Le Dramaturge (Michel de CUBIÈRES- PALMÉZEAUX)

Comédie en trois actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Fontainebleau devant Leurs Majestés, par les Comédiens Français le 29 octobre 1776.

 

Personnages

 

MONSIEUR DE PROUSAS

DORIMÈNE, Sœur de Monsieur de Prousas, veuve d’un Négociant de Lyon

SOPHIE, Fille de Prousas

SAINFORT, Amant de Sophie

SOMBREUSES

CORNET, Secrétaire de Prousas

PASQUIN, Valet de Sainfort

ANDRÉ, Domestique de Prousas

PLUSIEURS DOMESTIQUES de Prousas

 

La Scène est à Paris, chez M, de Prousas

 

 

AVERTISSEMENT

 

Cette Pièce a été jouée en un Acte à Fontainebleau ; on en trouva le sujet peu approfondi, et l’on désira des développements dans l’intrigue et dans les caractères. L’Auteur la refondit en entier, la mit en trois Actes, et sous cette forme il la croit plus digne des regards du Public.

 

 

LETTRE À UNE FEMME SENSIBLE

 

Je vous ai vu pleurer, bien des fois, aux représentations du Père de Famille, du Philosophe sans le savoir, d’Eugénie et de quelques autres Pièces de ce genre. J’y ai pleuré moi-même à vos côtés. J’aurais bien choisi ce moment pour vous faire une déclaration, sûr que l’attendrissement que vous causaient des Héros imaginaires, aurait tourné au profit d’un amant très réel ; mais il n’est pas aussi permis de vous déclarer son amour, qu’il est facile de le puiser dans vos yeux : on dirait que vous avez défendu à votre âme de partager les sentiments que vous faites naître, et que trop éprise pour des chimères, vous avez perdu le goût des réalités.

Née avec un penchant décidé pour tous les Arts d’imagination, et veuve, d’ailleurs, d’une homme qui vous aimait tendrement et que vous n’aimiez pas moins, une moitié de votre belle saison est employée à déplorer la perte, et l’autre à vous en consoler avec ces Enchanteurs brillants qui endorment la douleur la plus vive. Ces mêmes yeux qui ont pleuré, le soir, à la représentation d’un Drame touchant, gardent, pour ainsi dire, une moitié de leurs larmes, pour les répandre, la nuit, sur l’urne précieuse où reposent les cendres d’un Époux. Avec un tel caractère, il est tout simple que vous aimiez les Pièces attendrissantes et même funèbres : il est bien simple que celle dont la sensibilité a fait tous les plaisirs, aime ce qui peut la réveiller dans son âme et lui procurer ces douloureuses délices dont elle est avide. Pour moi, MADAME, quoique né avec une portion de sensibilité moins forte que la vôtre, cependant j’aime beaucoup les Pièces de sentiment. Vous croyez, peut être, que je veux rire, en disant cela ; non, MADAME, je ne plaisante point. J’ai fait, il est vrai, une pièce gaie contre les Pièces tristes ; mais n’importe ; vous allez voir que ma conduite n’est pas en contradiction avec mes principes.

J’ai dit que j’aimais les Drames attendrissants ; et je ne m’en défends pas. Oui, MADAME, je les aime : mais je n’ai point voulu parler de ces farces sépulcrales, où, pour me servir d’une expression[1] de Monsieur de Voltaire : On joue à la boule avec des têtes de mort ; où des Fossoyeurs de Cimetière font de froides plaisanteries sur les crânes de leurs aïeux ; où l’on voit des Spectres, des Revenants, encore couverts du drap mortuaire, venir faire des discours pathétiques aux assistants ; où l’on prodigue les échafauds, les cercueils, les potences, les coupes empoisonnées, et mille autres ressorts puériles de terreur, qui ne parlent qu’aux yeux et ne disent rien à lame. Tout cet attirail burlesquement lugubre du Théâtre de Drurilane fait à peine peur aux Enfants : deux beaux vers de Crébillon inspirent la terreur aux hommes.

Voilà les monstres Dramatiques, que je déteste, et que je voudrais étouffer, si j’avais la force d’Hercule. Les Drames que j’aime sont ceux où, sans le secours des machines dont j’ai fait mention, règne un intérêt profond, qui prend sa source dans le sujet et non dans les accessoires ; ceux dont toutes les situations sont puisées dans la nature et offrent l’image fidèle de ce qui se passe, chaque jour, dans la société, où l’on peint la vertu aux prises avec le malheur, les combats de la première, ses sacrifices, quelquefois même ses faiblesses respectables, et presque toujours son triomphe ; où, par le récit de quelque action généreuse, on réveille les idées de probité et d’ordre que la nature a gravées dans tous les cœurs. Voilà des tableaux vraiment faits pour plaire à toutes les âmes honnêtes, un genre vraiment estimable et digne de toute sorte d’encouragements ! Térence a fait de ces Drames : il n’a pas craint d’exposer, sur le Théâtre, des enfants au berceau ; de placer même, derrière la scène, une femme au moment de l’enfantement, et de faire retentir ses cris douloureux dans l’âme des Spectateurs. Molière, dans le Prince Jaloux, a laissé voir une velléité de s’essayer dans ce genre. Corneille, dans Don Sanche d’Aragon, n’a pas dédaigné d’y réussir. La Chaussée, Destouches, Piron, MM. de Voltaire, Diderot, de Beaumarchais, Sedaine, tous ces hommes-là, qui ne sont pas soupçonnés de manquer de goût, tous ont fait des Drames attendrissants ; et c’est tant mieux pour la France, pour les âmes sensibles et pour le Théâtre.

Je me souviens de vous avoir écrit il y a quelques mois une chose qui vous déplût beaucoup. Je vous disais, dans une de mes Lettres, qu’il arrive un temps, où, après avoir couru, pendant des siècles, pour attraper le beau, on arrive enfin dans le chemin du vrai qui est le seul qui y mène. On fait bien des tours et des détours avant d’arriver à ce chemin ; mais, une fois qu’on y est parvenu, toute autre voie est une route perdue. Ainsi, ajoutais-je, je crois que les barrières qui séparent les genres sont posées depuis longtemps ; si on les passe, on ne fait que s’égarer : il faut, malgré qu’on ait, se traîner sur la route que nos Devanciers nous ont tracée ; je crois qu’elle est le point précieux dont parle Horace. En vain quelques hommes fiers et hardis ont voulu nier cette vérité, et donner des exemples du contraire ; leurs écarts infructueux ne font que leur prouver davantage la nécessité des règles ; leur impuissance est la réfutation de leur système, et le ridicule qu’ils s’attirent, la punition de leur audace.

Ce passage vous mit fort en colère. Pour me punir, vous restâtes deux mois sans m’écrire. Un jour, je reçus une Lettre, où vous me traitiez d’homme cruellement exclusif ; d’homme fait pour ramper, toute sa vie, dans le sentier monotone des règles ; d’esclave timide qui se laissait accabler sous le poids de ses fers. Après ce beau torrent d’injures, qui m’offensèrent bien moins que votre silence ne m’avait affligé, vous ajoutiez, en me livrant à mon mauvais sens, que j’étais un homme perdu, et que je ne ferais jamais que des Tragédies ou des Comédies. Cet anathème me fit sourire, et j’en souhaitai l’accomplissement. À présent MADAME, que votre colère est passée, convenez que vous m’avez condamné sans m’entendre. Lorsque je disais que les barrières, qui séparent les genres étaient posées, je comprenais, entre ces barrières, le genre sérieux que vous aimez ; j’en excluais, il est vrai, la Tragédie Bourgeoise. J’ai lu ce que Monsieur Diderot a écrit sur cette matière : je suis plein d’estime pour ses talents, et d’admiration pour ses écrits ; mais je ne crois pas, qu’on doive entièrement adopter son système ; et voici les raisons, bonnes ou mauvaises que j’en donne. La vie humaine n’est autre chose qu’un mélange de peine et de plaisir. Si une pièce de Théâtre n’est que la représentation des choses de la vie, il faut nécessairement qu’elle offre des situations gaies et des situations tristes ; et comme cette alternative est l’état ordinaire de la plupart des hommes, il s’en suivra, que le tableau qui présentera le mieux cette alternative, fera peut-être le plus naturel et le plus vrai, et celui où l’on aura le mieux employé les contrastes qui font le charme de tous les Arts d’imagination, et qui même leur servent de base. Tel est le but auquel tendent les Pièces de sentiment : donc elles doivent être placées dans l’intervalle qui sépare la Tragédie de la Comédie ; ces deux dernières ne pouvant pas réciproquement empiéter sur leurs droits, c’est-à-dire, la Tragédie n’ayant pas le droit de faire rire, ni la Comédie celui de faire pleurer, que fera-ce donc qu’un Ouvrage de Théâtre qui excitera les larmes et le rire ? Ce sera ce qui n’a point encore de nom[2], et ce qui en mérite un quelconque, qui en désigne le genre et en distingue l’espèce. Ce genre intermédiaire, d’ailleurs, a fourni des modèles, et a pu, par conséquent, donner lieu à des règles et faire naître une Poétique qui lui fût propre, ce qui suffit pour qu’il puisse faire classe à part, pour être réellement un genre. Il n’en est pas de même de la Tragédie Bourgeoise ; ne pouvant pas être définie, puisqu’elle n’a point de différence avec un autre genre, qui est la Tragédie Héroïque ; il est clair qu’elle n’est point un genre, mais une espèce et une espèce bâtarde, un sauvageon stérile, qui ne mérite ni soins ni culture.

Pardonnez-moi, MADAME, toutes ces discussions arides ; elles étaient nécessaires, pour me faire entendre et pour me justifier. Je vais avoir recours aux exemples, dont le langage est moins obscur que celui des raisonnements. La Tragédie Bourgeoise ne peut point être définie ; si elle rentre absolument dans la Tragédie Héroïque, s’il n’est point de Tragédie Bourgeoise, qu’on ne puisse rendre Héroïque, et de Tragédie Héroïque, qu’on ne puisse rendre Bourgeoise. Or, cela ne saurait être contesté par personne. D’abord, je citerai Phèdre ; quel est le sujet de cette Pièce ? le voici : une Femme, d’une complexion très amoureuse, en l’absence de son Mari, conçoit, pour son Beau-Fils, une passion illégitime ; elle a le front de la déclarer : le jeune Homme, qui a des mœurs et dont le cœur est déjà plein, d’ailleurs, d’une passion qui n’a rien de déshonnête, ce jeune Homme, dis-je, n’écoute qu’en frémissant les déclarations de sa Belle-Mère. Celle-ci voit alors le crime dans toute sa laideur : le remord l’écarte de l’abîme ; la passion l’y pousse : sa Nourrice profite de ce moment d’indécision pour l’y plonger tout-à-fait. Cette Épouse malheureuse laisse dénoncer le jeune Homme à son Mari, comme suborneur. Le Mari furieux, dévoue ce Fils perfide à la colère de Neptune : le Dieu entend sa prière ; il fait sortir, de la Mer, un monstre qui est cause de la mort d’Hyppolite. Cependant, l’innocence de ce dernier se découvre : on se rappelle sa conduite et ses principes ; on les compare avec ceux de son ennemie : la vérité perce, mais trop tard : l’innocent n’est plus ; et la coupable, dont le remord s’est ressaisi avec plus de force, se fait justice par le poison. En ôtant le merveilleux, qui est à la fin de cette action, en substituant le Parlement à Neptune, l’Exécuteur de la Haute-Justice au Monstre, une troupe de Records aux Gardes de Thésée, en faisant de ce Roi un Bourgeois du Faubourg Saint-Antoine, de Phèdre une Femme sensible plus que de raison, d’Œnone une de ces Commères qui se plaisent dans le désordre et la tracasserie, et dont le modèle n’est pas rare, d’Hyppolite un bon jeune homme que le monde n’a pas encore corrompu, d’Aricie, une jeune personne qui sort du couvert, de Théramène un vieux Domestique un peu moins bavard, en laissant, d’ailleurs, l’intrigue telle qu’elle est, en respectant même la substance de chaque scène, est-il un plus beau sujet de Tragédie Bourgeoise ? n’y aura-t-il pas, dans les deux Pièces, la même catastrophe, le même nœud, et à-peu-près la même exposition ? L’une et l’autre Pièce n’aura-t-elle pas les mêmes ressorts, c’est-à-dire, l’amour, la terreur et la pitié ? L’action de Zaïre se passe dans un Sérail. Qu’on la transporte, dans la maison d’un particulier ; qu’on fasse du Sultan un Tuteur bien amoureux, bien jaloux et bien violent ; qu’on fasse descendre, au niveau de la condition, les autres Personnages de la Pièces qu’on établisse la plus parfaite analogie entr’eux et ses accessoires ; qu’on substitue la simplicité à la pompe ; la vérité franche du langage ordinaire aux brillants phosphores du style Oriental ; quand on aura fait tous ces changements étrangers au fond de la Pièce qu’on l’intitule l’École des Jaloux ; qu’on la joue sous des habits bourgeois et sous le nom de Tragédie Bourgeoise ; je prétends qu’il résultera, de cette Pièce, les mêmes effets, les mêmes impressions, les mêmes tableaux et la même moralité. Chacun blâmera l’imprudente fureur de Monsieur Orosmane, chacun plaindra Mademoiselle Zaïre, et dira, en retournant chez soi : ce Monsieur Orosmane va un peu trop vite, de croire Mademoiselle Zaïre infidèle, sur la simple lecture d’une Lettre qui n’est pas signée : pour moi, si jamais je soupçonne la vertu de ma femme ou de ma maîtresse ; je ne les tuerai qu’à bonnes enseignes. J’ai dit qu’il résulterait, de cette Pièce, la même moralité, mais je ne crois pas qu’il en résultât le même plaisir pour les Spectateurs. La raison de cela, je la tairai : il est bon quelquefois de laisser deviner. D’ailleurs, je ne prétends pas que mes opinions fassent loi ; je discute pour mon amusement, et non pour l’instruction d’autrui : je suis trop jeune pour m’ériger en Aristarque ; loin de donner jamais des avis à personne, je recevrai toujours, avec plaisir, ceux qu’on m’adressera sur mes faibles productions ; et ma conduite prouvera, en tout temps, qu’en me livrant à la Littérature, je n’ai pas eu le dessein de descendre dans une arène pour y disputer des Lauriers, mais, dans un verger agréable, pour y cueillir quelques fleurs. Pardonnez-moi, MADAME, cette digression, quoique étrangère au sujet que je traite elle n’est point déplacée ici, puisque vous m’avez permis de rendre cette Lettre publique, et qu’il fallait faire revenir bien des personnes que je respecte, de l’opinion que leur avaient donnée de moi mes Essais Dramatiques. Je reprends mon sujet. En faisant voir, par des exemples frappants, que, d’une Tragédie Héroïque on pouvait faire une Tragédie Bourgeoise, j’ai prouvé, je crois, la possibilité de l’inverse. Qui est-ce qui ne sait pas, d’ailleurs, que différents Auteurs ont puisé, dans les mêmes fonds, des sujets de Tragédie Héroïque et de Tragédie Bourgeoise ? Que l’Anecdote du Roman de Gilblas, intitulée, le Mariage par vengeance, a fourni des sujets de Drames Sombres et de Drames Tragiques, ce qui est très différent ? Et qu’enfin le coup de marteau du Philosophe sans le savoir, revient absolument au coup de canon d’Adélaïde du Guesclin ? Cela étant, je crois qu’il est un moyen très sûr de guérir les gens qui ont la manie de faire des Tragédies Bourgeoises et des Drames Sombres. S’ils ont un beau sujet de Drame qu’ils ne veuillent point perdre, un sujet pris dans la Bourgeoisie, ou même, dans une classe inférieure de citoyens ; qu’ils changent le lieu de la scène, qu’ils ennoblissent les Personnages : l’action se passe dans une Boutique, qu’ils la transportent dans un Palais : cela ne coûte rien. Leurs Personnages sont des Laboureur ou des Marchands, qu’ils en fassent des Princes ou des Rois ; cela coûte encore moins : qu’ils leur prêtent un langage noble, éloquent, sublime et conforme, en tout point, à leur rang et à leur situation ; que la pompe des accessoires réponde à la majesté de l’ensemble ; qu’ils fassent enfin une Tragédie, dans le bon genre : alors, chaque chose rentrera à la place ; alors la Littérature ne sera plus un chaos, mais un monde bien ordonné ; dont toutes les parties symétriquement contrastées se répondront l’une à l’autre, avec mélodie, et formeront un tout distinct et harmonieux. Que dis-je, MADAME, je me trompe. Il régnera de la confusion dans le système dramatique, jusqu’à ce qu’on ait trouvé une échelle, ou chaque genre soit distingué, l’un de l’autre, par un intervalle marqué ; c’est ce que Fontenelle avait entrepris, dans la Préface générale de son Théâtre : ce qu’il dit, sur le Drame en général, est lumineux ; mais il n’a point assez approfondi ses idées ; c’est un Livre qu’il faudrait faire, là-dessus, et non une Préface. Pour moi, si je travaillais jamais sérieusement, sur cette matière, j’imaginerais une chaîne plutôt qu’une échelle : les distances sont trop prononcées, ce me semble, dans cette dernière ; elle détruit les rapports imperceptibles, mais réels, que les différents genres ont entr’eux. Cet inconvénient n’existerait point dans la première. Au premier anneau de la chaîne tragique, je placerais le terrible ; Atrée et Thieste occuperait cet anneau : dans le dernier, je placerais le tendre ; et la Bérénice de Racine : je remplirais l’intervalle qui se trouve entre Atrée et Bérénice, c’est-à-dire, entre le terrible et le tendre, par le grand, le pitoyable et les autres divers sentiments qui peuvent trouver place entre ceux-là : immédiatement après Bérénice, commencerait la chaîne comique, que je suspendrais à la chaîne tragique : j’attacherais Mélanide au premier anneau ; et au dernier, les Fourberies de Scapin. Je ferais voir le peu de différence qu’il y a entre Bérénice et Mélanide, et comment, par une progression presqu’insensible, des Fourberies de Scapin, on peut monter, d’anneau en anneau, jusques à Atrée et Thieste.

