Le feint Alcibiade (Philippe QUINAULT)
Tragi-comédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1658.
Personnages
CHARILAS, fils d’un Roi de Sparte
MINDATE, Chef de la garde d’Agis
AGIS, Roi de Sparte
LISANDRE, Favori d’Agis
TIMÉE, femme d’Agis
CLÉONE, sœur d’Alcibiade, déguisée sous le nom et l’habit de son frère
LÉONIDE, sœur d’Agis
TRASIMÈNE, Suivante de Timée
HERMODORE, Suivante de Léonide
SALCEDON, personnage muet
SUITE
GARDES
La Scène est à Sparte.
ACTE I
Scène première
CHARILAS, MINDATE
CHARILAS.
Je vous ouvre mon âme ; oui, je prétends, Mindate,
Que mon malheur finisse et que ma haine éclate.
Je ne puis plus souffrir qu’Agis, contre nos lois,
Occupe seul un rang destiné pour deux Rois ;
Et, mon père étant mort, qu’il ait toujours l’audace
De remplir seul un trône où je dois avoir place.
Tant qu’a duré la guerre, il était malaisé
D’achever, dans son camp, l’attentat proposé :
Mais puisqu’enfin la paix, qui dans Sparte l’amène,
Sans crainte et sans soupçon vient l’offrir à ma haine,
Je m’apprête à goûter, par un coup généreux,
Le bien que la vengeance offre aux plus malheureux.
MINDATE.
La Reine invite aussi mon cœur à la vengeance :
Je fus nourri près d’elle, et l’aimai dès l’enfance :
Je pris avec le lait ce dangereux poison,
Et je connus l’amour plutôt que la raison.
Son cœur avec le mien semblait d’intelligence,
Quand le Roi, plus heureux, m’ôta toute espérance,
Et força ses parents, par un cruel pouvoir,
De contraindre leur fille à suivre son devoir.
Depuis ce temps en vain j’ai recherché sa perte ;
L’occasion encor ne s’en est point offerte,
Et c’est avec plaisir que je vous vois d’accord
Du dessein que j’ai sait de conspirer sa mort.
CHARILAS.
Ce rival n’est pas seul, et je me persuade
Que vous devez moins craindre Agis qu’Alcibiade :
Ce banni trop aimable, au jugement de tous,
A reçu de la Reine un traitement bien doux.
MINDATE.
Je crains peu ce rival ; le Roi m’a sait comprendre
Que de la jalousie il n’a pu se défendre,
Et que ses premiers soins sont de n’épargner rien
Pour chasser de ces lieux ce jeune Athénien.
CHARILAS.
Pour peu qu’en ma faveur vous veuillez entreprendre,
De mon ressentiment vous devez tout attendre :
La Reine payera ce service important ;
Et si je suis heureux, je vous rendrai content.
MINDATE.
Vous me touchez, Seigneur, par où je suis sensible ;
Pour un prix si charmant rien ne m’est impossible :
Je suis, par mon adresse, en crédit près du Roi ;
Je commande à sa garde ; il estime ma foi ;
Voyez ce que je puis.
CHARILAS.
La chose est d’importance,
Et, pour la bien résoudre, il faut que l’on y pense.
MINDATE.
Allez-y donc penser, et tâchons de nous voir,
Au retour de la chasse, au jardin vers le soir.
Pour ôter tout soupçon, il est bon, ce me semble,
D’empêcher, avec soin qu’on ne nous trouve ensemble.
Le Roi craint tout de vous, et ne peut s’assurer.
CHARILAS.
Je crois le voir paraître, il faut nous séparer.
Charilas se retire.
Scène II
AGIS, LISANDRE, MINDATE, SALCEDON
AGIS, à Salcedon.
Allez donc préparer la chasse renommée
Du sanglier affreux dont Sparte est alarmée ;
Et, pour exterminer ce monstre des forêts,
Faites que promptement tous nos chasseurs soient prêts.
Salcedon rentre.
LISANDRE.
Sparte, dont la grandeur de vos soins est l’ouvrage,
Attend de votre main ce nouvel avantage :
Les monstres étrangers qu’elle eut pour ennemis,
Par vos derniers travaux viennent d’être soumis ;
Et votre âme à son bien trop fortement s’applique,
Pour ne la purger pas d’un monstre domestique.
AGIS.
Ah ! plût au ciel, Lisandre, en l’état où je suis,
Que par ce danger seul mes soins fussent produits
Et que ce monstre affreux fut, dans tout cet empire,
L’ennemi le plus grand qui me reste à détruire !
Cet ennemi détruit, Sparte ne craindra rien ;
Mais hélas ! son repos ne sera pas le mien.
Je ressens, au transport dont j’ai l’âme saisie,
Qu’un monstre en cruauté cède à la jalousie,
Et qu’il m’est plus aisé de rendre, en ce malheur,
Le repos à nos champs que le calme à mon cœur.
MINDATE.
Souvent la jalousie est un mal invincible.
Mais qu’avez-vous à craindre où tout vous est possible ?
Quoi ! votre âme à ce point se doit-elle émouvoir
D’un mal dont le remède est en votre pouvoir ?
La puissance royale, autrefois affaiblie,
Est ici, par vos soins, hautement rétablie :
Cet empire, jadis gouverné par deux Rois,
De vous seul aujourd’hui reçoit toutes ses lois ;
Et le sénat, d’accord de votre indépendance,
Pour choquer vos désirs, craint trop votre puissance.
Vous pouvez éloigner de la Reine et de vous
Qui que ce soit ici qui vous rende jaloux :
De tous les maux d’amour le remède est l’absence ;
L’éloignement détruit ce que fait la présence.
Éloignant qui vous nuit vous serez satisfait :
Qui peut ôter la cause ôte aisément l’effet.
AGIS.
Je sais que le Sénat, n’osant plus me contraindre,
Les Dieux seuls exceptés, je n’ai plus rien à craindre.
Il est en mon pouvoir de chasser de ces lieux
Un banni dont pour moi le charme est odieux :
Mais je crains de n’avoir qu’une puissance vaine
Pour le pouvoir chasser de l’esprit de la Reine ;
Une âme est toujours libre, et les plus puissants Rois
Jusqu’à ses volontés n’étendent point leurs droits :
Comme elle vient des Dieux, pour marque de noblesse,
De tous les mouvements elle est toujours maîtresse ;
Et le pouvoir humain, quoi qu’il puisse choisir,
Peut régler l’action, mais non pas le désir.
LISANDRE.
De la Reine, Seigneur, la vertu peu commune
Doit dissiper en vous cette crainte importune.
Le crime n’est pas grand d’avoir en cette Cour
Souffert un étranger jusqu’à votre retour ;
Et de quelques flatteurs les rapports peu croyables,
Pour pouvoir être vrais, sont trop peu vraisemblables.
Un grand Roi comme vous ne doit pas oublier
Qu’à qui le flatte trop il doit peu se fier.
La Cour nourrit toujours de ces esprits vulgaires,
Qui veulent brouiller tout pour être nécessaires,
Et qui, par des moyens lâches et dangereux,
Sans le malheur d’autrui ne sauraient être heureux.
Cette digne moitié du plus grand des Monarques
Vous a de sa vertu donné beaucoup de marques,
Et ses accusateurs n’ont pu vous inspirer
Que de simples soupçons qu’on ne peut avérer.
AGIS.
J’estime encor la Reine, et je connais son âme :
La Reine est vertueuse, enfin ; mais elle est femme ;
Et l’esprit d’un jaloux s’assure rarement
Fus la vertu d’un sexe enclin au changement.
Je veux même penser que tous ceux qui l’accusent
Sont peut-être abusés, ou peut-être m’abusent,
Et que tous les soupçons, que j’ose conserver,
Sont des indices faux qu’on ne saurait prouver.
Mais pour quiconque arrive au rang où je me treuve
L’opinion publique est toujours une preuve :
Les Rois servent d’exemple, et, s’ils sont généreux,
L’ombre même d’un crime est un crime pour eux.
Leur honte est effective, aussitôt qu’elle est crue ;
Plus ils sont élevés, et plus ils sont en vue.
Je veux cacher pourtant mes sentiments jaloux ;
La Reine ignore encor... Mais elle vient à nous.
Scène III
TIMÉE, AGIS, LISANDRE, MINDATE, SUITE
TIMÉE.
Seigneur, Alcibiade attend votre audience.
AGIS.
Qu’on aille promptement lui dire qu’il avance ;
Favorisé des soins de Votre Majesté,
Avant toute autre chose, il doit être écouté.
TIMÉE.
Cet illustre banni mérite qu’on l’estime :
La vertu fait en lui ce qu’ailleurs fait le crime ;
Et bien que son pays l’outrage au dernier point,
Son défaut le plus grand est de n’en avoir point.
Son mérite a causé les malheurs de sa vie ;
S’il eût eu moins de gloire, il eût fait moins d’envie ;
Et quand de son destin vous serez éclairci,
Tout malheureux qu’il est, je crois... Mais le voici.
Scène IV
CLÉONE, sous le nom et l’habit d’Alcibiade, TIMÉE, AGIS, LISANDRE, MINDATE, SUITE
CLÉONE.
Seigneur, quoique banni d’une célèbre ville,
Sans honte et sans terreur je vous demande asile :
L’exil, qui m’est enjoint par une injuste loi,
Est honteux pour Athènes, et ne l’est point pour moi ;
Et je prends pour refuge un Prince trop auguste,
Pour craindre qu’il rejette une demande juste.
Toute la Grèce a su que mon pays ingrat
Doit à mes seuls travaux tout ce qu’il a d’éclat,
Et que tous les auteurs d’une rigueur si grande
Demanderaient sans moi ce que je vous demande.
Ce n’est pas que je bute à murmurer contr’eux ;
L’injustice, sans doute, est un vice honteux :
Mais on n’acquiert pas moins, par un effet contraire,
De gloire à la souffrir que de honte à la faire.
Quand Athènes a commis ses armes à mes soins,
Les Grecs de ma valeur ont tous été témoins ;
Et si j’ai su montrer, d’une ardeur peu commune
Ce que peut la vertu dans la bonne fortune,
Je ne ferai pas voir avec moins de chaleur
Ce que peut la vertu dans le plus grand malheur.
Ma patrie, en causant mes disgrâces cruelles,
Offre à ma gloire encor des matières nouvelles.
Un grand revers peut rendre un grand cœur signalé,
Et c’est m’avoir servi que m’avoir exilé.
Ma constance rendra, dans le cours de ma vie,
Mon malheur si célèbre et si digne d’envie,
Qu’il fera, d’un exil pour moi si glorieux,
Un supplice nouveau pour tous mes envieux.
Réduit à demander asile à des Monarques,
J’ai du mérite seul considéré les marques ;
Et pour mon protecteur, dans mon malheur pressant,
J’ai choisi le plus digne et non le plus puissant.
Si vous n’eussiez point eu de guerre avec Athènes,
Je n’eusse pas d’abord passé près de la Reine,
Et dedans votre camp j’eusse été partager
De Votre Majesté la gloire et le danger :
Mais je n’ai jamais pu consentir à paraître
Ingrat pour mon pays, tout ingrat qu’il puisse être ;
Et n’ai pu me résoudre à voir aussi mon bras
Forcé d’être inutile où vous ne l’étiez pas.
Je ne vous dirai point quelles raisons puissantes
Vous pressent d’arrêter mes disgrâces errantes :
Pour peu qu’à mes souhaits vous vouliez résister ;
Je suis trop glorieux pour vous solliciter ;
Et pour peu qu’aux bienfaits la vertu vous excite,
Vous n’avez pas besoin que je vous sollicite.
Vous aurez, si j’obtiens votre protection,
Le plaisir qui provient d’une belle action ;
Et si, par un succès à mes désirs contraire,
Vous ne m’accordez pas l’asile que j’espère,
J’aurai confusion d’un si cruel refus ;
Mais ce n’est pas pour moi que j’en serai confus
Et je supporterai cette rigueur insigne
D’un air qui prouvera que je n’en suis pas digne.
AGIS.
Je prétends qu’aujourd’hui vous obteniez de moi
Ce que vous méritez et ce que je vous doi,
Et veux faire ardemment, malgré votre disgrâce,
Ce que l’honneur pour vous ordonne que je fasse.
Mais notre vieille guerre enfin vient de finir
Avec le peuple ingrat qui vous a su bannir,
Et j’ai lieu de douter si la paix que j’ai faite
Peut souffrir que ma Cour vous serve de retraite ;
Afin de m’éclaircir sur ces difficultés,
Souffrez qu’entre les miens je cherche des clartés :
Mais pour vous faire voir que c’est sans artifice
Que le suis résolu de vous rendre justice,
Et que j’en veux chercher les moyens avec soin,
Je consens que vous-même en soyez le témoin ;
Et c’est devant vos yeux que je vais ici prendre
Le conseil de la Reine et l’avis de Lisandre.
CLÉONE.
Bien souvent sur un point, facile à concevoir,
Qui cherche trop d’avis cherche à se décevoir.
