDIN.
Moi, dans mon cabinet,
Je vais dresser le plan du contrat de Babet.
Scène IV
GRIFFONET, seul
Et madame Babet, de Léandre amoureuse,
Dresse un plan pour ne pas devenir procureuse.
On a beau la garder et l’observer de près,
Il suffit que Toinon soit dans ses intérêts,
Monsieur le procureur ne tient rien.
Scène V
TOINON, GRIFFONET
GRIFFONET.
Ah ! ma chère,
Te voilà sans Babet ?
TOINON.
Qu’as-tu fait de son père ?
GRIFFONET.
Il est monté là-haut.
TOINON.
Çà, maître Griffonet,
De notre enlèvement tu sais tout le projet :
Mon estime pour toi sera-t-elle trompée ?
Ne veux-tu point quitter la robe pour l’épée ?
Aimes-tu mieux, dis-moi, toujours être un pied-plat,
Un apprenti sergent, petit clerc d’avocat,
Que de te voir monsieur par les soins de Léandre ?
Le moins, en le servant, que tu puisses prétendre,
C’est d’être subalterne en quelque régiment,
Où tu feras bientôt fortune, assurément.
Réponds donc[6].
GRIFFONET.
N’es-tu pas sûre de ma réponse ?
Au métier que je fais de bon cœur je renonce[7].
N’aurai-je pas bon air à cheval, Toinon, dis,
Avec un grand plumet ? Tiens, je crois que j’y suis.
Pour moi, j’aime la guerre, et je hais les affaires.
Au palais à présent on n’en amasse guères :
Monsieur jamais n’y plaide, y fût-il tout le jour ;
Il en a fait serment, que je pense, à la cour.
Je ne l’ai point encore ouï que dans.une cause ;
Aussi ne parle-t-il à chacun d’autre chose :
Il est de la conter tellement altéré,
Qu’on le fuit en tous lieux comme un pestiféré ;
Dès qu’il ouvre la bouche, on déserte sur l’heure.
Scène VI
BABET, TOINON, GRIFFONET
GRIFFONET.
Mais j’aperçois sa fille.
BABET.
Ah ! Griffon et, demeure ;
Je veux l’entretenir.
GRIFFONET.
J’ai tout su de Toinon,
Madame.
BABET.
Eh bien ?
GRIFFONET.
Ma foi, je n’ai pu dire non.
Pour servir vos amours je suis prêt à tout faire.
Je vais auparavant où monsieur votre père
M’envoie, et je reviens. Quoi qu’il puisse arriver,
J’oserai tout pour vous, jusqu’à vous enlever.
Scène VII
BABET, TOINON
TOINON.
Oh ! monsieur Griffonet est un brave, madame,
Un garçon hasardeux. Mais, qui trouble votre âme ?
Léandre va venir ; quel est votre souci ?
BABET.
Ce n’est qu’avec chagrin que je le vois ici ;
Ma mère peut rentrer, mon père peut descendre ;
Et cette salle enfin est commode à surprendre :
Je suis dans des frayeurs qu’on ne peut concevoir.
TOINON.
Eh quoi ! mort de ma vie ! est-ce un crime d’avoir
Un tendre engagement avec un honnête homme ?
Si celles qui en ont allaient le dire à Rome,
La France deviendrait un pays bien désert.
BABET.
Mais si ce rendez-vous, Toinon, est découvert...
TOINON.
Il faut bien vous attendre à d’autres aventures.
BABET.
Mais le moindre soupçon peut rompre nos mesures.
TOINON.
Mais, pour les prendre, il faut se voir, et convenir
De vos faits, et savoir à quoi vous en tenir.
BABET.
Je crains...
TOINON.
Dans le chagrin que cette peur me donne,
Je ne sais qui me tient que je vous abandonne.
Comment ! trembler toujours ! avoir incessamment
Des inégalités...
Scène VIII
BABET, TOINON, LÉANDRE
TOINON.
Mais voici votre amant.
BABET.
Prends donc garde, Toinon, que personne...
LÉANDRE, à Babet.
Madame,
Tout semble conspirer au succès de ma flamme ;
Et votre tante, enfin, de l’aveu d’un époux,
En cette occasion se déclare pour nous :
Nous trouverons chez elle une sûre retraite.
