Les Vêpres Siciliennes (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE)
Parodie-Vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 17 novembre 1819.
Personnages
M. DES FRANÇAIS
SAINT-GERMAIN
MORS-AUX-DENTS
GASCON
LOUIS IX
LACOLLE, afficheur
MADEMOISELLE RECETTE
QUATRE PRINCESSES TRAGIQUES
Une salle du Théâtre-Français, toute garnie de cartons.
Scène première
MORS-AUX-DENTS, enveloppé dans son manteau, L’AFFICHEUR, près d’une table où sont plusieurs affiches et en tenant une sur laquelle est écrit en gros caractères : Relâche !
L’AFFICHEUR.
Air : En revenant de Bâle en Suisse.
Quell’ touche légère
Et quelle vigueur !
C’ t’ affich’-là, j’espère,
Doit me faire honneur !
Pauvres afficheurs, on vous triche !
Car le public peu généreux
N’a rien payé pour voir l’affiche,
Et c’est souvent c’ qu’il voit de mieux !
Quell’ touche légère, etc.
MORS-AUX-DENTS.
Monsieur l’afficheur ?...
L’AFFICHEUR.
Qu’est-ce que c’est ?...
MORS-AUX-DENTS.
Voudriez-vous me permettre de jeter un coup d’œil sur les affiches de la semaine... Depuis le temps que je suis renfermé dans le palais de la rue de Richelieu... je ne serais pas fâché de savoir quelques nouvelles du dehors...
L’AFFICHEUR.
Voilà comme ils sont tous, ils se contentent de lire l’affiche... et ils ne veulent plus entrer...
MORS-AUX-DENTS.
J’espère que vous ne dites pas cela pour moi, je suis dedans autant qu’il est possible...
Prenant las affiches.
Voyons... Contiens-toi, malheureux.
Relâche. – Britannicus. – Manlius. – Manlius. – Britannicus. – Relâche... demain Manlius ! quelle variété de répertoire !...
L’AFFICHEUR.
Aussi, vous voyez, je n’ai que ces trois-là, ça sert toujours... il n’y a que la date à changer, et on épargne bien des frais d’impression.
Air : Un homme pour faire un tableau. (Les Hasards de la guerre.)
Les acteurs ainsi qu’ l’afficheur
Chez nous font toujours la mêm’ chose !
C’est un vrai métier de seigneur,
Et vu q’ souvent je me repose,
J’ai demandé (car j’ai des droits),
Ainsi que notre premier prince,
Un petit congé de trois mois,
Afin d’afficher en province !
MORS-AUX-DENTS, tenant toujours l’affiche.
Si j’étais seulement au bas de la feuille dans les incessamment !... Dites-moi, monsieur... j’ignore votre nom.
L’AFFICHEUR.
M. Lacolle, afficheur perpétuel du Théâtre-Français.
MORS-AUX-DENTS.
Monsieur, pourriez-vous me donner de mes nouvelles et m’apprendre si j’ai passé par vos mains...
L’AFFICHEUR.
À qui ai-je l’honneur de parler ?
MORS-AUX-DENTS.
À monsieur Mors-aux-Dents, prince Sicilien... employé aux Vêpres Siciliennes, et en retraite pour le moment.
L’AFFICHEUR.
Non, monsieur... Attendez donc... cette pièce qui n’a qu’un troisième acte...
MORS-AUX-DENTS.
Je vois que vous voulez parler de Jeanne d’Arc : non, monsieur, moi j’ai cinq actes, pour le moins, car mon quatrième en vaut deux... et cependant, vous voyez les égards qu’on a pour moi... voilà mon domicile.
L’AFFICHEUR.
Comment ? ce carton-là...
MORS-AUX-DENTS.
Oui, monsieur, moi et toute ma société. M. Mont-Faible... un Français qui n’est pas mal... une dévote, mademoiselle Homélie... le père La Rancune, une vingtaine de conjurés... et une cloche, ils nous ont tous logés là-dedans...
L’AFFICHEUR.
Mais vous avez votre tour ?
MORS-AUX-DENTS.
Oui, le numéro 399 qui ne sortira jamais.
L’AFFICHEUR.
Ne vous en plaignez pas !
Air : Contentons-nous d’une simple bouteille.
Rien n’est plus doux qu’ les succès d’ portefeuille,
Avant de naître on a déjà vécu !
Que de bravos en espoir on recueille !...
Que de sifflets, sitôt qu’on a paru !
D’ la loterie ici c’est le contraire :
Les numéros qui rest’nt sont excellents,
Et d’puis quelqu’ temps vous savez qu’on n’ peut guère
En dire autant des numéros sortants !
MORS-AUX-DENTS.
À la bonne heure !... mais dans quelle pièce encore nous ont-ils placés... dans la salle de correction !
L’AFFICHEUR.
La salle de correction !... vous avez donc des défauts ?
MORS-AUX-DENTS.
Si j’en ai !... oui... je m’en vante.
Air du vaudeville de Turenne.
Je ne crains pas qu’on les condamne :
Je suis fier comme Nérestan,
Je suis jaloux comme Orosmane
Et rancunier comme Gusman,
Je suis colère comme Achille,
Et, pour compléter mon succès,
J’ai parfois des refrains français
Connue un auteur du Vaudeville.
L’AFFICHEUR.
Ça ne suffit pas !... Voyons si vous avez quelques moyens de faire du fracas...
Air : Nous nous marierons dimanche.
Du feu, du canon,
En avez-vous ?
MORS-AUX-DENTS.
Non !
Je me bats à l’arme blanche.
L’AFFICHEUR.
Et des protecteurs
Parmi nos acteurs ?
MORS-AUX-DENTS.
Non ! pas un seul dans ma manche !
D’un ton amer
Mon esprit fier
S’épanche...
Mon style est clair
Et ma manière
Est franche.
L’AFFICHEUR.
Ah ! rentrez, mon cher,
Ne prenez pas l’air,
Nous vous donnerons dimanche !
En s’en allant.
Au fait, moi, ça m’est égal qu’on donne du vieux ou du neuf... qu’on donne même Relâche... faut toujours afficher : ainsi, mon état ne peut manquer.