Quiconque a la vertu dans le degré suprême,
Ne doit, pour bien agir, consulter que soi-même.
La nature aux humains, par un soin libéral,
Donne la connaissance et du bien et du mal ;
Et notre âme toujours, quoi qu’elle considère,
Pour connaître le bien, n’a qu’à le vouloir faire.
Ce n’est pas que mon cœur conçoive quelqu’effrot
Que la Reine en ce lieu vous parle contre moi :
Mais Lisandre autrefois me fit voir trop de haine,
Pour être, en ses conseils, juste comme la Reines
Il estima ma sœur, et voulut l’épouser ;
Mais je fus obligé de la lui refuser,
Et je dois craindre ici qu’un dépit ne l’engage
À faire une injustice à qui lui fit outrage.
AGIS.
Pour vous ôter tout lieu de mécontentement,
Lisandre le premier dira son sentiment.
Quel que soit le dessein que son discours m’inspire,
La Reine en sera juge, et pourra le détruire :
Son sentiment toujours fut la règle du mien.
Commencez donc, Lisandre, et ne déguisez rien.
LISANDRE.
Seigneur, Alcibiade avec raison assure
Que je n’ai pas une âme insensible à l’injure.
Mon cœur, par ses mépris fortement irrité,
N’a pas, pour vouloir feindre, assez de lâcheté.
Je le hais, je l’avoue, et vous le pouvez croire ;
Mais je le hais bien moins que je n’aime la gloire.
Ma haine à mon devoir doit céder aujourd’hui,
Et j’aime mieux parler pour vous que contre lui.
Toujours nos premiers soins sont dus aux diadèmes ;
Nous sommes à nos Rois avant qu’être à nous-mêmes ;
C’est trahir son devoir que le suivre à demi :
On doit comme sujet plus que comme ennemi.
C’est donc votre intérêt qui m’oblige à vous dire
Qu’on lui doit accorder l’asile qu’il désire,
Et que l’honneur défend à Votre Majesté
De souscrire à l’exil qu’il n’a pas mérité.
Jamais par le malheur la gloire n’est flétrie ;
Le vertueux partout doit trouver sa patrie ;
Et dans un ennemi, des Grecs si renommé,
Vous devez protéger le mérite opprimé.
Oui, si l’injuste Athènes, à soi-même cruelle,
Bannit honteusement la vertu de chez elle,
Sparte doit faire voir, quoi qu’il puisse avenir ;
Qu’elle l’estime trop pour la vouloir bannir.
La paix, qui pour l’État doit être avantageuse,
N’exige point de vous d’injustice honteuse,
Un traité glorieux, en cette occasion,
Né vous peut ordonner une lâche action ;
Et si la paix l’ordonne, et vous y doit contraindre
C’est un traité honteux que vous devez enfreindre.
Sparte a trop eu d’honneur en nos derniers combats,
Pour faire, par terreur, rien d’injuste ou de bas,
Et ne vous permet pas, si vous l’en voulez croire,
D’acheter son repos aux dépens de sa gloire.
Enfin, je trouve juste, à ne déguiser rien,
Que l’on accorde asile à cet Athénien.
AGIS.
Alcibiade a lieu d’espérer toute chose,
Après ce que pour lui son ennemi propose :
La Reine estime trop.son mérite charmant
Pour ne confirmer pas ce premier sentiment.
TIMÉE.
J’ai pour cet étranger une estime équitable :
Le mérite a partout un charme inévitable ;
Et puisque, par le droit qu’il a de tout charmer,
Il est toujours aimable, on doit toujours l’aimer.
Ce qui me charme en vous me doit plaire en tout autre ;
J’estime sa vertu comme j’aime la vôtre ;
Et, de quelque façon qu’un grand cœur puisse agir,
L’amour de la vertu ne fait jamais rougir.
C’est cette même ardeur qui m’oblige à vous dire
Qu’on lui doit refuser l’asile qu’il désire,
Et que l’honneur permet à Votre Majesté
De souscrire à l’exil qu’il n’a pas mérité.
Chaque État a ses lois, et par quelque maxime
On condamne en un lieu ce qu’en l’autre on estime ;
Et si l’arrêt d’Athènes est trop injurieux,
Elle est libre, et ne doit en répondre qu’aux Dieux.
Des malheurs assez grands ont troublé cette terre ;
Recevoir ce banni, c’est accepter la guerre.
Athènes est trop encline aux nouveaux démêlés,
Pour souffrir pour amis ceux de ses exilés.
Quelqu’illustre que soit ce Grec que l’on renomme,
Il vaut mieux conserver un État qu’un seul homme ;
Un bien particulier doit passer pour un mal,
S’il détruit le repos et le bien général.
Il est beau d’obliger ; mais un bon Roi doit croire
Que le bonheur public fait sa plus grande gloire,
Et doit incessamment songer que quelquefois
Les communes vertus sont les vices des Rois.
Alcibiade ailleurs peut rencontrer des Princes
Qui le pourront servir sans nuire à leurs provinces.
Enfin, je trouve juste, à ne déguiser rien,
Que l’on refuse asile à cet Athénien.
AGIS.
Hé bien ! qu’il cherche donc ailleurs une retraite ;
Ce que vous désirez est ce que je souhaite.
CLÉONE.
Ah ! du moins écoutez.
AGIS.
Veuillez m’en dispenser ;
Un intérêt public m’oblige à vous laisser
Je vais me préparer pour la chasse prochaine :
Si vous n’êtes content, plaignez-vous de la Reine ;
Son sentiment toujours fut la règle du mien ;
Je vous l’ai déjà dit, souvenez-vous-en bien.
CLÉONE, à Timée.
Permettez-moi la plainte après cette injustice.
TIMÉE.
Seigneur, permettez-moi d’aller au sacrifice.
CLÉONE, seule.
Ainsi, tout me trahit ; mais dans cet embarras
Mon cœur me reste au moins, qui ne me trahit pas.
Qui ne me trahit pas ! ah, ciel ! qu’osais-je dire ?
De tous mes ennemis c’est peut-être le pire :
Trouvant dans sa vertu ce qu’il doit désirer,
L’infortune jamais ne le fit soupirer.
Cependant, sur le point de quitter cet empire,
Je l’entends en secret malgré moi qui soupire :
Je ne sais qui produit sa faiblesse en ce jour ;
Mais hélas ! je crains bien que ce ne soit l’Amour.
ACTE II
Scène première
LÉONIDE, TIMÉE
LÉONIDE.
Quoi ! Madame, aujourd’hui votre avis persuade
Que l’on doit de ces lieux chasser Alcibiade !
Quoi ! vous qui dans l’abord ardente à l’obliger,
Fûtes si favorable à ce noble étranger,
Sitôt qu’ici la paix nous rend le Roi mon frère,
À ce même étranger vous devenez contraire !
On a lieu de douter que Votre Majesté
Puisse justifier cette inégalité,
Et qu’en un même esprit, pour des sujets semblables
Deux desseins différents soient tous deux équitables.
Ou vous n’avez pas droit de le persécuter,
Ou vous avez eu tort de le trop bien traiter ;
Et comme trop cruelle, ou comme trop propice,
Vous ne pouvez jamais éviter l’injustice.
Un désir bien réglé doit toujours être égal ;
Ce qui combat un bien ne peut être qu’un mal,
Et l’équité s’oppose à l’injustice extrême.
La vertu n’est jamais opposée à soi-même ;
D’une égale manière elle agit en tous lieux,
Et n’a rien d’opposé qui ne soit vicieux.
TIMÉE.
Il arrive souvent que, quoi qu’on se propose
Deux différents effets viennent de même cause ;
Et que, trompant les soins de l’esprit le plus fin,
Deux moyens différents tendent à même fin.
Les plus justes desseins, réglés par la prudence,
Changent suivant le temps, ou quelque circonstance
Et comme sous les cieux tout change incessamment
On doit en divers temps agir diversement.
Léonide, il est vrai, j’ai dedans cette terre
Flatté cet étranger tant qu’a duré la guerre ;
Mais la paix s’opposant aux biens qui lui sont dus,
Ce qui rut juste alors maintenant ne l’est plus.
Si, comme infortuné, je lui dois assistance,
Je dois plus au repos du lieu de ma naissance ;
Et nuisant à l’État en travaillant pour lui,
Ma pitié deviendrait criminelle aujourd’hui.
LÉONIDE.
D’un art si peu commun vous savez vous défendre,
Que, pour vous devoir croire, on n’a qu’à vous entendre.
J’admire vos raisons, et n’ai jamais douté
Des charmes de l’esprit de Votre Majesté :
Mais des peuples grossiers les âmes obstinées
À censurer toujours les têtes couronnées,
Expliquant à leur mode un pareil changement,
N’en seront pas peut-être un si beau jugement.
TIMÉE.
C’est de moi-même à moi que je dois rendre compte
De moi seule dépend ou ma gloire ou ma honte,
Et nul reproche enfin ne me saurait toucher,
Si je ne trouve en moi rien à me reprocher.
Ce n’est pas que pourtant ce succès ne m’afflige :
Si de cet étranger l’exil vous désoblige,
Ses entretiens fréquents ont des charmes bien doux
Mais ils sont moins connus à tout autre qu’à vous,
Et j’estime qu’un cœur tendre comme le vôtre
Sera de son départ plus touché que tout autre.
LÉONIDE.
Il est vrai que souvent il m’a rendu des soins
Qui, pour être cachés, ont eu trop de témoins :
Mais je sais que pour vous ses visites charmantes,
En l’absence du Roi, n’étaient pas moins fréquentes ;
Et, depuis son retour, je ne sais pas pourquoi
Ce départ que je crains vous touche moins que moi.
TIMÉE.
Ses soins m’ont obligée, et mon cœur se dispose
À plaindre, comme vous, les maux que je lui cause.
J’en ai de la douleur ; mais je m’assure bien
Que votre déplaisir l’emporte sur le mien,
Et crois, quelque pitié qui pour lui me possède,
Qu’en bontés toutefois il faut que je vous cède.
LÉONIDE.
De tous les déplaisirs que l’on croit différents,
Les plus cachés toujours ne sont pas les moins grands.
En faveur d’un époux vous devez vous contraindre ;
Mais pour moi, grâce aux Dieux, rien ne m’oblige à feindre.
TIMÉE.
Lisandre, à qui le Roi prétend vous engager,
À feindre ici pourtant vous devrait obliger.
LÉONIDE.
Lisandre, tout aimable et vaillant qu’il puisse être,
Pour être mon amant, n’est pas encor mon maître.
TIMÉE.
Mon cœur doit tout au Roi ; mais vous devez savoir
Qu’il se consulte seul pour suivre son devoir.
LÉONIDE.
Madame, je croirai toujours, pour votre gloire,
Tout ce qu’il vous plaira me commander de croire :
Mon sentiment partout suivra votre désir.
TIMÉE.
Vous me rendrez justice et me serez plaisir.
Scène II
DORISE, TIMÉE, LÉONIDE
DORISE, à Timée.
Madame, l’étranger qui vers ces lieux s’avance,
Demande à vous parler avec beaucoup d’instance.
TIMÉE.
Qu’il vienne, j’y consens et la Princesse aussi.
Sans doute il aura su que vous êtes ici ;
Impatient de voir une Beauté si chère,
Il vient vous y chercher.
LÉONIDE.
Cela se pourrait faire ;
Mais comme c’est à vous qu’il demande à parler,
Je me retirerai de peur de vous troubler.
Scène III
CLÉONE, TIMÉE
CLÉONE.
De mon départ, Madame, enfin l’heure s’approche.
Je ne viens pas ici pour vous faire un reproche :
Vous m’avez fait connaître, en évitant mes pas,
Qu’en me plaignant de vous je ne vous plairais pas.
Mais bien que vous soyez ma plus grande adversaire,
Je ne perds pas encor le désir de vous plaire ;
Et si j’ose venir vous chercher en ce lieu,
C’est pour prendre votre ordre, et pour vous dire adieu.
TIMÉE.
De mes derniers conseils n’attendez point d’excuse ;
L’apparence, Seigneur, bien souvent nous abuse.
J’ai mes raisons à part, mais vous n’en savez rien,
Et de ce qu’on ignore on ne juge pas bien.
Pour ne pas être injuste, il le fallait paraître ;
Loin de cesser pour moi, votre estime doit croître :
Je n’y puis mieux répondre, et malgré vos ennuis,
Je n’en fus jamais digne autant que je le suis.
CLÉONE.
Par trop d’effets brillants d’une vertu sublime,
Vous avez dans mon âme établi votre estime,
Pour l’y pouvoir détruire avec facilité,
Par le premier effet de votre cruauté.
Ce malheur me surprend ; mais mon âme interdite,
Puisque vous le causez, croit que je le mérite ;
Et, pour vous condamner, mon esprit alarmé
À vous croire équitable est trop accoutumé.
Peut-être justement voulez-vous qu’on me chasse ;
Mais on croit rarement mériter sa disgrâce ;
Et comme en sa faveur chacun juge aisément,
Un malheureux toujours croit l’être injustement.
