La Comédie sans Titre (Edme BOURSAULT)

Comédie en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois, le 5 mars 1683.

 

Personnages

 

ORONTE, Gentilhomme, Cousin de l’Auteur du Mercure Galant, et Amant de Cécile

MONSIEUR DE BOISLUISANT, Père de Cécile

CÉCILE, Maîtresse d’Oronte

MERLIN, Valet d’Oronte

LISETTE, Suivante de Cécile

MONSIEUR MICHAUT

MADAME GUILLEMOT

LONGUEMAIN, Receveur des Gabelles

BONIFACE, Imprimeur

MONSIEUR DE LA MOTTE, Amant de Claire

CLAIRE, Maîtresse de M. de la Motte

DUMESNIL, Professeur de Langues

MONSIEUR BRIGANDEAU, Procureur du Châtelet

MONSIEUR SANGSUE, Procureur de la Cour

MADAME DECALVILLE, Veuve

LE MARQUIS

ORIANE, Sœur d’Élise, qui a appris l’art de se taire

ÉLISE, Sœur d’Oriane, qui a appris l’art de se taire

BEAUGÉNIE, Poète

LA RISSOLE, Soldat

DEUX LAQUAIS

 

La scène est dans la Maison de l’Auteur du Mercure Galant.

 

 

À MONSEIGNEUR LE DUC DE ST AIGNAN, PAIR DE FRANCE,

Chevalier des Ordres du Roi, Premier Gentilhomme de la Chambre de Sa Majesté, etc.

 

Monseigneur,

 

Je vous ai des obligations de tant de manières, que je ne puis m’empêcher de vous en rendre grâces en toute sorte de genres. J’avoue que la Comédie sans Titre est une offrande bien indigne de l’illustre Nom qui fait le Titre de cette Lettre : mais, Monseigneur, quand je me gendarmerai contre la nature de ce qu’elle ne m’a pas donné d’assez beaux talents pour faire quelque chose de proportionné à ce que vous êtes, il n’en sera désormais ni plus ni moins. Vous êtes naturellement si grand, et moi naturellement si petit, que vous ne pouvez assez vous abaisser pour moi, ni moi assez me hausser pour Vous : Je le sais ; je me le suis dit ; mais Monseigneur, mon zèle l’a emporté sur tout ce que je sais, et sur tout ce que j’ai pu me dire : Et j’ai cru ne vous en pouvoir donner de plus grandes marques, qu’en vous dédiant ce que j’ai fait de moins mauvais. Comme la pièce que je vous consacre a peu de ressemblance avec toutes celles qui jusqu’ici ont été représentées, je voudrais que l’Épître que je prends la liberté de vous faire ne ressemblât à aucune de toutes celles qu’on vous a faites ; et je ne sais qu’un moyen pour y réussir : C’est, Monseigneur, de ne vous point donner de louanges, quoique ce soit l’ornement des Lettres Dédicatoires, et qu’il y ait peu d’hommes dans le monde à qui l’on en puisse donner plus légitimement qu’à Vous. Eh ! que vous dirais-je que ne vous aient dit des plumes plus délicates que la mienne ; et par conséquent plus délicatement que je ne vous le dirais ? Puis-je parler de l’illustre Sang dont vous sortez, plus avantageusement que toutes les Histoires que l’on a faites ; Et n’est-ce pas là que les fréquentes défaites des ennemis de l’État sont autant d’éloges pour vos Aïeux ? Quelque grands hommes qu’ils aient été, serait-ce apprendre quelque chose au siècle où nous vivons, de dire que vous êtes encore plus grand homme qu’eux ? Et pourrais-je, en parlant de votre valeur, lui donner autant d’éclat que lui en ont donné vos actions ? Ne serait-ce pas des répétitions usées de parler de la fidélité inviolable que vous avez toujours eue pour le Roi ; Et quand j’oserais me le permettre, qu’en pourrais-je dire qui ne fut au dessous, non seulement des preuves que vous en avez données, mais encore de ce que le Roi en croit lui-même. Enfin, Monseigneur, quand je dirais que tout le cours de votre vie est un exemple continuel de générosité ; qu’on ne vous est pas moins redevable de la manière obligeante dont vous accordez une grâce, que de la grâce que vous accordez ; et qu’à l’imitation du plus honnête homme de l’antiquité, personne n’est jamais sorti mécontent d’auprès de Vous : à qui le dirais-je qui n’en soit convaincu par expérience, ou qui n’en soit instruit par la voix publique ; Non, Monseigneur, non, je ne puis me résoudre à vous louer, puisque vos louanges sont dans la bouche de tout le monde, et que tous ceux à qui l’on vante vos vertus enchérissent sur ce qu’ils entendent dire. Je souhaiterais même qu’on n’eût jamais fini de lettre comme je vais finir celle-ci, pour avoir l’honneur de vous assurer le premier, qu’on ne peut être avec un respect plus grand que celui que j’ai pour Vous,

 

Monseigneur,

Votre très humble, et très obéissant serviteur,

 

BOURSAULT.

 

 

AU LECTEUR

 

Mon dessein, en faisant cette pièce de Théâtre, n’a pas été de donner aucune atteinte à un Livre que son débit justifie assez ; mais seulement de satiriser un nombre de gens de différents caractères, qui prétendent être en droit d’occuper dans Le Mercure Galant la place qu’y pourraient légitimement tenir des personnes d’un véritable mérite. Je croirais avoir rendu un service important à son Auteur, et même à ceux dont je veux parler, si j’avais fait des portraits assez ressemblants pour épargner à l’un la peine d’écouter tant de sottises, et aux autres la honte de les dire. Des personnes qui ont autant de probité que d’esprit pourraient rendre témoignage que je les ai consultées, moins pour les prier de me donner des lumières sur mon ouvrage, que pour savoir s’il y avait apparence que je pusse faire tort à quelqu’un ; et s’il m’était resté quelque scrupule sur ce sujet, peut-être n’y aurait-il eu aucun espoir de succès qui m’eût obligé à mettre cette Comédie au jour.

Je ne prendrai pas tant de soin à justifier ma pièce que ma conduite. Je dirai seulement qu’il y a longtemps qu’on n’en a représenté, dont on soit sorti avec plus de satisfaction, que de celle-ci ; et qu’on n’a point eu de peine à faire grâce aux défauts qui y sont, en faveur des beautés qu’on y a trouvées. Monsieur Poisson, que je priai de la mettre sous son nom, pour quelques raisons que j’avais, et qui ont cessé, eut assez de scrupule pour ne vouloir être que l’économe d’un bien dont je lui avais abandonné la propriété. Quand il eut assuré le succès de cet ouvrage il cessa d’en vouloir être l’Auteur. Et le refus qu’il fit d’accepter une réputation qui ne lui appartenait pas mérite que ma reconnaissance ajoute ce témoignage à celle qu’il s’est acquise.

J’oubliais à dire que l’Énigme qui est à la fin du cinquième Acte n’est point de ma façon ; mais dans le dessein que j’avais de critiquer les Énigmes, qui d’ordinaire cachent des sottises sous de pompeuses paroles, je crus ne pouvoir faire un meilleur choix, pour en montrer tout le ridicule, qu’en jetant les yeux sur celle-là.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ORONTE, MERLIN

 

ORONTE.

Cécile est arrivée ?

MERLIN.

Oui, la chose est certaine.

ORONTE.

Et tu dis qu’elle loge ?...

MERLIN.

À l’Hôtel de Touraine :

Je vous l’ai déjà dit cinq ou six fois.

ORONTE.

Hélas !

Redis-le moi sans cesse, et ne t’en lasse pas.

Quoique tu puisses faire il serait impossible,

De me rien annoncer qui me soit plus sensible :

T’a-t-elle vu ?

MERLIN.

Vraiment, tout comme je vous voi.

ORONTE.

T’a-t-elle parlé ?

MERLIN.

Non.

ORONTE.

Tout de bon ?

MERLIN.

Non, ma foi ?

Car depuis le Pont-neuf où je l’ai rencontrée,

Jusqu’à ce que chez elle elle ait été rentrée,

Son père encor galant la tenant par la main,

Un mot qu’elle m’eut dit trahissait son dessein.

Sa langue s’est contrainte, et je n’ai rien su d’elle ;

Lais ses yeux plus hardis jouaient de la prunelle ;

Et si de leur jargon je suis bon truchement,

Ils s’expliquaient pour vous intelligiblement.

ORONTE.

Quand de ce que l’on aime on a l’âme occupée,

Merlin, une parole est bientôt échappée.

Elle ne t’a rien dit pour me redire ?

MERLIN.

Non.

ORONTE.

Que son indifférence a de cruauté !

MERLIN.

Bon !

Si vous n’étiez aimé comme vous devez l’être,

M’aurait-elle jette ceci de sa fenêtre ?

ORONTE.

Qu’est-ce ?

MERLIN.

Un quadruple.

ORONTE.

À toi ?

MERLIN.

C’est la première fois :

Encor suis-je trompé, car il n’est pas de poids.

Je serai bienheureux si j’en ai trois pistoles.

ORONTE.

Tiens, ne perds point de temps en de vaines paroles.

Prends ces quatre louis, et me fais ce présent.

MERLIN, après avoir pris les quatre louis.

Pour vous les refuser je suis trop complaisant ;

Je vous l’offre.

ORONTE.

Il suffit qu’il soit de ce que j’aime,

Il m’est cher. Juste ciel ! ma surprise est extrême !

Un louis pèse plus que ce quadruple-là.

Cécile avoir sa vue en te jetant cela.

Avec autant d’esprit que j’en trouve à Cécile,

Un objet si charmant ne fait rien d’inutile ;

Et puisque son désir est de me rendre heureux...

Ah Merlin ! Je me trompe, ou ce quadruple est creux.

Je ne me trompe point, il est creux ; oui, sans doute :

Et je crois qu’il enferme un Billet. Tiens, écoute.

MERLIN.

Oui, j’entends remuer quelque chose.

ORONTE.

Ah ! Merlin,

Qu’elle a d’esprit ?

MERLIN.

D’accord ; mais il est bien malin.

C’est en savoir beaucoup à son âge.

ORONTE.

Elle charme.

Son esprit me ravie, sa beauté me désarme.

Le ciel en la formant épuisa ses trésors :

Elle a l’âme, Merlin, belle comme le corps.

Plus on la considère, et plus on y découvre...

MERLIN.

Voyez, sans perdre temps, comment sa pièce s’ouvre.

La chose est curieuse à savoir.

ORONTE.

C’est par-là.

Justement. J’aperçois son Billet ; le voilà.

Il lit.

J’arrivai hier au soir à Paris avec mon Père, qui est plus entêté que jamais de l’Auteur du Mercure Galant. Il ne trouve point de mérite égal au sien. Si vous avez fait ce que je vous ai mandé par ma dernière Lettre, nos affaires font dans le meilleur état du monde.

Jusqu’ici pour mes feux tout est de bon augure :

Je suis Cousin germain de l’Auteur du Mercure :

Et pour contribuer au succès de mes feux,

Il en use sans doute en parent généreux.

Quel zélé plus ardent peut-on faire paraître ?

De son logis entier il me laisse le maître :

Déjà depuis trois jours, sans avoir son talent,

Je passe pour l’Auteur du Mercure Galant ;

Et selon l’apparence il me sera facile,

De plaire sous ce nom au Père de Cécile.

Jamais rien à mon sens ne fut mieux inventé.

MERLIN.

Oui, pour vous : mais pour moi j’en suis fort dégoûté.

ORONTE.

La raison ?

MERLIN.

Croyez-vous ma cervelle assez bonne.

Pour résister longtemps à l’emploi qu’on me donne ?

Tant que dure le jour j’ai la plume à la main :

Je sers de Secrétaire à tout le genre humain :

Fable, Histoire, Aventure, Énigme, Idylle, Églogue,

Épigramme, Sonnet, Madrigal, Dialogue, Noces,

Noces, Concerts, Cadeaux, Fêtes, Bals, Enjouements,

Soupirs, Larmes, Clameurs, Trépas, Enterrements ;

Enfin, quoique ce soit que l’on nomme nouvelle,

Vous m’en faites garder un mémoire fidèle.

Je me tue, en un mot, puisque vous le voulez.

ORONTE.

Crois-moi, cinq ou six jours sont bientôt écoulés.

Tu sais que Licidas, pour me rendre service,

Me fait de sa fortune un entier sacrifice :

À son propre intérêt il préfère le mien ;

Et je serais ingrat de négliger le sien.

Je te l’ai déjà dit, une de mes surprises,

C’est de voir tant de gens dire tant de sottises ;

Licidas est le seul, délicat comme il est,

Qui puisse avec tant d’art démêler ce qui plaît.

Depuis deux ou trois jours que je le représente.

Je ne vois que des sous d’espèce différente.

L’un qui veut qu’on l’imprime, et n’a point d’autre but.

Croit que hors du Mercure il n’est point de salut.

L’autre dans la Musique ayant quelque science,

Croit de celle du Roi mériter l’intendance.

Celui-ci d’une Énigme ayant trouvé le mot,

Se croit un grand génie, et souvent n’est qu’un sot ;

Cet autre d’un Sonnet ayant donné les rimes,

Croit tenir un haut rang chez les esprits sublimes.

Enfin, pour être fou, j’entends fou confirmé,

À l’envi l’un de l’autre on veut être imprimé.

As-tu chez le Libraire appris quelques nouvelles ?

MERLIN.

Oui, Monsieur.

ORONTE.

Et de qui ?

MERLIN.

D’un Commis des Gabelles,

Qui n’ayant pas trouvé ses profits assez grands,

A fait un petit vol de deux cens mille francs.

Qui pourrait de sa route avoir un sur mémoire,

Aurait pour droit d’avis, mille louis pour boire.

Voyez.

Il donne un papier à Oronte.

ORONTE.

Mille louis ? C’est un homme perdu.

MERLIN.

Plût à Dieu les avoir, et qu’il fût bien pendu !

ORONTE.

Cela, qu’est-ce ?

MERLIN.

Un Portrait d’une jeune Duchesse,

Qui se fait distinguer par sa délicatesse.

Un pli qui par hasard est reste dans ses draps,

Lui semble un guet-apens pour lui meurtrir les bras :

Il n’est point de repas qui pour elle ait des charmes.

Si l’on met de travers l’écusson de ses armes :

Qui lui porte un bouillon trop doux ou trop salé,

D’auprès de sa personne est sur d’être exilé ;

Et même elle refuse, étant fort enrhumée,

De prendre un lavement lorsqu’il sent la fumée.

Mais, chut. Un Gentilhomme entre ici.

 

 

Scène II

 

MONSIEUR MICHAUT, ORONTE, MERLIN

 

MONSIEUR MICHAUT.

Serviteur !

N’êtes-vous pas l’Auteur du Mercure ?

ORONTE.

Oui, Monsieur.