Mais les partisans de la Tragédie Bourgeoise me diront peut-être, avec ce ton exalté qui leur est commun : Vous ne faites pas attention, Monsieur, que, dans la Tragédie Héroïque, il faut peindre les Rois ; et qu’on prend des hommes privés pour Acteurs ; dans la Tragédie Bourgeoise, que ces derniers étant près de nous, nous intéressent beau coup plus que les autres qui en sont éloignés. Nous nous mettons aisément à la place d’un Bourgeois ; nous n’osons pas nous mettre à celle des Princes. Les rapports que nous avons avec le premier, nous le font aimer ; l’orgueil a isolé le grand ; ce tyran de l’égalité a fermé la porte de communication que la nature avait ouverte entre son âme et la nôtre, et par où elles se parlaient : Il est seul quoiqu’entouré d’un cortège nombreux ; s’il souffre, les cris perçants de la douleur par viennent à peine à nos oreilles ; et s’il a du plaisir, notre front tranquille et indifférent ne reflète point la joie qui a paru sur le lien : voilà de grandes phrases ; mais que prouvent-elles ? Toutes les fois qu’on mettra sur la scène un Prince malheureux, chacun des Spectateurs ne verra en lui qu’un homme ; le malheur rapproche tous les états ; le malheur dévore les distances que le hasard a mises entre le puissant et le faible, et les précipite, pour ainsi dire, vers le même centre : la malheur r’ouvre entr’eux, cette porte de communication, que l’orgueil, il est vrai, ferme trop souvent. Le Comte de Warvich, en prison, n’est plus un Seigneur de la Grande-Bretagne ; ce n’est plus qu’un infortuné qui va périr : il n’a plus l’Ordre de la Jarretière, mais des fers aux pieds et aux mains ; il n’a plus de Palais, mais une prison : la Cour est une troupe horrible de Bourreaux, et l’échafaud, où il va porter sa tête, est son unique perspective : voilà sous quel aspect attendrissant, le Spectateur le considère ; voilà pourquoi il le plaint et pourquoi il pleure. Un Bourgeois de la rue Saint-Honoré voit son fils dans Égiste, qui est l’héritier présomptif de la couronne de Messène, aussi bien que dans Saint-Albin, qui est le fils d’un Bourgeois comme lui. Les Sultans ne sont pas même mes Cousins à la mode de Bretagne ; et la mort de Bajazet me touche autant que s’il était mon propre Frère.

Il me reste à répondre à une question que vous m’avez faite, il y a quelque temps. Vous me de mandiez : Si la Comédie sérieuse devait être plu tôt écrite en Prose qu’en Vers ? Plusieurs personnes prétendent qu’il faut l’écrire en Prose, vu qu’elle est plus à la portée de tout le monde ; et qu’une Pièce de Théâtre quelconque, étant la représentation de la vie ordinaire, doit conserver le costume, dans les habits et dans le langage. Je n’ai rien à dire contre cette observation ; elle est aussi juste que fondée. Je ne rejetterai donc point les Comédies en Prose ; mais, à mérite égal, du côté de l’invention, je leur préférerai toujours celles qui seront en Vers. Quoiqu’on exige du naturel sur le Théâtre, on ne peut se dissimuler que les plaisirs sont un peu de convention. Je sais bien que les hommes, dans leur conversation ordinaire, n’en chaînent point leurs pensées dans des douzaines de syllabes, ayant de deux en deux les mêmes finales, et un repos au milieu : je fais que ces douzaines de syllabes, toutes rangées uniformément, sur des lignes harmoniques parallèles, fatiguent un peu l’oreille qui les entend ; mais cet arrangement donne du coloris et de la mélodie au langage : une belle pensée renfermée dans un beau Vers, devient ordinairement plus précise et plus énergique, c’est un diamant bien enchâssé, un tableau précieux encadré avec goût, et ce mérite, ajouté à celui des difficultés que l’Auteur a vaincues pour me plaire, lui attire souvent mon admiration, et presque toujours ma reconnaissance. On a beau crier contre la Poésie ; on a beau dire que son joug est ridicule et inutile ; c’est elle qui fait tout le prix de quelques Ouvrages restés au Théâtre. Plus on surmonte d’obstacles dans une carrière, et plus on embellit sa victoire. J’ai vu un homme danser sur la corde avec des entraves aux pieds ; il me semble qu’il avait bien plus de mérite que celui qui y danse avec de légers escarpins.

Quel gré puis-je savoir à un Auteur, de prendre, dans un Roman, la premier Anecdote intéressante qu’il y trouve, de la transporter sur la scène ; de présenter à mes yeux des personnages qui leur déplaisent quelquefois, et qui charmaient mon imagination ; de leur faire débiter des tirades, des maximes, des exclamations ? Quel gré puis je lui savoir de tout cela ? Aucun, je pense. Il m’a fait courir au Spectacle, pour y voir, en action, ce que j’ai vu cent fois en récit dans mon Livre, sans sortir de mon cabinet. Quel fruit puis-je retirer de son travail ? Aucun. La moralité est la même dans le Livre que sur le Théâtre. Quels droits s’est-il acquis à mon admiration ? Aucuns. Avec un peu d’entente du Théâtre, et le secours de mon Livre, j’en aurais fait autant que lui ; mais s’il a revêtu l’Anecdote des atours de la Poésie, si son style est pur, élégant, précis et harmonieux ; j’oublie celui du Livre, eût-il les mêmes qualités : je n’ai rien retenu de celui-ci ; ma mémoire saisit avidement une foule de jolis vers répandus, çà et là, dans la Comédie : si je n’y vois rien de neuf pour les situations, du moins, je suis dédommagé de cette disette, par les grâces du coloris. Peut être, avec un travail opiniâtre, j’aurais pu en faire autant que lui ; mais je ne l’ai point fait : je prends alors ma paresse, pour de l’impuissance ; et le sentiment de ma faiblesse, joint au souvenir de ses forces, lui rend mon estime et mon admiration. Je pense donc, que la Comédie sérieuse ou larmoyante gagne, de toutes les manières, à être écrite en Vers. Ce genre n’était pas inconnu des Anciens. Un certain Rhinton a fait beaucoup de Pièces larmoyantes, qu’on nommait Hilarodies ou Hilarotragédies ; il n’est resté, de lui, ni réputation, ni ouvrage : fatal exemple, pour les Rhintons du siècle ! Qu’ils négligent, après cela, de soutenir, du charme de la Poésie, des Pièces qui, assez souvent défectueuses par le fond, ne peuvent valoir quelque chose que par les accessoires.

Ai-je le dessein, en parlant ainsi, de déprimer le genre sérieux ? Non, certainement ; mais il faut que je vous avoue mon faible. Quoique j’aime beaucoup les Pièces de la Chaussée, j’aime cent fois mieux celles de Molière. Cette alternative de tristesse et de joie que j’éprouve, dans les Pièces de la Chaussée, quoique naturelle, m’affecte moins agréablement que cette continuité de joie, que ce rire soutenu auquel je me livre dans les Pièces de Molière. La Chaussée parle à mon cœur ; Molière, à mon esprit ; celui-ci est bien plus difficile à charmer que l’autre à émouvoir. Aristote a donné des règles pour faire pleurer ; il n’en a point donné pour faire rire. Molière aurait pu faire des Pièces, dans le genre de la Chaussée : jamais la Chauffée n’en eût fait dans le genre de Molière. L’un a plus de philosophie ; l’autre, plus de sentiment. La Chaussée semble n’avoir voulu qu’intéresser ; Molière n’a cherché qu’à instruire ; voilà pourquoi il a écarté de ses tableaux, tout ce qui, en occupant le cœur, aurait pu distraire l’esprit ; tandis que l’autre a fait té contraire. Mais ne diriez-vous pas que je vais établir un parallèle entre Molière et la Chaussée ? Peut-il en exister entre ces deux hommes ? L’un était né avec beaucoup de sensibilité et un besoin violent de la produire : l’autre avait reçu du Ciel, le présent si rare du génie ; et l’on est tenté de croire qu’il était inspiré par un Démon. La Chaussée a peint les hommes dans telle ou telle circonstance de la vie ; son tableau ne nous offre jamais qu’un instant de sa durée. Molière a si bien rassemblé, dans l’espace étroit d’une représentation, tous les traits d’un caractère, que la vie entière de l’homme représenté, peut à peine fournir un trait qui n’y soit pas compris : l’instant qu’il a choisi répond à tous les instants, à tous les pays, à tous les âges. Quelle simplicité dans ses plans, et, malgré cela, quelles combinaisons vastes et profondes ! Quel choc heureux de situations et de caractères ! Dans son style, quelle force ! quelle énergie ! quelle vérité ! quelle abondance d’idées et quel heureux choix ! quelle richesse et quelle modération ! Comme son dialogue est naturel sans être trivial ! Comme, il est délicat et fin, sans être maniéré ! Comme il est purgé de ces grandes tirades à prétention, qu’on met dans la bouche d’un interlocuteur qu’on veut faire applaudir ! De ces lieux communs de Morale et de Métaphysique, dont on surcharge une pièce dépourvue d’intérêt, d’action et de comique ! On dirait que Molière, quoique toujours applaudi par le Public, n’a jamais cherché à lui arracher un applaudissement : il a une foule de scènes, qui sont des Drames complets, dans lesquelles on trouve une exposition, une intrigue et un dénouement, et ces croquis, tout légers qu’ils paraissent, effraient encore par leur perfection, l’homme audacieux qui voudrait en faire de grands tableaux ; il admire, se désespère, et ses pinceaux lui tombent de la main. Tous les caractères que Molière n’a pas traités, il les a indiqués dans des vers qu’il a feint de jeter, au hasard, dans ses Comédies ; mais ces vers sont des traits de lumière si vifs, si éclatants, qu’ils offrent le personnage dans tout son jour ; ce sont les derniers coups de ciseau qui donnent la vie à la statue. Après avoir lu le Misanthrope à Boileau, qui se récriait sur la beauté de cet ouvrage, on prétend qu’il lui dit : Vous n’avez encore rien vu. Qu’aurait-il donc fait de plus, s’il eût tenu ce que semblait promettre ce peu de paroles ? quel homme que Molière, s’il se fût surpassé lui-même ! il aurait, à coup sûr, envahi d’avance tous les brins de laurier qui parent les têtes de Regnard, de Brueis, de Dufresni, de Piron, de Fagan, de Boissi. Quelle gloire que celle où toutes ces célébrités seraient venues se perdre, comme des ruisseaux dans un large fleuve : quelle couronne que celle qui eût été composée de toutes ces couronnes ! Remercions le Ciel qui n’a pas permis qu’il devint plus Grand. Réduits au plaisir stérile d’admirer, il nous eût fallut renoncer au désir si noble de produire. Ce Grand Homme, par les conquêtes qu’il eût faites sur ses neveux, eût rendu la vie bien amère à ces hommes singuliers que tourmente exclusivement le besoin sublime de la gloire : chacun de ses triomphes lui eût coûté plus d’une victime, et peut-être eût-il fait autant de malheureux qu’il a de partisans.