Scène II
MORS-AUX-DENTS, seul
Me donner dimanche !... et à moi des corrections ! vouloir bonifier mon caractère ! ô rage ! ô fureur ! Et ce charmant objet après lequel je soupire ! cette jeune beauté ! l’aimable Recette que les Français retiennent comme moi dans ce palais... et que chaque jour ils négligent... Mais que vois-je ?
Scène III
MORS-AUX-DENTS, SAINT-GERMAIN, entrant mystérieusement
SAINT-GERMAIN.
Silence, ô mon fils !
MORS-AUX-DENTS.
Ciel ! Saint-Germain dans ce lieu !
Saint-Germain habitant le quartier Richelieu !
SAINT-GERMAIN.
Je suis dans ce palais, mais sans qu’il y paraisse.
MORS-AUX-DENTS.
Chez un rival !
SAINT-GERMAIN.
Je crains qu’il ne me reconnaisse.
MORS-AUX-DENTS.
Et vous venez le voir ! dans son hôtel...
SAINT-GERMAIN.
Mais oui,
Puisqu’il ne sait jamais ce qui se fait chez lui !
C’est pour bien conspirer l’endroit le plus commode.
MORS-AUX-DENTS.
Ô profond politique...
Ah çà ! qu’est-ce qui vous ramène ? faites -moi au moins deux doigts d’exposition !...
SAINT-GERMAIN.
Pour parvenir au trône où j’osais aspirer.
Dune troupe fidèle il fallait m’entourer !
Il fallait me fournir de tyrans et de princes.
J’ai couru les chefs-lieux, dépeuplé nos provinces,
Et jusqu’à la Gaîté j’empruntai des héros.
Je lui rendrai...
MORS-AUX-DENTS.
Le sort bénit donc vos travaux ?
SAINT-GERMAIN.
Tu vas en juger !
Air du vaudeville de La Robe et les Bottes.
Bouillant d’ardeur et de jeunesse,
J’ai Ladislas, dont les brillants succès,
Concy, dont la mâle noblesse
Font l’ornement de mon nouveau palais !
En écoutant la tragédie :
Dieux ! quel miracle ! où suis-je ?... se dit-on !
Mais qu’on entende, hélas ! la comédie,
On se retrouve à l’Odéon.
Déclamant.
Mais Paris peut m’offrir plus d’un autre soutien !
Parle, sur qui compter ?... d’abord à Feydeau ?
MORS-AUX-DENTS.
Rien !
Privant de ses accords les auditeurs avides,
Joconde a demandé, seigneur, les Invalides.
C’était, vous le savez, le dernier des Romains.
Ainsi...
SAINT-GERMAIN.
Je te comprends ! mais sur ces bords lointains,
Aux boulevards, dis-moi, n’est-il rien qu’on renomme.
MORS-AUX-DENTS.
Moins que rien !
SAINT-GERMAIN.
On parlait d’un Ci-devant jeune homme.
MORS-AUX-DENTS.
On n’en parle plus !
Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle. (Le Jaloux malade.)
Ils sont passés ses jours de fêtes,
Il a par un heureux trafic
Perdu ses ci-devant recettes
Avec son ci-devant public !
Sa gloire s’échappe en fumée,
Son parterre s’est amaigri,
Et maintenant sa renommée
N’a pas plus d’embonpoint que lui. (Bis.)
Déclamant.
Partout, d’ailleurs, portant son inconstant hommage,
Sous de nouveaux drapeaux, chaque jour il s’engage !
Il doit même bientôt (on nous l’assure ici),
À l’Opéra Buffa, doubler Pellegrini !
SAINT-GERMAIN.
Eh bien, de vaincre seul nous aurons donc la gloire.
Il ne nous faudrait plus, mon fils, qu’un répertoire !
Viens avec nous... sur toi, je puis me confier !
Nous n’avons rien, sois sûr de passer le premier.
MORS-AUX-DENTS.
Ô générosité !... mais puis-je ainsi, mon père,
Quitter...
SAINT-GERMAIN.
C’est un tyran...
MORS-AUX-DENTS.
C’est mon propriétaire.
Il me donne la table et le logement...
SAINT-GERMAIN.
Oui,
Mais la gloire !...
MORS-AUX-DENTS.
Il ne peut pas tout fournir, aussi.
SAINT-GERMAIN, à part.
La poire n’est pas mûre !
MORS-AUX-DENTS.
Et la belle Recette,
Cet objet de mes vœux, de ma flamme secrète !
SAINT-GERMAIN.
Elle, chez les Français !... leur esclave, ô destin !
Elle que j’avais vue au faubourg Saint-Germain
Aux temps des Figaros et de Misanthropie ;
Elle enfin qui devait à ton sort être unie !
MORS-AUX-DENTS.
Je ne partirai point sans elle.
SAINT-GERMAIN.
Et moi non plus :
On peut aimer la gloire et tenir aux écus.
Je la vois...
Scène IV
MORS-AUX-DENTS, SAINT-GERMAIN, RECETTE
RECETTE.
Eh croirai-je mes yeux ? M. Saint-Germain... ô mon père !...
SAINT-GERMAIN.
Tu vois qu’elle m’a reconnue !... Ô ma fille, ô mes enfants... Approchez-vous plus près pour la scène de la bénédiction... Eh bien, qu’as-tu donc ? je te trouve un peu pâlotte... te ferait-on jeûner dans le palais de notre ennemi...
RECETTE.
Mais oui... assez souvent !...
SAINT-GERMAIN.
Je reconnais bien là son économie... politique.
RECETTE.
Arrêtez, et ne l’accusez pas.
À sa table, il est vrai, bien rarement j’assiste ;
On ne sert que pour lui, non qu’il soit égoïste,
Mais il en prend à l’aise, et mortel généreux,
Quand il a bien diné, croit tout le monde heureux.