À Merlin.

Laisse-nous.

MONSIEUR MICHAUT.

Le Mercure est une bonne chose !

On y trouve de tout, Fable, Histoire, Vers, Prose,

Sièges, Combats, Procès, Mort, Mariage, Amour,

Nouvelles de Province y et Nouvelles de cour.

Jamais Livre à mon gré ne fut plus nécessaire.

ORONTE.

Je suis ravi, Monsieur, qu’il ait l’heur de vous plaire.

Je ne le cèle point, j’ai toujours souhaité

Les applaudissements des gens de qualité.

Je ne puis exprimer le plaisir que je goûte...

MONSIEUR MICHAUT.

Vous trouvez donc, Monsieur, que j’ai l’air grand ?

ORONTE.

Sans doute.

Vous êtes fort bien fait ; on ne peut l’être mieux.

MONSIEUR MICHAUT.

Pourriez-vous, en payant, me faire des Aïeux ?

ORONTE.

Des Aïeux ?

MONSIEUR MICHAUT.

Écoutez, je parle avec franchise.

J’aime depuis six mois une jeune Marquise,

Belle, bien faite, noble : et grâces à mes soins,

Si j’ai beaucoup d’amour elle n’en a pas moins.

Ses parents, dont le moindre est Baron ou Vicomte,

Délicats sur l’honneur, sensibles à la honte,

Consultés tous ensemble ont approuvé mes feux,

Pourvu que mes parents soient aussi Nobles qu’eux :

Et je viens vous trouver pour anoblir ma race.

ORONTE.

Moi, Monsieur ? Et comment voulez-vous que je fasse ?

À moins d’avoir un titre et solide et confiant,

Puis-je...

MONSIEUR MICHAUT.

Bon ! tous les jours vous en faites autant.

Tout vous devient possible étant ce que vous êtes.

Vos Mercures font pleins de Nobles que vous faites :

De noms si biscornus, s’il faut dire cela,

Qu’on ne peut être Noble et porter ces noms-là.

Ne me refusez pas ce que je vous demande :

De toutes les rigueurs ce serait la plus grande ;

Et mon hymen rompu me ferait enrager.

ORONTE.

Je voudrais fort, Monsieur, vous pouvoir obliger.

Je puis à la noblesse ajouter quelque lustre ;

Et rappeler de loin une famille illustre :

Mais dans tous mes écrits jamais aucun appas,

Ne m’a fait anoblir ce qui ne l’était pas.

N’entre-voyez-vous point dans toute votre race,

De gloire ou de valeur quelque légère trace ?

Aucun de vos aïeux ne s’est-il signalé ?

MONSIEUR MICHAUT.

Ma foi, mon Père est mort sans m’en avoir parlé :

Et de tous mes aïeux, puisqu’il ne faut rien taire,

Je n’en ai point connu par delà mon grand Père.

ORONTE.

Qu’était-il ? Avait-il quelque grade ?

MONSIEUR MICHAUT.

Entre nous,

Feu mon grand Père était Mousquetaire à genoux.

ORONTE.

Quelle charge est-ce là ?

MONSIEUR MICHAUT.

C’est ce que le vulgaire

En langage commun appelle Apothicaire.

ORONTE.

Fi !

MONSIEUR MICHAUT.

Dépend-il de nous d’être de qualité ?

Quand on m’a voulu faire ai-je été consulté ?

Sans savoir ce qu’il fait le hasard nous fait naître,

Et ne demande point ce que nous voulons être.

Mon Père fut d’un cran plus noble que le sien :

Il se fit Médecin ; gagna beaucoup de bien ;

N’eut que moi seul d’enfants ; et passant mon attente,

Me laissa par sa mort cinq mille écus de rente.

Comme Paris est grand j’ai changé de quartier ;

Je me fais par mes gens appeler Chevalier :

La maison que j’occupe a beaucoup d’apparence,

Et personne à présent ne sait plus ma naissance.

Faites-moi Gentilhomme, il n’est rien plus aisé.

ORONTE.

Je voudrais le pouvoir, j’y serais disposé :

Mais le Roi qui peut tout aurait peine à le faire.

Le Père Médecin, l’Aïeul Apothicaire,

Le Bisaïeul peut-être encore moins que cela.

Qui, diable, serait Noble à descendre de là ?

Pour remplir vos désirs il faut faire un prodige ;

Je ne puis.

MONSIEUR MICHAUT.

Greffez-moi sur quelque vieille tige.

Cherchez quelque Maison dont le nom soit péri ;

Ajoutez une branche à quelque arbre pourri,

Enfin, pour m’obliger inventez quelque fable ;

Et ce qui n’est pas vrai rendez-le vraisemblable.

Un homme comme vous doit-il être en défaut ?

ORONTE.

Et comment, s’il vous plaît, vous nommez-vous ?

MONSIEUR MICHAUT.

Michaut.

ORONTE.

Ce nom-là n’est : point noble, assurément.

MONSIEUR MICHAUT.

Qu’importe ?

ORONTE.

Michaut ? Un Gentilhomme avoir nom de la sorte,

Cela ne se peut pas, vous dis-je.

MONSIEUR MICHAUT.

Pourquoi non ?

Croyez-vous qu’à la Cour chacun ait son vrai nom ?

De tant de grands Seigneurs dont le mérite brille,

Combien ont abjuré le nom de leur famille ?

Si les morts revenaient ou d’en haut ou d’en bas,

Les pères et les fils ne se connaîtraient pas.

Le Seigneur d’une terre un peu considérable,

En préfère le nom à son nom véritable ;

Ce nom de père en fils se perpétue à tort ;

Et cinquante ans après on ne sait d’où l’on sort.

Je n’escroquerai point vos soins ni vos paroles :

J’ai certain Diamant de quatre-vingt pistoles...

ORONTE.

Je vous l’ai déjà dit, Monsieur, aucun appas

Ne me fera jamais dire ce qui n’est pas.

MONSIEUR MICHAUT.

Parbleu ! tant pis pour vous d’être si formaliste.

Adieu. Je vais trouver un Généalogiste,

Qui pour quelques louis que je lui donnerai,

Me fera sur le champ venir d’où je voudrai.

ORONTE, seul.

Qui jamais de noblesse a vu source moins pure ?

Médecin !

 

 

Scène III

 

MADAME GUILLEMOT, ORONTE, JASMIN

 

MADAME GUILLEMOT.

Est-ce vous qui faites le Mercure,

Monsieur ?

ORONTE.

Oui, Madame.

MADAME GUILLEMOT.

Oui ? l’aveu m’en semble bon !

ORONTE.

En avez-vous besoin, Madame !

MADAME GUILLEMOT.

Qui ? moi ? non.

À moins d’être d’un goût insipide et malade,

Peut-on s’accommoder d’une chose si fade ?

ORONTE.

Ah ! ah ! voici d’un style un peu rude.

MADAME GUILLEMOT.

Pour vous

Quelque rude qu’il soit il est encor trop doux.

ORONTE.

Je crois qu’avec raison vous êtes en colère :

Mais je ne sais par où je vous ai pu déplaire.

Je m’examine en vain, et vous m’embarrassez.

MADAME GUILLEMOT.

Regardez mon habit, il vous en dit assez.

Ne l’entendez-vous pas ?

ORONTE.

Non, je vous le confesse.

MADAME GUILLEMOT.

Ô ciel ! que vous avez l’intelligence épaisse !

Puisqu’il faut avec vous ne rien dissimuler,

On dit que c’est de moi dont vous vouliez, parler,

Quand certaine Bourgeoise à qui la mode est douce,

Peur être en cramoisi fit défaire une housse.

ORONTE.

De vous ?

MADAME GUILLEMOT.

J’en défis une, et ne m’en cache pas ;

J’avais un lit fort ample, et d’un beau taffetas :

À force d’être large, il était incommode ;

Et le Tapissier Bon le remit à la mode.

Par les soins que je pris, j’eus de reste un rideau :

Le cramoisi régnant j’en fis faire un manteau :

Voilà la vérité comme elle est dans sa source,

Et non que mon mari m’ait refusé sa bourse.

Pour le mot de Bourgeoise un peu trop répété,

Les Bourgeois de ma sorte ont de la qualité.

Quand vous voudrez écrire ajuster mieux vos contes ;

Et sachez que je suis Auditrice des Comptes.

ORONTE.

Quand je fis cet article, il le faut avouer.

Mon unique dessein était de me jouer :

Je ne présumais pas en contant cette fable,

Qu’elle dût par vos soins devenir véritable.

Loin de vous en blâmer, j’admire votre esprit,

De trouver un manteau dans un rideau de lit ;

Et j’ai quelque chagrin de voir que cela vienne,

De votre invention plutôt que de la mienne.

Jamais dans ses desseins on n’a mieux réussi :

Vous êtes à la mode, et votre lit aussi.

C’est un avantage...

MADAME GUILLEMOT.

Oui : mais ce qui me courrouce,

On sait que mon habit est dame vieille housse.

Que ce soit par hasard ou par malignité,

Votre indiscret Mercure a dit la vérité.

J’entends à chaque pas la baste Bourgeoisie,

Qui me nomme en raillant la housse cramoisie ;

Et par tout mon quartier la canaille le plaint,

Que je prends des couleurs qui font sortir le teint.

Il est vrai, le gros rouge est une couleur, sombre,

Qui détache le clair par le secours de l’ombre ;

Qu’on en ait un manteau, sans ornements dessus,

Pour peu que l’on soit blanche ou le paraît bien plus :

C’est un fard innocent, sans pommade ni drogue ;

Et voilà la raison qui l’a tant mis en vogue.

ORONTE.

Redites-moi, de grâce, un certain mot choisi

Qui vous est échappé, pour dire cramoisi.

MADAME GUILLEMOT.

Du gros Rouge ?

ORONTE.

À mon sens il a beaucoup de grâce :

Jamais le mot de gros ne fut mieux en sa place ;

Il charme.

MADAME GUILLEMOT.

Il m’est venu sans affectation.

ORONTE.

Votre esprit est fertile en belle invention.

J’ai de votre mérite une idée assez haute,

Pour me faire un plaisir de réparer ma faute,

À Jasmin.

Le nom de Madame est...

MADAME GUILLEMOT.

Parlez donc, petit sot.

JASMIN.

Monsieur, Madame a nom Madame Guillemot.

ORONTE.

C’est assez. Vous verrez dans le premier Mercure,

Que j’aurai de la housse adouci l’aventure.

Si le mot de Bourgeoise aigrit votre courroux,

Je mettrai tout au long, par estime pour vous,

En bon Historien, qui ne fait point de contes,

Madame Guillemot, Auditrice des Comptes.

MADAME GUILLEMOT.

Y ferez-vous entrer mon éloge ?

ORONTE.

Oui, vraiment.

MADAME GUILLEMOT.

Louez-moi, je vous prie, imperceptiblement,

J’ai pour la flatterie une haine invincible.

Si louer sans flatter vous paraît impossible,

J’aime mieux vous donner, si vous le souhaitez ?

Un mémoire où seront mes bonnes qualités.

J’ai de la modestie, et me rendrai justice.

Adieu. Ne bougez.

ORONTE.

Moi, Madame l’Auditrice ?

MADAME GUILLEMOT.

De grâce...

ORONTE.

Je prétends, pour finir tous débats,

Jusqu’à votre carrosse accompagner vos pas.

MADAME GUILLEMOT, à Jasmin.

Voyez si mon carrosse est venu me reprendre,

J’avais quelques parents qu’il est allé descendre.

Voyez donc promptement si la Fleur est là bas,

Mon cocher.

JASMIN.

Je suis sur de ne le trouver pas,

Madame.

MADAME GUILLEMOT.

Le fripon craint d’aller dans la rue.

Si je vous...

JASMIN.

C’est à pied que vous êtes venue.

MADAME GUILLEMOT.

Ah, Coquin ! Ne bougez, pour raison.

ORONTE.

J’obéis.

MADAME GUILLEMOT, en sortant.

Vous aurez le fouet en entrant au logis,

Petit gueux.

JASMIN.

Qu’ai-je fait ?

MADAME GUILLEMOT.

Comment ! petite rosse,

Sans vous on aurait cru que j’avais un carrosse.

Je vous ferai sentir ce que pèsent mes coups.

JASMIN.

Dame ! je ne sais pas si bien mentir que vous.

ORONTE, seul.

Madame l’Auditrice est enfin apaisée.

La louange à propos rend toute chose aisée.

Allons fermer la porte, et jusqu’après dîné,

Passons quelques moments sans être importuné.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ORONTE, MERLIN

 

On heurte assez rudement.

MERLIN.

Qui diable est l’animal qui heurte de la sorte ?

ORONTE.

Ouvre sans hésiter, et l’une et l’autre porte.

On redouble.

MERLIN.

Je voudrais qu’en heurtant il se rompît les bras.

 

 

Scène II

 

LISETTE, MERLIN, ORONTE

 

LISETTE.

Est-ce ici le logis de Monsieur Licidas ?

MERLIN.

Ah, Monsieur ! c’est Lisette, ou bien j’ai la berlue.

ORONTE.

Lisette ! quel bonheur ! Vien que je te salue.

Comment te portes-tu, ma pauvre enfant ?

LISETTE.

Fort bien,

Monsieur.

MERLIN la veut saluer aussi.

Je suis ravi... Comment, je n’aurai rien ?

Tu reviendras des champs sans me baiser ?

LISETTE.

Ta bouche

Doit avoir du respect : pour ce que Monsieur touche.

MERLIN.

Patience ; à ton tour tu verras ma fierté.

ORONTE.

Cécile est revenue en parfaite santé ?

Pour elle mon ardeur va jusques à l’extrême.

LISETTE.

Et la sienne pour vous est presque tout de même.

Monsieur de Boisluisant qui brûle de vous voir,

L’a déjà disposée à faire son devoir.

On ne voit rien d’égal, c’est moi qui vous le jure,

À son entêtement pour l’Auteur du Mercure :

S’il peut l’avoir pour gendre, il sera trop content.

Le fils d’un Duc et Pair ne lui plairait pas tant.

Il ne voit qu’en lui seul un mérite qui brille ;

Et tout autre lui semble indigne de sa fille.

Il va dans un moment vous l’amener ici.

Cécile de frayeur en a le cœur transi.

Elle craint, et sa crainte est assez raisonnable,

Qu’elle ne soit offerte à l’Auteur véritable :

Et de Monsieur son père ayant loué le choix,

Pour oser se dédire elle eût manqué de voix.

Pour détourner un coup à ses veux si contraire,

J’ai cherché ce logis de Libraire en Libraire.

Enfin, Monsieur Blageard, qu’on a fait à dessein,

Trop petit pour un homme, et trop grand pour un nain,

Avec civilité m’en a donné l’adresse :

Et par le zèle ardent que j’ai pour ma maîtresse,

À vous trouver chez vous n’ayant pas réussi,

Je me suis hasardée à venir jusqu’ici.