Ma timide raison, étonnée et confuse,
Quand mon cœur vous défend, croit toujours qu’il s’abuse :
Mais loin de s’abuser, peut-être que mon cœur,
Se déclarant pour vous, s’oppose à mon erreur,
Et que l’aveugle instinct qui vous le rend propice,
Au lieu de me trahir, m’épargne une injustice.
TIMÉE.
Vous le pouvez bien croire et ne vous pas tromper
Je sens que mon secret pour vous va m’échapper,
Et qu’à votre vertu, que partout je remarque,
Je dois de mon estime une dernière marque.
La source de vos maux est plus en vous qu’ailleurs ;
Votre mérite ici sait encor vos malheurs,
Et troublant tout le cours d’une si belle vie,
Dans Athènes à vous nuire il obligea l’envie.
C’est lui qui dans ces lieux, loin de vous assister,
Force la vertu même à vous persécuter.
À votre abord ici je ne pus me défendre
D’une inclination aussi forte que tendre,
Et tout-à-coup pour vous je ressentis en moi
L’instinct qui sait aimer sans qu’on sache pourquoi.
Je pris ce mouvement de mon âme interdite
Pour la simple pitié qu’un malheureux excite
Mais sentant augmenter ce mouvement confus,
Je craignis tôt après quelque chose de plus.
En vain à vous voir moins je me suis résolue ;
Malgré moi, sans regret, j’ai souffert votre vue ;
Et pour bannir enfin mes soins entièrement,
Je n’ai plus espéré qu’en votre éloignement.
Je l’obtiens ; vous partez, et j’ose encor vous dire
Que vous ne partez pas sans que mon cœur soupire :
Mais il soupire en vain, quand j’agis contre vous,
C’est un remède amer dont l’effet sera doux.
Ce n’est pas que, malgré cette aveugle tendresse,
Ma raison de mon cœur craigne quelque faiblesse
Non ; mais quand on prétend éviter un malheur,
Le moyen le plus sûr est toujours le meilleur ;
Et, quoique l’on se sente une vertu parfaite,
Chercher trop le péril, c’est chercher sa défaite.
Une âme qui s’expose en cet état fatal,
D’un ennemi qui plaît se défend toujours mal :
Le combat est fâcheux, l’issue en est douteuse,
Et la victoire même en est toujours honteuse.
La gloire d’un péril consiste à l’éviter ;
Un cœur cherche à faillir, s’il se laisse tenter,
Et n’est pas innocent, quelqu’ardeur qui l’anime,
Tant qu’il est en danger de pouvoir faire un crime.
CLÉONE.
Si c’est là seulement pourquoi vous me chassez,
Je ne partirai pas sitôt que vous pensez :
Je prétends mettre encore un secret en usage,
Qui saura vous contraindre à m’aimer davantage,
Et qui, bien que vos soins me pressent de partir,
De vos derniers avis vous sera repentir.
TIMÉE.
Non, non ; vous partirez, quelque charme qui brille ;
J’en jure...
CLÉONE.
Auparavant sachez que je suis fille.
TIMÉE.
Fille !
CLÉONE.
Oui ; je vous dois trop pour vous déguiser rien :
J’ai su votre secret, sachez aussi le mien.
Je ne suis que la sœur, mais l’image vivante,
De l’illustre banni qu’ici je représente.
Notre mère, pour prix d’un légitime amour,
D’un seul enfantement nous mit ensemble au jour ;
Et la nature en nous mit tant de ressemblance,
Que notre sexe seul en fut la différence.
Nous n’eûmes en deux cœurs qu’une inclination ;
Si la guerre lui plut, ce fut ma passion.
Dans l’ardeur d’imiter sa valeur sans seconde,
Je fis dans les forêts ce qu’il fit dans le monde ;
Et contre les humains rien ne m’étant permis,
Des plus fiers animaux je fis mes ennemis.
Je n’aimais que la chasse : enfin, quand, pour ma peine,
Lisandre fut de Sparte envoyé dans Athènes,
Il me vit, je lui plus ; il avait des appas ;
Il tâcha de me plaire, et ne me déplut pas :
Mais je connus bientôt que, quoi qu’on puisse faire,
Quand on ne déplaît pas, on peut aisément plaire.
Je souffris qu’il m’aimât ; mais je m’aperçus bien
Qu’on aime quelquefois sans qu’on en sache rien,
Et que la différence, en une âme charmée,
N’est pas grande entre aimer et souffrir d’être aimée.
Mon orgueil empêchant ma voix de me trahir,
J’avouai seulement de ne le pas haïr :
Mais quand au fond de l’âme on sent un trouble extrême,
Dire je ne hais pas, n’est-ce pas dire j’aime ?
Et quand il demandait mon cœur au lieu du sien,
Pouvais-je dire plus que de ne dire rien ?
Sa naissance et son rang étant considérables,
Tous mes parents d’abord lui surent favorables :
Mais alors pour Straton, qui mourut tôt après,
Mon frère avait sur moi sait des desseins secrets ;
Et prenant pour Lisandre une invincible haine,
Il rendit, par ses soins, sa prétention vaine,
Et, par son grand crédit, il obtint aisément
Un ordre du Sénat pour son éloignement.
Incontinent après je fus que l’infidèle
Aimait en cette Cour une Beauté nouvelle.
Un si prompt changement semblait trop m’outrager,
Pour ne m’inspirer pas l’ardeur de m’en venger ;
Et lorsque le Sénat, par un arrêt sévère,
D’Athènes, par envie, eut exilé mon frère,
Je le fis consentir d’enfreindre cette loi,
Changeant de nom, de sort et d’habit avec moi.
Il se trouvait sort jeune, et notre ressemblance
De tous ses ennemis trompa la défiance.
Sous mon nom dans Athènes enfin il fit séjour,
Tandis que sous le sien je vins en cette Cour.
Cependant qu’en secret il a formé ses brigues,
J’ai rendu dans ces lieux, par d’heureuses intrigues,
La Beauté dont Lisandre ose espérer la foi,
Infidèle pour lui, comme il le fut pour moi.
Jugez en quels ennuis mon absence m’engage,
Joint que c’est pour mon frère un éclatant outrage.
Je crains que Léonide, encline au changement,
Ne cesse d’être ingrate à mon ingrat amant,
Et, le rendant heureux, ne m’ôte, en mon absence,
Les douceurs qu’un grand cœur trouve dans la vengeance.
TIMÉE.
Avecque mon erreur votre effroi doit finir ;
Si je puis vous chasser, je puis vous retenir.
Tant qu’à vous desservir il m’a fallu contraindre,
Je ne sais qui de nous était le plus à plaindre :
Quand je vous outrageais, je souffrais plus que vous ;
Mes conseils combattaient mes souhaits les plus doux ;
Et je sens du plaisir plus que je n’en exprime,
De pouvoir vous aimer et vous servir sans crime.
CLÉONE.
Surtout dans votre cœur renfermez mon secret.
TIMÉE.
Mon cœur est trop à vous pour n’être pas discret,
Et pour rien témoigner jamais qui vous offense,
Avec tous vos désirs est trop d’intelligence.
CLÉONE.
Vous possédez le Roi ; mais j’appréhende bien...
TIMÉE.
Le voici ; laissez-nous, et n’appréhendez rien.
Scène IV
AGIS, TIMÉE
AGIS.
Alcibiade a tort de craindre ma présence ;
J’allais me retirer avecque diligence :
J’ai trop de passion et d’estime pour vous,
Pour traverser sitôt un entretien si doux :
J’ai beaucoup d’intérêt en ce qui peut vous plaire ;
Et bien que son départ m’ait semblé nécessaire,
C’est me faire plaisir et prévenir mon choix,
Que de vous visiter pour la dernière fois.
TIMÉE.
Je ne crois pas qu’il pense, au moment qu’il me quitte,
M’avoir encor rendu sa dernière visite.
Il s’apprête à partir ; mais il ose espérer
Que sans empressement il s’y peut préparer,
Et qu’il aura du temps autant qu’il en souhaite
Pour résoudre en quels lieux il peut trouver retraite.
C’est toute la faveur, en cette extrémité,
Qu’Alcibiade attend de Votre Majesté.
AGIS.
Les raisons que tantôt vous avez proposées,
À ce retardement sont toutes opposées ;
Et quand votre conseil me porte à le bannir,
Je vous défère trop pour l’ôter retenir.
Un acte d’équité ne se peut trop tôt faire,
Et souvent on le manque alors qu’on le diffère.
Souffrir que ce banni diffère de partir,
C’est, l’ayant condamné, sembler s’en repentir ;
Et puisqu’en son départ Athènes s’intéresse,
Il vaut mieux le presser que souffrir qu’on me presse.
Mais outre ses raisons, pour ne l’arrêter plus,
Il suffit d’avoir su votre avis là-dessus :
À presser son départ votre conseil m’invite.
TIMÉE.
Si comme moi pourtant vous saviez son mérite,
Il toucherait votre âme, et du même moment
Il changerait de sort et vous de sentiment.
AGIS.
Mon âme, à vous aimer fortement attachée,
Ne peut être d’ailleurs que faiblement touchée,
Et de votre pouvoir mon cœur est trop jaloux
Pour perdre un sentiment qu’il a reçu de vous.
Je trouve en vos conseils un charme qui m’emporte,
Et j’ai pris à vous croire une pente si forte,
Que ce Grec éloquent entreprendrait en vain
De me faire résoudre à changer de dessein.
Tous ses charmes ici sont peu considérables ;
Vos désirs sont pour moi des lois inviolables :
Vous souhaitez qu’il parte en faveur de la paix,
(Si vos conseils du moins expriment vos souhaits) ;
Et pour souffrir ici plus longtemps sa présence,
De suivre vos souhaits j’ai trop d’impatience.
TIMÉE.
Votre extrême bonté m’honore infiniment ;
Mais quoi ! si je quittais mon premier sentiment ?
AGIS.
Ah ! c’est ce que de vous je n’ai garde de croire :
Pour quitter la raison vous avez trop de gloire.
Encor qu’Alcibiade ait un charme assez fort
Pour vous tendre sensible aux rigueurs de son sort,
D’un changement honteux vous n’êtes point capable,
Et je vous crois plus juste encor que pitoyable.
Mais quand en sa faveur vous changeriez d’avis,
Vos premiers sentiments seraient toujours suivis.
Votre raison, tantôt sur ce fait consultée,
D’aucune passion ne semblait agitée.
Cet adroit exilé, sûr de tout obtenir,
N’avait pas pris le soin de vous entretenir ;
Et de ses intérêts votre âme séparée,
Étant lors plus tranquille, était plus éclairée.
Enfin, vous trouviez juste, à ne déguiser rien,
De refuser asile à cet Athénien.
Après ce sentiment, s’il vous en vient quelqu’autre,
Il vient d’Alcibiade, et ce n’est plus le vôtre ;
Je veux vous croire seule, et je vais, de ma part,
Lui faire commander de hâter son départ ;
L’amour pour vous m’en presse.
TIMÉE, seul.
Ô cruel avantage !
Que serait sa rigueur, si son amour m’outrage ?
ACTE III
Scène première
MINDATE, LISANDRE
MINDATE.
Le Roi m’envoie exprès vous dire de sa part,
Seigneur, qu’il faut partir dans une heure au plus tard.
N’attendez point ici que Léonide passe ;
Différez à la voir au retour de la chasse.
LISANDRE.
J’aurai du temps de reste : on vient de m’avertir
Qu’elle est sans suite au temple, et qu’elle en va sortir.
Depuis notre départ, quelque soin que j’emploie,
De la voir seule encor le n’ai point eu la joie ;
Et l’hymen, dont bientôt nous devons être joints,
M’oblige à me presser de la voir sans témoins.
MINDATE.
Votre soin me surprend : cet objet favorable
Avant votre départ n’était pas moins aimable ;
Et si l’on peut juger de l’amour par les soins ;
Avant votre départ vous l’aimiez beaucoup moins.
Vous avez eu vingt fois la bonté de me dire
Que sa beauté sur vous n’avait qu’un faible empire,
Et que d’un ennemi la trop charmante sœur,
Malgré tous vos efforts, occupait votre cœur.
Vous serviez Léonide avecque négligence :
L’amour assez souvent est détruit par l’absence ;
Et vous êtes le seul, peut-être avant ce jour,
En qui jamais l’absence ait sait naître l’amour.
LISANDRE.
L’absence a fait en moi son effet ordinaire :
Cléone que j’aimais cesse enfin de me plaire,
Et comme vers l’amour notre penchant est fort,
Un cœur qui n’aime plus aime avec peu d’effort.
J’ai revu Léonide, et sa vue en mon âme
A fait renaître un feu des cendres de ma flamme ;
Et ses yeux, que je trouve aussi puissants que beaux,
Du débris de mes sers m’en ont fait de nouveaux.
MINDATE.
Mais si l’on peut trouver, comme on le persuade,
Tous les traits de Cléone en ceux d’Alcibiade,
Comment cet ennemi, qui se fait ici voir,
Ne peut-il pour sa sœur aussi vous émouvoir ?