Je viens, sans y prendre garde, de faire un éloge pompeux de Molière : peut-être n’est-il plein que de lieux communs ; peut-être n’ai-je fait qu’y répéter ce qu’on avait déjà dit, bien des fois sur ce Grand Homme. N’importe, mon cœur avait besoin de ce soulagement, et je l’ai satisfait. Ce n’est qu’en louant ce qu’on admire et ce qu’on aime, qu’on adoucit, dans une âme ardente, ce que ces sentiments ont de pénible, lorsqu’ils y sont poussés à l’excès. Les Grands Hommes ont un ascendant si fort sur les esprits les plus fiers que ceux-ci leur sacrifient tout jusqu’à l’amour propre. J’ai mal loué Molière ; mais j’éprouvais un si grand besoin de le louer, que les intérêts de ma petite gloriole ont tous cédé à ce besoin impérieux, et que je ne me suis pas aperçu, qu’en faisant mal son apologie, je faisais moi-même ma satyre. Ce n’est pas le seul tort que j’aie à me reprocher. La Chaussée est votre Dieu : vous m’avez dit bien des fois que vous le préfériez à tous nos Auteurs Dramatiques. En faisant le Panégyrique de Molière, j’ai eu l’air de vouloir renverser les autels que vous dressez à la Chaussée et de me moquer du culte que vous lui rendez ; mon impiété vous a révoltée, sans doute ; et vous ne me pardonnerez pas un pareil sacrilège : calmez votre courroux, MADAME, et rendez-moi votre estime. J’aime beaucoup Molière, il est vrai ; mais comme tout le monde n’a pas son génie, et qu’il serait injuste et même cruel de l’exiger ; je lis avec plaisir un Drame intéressant et bien écrit, qui me rappelle mes devoirs, qui m’offre des tableaux touchants des vertus sociales, et dont la catastrophe n’est point trop funèbre ; et pour vous prouver que je suis sincère, je me propose de vous envoyer, au premier jour, une Pièce de ce genre, que vous ferez jouer sur votre Théâtre de Province, si cela peut vous amuser. J’espère qu’un pareil procédé me fera pardonner, peut-être, mes opinions, et la trop langue Lettre que je viens de vous écrire.

Je baise bien les mains à votre petite Julie, beau coup plus aimable que le plus beau Drame, quoi qu’elle n’ai encore que neuf ans.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

PASQUIN, SAINFORT

 

SAINFORT, remettant une lettre à Pasquin.

Tu vois bien que j’ai dû te montrer cette Lettre.

PASQUIN.

Oui, Monsieur.

SAINFORT.

Souviens-toi de venir la remettre,

Dans une heure, au plus tard, au maître de céans :

À Prousas.

PASQUIN.

Oui, Monsieur.

Il s’en va.

SAINFORT.

Attends, Pasquin, attends :

Je dois t’instruire à fond. Pour faire ce message,

Il te faudra paraître en plus noble équipage.

Va-t’en de mes habits prendre le plus galant,

Le plus frais.

PASQUIN.

Oui, Monsieur. Sous cet habit brillant

Comme j’aurai bon air ! Il me reste à vous dire,

Sur le nouveau projet que l’amour vous inspire ;

Quatre mots seulement.

SAINFORT.

Parle.

PASQUIN.

Si par hasard

De nos jeunes beautés j’attire le regard,

Cela peut arriver, sans être un homme à femmes ;

On est d’une tournure à séduire les Dames.

Me pardonnerez-vous les infidélités

Dont je serai la cause ?

SAINFORT.

Eh ! quoi, vous plaisantez,

Alors qu’il faut agir ! Craignez, Monsieur le drôle :

Si vous dites encore une seule parole,

De vous faire rosser.

PASQUIN.

J’ai dû vous avertir

Des dangers qu’avec nous un maître peut courir.

À mes autres devoirs votre ton me ramène,

Et je cours m’habiller.

 

 

Scène II

 

SAINFORT, seul

 

Madame Dorimène,

C’est vous qui, pour servir mon amour innocent,

Avez imaginé ce détour peu décent,

Qui tournera peut-être à mon désavantage !

Devais-je l’employer ?... Elle n’est pas trop sage

Celle qui me conduit ! Les grâces du printemps

Embellissent encor son front de quarante ans.

Mais son tic est de voir tout en couleur de rose,

De croire étourdiment qu’on peut en toute chose

Soit qu’on ait bien ou mal disposé ses projets,

Sans passer par l’obstacle arriver au succès.

On est dupe souvent d’un semblable système :

Je la vois, en ces lieux, s’avancer elle-même.

Elle est avec Prousas armé probablement

De quelque Drame noir qu’en cet appartement

Il vient lire à sa sœur ; car lire est sa manie ;

Échappons une fois à cette tyrannie.

 

 

Scène III

 

DORIMÈNE PROUSAS

 

PROUSAS, un cahier à la main.

Oui, Madame, malgré vos accès de gaité

Je vous soupçonne un fonds de sensibilité

Qui vous rend estimable.

DORIMÈNE.

Il faut, mon très cher frère,

Renfermer avant tout cet écrit funéraire

Dans votre poche, car je vous déclare net

Que le Drame, aujourd’hui, n’est point du tout mon fait.

Raisonnons. Quoique j’aie une humeur assez vive,

Vous conviendrez pourtant que par fois il m’arrive

De raisonner.

PROUSAS.

Au moins une fois tous les ans.

DORIMÈNE.

Oui, j’extravague assez tout le reste du temps.

Je le fais.

PROUSAS, met son cahier dans sa poche.

J’allais faire une bévue insigne

De lui lire mon Drame ; elle en est bien indigne.

DORIMÈNE.

Votre système est faux autant que dangereux.

On vous traite partout de fou, de rêve creux,

Qui veut, renouvelant une ancienne hérésie,

De la Scène bannir l’aimable Poésie,

En chasser les Héros, les Princes et les Rois,

Pour leur substituer d’insipides Bourgeois,

Qui ne veut pas surtout rire à la Comédie.

PROUSAS.

Savez-vous que le rire est une maladie ?

Qu’à nos muscles il cause une contraction,

Qui peut troubler du sang la circulation ?

DORIMÈNE.

Il vaut donc mieux pleurer ?

PROUSAS.

Je pleure avec délices

Quand je suis attendri. Les ris sont mes supplices.

DORIMÈNE.

Et moi, je ris beaucoup et je me porte bien.

PROUSAS.

Je prétends vous guérir.

DORIMÈNE.

Monsieur, n’en faites rien ;

C’est bien avec raison qu’alors on pourrait dire

Que le rire est un mal dont le remède est pire.

PROUSAS.

Je sais que lentement perce la vérité ;

Mais tremblez ! Quelque jour justement irrité

De ne pas m’attirer plus d’un panégyriste,

Je veux lâcher un Drame et si sombre et si triste,

Que je me flatte, grâce à mes pinceaux savants,

Longtemps après ma mort d’effrayer les vivants.

DORIMÈNE.

Avec tous vos écrits et leur lugubre charme,

Vous ne pourrez jamais m’arracher une larme ;

Il n’est que la gaité qui donne de beaux jours,

C’est moi qui vous le dis. Mais changeons de discours.

Vous savez que Sainfort, épris de votre fille,

N’aspire qu’au bonheur d’être de la famille.

Sainfort a dans le monde une existence, un nom ;

Voulez-vous le choisir pour votre gendre ?

PROUSAS.

Non,

Ne m’en parlez jamais.

DORIMÈNE.

Il a de la figure,

De l’esprit, tout cela m’est d’un heureux augure.

Pourquoi le refuser ?

PROUSAS.

C’est qu’il a la fureur

De me contrarier toujours avec aigreur ;

Que ses opinions antiques paradoxes,

En matière de goût ne sont pas orthodoxes ;

Que néanmoins il veut toujours avoir raison ;

C’est qu’il apporterait le trouble en ma maison ;

Qu’il lit souvent des vers, que même il en compose,

Loin d’étendre avec moi l’empire de la Prose ;

Que c’est un homme enfin que Racine a gâté.

DORIMÈNE.

On a donc l’esprit faux et le goût frelaté,

Pour admirer Corneille et pour aimer Racine !

Sur ces grands Écrivains quel démon vous fascine ?

Le public les adore.

PROUSAS.

Et le Public a tort.

Mais ce qui justement me fait haïr Sainfort,

C’est que je l’ai vu rire aux endroits pathétiques

D’un Drame le plus noir de mes Drames Tragiques,

Tandis qu’il est d’un beau vraiment si sépulcral,

Que même des Anglais par fois s’y trouvent mal.

DORIMÈNE.

Eh ! bien ; de sa gaité pourquoi lui faire un crime ?

Il peut avoir pour vous la plus sincère estime ;

Et fidèle aux devoirs par l’amitié prescrits,

Se moquer quelquefois de vos graves écrits,

Il fait vous distinguer, Monsieur, de vos ouvrages.

PROUSAS.

Comme ils sont mes enfants, je ressens leurs outrages ;

La critique sur moi fait rejaillir ses coups.

Pour ma fille, en un mot, j’ai fait choix d’un époux

Que je dois préférer à Sainfort, votre idole.

Je veux un gendre, moi ! qui, sifflant l’art frivole

De qui tout le mérite est d’arranger des mots,

Qui ne peuvent flatter que l’oreille des sots,

Mette en tous ses discours un désordre sublime,

Qui soit ainsi que moi ligué contre la rime,

Sente ce que je vœux et répande par tout

Que je suis un grand homme et que j’ai seul du goût.

Et ce gendre est tout prêt.

DORIMÈNE.

Et le nom de ce gendre

Est-ce un si grand secret qu’on ne puisse l’apprendre ?

PROUSAS.

Vous savez que des nœuds d’une tendre amitié,

Depuis longtemps Sombreuse est avec moitié,

Que tout nous réunit, les goûts, les habitudes,

Et que nous avons fait ensemble nos études.

De ma fille à son fils je destine la main.

DORIMÈNE.

Je fais que vous couviez ce projet inhumain ;

Mais je ne croyais pas que votre âme insensée,

Pût de l’exécuter concevoir la pensée.

Ce Sombreuse, à Lyon, m’a jadis fait la cour.

C’est du fils que je parle. Après que, sans retour,

Le sort m’eût enlevé l’époux que je regrette,

J’étais encore assez digne de la fleurette ;

J’étais riche, surtout, c’est le plus positif.

Car, comme vous savez, Commerçant très actif,

Mon époux m’a laissé des biens en abondance.

Mes attraits, ma fortune et mon indépendance

M’attirèrent bientôt mille vœux différents.

Sombreuses ; des premiers, m’apparut sur les rangs ;

D’un air, où j’aperçus moins d’amour que d’adresse,

Il me fit un beau jour l’aveu de sa tendresse.

Je l’écoutai d’abord ; mais le voyant après

Épris de mes trésors plus que de mes attraits,

Je lui signifiai, d’une façon très claire,

Qu’un amant tel que lui n’était point fait pour plaire.

Je le congédiai sans regret, et je crois

Qu’il convient à ma nièce encore moins qu’à moi.

PROUSAS.

Il faut qu’à l’épouser pourtant elle s’apprête.

DORIMÈNE.

C’est le fils très obscur d’un bourgeois qui végète.

PROUSAS.

Quel est son caractère ?

DORIMÈNE.

Il courtise avec soin

L’homme dont il espère un jour avoir besoin,

Aime l’or à l’excès, ne prend jamais pour guide

Dans sa moindre action, que cet amour sordide ;

Pleurant si vous pleurez, riant si cela plaît ;

Et vrai Caméléon pour son propre intérêt.

PROUSAS.

Je veux, malgré cela, qu’il épouse ma fille.

DORIMÈNE.

Pour vouloir l’introduire ainsi dans la famille,

Il faut que vous trouviez d’invincibles appas

Dans l’amitié du père.

PROUSAS.

Et ne savez-vous pas

Qu’à Lyon, tous les ans, il fait jouer mes Drames

Qu’il y fait fondre en pleurs les hommes et les femmes,

En donnant le premier l’exemple d’y pleurer ?

Qu’en ce moment peut-être il y fait admirer

Mon savoir, mes talents, et qu’ainsi mon nom vole

Par lui, par son secours, de l’un à l’autre pôle ?

DORIMÈNE.

Jamais je n’en sus rien. Son stratagème est tel,

Qu’à l’insu du Public il vous rend immortel,

Connaissez-vous son fils ?

PROUSAS.

Non : mais je conjecture

Que vous l’avez mal peint. À la seule lecture

Des Lettres qu’avec soin tous les mois il m’écrit,

Je vois qu’il est rempli de raison et d’esprit.

Il m’apprend le succès, qui certes n’est pas mince,

De mes Drames, alors qu’on les joue en Province,

Pour ce jeune homme ils ont de si puissants appas,

Il les vante si fort, que je ne conçois pas,

Lorsque je veux compter les beautés qu’il leur prête

Comment j’ai pu trouver tout cela dans ma tête.

Mais je crois que peut-être il arrive ce soir.

Allez donc, s’il vous plaît, pour le bien recevoir

Faire tout préparer.

DORIMÈNE.

Puisqu’il fait vous séduire,

À part.

Je vais tout préparer, pour le faire éconduire,

Cela ne sera pas très difficile.

PROUSAS.

Eh ! bien :

À quoi rêvez-vous donc en ce moment ?