Avant qu’à vous y voir elle-même s’exposé,

Apprenez-moi, Monsieur, comment va toute chose.

ORONTE.

Tout va comme Cécile à peu près l’a voulu.

De ce logis entier je suis Maître absolu.

La plus tendre amitié qu’inspire la nature,

M’unit étroitement à l’Auteur du Mercure.

Nous portons même nom, avons mêmes aïeux ;

Et son père et le mien étaient frères.

LISETTE.

Tant mieux.

Pour faire le contrat qui vous est nécessaire,

À point nommé, Monsieur, il falloir un faussaire,

Un Notaire fripon, prêt à prévariquer ;

Je sais bien qu’à Paris vous n’en pouviez manquer :

En payant largement, sans autre inquiétude,

On rencontre son fait en bien plus d’une Étude,

Mais du gendre qu’on cherche ayant le même nom.

De votre tricherie on n’aura nul soupçon.

Ce qui peut mettre obstacle au bien qu’on vous destine,

C’est que pour un Auteur vous avez bonne mine :

Cette grande perruque, et ce linge et ce point,

Avec le nom d’Amour ne sympathisent point.

J’en vois par-ci, par-là ; mais ils ont tous l’air mince :

Et sous cet équipage on vous croirait un Prince,

Par là votre dessein peut être divulgué.

Songez...

ORONTE.

Je représente un Auteur distingué ;

À qui, de compte fait, le débit de ses Livres

Rapporte tous les ans plus de dix mille livres.

LISETTE.

Vous ne me dites pas que je m’arrête trop,

Pour regagner le temps je m’en vais au galop.

Encore une parole et puis adieu. Cécile,

Comme je vous ai dit, n’a pas l’esprit tranquille :

Et pour chagrin nouveau, ce matin d’un Billet

Ayant incognito chargé votre Valet,

Elle a craint qu’en chemin il ne prêtât l’oreille,

À qui le convierait d’aller boire bouteille :

Et qu’après le repas il ne fût assez sot,

Pour offrir un quadruple à payer son écot.

Celui qu’il croit avoir, et dont l’appas le touche,

Quoique marqué de même, est une boîte à mouche.

Elle enferme un Billet, à l’aide d’un ressort.

MERLIN.

Monsieur, qui l’a reçu m’en a payé le port.

Tu peux lui demander si je mens.

ORONTE.

Non sans doute :

Mais je l’ai mal payé, quelque prix qu’il m’en coûte.

De la paît de Cécile un Billet m’est si doux...

LISETTE.

Il suffit que le sien soit venu jusqu’à vous.

Dans le cœur inquiet de ma jeune maîtresse ;

Je vais diligemment reporter l’allégresse ;

En dissiper la crainte ; y remettre l’espoir ;

Et stater son amour du plaisir de vous voir.

Du feu dont vous brûlez rendez-vous bien le maître :

Gardez qu’il ne paraisse en la voyant paraître :

Monsieur de Boisluisant, le beau-père futur.

A toujours l’œil au guet, et n’a pas l’esprit dur.

Profitez de l’avis que mon zélé vous donne.

Adieu, Monsieur. Adieu, Monsieur Merlin.

MERLIN.

Friponne,

Tu m’as fait un affront dont il te souviendra.

LISETTE.

À la première vue on le réparera ;

Prends courage.

 

 

Scène III

 

ORONTE, MERLIN

 

ORONTE.

Tu vois comme elle agit de tête ;

Ne la trouves-tu pas jolie, aimable, honnête ?

MERLIN.

Assurément.

ORONTE.

Veux-tu l’épouser ?

MERLIN.

Non, Monsieur,

Vous prétendriez sur elle avoir droit de Seigneur ;

Droit de dixme.

ORONTE.

Es-tu fou ?

MERLIN.

Cela n’est point folie :

Un valet marié dont la femme est jolie,

Et de qui le Patron est bâti comme Vous,

À de justes raisons de paraître jaloux.

Je connais plus d’un sot que je ne veux point suivre.

 

 

Scène IV

 

LONGUEMAIN, ORONTE, MERLIN

 

LONGUEMAIN.

N’est-ce pas vous, Monsieur, qui faites ce beau Livre,

Qui n’est pas plutôt vieux qu’il redevient nouveau ?

Le Mercure ?

ORONTE.

Je n’ose avouer qu’il soit beau,

Mais tel qu’il soit, Monsieur, oui c’est moi.

LONGUEMAIN.

Je vous jure

Que par toute la France on chérit le Mercure.

À Tours, il faut savoir quelle estime on en fait.

ORONTE.

Passons. Que vous plaît-il ?

LONGUEMAIN.

Vous parler en secret.

J’ai mes raisons.

ORONTE, à Merlin.

Va-t’en.

LONGUEMAIN.

Avant que je me nomme,

Je crois en vous, Monsieur, trouver un honnête homme.

ORONTE.

Si vous m’estimez tel, quoique vous me disiez,

Vous ne trouverez point que vous vous abusiez.

Croyez-en ma parole, et n’ayez aucun doute.

LONGUEMAIN.

Êtes-vous assuré que personne n’écoute ?

ORONTE.

Parlez uns vous contraindre, et n’appréhendez rien.

LONGUEMAIN.

Pour vivre en honnête homme il faut avoir du bien.

La Vertu toute nue autrefois était belle,

Mais le Vice à son aise est aujourd’hui plus qu’elle ;

Et de quelques talents dont on soit revêtu,

On ne fait point fortune avec trop de vertu.

Cela posé, j’ai cru pouvoir tout me permettre,

Dans les divers états où l’on m’a voulu mettre.

Dès mes plus jeunes ans, dans mes plus bas emplois,

J’ai toujours eu le soin d’étendre un peu mes droits.

Cette inclination augmentant avec l’âge,

Dans des pelles meilleurs je prenais davantage ;

Mais tous ces petits gains par leurs faibles appas,

En datant mes délits ne les remplissaient pas.

Si bien que tout d’un coup l’occurrence étant belle.

De deux cens mille francs j’ai fraudé la Gabelle :

Et vous m’obligeriez, après ce beau coup-là,

De donner dans le monde un bon tour à cela.

Quand, on a comme vous, une plume si bonne...

ORONTE.

Et quel diable de tour voulez-vous que j’y donne ?

Après un vol si grand...

LONGUEMAIN.

Comment, vol ! parlez mieux,

Et ne vous servez point de ce terme odieux.

Tant pour vous que pour moi mettez-vous dans la tête.

Que frauder la Gabelle est un mot plus honnête.

C’est me déshonorer qu’employer de tels mots.

ORONTE.

Vous vous piquez d’honneur un peu mal à propos.

Si ce mot vous fait honte, et vous semble un outrage,

L’action qui le cause en fait bien davantage.

Un homme tel que vous en est assez instruit.

LONGUEMAIN.

Quel grand mal ai-je fait pour tant faire de bruit ?

ORONTE.

Quel grand mal ? Trouvez-vous qu’il soit petit ?

LONGUEMAIN.

Sans doute.

Ce n’est au pis aller faire que Banqueroute.

Combien d’autres l’ont faite, et qui n’ont pas péri ?

ORONTE.

Et comptez-vous pour rien l’affront du Pilori ?

LONGUEMAIN.

L’affront du Pilori me paraît quelque chose ;

Je plains ceux qu’en spectacle en ce lieu l’on expose :

Mais combien en voit-on, Banqueroutiers parfaits,

Vivre du revenu des crimes qu’ils ont faits ?

Pour un à qui l’on fait ces injures atroces,

Plus de dix à Paris ont deux ou trois carrosses.

Qu’un homme ait de bien clair jusqu’à cent mille écus,

On lui prête sans peine un million, et plus :

Chacun ouvrant sa bourse à sa moindre requête,

Lui jette avec plaisir son argent à la tête ;

Et quand ses créanciers redemandent leur bien,

L’emprunteur infidèle abandonnant le sien,

À la face des Lois fait un vol manifeste ;

Et pour cent mille écus un million lui reste.

ORONTE.

Les gens que vous citez, dont vous suivez le train,

Sont l’exécration de tout le genre humain.

Les affronts qu’on leur fait ont de si justes causes...

LONGUEMAIN.

Trois carrosses roulants rajustent bien des choses.

Et pour un million immoler son devoir,

C’est vendre son honneur tout ce qu’il peut valoir.

Avec ce que j’ai pris comparez cette somme,

Vous verrez que j’en use en bien plus galant homme.

Pour Messieurs les Fermiers, qui font des gains si grands,

Qu’est-ce de bonne foi que deux cens mille francs ?

Gros Seigneurs comme ils sont, ont-ils lieu de se plaindre ?

À rien de plus modique ai-je pu me restreindre ?

Et de vider ma Caisse ayant fait un serment,

Pouvais-je en conscience un user autrement ?

Mettez-vous en ma place, et pensez bien...

ORONTE.

De grâce,

Ne me proposez point cette odieuse place.

Quel secours de ce crime osez-vous espérer ?

Vous vous êtes fait riche, et n’osez vous montrer :

De vos meilleurs amis vous craignez la présence.

Vous étiez plus heureux avec plus d’indigence.

Vous marchiez librement, sans peur d’être arrêté ;

Et vous avez perdu jusqu’à la liberté.

LONGUEMAIN.

Je sais un sur moyen de me la faire rendre.

ORONTE.

Quel moyen ?

LONGUEMAIN.

Écoutez, et vous l’allez apprendre :

C’est l’unique sujet qui m’amène en ce lieu.

De deux extrémités j’ai choisi le milieu :

De l’argent qu’on a pris fait de la peine à rendre :

Mais on souffre encor plus quand on se laisse pendre ;

Ainsi, soit par faiblesse, ou par bonne amitié,

Des deux cens mille francs je rendrai la moitié.

Ce sont cent mille francs que je perds ; mais qu’y faire ?

J’aime quand je le puis, à conclure une affaire.

Les Fermiers Généraux voyant ma bonne foi,

Me pourront confier quelque meilleur emploi.

C’est ce qu’avec grand art, comme par bonté pure,

Il faut insinuer dans le premier Mercure.

Si je suis par vos soins à l’abri de la Hart,

Du butin que j’ai fait vous aurez votre part :

Et cent louis...

ORONTE.

Monsieur, en m’offrant cette somme,

Vous oubliez, je crois, que je suis honnête homme ?

Et si je l’étais moins que je ne le prétends,

Vous passeriez peut-être assez mal votre temps.

Vous offrez cent louis pour vous faire un asile,

Et qui vous fera prendre est sur d’en gagner mille ;

On les donne ; on vous cherche, il n’est rien plus certain :

Et vous vous appelez Monsieur de Longuemain.

C’est un sensible appas qu’une femme si forte :

Je n’ai pour la gagner qu’à fermer cette porte :

Mais allez, sauvez-vous ; et ne m’apprenez pas

En quel lieu le destin va conduire vos pas.

Que sais-je si demain j’aurais encor la force

De pouvoir résister à cette douce amorce :

Rien ne peut vous sauver, si l’on vous pousse à bout.

Pour vous mettre en repos restituez le tout.

Mais il faut vous hâter. Si vous vous laissiez prendre,

Il ne serait plus temps de s’offrir à tout rendre :

On vous y forcerait, et vous feriez pendu.

LONGUEMAIN.

Ne me pendrais-je pas si j’avais tout rendu ?

Un bien de ses aïeux qu’un héritage amène,

Comme il vient sans travail peut se perdre sans peine :

Mais un bien étranger que le plus grand bonheur

Ne peut faire acquérir qu’aux dépens de l’honneur ;

Un bien qui m’a coûté plus de soins et d’alarmes.

Qu’à mes yeux éblouis il n’étalait de charmes ;

Enfin, pour expliquer la chose comme elle est,

Un bien que j’ai volé, puisque ce mot vous plaît ;

Quand tout est essuyé me parler de tout rendre,

C’est un pire destin que de se laisser pendre.

Je renonce au secours d’un tel médiateur.

Et suis de vos conseils très humble serviteur.

S’il faut être pendu, ce n’est pas une affaire.

Il sort.

ORONTE, seul.

Ce Monsieur le Commis a l’air patibulaire.

Si je ne suis trompé sa mort fera du bruit.

 

 

Scène V

 

MERLIN, ORONTE

 

MERLIN.

Monsieur, voici Cécile, et tout ce qui s’ensuit,

Père, Fille, Soubrette et Laquais vont paraître.

ORONTE.

Suis-je bien ? Ma perruque...

MERLIN.

On ne saurait mieux être.

Ils entrent.

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR DE BOISLUISANT, CÉCILE, ORONTE, LISETTE, MERLIN

 

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

Mon abord sans doute vous surprend.

De vos admirateurs vous voyez le plus grand.

Le bonheur de vous voir, dont j’ai l’âme ravie,

Est pour moi le plus doux que j’aie eu de ma vie :

Avant que de mourir je bornais mon espoir,

Au sensible plaisir que je trouve à vous voir.

Souffrez que je vous aime, et que je vous embrasse.

ORONTE.

Monsieur, avec respect je reçois cette grâce.

De cet excès d’honneur tout mon cœur pénétré...

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

Quel mérite plus grand s’est jamais rencontré ?

Avant que vous fussiez, quelles rapides plumes

Enfantaient tous les ans jusqu’à seize volumes ?

Au moindre événement qui fait un peu de bruit,

Votre fécondité va jusques à dix-huit.

Ah, ma Fille !

ORONTE.

Est-ce là Madame votre fille,

En qui tant de beauté, tant de sagesse brille ?

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

Oui, Monsieur.

ORONTE.

Accordez à mon empressement

L’honneur de saluer un objet si charmant.

Il la salue, la baise ; et dans le même temps Merlin en fait autant à Lisette.

Madame, pardonnez si j’ai l’âme interdite.

C’est un charme pour moi qu’une telle visite :

Et du langage humain les termes impuissants,

Ne peuvent exprimer les transports que je sens.

Que je suis redevable à Monsieur votre Père !

CÉCILE.

Votre joie à nous voir me paraît si sincère,

Que je répondrais mal à cet accueil si doux,

Si je vous témoignais en avoir moins que vous.

Quelque estime pour vous que mon Père ait conçue,

Je vois avec plaisir qu’elle vous est bien due :

Et comme son exemple a sur moi tout pouvoir,

Plus j’en montre à mon tour, mieux je fais mon devoir.

 

 

Scène VII

 

BONIFACE, ORONTE, MONSIEUR DE BOISLUISANT, CÉCILE, LISETTE, MERLIN

 

BONIFACE.

Qui de vous, s’il vous plaît, est l’Auteur du Mercure ?

ORONTE.

Qui diable amène ici cette sotte figure ?

Que voulez-vous ?

MONSIEUR DE BOISLUISANT, à Oronte.

Adieu. Tantôt nous reviendrons.