Mais vous me paraissez incertaine, inquiète :
Après m’avoir donné votre consentement.
Auriez-vous[8] pu sitôt changer de sentiment ?
BABET.
N’imputez point ce trouble à mon peu de tendresse,
Léandre ; et n’accusez que ma seule faiblesse.
LÉANDRE.
Vous rassurez par là mon esprit alarmé,
Madame ; et ce soupçon heureusement calmé
Fait place aux doux transports...
TOINON, à Léandre.
Oh ! finissons, de grâce :
Dans un long entretien votre esprit s’embarrasse ;
Il n’est point maintenant question de cela.
LÉANDRE.
Que mon bonheur est doux ! Ah ! madame.
TOINON.
Halte-là,
Vous dis-je ; et bannissons tous les discours frivoles :
Il faut des actions, et non pas des paroles.
Que tous vos gens...
LÉANDRE.
Ils sont à deux cents pas d’ici.
TOINON.
La chaise ?
LÉANDRE.
Dans une heure elle doit être aussi
Au coin du petit bois.
TOINON.
Au moins, qu’elle soit prête
Lorsque nos paysans commenceront la fête :
C’est un bal villageois, dont la confusion
Sera très favorable à notre évasion ;
Et chacune de nous, en nymphe déguisée,
Trouvera vers le bois la fuite plus aisée,
Pendant, que Griffonet... Mais on vient nous troubler.
Scène IX
M. TRIGAUDIN, BABET, LÉANDRE, TOINON
BABET, bas.
C’est mon père, Toinon.
LÉANDRE, bas, à Babet.
Laissez-moi lui parler.
TRIGAUDIN, à part.
Que vois-je ? Un homme ! Il entre en ceci du mystère.
BABET, bas, à Léandre.
Je crains...
LÉANDRE, bas, à Babet.
Ne craignez rien, je prends sur moi l’affaire ;
J’ai tout prévu...
À Trigaudin.
Le bruit de votre grand savoir
Me fait venir, monsieur, de Paris pour vous voir,
Et vous communiquer un fait de conséquence.
TRIGAUDIN.
Je le débrouillerai mieux que personne en France.
LÉANDRE.
Ce fait est important ; mais il n’est pas nouveau.
TRIGAUDIN, à Babet et à Toinon.
Rentrez.
Scène X
TRIGAUDIN, LÉANDRE
Trigaudin tousse.
LÉANDRE.
Vous toussez fort.
TRIGAUDIN.
C’est le fruit du barreau.
Ayant ces jours derniers, dans toute une audience,
Entretenu la cour sur un cas d’importance,
Un brouillard, dont en vain je voulus me garder,
M’a mis pour quatre mois hors d’état de plaider :
Lorsque je veux parler, je souffre le martyre.
LÉANDRE.
Écoutez-moi, je n’ai que deux mots à vous dire.
TRIGAUDIN.
À la bonne heure, soit ; dépêchez seulement :
Quoique en vacations, jusqu’au moindre moment,
Le temps m’est précieux. Dites-moi votre affaire.
LÉANDRE.
Il s’agit en ceci d’un amoureux mystère.
TRIGAUDIN.
Or, soit.
LÉANDRE.
Je crois, monsieur, que vous êtes humain...
TRIGAUDIN.
Aux gens de bien, monsieur, je tends toujours la main.
LÉANDRE.
Que vous êtes charmé de rendre un bon office.
TRIGAUDIN.
Expliquez-vous, je suis tout à votre service.
LÉANDRE.
Monsieur, un mien ami, de qui les intérêts
M’ont toujours été chers et me touchent de près,
Est fortement épris d’une fille très belle,
Qui répond à ses feux d’une ardeur mutuelle ;
Un père rigoureux veut forcer leurs désirs :
(Ces pères sont toujours ennemis des plaisirs.)
En cette extrémité, n’est-il point d’artifice
Pour les mettre à couvert des rigueurs de justice
Contre l’enlèvement qu’ils sont près de tenter ?
L’ami pour qui je viens ici vous consulter
M’a prié, ne voulant rien faire à la légère,
De prendre par écrit votre avis sur l’affaire.
TRIGAUDIN.