Ses caprices d’ailleurs ont de la bonhomie
Et du succès... Jadis, il eut une manie,
C’était... je m’en souviens... oui, celle des grandeurs,
Qui nous a bien longtemps fait vivre en grands seigneurs
Nous recevions aussi quelques gens de mérite,
Une Fille d’honneur dont la seule visite
Avait sur ma santé de puissants résultats ;
Mais de voir tant de monde on dirait qu’il est las,
Nous ne recevons plus, abstinence complète !
Je maigris !... je maigris... oh ça !
MORS-AUX-DENTS.
Pauvre Recette !...
RECETTE.
Enfin, dans certains jours, je tiendrais là-dedans !
SAINT-GERMAIN.
Non, tu ne mourras point, je tiendrai mes serments
Et je t’enlèverai plutôt à ce tyran...
RECETTE, troublée.
Enlever... qui... moi ?...
MORS-AUX-DENTS, d’un air soupçonneux.
Madame, qu’avez-vous ?
RECETTE.
Émotion bien naturelle, en entendant de pareilles propositions...
SAINT-GERMAIN.
Air du Pot de fleurs.
Venez chez nous régner on souveraine ;
Pour éclairer vos attraits adorés,
J’ai fait briller notre gaz hydrogène ;
Du haut en bas, nous sommes tout dorés.
RECETTE, hésitant, et comme peu sûre de son fait.
Mais mon honneur...
SAINT-GERMAIN.
J’en réponds sur parole ;
Pour vous soustraire aux feux d’tin dieu vainqueur,
N’avons-nous pas la vertu, la pudeur,
Et de plus, un rideau de tôle !
RECETTE.
Oui... ces raisons-là ont bien un certain poids... mais vous parliez tout à l’heure d’un tyran...
MORS-AUX-DENTS.
Vous avez soupiré, sur la dernière syllabe de tyran...
RECETTE.
Sans doute ! vous l’accusez... Vit-on jamais un tyran plus bonhomme ?... il ne fait rien, ne prévoit rien, fait la sieste douze mois de l’année et se repose le reste du temps...
MORS-AUX-DENTS.
Madame, vous le défendez avec une chaleur... l’aimeriez-vous ?...
RECETTE.
Mais... oui !
MORS-AUX-DENTS.
Plaît-il ?
RECETTE.
Mais non !...
MORS-AUX-DENTS.
Et moi ?...
RECETTE.
Si... je ne sais... écoutez donc, s’il y avait moyen de conserver les deux !...
MORS-AUX-DENTS.
Morbleu ! Ventrebleu !... Sambleu !
RECETTE, à Saint-Germain.
Vous voyez... voilà comme il est toujours, il est sûr qu’il me battra quand je serai sa femme !... tandis que l’autre ferait un si bon mari !... n’y eût-il que l’habitude qu’il a de toujours fermer les yeux...
MORS-AUX-DENTS, furieux.
Je les ouvre, enfin !
SAINT-GERMAIN.
Contiens-toi... ce soir nous ne le craindrons plus.
RECETTE.
Que me faites-vous l’amitié de me déclarer ?
SAINT-GERMAIN.
Silence !... c’est ce qui vous trompe... je ne me déclare jamais... mais ce soir... loin de ces lieux... je ne m’explique pas davantage...
Tirant de sa poche un paquet de billets et lui en donnant un.
Tiens, ce billet te fera connaître et nos projets, et ce que nous attendons de toi...
RECETTE.
Mais si vous me disiez vous-même, ce serait plus tôt fait...
SAINT-GERMAIN.
Non, il faut que cela soit écrit !... Scripta manent.
RECETTE.
Et ne craignez-vous pas que celte action ne prête à la critique ?
SAINT-GERMAIN.
Non !
Air : Le luth galant qui chanta les amours.
Aménaïde écrivait un billet,
C’est un billet que Zaïre lisait,
Quand Tancrède, Orosmane ont surpris leurs maîtresses ;
Les billets ont toujours fait mourir les princesses.
Et qui fait aux Français
Vivre toutes les pièces ?
Ah ! ce sont les billets,
Oui, ce sont les billets.
Mais voilà l’action qui va s’échauffer, adieu !...
RECETTE.
Quoi !... vous vous en allez ?...
SAINT-GERMAIN.
Oui !
Air : Mon galoubet. (La Belle au bois dormant.)
Je serai là. (Bis.)
Toujours à propos je travaille,
Et, moderne Catilina,
Que m’importe, ou non qu’on me raille ?
Dès qu’il faudra que je m’en aille,
Je serai là. (4 fois.)
MORS-AUX-DENTS.
Alors, je vous suis.
Ils sortent.
Scène V
RECETTE, seule
Lisons !... Second Théâtre-Français. – Les Vêpres Siciliennes. – Amphithéâtre. – Deux places... Ah ! je comprends enfin leurs projets... un nouvel empire s’élève... et veut renverser le pauvre homme !... Ah ! le voilà !... quelle candeur dans sa physionomie !... quelle lenteur dans sa marche... Je vous demande s’il n’y a pas conscience de conspirer contre lui...
Scène VI
RECETTE, DES FRANÇAIS, GASCON
DES FRANÇAIS, à la cantonade.
Air : Eh ! bon, bon, bon, que le vin est bon.
C’est bien, très bien, très bien, très bien !
Moi je ne m’affecte de rien ;
Heureux propriétaire,
Je m’endors si bien quelquefois
Que, je l’avouerai, je me crois
Au fond de mon parterre ;
Nos patrimoines
Sont fort bons
Et nos voyages sont fort longs.
Oui, morbleu !
Du quartier Richelieu
Nous sommes les chanoines.
GASCON.
Ça va mal, ça va mal !...
DES FRANÇAIS.
Ah çà ! mon cher semainier, vous me répétez toujours la même chose.
GASCON.
J’ai peut-être tort ! qu’avez-vous donc pour faire tant le fier ?...
Air : Ah ! que de chagrins dans la vie. (Lantara.)
Des pères nobles sans noblesse,
Des comiques très peu plaisants,
Des jeunes premiers sans jeunesse,
Des Cassandres adolescents !
Nos confidents, les bras en télégraphe,
Confondent les S et les T...