LISANDRE.
Sa ressemblance ici fait un effet contraire :
Cessant d’aimer la sœur, je hais toujours le frère ;
Et tout ce qu’elle avait de plus doux pour mes yeux,
Dans un objet haï me doit être odieux.
Mon amour, en faveur de cette ressemblance,
De ma haine autrefois calmait la violence ;
Mais le dépit ardent dont je suis embrasé,
Est d’autant plus puissant qu’il n’a rien d’opposé.
J’estime encor Cléone, enfin ; mais je suppose
Que, quand l’amour n’est plus, l’estime est peu de chose :
Sans peine on va d’abord de l’estime à l’amour ;
Mais sitôt qu’à l’estime un cœur est de retour,
Il passe encor plus loin, presque sans qu’il y pense,
Et va, sans s’arrêter, jusqu’à l’indifférence.
MINDATE.
Votre âme, sur ce point, pourrait bien se flatter ;
Elle semble à l’estime un peu trop s’arrêter.
LISANDRE.
Il est vrai ; mais enfin je ne vois plus Cléone ;
Et quoique dès longtemps absent de sa personne,
Mon cœur toujours pour elle a de la passion ;
Si ce n’est de l’amour, c’est de l’ambition :
Mais cette ambition m’enflamme et fait que j’aime,
Et se peut dire amour, puisqu’elle agit de même.
Je sens que cette ardeur incessamment s’accroît.
Mais enfin, grâce aux Dieux, Léonide paraît.
Scène II
LÉONIDE, MINDATE, LISANDRE
LÉONIDE, rêvant.
Aimable Athénien, que ton départ m’est rude !
Partout où tu n’es pas j’aime la solitude.
MINDATE.
Sans nous voir, en rêvant elle vient droit ici.
LISANDRE.
Quand on aime beaucoup souvent on rêve ainsi.
Sans doute elle m’accuse.
LÉONIDE.
Ô rigoureux martyre !
Hélas !
LISANDRE.
Que je la plains ! vois comme elle soupire.
LÉONIDE.
Ciel !
LISANDRE.
Je suis trop touché du trouble où je la voi ;
Je m’en vais l’aborder, Mindate, laisse-moi.
Mindate se retire.
LÉONIDE.
Ô sort cruel ! faut-il que ta rigueur extrême
S’obstine à me priver encor de ce que j’aime ?
LISANDRE.
Non, non, belle Princesse, espérez mieux du sort,
Avec tous vos souhaits mes désirs sont d’accord :
Je vous rends votre Amant, objet charmant et rare,
Ne craignez plus jamais que rien vous en sépare.
LÉONIDE.
Quoi, rien ne pourrait plus m’en séparer jamais :
Serait-il bien possible !
LISANDRE.
Oui, je vous le promets.
LÉONIDE.
J’obtiendrais ce que j’aime ; ô promesse charmante !
Mais croyez-vous, Seigneur, que mon frère y consente ?
LISANDRE.
Oui, le Roi m’a promis qu’aux yeux de cette Cour
Il veut avec plaisir approuver votre amour.
LÉONIDE.
Si c’est à ce dessein votre soin qui l’engage,
Vous ne pouviez jamais m’obliger davantage.
LISANDRE.
C’est l’effet de mes soins.
LÉONIDE.
Par quel remerciement
Vous pourrai-je exprimer tout mon ressentiment ?
Vous me donnez bien plus que vous ne pouvez croire.
LISANDRE.
Je trouve à vous servir tant de joie et de gloire,
Et mon cœur à vous plaire est si fort engagé,
Qu’ici celui qui vous donne est le plus obligé.
LÉONIDE.
Ah, Seigneur, c’en est trop.
LISANDRE.
Ah ! c’en est trop, Princesse,
Mon amour cherche à vaincre ici votre tendresse,
Et me remercier quand je me donne à vous.
De mon propre bonheur c’est me rendre jaloux.
LÉONIDE.
Vous m’aimez donc, Seigneur ?
LISANDRE.
Ah ! pour vous en instruire
Je ne crois pas avoir besoin de vous le dire,
Mon cœur par ses soupirs vous l’a dit mille fois,
Mes regards font ici l’office de ma voix,
Et si vous souhaitez enfin que je vous aime,
Vous avez déjà su vous le dire à vous-même,
Puisqu’enfin vous m’aimez...
LÉONIDE.
Ô cruel accident ?
LISANDRE.
Mais d’où vous peut venir ce chagrin évident ?
Vous paraissez tantôt à mes soins obligée,
Qui peut si promptement vous rendre si changée ?
LÉONIDE.
Il m’a pris tout-à-coup un étourdissement
Qui cause en mon humeur ce soudain changement.
Seigneur, dans mon silence excusez ma faiblesse.
LISANDRE.
Je ne vous quitte point que votre mal ne cesse.
LÉONIDE.
Nullement ; c’est à quoi je ne puis consentir :
Je sais que pour la chasse on doit bientôt partir ;
Vous pourriez me causer beaucoup d’inquiétude ;
Mon mal veut du repos et de la solitude.
Scène III
HERMODORE, LÉONIDE, LISANDRE
HERMODORE.
Madame, Alcibiade ici vient vous chercher.
LISANDRE.
Il serait incommode ; il faut l’en empêcher :
La Princesse, suivant l’avis qu’elle me donne,
Souhaite du repos et ne veut voir personne ;
Elle se trouve mal ; allez donc promptement.
LÉONIDE.
Mon mal s’apaise un peu ; demeurez un moment.
LISANDRE.
Quoi ! sans appréhender que votre mal s’irrite,
Vous pouvez vous résoudre à souffrir sa visite !
LÉONIDE.
Ce sera la dernière, et la civilité
M’oblige de souffrir cette incommodité.
LISANDRE.
Mais vous serez contrainte.
LÉONIDE.
Oui ; mais, par bienséance
Il faut souvent, Seigneur, se faire violence :
Pour vous, rien ne vous force à vous violenter ;
Il est votre ennemi, vous pouvez l’éviter.
LISANDRE.
Pour le fuir, vous croyez à tort que je vous laisse :
J’ai pour lui moins d’horreur que pour vous de tendresse ;
Et mon cœur, qui s’irrite et qui se sent charmer,
S’il fait fort bien haïr, fait encor mieux aimer.
LÉONIDE.
Mais vous ferez contraint.
LISANDRE.
Non, cessez de le craindre
Je ne verrai que vous sans beaucoup me contraindre
Le mouvement des yeux, qui suit celui du cœur,
Se porte rarement vers un objet d’horreur ;
Et toujours nos regards, quand notre âme est charmée
Ne cherchent plus partout que la personne aimée.
Dès que mon ennemi paraîtra dans ces lieux,
Ma haine prendra soin d’en détourner les yeux,
Et mes regards ici d’accord avec moi-même,
Fuiront ce que je hais pour chercher ce que j’aime
Mon amour les dispose à suivre mon désir.
LÉONIDE.
Mais vous me pourrez voir avec plus de loisir.
LISANDRE.
Mais vous pouvez souffrir le soin que je veux prendre.
LÉONIDE.
Mais le Roi va partir ; vous le ferez attendre.
LISANDRE.
Je pourrai demeurer quelques moments ici.
LÉONIDE.
Alcibiade enfin...
HERMODORE.
Madame, le voici.
Scène IV
CLÉONE, LISANDRE, LÉONIDE
CLÉONE.
Je trouve, en vous voyant, tout ce que je souhaite ;
Mais, Princesse, ma joie est pourtant imparfaite,
Et le bien de vous voir ne m’est doux qu’à demi,
Puisque je le partage avec mon ennemi.
LISANDRE.
Malgré nos différends, malgré votre injustice,
Je veux bien en ce lieu vous rendre un bon office.
La Princesse est malade, et je vous fais savoir
Qu’à présent ce n’est pas l’obliger que la voir.
Profitez de l’avis d’un ennemi sincère,
Et faites comme lui ce que vous devez faire.
CLÉONE.
Bien que d’un ennemi j’abhorre les avis,
S’ils sont justes pourtant, il faut qu’ils soient suivis :
Rien ne peut m’arrêter, quand la raison me chasse.
LÉONIDE.
Que faites-vous, Seigneur ?
CLÉONE.
Ce qu’il faut que je fasse :
De peur d’importuner, je sors et je me tais.
LÉONIDE.
Un homme comme vous n’importune jamais :
Demeurez ; la faiblesse où je me suis trouvée,
Vient de se dissiper depuis votre arrivée.
LISANDRE.
Non ; soyez mieux instruit : cette feinte santé
N’est rien qu’un simple effet de sa civilité ;
Et plus, pour vous souffrir, elle veut entreprendre,
Plus vous devez encor vouloir vous en défendre.
CLÉONE.
S’il est vrai...
LÉONIDE.
Non, Seigneur ; c’est vainement qu’il craint.
LISANDRE.
Quoi ! ne voyez-vous pas comme elle se contraint ?
Croyez...
CLÉONE.
Mais par quel droit veux-tu que je te croie,
Toi dont mes plus grands maux font la plus grande joie,
Toi dont les soins pour moi n’auraient aucuns appas ;
Enfin, toi qui me hais et que je n’aime pas ?
Quand j’ai cru tes conseils tantôt sans artifice ;
Si pour y résister j’ai trop eu de justice,
Lorsque dans tes conseils je vois lieu de douter,
J’ai trop d’horreur pour toi pour n’y pas résister.
Je cède à la raison ; mais crois, quoi qu’il avienne,
Que ton opinion ne peut être la mienne :
Tu crois que la Princesse ici souffre en secret,
Qu’elle parle avec peine et m’écoute à regret ;
Et l’horreur que pour toi ma haine me suggère,
Suffit pour m’obliger à croire le contraire.
LÉONIDE.
Alcibiade ici peut bien vous récuser,
Et pourvu qu’il me croie, il ne peut s’abuser.
Votre erreur, en effet, pourrait bien être extrême,
Si vous croyez sentir mon mal mieux que moi-même,
Il nous connaît tous deux, et doit, dessus ce point,
Moins croire qui le hait que qui ne le hait point.
LISANDRE.
Ah ! puisqu’en sa faveur vous êtes déclarée,
Mon âme à lui céder doit être préparée.
C’est moi que vous chassez ; je n’examine rien :
Votre repos m’est cher beaucoup plus que le mien ;
C’est à vous d’ordonner, c’est à moi de me taire,
Mes désirs les plus doux ne tendent qu’à vous plaire ;
Et puisque ma retraite a pour vous des appas,
Il faut me retirer et ne murmurer pas.
Lisandre se cache dans un coin du théâtre.
CLÉONE, à part.
Quel tourment !
LÉONIDE.
Quel sujet avez-vous de vous plaindre ?
Votre ennemi qui fort cesse de vous contraindre :
Je remarque en vos yeux de nouveaux déplaisirs.
CLÉONE.
Hélas !
LÉONIDE.
Parlez, Seigneur ; expliquez vos soupirs.
CLÉONE.
Un cœur s’explique assez au moment qu’il soupire ;
Quand on sent de l’amour, soupirer c’est le dire.
LÉONIDE.
Quelqu’autre passion vous agite en ce jour.
CLÉONE.
Ah ! quelle passion ne vient point de l’amour ?
Un cœur, dans les transports dont une âme est saisie,
Ressent toujours l’amour, s’il sent la jalousie ;
Et, bien qu’on soit pressé par de plus rudes coups,
C’est se sentir amant que se dire jaloux.
LÉONIDE.
Après mille serments d’une amour éternelle,
La jalousie en vous doit être criminelle :
De cette passion le principe est charmant ;
J’en aime la naissance et crains l’accroissement ;
Elle naît de l’amour ; mais en la laissant croître
Elle fait bien souvent mourir qui la fit naître :
C’est un monstre qui nuit, sitôt qu’il est puissant
Et qu’il faut avec soin étouffer en naissant.
Pour chasser vos soupçons, rappelez dans votre âme
Tout ce qui peut servir à vous prouver ma flamme :
Songez que j’ai promis que l’hymen le plus doux
Ne m’unira jamais, s’il ne m’unit à vous ;
Et s’il ne suffit pas de ce que ma faiblesse
M’à fait jusques ici découvrir de tendresse,
Joignez-y, pour vous rendre un repos qui m’est cher,
Tout ce que la pudeur peut m’avoir fait cacher.
CLÉONE.
Cette rare bonté, malgré mon infortune,
Cause une joie en moi qui n’est guères commune ;
Et mes transports sont tels que je vous puis jurer
Qu’il serait malaisé de vous les figurer.
Mais venant de savoir que le Roi votre frère
Ne peut souffrir qu’ici mon départ se diffère,
Et contraint par son ordre à quitter cette Cour,
Sans un terme plus long que la fin de ce jour,
Au point de vous laisser à Sparte avec Lisandre,
D’un reste de frayeur j’ai peine à me défendre.