Lorsque la voix-publique a su vous informer
De ce profond savoir qui me fait estimer,
Elle a dû, ce me semble, aussitôt vous instruire
De cette probité qu’en moi chacun admire ;
Et je ne sais, monsieur, qui vous donne sujet
De me communiquer un si hardi projet :
En cela je vous trouve un peu bien téméraire,
Et n’ai point là-dessus de réponse à vous faire.
LÉANDRE.
Je conviens avec vous de ma témérité,
Et mon début vous a justement irrité ;
Mais, malgré mon audace, et trop grande et trop haute,
S’il est quelque moyen de réparer ma faute, J’oserai...
TRIGAUDIN.
Quoi, monsieur ?
LÉANDRE, lui présentant une bourse[9].
Vous prier instamment...
TRIGAUDIN, prenant la bourse.
Ces prières, monsieur, sont un commandement.
LÉANDRE.
Fort bien.
TRIGAUDIN.
Ne croyez point que l’intérêt m’engage
À protéger le crime ou le libertinage ;
Et n’était que je vois que c’est à bonne fin,
Que tout cela ne tend qu’au mariage enfin,
Vous me verriez toujours résolu de me taire.
Oui, je pèse toujours mûrement une affaire,
Et j’examine[10] bien avant de m’embarquer :
Mais je vois bien qu’ici je n’ai rien à risquer.
Cette affaire, monsieur, est de soi criminelle ;
En matière de rapt, l’ordonnance est formelle.
Mais, dans l’occasion, on peut bien quelquefois,
En faveur d’un ami, faire gauchir les lois ;
C’est là le fin, monsieur. Ce père inexorable,
Quel homme est-ce ?
LÉANDRE.
Un fâcheux, d’une humeur peu traitable,
Qui n’a point d’autre but que son propre intérêt.
TRIGAUDIN.
Quelque bourru, sans doute ?
LÉANDRE.
Oui, voilà ce que c’est.
TRIGAUDIN.
Ce complot se fait-il de l’aveu de la belle ?
LÉANDRE.
Oui, tout cela se fait de concert avec elle :
C’est ainsi qu’on m’a dit la chose.
TRIGAUDIN.
Elle a raison ;
Elle fera fort bien de forcer sa prison :
Et quand un père usurpe un pouvoir tyrannique,
On peut, pour s’affranchir, mettre tout en pratique.
Que votre ami, monsieur, achève son dessein ;
J’entreprends le procès, si l’on poursuit.
LÉANDRE.
Enfin,
Vous approuvez la chose ?
TRIGAUDIN.
Oui. Qu’ils partent : le père
Se trouvera, ma foi, bien camus.
LÉANDRE.
On l’espère.
Ayez donc la bonté de signer votre avis.
TRIGAUDIN.
Volontiers.
LÉANDRE.
Vos conseils seront en tout suivis.
TRIGAUDIN.
Je réponds du succès. Savez-vous quelle cause
Je plaidai l’autre jour ? Morbleu, la belle chose !
Je vais en répéter quelques traits seulement.
Scène XI
TRIGAUDIN, LÉANDRE, TOINON
TOINON.
On vous demande là.
TRIGAUDIN.
Qu’on m’attende un moment.
TOINON.
Ce sont gens bien pressés.
LÉANDRE.
Monsieur, je me retire[11].
TRIGAUDIN.
Non, non ; vous entendrez ce que je veux vous dire :
La chose vous plaira, j’en suis très assuré.
Le sujet du procès est un âne égaré.
TOINON, à part.
Le voilà tout trouvé, sans procès ni chicane.
TRIGAUDIN.
En la cause, je suis pour le maître de l’âne,
Qui sur le détenteur veut le revendiquer.
LÉANDRE.
Certes ! la cause est rare.
TRIGAUDIN.
Et fort à remarquer.
Voyez avec quel art ce plaidoyer commence !
LÉANDRE, à part.
Voilà pour mettre à bout toute ma patience.
TRIGAUDIN.
« Quand le grand Annibal et les Carthaginois,
« De deux consuls romains triomphant à la fois,
« Portèrent la terreur au sein de l’Italie,
« Et couvrirent de morts les plaines d’Apulie ;
« Quand ce fils d’Amilcar, du sang des légions,
« Fit rougir la campagne, inonda les sillons ;
« L’aigle prenant la fuite au fameux jour de Canne... »
TOINON.
