Je serai comédien (Charles DESNOYERS)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 26 juillet 1826.

 

Personnages

 

DORVAL

AMÉLIE, sa fille

CHARLES, son neveu

ÉDOUARD, ami de Charles

JUSTINE, soubrette

 

Le théâtre représente un salon. À la droite de l’acteur est un canapé sur lequel se trouve un châle négligemment jeté ; à la gauche, une table et un fauteuil auprès.

 

 

Scène première

 

AMÉLIE, JUSTINE

 

JUSTINE.

En vérité, Mademoiselle, depuis hier je ne vous reconnais plus ; vous, ordinairement si vive, si enjouée, vous êtes devenue sombre, taciturne : on vous parle, vous ne répondez que par monosyllabes... Qu’est-ce qui vous afflige ? Dites, en me confiant vos chagrins vous les soulagerez peut-être... allons...

AMÉLIE.

Hélas !

JUSTINE.

Eh bien ! après ? voilà un soupir qui me promet une confidence.

AMÉLIE.

Ma pauvre Justine !

JUSTINE.

Achevez.

AMÉLIE.

Si tu savais !

JUSTINE.

Mais je ne demande pas mieux que de savoir... Eh mon Dieu ! dites-moi tout.

AMÉLIE.

Mon père veut me marier.

JUSTINE.

Vraiment ! et cela vous chagrine ? Eh bien ! vous êtes la seule de ce caractère-là. Et quel est l’heureux mortel qu’on vous destine pour époux ?

AMÉLIE.

Tu ne devines pas ?

JUSTINE.

Non, Mademoiselle.

AMÉLIE.

Mon cousin.

JUSTINE.

M. Charles ? Eh bien ! je vous en félicite... vous aurez là un excellent mari.

AMÉLIE.

Oui, un fou qui ne songerait à sa femme que lorsqu’il n’aurait rien de mieux à faire... Cette maudite manie dont il est possédé...

JUSTINE.

Il est vrai qu’il en est parfois ridicule. Depuis qu’il s’est mis en tête de déclamer et de jouer la comédie, il ne rêve plus qu’à cela. Monsieur votre père a eu beau vouloir lui faire embrasser tour-à-tour plusieurs professions différentes, impossible. La médecine, le droit, le commerce, il a tout entrepris et n’a rien achevé : il en revenait toujours... à la comédie. Maintenant encore, il doit prendre chaque jour des leçons d’anglais et de mathématiques ; que fait-il ? il remet à ses maîtres des cachets qu’ils ne gagnent pas, et se sauve au Conservatoire. Tout l’argent que son oncle lui donne pour ses menus plaisirs, à quoi le dépense-t-il ? à jouer la comédie en société, rue Chantereine, rue de Lancry, et chez M. Séveste, au Théâtre des Martyrs.

AMÉLIE.

Et tous les jours, on le rencontre dans les rues, dans les promenades, chargé de brochures, et répétant des rôles, Œdipe, Hamlet, Othello, Manlius.

JUSTINE.

Richard d’Arlington, Antony, et cætera.

AMÉLIE.

Tout le monde le prend pour un fou.

JUSTINE.

Je crois bien... il ne voit rien, il ne fait attention à rien, il fait de grands gestes à crever les yeux de ceux qui passent à côté de lui ; il ne rêve absolument que la tragédie... et le drame. Vous lui parlez d’une affaire sérieuse, il vous débite une tirade de cinquante vers ; vous lui demandez ce qu’il pense de votre toilette, il vous répond en prenant un air farouche : « Elle me résistait, je l’ai assassinée.[1] »

AMÉLIE.

Et tu crois qu’une femme pourrait être heureuse avec lui ?

JUSTINE.

Pourquoi pas ? elle serait libre au moins, elle pourrait faire tout ce qu’elle voudrait. 

AMÉLIE.

Tu ris, Justine !...Ah ! si tu étais à ma place...

JUSTINE.

Vous m’effrayez, Mademoiselle, est-ce que par hasard il y aurait de l’amour sous jeu ?

AMÉLIE.

Moi, de l’amour ! y penses-tu ?

JUSTINE.

Allons, soyez franche : ce n’est pas avec Justine que vous devez craindre de l’être.

AMÉLIE.

Eh bien ! je veux tout t’avouer. Malgré la folie de mon cousin, je rends justice à sa franchise et à la bonté de son cœur... je l’aime... comme j’aimerais un  frère... mais qu’elle différence avec le sentiment que j’éprouve pour une autre personne que je n’ose nommer !

JUSTINE.

Attendez donc ; je soupçonne... certain camarade de M. Charles, certain officier... Vous baissez les yeux... Mademoiselle... allons, je vois que j’ai deviné juste... c’est M. Édouard que vous aimez.

AMÉLIE.

Plus bas, plus bas, je t’en prie.

JUSTINE.

J’en étais sûre.

CHARLES, déclamant dans la coulisse.

Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,
Ma fortune va prendre une face nouvelle.

JUSTINE.

Ah ! ah ! voici votre cousin ; Sauvons-nous, si nous ne voulons pas être étourdies.

AMÉLIE.

Il n’est plus temps : le voici.

 

 

Scène II

 

JUSTINE, AMÉLIE, CHARLES, ÉDOUARD

 

CHARLES, entrant le premier.

Eh bien ! entre donc, mon ami.

Édouard paraît.

AMÉLIE.

Que vois-je ? M. Édouard !

CHARLES.

Lui-même, ma petite cousine.

Déclamant.

Que j’éprouve de joie, et que cette embrassade

A réchauffé le cœur de ton bon camarade !

ÉDOUARD.

Je vois, mon pauvre Charles, que tu es toujours le même. Mademoiselle, daignez agréer mon hommage.

AMÉLIE.

Monsieur...vous nous avez bien négligés depuis quelque temps.

ÉDOUARD.

Ah ! Mademoiselle, si vous connaissiez les motifs...

CHARLES.

Ma cousine, il ne faut pas lui en vouloir ; ce n’est pas sa faute. Je n’ai pas bien entendu toutes les raisons qu’il m’a données, parce que, vois-tu, j’avais dans la tête quelque chose qui m’occupait...

AMÉLIE.

Sans doute quelque rôle de comédie.

CHARLES.

Précisément. Figure-toi que j’étais sorti ce matin, les poches pleines de brochures, comme tu vois, car je ne sors jamais sans cela, et je m’étais dirigé du côté des Champs-Élysées. J’arrive... il faisait un temps superbe...Je prends Iphigénie, et je me mets à réciter tout haut le rôle d’Achille, sans faire attention à toutes les bonnes gens qui passaient et qui me prenaient peut-être pour un possédé. J’en étais au quatrième acte, tu sais bien, Édouard...