Et sont si forts sur l’orthographe
Qu’on les croirait du comité.
DES FRANÇAIS.
C’est un des avantages de l’enseignement mutuel...
Déclamant.
Quand on est seul d’ailleurs, on est bien fort.
GASCON.
Silence !
D’un théâtre nouveau craignez la concurrence !
Parlant.
On en parle...
DES FRANÇAIS.
Laisse donc... laisse donc...
RECETTE.
Allons, il ne voudra pas le croire... est-il bon entant !
Déclamant.
Quoi ! ce danger nouveau ne peut vous l’éveiller !
DES FRANÇAIS.
Eh bien ! s’il faut paraître et s’il faut travailler,
Pourquoi vous alarmer et d’où naissent ces troubles ?
Nous sommes Les Français et nous avons des doubles !
RECETTE.
Impossible de lui taire entendre raison !... mais quelques pressentiments ne vous glacent-ils pas ?
DES FRANÇAIS, prenant une prise de tabac.
Moi ?... non...
RECETTE.
Comment ? vous n’avez pas quelque idée...
DES FRANÇAIS.
Jamais !
RECETTE.
Ah ! quel aveuglement !... vous ne voulez rien croire ;
Ils veulent envahir l’État, le répertoire...
Hier, si notre huissier ne fût pas accouru,
Ils nous allaient, seigneur, souffler l’Amant Bourru !
DES FRANÇAIS.
Bah ! bah ! nous avons Saint-Louis et bien d’autres qu’ils ne nous enlèvent pas.
GASCON.
Mais ils ont d’autres ressources.
Air : J’ai vu le Parnasse des Dames. (Rien de trop.)
Craignez la chaleur entraînante
De Lorédan et de Montfort,
De Procida lame brûlante...
DES FRANÇAIS.
Ce sont nos doublures...
GASCON.
D’accord !
Mais, croyez-moi, changez d’allure :
Car ils augmentent en crédit,
Et l’on prétend que la doublure
Vaudra bientôt mieux que l’habit !
Apprenez donc enfin qu’ils veulent vous enlever les Vêpres Siciliennes et Recette...
DES FRANÇAIS.
Comment... serait-il possible ?... Vous, madame, vous laisser enlever... et vouloir me... Ah ! ils n’oseraient...
RECETTE.
Allons, il ne le croira pas !
DES FRANÇAIS.
Et par Mors-aux-Dents que j’ai reçu chez moi... enfin, c’est l’ami de la maison...
RECETTE.
Est-il bon homme !... il ne sait pas que ce sont toujours ceux-là...
DES FRANÇAIS.
Il n’oserait, vous dis-je, et pour le savoir mieux,
Je vais lui demander...
RECETTE.
Arrête, malheureux !
Peut-être ce moyen n’est pas le plus honnête...
On menace ton front, il y va de ta tête...
Je l’aime, ingrat... tiens, lis...
Elle lui donne le billet.
DES FRANÇAIS.
Un billet imprimé !... Second Théâtre-Français ! ah çà ! il y en a donc un ?... et les Vêpres Siciliennes... ah çà ! mais il y a donc une conspiration ?
GASCON.
Mais oui...
DES FRANÇAIS.
Eh ! que ne le disiez-vous donc ?... Moi... je ne puis pas deviner... Et ce perfide Saint-Germain... ce traître Mors-aux-Dents... je vais enfin sortir de mon caractère... Qu’on me les fasse venir !
RECETTE.
Ô ciel !... rendez-moi ce billet !
DES FRANÇAIS.
Impossible, madame, c’est un billet donné... tout ce que je puis faire, c’est de vous donner une contremarque.
RECETTE.
Ah ! malheureuse !... qu’ai-je fait... pauvre Mors-aux-Dents... s’il me l’avait donné pour soutenir la pièce, j’y ai bien réussi !
Elle sort.
Scène VII
DES FRANÇAIS, GASCON
DES FRANÇAIS.
Ah ! il y avait une conspiration !... c’est qu’en effet, il paraît que nos adversaires déploient une activité... il faut mettre ordre à cela... si nous les engagions parmi nous...
GASCON.
Oui... mais par quel moyen ?...
DES FRANÇAIS.
Le grand moyen... une conspiration à la fourchette...
GASCON.
Oui, mais ça fera crier.
DES FRANÇAIS.
Tu crois ?
GASCON.
Il n’y a pas de doute...
DES FRANÇAIS.
Eh bien ! si nous leur opposions quelque bonne tragédie...
GASCON.
Ça vaut mieux ; un bon ouvrage est la meilleure réponse.
DES FRANÇAIS.
Alors, en avant Louis IX.
Air du vaudeville de L’Écu de six francs.
Prenons une bonne mesure,
Il s’agit du sort des Français !
Plus de relâches, je le jure...
Des nouveautés et des succès !...
Nos droits sacrés et nos coutumes
Par moi ne sont plus ménagés,
Je vais défendre les congés
Et je vais suspendre les rhumes.
GASCON.
C’est ça, quand nous serons vainqueurs et que nous serons tout seuls, nous serons malades tout à notre aise ! Mais j’aperçois les traîtres !
Scène VIII
DES FRANÇAIS, GASCON, SAINT-GERMAIN et MORS-AUX-DENTS, conduits par des GARÇONS du théâtre en livrée
SAINT-GERMAIN et MORS-AUX-DENTS.
Air : Mon pantalon.
Puis-je le croire !
Ô fureur,
Ô noirceur !
Saisir les gens
Surtout sans
Réquisitoire !
Qu’ai-je donc fait
Et quel est
Mon forfait ?...
Déchirez ce voile épais...
DES FRANÇAIS.
Paix !
À Mors-aux-Dents.
Connais-tu ce billet ?
MORS-AUX-DENTS.
Dieux !...
Air : Lise épouse le beau Gernance. (Fanchon la vielle.)
Ce billet...
SAINT-GERMAIN.
Eh bien ?
MORS-AUX-DENTS.
C’est elle...
Je suis...
SAINT-GERMAIN.
Quoi donc ?...
MORS-AUX-DENTS.
L’infidèle !