Qu’a cela de commun, monsieur, avec votre âne ?
Et qu’est-il besoin là de canne ni d’oison ?
TRIGAUDIN, à Toinon.
Sortez.
Scène XII
M. TRIGAUDIN, LÉANDRE
TRIGAUDIN.
On le verra dans ma péroraison.
Sur ce fameux combat jusque-là je me joue ;
Mais naturellement tout cela se dénoue,
Et je viens à mon fait.
LÉANDRE.
J’abuse trop longtemps
Des moments destinés à vos soins importants.
TRIGAUDIN.
Par ce commencement vous jugez bien du reste.
L’exorde m’a coûté beaucoup, je vous proteste ;
Mais de ma peine aussi j’ai recueilli le fruit,
Et jamais plaidoyer ne fera plus de bruit :
Aux affaires depuis je ne saurais suffire.
Il reconduit Léandre.
LÉANDRE.
Vous me désobligez de vouloir me conduire.
TRIGAUDIN.
Je prétends m’acquitter de ce que je vous doi.
LÉANDRE.
Demeurez.
TRIGAUDIN.
Oh ! monsieur...
LÉANDRE.
De grâce, laissez-moi.
Scène XIII
M. TRIGAUDIN, TOINON
TRIGAUDIN.
Qu’est-ce ?
TOINON.
Deux paysans qui vont crever, je pense ;
Voulez-vous bien, monsieur, leur donner audience ?
Ils viennent, que je crois, de faire un mauvais coup.
Ou bien, par la campagne, ils ont vu quelque loup ;
Car ils haltent[12] tous deux comme des chiens de chasse.
TRIGAUDIN.
Qu’ils entrent.
TOINON.
Les voici ; je vais leur faire place.
Scène XIV
M. TRIGAUDIN, GUILLOT, MATHIEU
TRIGAUDIN.
Ces gens sont-ils muets ? Que veut dire ceci ?
Que voulez-vous ?
GUILLOT.
Monsieur... j’ons couru... jusqu’ici
Pour... Je sis essoufflé... Maquieu... conte la chore,
Et défrinche... tout c’en que j’ons vu.
TRIGAUDIN.
La pécore !
MATHIEU.
Dis tai-même, s’tu veux... je sis tout hors de moi.
TRIGAUDIN.
Ces lourdauds me feront enrager, que je croi.
Que diantre voulez-vous ? Parleras-tu, maroufle ?
GUILLOT.
Monsieu... je n’en pis plus.
TRIGAUDIN.
Le coquin, comme il souffle !
Qu’est-ce donc ? qu’y a-t-il[13] ?
MATHIEU.
C’est que tout maintenant,
Comme j’allions nous deux... aux champs en dandenant...
TRIGAUDIN.
Tu diras ce que c’est, ou, morbleu, je t’assomme.
GUILLOT.
Pour vous le faire court, j’ons vu tuer un homme.
TRIGAUDIN, à part.
Voici de quoi payer mon souper.
MATHIEU.
Ah ! monsieu.
GUILLOT.
Celi qu’en a tué, c’est le genre à Maquieu.
MATHIEU, essuyant ses yeux.
Oui, monsieu.
TRIGAUDIN.
Eh ! tant mieux. Bonne affaire, ou je meure.
GUILLOT.
J’ons morguenne arrêté l’assassin tout sur l’heure ;
Pis, l’ayant enfariné dans la grange à Gariau,
J’ons couru... vous voyez, j’ons le corps tout en yau.
TRIGAUDIN.
Avez-vous des témoins ?
GUILLOT.
J’en avons à revenre.
MATHIEU.
Monsieu, tout chaudement si vous vouliez le penre.
TRIGAUDIN.
Il faut y procéder, et j’y vais à l’instant.
Mais, dites-moi d’abord, quel est le délinquant ?
GUILLOT.
C’est...
TRIGAUDIN.
Eh bien ! parle donc.
GUILLOT.
Un garçon de village.
TRIGAUDIN.
C’est bien à des marauds de tuer ! Ah ! j’enrage !