Un bruit assez étrange est venu jusqu’à moi ;
Seigneur, je l’ai jugé...

ÉDOUARD.

Oui, oui, mon ami ; mais abrège un peu ton récit ; tu en aurais jusqu’à demain.

CHARLES.

C’est juste. Dans le feu de la déclamation, j’entends une voix qui m’appelle : Charles !... je fais un mouvement, et qu’est-ce que je vois ?...Édouard qui cherchait en vain à se faire entendre depuis cinq minutes, et qui riait comme un fou de ma distraction. Un peu stupéfait, d’abord, je pars enfin comme lui d’un grand éclat de rire. Je remets Iphigénie dans ma poche, je prends Édouard sous mon bras, et nous nous occupons en chemin, lui, à  me faire sur son absence des détails très intéressants sans doute, mais par malheur perdus, et moi à répéter entre mes dents la fin du rôle que notre rencontre imprévue ne m’avait pas permis d’achever.

AMÉLIE.

C’est bien honnête de ta part.

CHARLES.

Bah ! Entre amis est-ce qu’on se gêne ! D’ailleurs, que veux-tu ? c’est plus fort que moi.

ÉDOUARD.

Eh ! mon cher, tu n’as pas besoin d’excuses ; n’ai-je pas eu le temps de  m’habituer à ton caractère ? Mais pour le moment j’espère que tu laisseras la déclamation... Mademoiselle, tu le vois, me reproche mon absence ; tu m’accorderas bien au moins quelques minutes pour me disculper à ses yeux.

CHARLES.

Comment donc ! nous voilà prêts à t’entendre... Voyons, qu’as-tu fait tous ces jours-ci ? Il écoute un instant, et, se retournant ensuite, il a l’air de répéter tout bas un rôle, jusqu’au moment où il oublie tout-à-fait les personnages en scène avec lui.

AMÉLIE.

Je n’ai pas prétendu, Monsieur, vous demander compte...

ÉDOUARD.

Et moi, Mademoiselle, je crois de mon devoir de vous le rendre. J’avais à faire à mon père une demande d’ou dépend le repos, le bonheur de ma vie ; je suis allé le trouver à sa maison de campagne, je lui ai ouvert mon cœur ; il a reçu avec indulgence l’aveu que je voulais lui faire, et je reviens muni de son consentement, obtenir celui de deux autres personnes qu’il m’importe aussi d’attendrir en ma faveur, mais qui seront peut-être plus difficiles à émouvoir.

AMÉLIE, à part.

Ô ciel !

JUSTINE, à part.

Heureusement que le cousin est rentré dans son accès ; il n’entend plus rien.

ÉDOUARD.

Vous devinez sans doute, Mademoiselle, que vous n’êtes pas étrangère à ma demande.

AMÉLIE.

Moi, Monsieur ? vous voulez dire ma famille.

ÉDOUARD.

Vous-même, Mademoiselle Avez-vous pu vous abuser plus longtemps.

CHARLES, déclamant.

Que la nature donc me sois mère ou marâtre,
C’en est fait, pour barreau je choisis le théâtre ;
Pour client, la Vertu ; pour lois, la Vérité,
Et pour juges, mou siècle et la postérité.

JUSTINE, à part.

Oui, déclame, pauvre fou, pendant qu’on travaille à te souffler ta prétendue !

ÉDOUARD.

Par exemple, mon ami, tu conviendras...

CHARLES.

Va toujours, ne fais pas attention. Ce n’est pas à moi que tu parlais, n’est-ce pas ?

JUSTINE, souriant.

Oh ! non.

CHARLES.

Eh bien ! alors...

AMÉLIE, à Édouard.

Monsieur, grâce à mon cousin, je suis encore à savoir ce que vous aviez à nous dire. Vous allez, je pense, vous présenter à mon père ; c’est à lui, plus qu’à moi, que vous devez des excuses, si vous en avez à faire. Peut-être serez-vous plus heureux avec lui ; du moins je pense que Charles, tout distrait qu’il est, n’ira pas vous interrompre jusque dans son appartement.

Elle fait une profonde révérence et sort.

CHARLES.

Comment, diable ! de l’épigramme, ma petite cousine.

JUSTINE.

Elle a raison, Monsieur, c’est très mal à vous ; nous interrompre au moment le plus intéressant.

À part.

Au milieu d’une scène de déclaration !

Haut, à Charles.

C’est affreux ! c’est abominable !

Elle sort

 

 

Scène III

 

CHARLES, ÉDOUARD

 

CHARLES, les suivant des yeux.

Ah ça ! qu’ont-elles donc toutes les deux ?

ÉDOUARD, à part.

Que dois-je penser de ces dernières paroles ?... Sans doute elle a compris mon aveu... Elle veut que je parle à son père... Oui, je le verrai, je lui remettrai la lettre que mon père lui envoie.

CHARLES.

Eh bien ! Édouard, est-ce que tu n’en veux aussi ? Tu sais que ce n’est pas ma faute.

ÉDOUARD.

Ah ! parbleu ! s’il fallait se fâcher avec toi toutes les fois que ces choses là t’arrivent, on aurait trop souvent à se raccommoder.

CHARLES.

À la bonheur ! touche là.

ÉDOUARD.

Je t’avouerai cependant que cette fois tu es venu m’interrompre bien à contretemps.

CHARLES.

Ah ! il tant pis ! et pourquoi donc ?

ÉDOUARD.

Il faut que tu soies furieusement endiablé de la déclamation...

CHARLES.

Peux-tu me le demander ? toi qui me connais depuis mon enfance ; toi qui as vu cette passion se former et s’accroître de jour en jour ? Tu ne te souviens donc pas qu’au collège je vous étourdissais déjà des vers que je récitais continuellement ? Tu ne te souviens pas que vous m’appeliez en riant l’Artiste, et que, moi, je m’en glorifiais ? Que de fois pendant l’absence du maître d’étude, ne suis-je pas monté dans sa chaire pour déclamer avec emphase au milieu de vos applaudissements...

Fuyez donc, retournez dans votre Thessalie ;
Moi-même je vous rends le serment qui vous lie.