ORONTE.

Non, Monsieur.

BONIFACE.

Pardonnez, si je vous interromps.

ORONTE.

Voulez-vous quelque chose ?

BONIFACE.

Oui, Monsieur.

ORONTE.

Parlez-vite,

De grâce.

BONIFACE.

J’aime mieux différer ma visite,

Que d’avoir le malheur de vous être importun,

Et de ne prendre pas un moment opportun.

ORONTE, à M. de Boisluisant.

Monsieur, vous voulez bien me donner la licence...

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

Vous m’obligerez.

ORONTE, à Boniface.

Qu’est-ce ?

BONIFACE.

Un Avis d’importance,

Qui doit enjoliver votre Mercure.

ORONTE.

Hé bien ?

Dites-moi ce que c’est.

BONIFACE.

Ce que c’est ? C’est un bien.

Mais d’une utilité si grande, si féconde,

Qu’on vous en saura gré jusques dans l’autre monde.

C’est un bien, grâce au ciel, et grâce à mes efforts.

Honorable aux vivants, et plus encore aux morts.

ORONTE.

Ne perdons point de temps, Monsieur. Que faut-il faire ?

Parlez.

BONIFACE.

Monsieur Blageard, dont je suis le Confrère,

M’avait promis, Monsieur, de vous faire un récit

Du dessein qui m’amène.

ORONTE.

Il ne m’en a rien dit.

BONIFACE.

Qu’il doit être content d’avoir votre pratique !

On ne déserte point son heureuse boutique :

Du matin jusqu’au soir il ne voit qu’acheteurs.

Vous n’êtes point maudit, comme certains Auteurs,

Qui feraient beaucoup mieux de jamais ne rien faire,

Que de mettre à l’aumône un malheureux Libraire.

Un Livre in-folio m’a mis à l’Hôpital.

ORONTE.

Pour vous dédommager d’un Livre qui va mal,

Que puis-je ?

BONIFACE.

Vous savez qu’il faut que chacun meure ;

On le voit tous les jours, on l’éprouve à toute heure ;

Et jusques à ce jour on n’a pu découvrir,

D’infaillible moyen pour jamais ne mourir.

ORONTE.

Et ce qu’on n’a point fait prétendez-vous le faire ?

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

Le secret serait beau !

BONIFACE.

Non, Monsieur. Au contraire ;

Je serais bien fâché que l’on ne mourût pas :

Je ne puis être heureux qu’à force de trépas.

Mais, Monsieur, jusqu’ici les Billets nécessaires,

Pour inviter le monde aux Convois mortuaires,

Ont été si mal faits qu’on souffrait à les voir ;

Et pour le bien public j’ai taché d’y pourvoir,

J’ai fait graver exprès avec des soins extrêmes,

De petits ornements de Devises, d’Emblèmes,

Pour égayer la vue, et servir d’agréments,

Aux Billets destinés pour les Enterrements.

Vous jugez bien, Monsieur, qu’embellis de la sorte,

Ils feront plus d’honneur à la personne morte ;

Et que les curieux, amateurs des beaux Arts,

Au Convoi de son corps viendront de toutes parts,

À l’égard des vivants, dont l’orgueil est si vaste,

Qu’en escortant la mort ils demandent du faste,

Tout le long d’une rue ils seront trop heureux,

De traîner à leur suite un cortège nombreux.

CÉCILE.

Cet avis est fort beau !

ORONTE.

Mais, surtout, fort utile ?

BONIFACE.

Je vendrai ces Billets trois louis d’or le mille ;

Et si l’année est bonne et fertile en trépas,

Je crois gagner assez pour ne me plaindre pas,

La grâce que j’espère, et qui m’est importante,

C’est un peu de secours d’une plume savante :

Et la votre aujourd’hui par son invention,

Met ce que bon lui semble en réputation.

Pour être dans le monde illustre à juste titre,

Il faut dans le Mercure occuper un chapitre.

Vous dispensez la gloire. Et si votre bonté

Vouloir de mes Billets montrer l’utilité,

Il vaudrait mieux, Monsieur, dans le premier Mercure,

Retrancher quelque Fable, ou bien quelque Aventure ;

Et dans un long article avertir les défunts,

De ne plus se servir de Billets si communs :

Leur bien représenter qu’il y va de leur gloire ;

Qu’on revit dans les miens mieux que dans une Histoire ;

Le prouver par raisons ; et leur faire espérer

Qu’ils auront du plaisir à se faire enterrer.

Vous voyez bien, Monsieur, que rien n’est plus facile.

ORONTE.

Je vous l’ai déjà dit, cet avis est utile.

Pour le faire valoir je n’épargnerai rien.

Dites-moi votre nom.

BONIFACE.

Boniface Chrestien,

Depuis plus de vingt ans Imprimeur et Libraire,

Et je tiens ma boutique auprès de saint Hilaire.

Vous en souviendrez-vous, Monsieur ?

ORONTE.

Assurément.

BONIFACE.

Votre temps vous est cher jusqu’au moindre moment.

Le Public est lésé quand on vous importune.

Adieu, ménagez-moi ma petite fortune.

Je ne vous parle point de mon remerciement ;

Je ferai mon devoir, n’en doutez nullement.

En  montrant Monsieur de Boisluisant.

Si Monsieur vous est joint de sang ou d’alliance,

Il peut hâter l’effet de ma reconnaissance.

ORONTE.

Comment ?

BONIFACE.

Vous voyez bien qu’il ne peut aller loin :

Il va de mes Billets avoir bientôt besoin :

Et j’aurais un plaisir, que je puis dire extrême,

De pouvoir pour Monsieur les imprimer moi-même.

À tel prix qu’il voudrait il aurait les meilleurs ;

Et s’il perdait la vie, il gagnerait d’ailleurs.

Je m’oblige de plus, lorsque vous rendrez l’âme,

De les fournir gratis pour Vous et pour Madame.

Mourez quand vous voudrez, et comptez là-dessus.

 

 

Scène VIII

 

ORONTE, MONSIEUR DE BOISLUISANT, CÉCILE, LISETTE, MERLIN

 

ORONTE.

Des sottises d’un fat vous me voyez confus.

Victime du Public, le Mercure m’expose

À la nécessité d’écouter toute chose.

Mais pour nous dérober aux surprises des sots,

Dans mon appartement nous serons en repos.

Entrons. D’être debout à la fin on se lasse.

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

C’est vous incommoder.

ORONTE.

Non ; c’est me faire grâce.

Ne la différez point. Entrez, Madame.

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

Entrons.

D’un dessein que j’ai fait nous nous entretiendrons.

ORONTE, à Merlin.

Merlin, voilà ma bourse, et je connais ton zèle ;

Donne-m’en je te prie une preuve nouvelle.

Deux ou trois Confiseurs sont mes proches Voisins :

De ce qu’ils ont de bon fais emplir deux Bassins.

MERLIN.

À montrer mes talents l’occasion est belle,

Savoir ferrer la Mule est un art où j’excelle,

Secrétaire banal je m’en vais essayer,

Puisqu’il me met en œuvre à m’en faire payer.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

MONSIEUR DE BOISLUISANT, ORONTE

 

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

Oui, Monsieur ; c’est sans fard qu’avec vous je m’explique.

Il n’est rien de plus propre et de plus magnifique.

Je connais quatre Ducs, et plus de vingt Marquis,

Qui n’ont pas à mon gré des meubles plus exquis.

Je n’ai vu que Miroirs, que Pendules, que Lustres,

Que Tableaux mis au jour par des Peintres illustres ;

Et ce qui m’a surpris, une Collation

Où la délicatesse et la profusion...

ORONTE.

Et de grâce, Monsieur, un peu plus d’indulgence ;

J’ai sans doute abusé de votre complaisance.

Je vous en fais excuse, et vous conjure...

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

Hé bien ?

Puisque vous le voulez je n’en dirai plus rien.

Disons un mot ou deux sur une autre matière.

Je vous ai là dedans ouvert mon âme entière.

Vous savez le penchant qui m’entraîne vers vous ;

Et ma fille, en un met, n’est plus si près de nous.

Peut-être que contraint par l’aspect de Cécile,

Un refus à ses yeux vous semblait difficile.

Pendant que votre aveu peut être rétracté,

Ne vous contraignez point ; parlez en liberté.

Dites-moi franchement si votre cœur chancelé.

ORONTE.

Tout ce qu’on peut sentir mon cœur le sent pour elle.

Charmé de vos bontés comme de ses attraits,

À vous plaire, à l’aimer je borne mes souhaits ;

Et quoique mon amour ne fasse que de naître,

Il est dans un état à ne pouvoir plus croître.

Puisqu’à me rendre heureux vous vous intéressez.

Je vous donne ma foi que jamais...

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

C’est assez.

Vous pouvez librement entretenir Cécile,

Pendant une heure ou deux que je vais par la Ville.

J’aime mieux la laisser à vos soins obligeants,

Qu’en un Hôtel garni, rempli de mille gens.

Pénétrez si pour vous elle aura le cœur tendre.

Quand j’aurai fait mon tour, je viendra la reprendre.

Adieu. Si vous m’aimez traitez-moi sans façon.

 

 

Scène II

 

LISETTE, CÉCILE, ORONTE

 

LISETTE.

Monsieur de Boisluisant est-il dehors ?

ORONTE.

Oui.

LISETTE.

Bon.

À Cécile.

Il est sorti, Madame. Avancez.

ORONTE.

Ah, Madame !

Je puis donc à la fin vous parler de ma flamme.

Je puis dans le transport dont je suis animé,

M’expliquer sans contrainte aux yeux qui m’ont charmé.

Mon aimable Cécile !

CÉCILE.

Hé bien, mon cher Oronte !

ORONTE.

M’aimez-vous toujours ?

CÉCILE.

Oui ; j’en fais l’aveu sans honte.

Si j’ai quelque chagrin dans cet heureux instant,

C’est d’abuser mon Père, et de lui devoir tant.

Prévenu, comme il est, pour l’Auteur du Mercure,

Nous pardonnera-t-il cette douce imposture ?

Je crains...

LISETTE.

À cela près hâtez le conjungo.

Tous deux jeunes, bien faits, vous vivrez à gogo.

Qu’est-ce que votre Père après tout pourra dire ?

N’êtes-vous pas soumise à tout ce qu’il désire ?

C’est lui qui dans ce lieu vient de vous amener ;

À Monsieur qu’il y trouve il prétend vous donner ;

Loin de blâmer son choix vous en êtes contente ;

Et vous taupez à tout en fille obéissante.

Êtes-vous obligée à savoir si Monsieur

Est Auteur véritable, ou bien façon d’Auteur ?

Vous soupçonnera-t-il d’être d’intelligence ?

CÉCILE.

Oronte, là-dessus, ne dit point ce qu’il pense ?

ORONTE.

Je pensais être aimé plus que je ne le suis,

Madame.

CÉCILE.

Je vous aime autant que je le puis.

Vous n’en pouvez douter sans me faire un outrage ;

Et comment serait-on pour aimer davantage ?

ORONTE.

Hé bien ; si vous m’aimez n’appréhendez plus rien.

Le reste me regarde, et j’en sortirai bien.

Qui n’eût pas accepté comme je viens de faire,

L’inestimable bien que m’offre votre Père ?

Fallait-il renoncer à vos divins appas,

Parce qu’il me croyait ce que je ne suis pas ?

Et lorsqu’il fera temps que je le désabuse,

N’êtes-vous pas, Madame, une assez belle excuse ?

Reposez-vous sur moi de tout l’événement.

LISETTE.

J’entends monter quelqu’un ; parlez plus doucement.

CÉCILE.

Une Dame paraît dont j’admire la mine.

Elle a grand air.

 

 

Scène III

 

CLAIRE, ORONTE, CÉCILE, LISETTE

 

ORONTE.

C’est vous, ma charmante Cousine

À quand la Noce ?

CLAIRE.

À quand ? Tout est rompu.

ORONTE.

Comment ?

CLAIRE.

Peut-on se marier quand on n’a plus d’amant ?

ORONTE.

Parlez-moi sans énigme ; êtes-vous mariée ?

Répondez.

CLAIRE.

Non, vous dis-je ; on m’a répudié

Je viens en avertir mon Cousin Licidas.

ORONTE.

Vous aurez le chagrin de ne le trouver pas.

Il est à Saint Germain, pour quelques jours peut-être.

Et de tout son logis il m’a laisse le maître.

Voyez, en son absence, à quoi je vous suis bon.

J’aurai le même zèle ayant le même nom :

Et cette Dame enfin que j’estime et respecte,

Ne doit ni vous gêner, ni vous être suspecte.

Elle entre comme moi dans tous vos intérêts.

J’en suis sur.

CLAIRE.

Mon Cousin, je n’ai point de secrets.

On m’avait accordée à Monsieur de la Motte :

Il en est de moins fous que je crois qu’on garrotte.

Dénué de cervelle, il fait l’esprit profond ;

Ne s’habille jamais comme les autres font ;

Et pour tout dire enfin, il semble qu’il se pique

D’être dans son espèce un animal unique.

Mais comme il est fort riche, et que j’ai peu de bien.

On lui promit ma foi sans, que j’en susse rien.

La semaine passée, avec une Compagne,

Je fus voir au Plessis sa maison de Campagne :

Je fis pour l’obliger certes débauche-là ;

Et ce sur de son mieux qu’il nous y régala.

Comme jeudi dernier j’étais un peu malade,

Seul mon bourru d’amant fut à la promenade :

Je ne sais si c’est-là qu’on m’a volé son cœur ;

Mais quand il en revint je le trouvai rêveur.

Le soir, en confidence, il me dit que son âge

N’était plus guère propre au joug du mariage ;

Qu’il avoir cinquante ans ; et qu’avec un vieillard,

L’hymen de ses plaisirs me serait peu de part.

Le lendemain matin, sans garder de mesure,

Il revint brusquement me parler de rupture ;

Et pour le mépriser comme il me méprisait,

J’acceptai sur le champ ce qu’il me proposait.

Voilà ce que je sais, sans en savoir la cause.

CÉCILE.

Perdre un pareil amant, c’est perdre peu de chose.

LISETTE.

Belle, bien faite, jeune, et sans aucun défaut,

Un homme à cinquante ans n’est pas ce qu’il vous faut.

Qu’en feriez-vous ? À vingt la ressource est plus grande.

CLAIRE.

Il m’a fait un présent qu’il faut que je lui rende.

ORONTE.

Puisqu’il rompt sans sujet je n’en suis pas d’avis.

Et de combien est-il ?

CLAIRE.

De deux mille louis.

ORONTE.

II vous les a donnés ?

CLAIRE.

À moi-même en personne.

ORONTE.

Le bien le mieux acquis est celui que l’on donne :

Ils sont à vous.

LISETTE.

Pour moi, je ne les rendrais pas.

CLAIRE.