Mon départ peut sans doute avancer ses desseins ;
De vos regards sans cesse il fera des larcins ;
Et comme par les yeux toujours le cœur s’enflamme,
Ses larcins pourront bien aller jusqu’à votre âme :
Vous souffrirez qu’il aime au moins, si vous n’aimez ;
Vos beaux yeux à le voir vont être accoutumés,
Et je ne fais que trop que la plus inhumaine
Peut aimer aisément ce qu’elle voit sans peine.
LÉONIDE.
Non, ne concevez pas cette vaine terreur ;
Vous sortirez de Sparte et non pas de mon cœur,
Et la chaîne où pour vous l’Amour a su me prendre,
Me va serrer plus fort, plus elle va s’étendre.
CLÉONE.
De votre cœur dépend tout le repos du mien :
Faites toujours qu’il m’aime, et je ne craindrai rien.
LISANDRE, sortant de l’endroit où il était caché.
Ah ! c’est trop se cacher.
LÉONIDE.
Je suis toute interdite
Lisandre vient à nous, il faut que je vous quitte.
Scène V
LISANDRE, CLÉONE
LISANDRE, à Léonide.
Vous fuyez donc ma plainte ? ah ! je suivrai vos pas.
CLÉONE.
Crois-moi, tu serais mieux de ne la suivre pas :
Arrête.
LISANDRE.
Que veux-tu ?
CLÉONE.
Malgré ton injustice,
Je veux bien, à mon tour, te rendre un bon office :
La Princesse est malade, et je te sais savoir
Qu’à présent ce n’est pas l’obliger que la voir.
LISANDRE.
Ah ! je sais trop d’où vient le mal qui la possède ;
J’en ai connu la cause et j’en sais le remède.
CLÉONE.
On se trouve contraint bien souvent à souffrir
Des maux qu’on peut connaître et qu’on ne peut guérir ;
Et notre âme, où l’erreur de cent sources peut naître,
Ne connaît pas toujours ce qu’elle croit connaître.
L’apparence t’apprend que je suis ton rival ;
Mais un témoin si faux sait souvent juger mal.
LISANDRE.
Du nom de mon rival te voudrais-tu défendre ?
J’étais ici caché, d’où j’ai su tout entendre :
J’ai bien vu qu’à tes vœux l’ingrate a répondu.
CLÉONE.
Tu le peux croire ainsi que tu l’as entendu.
LISANDRE.
Son erreur vient de toi, ton amour l’a fait naître ;
Tu l’aimes, je le fais.
CLÉONE.
Tu le fais mal peut-être.
LISANDRE.
Je suis, par tes discours, éclairci sur ce point ;
Ton amour paraît trop pour ne l’avouer point.
CLÉONE.
Puisque de t’outrager mon cœur cherche la voie,
Si mon amour te nuit, je l’avoue avec joie.
LISANDRE.
Je te verrais amant sans en être alarmé ;
Mais mon plus grand dépit est de te voir aimé.
CLÉONE.
Ce bien qui m’est si cher, par les maux qu’il me coûte,
N’est que la moindre part des douceurs que je goûte.
L’heur de voir que l’on m’aime a pour moi moins d’appas,
Que le plaisir de voir que l’on ne t’aime pas.
LISANDRE.
Ailleurs qu’en ce palais bientôt ma juste rage
T’arracherait la vie avec cet avantage ;
Je saurais t’immoler à mon inimitié,
Et d’un objet d’envie en faire un de pitié.
CLÉONE.
Hé quoi ! depuis deux ans que tu partis d’Athènes,
Ton âme est devenue ou bien sorte ou bien vaine.
Malgré tous les mépris qu’on t’y faisait souffrir,
Tu fuyais le combat que tu me viens offrir.
LISANDRE.
Malgré ma haine alors, ta sœur m’était si chère,
Que dans mon ennemi je respectais son frère :
Mais Cléone sur moi n’ayant plus de pouvoir,
Ce qui fut lors ma crainte est mon plus doux espoir.
Le temps et la raison ont su rompre la chaîne
Dont l’amour arrêtait les transports de ma haine :
Mon cœur est indigné d’avoir été soumis
Par un charme odieux et des traits ennemis ;
Et mon âme, à présent doublement irritée,
Par ce dépit nouveau sent sa haine augmentée.
Les traits qui dans Cléone avaient fait mon erreur,
Dans un rival haï ne me sont plus qu’horreur ;
Et sa beauté, qu’en toi je ne vois pas extrême,
À tout ce que j’abhorre et n’a plus rien que j’aime.
Sans cesser de haïr, j’ai su cesser d’aimer ;
Et bien loin qu’elle ait rien qui me puisse charmer,
Il suffit, pour avoir tous les défauts ensemble,
Qu’elle soit de ton sang et qu’elle te ressemble.
CLÉONE.
Le soin qu’avec ardeur tu prends pour m’offenser,
Réussit beaucoup plus que tu ne peux penser :
Apprends que ce mépris, qui m’irrite et m’étonne,
Ne me touche pas moins que si j’étais Cléone ;
Et qu’il n’est pas moins lâche et moins injurieux,
Que si Cléone même était devant tes yeux.
À tous ses sentiments tous mes désirs répondent ;
Même cœur nous anime et nos soins se confondent :
Je ne lui puis toucher par des nœuds plus étroits,
Et lui ressemble enfin bien plus que tu ne crois.
LISANDRE.
Hé bien ! suivons tous deux le transport qui nous guide :
Trouve-toi dans le bois près du temple d’Alcide.
À la chaste où je vais, quoi qu’il puisse arriver,
Dans deux heures au plus je saurai m’y trouver ;
Là nous pourrons nous battre ; oseras-tu t’y rendre ?
CLÉONE.
Oui, oui, je m’y rendrai ; ne te fais pas attendre.
ACTE IV
Scène première
TIMÉE, TRASIMÈNE
TIMÉE.
Parle, parle du Roi ; dis-moi tous ses malheurs ;
S’il lui coûte du sang, épargnes-tu mes pleurs ?
Ton silence en dit plus que ton soin ne m’en cèle ;
Sans doute il a reçu quelqu’atteinte mortelle :
Ne me déguise plus la grandeur de mes maux.
TRASIMÈNE.
Il court de ce malheur un bruit qui sera faux.
Mais qu’entends-je ?
TIMÉE.
Ah ! quelqu’un vient, dans ce trouble extrême,
M’assurer que le Roi.... Mais Dieux ! c’est le Roi même.
Scène II
TIMÉE, AGIS, TRASIMÈNE, SUITE
TIMÉE.
Le plus doux de mes vœux est enfin exaucé ;
Vous vivez.
AGIS.
Ô malheur !
TIMÉE.
Quoi ! seriez-vous blessé ?
AGIS.
Ma blessure, sans doute, est profonde et mortelle ;
Lisandre enfin n’est plus, lui qui fut si fidèle.
TIMÉE.
Il a trouvé la mort ?
AGIS.
Il n’a pu l’éviter :
Jugez par ce récit si j’ai lieu d’en douter.
Alors que dans les bois notre troupe assemblée
A senti son ardeur à l’envi redoublée,
Nous avons fait un cercle, et sommes tous d’abord
Pour attaquer le monstre, allez jusqu’à son fort.
Après être sortis d’une route épineuse,
Nous l’avons vu paraître auprès d’une eau bourbeuse
Où sur un lit de jonc il s’était retiré,
Assez proche d’un corps fraîchement massacré.
Au bruit qu’ont fait nos chiens, cet animal superbe
Du sang des plus hardis ayant fait rougir l’herbe,
Tenant ces ennemis indignes de ses coups,
A tourné fièrement ses défenses vers nous ;
Mais il m’a choisi seul, comme s’il eût pu croire
Qu’en un moindre péril il eût eu moins de gloire,
Et s’il eût dédaigné, ne s’adressant qu’à moi,
D’avoir quelqu’ennemi moins illustre qu’un Roi.
Tous ceux qui près de moi se sont lors venus rendre
De fou approche en vain ont voulu me défendre :
Tous leurs traits sur sa hure ont semblé s’émousser ;
Et n’ayant rien trouvé qu’il n’ait pu terrasser,
Il est venu sur moi fondre la gueule ouverte,
Teinte d’un sang livide et d’une écume verte ;
Il a voulu me joindre, et, lorsqu’il s’est lancé,
Dans son flanc découvert j’ai mon dard enfoncé :
Mais moins intimidé qu’aigri par cet outrage,
Le monstre loin de perdre a redoublé sa rage,
Et, cherchant à pouvoir aisément m’approcher,
A crevé mon cheval et m’a lait trébucher,
Jetant lors, m’ayant fait tomber dans une haie,
Plus de feu par ses yeux que de sang par sa plaie.
Avecque promptitude et sans aucun effort,
Il allait achever sa vengeance et ma mort,
Si Lisandre, s’offrant à sa perte assurée,
Ne l’eût frappé dans l’œil d’une flèche acérée,
Et, par ce noble effort de zèle et de valeur,
N’eût attiré sur lui sa rage et mon malheur.
D’abord, sentant son sang sur sa hure s’épandre,
Il s’est, en bondissant, avancé vers Lisandre,
Et l’eût blessé sans doute alors, si son cheval
N’eût point, en se cabrant, reçu le coup fatal.
Mais le monstre ayant vu que, malgré sa conduite,
Son cheval effrayé sous lui prenait la suite,
Animé de vengeance et de sang altéré,
Il a suivi Lisandre et l’aura déchiré.
Nos chasseurs, arrêtés près de moi par ma chute,
Aux coups du sanglier l’ont laissé seul en bute ;
Et tous voulant m’aider, aucun n’a pris le soin
D’aller à son secours qu’il n’ait été bien loin.
Voyant la nuit fort pioche et ma peine inutile,
Sans l’avoir pu trouver, j’ai regagné la ville,
Où, confus de ma chute et sûr de son malheur,
Je reviens accablé de honte et de douleur.
TIMÉE.
Cette perte, où je prends la part que j’y dois prendre,
Est un malheur pour vous plus grand que pour Lisandre :
Croyez que de son sort d’autres seront jaloux,
Et tiendraient à bonheur de se perdre pour vous.
AGIS.
Tel qui me haït dans l’âme en peut dire de même :
Un Roi peut rarement être assuré qu’on l’aime ;
Et, tant que son pouvoir force à le redouter,
De tout ce qu’on lui dit il a lieu de douter :
Il confond aisément le faux et le vrai zèle ;
Souvent qui l’aime moins, paraît le plus fidèle ;
Et le plus fourbe étant le plus ingénieux,
Il croit devoir le plus à qui le trahit mieux.
Lisandre séparait le Roi de la couronne ;
Sans craindre mon pouvoir il aimait ma personne,
Et peut-être en ma Cour plusieurs qui s’y font voir
N’aiment pas ma personne et craignent mon pouvoir.
TIMÉE.
Charilas mécontent est le seul que je sache
Qu’on puisse soupçonner d’un sentiment si lâche.
AGIS.
Bien qu’il prétende au trône, et qu’il soit malheureux,
J’ai quelqu’autre ennemi beaucoup plus dangereux.
TIMÉE.
Plus dangereux, Seigneur ! ah, ciel ! qui pourrait-ce être ?
AGIS.
Vous n’aurez pas de peine à le pouvoir connaître ;
C’est cet Athénien, plein d’adresse et sans foi,
Qui conspire en ces lieux en secret contre moi,
Et qui, malgré mes soins, trompant mes espérances,
Au cœur de mon empire a des intelligences.
TIMÉE.
L’avis doit être faux, Seigneur, assurément ;
Quand un grand cœur veut nuire, il nuit ouvertement.
Ce Grec, s’il se vengeait, se vengerait sans crime ;
Tout malheureux qu’il est, je fais qu’il vous estime,
Qu’il aime à surpasser un mal par un bienfait,
Et qu’il serait pour vous ce que Lisandre a fait.
AGIS.
Me préservent les Dieux d’un si cruel service !
Je le puis maintenant chasser avec justice,
Et tiendrais pour un mal pire que le trépas,
Ce qui m’obligerait à ne le chasser pas :
Il ne faut rien devoir, quand on ne veut rien rendre.
Mais quel Dieu favorable ici nous rend Lisandre ?
Scène III
LISANDRE, AGIS, TIMÉE, SUITE
LISANDRE.
Un homme, en qui des Dieux les soins ont éclaté,
Rend un sujet fidèle à Votre Majesté.
AGIS.
Ce qu’il me rend en vous m’est plus cher qu’un empire :
Que le sache son nom.
LISANDRE.
Je vais vous en instruire.
Mon cheval, poursuivi par le monstre irrité,
Par des sentiers confus m’ayant longtemps porté,
Conduit par la terreur qui lui servait de guide,
Est à peine arrivé près du temple d’Alcide,
Qu’affaibli par le sang qu’il avait répandu,
Je l’ai senti s’abattre et me suis cru perdu :
Mais lors, par un effort difficile à comprendre,
Alcibiade...
AGIS.
Ah, ciel ! que m’allez-vous apprendre ?
LISANDRE.
Qu’en cet état fatal, courant à mon secours,
Il a vaincu le monstre et conservé mes jours.
AGIS.