Et cætera... Lorsqu’un jour il me sur prend dans un de ces beaux moments tragiques, et, sans plus de respect pour la dignité du roi des rois, me fait mettre à genoux, me condamne au pain sec... Que dis-je ? il confisque mes rôles... il déchire sous mes yeux Achille, Oreste, Hamlet... Pour le coup, je n’y puis plus tenir ; je me lève exaspéré, et m’adressant à tous mes camarades : Mes amis, m’écriai-je, vous êtes témoins de mes affronts... Eh bien ! partagez tous ma fureur. Guerre aux pédants !

Puissé-je, de mes yeux, y voir tomber la foudre,
Voir cette chaire en cendre, et tous ces bancs en poudre.
Voir le dernier pédant à son dernier soupir,
Moi seul en être cause et mourir de plaisir !

ÉDOUARD.

Oui, je me souviens de toutes les extravagances que je t’ai vu faire au collège... mais, depuis quatre ans, n’as-tu pas eu le temps de réfléchir et de te corriger ? Décidément, est-ce que tu serais assez fou... 

CHARLES.

Que veux-tu, mon ami ? je ne puis résister à cet ascendant qui me domine. Il faut que je sois comédien... Oui, je ris du préjugé, je brave tous les obstacles, j’affronte tous les malheurs... je serai comédien. En un mot, je me suis fait entendre par le comité du Théâtre Français, et j’attends mon ordre de début.

ÉDOUARD.

Un début aux Français mon pauvre ami, tu perds la tête.

CHARLES.

Pourquoi ?

ÉDOUARD.

Songe donc à quel danger tu t’exposes.

CHARLES.

Comment ?

ÉDOUARD.

La jeunesse...

CHARLES.

Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées
Le talent n’attend pas le nombre des années.

ÉDOUARD.

Mon cher, le public est difficile.

CHARLES.

Je le sais ; mais il est indulgent.

ÉDOUARD.

Cependant, si l’on te siffle ?

CHARLES.

Hein ! qu’est-ce que tu dis ! cela ne se peut pas. On ne siffle plus maintenant... c’est mauvais genre : le public est de trop bonne compagnie pour cela.

ÉDOUARD.

Mais enfin, je suppose qu’on te siffle ?

CHARLES.

Alors...

ÉDOUARD.

Alors tu quitterais le théâtre ?

CHARLES.

Au contraire... j’y resterais, et je travaillerais... Un artiste doit mettre à profit même les revers qu’il éprouve, et ne jamais perdre courage Oui, si je tombe aujourd’hui, demain je travaillerai sur nouveaux frais ; demain, je redoublerai d’efforts pour captiver la faveur du public. Du zèle, de la persévérance, quelques visites aux journalistes, quelques amis au parterre... et je suis sûr de réussir.

ÉDOUARD.

Crois-moi, puisqu’il faut absolument que tu déclames, joue toujours la comédie comme tu l’as fait jusqu’à présent... en amateur... mais, crois-moi, n’en fais jamais ton état.

CHARLES.

Et pourquoi donc en rougirais-je ? pourquoi ne serais-je pas fier de vivre de mon talent comme le poète, comme le peintre vit du sien ? Va, malgré le préjugé qui pèse encore sur la profession que je rêve, tous les hommes vraiment sensés savent qu’ils en pensent ; et le comédien honnête homme leur paraît bien plus estimable que le riche indolent et orgueilleux qui lui refuse l’entrée de son salon.

ÉDOUARD.

C’est superbe, mon cher ; mais je passe dans l’appartement de ton oncle.

CHARLES.

Attends donc... je cherche à me rappeler un morceau que je disais l’autre jour en société, et qui te prouverait bien...

ÉDOUARD.

Non, non, grand merci ; je te crois bien sans cela.

CHARLES.

Oh ! tu m’entendras, tu m’en tendras malgré toi. 

Il faut en convenir, c’est une chose étrange :
En ces lieux et partout Molière est admiré ;
Par deux cents ans d’honneur son nom est consacré...
Et parce que lui-même à la foule ravie
Récitait les beaux vers, enfants de son génie,
Il se déshonorait ! il devenait enfin
Moins honnête le soir qu’il n’était le matin !...
Ainsi donc un ouvrage, en tout point estimable,
S’il est représenté deviendra condamnable !...
Mais qu’il ne le soit point, que, par un sot honneur,
Tout le monde avec moi refuse d’être acteur,
Que sera désormais notre littérature ?
Parlez, adieu l’espoir de sa splendeur future ;
Notre théâtre en est le plus ferme soutien :
Qu’il cesse d’exister, et le reste n’est rien.
Des succès de l’auteur, l’acteur est solidaire ;
Lekain a partagé la gloire de Voltaire ;
Justes ou non, ses coups frapperont les auteurs.[2]

ÉDOUARD.

C’est superbe, mon cher, mais adieu.

Il entre au fond.

CHARLES.

Comment tu ne veux pas entendre le reste ? Il n’y a plus que cent cinquante vers.

 

 

Scène IV

 

CHARLES, seul

 

Ce pauvre Édouard !... toujours à me contredire ! c’est comme au collège... alors, comme à présent, c’était bien le meilleur sujet du monde, l’écolier le plus sage, le plus laborieux...moi, c’est différent : je n’ai jamais rien fait... et c’est là ce qui n’attirait sans cesse les réprimandes de mon ami, plus encore, je crois, que celles de mes maîtres. Que de moyens n’a-t-il pas mis en usage pour me dégoûter de la comédie ! Le langage de l’amitié, les reproches, l’ironie, que sais-je ? il a tout essayé... ah bien oui !... Le diable, quand il s’en mêlerait, ne viendrait pas à bout de m’y faire renoncer... On est sans cesse à me corner aux oreilles qu’il n’y a rien de plus difficile... Oui, sans doute, pour celui qui ose y prétendre sans vocation : il trouve dans son chemin mille obstacles insurmontables ; mais celui qui est né comédien les renverse tôt ou tard. Je suis bien jeune encore, moi... Eh bien ! je voudrais jouer tour-à-tour dix rôles d’un genre différent, avec le même naturel ; l’amoureux, le comique, le père noble, le premier rôle, rien de m’effraye... et pourquoi ? parce que la nature... Eh ! mais je suis seul, personne ne viendra m’interrompre ; si je m’essayais un peu dans tous les genres... D’abord, le petit amoureux bien tendre, bien sentimental... Ah ! j’y suis : « Je m’approche en baissant les yeux, et je dis ; Madame, n’avez-vous pas prononcé le nom d’Ernest ? oui, me répond-elle avec une douceur enchanteresse ; oui, M. Ernest, nous nous reverrons... et elle s’enfuit... mais, je crains qu’elle ne quitte le bal ; je m’élance vers le vestibule ; je me plante contre une colonne, et, les bras croisés, l’œil fixe, je reste là deux heures, épiant sa sortie. Enfin, c’est elle ; je la reconnais à la légèreté, à la grâce de sa démarche... au froissement de sa robe mon cœur l’eût deviné ! Je suis sa voiture, je ne la perds pas de vue : j’aurais devancé... bast ! les chevaux eux-mêmes !... Elle s’apprête, elle descend... où ? ici, dans cet hôtel ; je la laisse monter... je me glisse dans l’hôtel, je n’enferme dans ma chambre ; et, heureux à être sous le même toit qu’elle, je me couche, et je m’endors en riant et en pleurant. »[3] Non, ce n’est pas cela... j’aimerais mieux un rôle d’étourdi, un mauvais sujet... parce que, de beaux rôles, et puis, les bonnes fortunes... Non, non, les premiers rôles plutôt... les Talına...