Je suis...
SAINT-GERMAIN.
Après...
MORS-AUX-DENTS.
C’est fini,
N, i, ni, je suis trahi...
Vous voyez...
SAINT-GERMAIN.
Que veux-tu dire ?...
MORS-AUX-DENTS.
Vous voyez bien qu’elle m’a...
SAINT-GERMAIN.
Eh ! doit-on quand on conspire
Penser à ces misères-là ? (Bis.)
DES FRANÇAIS.
Ah ! vous conspirez donc ?...
Air : Tenez, moi je suis un bon homme.
J’étais bien sûr de les confondre
Parlez...
MORS-AUX-DENTS.
Mon père...
DES FRANÇAIS.
Taisez- vous !...
Eh bien ! tu n’as rien à répondre,
Ton crime est clair...
MORS-AUX-DENTS.
Entendez-nous...
DES FRANÇAIS.
C’est bon, je vais juger l’affaire.
MORS-AUX-DENTS.
Comment, sans m’avoir écouté !
DES FRANÇAIS.
C’est toujours de cette manière
Que nous jugeons au comité.
MORS-AUX-DENTS.
Ça m’est égal, j’ai pour moi l’immortalité.
SAINT-GERMAIN.
Et moi l’éternité.
DES FRANÇAIS.
Bah ! l’immortalité, l’éternité, ils n’ont que cela à dire, c’est toujours la même chose.
SAINT-GERMAIN.
C’est bien différent.
Air du vaudeville des Comices d’Athènes.
Suivre, loin du vulgaire,
D’un vol inusité,
Et Racine et Voltaire,
C’est l’immortalité !
Oui, voilà l’immortalité !
Mais faire ici la moue
Et, dans un coin jeté,
Attendre qu’on vous joue,
Voilà l’éternité !
DES FRANÇAIS.
Ah ! c’en est trop !
À Saint-Germain.
Toi, je l’exile, et ne l’avise plus de quitter le Luxembourg...
À Mors-aux-Dents, avec tendresse.
Toi, Mors-aux-Dents, mon ami, mon frère... tu m’as trahi, je pourrais te punir... mais je suis généreux... tu sortiras dans vingt ans... ah !...
Déclamant.
Quand il n’en coûte rien, qu’on pardonne aisément !
MORS-AUX-DENTS.
Dans vingt ans !... Crois-tu que j’accepte tes bienfaits ?...
DES FRANÇAIS, avec sentiment.
Ne les repousse pas... Mors-aux-dents, j’oublie tout... j’exile ton père, je prends tes biens, je t’enlève la maîtresse... nous sommes quittes !
Déclamant.
Mors-aux-Dents, c’est ainsi qu’on se venge aux Français ! Ah çà ! maintenant que je suis accablé d’affaires, je vais aller me coucher.
Air : Bonjour, mon ami Vincent.
Rentrons dans notre dortoir,
Et plus de semblable esclandre...
À Saint-Germain et à Mors-aux-dents.
Vous, amis, jusqu’au revoir ;
Vous avez à vous entendre...
Dans mon hôtel, faites comme chez vous ;
Moi qui suis discret, je vais filer doux ;
Mais comme on pourrait vous surprendre,
J’emmène avec moi tous mes soldats.
Ne vous gênez pas, (Bis.)
Conspirez ici, ne vous gênez pas.
GASCON et LES GARÇONS.
Ne vous gênez pas, (Bis.)
Conspirez, messieurs, ne vous gênez pas.
Ils sortent.
Scène IX
SAINT-GERMAIN, MORS-AUX-DENTS
SAINT-GERMAIN.
Eh bien ! mon fils, la gobes-tu ?
MORS-AUX-DENTS, furieux.
C’en est fait, je ne puis supporter l’air fendant d’un rival qui m’accable de sa générosité...
SAINT-GERMAIN.
Bien, Mors-aux-Dents, c’est trop ronger ton frein !...
MORS-AUX-DENTS.
Oui... immolons les Français... Enlevons la perfide...
Déclamant.
La guerre est déclarée... allons, suivez mes pas !
SAINT-GERMAIN, l’arrêtant.
Oui, mon fils... montrons-nous, mais ne paraissons pas !...
MORS-AUX-DENTS.
J’aperçois leur plus ferme appui... c’est Louis IX...
SAINT-GERMAIN.
Neuf... neuf... si on veut... n’importe, c’est par lui qu’il faut commencer.
Scène X
SAINT-GERMAIN, MORS-AUX-DENTS, LOUIS IX
LOUIS IX, tirant sa montre.
Six heures et demie... j’arriverai encore à temps pour ma représentation... c’est qu’il y a joliment loin du Théâtre-Français chez moi, boulevard des Capucines... Ah ! c’est vous, monsieur Mors-aux-Dents... je ne suis pas fâché de vous rencontrer, parce que j’ai une scène à vous faire.
MORS-AUX-DENTS.
Je n’en ai pas besoin, monsieur... chacun les siennes...
LOUIS IX.
Vous ne m’entendez pas. Quand je dis une scène, c’est-à-dire un sermon, je n’en fais pas d’autres.
Air : J’ai vu parlant dans mes voyages. (Le Jaloux malgré lui.)
Je vois que ce mot vous offense !...
Mes sermons à moi sont heureux,
Car je parle avec élégance,
Souvent en vers harmonieux !
Pouvais-je craindre un sort contraire ?
Mon titre seul est un succès :
De tous temps, ce nom qu’on révère
A porté bonheur aux Français !
MORS-AUX-DENTS, avec impatience.
Au fait, monsieur, que voulez-vous ?...
LOUIS IX.
Un instant, jeune homme, vous avez trop de chaleur ! Que diable ! moi, est-ce que j’en ai ?... On m’a dépêché vers vous parce que je m’entends à réduire les mutins ; je ne fais que cela depuis le commencement jusqu’à la fin. Je vous prie seulement de m’écouter.
MORS-AUX-DENTS.
Vous écouter, ça vous est bien aisé à dire...
LOUIS IX, à part.