Ah ! Lisandre, en ce lieu quel sort l’a pu conduire ?
LISANDRE.
À peine croirez-vous ce que je vais vous dire.
Près du temple d’Alcide il ne s’était trouvé
Qu’à dessein de m’ôter ce qu’il m’a conservé :
Nous devions nous y battre, et, grâces à sa haine,
S’il n’eût cherché ma perte, elle eût été certaine ;
Et je trouvais la mort, par un destin cruel,
Si je n’eusse trouvé mon ennemi mortel.
TIMÉE.
Cette illustre action est si belle et si rare,
Qu’elle pourrait toucher le cœur le plus barbare ;
Et le Roi suit la gloire avec trop de chaleur,
Pour n’être pas sensible à ce trait de valeur :
Il a pour votre vie un sentiment trop tendre,
Pour faire une injustice à qui l’a su défendre,
Et souffrir que, pour prix d’un coup si glorieux,
Votre libérateur soit banni de ces lieux.
LISANDRE.
Je ferai trop heureux, si ce dernier service
Peut empêcher le Roi de faire une injustice.
TIMÉE.
Considérez, Seigneur...
AGIS.
Il n’y faut plus penser ;
Le dessein en est pris.
LISANDRE.
Le serai-je avancer ?
Il est dans le jardin.
AGIS.
Allez, allez lui dire
Qu’enfin absolument je veux qu’il se retire.
TIMÉE.
Quoi ! de Sparte ?
AGIS.
Oui, de Sparte, et de plus que le jour
Le rencontre parti demain à son retour.
LISANDRE.
Vous lui deviez sans doute ici votre assistance,
Plutôt par équité que par reconnaissance ;
Et j’aurais tort, Seigneur, si j’avais souhaité
Que vous fissiez pour moi plus que pour l’équité.
AGIS.
Pour être juste, un Roi n’agit pas comme un autre :
Je serai mon devoir, ne manquez pas au vôtre.
LISANDRE.
J’obéis sans murmure, et n’ai pas prétendu
Que qui me rend le jour vous ait beaucoup rendu.
Scène VI
TIMÉE, AGIS
TIMÉE.
Quoi ! sur un faux soupçon, sans preuve et sans indice,
Vous voulez qu’un exil soit le prix d’un service,
Et qu’un Athénien. sasse dans vos États
D’un grand Roi comme vous le plus grand des ingrats !
Croyez-vous l’injustice aux Monarques permise ?
Quelle raison en vous cette erreur autorise ?
AGIS.
Celle qui m’a tantôt appris que quelquefois
Les communes vertus sont les vices des Rois.
TIMÉE.
Il est vrai ; mais aussi pour un Roi magnanime
Une commune saute est souvent un grand crime ;
On ne doit voir en lui rien que de glorieux ;
En montant sur le trône il s’approche des Dieux ;
Il y prend des clartés qu’il doit mettre en usage ;
Et si lors ses vertus éclatent davantage,
L’éclat brillant qu’il trouve en des degrés si hauts,
Fait comme ses vertus éclater ses défauts.
AGIS.
Et croyez-vous un Roi capable d’une faute ?
Pour rien faire de bas, il a l’âme trop haute :
Sur le trône l’erreur ne le peut assaillir ;
Il est si près des Dieux qu’il ne saurait saillir ;
Et par mille clartés, qu’en lui leur soin assemble,
Le faisant leur image, ils sont qu’il leur ressemble.
Tous les mauvais sujets sont les seuls obstinés
À chercher des défauts sur les fronts couronnés.
Je sens bien que je suis d’injustice incapable ;
Quiconque m’en accuse en doit être coupable,
Et, pour être bon juge en cette occasion,
À trop peu de lumière ou trop de passion.
Alcibiade est brave, et sa dernière palme
Dans nos champs désolés a rétabli le calme ;
Mais s’il a mis le calme en nos champs en ce jour,
Il a beaucoup plus mis de trouble dans ma Cour :
Il a vaincu le monstre, il a sauvé Lisandre ;
Mais il m’ôte encor plus qu’il ne me vient de rendre ;
Et son outrage est tel, que n’étant que chassé,
Il est si peu puni qu’il est récompensé.
TIMÉE.
Son service effectif sera donc sans salaire,
Et vous le punirez d’un crime imaginaire ?
AGIS.
C’est un crime avéré qui produit mon courroux.
TIMÉE.
Il est donc si secret qu’il n’est su que de vous ?
AGIS.
Non, non ; s’il fut secret, il a cessé de l’être :
Qui le peut ignorer, si j’ai pu le connaître ?
Cet outrage est de ceux qu’on n’ose publier,
Et dont celui qui souffre est instruit le dernier.
Mais pour cet ennemi votre soin qui m’outrage
Est de sa trahison un nouveau témoignage :
Croyant qu’il me trahit, pourrais-je m’abuser,
Quand vous me condamnez, afin de l’excuser ?
Et n’est-ce pas enfin me faire un tort extrême
Que de séduire en vous la moitié de moi-même ?
TIMÉE.
Moi, Seigneur, me séduire ! hé quoi ! prétendez-vous
Sur tous les innocents porter votre courroux ?
Quoi donc ! faut-il trahir, d’une ardeur criminelle,
La gloire et la vertu, pour vous être fidèle ?
Faut-il marquer ma foi par une trahison ?
Faut-il à votre erreur immoler ma raison ?
Faut-il par l‘injustice acquérir votre estime,
Et vous prouver enfin ma vertu par un crime ?
AGIS.
Vous serez juste assez, si vous l’êtes pour moi ;
Qui vous justifiera, si je vous crois sans foi ?
Et quel que soit ce Grec, dont mon cœur se défie,
Qui vous condamnera, si je vous justifie ?
Soit qu’il soit innocent ou coupable en effet,
Comptez ma haine ici pour son plus grand forfait.
Si c’est avec raison que je lui suis contraire,
Au nom de l’équité partagez ma colère ;
Et si j’ai sans raison pris pour lui de l’horreur,
Au nom de notre hymen épousez mon erreur.
Vos soins honorent trop un homme que j’abhorre ;
Perdez-le par amour, si vous m’aimez encore ;
Ou, puisqu’enfin sur vous j’ai des droits absolus,
Perdez-le par devoir, si vous ne m’aimez plus :
S’il cherche à me trahir, souffrez qu’on le bannisse ;
Si je l’exile à tort, souffrez mon injustice ;
Contre mon ennemi déclarez-vous pour moi ;
Ne le défendez plus... Mais c’est lui que je voi.
Scène V
LISANDRE, CLÉONE, TIMÉE, AGIS
LISANDRE.
Seigneur, Alcibiade, avant qu’il se retire,
Demande à vous parler.
AGIS.
Eh ! qu’a-t-il à me dire ?
CLÉONE.
Le Roi craint de m’entendre, il faut l’en dispenser ;
C’est à la Reine ici que je vais m’adresser.
TIMÉE.
C’est vous adresser mal ; souffrez que je vous laisse ;
Où l’on trouve le Roi, c’est à lui qu’on s’adresse.
Elle se retire.
CLÉONE.
Son estime toujours fut si grande pour moi,
Qu’à mes discours sans peine elle eût ajouté foi,
Et vous auriez pu croire aisément de la Reine
Ce que d’un ennemi vous ne croirez qu’à peine.
Bien que de mes malheurs vous redoubliez le cours
Je viens vous avertir qu’on en veut à vos jours.
Tandis, que des chasseurs vous ont mené Lisandre,
Par son choix au jardin j’ai pris foin de l’attendre :
Près d’une palissade, où j’étais arrêté,
J’attendais son retour, quand de l’autre côté
Deux hommes, dont la voix n’a pu m’être connue,
Parlant de votre mort, l’ont enfin résolue,
Et n’ont pas moins promis que de vous immoler
Demain dans le Sénat, où vous devez aller.
La palissade épaisse et la nuit fort prochaine,
Les cachant à mes yeux, ont redoublé ma peine ;
Mais s’étant séparés au bruit qu’ont fait mes pas,
Je n’ai pu, m’avançant, rien voir que Charilas.
AGIS.
Charilas ! ah, le traître ! holà, cherchez Mindate ;
Il faut que ma justice en ma vengeance éclate.
LISANDRE.
Oui, Seigneur, soyez juste ; et, pour le devenir,
Veuillez récompenser aussi bien que punir :
Un soin si généreux et de telle importance
Mérite quelque prix.
CLÉONE.
Non, non ; je l’en dispense.
L’intérêt ne meut point les généreux esprits ;
L’honneur les sait agir, et l’honneur sait leur prix ;
Et s’ils cherchent ailleurs d’autre reconnaissance,
On ne leur doit plus rien, quand on les récompense.
Sans beaucoup être ingrat, le Roi me peut chasser ;
L’effort n’est pas en moi si grand qu’il peut penser :
Je m’oppose à la mort ; mais l’ardeur qui m’anime
Est moins un loin pour lui qu’une horreur pour le crime ;
Et je suis, sans avoir d’autres prétentions,
Ma pente naturelle aux belles actions.
Je cherche à l’obliger moins qu’à me satisfaire :
Je lui dis seulement ce que je ne puis taire ;
Et, si c’est un effort de générosité,
Pour m’en devoir beaucoup, il m’a trop peu coûté.
Oui, je veux faire voir, par ma prompte retraite,
Que j’ai toujours en moi tout ce que je souhaite :
Dès cette même nuit je veux partir d’ici ;
Ce sont mes seuls désirs.
AGIS.
Ce sont les miens aussi.
Scène VI
LISANDRE, CLÉONE
LISANDRE.
L’injustice du Roi rend mon âme interdite :
Cet exemple est de ceux que jamais je n’imite.
Vous trouverez en moi ce qu’il ne vous rend pas,
Et dans un rang moins haut des sentiments moins bas.
Je sais à quoi pour vous mon salut me convie :
Souhaitez, ordonnez, n’épargnez point ma vie.
CLÉONE.
Avant que de partir, je te veux témoigner
Que je n’ai pas dessein aussi de l’épargner.
De ceux qui te cherchaient une troupe accourue,
Quand sous mes coups le monstre expirait à ta vue,
De te conduire au Roi montrait des soins trop grands,
Pour nous laisser alors vider nos différends.
Nous sommes seuls ; suis-moi ; viens, avant mon absence,
Achever ma disgrâce ou hâter ma vengeance :
Cherchons un lieu.
LISANDRE.
Non, non ; il n’en est pas besoin ;
Vous pouvez vous venger, et sans aller plus loin :
Sur ma vie en tous lieux vous pouvez tout prétendre ;
Vous me l’avez rendue, et pouvez la reprendre :
J’ai trop reçu de vous pour vous refuser rien ;
Souhaiter tout mon sang, c’est vouloir votre bien.
Je crains l’ingratitude, et ma plus forte envie
Ne peut m’en affranchir qu’en payant de ma vie.
Je tiens de vous le jour qu’un monstre allait m’ôter,
Et si vous m’en privez, ce sera m’acquitter.
CLÉONE.
Va, tu né me dois rien, c’est moi qui t’en assure ;
Un respect si mal dû me tient lieu d’une injure ;
Et tu ne me peux croire encor, sans m’outrager,
Injuste et lâche assez pour vouloir t’obliger.
J’ai droit de te punir, et ma défense offerte,
Moins pour toi que pour moi, vient d’empêcher ta perte :
Le monstre, en te perdant, m’eût fait pleurer ton fort ;
Tu trouvais trop de gloire en ce genre de mort ;
Tu mourais peur ton Prince, et non pour mon offense,
Et ne te sauvant pas, je perdais ma vengeance.
LISANDRE.
Ne la perdez donc pas ; frappez, percez ce cœur ;
Il s’offre sans défense à son libérateur.
CLÉONE.
Non, défends-toi ; ta perte est due à ma colère ;
Mais je veux l’acheter pour me la rendre chère :
Suis ta haine pour moi.
LISANDRE.
Votre effort dans le bois
Vient de faire expirer plus d’un monstre à la fois ;
Et vos coups, me sauvant d’une perte certaine,
Comme du sanglier, triomphent de ma haine.
Je fuirai Léonide, et l’amour que j’ai pris...
CLÉONE.
Aime ; l’amour est libre et non pas le mépris.
Pour Cléone et pour moi ton mépris qui m’anime,
Est mon plus grand outrage et ton plus lâche crime.
LISANDRE.
Mon aveugle erreur cesse, et mes regards en vous
Ne découvrent plus rien que de noble et de doux.
Jusques au fond du cœur si je vous considère,
J’y trouve une vertu qu’il faut que je révère ;
Et si jusqu’à vos yeux j’ose lever les miens,
J’y vois briller l’appas de mes premiers liens.
Ce qui fait que pour vous mon aversion cesse,
Semble pour votre sœur rappeler ma tendresse ;
Et ses traits, que sans haine ici j’observe en vous,
Pourraient seuls m’obliger à respecter vos coups.
CLÉONE.
Tu cherches à surprendre une âme généreuse.
Reprends, reprends ta haine, elle est moins dangereuse ;
D’un si lâche ennemi mon cœur tient tout suspect,
Et craint moins ta colère encor que ton respect.