Il aperçoit un châle sur un canapé

Quelle idée ! ce châle, que ma cousine a oublié, peut me servir à merveille... supérieurement imaginé !...

Il se drape avec le châle devant une glace.

Comment donc ! mais je ne suis pas mal du tout comme cela... mettons-nous en scène... mais il me faut un interlocuteur, un Pyrrhus... ou trouverai-je cela ?... Eh ! parbleu, voilà mon affaire...

Il entre dans un petit cabinet à sa gauche, et en ressort immédiatement, tenant à la main une tête à perruque.

La perruque de mon oncle ! voilà Pyrrhus ! voilà le fils d’Achille !

Il fait une entrée tragique, et récite les vers suivants, le châle sur l’épaule, et s’adressant à la tête à perruque.

Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix,
Souffrez que j’ose ici me flatter de leur choix,
Et qu’à vos yeux, seigneur...

 

 

Scène V

 

JUSTINE, CHARLES

 

La soubrette est entrée vers la fin de la scène précédente ; après avoir un instant écouté Charles en souriant, elle part enfin d’un grand éclat de rire.

JUSTINE.

Ah ! ah ! ah ! ah !

CHARLES.

Hein ! qu’est-ce que c’est ?

JUSTINE.

Bravo, Monsieur, bravo ! vous êtes charmant sous ce costume.

CHARLES, se débarrassant du châle.

Comment, Justine, tu m’écoutais ?...

JUSTINE.

Oui, Monsieur... et vous m’avez joliment fait rire.

CHARLES.

Bien obligé. Je t’ai fait rire dans un rôle tragique. Justine, tu m’affliges.

JUSTINE.

Mais tenez, une lettre pour vous.

CHARLES.

Une lettre ?... Ah ! donne... c’est peut-être...

Il la décachète.

Précisé ment ! mon ordre de début ! on me l’accorde... Je débute aux Français... Ah ! je suis trop heureux !

Il saute de joie.

JUSTINE.

Est-ce qu’il perd la tête ?

CHARLES.

Mais quel rôle choisirai-je ? voyons un peu.

JUSTINE.

Monsieur...

CHARLES, fouillant dans ses poches, et en tirant plusieurs brochures.

Ah ! Justine, tiens, prends cette brochure... non, pas celle-là, celle-ci plutôt... ni celle-là non plus... tiens... voilà.

JUSTINE.

Pourquoi faire ?

CHARLES.

Prends toujours.

JUSTINE.

Mais enfin...

CHARLES.

Donne-moi la réplique.

JUSTINE.

Qu’est-ce que c’est que cela ?

CHARLES.

Sais-tu lire ?

JUSTINE.

Moi, Monsieur ? couramment.

CHARLES.

C’est tout ce qu’il faut. Connais-tu Roméo et Juliette ?

JUSTINE.

Roméo et Juliette, si je les connais ? pas du tout... Une tragédie peut être ?

CHARLES.

Précisément, c’est un amant qui croit avoir perdu sa maîtresse, et il s’empoisonne pour aller la rejoindre.

JUSTINE.

Ah ! mon Dieu ! ça doit être bien joli.

CHARLES.

Tiens, mets-toi là... tu vas faire Juliette.

JUSTINE.

Juliette !... ah ! oui, celle qui est morte ?

CHARLES.

Du tout, elle ne l’est pas.

JUSTINE.

Elle fait semblant ?

CHARLES.

Oh ! tu me feras mourir d’impatience. Voyons... lis un peu... au bas de la page.

JUSTINE, lisant ridiculement.

« Mon Roméo, c’est toi !
« De te voir le premier combien je suis heureuse ! »

CHARLES.

Ce n’est pas ça, ma chère amie, ça n’a pas le sens commun : tu as absolument le même ton que lorsque tu dis à ta maîtresse : Voulez-vous que je vous mette vos papillotes ?

JUSTINE.

Dame ! ce n’est pas mon état de jouer la tragédie.

CHARLES.

Allons, tais-toi, tais-toi ! je me passerai de tes répliques. Ceci est un immense caveau... nous avons des tombes de tous les côtés... et voici la tienne.

Il lui montre le canapé.

JUSTINE.

Ce canapé.

CHARLES.

Je commence.

JUSTINE, se couchant à demi sur le canapé.

Et moi, je ne dis plus rien... Je suis morte.

CHARLES, lui jetant le châle sur la figure.

Et voilà ton linceul !...

Il frappe les trois coups, puis entre dans une coulisse, et fait une entrée tragique.

Non, de rester ici je n’ai pas le courage !
Mânes des Capulets, que mon aspect outrage,
Pour rendre la vengeance à vos bras irrités,
Vos sépulcres ouverts vous ont-ils rejetés ?
Ah ! pardonne, Thibald, que ton âme inquiète
Accueille mes remords et mes pleurs !...

Regardant la soubrette qui a doucement retiré le châle de dessus sa tête.

Juliette !!!
Viens, Juliette ! viens ! je t’attends, je suis là !
Ne me laisse pas seul... c’est toi, Juliette...

Il va la regarder encore, puis recule en arrière, et pousse un grand cri.

Ah !...

Jeu de physionomie tragi-comique de Justine.

C’est elle, je l’ai vue... il faut que je la voie.
Cet anneau, ce poison ! c’est la mort ! quelle joie !

Il fait semblant de s’empoisonner. Nouveau frémissement comique de la soubrette. Il vient tomber à ses genoux en pleurant, et lui prend la main.

Ô ciel ! est-ce déjà la mort ou le poison,
Ou bien... est-ce l’enfer qui trouble ma raison ?
J’ai senti tressaillir cette main dans la mienne...
Sur le bord du cercueil que ta foi me soutienne,
Ô mon Dieu !

