L’Honneur dans le crime (Julien DE MALLIAN)
Drame en cinq actes.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 5 avril 1834.
Personnages
SIR RICHARD ASHTON
LORD BROGHILL
WILLY
FLOKART
HOUGTON
JAKMAN
AMÉLY
BETZI
ÉLECTEURS
HOMMES et FEMMES du peuple
DEUX GARDE-CHASSE.
DOMESTIQUES, etc.
La scène se passe en Angleterre de 1828 à 1830.
ACTE I
Une salle du château d’Ashton, porte principale au fond ; à droite, le cabinet de sir Robert ; à gauche, l’appartement de miss Amély ; du même côté, au premier plan, une petite porte ouvrant sur le parc.
Scène première
BETZI, puis SIR ROBERT
BETZI, entrant par le fond et parlant à la cantonade.
Oui, oui, soyez tranquille, je vais dire à miss Amély que c’est de la part du vieux fermier Hougton, son protégé.
Allant à l’appartement de miss Amély et l’ouvrant.
Personne !... déjà dehors !... j’étais pourtant dans l’antichambre, et je ne l’ai pas vue passer.
Désignant la petite porte.
Ah ! elle sera sans doute sortie par là pour aller se promener dans le parc... Du bruit !... qui vient ?... M. Flokart, l’intendant de Lord Broghill, notre voisin.
En ce moment Flokart, conduit par un domestique, traverse la scène et s’arrête devant la porte du cabinet de sir Robert ; le domestique frappe doucement.
SIR ROBERT, en dedans.
Qui est là ?
LE DOMESTIQUE.
M. Flokart que milord attend, et qu’il a dit d’introduire aussitôt après son arrivée.
SIR ROBERT, paraissant sur le seuil du cabinet et s’adressant à Flokart.
Ah ! c’est vous, monsieur, entrez.
Au domestique qui s’éloigne.
Qu’on m’envoie le fermier Hougton.
Sir Robert et Flokart entrent dans le cabinet dont la porte se referme.
BETZI, qui a regardé, sans rien dire, tout ce qui s’est passé.
Pauvre Hougton !... rien qu’à entendre prononcer son nom par milord, on voit assez combien il le hait... et la haine d’un homme aussi puissant dans le comté que sir Robert Ashton est chose effrayante.
Scène II
BETZI et WILLY
WILLY, entrant vivement par le fond.
Ici, elle est ici, m’a-t-on dit... Ah ! la voilà !
Allant à elle.
Betzi.
BETZI, se retournant avec surprise.
Willy !... je vous avais pourtant défendu, monsieur, de vous présenter au château.
WILLY.
Oui... mais comment résister au bonheur de te voir, de te parler de ma tendresse : Depuis deux jours je t’ai attendue dans les environs, où tu vas te promener d’ordinaire... par hasard... mais bah ! c’était comme un fait exprès, tu n’y es pas venue. Oh ! ma foi, dès lors, pas moyen d’y tenir, et j’arrive.
BETZI.
Pour repartir sur-le-champ.
WILLY.
Pourquoi donc cela ?
BETZI.
Parce que vous êtes le secrétaire de M. Broghill, que je suis la femme de chambre de miss Amély, que miss Amély est la pupille de sir Robert Ashton, et que sir Robert Ashton n’aime pas assez M. Broghill, votre maître, pour voir de bon œil la présence de ses gens au château.
WILLY.
Et pourquoi sir Robert n’aime-t-il pas M. Broghill ?
BETZI.
Parce qu’ils sont ennemis déclarés : c’est connu de tout le monde.
WILLY.
Et pourquoi sont-ils ennemis déclarés ?
BETZI, impatientée.
Ah ! pourquoi ? pourquoi ?... Tenez, Willy, c’est dommage ; mais, entre nous, vous avez un bien vilain défaut : vous êtes curieux à l’excès, et votre curiosité finira par vous jouer quelque mauvais tour.
WILLY.