Ce n’est pas là, morbleu, ce que j’ai cru d’abord,
J’en rabats plus de quinze ; et je me trompe fort
Si je ne demeurais pour les frais de l’enquête.
MATHIEU.
Morgue, monsieu, parlons.
TRIGAUDIN.
Va, tu me romps la tête.
MATHIEU.
Peut-être qu’on lairra sauver le criminel.
TRIGAUDIN.
Eh bien ! sauve qui peut, rien n’est si naturel ;
Le jeu ne vaudrait pas aussi bien la chandelle.
GUILLOT.
Ma si...
TRIGAUDIN.
Les importuns !
Scène XV
GRIFFONET, M. TRIGAUDIN, GUILLOT, MATHIEU
GRIFFONET, venant avec précipitation.
Monsieur, bonne nouvelle !
Un homme assassiné !
TRIGAUDIN.
J’ai tout su de ces gens.
GRIFFONET.
Quoi ! vous n’y courez pas ?
TRIGAUDIN.
Eh ! nous avons du temps ;
Demain il fera jour ; rien encor ne se gâte.
GUILLOT.
Oui, mais...
TRIGAUDIN.
Courez devant, si vous avez si hâte.
MATHIEU.
La chose presse.
TRIGAUDIN.
À l’autre ! au diantre le plat pied !
GRIFFONET.
Vous ne savez donc pas que la bête a bon pied ?
TRIGAUDIN.
Comment ?
GRIFFONET.
Que l’assassin que ces gens ont fait prendre
Conduisait au marché des cochons pour les vendre ?
TRIGAUDIN.
Des cochons !
GRIFFONET.
Oui, vraiment.
TRIGAUDIN.
Eh bien ! qu’en as-tu fait ?
GRIFFONET.
Belle demande !
TRIGAUDIN.
Encor ?
GRIFFONET.
Serez-vous satisfait ?
J’ai tout mis en prison.
TRIGAUDIN.
Où donc ?
GRIFFONET.
Dans une étable.
Un novice aurait fait arrêter le coupable ;
Mais, instruit au métier par vos douces leçons,
Laissant le délinquant, j’ai saisi les cochons.
TRIGAUDIN.
Tu seras quelque jour un juge d’importance.
Mais, sans perdre de temps, partons en diligence ;
Allons, que l’on me bride un cheval ; dépêchons.
Scène XVI
M. TRIGAUDIN, GUILLOT, MATHIEU
TRIGAUDIN.
Que ne me disiez-vous qu’il avait des cochons ?
MATHIEU.
Eh ! je ne pensions pas qu’il en fût plus coupable.
TRIGAUDIN.
Si fait, si fait. Un homme assommé ! Comment, diable !
Et des cochons ! suffit ; rien ne peut m’émouvoir ;
Je prétends, en bon juge, en faire mon devoir :
Ceci mérite exemple.
GUILLOT.
Eh ! pour le maître, passe ;
Mais les cochons, monsieu, morgué faites-leu grâce.
MATHIEU, d’un ton pleurant.
Je vous la demandons.
TRIGAUDIN.
Nous verrons tout cela.
Je vais prendre ma robe. Enfants, attendez là.
Scène XVII
GUILLOT, MATHIEU
MATHIEU.
Noutre bailli, tout franc, entend les récritures.
GUILLOT.
Morgué ! son cler itou sait bian les proucédures.
Ce sont deux fins matois que ces compères-là.
MATHIEU.
Voilà, par ma figuette, un bon juge, stilà.
N’est-il pas vrai, Guillot ?
GUILLOT.
Y me semble de même.
MATHIEU.
Y n’y cherche point tant de chose ni de frême.
Aux autres, pour avar un méchant jugement,
Y leu faut, palsangué, plus de recoulement
Et plus de cou... fron... tra... tanquia, plus de grimoire !
An n’en serait chevir, et c’est la mar à boire :
Ma ly, sans barguigner, y va d’abour au fait ;
Drès qu’on a des cochons, le procès est tout fait :
C’est juger comme il faut.
GUILLOT.
Oui, morgué, c’est l’entenre.
Ma si, tandis qu’il est dans son himeur de penre,
À noutre collecteur je faisions... tu m’entends.
MATHIEU.