JUSTINE, se levant à moitié et lisant sur la brochure.

Roméo !

CHARLES.

Quelle voix ! quels accents !

JUSTINE.

Roméo !

CHARLES.

Reste encor, douce erreur de mes sens !
Juliette, c’est toi !

Il lui fait quitter le canapé en l’attirant vers lui.

Regarde, je t’en prie,
Regarde, parle-moi, que je croie à ta vie.
Si tu pouvais savoir à quel point j’ai souffert
Quand ce tombeau fatal à mes yeux s’est offert !...
Et dans mon désespoir... Ô souvenir ! ô rage !
C’est l’enfer ! c’est la mort ! ah ! qu’il faut de courage !
Juliette !... mon Dieu ! mon Dieu ! c’est trop souffrir !
Juliette !... Elle existe, et moi, je vais mourir !
Mourir ! va-t’en, va-t’en... je te hais... non, je t’aime,
Va-t’en... Ah ! le poison me dévore ! Anathème !
Toi, reste sur ma tombe, il faut implorer Dieu...
Mais... je ne te vois plus...

Il parcourt le théâtre à grands pas, et pousse un cri.

Ah !... Juliette... adieu ![4]

Il tombe renversé la face contre terre.

JUSTINE, courant à lui.

Ah ! mon Dieu ! Monsieur ! qu’est-ce que vous faites ?

CHARLES, se relevant à demi et riant aux éclats.

Eh bien, je t’ai fait trembler, n’est ce pas ?

JUSTINE.

Vous ne vous êtes pas fait mal ?

CHARLES.

Du tout... Ah ! mon Dieu !...

Il tire sa montre.

Déjà midi !... Adieu, mon enfant ; si mon oncle vient, tu lui diras que je suis sorti pour affaire.

JUSTINE.

Mais, Monsieur...

CHARLES.

Il faut que je rende visite à tous les sociétaires... Mais dis-moi, Justine, conçois-tu mon bonheur ? Il y a dix jours seulement qu’ils m’ont entendu, et déjà ils m’accordent...

JUSTINE.

Quoi donc ?

CHARLES.

Comment ! tu ne sais pas...

JUSTINE.

Je ne sais rien.

CHARLES.

Ah ! ma chère... je suis au comble de mes vœux, et ma joie, mon ravissement...

JUSTINE.

Mais enfin, qu’avez-vous ?

CHARLES.

Ce que j’ai ? ce que j’ai ?... je débute au Théâtre-Français.

JUSTINE.

Vraiment ?

CHARLES.

Parole d’honneur !

Il sort en courant.

 

 

Scène VI

 

JUSTINE, seule

 

Il est fou... et c’est lui qu’on veut donner pour époux à ma maîtresse !... Joli mari, ma foi... Un homme qui ne songerait pas plus à sa femme qu’à ses créanciers ; qui ne se mêlerait en rien ni de son ménage ni de ses affaires ; qui serait absent du logis toute la journée, et qui, le soir, à son retour, n’aurait jamais à la bouche que cette phrase glaciale : « Ma chère amie, je tombe de fatigue ; j’ai joué dans deux pièces. » C’est fort agréable. Jamais de ma vie je ne prendrai un acteur pour amant... Mais je ne me trompe pas... monsieur Édouard.

 

 

Scène VII

 

JUSTINE, ÉDOUARD, puis AMÉLIE

 

ÉDOUARD.

Ô Justine. Ah ! c’est toi, Justine.

JUSTINE.

Oui, Monsieur.

ÉDOUARD.

Ce matin, tu m’as compris, n’est-ce pas ?

JUSTINE.

Oui, Monsieur.

ÉDOUARD, lui donnant une bourse.

Veux-tu me servir ?

JUSTINE.

Qui, Monsieur.

ÉDOUARD.

Et tu seras discrète ?

JUSTINE.

Oh ! oui, Monsieur... je le suis toujours en pareil cas... Tenez, voici ma maîtresse.

AMÉLIE, entrant.

Monsieur Édouard !

ÉDOUARD.

Amélie, dites-moi, je vous en conjure, dites-moi que l’aveu de ma tendresse ne vous a point déplu, que votre cœur...

AMÉLIE.

Monsieur, de grâce, ne me parlez pas ainsi : je dépends de mon père ; obtenez-moi de lui, et je suis prête à souscrire à son choix.

ÉDOUARD, à part.

Ce mot me désespère.

Haut.

Je ne puis vous le cacher, M. Dorval m’a refusé ; il a dit-il, disposé de votre main.

AMÉLIE, à part.

Ah ! je ne l’avais que trop prévu.

Haut.

Adieu, M. Édouard.

ÉDOUARD.

Vous sortez, Mademoiselle ?

JUSTINE, retenant Amélie.

Non, pas encore ; mais nous ne tarderons pas, car M. Dorval peut entrer d’un instant à l’autre... Auparavant, Mademoiselle, il me semble prudent de nous expliquer.

AMÉLIE.

Que veux-tu dire ?

JUSTINE.

Voici le fait : M. Édouard vous aime comme un fou, et, de votre côté, vous n’êtes pas éloignée de partager son amour.

AMÉLIE.

Quoi ! Justine... 

ÉDOUARD.

Serait-il vrai ?

JUSTINE.

J’en suis sûre.

ÉDOUARD.

Et cependant un autre va devenir votre époux ! un autre... Mais dis-moi, Justine, quel est donc ce rival, ce prétendu ?

JUSTINE.

C’est...

DORVAL, appelant dans la coulisse.

Charles !

AMÉLIE.

Mon père !

JUSTINE.

Ah ! Monsieur, sauvez-vous.

ÉDOUARD.

Mais enfin, dis-moi...

CHARLES, déclamant dans une autre coulisse.

Fuis, spectre épouvantable,
Porte au fond des tombeaux ton aspect redoutable.

JUSTINE.

Voici l’autre, à présent !

DORVAL, toujours dans la coulisse.

Charles !

JUSTINE, à Édouard.

Sauvez-vous !

ÉDOUARD, à Amélie.

Adieu, Mademoiselle.

JUSTINE.

Adieu... mais dépêchez-vous donc.

Édouard sort à droite par une issue que lui indique la soubrette. Elles sortent par la gauche ; Dorval entre par le fond.

 

 

Scène VIII

 

CHARLES, DORVAL

 

DORVAL.

Charles ! Viendra-t-il quand je l’appelle ? Ou diable s’est-il donc fourré ?

CHARLES entre par la droite, et sans voir son oncle.

En quoi ! vous ne le voyez pas !