DORIMÈNE.

À rien.

 

 

Scène IV

 

CORNET, PROUSAS

 

PROUSAS.

Eh, bien : avez-vous lu ces Journaux, ces Gazettes ?

CORNET.

Hélas ! oui.

PROUSAS.

La moisson sera des plus complètes ;

Sans doute ils sont remplis de noirs événements.

CORNET.

Hélas ! non : l’on n’y voit que des contes plaisants.

PROUSAS.

Une telle disette a lieu de me confondre,

Quoi ! rien de remarquable à l’article de Londres !

Les Anglais cependant...

CORNET.

Hélas ! les pauvres gens

Ont bien dégénéré depuis un certain temps.

PROUSAS.

Qu’est-ce à dire ?

CORNET.

Ah ! Monsieur, l’altière politique

Remplace tout à fait leur manie héroïque.

Tous des crimes bourgeois viennent de se lasser ;

Aucun d’eux ne se tue, ils aiment mieux penser.

PROUSAS.

Et l’article Paris ?

CORNET.

Quelle idée est la vôtre ?

Il est en accidents moins fertile qu’un autre.

Le Français vit au sein des plaisirs et des jeux,

Voulez-vous qu’on se tue alors qu’on est heureux ?

PROUSAS.

Eh, quoi ! pas seulement un petit suicide ?

CORNET.

Pas le moindre.

PROUSAS.

Tant pis. Quelque beau parricide

M’aurait fait grand plaisir. Point de rapt, de viol,

Pas un assassinat ?

CORNET.

Pas seulement un vol.

PROUSAS.

Les temps sont bien mauvais.

CORNET.

Jadis pour leurs maîtresses

Qui ne leur rendaient pas tendresses, pour tendresses,

Les amants se tuaient, et les maris jaloux

Autour de leur logis, rodant comme des loups,

Plus d’une fois, suivant leur noire frénésie,

D’immoler leurs moitiés avaient la fantaisie ;

Tout est changé. Les mœurs font des progrès affreux,

Tout dégénère enfin dans ces temps malheureux ;

Autant que les amants les maris sont paisibles.

PROUSAS.

Point de ces noirs duels aux champions si nuisibles

Qu’ils en meurent tous deux ? Point d’empoisonnement ?

CORNET.

On parle à ce sujet d’un triste événement.

Je vous aurais déjà raconté cette histoire ;

Mais je n’ai pas jugé qu’elle fût assez noire

Pour fournir le sujet d’un drame régulier.

PROUSAS.

Quelle est-elle ? Voyons...

CORNET.

Le trait est singulier.

Un Pâtissier cruel, condamné par un juge,

Qui, dans sa cause était son unique refuge,

Au Magistrat, pour prix de la sévérité,

Envoie un beau matin un succulent pâté.

Les doux parfums et l’or de sa croûte arrondie,

Annonçaient qu’il était venu de Picardie ;

Déjà le fer avait échancré ses contours,

Et de son vaste sein parcouru les détours.

Tout-à-coup un feu sourd circule dans les veines

De tous les conviés, dont les clameurs sont vaines ;

Le morceau dans la bouche, ils tombent expirants

La mort frappe à la fois le Juge et ses enfants.

Oh ! funeste dîner ! Le pâté redoutable

Était empoisonné.

PROUSAS, avec enthousiasme.

Pâtissier détestable

Que tu vas inspirer de sublimes terreurs !

Que ce fonds peut prêter à de belles horreurs !

Ah ! comme avec plaisir dans un Drame tragique,

Je m’en vais l’habiller d’une Prose énergique !

Figurez-vous ce Juge armé d’un long couteau,

Entr’ouvrant le pâté qui lui sert de tombeau !

Quel sujet ! Béni soit le Ciel qui me l’octroie !

Ce sublime pâté vaut le cheval de Troie.

Il vaut seul l’Énéide. Allez, Monsieur Cornet,

Ne perdez pas de temps, allez me mettre au net

Une histoire à la fois si neuve et si touchante,

Allez.

 

 

Scène V

 

PROUSAS, seul

 

En vérité la trouvaille m’enchante !

Ce sera mon chef-d’œuvre.

 

 

Scène VI

 

SAINFORT, PROUSAS

 

PROUSAS.

Ah !vous voilà, Monsieur,

Eh ! bien : vous voulez donc mourir dans votre erreur !

SAINFORT.

En moi, plus que jamais, cette erreur prend racine :

Hier je vis jouer la Phèdre de Racine,

Et son style à la fois brûlant et langoureux,

Toujours de l’art des vers me rend plus amoureux.

PROUSAS.

Cette Pièce, sans doute, aurait quelque mérite,

Si l’Auteur plus adroit en prose l’eût écrite.

SAINFORT.

Ainsi je vous verrai toujours vous escrimer

Contre l’instinct charmant qui nous porte à rimer,

Je ne conçois plus rien à cette frénésie ;

Mais vous, qui détestez si fort la Poésie,

Qui trouvez le Poète et son esprit pervers,

Jadis, s’il m’en souvient, vous avez fait des vers.

PROUSAS.

Oui, Monsieur, j’en ai fait, mais j’étais dans un âge

Dont le goût rarement est l’heureux apanage :

On doit de la jeunesse excuser les essais.

Mais par bonheur encor ces vers sont si mauvais,

Ils ont tellement l’air d’une Prose rimée,

Qu’ils ne pourront jamais ternir ma renommée.

Il semble que déjà, lisant dans l’avenir,

Je voyais ce qu’un jour je pouvais devenir ;

J’ai reconnu mes torts et d’une voix hardie,

J’ai sifflé hautement l’auguste Tragédie,

Et partout exalté le Drame larmoyant.

SAINFORT.

Par sa facilité ce genre est attrayant,

Mais qu’une nation agréable et polie

Puisse adopter jamais ce bâtard de Thalie,

Je ne le pense pas.

PROUSAS.

C’est pourquoi je la plains.

Que m’importent à moi les Grecs et les Romains ?

Savez-vous si des mœurs de ces Peuples Antiques,

Nous avons des tableaux fidèles, authentiques ?

Croyez-vous ces menteurs qu’on nomme historiens ?

Quant à moi j’aime mieux, laissant les Anciens,

Et de leur mauvais goût méprisant les Apôtres,

Peindre ce que je vois que ce qu’ont vu les autres.

SAINFORT.

Ainsi donc, chaque objet qui frappera vos yeux

Vous prêtera le fond d’un Drame sérieux ?

Tout vous paraîtra bon.

PROUSAS.

Oui, bravant le scandale,

Je veux aller chercher mes héros à la Halle ;

Et si l’on me chicane, armé de mes pinceaux,

Je ferai plus ; j’irai jusqu’en des Hôpitaux.

SAINFORT.

Cela sera touchant !...

PROUSAS.

Aveugles que nous sommes !

Et les Pauvres, Monsieur, ne sont-ils pas des hommes ?

Pourquoi n’oserait-on peindre ces bonnes gens ?

Il n’est rien ici bas de vil que les méchants.

SAINFORT.

J’en conviens. À mes yeux le Peuple est respectable,

Et chez lui bien souvent il est très véritable

Qu’on trouve des vertus comme parmi les Grands,

Mais, étant éloigné, Monsieur, de ces hauts rangs

Où lui-même a placé l’idole qu’il contemple,

Sa conduite ne peut devenir notre exemple.

Dans un Drame bien noir le tableau de ses mœurs

Pourrait nous révolter sans nous rendre meilleurs.

Il faut que sur les Rois autrement l’on raisonne ;

Les fautes d’un manant ne corrigent personne,

Celles des Souverains nous servent de leçons.

Ainsi des chastes Sœurs les Doctes nourrissons,

Sur leurs Luths ravissants, sur nos brillants Théâtres,

Doivent plutôt chanter des Princes que des Pâtres.

PROUSAS.

Qu’ils chantent, c’est fort bien : je n’en puis faire autant,

Mais les Rois d’autrefois, eux qui vous plaisent tant,

Pour dire, je vous aime, employaient-ils l’emphase ?

Avaient-ils l’art de coudre au bout de chaque phrase

Une rime et l’ennui de ses doubles refrains ?

Parlaient-ils à leurs gens en Vers Alexandrins ?

Ne suivaient-ils en tout qu’une sotte méthode ?

Et faisaient-ils l’amour comme l’on fait une Ode ?

SAINFORT.

Non : je crois qu’ils parlaient ainsi que des Bourgeois.

PROUSAS.

Pourquoi de l’art des vers me vanter donc les lois.

SAINFORT.

C’est qu’à l’esprit, Monsieur, il offre en traits de flamme

Le tableau le plus vrai des passions de l’âme,

Suivant que ses transports sont violents ou doux,

Qu’elle goûte la joie ou ressent le courroux,

Le vers doit tour-à-tour, ou rapide, ou tranquille,

Au lent spondée un frein, des ailes au dactyle,

Et par les sons heureux dont on le sait remplir,

Il décrit notre peine ou peint notre plaisir.

L’uniforme couleur du langage ordinaire

Ne laisse dans l’esprit qu’une trace légère

Qui s’efface bientôt par de nouveaux objets ;

S’il s’y glisse une fois le vers n’en sort jamais,

Tant des expressions la marche cadencée

D’un charme inconcevable embellit la pensée.

PROUSAS.

Quel plaisir trouvez-vous à voir un vieux tyran,

De sa jeune captive ennuyeux soupirant,

D’une odieuse main sécher les tendres larmes ?

Que dites-vous ? Voyant la douleur, les alarmes,

De ce charmant objet portant partout ses pas,

Pour sauver son amant que l’on ne tuera pas ?

Et ces poignards levés et ces Gardes si bêtes ;

Qui sont, au moindre mot, prêts à couper des têtes ?

Et cette belle Reine aux yeux baignés de pleurs,

Qui, n’apercevant plus de terme à ses malheurs,

Retire de sa poche une dague postiche,

Et se donne la mort en coupant l’hémistiche ?

Et ces poisons qu’on boit avec sécurité,

Toujours l’illusion pour la réalité ?

SAINFORT.

L’illusion, Monsieur, malgré votre système

Sur nos moindres plaisirs jette un charme suprême ;

À travers le tissu de son léger bandeau

L’objet le plus hideux quelquefois semble beau.

Et de nos sens enfin la fantaisie est telle

Qu’ils préfèrent souvent l’image à son modèle.

PROUSAS.

Amant de la nature et de la vérité

Je hais la main qui veut couvrir leur nudité.

SAINFORT.

Mais il est des objets que votre âme idolâtre,

Qui pourraient justement dégoûter au Théâtre.

PROUSAS, avec courroux.

Job plairait sur la scène avec ses pots cassés.

SAINFORT, souriant.

Eh ! bien, que ses malheurs par vous nous soient tracés !

PROUSAS.

Un jour cela viendra : laissez, laissez-moi faire,

Et vous serez toujours borné dans votre sphère,

Tant que vous ne suivrez que vos opinions.

À propos, en dépit de tant de visions,

Est-il bien vrai, Monsieur, que vous aimez ma fille,

Et que vous prétendez entrer dans ma famille ?

SAINFORT.

Oui : j’adore Sophie, et mon plus vif désir

Est que vous consentiez enfin à nous unir ;

C’est pour vous demander la grâce que j’espère

Qu’ici je suis venu.

PROUSAS.

C’est en vain que d’un père

Vous croyez l’obtenir, n’y comptez point du tout.

SAINFORT.

J’ai des meurs, un état...

PROUSAS.

Je veux qu’on ait du goût,

Et de plus, je prétends, qu’on m’en donne la preuve.

 

 

Scène VII

 

ANDRÉ, SAINFORT, PROUSAS

 

ANDRÉ.

On vient en ce moment d’apporter cette épreuve

De votre nouveau Drame.

PROUSAS, prenant la feuille.

Il est temps en effet.

SAINFORT.

Si vous vouliez, Monsieur...

PROUSAS, mettant ses lunettes et parcourant l’épreuve.

Mais on n’a jamais fait

Avec cet Imprimeur, il est incorrigible.

SAINFORT.

Il ne m’écoute pas...

Il sort avec humeur.

PROUSAS.

C’est inintelligible.

Le sang coule. Animal ! je n’ai pas dit cela.

Le sang en longs ruisseaux coulait par-ci par-là :

Cette phrase du moins fait image. Les crimes,

La foudre, le trépas, les enfers, les abîmes :

Tous ces mots sont omis ; et cependant c’est d’eux

Que naît tout l’intérêt : cela n’est pas douteux.

Il n’aura pas encor retranché, je l’espère,

Les Dieux ! les Ah ! les Ciel ! les Mon Fils ! les Mon Père !

Il ne peut ignorer qu’on peint les passions,

Surtout en variant les exclamations.

Comment ! Je n’en vois point ? S’est-il mis dans la tête

De me corriger, moi !... Peste soit de la bête.

Et les points, où sont-ils ?... Quoi ! malgré tous mes soins,

N’apprendra-t-il jamais la Science des points ?

Les points au sentiment servent de thermomètre,

Par les points on le fait diminuer ou croître,

Après cette tirade il en eut fallu neuf...

Sans les points ferions-nous quelque chose de neuf ?

Tout est dit... Mais les points avec leurs couleurs noires 

Rajeunissent encor les plus vieilles histoires.

Il faut que de ce pas j’aille chez l’Imprimeur.

Me retrancher des points... Oh ! je suis d’une humeur...

Il faut que l’Acteur débite ces derniers Vers rapidement et avec colère, et qu’il affecte d’appuyer sur ces mots, les points ; sans les points ; mais les points ; etc.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

SOPHIE, SAINFORT

 

SOPHIE.

Oui : Sainfort, si l’amour a sur vous tant d’empire,

Si vous êtes fidèle à l’ardeur qu’il inspire,

Vous ne pourrez jamais m’obtenir qu’à ce prix,

Il vous faut de mon père adopter les mépris

Pour les Auteurs fameux que la France révère.

SAINFORT.

Pouvez-vous m’imposer une loi si sévère ?

SOPHIE.

Il faut vous y soumettre.

SAINFORT.

Eh ! puis-je décemment

Parler ainsi tout haut contre mon sentiment ?

SOPHIE.

M’aimez-vous ?

SAINFORT.