LISANDRE.
C’est à tort, eh effet, que mon âme interdite
Me porte à vous parler de ce qui vous irrite.
Cet amour fut toujours, par une dure loi,
La source de l’horreur que vous avez pour moi ;
Et pour Cléone ici mon cœur moins infidèle
Est coupable pour vous, s’il ne l’est plus pour elle.
Je vous dois tout, Seigneur, et ce feu renaissant,
S’il vous est odieux, ne peut être innocent :
Je saurai m’en guérir, ou je saurai m’en taire ;
Il vous offenserait, et je cherche à vous plaire.
CLÉONE.
Ah ! connais mieux, ingrat ! quel est ton défenseur.
À part.
Je veux, enfin, je veux... Quoi ! que veux-tu, mon cœur ?
Lui découvrir ensemble et ma honte et ta flamme ?
Ô ma fierté, reviens au secours de mon âme !
LISANDRE.
Parler, que voulez-vous ?
CLÉONE.
Ce que je dois vouloir ;
Je veux partir sur l’heure, et ne te jamais voir.
LISANDRE.
Souffrez...
CLÉONE.
Va, laisse-moi.
LISANDRE.
Quoi ! je vous désoblige
Jusqu’à ne vouloir pas...
CLÉONE.
Va, laisse-moi, te dis-je.
LISANDRE.
C’est à moi d’obéir en l’état où je suis ;
Mais me haïrez-vous toujours ?
CLÉONE.
Oui, si je puis.
ACTE V
Scène première
TIMÉE, TRASIMÈNE
TIMÉE.
Hé bien ? mon espérance est-elle heureuse ou vaine ?
Verrai-je l’étranger ?
TRASIMÈNE.
Oui ; mon soin vous l’amène.
Je l’ai trouvé si triste et si prêt à partir,
Qu’à peine à mon dessein je l’ai fait consentir :
Je l’ai par le jardin fait entrer sans lumière ;
J’en avais fait ouvrir la porte de derrière ;
Et, sans qu’on l’ait pu voir, en faveur de la nuit,
Dans votre appartement enfin je l’ai conduit.
Il attend.
TIMÉE.
Qu’il avance ; et toi, sur toute chose,
Fais que personne n’entre, et dis que je repose.
Hélas ! pourquoi faut-il qu’avec de si grands soins
L’innocence se cache et craigne les témoins,
Et que je doive faire, en l’ardeur qui m’anime,
Un acte de vertu comme l’on fait un crime ?
L’amitié toutefois rompt ce qui me retient ;
Pour une illustre fille il faut... Mais elle vient.
Scène II
TIMÉE, CLÉONE
TIMÉE.
Souffrez, chère Cléone, encor que je vous voie ;
C’est pour votre intérêt autant que pour ma joie ;
Et le bien de vous voir, que je trouve si doux,
L’est d’autant plus pour moi qu’il doit l’être pour vous.
Si c’est votre départ qui fait votre tristesse,
Je sais l’art de finir la douleur qui vous presse,
Et ne prétends vous voir que pour vous avertir
Du moyen qui vous peut dispenser de partir.
CLÉONE.
Mais quoi ! de qui défend ce moyen infaillible ?
TIMÉE.
De vous.
CLÉONE.
De moi, Madame ! hélas ! est-il possible ?
TIMÉE.
Oui, oui ; votre départ dépend de votre choix ;
J’ai trouvé le remède et le mal à la fois.
Le Roi s’est expliqué ; j’ai su sa jalousie ;
C’est d’où naît le transport dont son âme est saisie :
Mes soins trop éclatants pour tous vos intérêts
Ont servi de matière à ses soupçons secrets ;
Et devant qu’il eût pris le soin de me le dire,
Toutes ses actions auraient dû m’en instruire.
En tout temps, en tous lieux, et de toutes façons,
Un jaloux, malgré lui, découvre ses soupçons :
Mais un cœur innocent facilement s’abuse ;
S’il ne s’accuse point, il croit peu qu’on l’accuse
Et tient tous les soupçons qui l’osent attaquer
Trop au-dessous de lui pour se les appliquer.
Ôtez du cœur du Roi ces frayeurs indiscrètes ;
Il sera ce qu’il doit, s’il connaît qui vous êtes :
Qu’il sache votre sexe.
CLÉONE.
Ah ! ce moyen fatal
Est un remède encor plus cruel que le mal.
Puisqu’il se dit jaloux, il me force à me taire :
Je ne puis demeurer sans exposer mon frère ;
Et cet effet si prompt, s’opposant à nos vœux,
Donnerait de sa cause un soupçon dangereux.
TIMÉE.
Quoi ! l’intérêt d’un frère est plus sort que le vôtre !
Et vous ne devez pas plus à vous qu’à tout autre ?
CLÉONE.
Aux intérêts du sang j’ai joint ceux de l’honneur ;
Je dois leur immoler mes soins et mon bonheur :
Que dis-je, mon bonheur ? hélas ! puis-je en prétendre ?
Mon amitié pour vous ne peut être plus tendre :
Mais, pour me rendre heureuse, il faudrait, sans erreur,
Que cette amitié seule occupât tout mon cœur ;
Il faudrait que Lisandre, après son inconstance,
N’excitât que ma haine ou mon indifférence,
Et me fît perdre un feu que mon cœur abusé,
De peur de le connaître, a toujours déguisé.
Cependant c’est à tort que je me suis flattée ;
J’ai trop d’émotion pour n’être qu’irritée ;
Et l’amour, malgré moi, qui me reste en ce jour,
Sous le nom du dépit n’en est pas moins amour.
Le bonheur de vous voir pour moi serait extrême ;
Je vois que vous m’aimez, je sens que je vous aime ;
Et je sais qu’il n’est rien qui doive plus charmer
Que de voir ce qu’on aime et de s’en voir aimer.
Mais je verrais aussi l’infidèle Lisandre ;
Il me trahit, je l’aime et ne m’en puis défendre,
Et je sais qu’il n’est rien qui fasse plus souffrir
Que de voir ce qu’on aime et de s’en voir trahir.
Ce n’est pas que le soin que pour lui j’ai su prendre
Ne l’ait touché pour moi d’un sentiment plus tendre ;
Mais bien que mon secours ait semblé l’émouvoir,
C’est encor me trahir que m’aimer par devoir.
Il est toujours ingrat, et toujours il m’offense,
Si je ne dois son cœur qu’à sa reconnaissance ;
Et pour le recevoir, mon amour glorieux
Voudrait le devoir moins à mon bras qu’à mes yeux.
TIMÉE.
Plus ici par l’amour vous seriez outragée
Plus à votre amitié je serais obligée ;
Et si vous demeuriez aujourd’hui dans ces lieux,
Ce serait pour moi seule.
CLÉONE.
Hélas ! jugez-en mieux :
Ma retraite pour vous ici serait honteuse ;
Lisandre est trop ingrat et vous trop généreuse ;
Et si je demeurais en ces lieux aujourd’hui,
Je crains que ce ne fût moins pour vous que pour lui.
TIMÉE.
Demeurez pour punir un amant si perfide,
Pour l’éloigner toujours du cœur de Léonide,
Pour faire qu’il partage au moins votre tourment,
Et souffre encor pour vous malgré son changement.
CLÉONE.
Je lui veux peu de mal malgré son inconstance ;
Je veux son repentir plutôt que ma vengeance,
Et souhaite bien moins, si j’ose m’exprimer,
De le faire haïr que de me faire aimer.
TIMÉE.
Il est doux d’être aimée, et vous le pouvez être ;
Mais, pour vous faire aimer, faites-vous donc connaître :
Demeurez pour l’instruire...
CLÉONE.
Ah ! loin d’y consentir,
La peur d’en dire trop me presse de partir.
Mon aveu me peut nuire et ne peut m’être utile :
Il n’est point de royaume où je ne trouve asile ;
Et Lisandre aisément verrait qu’en cette Cour
Ce qui peut m’arrêter ne peut être qu’amour :
Je ne pourrais sans doute, en mon désordre extrême,
Avouer qui je suis sans avouer que j’aime ;
Et maigre mon amour, mon orgueil le plus fort
D’un aveu si honteux ne peut être d’accord.
TIMÉE.
Ne dîtes qu’au Roi seul ce qu’il faudra qu’il cèle.
Lisandre est en faveur, c’est un sujet fidèle ;
Mais j’aurai le pouvoir d’empêcher que le Roi
N’apprenne votre amour à cet amant sans foi.
CLÉONE.
Le Roi peut s’empêcher de dire que je l’aime ;
Mais qui m’empêchera de le dire moi-même ?
Prétendez-vous qu’un cœur surpris d’un doux poison,
Avec beaucoup d’amour ait beaucoup de raison ?
Croyez-vous qu’au plus sort d’une ardeur inquiète
On puisse être longtemps fille, amante et muette,
Et qu’il soit fort aisé de pouvoir plus d’un jour
Aimer, voir ce qu’on aime, et cacher son amour ?
Quand bien ma voix tairait ce que je sens dans l’âme,
Mes regards, malgré moi, découvriraient ma flamme ;
Et de mes vains efforts l’Amour victorieux,
Au refus de ma bouche, irait tout dans mes yeux.
Lisandre y connaîtrait ma honte et ma tendresse.
Ne vous obstinez plus à presser ma faiblesse :
Pour éviter un mal, laissez-moi fuir un bien.
TIMÉE.
Puisqu’il faut... Mais quel bruit trouble notre entretien ?
Scène III
TRASIMÈNE, CLÉONE
TRASIMÈNE.
Ah ! Seigneur, cachez-vous.
CLÉONE.
Qui ? moi !
TIMÉE.
Veuillez la croire ;
Si ce n’est pour vos jours, que ce soit pour ma gloire.
Tandis que de ce bruit je vais savoir l’effet,
Entrez et demeurez au fond du cabinet.
Cléone entre dans le cabinet.
Scène IV
CHARILAS, MINDATE, TIMÉE, GARDES
MINDATE, à Chaulas qu’il désarme.
Il faut rendre l’épée...
CHARILAS.
Oui, le nombre m’accable ;
Mais le plus malheureux n’est pas le plus coupable.
TIMÉE.
D’où provient ce tumulte en mon appartement ?
MINDATE.
J’exécute du Roi l’exprès commandement :
Madame, de ce traître il veut qu’on se saisisse,
En quelqu’endroit qu’il fuie, il faut que j’obéisse.
TIMÉE.
Oui, Mindate, il le faut ; mais l’ayant arrêté,
Hâtez-vous de le mettre en lieu de sûreté.
Elle rentre.
CHARILAS.
Ah ! Princesse, on me livre aux mains de mon complice ;
Il a part au forfait, qu’il ait part au supplice.
Sachez...
MINDATE.
Elle est entrée, et ne peut écouter
Ce que sans fondement vous m’osez imputer.
CHARILAS.
Je le dirai partout.
MINDATE, aux Gardes.
Sa douleur le transporte.
Amis, retirez-vous, et gardez bien la porte :
Je prétends, dans l’effort du trouble où je le voi,
Découvrir des secrets qui regardent le Roi.
Les Gardes se retirent.
Nous sommes seuls enfin.
CHARILAS.
Ton erreur est extrême ;
Ton crime aura toujours un témoin dans toi-même.
MINDATE.
Ah ! sauvez-moi.
CHARILAS.
Sauver qui me livre au trépas !
MINDATE.
Parler haut, c’est me perdre.
CHARILAS.
Et ne me perds-tu pas ?
MINDATE.
Non ; quittez votre erreur et daignez me connaître :
Je suis toujours pour vous ce que j’ai promis d’être.
Le Roi m’a commandé de me faire escorter
Pour vous chercher partout et pour vous arrêter.
Vous trouvant par malheur, je n’ai pu me défendre
D’exécuter mon ordre et de tout entreprendre.
Mais j’invente un moyen, qui vous fera juger
Si je prétends vous nuire ou veux vous obliger.
Ce cabinet ouvert offre à notre vengeance
Tout ce que peut attendre une honteuse espérance :
Demeurez-y caché.
CHARILAS.
Mais que prétendez-vous ?
MINDATE.
Le Roi m’a découvert ses sentiments jaloux :
Il me suivra d’abord, si je lui persuade
Que j’ai vu dans ce lieu cacher Alcibiade ;
Et prenant seul le soin d’y conduire ses pas,
Nous pourrons aisément lui donner le trépas.
Ce coup ne nous peut mettre en un péril extrême ;
Je suis chef de la Garde et le Sénat vous aime :
Tout nous applaudira, si nous réussissons :
Reprenez votre esprit et perdez vos soupçons.
CHARILAS.
Cher ami, pardonnez à des craintes frivoles.
MINDATE.
Nie perdons point de temps en de vaines paroles.
Passez vite où bientôt le Roi sera conduit,
Et derrière la porte attendez-nous sans bruit.
Charilas entre dans le cabinet.
C’est à moi maintenant... Mais j’aperçois la Reine.