Il vole sur ma tête... il s’attache à mes pas...
Je me meurs...

En se retournant comme pour éviter la vue du spectre qui le poursuit, il se trouve nez-a-nez avec son oncle.

DORVAL.

Ah ! tu te meurs !

CHARLES.

Mon oncle...

Il fait quelques pas pour s’esquiver.

DORVAL, l’arrêtant.

Un moment, Monsieur, un moment. J’ai deux mots à vous dire.

CHARLES.

Mon oncle, je suis prêt à vous entendre.

DORVAL.

Serez-vous bientôt las de l’étrange conduite que vous menez ? Ne cesserez-vous jamais de nous étourdir comme vous faites ; et voulez-vous décidément faire de ma maison une salle de spectacle ?

CHARLES, à part.

Que lui dirai-je ?

DORVAL.

Répondez, Monsieur ; quelle est votre intention ?

CHARLES.

Vous êtes irrité, mon oncle, et toutes mes paroles ne feraient que vous aigrir encore ; je me tais.

DORVAL.

Non, non, je veux te parler sans colère... Voyons, expliquons-nous franchement ensemble... Depuis près de quatre ans que je t’ai retiré du collège, quelle a été ta vie ? celle d’un homme oisif, inutile à la société... Si tu as du cœur, comme je me plais à le croire, tu dois en être dégoûté, et tu te décideras à l’instant même sur le choix d’un état.

CHARLES.

Mon oncle, je n’ai pas attendu vos reproches pour rougir de mon oisiveté, et si j’ai reculé tour-à-tour devant toutes les professions que m’offrait votre tendresse, croyez qu’au fond du cœur je regrettais vivement de ne pouvoir souscrire à vos vœux ; mais je vous l’avouerai, un penchant irrésistible, une vocation décidée pour un état que je brule encore d’exercer, me rendait incapable d’en remplir aucun autre.

DORVAL, à part.

Que dit-il !

Haut.

Et pourquoi, si ton goût n’avait rien de honteux, ne me l’avoir point déclaré ?

CHARLES.

Le préjugé m’imposait silence.

DORVAL.

Le préjugé !... Je t’entends... ton aveuglement me fait peine... Écoute, Charles... Depuis la mort de mon frère, je l’ai traité comme non propre fils ; je n’ai point fait de différence entre toi et ma chère Amélie ; tu as trouvé en moi toute l’indulgence que le père le plus tendre peut avoir pour son enfant... et, pour prix de mes soins, tu renoncerais à moi, à ta famille ?... tu préférerais à ma tendresse le triste honneur d’être applaudi sur un théâtre ? Non, mon ami, non ; si la passion qui t’entraîne n’a point encore altéré ton cœur, tu renonceras à ce funeste dessein, tu ne paieras pas mes bienfaits par tant d’ingratitude

CHARLES.

Que dites-vous, mon oncle ? moi, passer pour ingrat à vos yeux ! Ah ! s’il était rien qui put me détourner de ma résolution, ce serait cette affreuse pensée... Mais non, sans m’imposer d’injustes sacrifices, je vous convaincrai de ma reconnaissance... Vous m’accordez, je l’espère, un bon cœur et quelques qualités ? dites-moi, les perdrai-je pour être comédien ? en serais-je moins honnête homme, bon citoyen, bon fils ?... Si je consultais  à mon intérêt, je vous parlerais autrement ; j’embrasserais pour vous plaire un état contraire à mes goûts, et vous me combleriez encore de vos bienfaits, et je serais riche sans avoir rien fait pour l’être. Mais en persistant dans mon dessein, quel espoir me reste-t-il ? vous m’abandonnez ; demain, peut-être, je serai le plus malheureux des hommes... N’importe, je saurai changer mon sort. Oui, je le sens à cette noble ardeur, qui me transporte, je m’illustrerai dans un art dont on cherche tant à m’éloigner ; et vous-même, témoin de ma gloire, vous me pardonnerez un jour ; vous-même, vous serez obligé de me dire, en me tendant les bras : Charles, je ne t’en veux plus, tu as bien fait de ne pas suivre mes conseils.

DORVAL.

Insensé ! pour me faire oublier ton état, sais-tu bien qu’un talent même plus qu’ordinaire serait à peine suffisant ? Et combien en vois-tu qui aient atteint ce degré de perfection où tu espères parvenir ?

CHARLES.

Un assez grand nombre encore pour m’inspirer une noble émulation.

DORVAL.

Mais avant d’y arriver, as-tu compté toutes les humiliations, tous les caprices qu’il te faudra essuyer ? As-tu prévu la jalousie de tes camarades, les cabales qu’ils élèveront contre toi, l’injustice du public, la malveillance de certains journaux ?

CHARLES.

Oui, mon oncle, et je n’en suis point effrayé.

Déclamant.

L’Olympe voit en paix fumer le mont Etna ;
Zoïle contre Homère en vain se déchaina,
Et la palme du Cid...

DORVAL.

Hein ! qu’est-ce que c’est ? comment ?

CHARLES.

Pardon, mon oncle, pardon, c’est l’habitude... Mais dites-moi, si je suis doué d’un véritable talent, que me fait la calomnie d’un libelliste ? que me font les cabales de mes rivaux i Forceront-elles le public à changer de sentiment á, mon égard ? l’empêcheront-elles de rire ou de pleurer en m’écoutant ?... Le parterre, dites-vous, peut être injuste... non, mon oncle ; quelquefois, j’en conviens, il se laisse prévenir ; mais, revenu bientôt de son erreur, il se plaît à rendre hommage à la justice. Et puis, à dire vrai, toutes ces cabales dont on parle tant... je sais ce qu’il en est...

DORVAL.

Comment ! tu prétends...

CHARLES.

Je jouais dernièrement chez Séveste un rôle où il en est question...

DORVAL.

Un rôle ! chez Séveste !

CHARLES, déclamant.

Ces intrigues, d’ailleurs, et cette jalousie
Qui doivent, dites-vous, troubler, flétrir ma vie,
Chez l’homme de mérite on les voit rarement :
Il sait de son rival honorer le talent...
Et souvent il fait plus que lui rendre justice :
S’il le voit malheureux, craint-il un sacrifice
Pour le tirer de peine et sauver un ami ?
Tous ses soins, ses travaux sont prodigués pour lui ;
Et d’une ardeur sincère, aidant son infortune,
Avec lui, sans façon, il fait bourse commune.
Tels sont les comédiens : rivaux en fait d’honneur,
Ils sont frères entre eux dans un jour de malheur.[5]

DORVAL.