Il va, je crois, monter ; je l’ai laisse là-bas.

Je l’entends.

ORONTE.

Croyez-vous qu’il en aime quelqu’autre ?

CLAIRE.

Je ne sais.

 

 

Scène IV

 

MONSIEUR DE LA MOTTE, CLAIRE, ORONTE, CÉCILE, LISETTE

 

ORONTE.

Serviteur, Monsieur.

MONSIEUR DE LA MOTTE.

Et moi le vôtre.

ORONTE.

Le bonheur de vous voir m’est un plaisir bien doux.

MONSIEUR DE LA MOTTE.

D’où vient ?

ORONTE.

Mademoiselle est ma Cousine.

MONSIEUR DE LA MOTTE.

À Vous ?

Tout de bon ?

ORONTE.

Oui, Monsieur.

MONSIEUR DE LA MOTTE.

J’en suis vraiment bien aise.

ORONTE.

Et moi je suis ravi, Monsieur, qu’elle vous plaise.

Quel jour avez-vous pris pour un hymen si beau ?

MONSIEUR DE LA MOTTE.

Bon ! la paille est rompue, et tout est à vau-l’eau.

Vous le savez, fort bien, fin matois que vous êtes.

ORONTE.

Vous, Monsieur, savez-vous quelle faute vous faites ?

MONSIEUR DE LA MOTTE.

Eh oui ! Par cet hymen je m’étais figuré,

Que j’aurais des enfants qui m’en sauraient bon gré :

J’entends, par des raisons que moi-même je forge,

Que ma postérité se plaint que je l’égorge ;

Et frappé quelquefois par de tristes accents,

Je pense massacrer de petits innocents.

Mais tout dût-il crever, que tout crève n’importe,

La raison opposée est toujours la plus forte.

ORONTE.

Et quelle est la raison qui vous fait hésiter,

Monsieur ?

CÉCILE.

Mademoiselle est-elle à rebuter ?

CLAIRE.

Ai-je par ma conduite attiré votre haine ?

MONSIEUR DE LA MOTTE.

Je n’ai rien à répondre, et c’est ce qui me gène.

ORONTE.

Croyez-vous que son sang soit indigne de vous ?

CÉCILE.

A-t-elle quelque amant dont vous soyez jaloux ?

CLAIRE.

À vos yeux détrompés ne parais-je plus belle ?

MONSIEUR DE LA MOTTE.

Ce n’est point tout cela, ma chère Demoiselle.

ORONTE.

Vous a-t-elle engagé par d’indignes moyens ?

CÉCILE.

Vous a-t-on déguisé sa naissance et ses biens ?

CLAIRE.

Ai-je trahi la foi que je vous ai donnée ?

MONSIEUR DE LA MOTTE.

Non ; vous êtes en tout bien conditionnée ;

Belle ; sage, fidèle ; et malgré tout cela,

Il plaît à mon destin que je vous plante-là.

Laissez-moi, pour raison, m’excuser fut mon âge ;

Et ne me forcez pas d’en dire davantage.

CLAIRE.

Non, Monsieur ; dites tout, ne soyez point contraint ;

Vous laissez des soupçons dont ma vertu se plaint.

ORONTE.

Elle a raison ; parlez. Que voulez-vous qu’on pense ?

MONSIEUR DE LA MOTTE.

Mais je vais l’offenser, si je romps le silence.

Pour n’en pas venir-là je fais ce que je puis.

Rendez-moi seulement mes deux mille louis,

Et bonjour.

CLAIRE.

Pour cela, c’est un autre chapitre.

Je les prétends à moi par un assez bon titre :

En m’en faisant un don vous en fîtes mon bien.

Mais vidons l’autre affaire, et ne confondons rien.

Dussiez-vous m’offenser, expliquez-vous.

ORONTE.

Sans doute.

Je saurai de Monsieur quel affront il redoute :

Il ne sortira point qu’il ne m’ait convaincu...

MONSIEUR DE LA MOTTE.

Puisqu’il faut m’expliquer, je crains d’être cocu.

CLAIRE.

Impudent !

ORONTE.

Supprimez ces discours téméraires.

MONSIEUR DE LA MOTTE.

Mon prétendu Cousin, chacun sait ses affaires.

Pouvez-vous m’empêcher d’avoir peur ?

CÉCILE.

C’est à tort ;

Mademoiselle est sage, a de l’honneur.

MONSIEUR DE LA MOTTE.

D’accord.

ORONTE.

Ses manières, son air, sa pudeur naturelle.

Ce sont des cautions qui vous répondent d’elle.

MONSIEUR DE LA MOTTE.

Elle a plus de vertus encore que d’appas,

C’est je crois dire assez qu’elle n’en manque pas.

De quelqu’autre que moi qu’elle soit la conquête,

Des dangers de l’hymen je garantis sa tête :

Mais tout ce que j’entends, et tout ce que je vois,

Pour m’appeler Cocu semble prendre une voix.

Écoutez quatre mots, sans aucune incartade,

Et traitez-moi de fou si j’ai l’esprit malade.

Ce fut Jeudi dernier que l’enfer en courroux,

Du plaisir que j’aurais si j’étais votre époux,

Déchaîna contre moi tout ce qu’il crut capable,

De pouvoir me contraindre à me donner au diable.

Ce jour-là, que depuis j’ai maudit mille fois,

Ayant beaucoup marché sans dessein et sans choix,

Je fus me reposer vers des bornes de pierre,

Qui d’un jaloux voisin ont séparé ma terre ;

Pour rêver à mon aise au moment bienheureux,

Où l’amour dans vos bras remplirait tous mes vœux.

À peine étais-je assis sur une de ces bornes,

Que deux gros Limaçons me présentent les cornes ;

Plus je donnai de coups pour les faire rentrer,

Plus ils prirent de peine à me les mieux montrer ;

Et de leur insolence ayant pris quelque ombrage,

Je me levai sur l’heure, et les tuai de rage ;

Étant persuadé qu’à moins d’un prompt trépas,

Les affronts à l’honneur ne se réparent pas.

Je venais en Héros de venger mon injure,

Quand par méchanceté, pour confirmer l’augure,

Une misérable Oiseau pensa me rendre fou,

À force de crier coucou, coucou, coucou.

Enragé contre lui, mon fusil sur l’épaule,

J’entre dans la forêt, et je cherche le drôle,

Fortement résolu pour venger mes soupçons,

De lui faire éprouver le fort des Limaçons.

Mais zeste ! Le conquin de branchage en branchage,

De son maudit coucou redoubla le ramage ;

Et quatre coups en l’air, loin de l’épouvanter,

Lui servirent d’appas pour le faire chanter.

Limaçons et Coucou, mon âge et votre sexe ?

Tout rendait à l’envi ma pauvre âme perplexe,

Lorsque dans mon chemin, et presque sous mes pas,

Je trouve un bois de Cerf fraîchement mis à bas ;

Et vois un peu plus loin cette maligne bête,

Qui semblait m’annoncer que c’était pour ma tête,

Vous en aurez, menti, malheureux animaux,

Je rendrai malgré vous tous vos présages faux,

M’écriai-je, et soudain je gagnai ma chaumière,

Sans vouloir regarder ni devant ni derrière,

Ainsi vous avez beau menacer ou prier,

Qui diable après cela voudrait se marier ?

ORONTE.

Eh ! Monsieur, donnez-nous des raisons plus honnêtes.

Ma Cousine est croyable un peu plus que vos bêtes :

Et c’est de sa vertu faire trop peu de cas,

Que des les vouloir croire, et ne la croire pas.

Je suis las de souffrir un si cruel outrage.

MONSIEUR DE LA MOTTE.

Je vous ai déjà dit que je la crois fort sage.

Mais si l’astre s’en mêle, et veut me voir cocu,

Pensez-vous que par elle il puisse être vaincu ?

Ce qu’avec un autre homme elle aurait d’innocence,

Deviendra contre moi fidèle à l’influence ;

Et moins par son penchant que pour remplir mon sort,

Je me verrai cocu, sans qu’elle ait aucun tort.

Je veux de ce malheur sauver Mademoiselle.

Elle me touche assez pour ne vouloir point d’elle.

S’il faut être cocu, c’est par un autre choix

Que je veux ressembler à tous ceux que je vois.

Pour l’honneur de mon front et de votre mérite,

Rendez-moi mon argent, et sortons quitte à quitte.

ORONTE.

Puisque par ses raisons Monsieur est convaincu,

Qu’on lui rendra justice en le faisant cocu,

La rupture qu’il cherche est une preuve insigne,

Que de remplir son sort il ne vous croit pas digne.

Vous n’auriez pas l’esprit de lui manquer de foi.

Finissez. Quel argent lui devez-vous ?

CLAIRE.

Qui ? moi ?

Rien du tout.

MONSIEUR DE LA MOTTE.

En trois mots, c’est me payer ma somme.

CLAIRE.

Que me demandez-vous ? Parlez en honnête homme.

Que vous dois-je ?

MONSIEUR DE LA MOTTE.

L’argent que vous me retenez.

Les deux mille louis que je vous ai donnés.

CLAIRE.

À moi, Monsieur ?

MONSIEUR DE LA MOTTE.

À vous. Pourquoi tant de grimaces ?

CLAIRE.

Lorsque je les reçus je vous en rendis grâces.

Me les ayant donnés, ils ne sont plus à vous.

MONSIEUR DE LA MOTTE.

Je me flattais alors de me voir votre époux.

Jamais félicité ne me parut plus haute.

CLAIRE.

Si vous ne l’êtes pas, Monsieur, est-ce ma faute ?

Tous les dons qu’en m’aimant vous pouvez m’avoir faits,

Me sont trop précieux pour les rendre jamais.

CÉCILE.

Ce refus obligeant que fait Mademoiselle,

Marque pour un volage une bonté nouvelle :

Retenir vos présents c’est vous aimer encor.

MONSIEUR DE LA MOTTE.

Je renonce à l’amour qu’on vend au poids de l’or.

Quand je fis ce présent elle m’était acquise.

Je n’ai fait avec elle aucune autre sottise.

Demandez-lui plutôt si jamais...

ORONTE.

Écoutez,

(Aussi bien suis-je sûr que vous en doutez)

C’est par mon ordre exprès qu’on n’a rien à vous rendre ;

Et si vous l’ignorez je veux bien vous l’apprendre.

Épousez ma Cousine, ou ne prétendez pas...

MONSIEUR DE LA MOTTE.

Quand je serai cocu, qu’il sera bien plus gras !

Sachez, petit Cousin, qui par votre menace

Prétendez m’ajouter aux cocus de ma race,

Que malgré mon étoile et malgré vos leçons,

Je veux faire mentir, Cerf, Coucou, Limaçons.

Et fuir le mariage un peu plus que la peste.

Licidas à l’instant va décider du reste :

Nos communs intérêts sont remis en sa main ;

N’est-il pas ici ?

ORONTE.

Non ; il est à Saint Germain.

MONSIEUR DE LA MOTTE.

Pour longtemps ?

ORONTE.

On ne sait.

MONSIEUR DE LA MOTTE.

Attendons qu’il revienne :

Il entendra plaider votre cause et la mienne.

De mes prétentions quel que soit le succès,

Ne me pas marier c’est gagner mon procès :

Combien devant nos yeux en voyons-nous paraître,

Qui pour bien plus d’argent voudraient ne le pas être ?

Tant ils sont assurés de trouver au logis,

Ou leur femme qui gronde, ou quelquefois bien pis.

Serviteur.

 

 

Scène V

 

CÉCILE, ORONTE, CLAIRE, LISETTE

 

CÉCILE.

Quel amant pour une belle amante !

LISETTE.

Je n’en voudrons point, moi, qui ne suis que servante ;

Ou si j’étais réduite à cette extrémité,

Je crois que son Coucou dirait la vérité.

ORONTE.

Consolez-vous, Cousine ; il en viendra quelqu’autre.

Apprenez mon destin, puisque je sais le vôtre.

Je vous prie à mon tour de ma noce.

CLAIRE.

Comment !

ORONTE.

Nous sommes mieux unis que vous et votre amant.

Ma Maîtresse ni moi nous ne voulons pas rompre.

Mais j’aperçois quelqu’un qui nous vient interrompre.

Passez dans l’autre chambre, où bientôt je vous sui.

 

 

Scène VI

 

DU MESNIL, ORONTE

 

DU MESNIL.

Monsieur, je suis perdu si je n’ai votre appui.

ORONTE.

Qu’est-ce, Monsieur ? Parlez, Quel sujet vous oblige...

DU MESNIL.

Si je n’ai votre appui je suis perdu, vous dis-je.

ORONTE.

Vous est-il arrivé quelque accident fâcheux ?

DU MESNIL.

Il n’est point sous le ciel d’homme plus malheureux.

ORONTE.

Avez-vous sur les bras quelque méchante affaire ?

Êtes-vous assassin, empoisonneur, faussaire ?

Êtes-vous poursuivi des Archers ?

DU MESNIL.

Moi, Monsieur ?

Ai-je l’air d’un faussaire, ou d’un empoisonneur ?

ORONTE.

Vous a-t-on dérobé quelque somme un peu forte ?

DU MESNIL.

Non, Monsieur.

ORONTE.

N’est-ce point que votre femme est morte ?

DU MESNIL.

Eh ! si c’était cela, serais-je malheureux ?

ORONTE.

Dites donc quel obstacle est contraire à vos vœux.

J’écoute : mais surtout, point de longue harangue.

DU MESNIL.

Force gens à Paris enseignent quelque langue.

Celui-là l’Espagnol, celui-ci le Latin ;

Et sans autre secours ils subsistent enfin.

J’en connais deux ou trois tellement à leur aise,

Que depuis quelque temps ils ne vont plus qu’en chaise :

Et cherchant un emploi que l’on ne pût m’ôter,

Je crus pour m’enrichir les devoir imiter.

Je pris dans un Faubourg une maison fort grande,

Et mis un écriteau pour la Langue Normande ;

M’offrant de l’enseigner avec affection

Avec les tons, l’accent, dans sa perfection.

Pendant le premier mois il ne me vint personne.

ORONTE.

Quoi ! pas un Écolier !

DU MESNIL.

Pas un.

ORONTE.

Je m’en étonne.

Un succès plus, heureux devoir suivre vos soins.

Le second mois, sans doute, alla bien ?

DU MESNIL.

Encor moins.

Pour me manifester, tant aux pauvres qu’aux riches,

Ces deux mois écoulés j’eus recours aux affiches ;

Et par tous les endroits où j’étais affiché,

je voyais en passant force monde attaché.

J’en conçus de la joie, et la chose étant sue,

Je me tins assuré d’en avoir bonne issue,

Et crus que ma maison crèverait d’écoliers ;

Mais le troisième mois eut le sort des premiers.