Diable ! je vois que j’aurai du mal... ma foi, prenons ce que nous avons de mieux... en avant, ma scène du Renégat.
Haut.
Dites-moi, mon jeune ami, pourquoi voulez-vous nous quitter ?
MORS-AUX-DENTS.
Parce que je suis Sicilien et jaloux, c’est mon caractère... moi, je ne puis pas me refaire.
LOUIS IX.
Voilà le mal.
MORS-AUX-DENTS.
Mais, vous qui parlez, croyez-vous donc que votre position soit si belle... vous paraîtrez ici, mais à quel prix !
LOUIS IX.
Que voulez-vous dire ?
MORS-AUX-DENTS.
De loin en loin.
SAINT-GERMAIN.
Chez nous, au contraire... ce sera tous les jours fête.
MORS-AUX-DENTS.
Point de relâches...
SAINT-GERMAIN.
D’indispositions...
LOUIS IX.
Ah çà ! mais remarquez-vous que je voulais vous convenir et que c’est vous qui, au contraire...
MORS-AUX-DENTS.
Eh ! sans doute, abandonnez ces lieux, ça vous remuera un peu.
LOUIS IX.
Moi, non... je reste toujours dans la morne position... Et puis, voyez-vous, j’ai avec moi un bagage qui n’en finit pas !
Air du Major Palmer.
Primo, d’abord une reine
Qui nous escorte en tous lieux.
MORS-AUX-DENTS.
On s’en priverait sans peine,
Et tout n’eu irait que mieux.
LOUIS IX.
Item, un prince en jaquette,
Qui ne fait que pleurnicher...
SAINT-GERMAIN.
Qu’au lycée on le remette,
Sans lui vous pouvez marcher.
LOUIS IX.
Un transfuge que j’honore,
Un renégat des plus doux...
SAINT-GERMAIN.
On peut s’en passer encore,
Nous en avons un chez nous.
LOUIS IX.
J’ai mon soudan et son asthme,
J’ai deux bataillons charges
D’organiser l’enthousiasme
Et les bravos obligés.
J’ai des machines mouvantes,
Six cents hommes à placer
Dont les mains retentissantes...
MORS-AUX-DENTS.
Vous pourriez vous en passer !
Sans leurs cris, la pièce entière
Produira mieux ses effets.
Et du moins dans le parterre
On pourra dormir en paix.
SAINT-GERMAIN.
Vous voyez qu’en vous débarrassant de tout ce que vous avez de trop... vous restez tout seul... Allons, vous venez avec nous au faubourg Saint-Germain...
LOUIS IX.
Diable... une traversée comme celle-là... j’en serais presque tenté... ne fût-ce que pour donner un démenti à ceux qui prétendent que je ne puis pas aller loin.
SAINT-GERMAIN, à Mors-aux-Dents.
Air de la Pipe de tabac. (Le Petit Matelot.)
Tu le vois, j’ai su le séduire.
MORS-AUX-DENTS.
Je ne puis trop vous admirer.
SAINT-GERMAIN.
Voilà, mon cher, quand on conspire,
Le vrai moyen de s’en tirer.
Que faut-il pour un chef habile ?
Des mécontents...
LOUIS IX.
Quel pronostic !
S’il vous en faut, soyez tranquille,
Je vous enverrai mon public.
Si jamais je le rattrape...
MORS-AUX-DENTS.
C’est ça, de la fermeté, du courage... allons, un bon mouvement...
LOUIS IX.
Oh ! non... ne me parlez pas de mouvement, je vois bien que vous ne me connaissez pas.
SAINT-GERMAIN.
Comment ? quand il s’agit d’une action d’éclat...
LOUIS IX.
Moi... de l’action !... du tout, du tout... Demandez-moi tout autre chose... de belles tirades, si vous voulez, je n’en manque pas.
SAINT-GERMAIN.
Vous allez donc vous déclarer ?
LOUIS IX.
Non... vous sentez bien qu’ils sont là en bas qui m’attendent... sept heures...
MORS-AUX-DENTS, bas.
C’est l’heure des Vêpres !
LOUIS IX.
Air : On m’avait vanté la guinguette. (Gilles en deuil.)
Dans le foyer je dois me rendre,
Car vous savez bien que jamais
Au théâtre on ne fait attendre
Lorsque tous ces messieurs sont prêts.
SAINT-GERMAIN.
Mais terminons ce nouveau pacte.
LOUIS IX.
Pendant que je suis à causer,
On commence le premier acte :
C’ n’est pas l’ moment de s’amuser...
Ensemble.
LOUIS IX.
Dans le foyer je dois me rendre,
Car vous savez bien que jamais, etc.
SAINT-GERMAIN et MORS-AUX-DENTS.
Dans le foyer il doit se rendre,
Car nous savons bien que jamais, etc.
Louis IX sort.
Scène XI
SAINT-GERMAIN, MORS-AUX-DENTS
MORS-AUX-DENTS.
Quelle faiblesse !... Et voilà le seul appui des Français !
SAINT-GERMAIN.
Il leur sera fatal.
MORS-AUX-DENTS.
Que voulez-vous dire ?
SAINT-GERMAIN.
Il nous servira sans le vouloir et, comme tout ce qu’il fait, sans s’en douter !... nos ennemis sont à la répétition ; pendant le sommeil où le quatrième acte ne va pas manquer de les plonger... courons à ces carions fatals, rendons à la lumière ces victimes qui gémissent depuis trente ans... ouvrons...
MORS-AUX-DENTS.
Un instant, comme vous y allez !
SAINT-GERMAIN.
Non, je suis pour l’ouverture ; mon plan est là... nous sommes tous renfermés, surveillés, gardés de près... c’est le moment...
MORS-AUX-DENTS.
De rester tranquilles.
SAINT-GERMAIN.
Non... c’était bon autrefois, mais nous avons changé tout cela et nous conspirons maintenant à découvert... c’est plus beau et ça donne moins de peine... Commençons par cette salle... mais ce n’est pas ici le magasin général.
MORS-AUX-DENTS.
Les magasins sont encombrés ! c’est un dépôt...
SAINT-GERMAIN.