Ah ! Sophie est-il de sacrifice,

Est-il d’effort si grand que pour vous je ne fisse

Afin de vous prouver l’excès de cet amour ?

SOPHIE.

Eh ! bien : rassurez-vous. Vous pouvez en ce jour

Déprimer le génie et braver la censure.

Et mon Père, après tout, quoiqu’en Littérature

Son goût avec raison vous paroisse suspect,

Ne s’est pas moins toujours attiré mon respect

Et mon sincère amour. Une erreur littéraire

Ne fut jamais un vice au bon ordre contraire ;

Et je crois que l’on peut, comme bien des rimeurs,

Avec un mauvais goût avoir de bonnes meurs,

Mon Père est dans ce cas.

 

 

Scène II

 

DORIMÈNE, SOPHIE, SAINFORT

 

DORIMÈNE.

Votre Valet fidèle

S’est-il mis en état de nous prouver son zèle ?

Vous m’avez, en courant, appris qu’il s’habillait,

Est-il prêt ? Viendra-t-il porter notre billet ?

SAINFORT.

Oui, Madame, il viendra.

DORIMÈNE.

Quelle morne réponse

Vous me faites, Monsieur ? Qu’est-ce qu’elle m’annonce ?

Vous gardez le silence !... Il me semble vous voir

Jouer un Drame sombre... Allons : faut-il avoir

Avec celles qu’on aime une air tragi-comique ?

SAINFORT.

Hélas !

DORIMÈNE.

Je disais vrai : voici le pathétique

Enfin qui nous arrive. Il faut en ce moment

Me parler toutefois moins dramatiquement.

Répondez.

SAINFORT.

Je crains tout.

DORIMÈNE.

Daignez donc par prudence,

De vos craintes, Monsieur, me faire confidence.

SAINFORT.

Le motif en est clair autant qu’il est fondé.

J’ai beau par vous, Madame, être bien seconde

Dans le projet nouveau que mon amour médite,

Il nous faut renoncer à toute réussite.

Si le fils de Sombreuse est connu de Prousas.

DORIMÈNE.

Je puis vous assurer qu’il ne le connaît pas ;

Il ne l’a jamais vu.

SAINFORT.

Jamais !

DORIMÈNE.

Non : c’est lui-même

Qui tantôt me l’a dit : ainsi le stratagème

Ne peut de ce côté manquer de réussir.

À votre tour, Monsieur, veuillez bien m’éclaircir,

Car l’entreprise aussi me paraît hasardeuse.

L’homme à qui nous faisons représenter Sombreuse

Prousas le connaît-il ?

SAINFORT.

Pasquin !

DORIMÈNE.

Oui, Pasquin.

SAINFORT.

Non.

DORIMÈNE.

De Sombreuse en ce cas il peut prendre le nom.

Tout ce que je redoute est, qu’il n’ait l’air novice.

SAINFORT.

Depuis fort peu de temps il est à mon service.

DORIMÈNE.

S’est-il plus d’une fois montré dans la maison ?

SAINFORT.

On ne l’y connaît point.

DORIMÈNE.

C’était donc sans raison

Que vous vous alarmiez. On peut en assurance

Concevoir du projet la meilleure espérance.

Allez : rassurez-vous.

SAINFORT.

Cet éclaircissement

M’a rendu plus tranquille.

DORIMÈNE.

Il faudra seulement

Que Pasquin soit bien gai, bien épigrammatique,

Que les moindres discours, remplis de sel attique,

Attaquent de Prousas le genre favori,

Et lui fassent haïr un rival trop chéri.

Je doute qu’avec art il mène cette trame.

Sait-il ce qu’on entend seulement par un Drame ?

SAINFORT.

Oh ! le drôle est instruit plus que vous ne pensez.

Par de pareils soupçons même vous l’offensez.

Sachez qu’il a servi longtemps Sombreuses père,

Qui, très exactement l’envoyait au parterre

Réveiller du Public la morne attention,

Par le bruit louangeur de l’acclamation ;

Lorsqu’on représentait quelqu’horreur dramatique

D’un ami qu’il voulait sauver de la critique,

C’est-là, si je l’en crois, qu’il s’est rendu savant

Dans la Littérature. Enfin j’ai vu souvent :

Peut-être vous croirez avec peine la chose :

J’ai vu ce maraud-là griffonner de la Prose,

Des vers même...

DORIMÈNE.

En ce cas nous pouvons en ce jour

Nous reposer sur lui du soin de votre amour.

SAINFORT.

Plus d’une fois, d’ailleurs, j’ai pris soin de l’instruire

Sur tout ce qu’il doit faire et sur ce qu’il doit dire,

Il a si bien toujours retenu mes leçons

Que sur lui maintenant je n’ai plus de soupçons.

SOPHIE, qui pendant cette scène s’est amusée à broder au tambour.

Qu’ai-je entendu Sainfort ? C’est pas un stratagème

Que vous m’épouserez.

SAINFORT.

Eh ! que voulez-vous ? j’aime.

Est-il un seul mortel à qui la même ardeur

N’ait pas fait dans la vie embrasser une erreur ?

La mienne cependant n’a rien d’illégitime,

Et de qui que ce soit ne peut m’ôter l’estime.

Égaré par ses goûts, votre père inhumain,

M’enlève tout espoir d’obtenir votre main...

Je sais quels sont ses droits, il faut qu’on les révère,

Et jamais mon dessein ne fut de m’y soustraire,

Ils me seront sacrés. Mon amour aujourd’hui

S’arme contre Sombreuse et non pas contre lui :

Et je veux que le fort me soit doux ou sévère,

Écarter un rival et non braver un père.

N’entends-je pas du bruit ? Toujours quelqu’importun ?...

DORIMÈNE.

Oh ! l’homme qui s’avance à coup sûr en est un.

C’est mon frère, je crois, qui vient lire son Drame.

Je ne me trompe pas, c’est lui-même.

SAINFORT.

Ah ! Madame,

Pour lui donner de moi meilleure opinion,

Feignons de l’écouter avec attention.

DORIMÈNE.

Ce que vous demandez est un peu dur.

SAINFORT.

De grâce !...

DORIMÈNE.

Il n’est rien que pour vous mon amitié ne fasse. 

 

 

Scène III

 

DORIMÈNE, SOPHIE, SAINFORT, PROUSAS, un cahier à la main

 

PROUSAS, à Sophie.

Je suis vraiment charmé de vous trouver ici.

Vous seule avez un cœur, ce n’est qu’à vous aussi

Que je veux faire part des fruits de mon génie.

SOPHIE.

Cette faveur me cause une joie infinie ;

Et je veux, pour répondre à vos soins obligeants,

Mettre tout en usage. Il est certaines gens,

Ennemis déclarés de ces Pièces touchantes,

Que, par dérision, ils nomment larmoyantes,

Qui dépriment partout vos différents écrits,

Loin de les imiter, moi, j’en sens tout le prix ;

Tout me séduit en eux, me plaît et m’intéresse.

Quand vous me les lisez, une aimable tristesse,

Un charme attendrissant vient soudain me saisir,

Et j’y verse souvent des larmes de plaisir.

PROUSAS.

Ah ! je te reconnais à cet aveu sincère,

Effusion d’un cœur qui ne se trompe guère

Sur les écrits touchants que le cœur a dictés.

Qui mieux que toi pourrait en sentir les beautés ?

Au Public.

C’est par l’impression que sur ces jeunes âmes

Font nos écrits divers, et plus que tout, nos Drames,

Que l’on peut deviner leurs effets... car les pleurs,

Qu’à cet âge on répand, ne font jamais trompeurs :

Aussi je ne fais rien, je n’ose rien écrire

Qu’à cet enfant soudain je ne vienne le lire.

Montrant Sophie.

Mon juge le plus sûr, le voilà.

À Dorimène.

Quant à vous,

Madame, l’on connait vos plaisirs et vos goûts :

Ce serait vous gêner que vous lire ma Pièce.

DORIMÈNE.

Je l’entendrai pourtant aussi bien que ma nièce,

Je vous ai refusé tantôt impoliment ;

Vous m’avez prise aussi dans un mauvais moment :

J’étais en train de rire.

PROUSAS.

Et quand donc, je vous prie,

Êtes-vous autrement ?

DORIMÈNE.

Trêve de raillerie.

Il est moins doux de rire encor que d’obliger,

Et, pour vous réjouir, je veux bien m’affliger.

PROUSAS.

Nous verrons. De Sainfort vouloir se faire entendre

Est encore un désir dont il faut se défendre.

Pour son esprit mon genre a-t-il rien de flatteur ?

SAINFORT.

Monsieur...

PROUSAS.

Dès le matin galant littérateur,

Il nous dénoncerait aux juges des toilettes.

C’est parce qu’il a vu quelques fades caillettes

Par fois s’extasier à ses jolis propos,

Qu’il nous croit sans génie et nous prend pour des sots,

Mais ce Drame au Théâtre obtiendra son éloge :

Il nous applaudira de la petite loge.

À Dorimène qui rit.

Ah ! riez bien. Je fais que, loin de m’admirer,

Vous êtes tous les deux prompts à me dénigrer.

Mais cet ouvrage-ci vous couvrira de honte.

DORIMÈNE.

Ah ! que vous vous trompez, Monsieur, sur notre compte,

Et que par vous, tous deux, nous sommes mal jugés !

Nous sommes revenus de ces vieux préjugés

Qui nous faisaient aimer et Regnard et Molière.

Il faut que de la scène on fasse un Cimetière,

Que d’un crêpe Thalie enlace ses atours,

Qu’elle mette un poignard dans la main des amours.

C’est notre sentiment, notre unique système.

PROUSAS.

Vous plaisantez !...

DORIMÈNE.

Moi ! non : Sainfort pense de même.

Demandez-lui plutôt.

SAINFORT.

Oui : j’étais dans l’erreur,

Vous m’en avez tiré. La pitié, la terreur

L’amour surtout, l’amour, me semblaient les mobiles

Que devaient employer les poètes habiles,

Pour bien représenter l’effet des pallions.

Je suis bien revenu de ces opinions,

J’aime mieux les ressorts touchants et pathétiques

Qui n’étaient point connus des écrivains antiques,

De grands crimes suivis d’édifiants remords ;

Des cercueils, des tombeaux, et des têtes de morts.

Voilà ce qui me plaît et doit toujours me plaire,

Oh ! j’aime à pleurer, moi !

PROUSAS.

Je pense qu’il s’éclaire

Depuis qu’il me fréquente.

SAINFORT.

Et si l’on me croyait,

L’on renverrait aux Turcs leur triste Bajazet ;

Et disciples d’Young, nos Auteurs Dramatiques

Mettraient toutes les nuits en Opéra-comiques.

PROUSAS.

Puisque vous le voulez, il faut vous procurer,

Par ce Drame nouveau : le plaisir de pleurer.

C’est-là qu’on voit régner et le triste et le tendre.

SOPHIE.

Pour moi, j’ai le désir le plus vif de l’entendre.

PROUSAS.

Antoine, André, Clément, Cornet, accourez tous ;

Il n’est point d’Auditeurs que je préfère à vous ;

Venez tous vous ranger auprès de votre maître

Aux femmes.

Ce que je fais ici vous étonne peut-être.

Je ne ressemble point à certains beaux esprits

Qui ne lisent jamais qu’en des cercles choisis.

J’aime beaucoup le peuple et crois que son suffrage

Est-ce qui prouve mieux la bonté d’un ouvrage.

D’ailleurs c’est pour lui seul que sont faits mes écrits.

La haute compagnie en connaît peu le prix.

On s’assied ; tous les Valets de Prousas se rangent pittoresquement autour de lui.

Allons : paix ; je commence, Un mouchoir tout à-l’heure,

Car je m’en vais pleurer.

ANDRÉ, allant chercher un mouchoir.

Et moi déjà je pleure.

PROUSAS, lisant.

Le Brigand vertueux.

DORIMÈNE.

Ah ! Monsieur, excusez :

Combien d’Actes ? cinq ?

PROUSAS.

Six.

DORIMÈNE.

Six !

PROUSAS.

Oui.

DORIMÈNE.

Fort bien : lisez,

J’écoute.

PROUSAS, mettant ses lunettes et lisant.

« Acte premier. La Scène représente

« Une prison obscure ; une lampe mourante

« Par intervalle, y jette une pâle lueur.

« On voit le criminel étendu sur la paille,

« Immobile et couvert d’une froide sueur ;

« Ses yeux sont tristement tournés vers la muraille,

« Et désignent une âme en proie à la terreur,

« Un geôlier dans le fonds... »

 

 

Scène IV

 

PASQUIN déguisé, DORIMÈNE, SAINFORT, PROUSAS, SOPHIE

 

PASQUIN.

Mesdames, serviteur.

Eh ! quoi ! mon arrivée en ces lieux vous étonne.

Dans l’autre appartement je n’ai trouvé personne

Pour me faire annoncer. Pardon : vous demeurez

Interdites, sans voix, vous me considérez

Avec étonnement ; et je vois vos visages,

Vos fronts charmants couverts de funèbres nuages.

D’où vient cela ? Je crois en savoir la raison :

Les mots de Criminel, de Geôlier, de Prison

Ont frappé mon oreille, et sans doute à ces Dames,

Montrant Prousas.

Monsieur, en ce moment lisait un de ses Drames.

Oh ! oui : sa main encor tient l’ouvrage fatal.

DORIMÈNE, bas à Sainfort.

Est-ce Pasquin ?

SAINFORT.

C’est lui.

DORIMÈNE.

Son début n’est pas mal.

PASQUIN, à Prousas.

Faut-il ainsi, Monsieur, par des lectures sombres,

Sur ces brillants soleils verser de noires ombres ?

Les chagrins, la douleur, peuvent-ils convenir

À celles que l’amour créa pour le plaisir ?

Laquelle est-ce de vous qu’avec moi l’on marie !

S’approchant de Sophie.

Moi, je prends celle-ci comme la plus jolie.

PROUSAS.

Doucement, s’il vous plaît, modérez cette ardeur,

Pour un autre que vous elle garde son cœur.

PASQUIN.

C’est à moi qu’il est dû. 

PROUSAS, à Dorimène.

Connaissez-vous cet homme ?