Pas une âme ne vint. Je disais à moi-même,

En songeant quelquefois à mon malheur extrême,

Tous les gens de commerce ont affaire à Rouen,

À Bayeux, à Falaise, à Dieppe, au Havre, à Caen,

Peu de gens ont affaire, à Florence, à Venise :

Et c’est par conséquent une grande sottise,

D’ignorer le Normand et de savoir si bien

L’extravagant Jargon qu’on nomme Italien,

L’un est infructueux, et l’autre fort utile.

Comme on a vers l’espoir une pente facile,

Je me flattais alors, et même avec excès,

Qu’à la fin mon dessein aurait un grand succès.

Je faisais afficher de nouveau ; mais ma peine

Pendant quatorze mois a toujours été vaine ;

Et quoique cette Langue ait de particulier,

Je n’ai pas eu l’honneur d’avoir un Écolier.

Le croiriez-vous ?

ORONTE.

Moi ? non ; cela n’est pas croyable.

DU MESNIL.

Rien n’est plus vrai pourtant, ou je me donne au Diable.

Pas un seul n’a paru pendant quatorze mois :

Tant il est vrai qu’en France on fait peu de bons choix !

ORONTE.

Et que puis-je pour vous en semblable occurrence :

Monsieur ?

DU MESNIL.

Réprimander la Noblesse de France,

Qui parle Italien, Espagnol, Allemand,

Et qui ne peut parler le langage Normand :

Qui sait parfaitement deux ou trois langues mortes.

Et qui n’en sait pas une usitée à ses portes ;

Qui sans avoir dessein d’aller jamais fort loin,

Des pays étrangers apprend le baragouin ;

Et qui par une erreur que le bon sens condamne,

Aime mieux Signorsi, que voire, ou Dieu me damne.

Vous voyez cependant quelle comparaison ?

ORONTE.

Il est vrai ; je vois bien que vous avez raison.

Mais comme à ce dessein la fortune s’oppose,

Je vous conseillerais de tenter autre chose.

Quand on veut se tirer d’un fâcheux embarras,

Il est bon qu’avec elle on ne s’obstine pas.

Croyez-moi, faites choix de quelqu’autre exercice.

DU MESNIL.

Non, Monsieur, tôt ou tard on me rendra justice.

De quoi que l’on se mêle en un même quartier,

Quarante quelquefois sont d’un pareil métier ;

Et par cette raison, que je crois pertinente,

Ce qu’un seul gagnerait se partage à quarante :

Mais par l’heureux effet de mon invention,

Je suis seul à Paris de ma profession.

Publiez mes talents dans le premier Mercure,

Si le Roi par hasard en faisait la lecture,

Bienfaisant comme il est par inclination,

Doutez-vous que bientôt je n’eusse pension ?

Comme de mes pareils la nature est avare,

On a quelques égards pour un homme si rare.

ORONTE.

Pour rare, il est certain : on ne peut l’être plus.

DU MESNIL.

Me louer devant moi, c’est me rendre confus :

Je suis déconcerté d’une louange en face ;

Et votre honnêteté me fait quitter la place.

Adieu ; le mois prochain parlez si bien de moi,

Que de voir mon visage il prenne envie au Roi.

C’est la grâce qu’espère et que vous recommande

Du Mesnil, Professeur de la langue Normande.

ORONTE, seul.

Juste ciel ! que ces fous qui fatiguent mes yeux,

Volent à mon amour de moments précieux !

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

CLAIRE, ORONTE

 

CLAIRE.

Demeurez, mon Cousin, vous avez compagnie.

Je vous quitte aujourd’hui de la cérémonie.

ORONTE.

Et moi, qui suis ravi d’accompagner vos pas,

De votre sentiment je ne vous quitte pas.

Vous avez à loisir parcouru ma Maîtresse,

Et vous jugez de tout avec délicatesse :

Comment la trouvez-vous ? Ai-je fait un bon choix ?

CLAIRE.

Elle est belle, à mes yeux, jusques au bout des doigts.

Son teint, son air, sa taille, en un mot tout m’enchante ;

Et de la tête aux pieds, elle est toute charmante.

Jamais d’un pareil choix on ne peut vous blâmer.

Eh ! Comment feriez-vous pour ne la pas aimer ?

Une Dame qui vient m’empêche de poursuivre.

Adieu. Je vous défends de songer à me suivre.

Un pas que vous feriez me mettrait en courroux :

Et ce serait bannir tout commerce entre nous.

ORONTE.

À ce que vous voulez il faut que je consente.

CLAIRE.

Vous m’obligez.

 

 

Scène II

 

MADAMEDE CALVILLE, ORONTE

 

MADAME DE CALVILLE, en deuil.

Monsieur, je suis votre servante.

Je vous suis inconnue et redevable.

ORONTE.

À moi,

Madame ?

MADAME DE CALVILLE.

Oui, Monsieur, à vous-même.

ORONTE.

Et de quoi ?

En quelle occasion la fortune propice,

M’a-t-elle offert l’honneur de vous rendre service ?

MADAME DE CALVILLE.

En trois occasions, où vous avez appris,

Mais galamment, la mort de trois de mes Maris,

En lisant ces endroits j’eus un plaisir extrême.

Et comme je fis hier enterrer le quatrième,

J’offre cette matière à votre heureux talent,

Pour en faire un article au Mercure Galant.

Je lui dois de mes feux cette marque fidèle.

ORONTE.

Pour un Mari défunt c’est montrer bien du zèle.

Je ne m.’étonne pas après cette action,

Qu’on brigue avec chaleur votre possession.

À votre âge, Madame, être quatre fois veuve,

C’est de votre mérite une assez grande preuve.

Sur un si bel exemple on se doit écrier.

MADAME DE CALVILLE.

On me parle déjà de me remarier :

Mais je tiens au défunt par de si fortes chaînes,

Que je n’y veux penser de plus de trois semaines,

Il verra si pour lui mes feux étaient constants.

ORONTE.

Quoi ! Vous vous résoudrez à pâtir si longtemps,

Madame ? Je vous plains : cet effort est pénible.

MADAME DE CALVILLE.

J’aimais feu mon Mari ; l’amour rend tout possible.

ORONTE.

Qui croirait qu’une Dame aussi jeune que vous,

Eût eu le déplaisir de perdre quatre époux ?

Comment ont fait vos yeux pour conserver leurs charmes,

Après s’être occupés à verser tant de larmes ?

Voir mourir ce qu’on aime est un sort si fatal...

MADAME DE CALVILLE.

De tous les maux du monde il n’en est point d’égal.

Il faut pour en parler en avoir fait l’épreuve,

J’avouerai cependant, moi qui suis souvent veuve,

Qu’au lieu de quatre fois j’aime mieux l’être neuf,

Que d’avoir le chagrin de faire un mari veuf.

Je sais bien au surplus ce qu’il faut que je fasse :

J’ai pleuré le défunt avec assez de grâce.

Fendant qu’il se mourait, fidèle à mon devoir,

J’apprenais à pleurer devant un grand miroir.

Pour pleurer un Mari d’une manière honnête,

Il faut négligemment savoir pencher la tête ;

Avoir la gorge nue, et laisser à dessein

Couler par-ci, par-là, des larmes sur son sein,

Éviter les hauts cris que la canaille jette ;

Avoir un air stupide ; une douleur muette ;

Regarder son malheur avec tranquillité.

Voila comme l’on pleure en gens de qualité ;

Mais si quelque Bourgeoise, ou simple Demoiselle

Osait pleurer de même, on se moquerait d’elle.

ORONTE.

Pour avoir le plaisir d’être pleuré de vous,

On va briguer l’honneur de mourir votre époux.

Comment le nommait-on ?

MADAME DE CALVILLE.

Le Comte de Calville.

ORONTE.

Je vais marquer sa mort du plus sublime style.

Vous serez au Mercure avec distinction.

MADAME DE CALVILLE.

Marquez-y bien l’excès de mon affliction.

Comme une tourterelle à tous moments je pleure...

Si je me remarie, et que mon mari meure,

Je viendrai vous l’apprendre, et n’y manquerai pas.

ORONTE, seul.

Que l’Auteur du Mercure a de fous sur les bras !

Mais pendant qu’en ce lieu je me trouve tranquille,

Mon cœur impatient de rejoindre Cécile...

Ciel ! on vient mettre obstacle à mon expressément.

 

 

Scène III

 

ORIANE, ORONTE, ÉLISE

 

ORIANE.

Monsieur, vous allez faire un mauvais jugement.

Sans doute.

ORONTE.

Moi, Madame ? En tout ce que vous faites,

Vous n’avez point de peine à montrer qui vous êtes :

On découvre d’abord un mérite si grand...

ÉLISE.

Nous savons bien, Monsieur, que vous êtes Galant.

On ne voit point d’écrits comparables aux vôtres :

Que d’éloges charmants cousus les uns aux autres !

Vous louez avec grâce, il le faut avouer.

ORONTE.

D’agréables objets sont aisés à louer.

Vos manières, votre air...

ORIANE.

Brisons-là, je vous prie ;

La louange affectée est une raillerie.

Tirez-nous seulement d’une grossière erreur,

Qui me fait tous les jours brouiller avec ma sœur,

Sitôt qu’un mois commence on m’apporte un Mercure.

C’est mon plaisir d’élite et ma chère lecture ;

Et depuis qu’il paraît, ce qui m’en a déplu,

C’est qu’il est trop petit, et qu’on la trop tôt lu.

Mais un des plus charmants que l’on vous ait vu faire,

C’en est un où j’ai vu le grand art de se taire :

Art qui pour notre sexe est plein d’utilité,

Et dont ma sœur et moi nous avons profité.

Nous avons toutes deux purifié nos âmes,

D’un défaut qui partout déshonore les femmes ;

Et nous faisons un vœu qui sans doute tiendra,

De ne parler jamais que lorsqu’il le faudra.

N’est-il pas juste aussi que des femmes se taisent ?

Leurs discours éternels fatiguent et déplaisent.

Tout ce qui leur échappe est de si peu de poids,

Qu’un silence modeste est plus beau mille fois.

S’il n’était des rubans, des jupes, des dentelles,

Tant que dure le jour de quoi parleraient-elles ?

Je sèche de chagrin lorsque j’entends cela.

ÉLISE.

Et qui pourrait tenir à ces sottises-là ?

Est-ce un si grand effort qu’être femme et se taire,

Qu’aucune autre que nous n’ait encor pu le faire ?

(Car ma sœur franchement, nous pourrions avouer,

N’était qu’il est honteux de vouloir se louer,

Que l’on ne voit que nous se faire violence,

Et trouver du plaisir à garder le silence.)

Mais je ne comprends point par quelle injuste loi,

Vous prétendez, ma sœur, vous mieux taire que moi.

Depuis six mois entiers que j’apprends à me taire,

J’ai fait pour réussir tout ce que j’ai pu faire ;

Et dans ce grand dessein je vous suis d’assez près,

Pour devoir me stater d’un semblable progrès.

Je consens comme vous, que Monsieur en décide.

ORONTE.

Moi, Mesdames ?

ORIANE.

Monsieur, soyez juge rigide.

Ma sœur, me voilà prête à vous faire un aveu,

Que vous ne parlez point, ou que vous parler peu ;

Que vous avez sur vous un merveilleux empire ;

Que vous ne dites rien que vous ne deviez dire ;

Que le don de vous taire est l’effet de vos soins ;

Mais avouez aussi que je parle encor moins :

Si ce n’est par devoir, que ce soit par tendresse.

ÉLISE.

Sur tout autre sujet vous feriez la maîtresse,

Ma sœur ; mais sur cela ne me demandez rien.

Je donnerais pour vous tout mon sang, tout mon bien.

Mais je ne puis celer que la gloire m’est chère :

Eh ! quelle gloire encor ? être fille et se taire !

Souffrez-moi votre égale, et par cette équité...

ORIANE.

Non, ma sœur ; je ne puis souffrir d’égalité.

Je parle moins que vous, j’en suis sûre.

ÉLISE.

Au contraire.

Si vous en jugez bien, vous savez moins vous taire.

ORIANE.

Je vous appris cet art. Sans moi vous l’ignoriez.

ÉLISE.

Vous m’en avez appris plus que vous n’en saviez.

ORIANE.

Monsieur est sur ce point plus éclairé que d’autres :

Prions-le d’écouter mes raisons et les vôtres.

Nous verrons sur le champ notre doute éclairci.

ÉLISE.

J’en conjure Monsieur.

ORIANE.

Je l’en conjure aussi.

ORONTE.

Je me fais un bonheur du désir de vous plaire :

Mais comment en parlant montrer qu’on sait se taire ?

ORIANE.

Écoutez mes raisons ; et j’espère...

ÉLISE.

Ma sœur,

Qui parle la première a le plus de faveur.

Que dirai-je après vous sur la même matière ?

ORIANE.

L’une de nous, ma sœur, doit parler la première.

Et par mon droit d’aînesse il me semble devoir...

ÉLISE.

La qualité d’aînée est ici sans pouvoir.

ORIANE.

Quittez l’opinion où cette erreur vous jette ;

Une aînée en tous lieux parle avant sa cadette.

ÉLISE.

Je sais bien qu’en tous lieux et qu’en toute saison,

C’est un droit de l’aînée alors qu’elle a raison :

Mais si j’ai raison, moi, qu’ai-je affaire de l’âge ?

ORIANE.

Apprenez que sur vous j’ai ce double avantage :

Que l’âge et la raison sont pour moi contre vous ;

Et que votre sottise excite mon courroux.

Vous croyez que partout votre mérite brille.

ÉLISE.

Ah ! que par le babil vous êtes encor fille,

Ma sœur ! Et que cet art que vous citez toujours

À votre pétulance offre un faible secours

Vous me traitez de sotte : et par ce que vous faites,

Je vois qu’au lieu de moi c’est vous-même qui l’êtes :

Et cependant, ma sœur, quoique vous la soyez,

Je ne vous en dis rien comme vous le voyez.

Je sais dans quel respect la cadette doit être.

ORIANE.

L’aînée entre nous deux est aisée à connaître.

Elles parlent toutes deux le plus vite qu’il leur est possible.

Vous avez quelque esprit, quelque rayon de feu ;

Mais pour du jugement vous en avez si peu,

Qu’en voulant faire voir que vous savez vous taire,

Vous parlez aujourd’hui plus qu’à votre ordinaire.

ÉLISE.

Monsieur en est le juge, il n’a qu’à prononcer.

ORIANE.

J’ai la bonté pour vous de ne l’en pas presser.

ÉLISE.

Pour comble de bonté faites-moi grâce entière ;

Permettez qu’à Monsieur je parle la première.

ORIANE.

Vous ? me faire l’affront de parler avant moi !

Vous ne le ferez point, et j’en jure ma foi.

ÉLISE.

Ni vous aussi, ma sœur, et j’en jure la mienne.

Je vous interromprai, sans que rien me retienne.

ORONTE, à Oriane.