N’importe...
Il va frapper à tous les cartons.
Venez tous, venez, braves guerriers, accourez venger vos affronts !
Scène XII
SAINT-GERMAIN, MORS-AUX-DENTS, tous les cartons s’ouvrent, et l’on voit paraître à la fois toutes les têtes de GRECS, de ROMAINS et de PRINCESSES figurant les ouvrages reçus
MORS-AUX-DENTS.
Dieux !... sont-ils couverts de poussière !
TOUS.
Air : Chœur d’Armide.
Très doux.
Poursuivons... jusqu’au trépas
L’ennemi qui... nous offense,
Très fort.
Poursuivons jusqu’au trépas...
SAINT-GERMAIN, les arrêtant.
Un instant... vous n’êtes pas à l’Opéra.
Il les rassemble autour de lui.
Air : Époux imprudent, fils rebelle. (Monsieur Guillaume.)
Vous respirez tous la vengeance,
Turnus, Tibère, et vous, Clovis,
Les jours de notre indépendance
Vont luire enfin, ô mes nobles amis !
CLOVIS.
Oui, nous jurons d’être des vôtres !
MORS-AUX-DENTS.
Depuis un siècle on veut nous entraver,
Et du sommeil qu’on nous fit éprouver
Nous nous vengerons sur bien d’autres.
SAINT-GERMAIN.
Amis, embrassons tous la querelle commune,
Et de nos fiers rivaux balançons la fortune ;
L’heure de la vengeance enfin sonne... écoutez...
On entend la clochette des répétitions.
MORS-AUX-DENTS.
C’est la clochette pour lever le rideau...
SAINT-GERMAIN.
Ils vont dormir, et je veille... Marchons, marchons à la délivrance de nos frères... enlevons à nos concurrents cette jeune et brillante Recette qu’ils ont trop négligée... enlevons les chefs-d’œuvre de nos maîtres qu’ils oublient, enlevons leur répertoire, enlevons...
MORS-AUX-DENTS.
Un instant, pendant que nous sommes en train d’enlever... si nous enlevions quelques princesses... car nous n’en avons qu’une...
SAINT-GERMAIN.
L’enfant dit vrai... Et puis, elle se contente de parler simplement et naturellement... c’est bon...
MORS-AUX-DENTS.
Pour les paroles... mais il nous en faut une pour le chant.
SAINT-GERMAIN.
Pour le chant ?... l’occasion est favorable et nous pouvons ici enlever au hasard... marchons... Dieux ! quels jours prospères !... Que de pièces destinées à ramper terre à terre vont s’étonner de se trouver enlevées... marchons !...
MORS-AUX DENTS.
Eh bien ! allez donc, voilà quinze fois que vous le dites !...
SAINT-GERMAIN.
C’est juste.
MORS-AUX-DENTS.
Attendez donc, attendez donc...
SAINT-GERMAIN, aux autres.
Un instant, je suis à vous.
MORS-AUX-DENTS.
Qu’est-ce que je vais faire, moi ?
SAINT-GERMAIN.
Toi, mon fils ?... c’est toi qui frapperas le premier coup, qui raviras à nos ennemis leur plus ferme soutien... pendant la crise léthargique où ils sont plongés, vole au trou du souffleur, saisis le manuscrit...
MORS-AUX-DENTS, troublé.
Le... manus...
SAINT-GERMAIN.
...crit... et prends garde de les réveiller.
Aux autres.
Pour la dernière fois, marchons !
TOUS.
Air de La Cosaque.
De ces félons
Renversons
Les cartons...
En silence
Qu’on s’avance...
De nos prisons
Sortons,
Chers compagnons,
Et prenons
Tous leurs tendrons.
Ils sortent.
Scène XIII
MORS-AUX-DENTS, seul
Oui, je l’enlèverai... j’enlèverai Recette... j’enlèverai tout... Mais je fais une réflexion qui dénote bien la délicatesse de mon caractère... Je voudrais bien les prendre en traître, mais sans qu’il y eût de la perfidie... Si je leur donnais mon épée... si je la mettais auprès d’eux pendant qu’ils dorment... Mauvais moyen... parce qu’à moi qui suis prisonnier... on n’aurait qu’à me demander pourquoi j’ai une épée, je ne sais pas ce que je répondrais !... ma foi, toute réflexion faite, je vais leur dire de se défendre.
Il crie à la cantonade.
Dites donc, dites donc... Dieux ! comme ils dorment !... ils sont partis... Eh ! dites donc, prenez garde à vous !... ils ne m’entendent pas... ils croient que je cabale... C’est égal, ma conscience est tranquille... maintenant qu’ils sont avertis, allons les surprendre !
Il tire son épée et sort sur la ritournelle du chœur suivant, tandis que cinq princesses tragiques échevelées entrent d’un autre côté.
Scène XIV
PLUSIEURS PRINCESSES TRAGIQUES, échevelées
TOUTES.
Air du vaudeville Le Secret de madame.
Ô ciel ! ô ciel ! est-il possible !...
Dieux ! quel événement !...
LA PREMIÈRE.
C’est affreux !
LA SECONDE.
C’est abominable !
LA TROISIÈME.
Des perfides !...
LA QUATRIÈME.
Des ravisseurs !
LA CINQUIÈME.
On ne respecte plus rien !
LA PREMIÈRE.
L’autel étincelait des flambeaux d’hyménée...
LA SECONDE.
Nous sortions à peine des portes de Tréz...
LA TROISIÈME, l’interrompant.
Là, déjà un vers d’estropié... voilà le massacre qui commence...
TOUTES, recommençant ensemble le vers.
À peine nous sortions des portes de Trézène...
LA TROISIÈME.
La victime était prête...
LA QUATRIÈME.
Sire, mon père est mort !...
LA PREMIÈRE.
C’est à moi de faire le récit.
LA SECONDE.
Non, c’est à moi.
LA TROISIÈME.
Eh bien ! mesdemoiselles, puisqu’il n’y a pas moyen de nous accorder sur la prééminence... faisons-le toutes à la fois.
LA QUATRIÈME.