C’est très bien avisé, vengeons-nous tout d’un temps.
GUILLOT.
Le compère, a, morguoi, des cochons.
MATHIEU.
La pensée
En est bonne : oui, ma foi, baillons-ly la poussée.
Scène XVIII
M. TRIGAUDIN, GUILLOT, MATHIEU
TRIGAUDIN, botté.
Un homme assassiné ! nous allons voir beau jeu !
Il en mourra plus d’un.
MATHIEU.
C’est bian dit. Mais, monsieu,
Comme tout vilain cas fut toujours regniable,
S’il soutiant aux témoins...
TRIGAUDIN.
Quoi ?
MATHIEU.
Qu’il n’est point coupable,
Qu’on l’a pris pour un autre...
TRIGAUDIN.
Eh ! non : sait-on pas bien ?...
MATHIEU.
S’il les récuse, enfin ?
TRIGAUDIN.
Allez, ne craignez rien :
Voyez-vous, ces détours ne peuvent me surprendre.
L’homme aux cochons, vous dis-je, est celui qu’il faut pendre.
GUILLOT.
Mais, monsieu, si toujou je commencions par là,
Pour ne point parde temps ?
TRIGAUDIN.
Le lourdaud que voilà !
GUILLOT.
Je verbaliserons après tout à notre aise.
TRIGAUDIN.
Oui, oui. Çà, dépêchons.
GUILLOT.
Monsieu, ne vous déplaise,
Je pourrions là-dessus raisonner un moment.
MATHIEU.
J’avons du temps pour tout.
TRIGAUDIN.
Partons incessamment ;
La chose le requiert. Sans me rompre la tête,
Qu’on aille voir plutôt si ma monture est prête.
Scène XIX
M. TRIGAUDIN, GUILLOT, MATHIEU, TOINON
TRIGAUDIN.
Quoi ! qu’est-ce encor, Toinon ? ne partirons-nous pas ?
TOINON.
Votre bidet, monsieur, est tout bridé là-bas[14].
[1] A été représentée sans succès au théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 16 mars 1823.
[2] On voit, par le vers 12 de la scène I, qu’il s’appelle HARDI.
[3] Son nom est LA GRIFFAUDIÈRE, d’après le même vers.
[4] Le même vers nous apprend qu’il se nomme TIRAN.
[5] Ce vers est conforme à l’édition de 1750. Dans l’édition de 1731, on lit :
En vendanges, autrefois, dans le temps où nous sommes.
[6] Ces mots, Réponds donc, se trouvent dans l’édition de 1731, la plus ancienne que l’on a de cette pièce. Dans toutes les autres éditions consultées, ils sont omis, et remplacés par des points au commencement du vers suivant.
[7] Ce vers est conforme à l’édition de 1750. Dans celle de 1731, on lit :
Au métier que je fais, de bon cœur j’y renonce.
[8] Auriez est conforme à l’édition de 1731. Dans les autres éditions, on lit : Avez-vous pu, etc.
[9] Molière, dans le Médecin malgré lui, acte II, scène dernière.
[10] Ce vers est conforme à l’édition de 1731. Dans les autres éditions, on lit :
Et l’examine bien avant que m’embarquer.
[11] Ces mots, Monsieur, je me retire, prononcés par Léandre, se trouvent dans l’édition de 1731. Ils sont omis dans l’édition de 1750 et dans les éditions modernes. Dans l’édition de 1750, on lit :
Ce sont gens bien pressés, et voudraient vous instruire.
Dans les éditions modernes, on lit :
Ce sont gens bien pressés, qui voudraient vous instruire.
[12] C’est pour faire le vers que l’auteur a fait ce mot de deux syllabes : haleter est de trois syllabes ; et il faudrait ici halettent ou halètent.
[13] Ces mots, Qu’est-ce donc ? qu’y a-t-il ? se trouvent dans l’édition de 1731. Ils sont omis dans les autres éditions, et sont remplacés par des points au commencement de la phrase suivante.
[14] On n’a point trouvé, parmi les manuscrits de M. Regnard, de copie entière de cette pièce ; cependant le libraire croit faire plaisir au public de lui donner ce fragment, tel qu’il a été copié sur l’original de l’auteur.