Madame...

ORIANE.

Non, Monsieur ; je veux le premier pas.

ORONTE, à Élise.

Madame...

ÉLISE.

Non, Monsieur ; je n’en démordrai pas.

ORONTE, à Oriane.

Si vous...

ORIANE.

Je céderais à cette audacieuse !

ORONTE, à Élise.

Croyez...

ÉLISE.

J’obéirais à cette impérieuse !

ORONTE, à Oriane.

Montrez-vous son aînée, et considérez bien...

ORIANE.

Pour la faire enrager je n’épargnerai rien.

ORONTE, à Élise.

Montrez-vous sa cadette, et cherchez une voie...

ÉLISE.

À la contrecarrer je mets toute ma joie.

ORONTE.

En vain de vous juger vous m’imposez la loi.

Que sais-je qui des deux parle le moins ?

TOUTES DEUX, ensemble.

C’est moi.

À peine l’une donne-t-elle le temps d’achever à l’autre.

ORIANE.

Et par bonnes raisons je m’en vais vous l’apprendre.

ÉLISE.

Et pour en être instruit vous n’avez qu’à m’entendre.

ORIANE.

C’est moi qui la première ai formé le dessein.

ÉLISE.

J’ai pour les grands parleurs conçu tant de dédain.

ORIANE.

De captiver ma langue et d’être distinguée.

ÉLISE.

Que du moindre discours j’ai l’âme fatiguée.

ORIANE.

Pour peu qu’on me fréquente on admire cela.

ÉLISE.

Pour peu qu’on me regarde on devine cela.

ORONTE.

Vous taisez-vous souvent de cette force-là ?

Tout franc, je ne vois goute en toutes vos manières.

Elles parlent en même temps.

ORIANE.

Je ne vous croyais pas de si courtes lumières.

ÉLISE.

C’est pour un grand génie avoir peu de lumières.

ORIANE.

Pour juger qui de nous était digne du prix.

ÉLISE.

Vous ne deviez pas craindre en me donnant le prix.

ORIANE.

Je ne sais que vous seul qui put s’être mépris.

ÉLISE.

Que l’on vous soupçonnât de vous être mépris.

TOUTES DEUX.

Adieu, Monsieur.

 

 

Scène IV

 

ORONTE, seul

 

Ma foi, voilà deux sœurs bien folles !

Quel rapide torrent d’inutiles paroles,

Pour me persuader qu’elles ne parlent point !

Jamais extravagance alla-t-elle à ce point ?

Et peut-on faire voir par un trait plus sensible,

Qu’être fille et se taire est chose incompatible ?

À force de babil elles m’ont enivré.

Mais enfin par bonheur m’en voilà délivré.

Holà, Merlin !

 

 

Scène V

 

ORONTE, MERLIN

 

MERLIN.

Monsieur.

ORONTE.

Non cher Merlin, de grâce,

Pendant quelques moments occupe ici ma place,

Ma Cécile m’appelle auprès de ses appas.

Si l’on me vient chercher, dis que je n’y suis pas.

MERLIN, seul.

Je me passerais bien d’une pareille aubade ;

Mais que veut ce soldat ?

 

 

Scène VI

 

LA RISSOLE, MERLIN

 

LA RISSOLE.

Bonjour, mon Camarade.

J’entre sans dire gare, et cherche à m’informer

Où demeure un Monsieur que je ne puis nommer.

Est-ce ici ?

MERLIN.

Quel homme est-ce ?

LA RISSOLE.

Un bon vivant ; allègre :

Qui n’est grand ni petit, noir ni blanc, gras ni maigre.

J’ai su de son Libraire, où souvent je le vois,

Qu’il fait jeter en moule un Livre tous les mois.

C’est un vrai Juif errant, qui jamais ne repose.

MERLIN.

Dites-moi, s’il vous plaît, voulez-vous quelque chose ?

L’homme que vous cherchez est mon Maître.

LA RISSOLE.

Est-il là ?

MERLIN.

Non.

LA RISSOLE.

Tant pis. Je voulais lui parler.

MERLIN.

Me voilà,

L’un vaut l’autre. Je tiens un registre fidèle,

Où chaque heure du jour j’écris quelque nouvelle :

Fable, Histoire, Aventure, enfin quoi que ce soit,

Par ordre alphabétique est mis en son endroit.

Parlez.

LA RISSOLE.

Je voudrais bien être dans le Mercure :

J’y ferais, que je crois, une bonne figure.

Tout à l’heure, en buvant, j’ai fait réflexion

Que je fis autrefois une belle action,

Si le Roi la savait j’en aurais de quoi vivre.

La guerre est un métier que je suis las de suivre.

Mon Capitaine, instruit du courage que j’ai,

Ne saurait se résoudre à me donner congé.

J’en enrage.

MERLIN.

Il fait bien ; donnez-vous patience...

LA RISSOLE.

Mordié je ne saurais avoir ma subsistance.

MERLIN.

Il est vrai, le pauvre homme ! il fait compassion.

LA RISSOLE.

Or donc, pour en venir à ma belle action,

Vous saurez que toujours je fus homme de guerre,

Et brave sur la mer autant que sur la terre.

J’étais sur un Vaisseau quand Ruyter fut tué ;

Et j’ai même à sa mort le plus contribué :

Je fus chercher le feu que l’on mit à l’amorce

Du Canon qui lui fit rendre l’âme par force.

Lui mort, les Hollandais souffrirent bien des mals !

On fit couler à fond les deux Vice-Amirals.

MERLIN.

Il faut dire des maux, Vice-Amiraux. C’est l’ordre.

LA RISSOLE.

Les Vice-Amiraux donc ne pouvant plus nous mordre,

Nos coups aux ennemis furent des coups fataux.

Nous gagnâmes sur eux quatre combats navaux.

MERLIN.

Il faut dire fatals, et navals. C’est la règle.

LA RISSOLE.

Les Hollandais réduits à du biscuit de seigle,

Ayant connu qu’en nombre ils étaient inégals,

Firent prendre la fuite aux Vaisseaux principals.

MERLIN.

Il faut dire inégaux, principaux. C’est le terme.

LA RISSOLE.

Enfin, après cela nous fûmes à Palerme.

Les Bourgeois à l’envi nous firent des régaux :

Les huit jours qu’on y fut furent huit Carnavaux.

MERLIN.

Il faut dire régals et Carnavals.

LA RISSOLE.

Oh ! Dame,

M’interrompre à tous coups, c’est me chiffonner l’âme,

Franchement.

MERLIN.

Parlez bien. On ne dit point navaux,

Ni fataux, ni régaux, non plus que Carnavaux.

Vouloir parler ainsi, c’est faire une sottise.

LA RISSOLE.

Eh ! mordié ; comment donc voulez-vous que je dise ?

Si vous me reprenez lorsque je dis des mals,

Inégals, principals, et des Vice-Amirals ;

Lorsqu’un moment après pour mieux me faire entendre,

Je dis fataux, navaux, devez-vous me reprendre ?

J’enrage de bon cœur quand je trouve un trigaud,

Qui souffle tout ensemble et le froid et le chaud.

MERLIN.

J’ai la raison pour moi qui me fait vous reprendre,

Et je vais clairement vous le faire comprendre.

Al est un singulier dont le pluriel fait Aux.

On dit, c’est mon égal, et ce sont mes égaux.

C’est l’usage.

LA RISSOLE.

L’usage ? Hé bien soit. Je l’accepte.

MERLIN.

Fatal, naval, régal, sont des mots qu’on excepte.

Pour peu qu’on ait de sens, ou d’érudition,

On sait que chaque règle a son exception.

Par conséquent on voit par cette raison seule...

LA RISSOLE.

J’ai des démangeaisons de te casser la gueule.

MERLIN.

Vous ?

LA RISSOLE.

Oui, palsandié moi : je n’aime point du tout

Qu’on me berce d’un conte à dormir tout debout ;

Lorsqu’on veut me railler je donne sur la face.

MERLIN.

Et tu crois au Mercure occuper une place,

Toi ? Tu n’y seras point, je t’en donne ma foi.

LA RISSOLE.

Mordié ! je me bas l’œil du Mercure et de toi.

Pour vous faire dépit tant à toi qu’à ton Maître,

Je déclare à tous deux que je n’y veux pas être :

Plus de mille Soldats en auraient acheté,

Pour voir en quel endroit la Rissole eût été :

C’était argent comptant ; j’en avais leur parole.

Adieu, Pays. C’est moi qu’on nomme la Rissole.

Ces bras te deviendront ou fatals, ou fataux.

MERLIN.

Adieu, Guerrier fameux par tes Combats navaux.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ORONTE, MERLIN

 

ORONTE.

Je viens te relayer ; Cécile me l’ordonne.

N’as-tu rien à m’apprendre ? Est-il venu personne ?

MERLIN.

Un Soldat, dont j’ai su les Exploits éclatants ;

Un brave homme.

 

 

Scène II

 

MONSIEUR DE BOISLUISANT, ORONTE, MERLIN

 

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

Pardon, si j’ai mis si longtemps,

Mon cher Monsieur. Hé bien ! vous sera-t-il facile

De faire des progrès sur le cœur de Cécile ?

ORONTE.

Je ne puis en juger que suivant vos bontés

Ce sont vos seuls désirs qui font ses volontés.

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

Si c’est moi qu’elle en croit, qu’on appelle ma fille.

Merlin sort.

J’ai l’esprit éclairci touchant votre famille :

Mon devoir le voulait, je m’en suis acquitté :

Vous avez du mérite et de la qualité :

On m’a dit de quel sang vous avez, reçu l’être :

Enfin je suis content tout ce qu’on le peut être.

Si douze mille francs d’un revenu certain,

Qui doivent de ma fille accompagner la main,

Peuvent contribuer à vous la rendre chère,

Je serai trop heureux d’être votre beau-père.

ORONTE.

Ah ! Monsieur, quels devoirs m’acquitteront jamais...

 

 

Scène III

 

CÉCILE, MONSIEUR DE BOISLUISANT, ORONTE, LISETTE, MERLIN

 

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

Ma fille, vos désirs seront-ils satisfaits,

Si demain de Monsieur vous devenez la femme ?

Avez-vous du penchant à l’aimer ?

ORONTE.

Quoi ! Madame,

Vous ne répondez rien ! Que dois-je croire, hélas !

CÉCILE.

Si je vous haïssais je ne me tairais pas.

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

C’est dire en peu de mots tout ce que je souhaite.

LISETTE, à Cécile.

Dites-moi, S’il vous plaît : Que deviendra Lisette,

Madame ? Il me souvient qu’autrefois vous disiez

Quand on vous marierait que vous me marieriez ;

Vous allez devenir Madame la Mercure,

Pendant que je serai Lisette toute pure.

Tâter un peu de tout ne me déplairait pas.

CÉCILE.

Eh, quoi ! te lasses-tu d’accompagner mes pas ?

LISETTE.

Non, je suis toute à vous, et mon sort tient au vôtre :

Mais je voudrais, Madame, être encore à quelqu’autre.

Tant qu’on demeure fille on n’est point en repos ;

Et quoiqu’on soit suivante on est de chair et d’os.

Un tronc semble maudit s’il n’en sort quelque branche.

Et si Merlin penchait du côté que je penche...

MERLIN.

Tu me parais jolie, à parler tout de bon,

Mais...

LISETTE.

Quoi ! mais ?

MERLIN.

Je te trouve un certain air fripon...

LISETTE.

Je ne sais si mon air est fripon ou modeste ;

Mais jusqu’à ce moment je te réponds du reste.

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

Pour leur tendre la main dans un pas si glissant,

Je donne cent louis.

CÉCILE.

Et moi cent.

ORONTE.

Et moi cent.

MERLIN.

Trois cens louis ! Messieurs, je l’épouse au plus vite.

Tu m’aimes ?

LISETTE.

Oui.

MERLIN.

Demain nous nous verrons au gîte.

 

 

Scène IV

 

LE MARQUIS, ORONTE, MONSIEUR DE BOISLUISANT, CÉCILE, LISTETE, MERLIN

 

LE MARQUIS.

Serviteur. Vous voyez un Marquis distingué,

Que les plus grands emplois n’ont jamais fatigué.

Du Mercure Galant adorateur fidèle,

J’ai fait un Air nouveau sur la saison nouvelle.

Ah ! je croyais parler à Monsieur Licidas.

Est-il là ?

ORONTE.

Non, Monsieur ; mais il n’importe pas :

Je tiens ici sa place, et sais la Tablature.

LE MARQUIS.

Tous les mois de mes Airs j’embellis le Mercure.

S’il a ce grand débit dont chacun s’aperçoit,

À parler entre nous c’est à moi qu’il le doit.

L’éclat que je lui donne en est la seule cause.

ORONTE.

Je crois vos Airs fort beaux, mais il faut autre chose :

Qui ne veut que des Airs achète un Opéra.

LE MARQUIS.

Parbleu ! je vais gager tout ce que l’on voudra,

Que dans tout Phaéton, quelque bruit qu’on en fasse,

On ne verra point d’Air que celui-ci n’efface.

Vous vous y connaissez ; et cela me suffit.

D’ailleurs ce que je dis ne s’est point encor dit :

La route que je tiens est fraîchement tracée :

Tout y sera nouveau jusques à la pensée ;

Et comme c’est un Air à demi goguenard.

Je l’ai pris sur un ton entre doux et hagard.

Je voudrais qu’en cet art Madame fût congrue ;

Il serait mal aisé qu’elle n’eût l’âme émue.

CÉCILE.

Pour tous les Airs nouveaux j’ai de la passion ;

Et je vais écouter avec attention.

LE MARQUIS.

Je vous demande à tous une équitable oreille.

Il prélude, et dit ensuite ce vers.

Les paroles et l’Air n’ont coûté qu’une veille.

Il chante.

Tant que l’hiver a duré

Margot m’a fait la grimace :

Mon cœur n’a point murmuré

De voir le sien tout de glace.

Mais le Printemps de retour

Elle doit changer de note ;

Ou bientôt avec la sotte

J’enverrai paître l’Amour.

Comment le trouvez-vous ?

ORONTE.

Fort nouveau.

LE MARQUIS.

Je me pique

D’avoir dans l’univers peu d’égaux en Musique.

Outre qu’avec plaisir les tons sont variés,

Les Paroles et l’Air sont si bien mariés,

Qu’il semble qu’on ait fait, sans préceptes frivoles,

Les Paroles pour l’Air, et l’Air pour les paroles.

Vous faites tous des vœux pour un second couplet.

J’en suis sûr.

CÉCILE.

Le plaisir en serait plus complet.

LE MARQUIS.

Pour vous refuser rien je vous trouve trop belle.

Prêtez-moi, je vous prie, attention nouvelle.

Second Couplet.