C’est ça, chantons ensemble.
TOUTES.
Air : Ah ! quel scandale abominable. (Les Rigueurs du cloître).
Ah ! quel scandale abominable !
Mes sœurs, entendez-vous ces cris ?
De l’Opéra c’est quelque diable,
Ou c’est un spectacle gratis.
Scène XV
PLUSIEURS PRINCESSES TRAGIQUES, RECETTE
RECETTE, tout effarée.
Ah ! mesdemoiselles, voici bien d’autres histoires,
Air : Dans les gardes françaises.
Quel scandal’, quelle école !
Ciel ! sois notre soutien !
Là-bas on pille, on vole,
On ne respecte rien.
Leur dessein, je l’ suppose,
Est d’ nous ravir, hélas...
TOUTES.
Mais, quoi donc ?
RECETTE.
Ah ! je n’ose.
Ne m’entendez-vous pas !...
Oui, mesdemoiselles, on enlève toutes les pièces et même les princesses.
TOUTES, voulant y courir.
Où donc ?
Scène XVI
PLUSIEURS PRINCESSES TRAGIQUES, RECETTE, GASCON
GASCON.
Où courez-vous ? Il n’est plus temps ! nous sommes à quia. Mors-aux-Dents triomphe et les Vêpres sont enlevées !...
RECETTE.
Je vois alors ce qui m’attend.
GASCON.
Air : Ça n’ se peut pas.
Hélas ! sous les coups d’un barbare
Lorsque mon maître est abattu,
Dans le transport qui les égare
Je crains tout pour votre vertu.
À son destin votre amant cède,
Vous voilà veuve désormais...
Qu’hélas ! Mors-aux-Dents lui succède...
RECETTE.
Vrai, j’y songeais,
Oui, j’y songeais.
GASCON.
Air : Aussitôt que la lumière.
Voici déjà leur cortège
J’entends leurs bruyantes voix
Quelle foule les assiège !
RECETTE.
Ils chantent Vêpres, je crois.
GASCON.
Il est vrai, leurs cloches sonnent,
En dépit du décorum,
Et les Vêpres qu’ils entonnent
Ont tout l’air d’un Te Deum.
Scène XVII
Les cloches sonnent dans l’éloignement. Le fond du théâtre s’ouvre ; on voit d’un côté DES FRANÇAIS et LOUIS IX entourés d’AFRICAINS et portant une affiche en forme de bannière sur laquelle on lit : Saint-Louis, de l’autre côté, SAINT-GERMAIN et MORS-AUX-DENTS entourés des CONJURÉS armés de haches et de flambeaux et portant de même une affiche sur laquelle on lit : Les Vêpres Siciliennes.
Pendant ce changement le chœur reprend.
LE CHŒUR.
Oui, les Vêpres qu’ils entonnent
Ont tout l’air d’un Te Deum.
RECETTE, les regardant.
Ô Recette ! pour qui vas tu te déclarer !...
Air du vaudeville de Partie carrée.
Je devrais bien, pour prix de leur constance,
Me prononcer pour l’un ou l’autre amant.
Mais établir la concurrence
Est peut-être encor plus prudent ;
Puisque tous deux cherchent à plaire.
Pourquoi donc les décourager ?
Moi, je fais comme le parterre :
Je veux me partager. (Bis.)
Elle se place entre eux deux, donne à Saint-Germain une couronne et tend la main à Des Français.
SAINT-GERMAIN.
Une couronne... je suis à qui je la dois !
Air : Ce magistrat irréprochable. (Monsieur Guilhaume.)
C’est au talent qui vient d’éclore
Pour consoler le Parnasse Français,
Et qui, vainqueur à son aurore,
Rappelle Œdipe et son succès ;
Si j’en crois ce début prospère,
De Melpomène on doit être l’appui
Quand on a l’âge de Voltaire
Et qu’on commence comme lui,
À Des Français qui est abattu.
J’obtiens donc la couronne !...
Déclamant.
Et voilà, tu le vois, les fruits de ton sommeil !...
Avec force, et se tournant vers ses acteurs.
Soyez prêts à jouer au coucher du soleil !
Vaudeville.
Avec accompagnement de cloches.
Air : Quel carillon.
TOUS.
Quel carillon !
Que la cloche sonne, sonne ;
Quel carillon !
C’est tout comme à l’Odéon.
GASCON.
La douce paix
Suit d’abord le mariage.
Point de bruit, mais
Hélas ! quelques mois après...
Quel carillon !
Quel tapag’ dans le ménage !
Quel carillon !
C’est tout comme à l’Odéon.
DES FRANÇAIS.
Mari prudent,
Je n’ veux surprendre personne,
Mari prudent,
Chez moi toujours en rentrant...
Quel carillon !
Faisant le geste.
Comm’ je sonne, sonne, sonne !
Quel carillon !
C’est tout comme à l’Odéon.
LOUIS IX.
Chez nous, hélas !
Alors qu’une pièce est bonne,
Chez nous, hélas !
Lorsqu’on ne nous donne pas...
Faisant le geste de compter de l’argent.
Quel carillon !
Comm’ ça sonne, sonne, sonne !
Quel carillon !
C’est tout comme à l’Odéon.
MORS-AUX-DENTS.
Paul est sans pain
Et chez lui ne voit personne ;
On l’ plac’ soudain...
À sa porte, dès l’ matin.
Quel carillon !
Comme on sonne, sonne, sonne !
Quel carillon !
C’est tout comme à l’Odéon.
SAINT-GERMAIN.
Si maintenant.
Quand un’ pièc’ tombe et se froisse
On jug’ décent
D’ sonner son enterrement...
Quel carillon !
Sonnant à toute volée.
Quel bruit dans chaque paroisse !
Quel carillon !
Ça s’ rait pis qu’à l’Odéon.
RECETTE, au public.
Quand vient la fin
D’ la nouvelle tragédie.
On dit q’ soudain
Chacun donne un coup de main.
Faisant le geste d’applaudir.
De c’ carillon
Daignez fair’ la parodie,
Que l’ carillon
Soit tout comme à l’Odéon !