Allons donc, c’est à elle que j’ai dû tout ce qui m’est arrivé d’heureux dans ma vie : ce serait de l’ingratitude d’y renoncer ; sans ce désir si vif, si pressant, auquel je n’ai pas la force de résister, je l’avoue ; sans ce besoin de chaque instant de voir, d’entendre, de connaître, me serais-je jeté à corps perdu dans l’étude ?... aurais-je cultivé les arts, les sciences, la littérature ?... enfin, me serais-je rendu capable d’occuper auprès de lord Broghill la place qui m’est confiée ?... Et puis, vois-tu, Betzi, quand on n’a jamais su, comme moi, qui l’on est, d’où l’on vient ; quand on n’a jamais pu découvrir même le nom de ses parents ; quand on est un enfant du hasard, et qu’on se dit chaque jour : Je suis peut-être le fils d’un lord, d’un duc et pair d’Angleterre... oh ! alors la tête se monte, on observe, on questionne, et peu à peu on en prend tellement l’habitude qu’on finit par ne plus s’en apercevoir.
BETZI.
Oui, mais les autres s’en aperçoivent, et c’est fort laid, monsieur, je vous le répète.
WILLY.
Puisque c’est plus fort que moi.
BETZI.
En vérité ?
WILLY.
Parole d’honneur ; enfin, c’est au point qu’il y a des jours où c’est une fièvre, un délire ; je donnerais ma tête pour décacheter une lettre, ouvrir une porte, saisir quelques mots d’une conversation qui souvent ne me regarde pas... Oui, le diable me pousse... tout ce qui est mystère, tout ce qui est secret, devient pour moi du fruit défendu, et, bon gré mal gré, il faut que j’y goûte.
BETZI.
Ô mon Dieu ! monsieur, vous m’effrayez : c’est une monomanie, une fureur, une véritable maladie... Je ne veux plus être votre femme.
WILLY.
Que dis-tu là ?
BETZI.
Prendre pour mari un curieux !...
WILLY.
Sotte que tu es, il n’aurait pas de relâche qu’il n’eût découvert toutes tes qualités.
BETZI.
Et tous mes défauts... sans compter les accidents ; non, non, pas de cela.
WILLY.
Allons, voyons, ne te fâche pas, ma Betzi, je me corrigerai.
Après un moment de silence, regardant autour de lui.
Comme c’est gothique ce château d’Ashton ! quelle différence avec la jolie maison moderne que lord Broghill a fait bâtir depuis son retour de France !... Dis-moi donc, Betzi, est-ce que c’est là l’appartement de miss Amély ?
BETZI.
Sans doute.
WILLY.
Ah !... Et de ce côté ?
BETZI.
Le cabinet de sir Robert Ashton.
WILLY.
Et cette petite porte à droite ?
BETZI, partant d’un éclat de rire.
Ha ! ha ! ha ! comme il se corrige !
WILLY.
Tiens, au fait, moi, qui n’y pensais plus ! Oh ! mais, sois tranquille ; Betzi, une fois marié, je ne veux plus ni voir, ni entendre : je suis sourd et aveugle.
BETZI.
À la bonne heure.
WILLY.
Et d’abord, pour commencer.
BETZI.
Chut ! voici miss Amély qui rentre de sa promenade ; il ne faut pas qu’elle vous trouve avec moi.
WILLY.
Est-ce qu’elle serait comme sir Robert, son cousin ?... est-ce qu’elle détesterait M. Broghill et tout ce qui l’approche ?
BETZI.
Encore des questions ?
WILLY.
Non, non, je me sauve, je cours vite aux élections... Dieu ! ce sera-t-il curieux !... des cris et des trépignements ! des discours et des coups de poings, comme s’il en pleuvait !... Dis donc, si nous sommes vainqueurs, j’aurai soin que le cortège de mon maître défile sous tes fenêtres pour te faire voir notre triomphe et faire mourir de dépit cet ours de sir Robert Ashton. Adieu ! ma petite Betzi. |
Il l’embrasse et sort en courant.
Scène III
AMÉLY, BETZI
AMÉLY, à Betzi, restée interdite.
À merveille !
BETZI, vivement.
Oh ! c’est pour le bon motif... il m’a promis de m’épouser.
AMÉLY.
Et il le fera, j’en suis sûre... le secrétaire de lord Broghill ne peut être qu’un honnête homme.
BETZI.
Lord Broghill est si noble... si bon !...
AMÉLY.
Ton fiancé a dans la figure je ne sais quoi qui me plaît et m’intéresse.
BETZI.
C’est comme moi, j’adore lord Broghill avec ses manières distinguées, son ton franc et ouvert !...
AMÉLY.
C’est qu’il est fort bien.
BETZI.
Lord Broghill ?
AMÉLY.
Eh ! non, qui te parle de lord Broghill ?...