Avant le temps des frimas

Dans une grotte champêtre,

De ses plus charmants appas

Elle me faisait le maître :

Et je prétends dès ce jour

La ramener dans la grotte ;

Ou bientôt avec la sotte

J’enverrai paître l’Amour.

Hé bien ! que vous en semble ?

ORONTE.

Il est beau, je vous jure.

LE MARQUIS.

Il faut le faire entrer dans le premier Mercure,

Le temps presse.

ORONTE.

Il est vrai. L’avez-vous tout noté,

Monsieur ?

LE MARQUIS.

Assurément. Et de plus cacheté.

Il montre le paquet, et lit le dessus.

À Monsieur Licidas, à son accoutumée

Substitut de la Renommée.

Mon Air aura pour lui des appas éclatants.

Adieu, mon cher.

 

 

Scène V

 

MONSIEUR DE BOISLUISANT, ORONTE, CÉCILE, LISETTE, MERLIN

 

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

Monsieur, ménageons ces instants.

Nous chanterions ici sur de meilleures notes

Avec des Conseillers surnommés Gardenotes.

ORONTE, à Merlin.

Va chercher un Notaire, et reviens promptement.

Brigandeau paraît.

MERLIN.

J’en crois voir un, qui vient de quelque enterrement.

ORONTE.

En Robe ?

MERLIN.

C’est ainsi qu’ils sont mis d’ordinaire,

Quand ils vont d’un défunt mendier l’Inventaire.

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR BRIGANDEAU, ORONTE, MONSIEUR DE BOISLUISANT, CÉCILE, LISETTE, MERLIN

 

ORONTE, à Brigandeau.

Nous vous croyons Notaire, il en faut un ici.

MONSIEUR BRIGANDEAU.

Dieu m’en garde. Je suis Procureur, Dieu merci :

Et ma Communauté près de vous me députe.

La vertu d’ordinaire est ce qu’on persécute :

Et elle est aujourd’hui la licence des mœurs,

Que des hommes de bien, comme des Procureurs,

Qui de tant d’opprimés embrassent la défense,

Ne sont pas à couvert contre la médisance,

Depuis que dans le monde Arlequin Procureur,

Pour un Corps si célèbre a donné tant d’horreur.

Mais ce n’est point, Monsieur, comme on se le figure,

De ceux du Châtelet dont on fait la peinture :

Nous savons de l’Auteur qui mit la pièce au jour,

Qu’il ne prétend parler que de ceux de la Cour ;

Et ma Communauté par ma voix vous conjure,

D’en instruire Paris dans le première Mercure.

Mais, Monsieur, est-ce ici votre Procureur ?

Monsieur Sangsue paraît.

ORONTE.

Non,

Je ne le connais pas seulement.

MONSIEUR BRIGANDEAU.

Tout de bon ?

ORONTE.

Je n’impose jamais de la moindre syllabe.

MONSIEUR BRIGANDEAU.

De tout le Parlement c’est le plus grand Arabe.

Pour piller le plaideur lui seul en vaut un cent.

 

 

Scène VII

 

MONSIEUR SANGSUE, MONSIEUR BRIGANDEAU, ORONTE, MONSIEUR DE BOISLUISANT, CÉCILE, LISETTE, MERLIN

 

MONSIEUR SANGSUE, à Oronte.

Monsieur, votre très humble et très obéissant.

Ma personne, je crois, ne vous est pas connue ?

ORONTE.

Non, Monsieur, par malheur.

MONSIEUR SANGSUE.

Je me nomme Sangsue,

Procureur de la Cour, peur vous servir.

ORONTE.

Monsieur,

Je vous rends sur ce point grâce de tout mon cœur.

MONSIEUR SANGSUE.

Savez-vous quel dessein en ce lieu me fait rendre ?

ORONTE.

Non, Monsieur.

MONSIEUR SANGSUE.

En trois mots je m’en vais vous l’apprendre :

Voici le fait. En l’an six cens quatre-vingt deux,

Pour divertissement d’un Théâtre fameux,

Contre les Procureurs on fit une Satyre,

Ou presque tout Paris pensa pâmer de rire :

Mais l’Auteur qui l’a faite a dit publiquement,

Qu’il n’entend point toucher à ceux du Parlement ;

Et je viens tour exprès pour braver l’imposture,

Vous en demander Acte en un coin du Mercure,

En s’attaquant à nous, quel opprobre eût-ce été ?

C’était jouer la foi, l’honneur, la probité :

Mais ceux qu’on a choisis méritent qu’on les berne.

Ce font des Procureurs d’un ordre subalterne,

Comme ceux des Consuls, du Châtelet...

MONSIEUR BRIGANDEAU.

Tout beau,

Maître Sangsue, ou bien...

MONSIEUR SANGSUE.

Quoi ! Maître Brigandeau,

Prétendez-vous nier ce que je dis ?

MONSIEUR BRIGANDEAU.

Sans doute.

MONSIEUR SANGSUE.

Et moi y-devant Monsieur, qui tous deux nous écoute,

Je m’offre à le prouver en cas de déni.

MONSIEUR BRIGANDEAU.

Vous ?

MONSIEUR SANGSUE.

Oui.

MONSIEUR BRIGANDEAU.

Sauf correction, vous imposez.

ORONTE.

Tout doux.

Si vous voulez parler, point d’aigreur, je vous prie.

MONSIEUR SANGSUE.

Entrons dans le détail de la friponnerie.

Souvent au Châtelet un même Procureur,

Est pour le Demandeur et pour le Défendeur :

Si quelqu’autre Partie a part à la querelle,

À la sourdine encor il occupe pour elle.

MONSIEUR BRIGANDEAU.

Combien au Parlement, et des plus renommés,

Sont pour les Appelants et pour les Intimés,

Et savent les forcer par divers stratagèmes,

À se manger les os pour les ronger eux-mêmes ?

MONSIEUR SANGSUE.

Et quand dans cette Pièce on voit un Procureur,

Qui trouve le secret de voler un Voleur,

Dis-moi qui de nous deux on prétend contrefaire ?

C’était au Châtelet que pendait cette affaire.

MONSIEUR BRIGANDEAU.

Et quand un Scélérat, qui l’est avec excès,

Moyennant pension éternise un procès,

De qui veut-on parler ? Dis-le-moi, si tu l’oses.

Ce n’est qu’au Parlement où sont ces grandes causes.

MONSIEUR SANGSUE.

Lorsque d’un Chapelier on attrape un Chapeau,

Et que d’un Pâtissier on escroque un gâteau ;

Ne m’avoueras tu pas, comme chacun l’avoue,

Que c’est un Procureur du Châtelet qu’on joue ?

MONSIEUR BRIGANDEAU.

C’est à toi le premier à me faire un aveu,

Que ceux du Parlement ne prennent point si peu ;

Et que leur main crochue, à voler toujours prête,

Aime mieux écorcher que de tondre la bête.

Je vais devant Monsieur dire ce que j’en croi :

On grappille chez nous, et l’on pille chez toi.

MONSIEUR SANGSUE.

Ce que tu fais bâtir au Faubourg saint Antoine,

Est-ce de grappiller, ou de ton patrimoine ?

Ton père était aveugle, et jouait du Hautbois.

MONSIEUR BRIGANDEAU.

Et tes quatre maisons du quartier Quinquempoix ;

A-ce été tes aïeux qui les ont là plantées ?

Du sang de tes Clients elles sont cimentées.

Il n’entre aucune pierre en leur construction,

Qui ne te coûte au moins une vexation :

Et quand tu seras mort ces honteux édifices,

Publieront après toi toutes tes injustices.

MONSIEUR SANGSUE.

Au mois de Juin dernier un mémoire de frais,

Pensa dans un cachot te faire mettre au frais.

Tu l’avais fait monter à sept cens trente livres ;

Et ton papier volant tel que tu le délivres,

Étant vu de Messieurs, trois des plus apparents,

Réduisirent le tout à trente-quatre francs :

Encore dirent-ils que dans cette occurrence,

Ils te passaient cent fois contre leur conscience.

MONSIEUR BRIGANDEAU.

Et l’hiver précèdent, toi qui fais l’entendu,

Saris un peu de saveur n’étais-tu pas pendu ?

Tu pris quinze cens francs, dont on a tes quittances,

Pour avoir obtenu deux Arrêts de défenses.

ORONTE.

Eh, Messieurs ! il sied mal, lorsque vous disputez,

De dire l’un de l’autre ainsi les vérités.

Pour rompre un entretien qui me fait de la peine,

Adieu. Je sais, Messieurs, quel dessein vous amène.

Votre voyage ici n’aura pas été vain.

Vous aurez tous deux place au Mercure prochain.

MONSIEUR SANGSUE.

Procureur de la Cour, j’entends qu’on me discerne,

D’un méchant Procureur du Chatelet moderne.

ORONTE.

Je ferai mon devoir, je vous le promets.

MONSIEUR SANGSUE.

Bon.

MONSIEUR BRIGANDEAU.

Ne me confondez pas avec un tel fripon.

Tout Paris sait, Monsieur, de quel air je m’acquitte...

ORONTE.

Je prétends vous traiter selon votre mérite :

Laissez-moi faire. Hé bien ! vous avez tout ouï ?

MONSIEUR DE BOISLUILANT.

On se plaint de leurs tours, mais ils m’ont réjoui.

J’avais à les entendre une joie infinie.

 

 

Scène VIII

 

BEAUGÉNIE, ORONTE, MONSIEUR DE BOISLUISANT, CÉCILE, LISETTE, MERLIN

 

BEAUGÉNIE.

Serviteur à l’illustre et belle Compagnie.

Je vois au sombre accueil que je reçois de tous,

Que je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous.

ORONTE.

Puis-je vous être utile, et vous rendre service,

Monsieur ?

BEAUGÉNIE.

Non. Je viens, moi, vous rendre un bon office.

Je viens vous faire voir que j’ai quelque talent.

Je viens-vous réciter un ouvrage excellent.

ORONTE.

Qu’est-ce, Monsieur ? Voyons.

BEAUGÉNIE.

Une Énigme si belle

Qu’elle fera du bruit dans plus d’une ruelle.

C’est un effort d’esprit, mais si rempli d’attraits,

Qu’il n’a point eu d’égal, et n’en aura jamais.

CÉCILE.

Écoutons, je vous prie. Une Énigme me charme.

BEAUGÉNIE.

L’Énigme qui jadis causa tant de vacarme ;

Fit verser tant de sang ; ouvrit tant de tombeaux ;

Des Monarques Thébains mit le trône en lambeaux ;

Et fut cause qu’Œdipe eut la douleur amère.

De faire des enfants à Madame sa Mère :

Cette Énigme, en un mot, qui fit tant de fracas,

À celle que j’ai faite aurait cédé le pas.

Vous en allez juger : mais je veux par avance

Que vous me promettiez d’être sans complaisance.

Écoutez.

Je suis un invisible Corps,

Qui de bas lieu tire mon être ;

Et je n’ose faire connaître

Ni qui je suis ni d’où je sors.

 

Quand on m’ôte la liberté,

Pour m’échapper j’use d’adresse ;

Et deviens femelle traîtresse,

De mule que j’aurais été.

ORONTE.

Ces Vers là me semblent bien tournés.

CÉCILE.

Je brûle de savoir ce que c’est.

BEAUGÉNIE.

Devinez.

CÉCILE.

Soit manque de lumière, ou de bonne fortune,

Je n’ai pu de ma vie en deviner aucune.

BEAUGÉNIE.

Et Monsieur ?

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

Sur ce point je demande quartier,

J’y rêverais gratis au moins un siècle entier.

BEAUGÉNIE.

Et vous, Monsieur ?

ORONTE.

Ma foi, je ne la puis comprendre.

BEAUGÉNIE.

Et vous ?

LISETTE.

Je ne l’entends, ni je ne veux l’entendre,

C’est du grimoire.

BEAUGÉNIE.

Enfin, vous ne l’entendez pas ?

CÉCILE.

Non. Qu’est-ce ?

BEAUGÉNIE.

C’est un vent échappé par en bas.

Vous vous regardez tous, et j’en sais bien la cause.

Tous ceux qui l’ont ouïe ont fait la même chose.

Sur un sujet si faible un ouvrage si beau,

Paraît à tout le monde un prodige nouveau.

Mais pour voir si les Vers cadrent à la matière,

Faisons-en, vous et moi, l’anatomie entière,

Je suis un invisible Corps.

Qui de bas lieu tire mon être :

Et je n’ose faire connaître

Ni qui je suis ni d’où je sors.

Est-il rien de plus juste et de mieux rencontre ?

Jamais dans son sujet homme est-il mieux entré ?

Il semble que ce Vent ait de la connaissance,

Et qu’il n’ose avouer son nom ni sa naissance.

Rien n’est plus singulier que cette Énigme-là.

LISETTE.

Il faut avoir bon nez pour deviner cela.

ORONTE.

Il n’est rien plus galant que votre Énigme.

BEAUGÉNIE.

Peste !

Je le sais bien. Passons à l’examen du reste.

Quand on m’ôte la liberté,

Pour m’échapper j’use d’adresse ;

Et deviens femelle traîtresse

De mâle que j’aurais été.

Jamais dans une Énigme a-t-on rien vu de tel ?

Qu’est-il de plus coulant et de plus naturel ?

Loin que ce que je dis blesse la vraisemblance,

On en fait tous les jours la rude expérience :

Et quelqu’un en ce lieu, qui ne s’en vante pas,

Peut-être à quelque mâle a fait passer le pas.

Des injures du temps mon nom n’a rien à craindre.

J’ai peint ce qu’un pinceau ne pourra jamais peindre.

Comment l’esprit humain peut aller jusques-là.

Je vais recommencer...

ORONTE.

Non ; je vous en supplie,

Nous avons de vos Vers la mémoire remplie ;

Votre nom à l’Énigme ajouterait du poids.

BEAUGÉNIE.

La Nature prudente eut soin d’en faire choix ;

Et de mes Vers nombreux prévoyant l’harmonie.

Me doua tout exprès du nom de Beaugénie.

Je vous laisse l’Énigme avec mon nom au bas :

Ornez-la d’un prélude, et vantez, ses appas.

Les Vers en sont si beaux, la matière si belle,

Que vous n’en direz rien qui soit au dessus d’elle.

ORONTE.

C’est assez ; vos désirs seront tous satisfaits.

BEAUGÉNIE.

Adieu ; je me retire, et je vous laisse en paix.

 

 

Scène IX

 

ORONTE, MONSIEUR DE BOISLUISANT, CÉCILE, LISETTE, MERLIN

 

ORONTE.

Puisqu’il nous laisse en paix, nous ne pouvons mieux faire,

Que d’envoyer Merlin nous chercher un Notaire.

LISETTE.

Montre-moi ton amour par ton empressement :

Cours, vole.

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

Allons l’attendre en votre appartement :

Et conduisons si bien cette heureuse aventure,

Qu’elle fasse du bruit dans le premier Mercure.

PDF