Je pense qu’il est fou.

DORIMÈNE.

Fou, vous-même. Il se nomme

Sombreuse. Ignorez-vous qu’il vient pour épouser ?

PROUSAS.

Lui ! C’est quelque imposteur qui cherche à m’abuser.

DORIMÈNE.

Détrompez-vous : c’est lui.

PROUSAS.

Non : le fils de Sombreuses,

Pour mes productions savamment ténébreuses,

Aurait plus de respect. Le fils de mon ami,

De mes Drames touchants serait-il l’ennemi ?

SAINFORT, bas à Pasquin.

Si tu ne veux ici bientôt nous compromettre,

Maraud, hâte-toi donc de lui donner la Lettre.

PASQUIN, à Sainfort.

J’y songeais.

À Prousas.

Calmez-vous : il ne faut qu’un moment

Pour prouver.

SAINFORT, à Pasquin.

Cherche-donc la Lettre promptement.

PASQUIN, fouillant dans ses poches.

La Lettre que j’apporte... Où l’ai-je donc fourrée ?

Sortant une Lettre.

Ce n’est pas celle-là.

SAINFORT, bas à Pasquin.

Si tu l’as égarée,

Je t’assomme.

PASQUIN.

Un moment. Je la retrouve enfin.

PROUSAS, à Pasquin.

De tout ceci pourtant il faudra voir la fin.

PASQUIN, lui donnant la Lettre.

Cette lettre, Monsieur, de tout va vous instruire,

Si vous voulez avoir la bonté de la lire.

PROUSAS, lisant.

« Mon cher ami, je vous envoie mon fils, puisse le mariage qui va l’unir à votre fille renouveler notre ancienne amitié et la rendre à jamais durable : Je l’aurais accompagné à Paris avec bien du plaisir, si je n’étais retenu ici par une fistule lacrymale qui m’empêche de sortir, et que j’ai gagnée à force de pleurer à la représentation de vos Drames, Sombreuses. »

Cette prose a tout l’air d’être de mon ami ;

Cependant je ne suis convaincu qu’à demi.

J’ai peine à reconnaître ici son écriture.

PASQUIN.

Ah ! c’est qu’on n’écrit pas d’une main aussi sûre,

Alors qu’on n’a qu’un œil. Les yeux guident la main,

Et s’il n’en reste qu’un, Monsieur, à l’écrivain,

C’est des proportions une règle ordinaire,

Cette privation grossit le caractère

Presque de la moitié.

PROUSAS.

Rien n’est plus vrai, ma foi.

PASQUIN.

Cette raison d’optique est fort claire je crois.

DORIMÈNE, à Prousas.

Pouvez-vous bien douter que ce soit là Sombreuse ?

Vous savez qu’à Lyon, de sa flamme amoureuse,

Je fus longtemps l’objet. Piqué de mes refus,

Voyez comme il a l’air embarrassé, confus,

L’infidèle !... Son trouble est né de ma présence,

Et du secret remord que donne l’inconstance ;

Mais il a beau rougir, il a beau se troubler,

Je ne daignerai pas seulement lui parler.

PROUSAS, d’un air convaincu, à Dorimène.

Il faut lui pardonner.

À Pasquin.

À quel œil votre père

A-t-il cette fistule ?

PASQUIN.

À l’œil gauche. J’espère

Qu’il en pourra guérir. Voilà, voilà pourtant,

Quels sont les doux profits du Drame larmoyant.

Je compte que jamais bourgeoise tragédie

Ne pourra me causer pareille maladie ;

Car je n’en veux plus voir.

PROUSAS.

Vous n’estimez donc pas

Le genre sombre, il est à vos yeux sans appas ?

PASQUIN.

Vous voulez que j’estime un genre ridicule,

Où l’on court le danger d’attraper la fistule ?

Oh ! j’aime trop mes yeux, et je crains trop ce mal ;

Non : je n’ai point du tout le penchant lacrymal.

PROUSAS.

Eh ! quoi ! lorsqu’en Province on admire mes Drames ?

PASQUIN.

À Lyon quelquefois j’y vois pleurer nos Dames

Je loue à haute voix leur sensibilité ;

Mais je ris bien tout bas de leur crédulité.

PROUSAS.

Dans vos Lettres pourtant, à mes divers ouvrages

Vous avez bien des fois prodigué vos suffrages.

PASQUIN.

Moi ! je vous ai loué par écrit !

PROUSAS.

Sûrement.

SAINFORT, faisant signe à Pasquin.

Le fait est sûr. Monsieur nous a montré souvent

Les Lettres qui par vous lui furent adressées.

PASQUIN.

Ah ! oui : je m’en souviens. Dans des ombres pensées

J’étais alors plongé.

PROUSAS, d’un air curieux.

Quel en était l’objet ?

PASQUIN.

C’était... Je crois... Mais, non : j’étais alors sujet

Au splen, mal ennemi de l’aimable folie,

Mal affreux escorté de la mélancolie,

Qui, depuis quelque temps, Dieu merci, m’a quitté,

Et que j’ai remplacé par beaucoup de gaité.

PROUSAS.

En vous livrant, Monsieur, à cette humeur légère,

Vous répondez fort mal aux soins de votre père.

PASQUIN.

Mon père, à cet égard, pense comme il lui plaît,

Je ne le blâme point ; il ne voit chaque objet

Que par son côté triste, et de tout je m’amuse.

Les sombres avortons qu’enfante votre Muse,

Ont le don de lui plaire et de bien m’ennuyer,

Le temps si précieux qu’il passe à larmoyer

Aux chefs-d’œuvre nouveaux de la dramaturgie,

Je l’emploie à former le projet d’une Orgie

Que plus souvent encor je fais exécuter,

Et comme sur les goûts on ne peut disputer,

Alors que de sa loge, il va criant : merveille,

Au Cabaret prochain je cours boire bouteille.

PROUSAS.

Vous courrez !...

SAINFORT, poussant Pasquin.

Étourdi !...

PASQUIN, se reprenant.

Dans le Café voisin

Je vais de mon côté dissiper mon chagrin.

PROUSAS.

Avec de telles mœurs comptez-vous sur ma fille,

Et que jamais je donne accès dans ma famille

À l’homme le moins fait pour avoir cet honneur ?

PASQUIN.

Je m’étais quelque temps flatté de ce bonheur,

Mais aujourd’hui, Monsieur, sans regret, j’y renonce.

On m’a dit par la ville, et tout ici m’annonce

Qu’on ne me trompait point, on m’a dis-je assuré

Que j’avais un rival, qu’il m’était préféré,

Quoique j’aie un mérite au sien très préférable.

SAINFORT, bas.

L’impertinent !

PASQUIN, montrant Sophie.

De plus : cet objet adorable

Ne paraît pas avoir trop l’air de m’adorer.

Je fais ce que l’on risque à vouloir séparer

Deux amants bien unis. Ainsi ma seule envie

À Prousas.

Est que vous consentiez au bonheur de leur vie.

Souffrez qu’en ce moment j’intercède pour eux.

Je m’en irai content si je hâte leurs nœuds.

PROUSAS.

Eh ! bien, Monsieur, partez ; que rien ne vous retienne ;

Vous pourriez de ces lieux n’emporter que ma haine,

Si vous y demeuriez encore un seul instant.

Celui que vous jugez que ma fille aime tant

Montrant Sainfort.

Le voilà... mes Écrits ne l’intéressaient guère,

Il leur trouve un mérite à présent non vulgaire.

SAINFORT.

Il est vrai, vous m’avez tout-à-fait converti.

J’adopte votre genre.

PROUSAS, à Sainfort.

Oui : mais je t’averti

Qu’il faut faire encor plus. Tu brigues l’avantage

D’obtenir aujourd’hui ma fille en mariage :

Cet hymen dépendra de la sensation

Montrant son cahier.

Que va faire sur toi cette production ;

Il faut que ton esprit y trouve mille charmes,

Et Sophie est le prix que je garde à tes larmes.

SAINFORT, avec un transport de joie.

Ah ! que vous m’enchantez !... Comme je sens mon cœur

Éprouver par avance une morne douleur !

Comme je vais pleurer ?

PROUSAS.

Dans cette conjoncture,

Mon Cabinet, je crois, pour finir ma lecture,

Vaut mieux que cette salle ; allons-y de ce pas,

Et, puisque la tristesse a pour vous des appas,

Venez vous y livrer, et laissons ce profane.

DORIMÈNE.

Allons : vive Héraclite et si d’Aristophane !

 

 

Scène V

 

PASQUIN, seul

 

Fort bien, Monsieur Pasquin, je crois que cet habit

Vous donne de l’audace et même de l’esprit.

Mais quel objet nouveau vient s’offrir à ma vue ?

Cette figure-là ne m’est pas inconnue.

 

 

Scène VI

 

SOMBREUSES, en habit noir et en pleureuses, PASQUIN

 

SOMBREUSES, regardant Pasquin.

Je connais ce visage, ou je me trompe fort.

PASQUIN, regardant Sombreuses.

C’est lui-même, c’est lui, le rival de Sainfort !

Sombreuses fils ! Ô ciel ! Quel revers pour mon maître ?

SOMBREUSES.

C’est Pasquin, à coup sûr, qu’ici je vois paraître.

PASQUIN.

C’est lui-même, Monsieur, il est devant vos yeux,

Surpris, mais très charmé de vous voir en ces lieux,

Mais dans ces mêmes lieux quel bon vent vous amène ?

SOMBREUSES.

De l’hymen le plus beau je viens serrer la chaîne.

PASQUIN.

Vous m’étonnez beaucoup. Cet habit de douleur

Est fait pour un époux, non pour un épouseur.

Mon vieux maître accablé sous le fardeau de l’âge,

A-t-il pour l’autre monde enfin plié bagage ?

J’en serais bien fâché ; quoiqu’il grondât souvent

Je l’aimais.

SOMBREUSES.

Non : mon père est encore vivant.

PASQUIN.

Ces manchettes pourtant sont d’un homme qui pleure

Le trépas de quelqu’un.

SOMBREUSES.

Tu sauras tout à l’heure

Et la cause et le but de mon déguisement.

Mais, toi-même, d’où vient ce travestissement ?

PASQUIN.

Ce travestissement ! La remarque est nouvelle.

Sachez que cet habit, dont l’étoffe est si belle,

Est celui qu’à présent je porte tous les jours.

SOMBREUSES.

Se peut-il ?

PASQUIN.

On est pas simple valet toujours.

SOMBREUSES, avec respect, levant son chapeau.

Vous êtes parvenu, ce me semble, assez vite.

PASQUIN.

C’est qu’il n’est rien de tel que d’avoir du mérite.

SOMBREUSES.

Sans doute qu’en ces lieux vous connaissez Prousas ?

PASQUIN.

Beaucoup. Je le protège et j’en fais quelque cas.

SOMBREUSES.

Je suis tout ébahi de ce que vous me dites.

PASQUIN.

Je l’honore par fois même de mes visites.

SOMBREUSES.

Je le vois.

PASQUIN.

À ma table il est souvent admis ;

Je lui permets enfin d’être de mes amis.

SOMBREUSES, d’un ton suppliant.

Puisque vous le pouvez : soyez-moi donc propice,

Et daignez près de lui me rendre un bon office.

PASQUIN.

C’est m’abaisser un peu ; mais pour vous obliger

À ma condition je veux bien déroger.

Expliquez votre cas.

SOMBREUSES.

Vous savez que mon père

N’est pas riche.

PASQUIN.

Oh ! j’en ai la preuve la plus claire.

De mes gages encore il me doit la moitié.

SOMBREUSES.

Il est juste pourtant que Monsieur soit payé.

Il met la main dans sa poche et la retire vide.

Je veux... Non, ce sera pour le présent de noces.

PASQUIN, d’un ton railleur.

Monsieur n’est point ami des paiements précoces.

Passons : j’avais besoin de ces misères-là

Quand j’étais à Lyon. Mais ce n’est plus cela.

Venons au fait : sachons quel motif vous engage

À paraître en ces lieux sous ce triste équipage.

SOMBREUSES.

Le voici : chacun fait, ou du moins peut savoir,

Que Prousas n’est point gai, que son tic est de voir

Les objets les plus beaux sous des couleurs funèbres ;

Celle de mon habit, symbole des ténèbres,

Lui plaira sûrement. Pour mieux le contenter,

Avant que de venir j’ai pris soin d’inventer

Un conte bien touchant d’une nouvelle espèce,

Qui lui pourra fournir la plus tragique Pièce,

Le Drame le plus noir qu’on ait représenté

Depuis que du Théâtre on bannit la gaité.

PASQUIN.

Heureuse invention.

SOMBREUSES.

D’un ton bien pathétique

Je lui raconterai mon roman dramatique.

PASQUIN.

Cet expédient-là n’est pas celui d’un sot,

SOMBREUSES.

De sa fille, par-là, je m’assure la dot,

Aussi bien que la main, et sors de la misère

Où, depuis si longtemps, je vis avec mon père.

Vous pouvez avancer mon bonheur en ce jour.

PASQUIN.

Il me semble pourtant, Monsieur, que votre amour,

Sans trop de cause, emploie ici mon entremise.

La fille de Prousas, vous est dit-on, promise.

SOMBREUSES.

J’en conviens ; mais le fort est sujet à changer,

Mon hymen se prépare, et pour le déranger,

Un rien suffit, Monsieur. L’amour et la fortune

Sont aveugles tous deux. Une foule importune

Les assiège sans cesse. Un rival plus heureux

Peut m’enlever le bien objet de tous mes vœux.

PASQUIN, à part.

L’effet justifiera les craintes du prophète.

SOMBREUSES.

Sans rien dire à Prousas de ce que je projette,

Par un éloge adroit préparez mon succès.

Qu’il apprenne, surtout, que je ne ris jamais...

PASQUIN.

Soit, partez, pour laisser un champ libre à mon zèle.

Il le pousse hors du Théâtre.

 

 

Scène VII

 

PASQUIN, seul

 

Va : cours, et moi je vais, en serviteur fidèle,

Afin de t’empêcher de reparaître ici,

Avertir, au plutôt, Sainfort de tout ceci.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

DORIMÈNE, SAINFORT

 

SAINFORT.