BETZI.
Il était, m’a-t-on dit, au bal donné hier par lady Sidney.
AMÉLY.
Nous avons dansé deux fois ensemble... tous les regards se fixaient sur nous.
BETZI.
Et M. Jakman, le juge du comté, y était-il aussi ?
AMÉLY.
Oui vraiment, avec sa sotte et laide figure, son regard faux, sa parole mielleuse, son sourire hypocrite, son dos souple et flexible.
BETZI.
Bon Dieu ! quel portrait !... lui, votre futur époux !
AMÉLY.
Tu plaisantes sans doute ?...
BETZI.
Eh ! sir Robert y tient.
AMÉLY.
Ah ! par exemple ! crois-tu que je sois un enfant, et que je me laisse imposer un mari, sans rien dire ?... dès ce matin je parlerai sérieusement à mon cousin, et il faudra bien que j’en finisse avec son monsieur Jakman.
BETZI.
Chut !... Sir Robert sort de son cabinet ; il est furieux !
AMÉLY.
Ne tremble donc pas de la sorte...
BETZI.
Ce n’est rien... ce sont les nerfs... Milord me fait toujours cet effet-là.
Sir Robert et Flokart entrent en parlant vivement.
Scène IV
AMÉLY, BETZI, SIR ROBERT, FLOKART
SIR ROBERT, à Flokart.
Je vous le répète, les bestiaux de votre maître ont ravagé mes terres.
FLOKART.
J’en demande pardon à Votre Honneur, mais...
SIR ROBERT.
Pas d’objections ; la première fois que pareil désordre se renouvellera, je ne descendrai plus à la plainte, et je me ferai à moi-même bonne et prompte justice en ordonnant à mes garde chasse de tirer sur tout ce qu’ils rencontreront.
FLOKART.
Un tel procédé !...
SIR ROBERT, frappant du pied.
Paix ! je ne dois pas compte de ma conduite au valet, mais au maître ; si le vôtre n’est pas content, qu’il vienne me trouver... sortez.
Flokart s’éloigne, sir Robert redescend la scène.
Ah ! vous voilà, miss Amély.
AMÉLY.
C’est fort heureux, mon cousin, que vous m’accordiez enfin un coup d’œil !
BETZI, bas à Amély.
Ne l’excitez donc pas ; vous voyez bien qu’il est en mauvaise disposition.
SIR ROBERT.
Hein ?... qu’est-ce ?... que faites-vous ici, vous ?
BETZI.
Moi, milord... je...
SIR ROBERT.
La place d’une femme de chambre est-elle au salon ?... laissez-nous...
AMÉLY.
Oui, laisse-nous, Betzi.
BETZI, se penchant à son oreille.
Oh, je ne demande pas mieux : mais vous, miss Amély ?
AMÉLY, souriant.
Je ne m’effraie pas facilement.
BETZI, en s’en allant.
Dieu ! quelle femme héroïque !
Scène V
SIR ROBERT, AMÉLY
SIR ROBERT, se laissant tomber sur un fauteuil.
Ce coquin d’intendant ! Dieu me damne, je crois qu’il avait pris à tâche de me braver !... en l’écoutant il me semblait entendre l’insolent Broghill lui-même... Broghill !... son non seul m’exaspère... Avant son retour de France, avant que la nouvelle de la mort de sa mère, venant le surprendre au milieu de ses voyages, l’eût rappelé dans ce comté, où il s’établit pour mon malheur, chacun me témoignait de l’estime, de la considération, j’étais le premier du pays ; à présent tous les vœux, tous les hommages sont pour lui, c’est à qui chantera ses louanges, c’est à qui l’exaltera à mes dépens... et moi, repoussé, dédaigné, je dévore en silence ma honte et ses triomphes... Ah ! c’est un horrible supplice !... que je souffre !...
Moment de silence.
AMÉLY, s’approchant de lui.
Vous souffrez ?...
SIR ROBERT, sans la regarder.
Et que vous importe à vous qui ne me comprenez pas ?
AMÉLY.
Je comprends que vous êtes malheureux, et je vous plains.
SIR ROBERT, se tournant doucement.
Vous, Amély !
AMÉLY.
Quoi de plus affligeant que de voir dans la peine les gens qu’on aime !
SIR ROBERT.
Tu m’aimes donc ?
AMÉLY.
Comme mon meilleur ami, mon guide, mon soutien, mon tuteur.