Scène V
TIMÉE, MINDATE
TIMÉE.
Où donc est Charilas ?
MINDATE.
N’en soyez pas en peine ;
Mon soin, suivant les vœux de Votre Majesté,
Vient de le faire mettre en lieu de sûreté.
TIMÉE.
Laissez-moi.
MINDATE.
J’obéis.
Il se retire.
TIMÉE.
Il me sera facile
D’avoir avec Cléone un entretien tranquille.
Scène VI
TRASIMÈNE, TIMÉE
TRASIMÈNE.
Le Roi vient pour vous voir.
TIMÉE.
Le Roi ? quel embarras !
TRASIMÈNE.
Léonide et Lisandre accompagnent ses pas.
TIMÉE.
Dieux ! que je crains sa vue !
TRASIMÈNE.
Afin qu’il se retire,
J’ai dit ce qu’à chacun j’avais ordre de dire.
TIMÉE.
Quoi ?
TRASIMÈNE.
Que vous reposez et qu’on ne vous voit pas.
Mais Mindate l’arrête et lui parie tout bas.
Scène VII
AGIS, MINDATE, TIMÉE, TRASIMÈNE
TIMÉE.
Il avance, je tremble ; hélas ! quelle est ma peine !
AGIS.
Que Mindate entre seul avec moi chez la Reine.
Quoi ! vous me recevez d’un visage interdit !
Vous reposiez, Madame, à ce qu’on m’avait dit :
Mais à ce que je vois sans peine je m’assure
Que ce repos n’est pas si grand qu’on le figure.
TIMÉE.
L’ordre que j’ai donné n’était pas fait pour vous :
Le bonheur de vous voir ne peut m’être que doux.
Je voulais être seule ; et, contre mon attente,
Si vous me surprenez, la surprise est charmante.
AGIS.
Si vous me dites vrai, nous formons mêmes vœux :
Vous voulez être seule, et c’est ce que je veux.
Mais à notre repos je pense qu’il importe
Que de ce cabinet Alcibiade sorte.
TIMÉE.
Comment, Alcibiade ! il n’est point en ces lieux :
Il est bien loin, Seigneur ; j’en atteste les Dieux.
AGIS.
Épargnez vos serments et le faites paraître :
Je sais qu’il est ici.
TIMÉE.
Je sais qu’il n’y peut être.
AGIS.
Pour vous convaincre mieux, je vais vous le montrer.
Mindate, éclairez-moi.
TIMÉE.
Seigneur...
AGIS.
Je veux entrer.
Il entre dans le cabinet avec Mindate.
TIMÉE.
Quel malheur ! Mais quel bruit déjà se fait entendre ?
TRASIMÈNE.
Souffrez qu’on laisse entrer Léonide et Lisandre :
Ils sont dans l’antichambre ; ils venaient pour vous voir.
TIMÉE.
Qu’ils viennent ; leur secours est mon dernier espoir.
Ah ! sans doute on immole une sille innocente.
Ô Dieux ! le bruit redouble et ma terreur augmente.
Scène VIII
LÉONIDE, LISANDRE, AGIS, TIMÉE, TRASIMÈNE
TIMÉE, à Léonide et à Lisandre.
Ah, Princesse ! ah, Seigneur ! hâtez-vous, suivez-moi.
Mais Dieux ! il n’est plus temps, puisque voici le Roi.
AGIS, sortant l’épée à la main.
Périsse ainsi quiconque aura la même envie.
TIMÉE.
Se peut-il... ?
AGIS.
C’en est fait, il a perdu la vie :
Mon perfide ennemi vient d’achever son sort.
TIMÉE.
Mais de qui croyez-vous avoir causé la mort ?
AGIS.
De l’horreur des humains, de l’objet de ma haine ;
Du lâche Charilas.
TIMÉE.
Quoi ! sa perte est certaine ?
AGIS.
Je sais qu’il ne vit plus, et que Mindate enfin,
Comme il eut même crime, aura même destin.
Avec un faux rapport, ayant pu me séduire,
Dans un piège mortel il a su me conduire.
En entrant après lui, jugez de mon effroi,
Quand j’ai vu Charilas paraître devant moi,
Et Mindate, manquant au soin qu’il devait prendre,
L’exciter à me perdre, au lieu de me défendre.
Surpris de leurs efforts, j’aurais peu résisté,
Si lors quelqu’un des Dieux n’eût éteint la clarté ;
Puisqu’enfin c’est sans doute ainsi qu’il faut qu’on nomme
Celui qui, me sauvant, a paru plus qu’un homme.
Sans se faire connaître, il a fait choir d’abord
Charilas à mes pieds, en criant : je suis mort ;
Et courant à Mindate, et venant à l’atteindre,
M’a donné le moyen de sortir sans rien craindre.
LISANDRE.
Dans cet heureux succès, Seigneur, permettez-moi
D’aller voir quelle main nous sauve un si grand Roi.
Il entre dans le cabinet.
AGIS.
Si c’est quelque mortel qui vient de me défendre,
Qu’il vienne recevoir le prix qu’il doit prétendre ;
Et vous, Reine innocente, approuvez dans mon cœur
Le juste repentir de mon injuste erreur.
Je crains Alcibiade, et j’avoue avec honte
Que ma jalouse ardeur fut trop forte et trop prompte ;
Et que, si j’avais pu le trouver près de vous,
Vous l’auriez vu bientôt percé de mille coups :
Sa mort était conclue, et devant vous ma rage
Eût lavé dans son sang son crime et mon outrage.
Scène IX
LISANDRE, CLÉONE, AGIS, TIMÉE, LÉONIDE, TRASIMÈNE
LISANDRE.
Seigneur, voyez quel bras a pu vous secourir.
AGIS.
Que vois-je ? Alcibiade ! ah ! traître ! il faut mourir.
LISANDRE.
Regardez mieux quel sang vous prétendez répandre :
Devez-vous l’attaquer, s’il vient de vous défendre ?
Et par quel droit, Seigneur, voulez-vous lui porter
Des coups pareils à ceux qu’il vous fait éviter ?
Pouvez-vous bien prétendre, avec quelque justice,
Que de votre salut le prix soit un supplice ;
Qu’il soit puni des jours qu’il vous a conservés,
Et qu’il meure par vous, quand par lui vous vivez ?
AGIS.
Ah ! cruel défenseur, quelle était ton envie ?
Pourquoi t’es-tu mêlé de me sauver la vie ?
Et crois-tu que devoir mes jours à ton effort,
Ne me soit pas un mal plus rude que la mort ?
Puis-je te voir caché, seul, de nuit, chez la Reine,
Sans voir au même temps ma honte trop certaine ?
Et puis-je, sans souffrir un tourment infini,
Voir l’auteur de ma honte, et le voir impuni ?
Comme mon ennemi, tu me dois ma vengeance ;
Comme mon défenseur, je te dois récompense ;
Et ces deux noms en toi sont si bien confondus,
Que je sens dans mon cœur tous mes vœux suspendus.
Si je te veux punir de ma gloire ternie,
Il faut donner la mort à qui je dois la vie ;
Et si je veux payer ce qu’a fait ta valeur,
Il faut donner la vie à qui m’ôte l’honneur.
Je me trouve réduit, avec incertitude,
À choisir de la honte ou de l’ingratitude,
Et dois, par la rigueur du choix qui m’est offert,
Ou perdre qui me sauve, ou sauver qui me perd.
Mais à tort sur ce point mon esprit se partage :
Si le jour est bien cher, l’honneur l’est davantage ;
Et puisqu’il m’a servi beaucoup moins qu’outragé,
Sans pouvoir être ingrat, je puis être vengé.
LISANDRE.
Une preuve sur vous peut donc moins qu’un indice ?
Vous doutez de l’outrage et non pas du service ;
Et ce service encor vous doit faire juger
Que qui vous sert si bien ne peut vous outrager.
Souffrez que votre esprit sur son grand cœur s’assure :
Rien de honteux ne part d’une source si pure ;
Et, s’il vous eût trahi, son bras, sans faire effort,
Pour assurer son crime, eut souffert votre mort.
Mais pour calmer votre âme inquiète et timide,
Il suffit de savoir qu’il aime Léonide...
AGIS.
Plût aux Dieux !
LISANDRE.
Vous pouvez, s’il devient son époux,
En cessant d’être ingrat, cesser d’être jaloux.
AGIS.
Vous avez ma parole.
LISANDRE.
Oui ; mais sans rien prétendre,
Pour le prix de ses soins, je veux bien vous la rendre.
Nous devons immoler à qui nous rend le jour,
Vous toute votre haine, et moi tout mon amour.
AGIS.
Mais est-il juste aussi, reprenant ma parole,
Que pour mes intérêts Léonide s’immole ?
Et quel droit sur ma sœur me permet d’exiger
Qu’elle force son âme au choix d’un étranger ?
LÉONIDE.
Ah ! pour vos intérêts tout me sera facile :
Je trouve aisément doux ce qui vous est utile ;
Et ce choix, qui pour moi vous doit moins alarmer,
S’il a de quoi vous plaire, a de quoi me charmer.
CLÉONE, à Léonide.
Le sort d’Alcibiade ici doit faire envie,
Si d’un si grand bonheur sa disgrâce est suivie ;
Et ce qu’il perd ailleurs n’a rien eu de si doux
Que l’honneur éclatant d’être ici votre époux.
AGIS.
Hé bien ! ma sœur, il faut que rien ne nous retienne ;
Donnez-lui votre main et recevez la sienne :
Donnez... Quoi ! l’insolent, à ma sœur, devant moi
Refuse avec audace et sa main et sa foi !
TIMÉE.
Si vous pouviez connaître...
AGIS.
Ah ! Princesse infidèle !
Je ne connais que trop son amour criminelle :
Pouvait-il mieux pour vous prouver sa lâche ardeur,
Qu’en bravant ma clémence et méprisant ma sœur ?
Mais d’un amour si noir cette claire assurance,
Comme de mon affront, m’instruit de ma vengeance.
Par où je le vois tendre, il recevra mes coups,
Et, pour le punir mieux, je ne perdrai que vous.
CLÉONE.
Perdre la Reine ! ô Dieux ! quelle injustice horrible !
AGIS.
Ce coup, pour un amant, doit être sort sensible ;
Mais il me paraît doux, s’il te semble inhumain :
On ne peut mieux percer son cœur que dans ton sein.
L’amour te rend coupable, il faut qu’il te punisse,
Et que ton propre crime ici soit ton supplice.
CLÉONE.
Ce malheur, quoique grand, me donne peu d’effroi :
On pourra l’empêcher.
AGIS.
Et qui le pourra ?
CLÉONE.
Moi.
AGIS.
Nous le verrons. Holà.
CLÉONE.
Que personne n’avance :
Sans combattre, Seigneur, je prendrai sa défense ;
Et l’important secret que je vais révéler
Doit craindre les témoins, loin d’en faire appeler.
AGIS.
Que l’on nous laisse seuls.
CLÉONE.
Je ne me puis défendre
D’arrêter Léonide et de souffrir Lisandre.
Pour conserver la Reine, apprenez votre erreur ;
D’Alcibiade en moi reconnaissez la sœur :
Je suis Cléone enfin.
AGIS, à Timée.
Ah ! Reine incomparable,
Votre innocence ici me va rendre coupable.
TIMÉE.
L’amour, qui fit l’erreur, qui vous fut abuser,
Ne veut qu’un repentir pour vous faire excuser.
Mais Cléone aisément ne se peut satisfaire.
CLÉONE, à Agis.
Je ne veux qu’obtenir votre sœur pour mon frère.
Son choix le doit charmer, et je garde ma foi,
Si je lui dorme en lui ce qu’elle perd en moi.
AGIS.
Je désire ardemment que ma sœur y consente.
LÉONIDE.
Pour moi votre désir est une loi charmante.
LISANDRE, à Cléone.
À peine revenu d’un juste étonnement,
Permettez qu’à vos pieds je cherche un châtiment.
CLÉONE.
Ce que je veux de vous n’est pas une vengeance.
LISANDRE.
Ah ! vous ne savez pas toute mon inconstance :
Mon cœur vous a trahie ; et, pour vous animer,
Apprenez que ce traître ose encor vous aimer.
L’amour d’un inconstant n’est rien qu’un nouveau crime.
CLÉONE.
Malgré moi contre vous il n’a rien qui m’anime ;
Et mon cœur serait voir, s’il montrait ce qu’il sent,
Que ce crime suffit pour vous rendre innocent.
LISANDRE.
Quoi ! je puis être heureux !
CLÉONE.
Toute ma feinte est vaine :
Si mon frère le veut, je le voudrai sans peine ;
Dans son état présent, et Straton n’étant plus,
Vous n’avez pas sujet de craindre aucun refus.
AGIS.
De cet heureux dessein, qu’ici nous devons taire,
Envoyons en secret avertir votre frère :
Attendant son aveu, pour ne hasarder rien,
Cachez sous ces habits votre fort et le sien ;
Et pour ne craindre pas qu’on se le persuade,
Conservez dans ces lieux le nom d’ALCIBIADE.