Oui : mon rival, Madame, a paru dans ces lieux.

Pasquin l’a vu, vous dis-je, et de ses propres yeux,

C’est de lui que je tiens cette nouvelle affreuse.

DORIMÈNE.

Je puis vous en apprendre une un peu plus heureuse.

Le feu...

SAINFORT.

Je suis au fait. En ce même moment

Je traversais la rue, et cet événement

S’est passé sous mes yeux, mais j’ignore, Madame,

En quoi cet accident peut réjouir votre âme.

DORIMÈNE.

Il vous semble funeste, et moi, je vous préviens

Que de ce mal il va naître beaucoup de bien.

SAINFORT.

Comment ?

DORIMÈNE.

Contre un rival qui cause vos alarmes,

Je possède à présent de si puissantes armes,

Qu’aujourd’hui je prétends vous en débarrasser,

Et le faire d’ici honteusement chasser.

SAINFORT.

Il faudrait pour cela que, d’une main hardie,

Sombreuse eut allumé ce fatal incendie ;

Mais chacun justement l’attribue au hasard.

DORIMÈNE.

N’importe : espérez tout des efforts de mon art,

Apprenez qu’à Prousas on a grand soin de taire

L’accident survenu chez son pauvre Libraire.

En secret seulement on vient de me livrer

Elle remet à Sainfort deux Brochures à demi-brûlées.

Ces Drames, les deux seuls qu’on ait pu délivrer

Du feu qui les gagnait, il vous faut me promettre

Que vous même à Prousas vous viendrez les remettre,

Après quelques instants, que vous l’assurerez

Que c’est vous qui du feu les avez retirés,

Que vous avez bravé la mort la plus funeste

Par zèle pour sa gloire, et me charger du reste.

SAINFORT.

J’y consens. Pour mes feux je crois apercevoir

Dans vos projets, Madame, une lueur d’espoir ;

Ainsi reposez-vous sur mon obéissance.

DORIMÈNE.

Voici Prousas : il faut éviter la présence,

Et dans ce cabinet vous cacher au plutôt.

Partez.

 

 

Scène II

 

PROUSAS, SOPHIE, DORIMÈNE

 

PROUSAS, à Sophie.

Vous m’avez seule écouté comme il faut,

J’ai souvent regardé Sainfort et votre Tante.

Sainfort n’a qu’à demi-satisfait mon attente ;

Il avait l’air distrait.

SOPHIE.

Il m’a semblé pourtant,

Qu’il n’avait pas cessé d’écouter un instant.

Il était près de moi. Pendant votre lecture ;

Le trouble, la douleur régnaient sur la figure.

À ne vous point mentir, il avait l’air touché.

PROUSAS.

Avec bruit cependant je crois qu’il s’est mouché,

Et cela n’est pas bien. À l’égard de Madame,

On fait depuis longtemps sa haine pour mon Drame 

Aussi l’a-t-elle fait amplement éclater :

Je l’ai plus d’une fois surprise à chuchoter

Avec mes Auditeurs, afin de les distraire.

Au dernier Acte à peine elle a daigné se taire.

DORIMÈNE.

Lorsque vous m’avez vue ainsi parler tout bas,

Je louais les beautés qu’on n’apercevait pas.

Je dois imaginer que votre modestie,

Si j’eusse parlé haut, m’eût vite démentie.

Mais l’homme que je vois arriver en ces lieux,

Me prouvera qu’on peut vous louer encor mieux.

Car c’est le vrai Sombreuse ; il ressemble au fantôme

D’un fameux Drame Anglais.

PROUSAS.

Quel était donc cet homme

Qui m’a, par sa gaité, tantôt mis en courroux ?

Parlez.

DORIMÈNE.

C’est un plaisant qui s’est moqué de vous.

Un faux Sombreuse enfin.

PROUSAS.

Ô ciel !

DORIMÈNE.

Sous ces pleureuses

Voyez le véritable.

 

 

Scène III

 

PROUSAS, SOMBREUSES, SOPHIE, DORIMÈNE

 

PROUSAS, allant au devant de Sombreuse.

Êtes-vous bien Sombreuses ?

SOMBREUSES, larmoyant.

Hélas ! oui : je le suis.

PROUSAS.

Ah ! je n’en doute pas ;

Et je vous reconnais, Monsieur, à cet hélas !

À cette expression d’une âme où surabonde

Une mélancolie et sublime et profonde,

Oui, je vous reconnais pour Sombreuse à ce cri

Qui de votre vieux père est le mot favori.

Embrassez-moi, mon cher. Je frémis quand je songe

Que j’ai failli, tantôt, dopé par le mensonge,

Préférer un pied-plat à cet homme de bien ;

Il regarde sa Sœur avec courroux.

Mais je m’en vengerai.

DORIMÈNE.

Je ne redoute rien.

Lorsque vous connaîtrez à fonds mon innocence,

Le courroux fera place à la reconnaissance.

Vous ignorez le sort qui vous est réservé.

PROUSAS, à Sombreuses.

Quel accident fâcheux vous est donc arrivé ?

Une pâleur mortelle est sur votre visage.

Pourquoi prendre un habit d’aussi mauvais présage ?

SOMBREUSES, larmoyant.

Apprenez mes malheurs : j’avais pour compagnon,

Dans mon fatal voyage, un Bourgeois de Lyon,

Que j’avais rencontré dans une Hôtellerie.

En route vous savez qu’aisément on se lie.

Au fonds d’une forêt nous trouvons des voleurs

Armés de pied en cap. Ces honnêtes Messieurs

Nous demandent soudain, ou la bourse, ou la vie.

À leur aspect subit, mon compagnon s’écrie.

L’un d’eux lui montre alors un de ces instruments,

Que l’on a fabriqué pour faire peur aux gens,

Et qui servent encore à les tuer. « Bon homme,

« Rendez-vous, lui dit-il, ou vous allez voir comme

« Nous traitons les mutins qui portent de l’argent ».

Il résiste. Aussitôt du tube menaçant

S’échappe avec fracas la balle meurtrière

Qui le jette sanglant et mort sur la poussière.

Cet honnête Bourgeois avait quelques bijoux,

Son assassin cruel les lui dérobe tous,

Et, fier de ce larcin, les contemple avec joie ;

Mais parmi ces bijoux, triste et funeste proie,

Une boîte qui s’offre à ses regards surpris,

D’un souvenir affreux a frappé ses esprits ;

Sur cette boîte il voit le portrait de la mère.

Il regarde le mort. Ô ciel ! c’était son père,

Vous pleurez !

PROUSAS.

Si je pleure ! Eh ! qui pourrait, hélas !

Entendre ce récit et ne s’attendrir pas ?

Supposez-vous, Monsieur, que j’aie un cœur de roche ?

Que devint ce barbare ?

SOMBREUSES, toujours larmoyant.

Il tira de la poche

Un autre pistolet et plein de fermeté

Se donna le trépas qu’il avait mérité.

Et moi, plus fortuné, par une adroite fuite,

Des autres scélérats je trompai la poursuite.

Mais de mon compagnon les mânes effrayants

Suivent partout mes pas.

PROUSAS.

Est-ce un de vos parents ?

SOMBREUSES.

Non : mais son titre d’homme en avait fait mon frère.

N’ayant pu, par mes soins, le rendre à la lumière,

J’ai donné de l’argent pour payer son cercueil,

Et c’est de lui, Monsieur, que je porte le deuil.

PROUSAS.

Voilà ce qui s’appelle avoir l’âme sensible !

DORIMÈNE, à Prousas.

Vous pleurez. Selon moi l’aventure est risible

Et je gagerais bien qu’elle est faite à plaisir.

PROUSAS, larmoyant plus fort.

Madame, taisez-vous. Vous devriez rougir

De paraître si gaie en cette conjoncture,

Et de former votre âme au cri de la nature.

À Cornet qui entre pendant le récit de Sombreuses.

Vous avez entendu ce qu’il a raconté ;

Joignez cette anecdote à celle du Pâté.

Et par un noble effort digne de nos deux plumes,

Conduisons mon Théâtre à quatorze volumes.

Allez, mon cher Cornet.

DORIMÈNE.

Belle collection !

Qui pourra figurer à côté de Pradon.

PROUSAS, à Sombreuses.

Avec vos sentiments, si vous faisiez des Drames,

Vous sauriez attendrir et déchirer les âmes.

À ce genre pourquoi ne vous livrez-vous pas ?

SOMBREUSES.

Ce genre en tous les temps eut pour moi des appas ;

Mais pour le cultiver mon génie est trop mince.

D’ailleurs j’estime peu les succès de Province.

DORIMÈNE.

Vous seriez mis au rang des plus fameux esprits...

SOMBREUSES.

Tel qu’on loue à Lyon est sifflé dans Paris.

Ce n’est pas vous au moins. Au Temple de Mémoire

Vos tableaux sont gravés tous en manière noire.

PROUSAS.

C’est la Bonne, l’Albane a vécu peu de jours.

La touche de Rembrandt nous charmera toujours.

SOMBREUSES, à Prousas.

C’est un charbon Anglais qui vous tient lieu de plume.

DORIMÈNE.

Oui : mais en aucun temps son charbon ne s’allume.

SOMBREUSES, s’approchant de Sophie.

Voici l’objet, sans doute, avec qui, dans ce jour,

Je dois former les nœuds et d’hymen et d’amour.

À Dorimène.

Ce dût être à vous. Si contre mon attente,

La nièce est aujourd’hui préférée à la tante,

Pardonnez : vous savez que le Dieu des amants

Comme les volontés force les sentiments,

Que l’amour sur les cœurs en vrai tyran domine.

DORIMÈNE.

Qu’un pareil souvenir jamais ne vous chagrine.

On pardonne aisément une infidélité,

Alors que l’infidèle est si peu regretté.

C’est ma nièce, à présent, qui sous sa loi vous range,

Suivez votre penchant.

SOMBREUSES.

Je ne perds rien au change,

Et je retrouve ici ce que j’admirais-là.

Je ne me plaindrai point.

PROUSAS.

C’est s’exprimer cela !

Sainfort dit-il jamais d’aussi charmantes choses

Avec tout son esprit ?

SOMBREUSES, d’un ton maniéré.

Des œillets et des roses

Le mélange enchanteur éclate sur ce tain.

Les contours fugitifs de ce pied clandestin

Semblent être aux aguets pour surprendre les âmes,

Ces yeux sont deux volcans : d’où partent mille flammes

Qui portent l’incendie ainsi que le trépas,

Et cette bouche...

PROUSAS, à Sophie.

Eh bien ! tu ne lui réponds pas !

Tu dois d’un tel époux être bien satisfaite !

Te voilà comme un marbre insensible et muette !

SOPHIE.

Le discours de Monsieur à tel point m’éblouit

Que j’en suis étourdie et j’ai trop peu d’esprit

Pour pouvoir y répondre...

SOMBREUSES.

On m’a fait une histoire,

Qu’en voyant tant d’attraits il est aisé de croire.

On m’a dit que j’avais un rival dont le nom

M’est échappé.

PROUSAS.

Sainfort !

SOMBREUSES.

Oui : cet homme, dit-on,

N’est pas bien avec vous.

PROUSAS.

Mais à ne vous rien taire,

Il n’a pas toujours eu le talent de me plaire.

Ce que j’abhorre en lui c’est qu’il n’a point de goût.

SOMBREUSES.

Ce n’est pas peu de chose.

PROUSAS.

Il va disant partout

Que Corneille et Racine ont créé le Théâtre ;

Que ces Drames nouveaux qu’avec vous j’idolâtre,

Que ces Drames sanglants, où Thalie en fureur,

S’agite et nous remplit d’une tragique horreur,

Que ces chefs-d’œuvre sont... je frémis de le dire,

Des monstres qu’enfant à l’impuissance d’écrire

Et celle de penser.

SOMBREUSES.

Quels blasphèmes ! Grands Dieux !

A-t-on jamais rien dit, rien de plus odieux ?

Pour moi, vous le savez, mon système est contraire.

J’ose donc me flatter que sans fruit il espère

M’enlever votre fille.

PROUSAS.

Il le croirait en vain.

Vous avez seul le droit d’aspirer à la main ;

Et pour vous en donner une preuve bien claire,

Je veux bientôt qu’on aille avertir mon Notaire,

Ce soir je vous unis.

SOMBREUSES.

C’est fort bien fait vraiment :

Il faut en pareil cas fuir tout retardement.

SOPHIE, à part.

Ô malheur imprévu ! Fatale destinée !

DORIMÈNE, à part.

Oh ! j’empêcherai bien, qu’un pareil hyménée

S’accomplisse jamais.

SOMBREUSES, à Prousas montrant Sophie.

Elle a tous les attraits,

Un défaut seulement dépare un peu ses traits.

Ce qui rend une femme à mon gré plus jolie,

C’est cet air langoureux que la mélancolie

Répand sur les mortels de chagrins oppressés ;

Mademoiselle en tient, mais point encore assez.

Je voudrais qu’un épais et funèbre nuage

D’un voile de douleurs obscurcit son visage,

Et que de temps en temps des pleurs délicieux,

Les pleurs du sentiment coulassent de ses yeux.

La beauté plaît toujours. Mais une femme en larmes

Présente à nos regards la beauté sous les armes.

SOPHIE, à part.

De suivre ces conseils j’ai de fortes raisons.

Et si j’osais pleurer !...

PROUSAS.

Ces avis sont fort bons.

Vous venez de parler comme un sage, un Ariste.

Oui : je ne pense pas qu’il soit rien de plus triste

Regardant sa sœur.

Que de rire toujours. On rit beaucoup ici ;

Mais j’y saurai porter remède, dieu-merci,

J’ai recours à mon Drame.

DORIMÈNE.

Ah ! grand Dieu ! Quel délire !

Une seconde fois comptez-vous nous le lire ?

Ma foi, ma gaité cède à ce revers affreux.

PROUSAS, à Sombreuses.

Respectable soutien du genre ténébreux,

Venez, approchez-vous, mon fidèle Sombreuses.

Qu’est-ce ? à vos yeux déjà vous portez vos pleureuses !