Attachant sur lui ses regards.
Il y a bien des jours que vous ne m’avez embrassée.
SIR ROBERT, souriant.
Tu crois ?
Il l’attire à lui et l’embrasse.
AMÉLY.
Autrefois vous m’appeliez votre Amély, et maintenant...
SIR ROBERT.
Maintenant...
AMÉLY.
Vous me rendez bien malheureuse.
SIR ROBERT, avec douceur.
Malheureuse ! toi !... et comment ?
AMÉLY.
D’abord par vos brusqueries, par vos colères continuelles... c’est si vilain la colère !... et puis ensuite vouloir que j’épouse M. Jakman !...
SIR ROBERT, changeant de ton.
Ah ! nous y voilà !... toujours vos idées romanesques !... Lors Broghill ne vous sort pas de la tête !... vous adorez lord Broghill !... vous êtes folle de lord Broghill, et au besoin vous aimeriez mieux devenir sa maîtresse que la femme d’un brave et honnête homme !
AMÉLY.
Arrêtez, monsieur, ai-je jamais rien fait qui autorisât vos odieux soupçons ?
SIR ROBERT, avec violence, se levant.
Taisez-vous.
AMÉLY.
Oh ! ne criez pas ainsi ; je ne suis qu’une femme ; mais une femme dont la volonté ne pliera jamais, lorsqu’on tentera de la briser... Sir Robert, j’ai été habituée à vous obéir, et je vous obéirai toujours en ce qui sera raisonnable... raisonnable, entendez-vous ?... et rien de plus... Je connais mes obligations envers vous, mais je connais mes droits... La tutelle que vous exercez sur moi est expirée depuis un mois : je suis majeure, monsieur, et si vous l’oubliez, je serai forcée de m’en souvenir.
SIR ROBERT.
Quel langage !... et c’est vous qui me parlez de la sorte !... vous, élevée par les bontés de ma mère, vous, la fille d’un coquin d’Écossais qui a mangé jusqu’au dernier schelling de ma tante Lucy, et qui ne vous a laissé que son nom !
AMÉLY.
Et sa fierté... Les Lowbarn valent bien les Ashton, mon cousin.
SIR ROBERT.
Qu’ils les vaillent ou non, je vous déclare que nul ici ne fera vos volontés.
AMÉLY.
Pas plus que je ne ferai désormais celles des autres.
SIR ROBERT, hors de lui.
C’est ce que nous verrons !
AMÉLY, souriant.
Chut !... on vient... justement c’est votre protégé... je vous laisse ensemble. Adieu...
SIR ROBERT.
Demeurez.
AMÉLY, gaiement.
En effet, cela m’amusera.
Scène VI
SIR ROBERT, AMÉLY, JAKMAN
JAKMAN, entrant et parlant à la cantonade.
Bien ! très bien, laquais !...
SIR ROBERT.
Que signifie !... Mes gens vous auraient-ils manqué de respect ?
JAKMAN.
Au contraire... un excès de zèle... Ces drôles-là ne voulaient-ils pas me faire une entrée triomphale, ouvrir les portes à deux battants, et crier : Monsieur Jakman !... comme si je pouvais me donner ces grands airs-là, moi, qui suis si peu de chose à côté de milord...
SIR ROBERT.
Vous êtes trop modeste, mon cher Jakman.
JAKMAN, se confondant en salutations.
Qui ne le serait avec milord ?
AMÉLY, à part.
Aussi plat au salon qu’arrogant dans l’antichambre !
JAKMAN, allant à elle.
Toujours fraîche comme la rose !
AMÉLY, avec malice.
La comparaison est bien vieille, Mi. Jakman.
JAKMAN.
De l’épigramme !... impossible de se fâcher... Quoi que vous disiez, quoi que vous fassiez, vous avez l’art de plaire.
AMÉLY.
Qui manque à tant d’autres.
JAKMAN.
Combien je m’enorgueillis de penser qu’avec l’autorisation de milord, il me sera loisible un jour d’être pour quelque chose dans votre bonheur.
AMÉLY.
Franchement, monsieur Jakman, ce bonheur-là me semble si grand, que je me hâte de prendre congé de vous, afin d’aller y réfléchir.
À sir Robert.
Sans rancune, mon cousin.
Elle sort.
Scène VII
SIR ROBERT, JAKMAN
SIR ROBERT.