Charles, vous tairez-vous enfin ?

CHARLES.

Mon oncle, j’ose l’espérer encore... vous vous laisserez persuader... vous conviendrez que le théâtre...

DORVAL.

Répondez-moi : Voulez-vous absolument me désobéir ?

CHARLES.

J’en serai au désespoir ; mais il le faut.

DORVAL.

Il le faut ! Eh bien ! apprends donc le sort qui t’était réservé, et que tu vas perdre par ta faute. C’était peu de t’avoir comblé de mes bienfaits jusqu’à présent ; j’étais près d’y en ajouter un plus précieux encore ; je voulais que tu m’appartinsses de plus près ; en un mot, je te destinais ma fille.

CHARLES.

Que dites-vous ?

DORVAL.

Oui, d’après le plan de bonheur que je m’étais tracé, ce soir même nous devions signer le contrat ; dans peu de jours tu aurais reçu la main de ta cousine. Mais puisque ton extravagance te fait refuser mes bontés, puisque tu ne veux plus connaître que la colère de ton oncle, un autre sera son époux...

Fausse sortie.

Charles, il en est temps encore ; je t’accorde une heure pour réfléchir. Puisque mes richesses, dis tu, ne sont rien pour toi, ce dernier bien te tentera peut-être : ton sort est dans tes mains ; je vais envoyer chercher mon notaire. Sois prêt dans une heure à épouser Amélie, en renonçant à ta folle résolution... sinon, n’attends plus rien de moi. Adieu.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

CHARLES, seul

 

Je tombe de mon haut... moi, l’époux d’Amélie !... élevé auprès de ma cousine, accoutumé à la voir tous les jours, à la chérir comme ma sœur, il ne serait doux, je le sens, de m’unir avec elle... mais il me faudrait renoncer à la gloire qui m’attend, et dont je me suis fait une si brillante image... Ah ! le sacrifice est au-dessus de mes forces... Non, mon oncle, vous n’êtes pas raisonnable... mais que dis-je ? vous vous rétracterez... Oui, j’en conserve l’espérance, tôt ou tard je triompherai de vos préjugés ; j’épouserai ma cousine... et pourtant je serai comédien.

 

 

Scène X

 

CHARLES, ÉDOUARD

 

CHARLES.

Ah ! c’est toi, Édouard, je te croyais parti.

ÉDOUARD.

Je reviens à l’instant même...Mon ami...

CHARLES.

Eh bien !

ÉDOUARD.

Tu vois un homme au désespoir.

CHARLES.

Et pourquoi ?

ÉDOUARD.

Charles, je puis t’ouvrir mon cœur ?

CHARLES.

Ne suis-je pas le meilleur de tes amis ?

ÉDOUARD.

Eh bien ! je suis amoureux.

CHARLES.

Amoureux ? tant pis ! Et de qui donc ?

ÉDOUARD.

De ta cousine.

CHARLES.

D’Amélie !

À part.

Quelle rencontre !... au moment même...

Haut.

Et pourquoi as-tu tardé si longtemps à m’en faire la confidence ?

ÉDOUARD.

Que veux-tu ? je craignais de l’avouer à personne avant de pouvoir demander la main de celle que j’adore... Cette absence, ce voyage, dont tu ne m’as pas laissé le temps ce matin de t’expliquer les motifs, je l’avais fait pour obtenir le consentement de mon père... il l’accorde... Je n’en suis pas plus heureux... Monsieur Dorval me refuse.

CHARLES, à part.

Pauvre Édouard !... Ou diable va-t-il s’aviser d’être amoureux.

ÉDOUARD.

Eh bien ! Charles, tu ne me dis rien ? tu ne m’adresses pas une parole consolante ?

CHARLES.

Dis-moi, ma cousine t’aime-t-elle ?

ÉDOUARD.

Je n’ose encore m’en flatter ; cependant...

CHARLES.

Je t’entends.

À part.

Allons, adieu mon plan de bonheur, adieu mes projets de mariage...

Haut.

Mon ami, console-toi.

ÉDOUARD.

Que dis-tu ?

CHARLES.

Mon oncle a refusé ce matin de t’accepter pour gendre... Avant ce soir il aura changé d’avis.

ÉDOUARD.

Je ne te comprends pas.

CHARLES.

Tu avais un rival.

ÉDOUARD.

Un rival ?

CHARLES.

Je le fais disparaître.

ÉDOUARD.

Et comment cela ?

CHARLES.

Il n’a pas d’autre volonté que la mienne.

ÉDOUARD.

Mais je ne l’ai jamais vu.

CHARLES.

Tu le connais depuis douze ans.

ÉDOUARD.

Quoi ! ce serait...

CHARLES.

C’est moi.

ÉDOUARD.

Qu’entends-je !

CHARLES.

La vérité.

ÉDOUARD.

Tu crois que je pourrai consentir...

CHARLES.

Mon ami, un comédien ne doit point se marier.

 

 

Scène XI

 

JUSTINE, AMÉLIE, CHARLES, ÉDOUARD

 

CHARLES.

Viens, ma bonne cousine, et quitte ce petit air boudeur qui ne va pas bien à ta figure. Tu vas être l’épouse...

JUSTINE.

Oh ! ne vous pressez pas tant, Monsieur, nous ne sommes pas décidées.

AMÉLIE, bas.

Tais-toi donc, Justine.

Haut.

Je sais que mon père exige...

CHARLES.

Du tout, pas encore ; mais tout à l’heure il exigera que tu acceptes la main... de mon ami,

JUSTINE.

Comment !

AMÉLIE.

De ton ami !

CHARLES.

Oui, ma cousine, d’Édouard, et je ne crois pas que tu le fasses prier pour obéir.

AMÉLIE.

Je ne puis comprendre ...

ÉDOUARD.

Oui, Mademoiselle, Charles renonce à vous ; c’est son aveuglement funeste, sa passion pour le théâtre...

AMÉLIE.

Ah ! que me dites-vous ? Eh quoi ! Charles, tu pourrais...

CHARLES.

Eh bien, ne vas-tu pas aussi vouloir m’en détourner ? Mes bons amis, je vous remercie de vos conseils ; je crois qu’ils partent de votre cœur ; mais il ne m’est plus possible d’en profiter. Non, mon parti est pris irrévocablement. Vous serez heureux, et moi... je serai comédien... et si je perds un instant l’amitié, la protection de mon oncle, il me restera pour me consoler l’espérance de la gloire et le bonheur de mes amis.

ÉDOUARD.