C’est l’effet de mon Drame. Ah ! je voudrais en vain

Vous lire maintenant cet ouvrage divin :

Il y faut renoncer. L’aventure imprévue,

Qui sur le grand chemin a frappé votre vue,

Vous a fait, depuis peu, répandre assez de pleurs :

Vous ressentez, je crois, d’assez grandes douleurs,

Sans que je les augmente encore par ce Drame.

Rassurez-vous. Touché de l’état de votre âme,

Je prendrai mieux mon temps pour me faire écouter.

Je rumine un projet qu’il faut exécuter,

Pour savoir quel effet peut produire au Théâtre

Il baise son cahier.

Cet enfant nouveau né dont je suis idolâtre ;

Il faudrait le jouer ici dans ma maison.

Qu’en dites-vous, mon cher ? hein ?

SOMBREUSES.

Vous avez raison.

PROUSAS.

Allons : ne perdons pas les moments en paroles,

Je vous veux à l’instant distribuer les rôles,

Prenez l’amoureux.

SOMBREUSES.

Soit.

DORIMÈNE.

Sans se déshabiller,

Je crois qu’en ce costume il y pourra briller.

Mais à propos de rôle, en aurai-je un à faire ?

PROUSAS.

Je n’en ai point pour vous. Ce n’est pas votre affaire

Qu’un Drame fait par moi. Votre esprit de travers

À la Prose toujours a préféré les Vers.

DORIMÈNE.

Votre Prose, Monsieur, me paraît sans égale.

PROUSAS.

Jouez, si vous voulez, celui de la cabale ;

Vous avez le désir de m’y voir succomber.

DORIMÈNE.

On n’en a pas besoin pour vous faire tomber.

 

 

Scène IV

 

SAINFORT, DORIMÈNE, SOPHIE, PROUSAS, SOMBREUSES

 

PROUSAS.

Mais que nous veut Sainfort ? On voit sur son visage

Une morne pâleur. Est-il devenu sage ?

Sent-il enfin le prix de la tristesse ?

SAINFORT.

Hélas !

Je voudrais bien, Monsieur, pouvoir rire aux éclats ;

Mais trop souvent le rire est suivi des alarmes.

J’apporte, en ce moment, la douleur et les larmes,

PROUSAS.

Eh ! bien donc avancez, vous serez bien reçu.

SAINFORT, à part.

Ciel ! fais qu’en mon projet je ne sois point déçu.

PROUSAS.

Mais ne venez-vous point par une douleur feinte

Insulter aux douleurs dont nous aimons l’atteinte ?

SAINFORT, d’un ton tragique.

Des malheurs trop réels m’obligent à pleurer.

PROUSAS.

Faites-nous en donc part, mon cher, sans différer.

SAINFORT, avec la plus grande douleur.

Vous n’avez plus d’enfants !

PROUSAS.

Ah ! trop malheureux père !

SAINFORT, toujours tragiquement.

On vous a trop longtemps caché l’affreux mystère

De leur sort déplorable et si peu mérité,

Vous allez, à la fin, savoir la vérité.

Je ne veux point parler de ceux dont une femme

Après neuf mois d’hymen couronne notre flamme,

Vos malheurs, en ce cas, ne seraient pas si grands,

Le ciel vous a ravi de bien plus chers enfants.

PROUSAS, avec le cri de la douleur.

Mes Drames !

SAINFORT.

Vainement dans une périphrase

Que j’aurais su remplir de grands mots et d’emphase,

Je voulais renfermer cet horrible secret,

Vous en percez le voile.

PROUSAS.

Ô douleur ! Ô regret !

Enfants infortunés !... Mais quelle main barbare

Terminant leur destin pour jamais m’en sépare ?

SAINFORT.

Depuis près de dix ans qu’ils étaient imprimés,

Au fonds d’une boutique étroitement fermés,

Ils n’avaient pas encor du jour vu la lumière.

Vous espériez toujours que, rompant la barrière

Qui, depuis si longtemps, les cachait à nos yeux,

En donnant quelque argent un lecteur curieux,

Les produirait enfin à notre connaissance,

Pour jamais, à présent, perdez cette espérance

Dont votre cœur de père aimait à se nourrir ;

Un incendie affreux les a tous fait périr.

Et dans les tourbillons d’une flamme ennemie,

Une seconde fois ils ont perdu la vie.

PROUSAS.

Courrons ! et nos secours...

SAINFORT, l’arrêtant.

Ils seraient superflus,

Du Libraire déjà la boutique n’est plus.

SOPHIE

Ô disgrâce !

SOMBREUSES.

Ô malheur !

PROUSAS, tombant dans un fauteuil.

Ô revers effroyable !

Revers si peu commun qu’à peine il est croyable !

Je conviens qu’il est bon par fois de s’attrister ;

Mais à de pareils coups on ne peut résister,

Il faut qu’on y succombe, et ce malheur extrême

Me va servir à faire un Drame de moi-même

Un Drame épouvantable et dont certainement

Ma mort pourra bientôt hâter le dénouement.

DORIMÈNE.

Cette perte, après tout, n’est pas irréparable,

Ce n’est que du papier.

PROUSAS.

Mais il était payable

En beaux lauriers, ma sœur, par la postérité.

DORIMÈNE.

Puisque l’âge présent ne l’a pas escompté,

Croyez, je vous supplie, et sans le moindre doute,

Que la postérité vous eût fait banqueroute.

PROUSAS, dans l’accablement.

Hélas ! qui me l’eût dit, qu’un jour changeant d’objet

D’un Drame ténébreux je serais le sujet ?

Poursuivez mon ami.

SAINFORT.

J’ai vu tous ces chefs-d’œuvre

Qui, de l’affreuse envie excitaient les couleuvres,

Je les ai vus en cendre. Apprenez que d’abord

La flamme a commencé par attaquer leur bord,

Mais, ô prodige heureux, qu’on ne saurait comprendre !

À vos écrits, Monsieur, elle ne pouvait prendre.

Ils ne brûlaient qu’à peine, et l’on eût dit qu’un Dieu

Les mettait à couvert des atteintes du feu.

DORIMÈNE.

Des glaces de leur style est né ce beau prodige.

SOMBREUSES, d’un ton flatteur.

Des grâces, dites-vous ?

DORIMÈNE.

De leurs glaces, vous dis-je.

SAINFORT.

Voyant donc que sur eux la flamme est sans pouvoir,

De les en retirer je me mets en devoir,

Tout-à-coup elle gagne un Tome de Molière

Qui, d’allez près, touchait aux Œuvres de Voltaire ;

Dans les productions de ces auteurs charmants

Dont l’esprit tient beaucoup du roi des éléments

Trouvant une pâture en tout point digne d’elle

Bientôt elle nous montre une fureur nouvelle,

S’élève, en pétillant, ses tourbillons furtifs

Présentent de l’éclair les éclats fugitifs,

Elle s’étend, s’augmente, à tout se communique,

Et bientôt en fournaise a changé la boutique.

DORIMÈNE, d’un ton tragi-comique.

Quel feu poussaient en l’air nos Drames en brulant ?

Il était noir, sans doute, ou d’un rouge sanglant !

SAINFORT.

De leur Édition à moitié consumée,

Il sortait beaucoup moins de feu que de fumée.

Deux fois cette dernière a failli m’étouffer,

De la flamme sans elle on eût pu triompher,

Cependant j’ai sauvé du nuage noirâtre,

Dont elle environnait votre nombreux Théâtre,

Ces Drames dont le titre est déchiffrable encor.

Il sort de sa poche deux Brochures à demi brûlées qu’il donne à Prousas.

PROUSAS.

Ah ! donnez : pourquoi donc me cacher ce trésor ?

Il lit les titres.

« Cartouche Repentant, Barbe Bleue et ses Femmes. »

Ciel ! que viens-je de lire ?... Ah ! vous avez des flammes

Sauvé mes deux chefs-d’œuvre.

SAINFORT.

Eh ! bien : j’en suis ravi,

Très fâché seulement qu’ils sentent le roussi.

PROUSAS, embrassant les Brochures.

Restes chers et sacrés de ma triste famille,

Que je vous baise, encore !... Approchez-vous ma fille ;

Venez, couvrir des pleurs dont vos yeux sont trempés,

Vos frères malheureux à la flamme échappés.

DORIMÈNE, à Sainfort.

Allez aussi pleurer sur vos futurs beaux-frères.

PROUSAS.

Du coup qui me ravit les autres exemplaires

Sait-on quelle est la cause ?

DORIMÈNE.

On dit de toute part

Que ce malheur n’est pas un effet du hasard.

On veut absolument qu’au flambeau des furies

Un ennemi secret des Pièces rembrunies,

Ait, d’une main perfide, allumé le brandon

Qui, promenant le feu de rayon en rayon,

D’une tablette à l’autre et dévorant maint Tome,

A brûlé la maison du Libraire Pacome.

Tout cela n’est que vrai. Voici le merveilleux :

L’auteur de ce forfait n’est pas loin de ces lieux,

Et bientôt, s’il vous plaît, vous pourrez le connaître.

PROUSAS.

Quoi ! serait-il un homme assez noir, assez traître,

Pour oser employer cet affreux guet-à-pans ?

DORIMÈNE.

Il voulait devenir célèbre à vos dépens.

Vos ennemis, Monsieur, n’ont pas d’autres mérites ;

Dans la Littérature il est des hypocrites

Comme en tous les états ; pour en être éclairci,

Avec attention, lisez ce billet-ci.

PROUSAS.

Me trompe-je, ma sœur, c’est à vous qu’on l’adresse.

DORIMÈNE, montrant Sombreuses.

C’est ainsi que Monsieur m’exprimait sa tendresse,

Quand j’étais à Lyon. Par ce billet galant

Voyez quel cas il fait de votre heureux talent.

PROUSAS, lisant.

« Ainsi que vous je déteste ces Drames

« Qui font peur au lieu d’attendrir,

« Et que Prousas, malgré les Épigrammes,

« Chaque année, en ces lieux, se plaît à nous offrir,

« De ces sombres écrits où son talent déploie

« Tout ce que la Scène a d’horreurs,

« De tous ces enfants de douleurs,

« On ferait un beau feu de joie.

« Si le hasard jamais propice à mon désir

« Me conduisait chez son Libraire,

« Pour me venger de l’Auteur funéraire

« Je me donnerais ce plaisir. »

À Sombreuses.

Exécrable serpent dont le feu du tonnerre

Déjà depuis longtemps eût dû purger la terre,

Monstre que dans ces lieux les Enfers ont vomi,

J’allais faire de toi mon gendre et mon ami !

SOMBREUSES.

Quoi ! Monsieur, vous croyez !...

PROUSAS.

Mais, voyez l’imposture !

Pourras-tu démentir ton seing, ton écriture ?

Je les connais trop bien. Va : sors de ma maison,

Hypocrite maudit, vrai gibier de prison ;

Et puisses-tu subir un jour la destinée

Où ma postérité par toi fut condamnée.

DORIMÈNE.

Il vous en reste encor deux tendres rejetons,

Grâce à Monsieur Sainfort ; et nous nous promettons

Que ses soins généreux auront leur récompense.

PROUSAS.

Vous ne vous trompez pas. Depuis longtemps je pense

Qu’il est de ma Sophie éperdument épris,

De son zèle ce soir elle serait le prix ;

Si je ne soupçonnais, en la voyant rêveuse,

Qu’elle a pris certain goût pour ce vilain Sombreuse.

SAINFORT, à part.

Ah ! qu’un pareil soupçon me remplit de terreur ?

À Sophie.

De grâce, hâtez-vous de le tirer d’erreur !

DORIMÈNE, malignement.

Oui : ce front, qu’un brouillard obscurcit de son ombre,

M’annonce que ma nièce a donné dans le sombre.

Et je crois en effet que l’homme de Lyon

À tant soit peu causé ce brouillard.

PROUSAS.

Tout de bon !

SOPHIE, avec une sorte de dépit.

Eh ! ne voyez-vous pas que ma tante veut rire ?

Elle aime à s’égayer ma tante.

PROUSAS.

Il faut me dire

Enfin ce qu’il en est.

SOPHIE.

Mon père en tous les temps,

Vos désirs me seront des ordres.

PROUSAS.

Je t’entends

C’est Sainfort qui te plaît.

SOPHIE.

Mon père...

PROUSAS.

Tout l’annonce

Eh ! bien : je vous unis, moi, pour toute réponse.

SAINFORT.

Que ne vous dois-je pas ?...

PROUSAS.

Toi, pour d’autres moments

Garde ta gratitude et tes remerciements.

Mes Drames ne sont plus ; il est temps d’aller rendre

Le tribut de douleurs que l’on doit à leur cendre.


[1] Je ne sais point si M. de Voltaire s’est servi quelquefois de cette expression en écrivant ; mais je fais bien qu’étant à Ferney, il m’a demandé ; Si sur les Théâtres de Paris on jouait encore à la boule avec des têtes de mort ? et les mots qui échappent à ce grand Homme, dans la conversation, doivent être recueillis avec autant de soin, que ceux qu’il consacre dans les écrits.

[2] On est presque convenu, de nos jours, d’appeler Drames, les Pièces qui tiennent le milieu entre la Tragédie et la Comédie : il me semble que ce nom générique, appliqué à une espèce particulière, peut jeter de la confusion dans les idées Pourceaugnac est un Drame, aussi bien que la Thébaïde. L’étymologie du mot le prouve ; il vient d’un autre mot Grec, qui signifie action. Il vaudrait mieux, je crois, qu’on adoptât celui de Romanédie, qu’avait inventé l’Abbé Desfontaines ; il n’était ni dur à prononcer, ni sujet à des équivoques. Puisqu’on la rejeté, qu’on en trouve donc un qui exprime ce que l’on veut dire ; ou bien lorsqu’on voudra parler d’une Tragédie bourgeoise, qu’on ne prononce point le mot Drame, sans le marier à une épithète. C’est pour toutes ces raisons que j’ai ôté, à ma Comédie, le titre du Dramaturge, qu’elle portait. Molière, qui n’a fait que des Drames plaisants, est un Dramaturge, aussi bien que Prousas, qui n’a fait que des Drames sombres. Plusieurs personnes d’esprit m’ont blâmé de ce changement ; et ce qu’il y a de bien singulier, c’est qu’elles n’ont jamais voulu convenir qu’il fût nécessaire.

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