Notre bonheur ! ah ! tu le partageras toujours... Édouard, malgré ta folie, ne t’abandonnera jamais.

CHARLES.

Oh ! je te crois. S’il est vrai que je me conduise en extravagant... eh bien, tu me le pardonneras ; tu seras toujours mon guide, mon Mentor, mon frère. C’est à vous deux que je confierai tour-à-tour ou mon malheur, ou mes succès. Quelquefois je vous demanderai des conseils, plus souvent peut-être des consolations.

Tel est de l’amitié le pouvoir enchanteur,
Elle adoucit la peine, et double le bonheur.

JUSTINE.

Voici Monsieur, gare la tempête !

 

 

Scène XII

 

JUSTINE, AMÉLIE, CHARLES, DORVAL, ÉDOUARD

 

DORVAL.

À merveille ! je ne suis pas fâché de vous trouver ensemble ; serviteur ; monsieur Édouard. Mon notaire vient d’arriver, et je ne crois pas qu’aucun obstacle s’oppose à la signature du contrat ; n’est-ce pas, Charles ?

CHARLES.

Mon oncle...

DORVAL.

Eh bien !

CHARLES.

Je suis pénétré de vos bontés ; mais il m’est impossible d’en profiter...

DORVAL.

Que dis-tu ?

CHARLES.

Un autre, d’ailleurs, possède le cœur de ma cousine ; un autre que vous en jugerez sans doute plus digne que moi.

DORVAL.

Un autre !

CHARLES.

Édouard, viens te jeter aux genoux de mon oncle ; malgré son erreur à mon égard, je le connais ; il ne se refusera point à la prière, il ne pourra se résoudre à faire ton malheur et celui de sa fille.

DORVAL, à Charles.

Eh quoi ! tu persistes donc toujours dans ton funeste égarement ?

CHARLES.

J’ai tort, je le sens, mon oncle. Sans doute, après tous les soins que vous avez eu de mon enfance, après toutes les preuves de tendresse que vous m’avez données, je devrais, quelle que soit mon inclination, y renoncer, plutôt que de vous déplaire... mais en dépit de mon cœur, de toute ma reconnaissance, un funeste ascendant m’entraîne... C’est en vain que je voudrais y résister ; je vous promettrais, mon oncle, et tôt ou tard je serais obligé de manquer de parole... C’est un délire, une rage ; c’est... tout ce que vous voudrez ; mais enfin je ne suis plus maître de moi... Vous me délaisserez, je serai malheureux, je supporterai les horreurs de l’abandon, de la misère... mais je serai comédien.

DORVAL.

Tu le veux ? il le faut.

À Édouard.

Édouard, soyez mon gendre.

À Charles.

Fais-toi comédien ; je ne chercherai plus à t’en détourner... Mais, dès cet instant, ne te présente jamais devant moi.

ÉDOUARD.

Que dites-vous, Monsieur ? Vous pourriez vous résoudre...

AMÉLIE.

Mon père, vous ne voulez que mon bonheur, m’avez-vous dit ? Croyez-vous que je puisse en jouir lorsque je verrai malheureux celui que j’aime comme un frère ?

DORVAL.

Amélie, ne me parle pas en sa faveur ; lui seul est dans le cas de me fléchir : il sait quel en est le moyen ; mais il se gardera bien de l’employer. Allons, mes enfants, suivez-moi ; venez, Édouard, puisque l’ingrat me refuse, venez recevoir la main de ma chère Amélie...

À Charles.

Adieu. Cours te précipiter dans cette fatale carrière ou tu espères acquérir tant de gloire. Puisses-tu ne jamais t’en repentir ! Puissé-je ne pas être vengé bien tôt par les sifflets du parterre !

JUSTINE, à part.

Le joli pronostic !

Édouard et Angélique serrent tous deux la main de Charles avec amitié ; Dorval, arrivé à l’entrée de son appartement, se retourne et leur fait signe de le suivre. Ils sortent en témoignant par leurs gestes l’intérêt qu’ils portent à Charles, et la peine qu’ils ont de se séparer de lui.

AMÉLIE.

Adieu, mon cousin.

ÉDOUARD.

Nous nous reverrons.

CHARLES.

Je l’espère.

ÉDOUARD.

Je te le jure.

Il sort.

JUSTINE, pleurant à moitié.

Adieu, monsieur Charles.

CHARLES.

Adieu, ma pauvre Justine.

JUSTINE.

Adieu, M. Roméo.

CHARLES.

Adieu, Juliette.

 

 

Scène XIII

 

CHARLES, seul

 

Adieu, mon oncle, adieu ma cousine, adieu tout le monde.

Déclamant.

Adieu, Rome, je pars.

Mais je reviendrai, et dès ce moment je vais y travailler... Je débute, je suis couvert d’applaudissements, les feuilles publiques se répandent en éloges sur le jeune débutant... Mon oncle les lit ; déjà son courroux commence à s’évanouir ; il vient me voir jouer, et il me chérit plus que jamais... il m’embrasse, et ce qui vaut mieux encore, il m’applaudit... Ah ! je suis trop heureux !... Mon cher oncle !!...

Il va embrasser la tête à perruque. Moment de silence.

Cependant, si je ne réussissais pas, si le triste présage qu’il m’a laissé pour adieu allait s’accomplir... si un sifflet... Ah ! mon Dieu ! quelle funeste idée ! quelle incertitude cruelle !...

Au Public.

Messieurs, éclaircissez le doute qui m’accable ;
Et l’auteur et l’acteur vous adressent leurs vœux.
Par votre arrêt, heureux ou malheureux,
Tous deux nous implorons une main secourable.
Donnez un sourire à l’auteur,
Payez par un bravo les efforts de l’acteur...
Leur unique désir fut celui de vous plaire ;
Et s’il fut téméraire,
Qu’un tel motif, du moins, les excuse à vos yeux.
Ne trompez point leur espérance :
En les applaudissant, montrez-vous généreux ;
Et l’auteur et l’acteur ont besoin d’indulgence.


[1] Dernière phrase d’Antony.

[2] Ces vers sont tirés d’une comédie de l’auteur qui n’a pas été représentée.

[3] Le Mari et l’Amant. (Comédie française.)

[4] Ces vers sont arrangés d’après une scène du cinquième acte de Roméo et Juliette, de M. Fr. Soulié. L’acteur chargé du rôle de Charles ne doit viser qu’à un effet comique dans cette scène. C’est une parodie de Tragédie. L’effet sérieux serait toujours détruit par les mines de la soubrette.

[5] Ces vers sont tirés d’une comédie inédite de l’auteur.

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