L’impertinente !
JAKMAN.
Eh ! là, là ! ne vous fâchez pas, milord... pur enfantillage !... Les femmes ne disent jamais ce qu’elles pensent.
SIR ROBERT.
Et ne pensent jamais ce qu’elles disent.
JAKMAN.
Précisément... j’en ai fait l’expérience, et j’en suis tellement convaincu, que l’instant où elle me rebute le plus est celui où je gagerais qu’elle m’aime davantage ; c’est feue Mme Jakman, qui m’en a donné l’habitude. Elle me traitait comme un nègre du matin au soir... eh bien ! le croiriez-vous ? au fond, elle m’adorait... Ah ! milord, quelle perte !
SIR ROBERT.
Consolez-vous, les grâces et les attraits de miss Amély vous feront oublier les ennuis du veuvage.
JAKMAN.
Je l’espère, milord, je l’espère...
SIR ROBERT.
Je vous préviens seulement que la jeune personne est fantasque, capricieuse... et que si vous ne la mettez à l’ordre...
JAKMAN.
Une fois son mari, je ferai mon possible... Je ne suis pas méchant... je suis un vrai mouton ; mais comme je disais quelquefois à ma défunte, quand elle m’ennuyait : Madame, je veux qu’on m’obéisse !... et elle rentrait à cent pieds sous terre. Le beau sexe, voyez-vous, c’est comme le peuple... cela se gouverne avec une main de fer.
SIR ROBERT.
Oui, vous avez raison, le peuple surtout... Savez-vous, mon cher Jakman, que la canaille de ce comté devient de jour en jour plus insolente ?
JAKMAN.
À qui le dites-vous, milord ? est-ce qu’ils n’ont pas poussé l’audace jusqu’à me trouver ridicule, et à faire ma caricature qu’ils ont exposée aux regards des sots !...
SIR ROBERT.
Et que les sots trouvent sans doute fort spirituelle ?
JAKMAN.
Esprit de révolution ! Oh ! mais je m’en vengerai... gare au premier rustre qui me tombe sous la main !
UN DOMESTIQUE, annonçant.
Le fermier Hougton.
JAKMAN, à part.
Juste, en voilà un.
SIR ROBERT, à Hougton.
Faites entrer.
Au domestique.
Je n’y suis pour personne, entendez-vous ? pour personne.
À Hougton.
Approchez...
Le domestique s’incline et sort.
Scène VIII
SIR ROBERT, JAKMAN, HOUGTON
HOUGTON, à sir Robert.
Milord m’a fait appeler ?
SIR ROBERT.
Deviez-vous attendre cet avis ?... Avant-hier, en vous quittant, je vous avais donné vingt-quatre heures pour me rembourser les fermages qui me sont dus depuis deux mois.
HOUGTON.
À l’époque dont parle milord, il avait eu la bonté de me faire espérer un plus long délai, en raison des malheurs qui ont pesé cette année sur la récolte.
SIR ROBERT.
C’est possible... mais j’ai changé d’idée.
JAKMAN.
Eh ! pardieu, c’est clair, s il fallait entrer dans tout cela, où en seraient les propriétaires ?
HOUGTON.
Ah ! oui, j’entends... le pauvre diable qui a bêché et retourné la terre, qui a tracé le sillon, qui l’a arrosé de sa sueur, qui a mis là tout le travail de ses bras, toute l’espérance de son année... ce pauvre diable doit implorer du ciel le chaud, le froid, l’ombre, le soleil : il doit trembler et pâlir quand quelque nuage, portant la grêle ou la foudre, grossit à l’horizon, et quand ce nuage s’étend, s’abaisse et crève, il doit se tourner vers ses enfants, qui lui demandent du pain, et leur dire : attendez... tandis que le riche, mollement couché sur un meuble de soie, regarde à travers les vitres de son château passer l’orage dont il s’amuse... Que lui importe, à lui ?... le terme arrivé, il faudra que le désespoir du fermier se convertisse en or, qu’on prend gaiement, qu’on jette au jeu, sur la toilette d’une femme, dans l’achat d’un chien, d’un cheval de race, ou bien dans une orgie, où l’on rit et boit sans penser à ceux qui pleurent et jeûnent... et vous trouvez cela juste, vous ?
JAKMAN.
La loi le veut ainsi.
HOUGTON.
Vous la calomniez.
SIR ROBERT.
Misérable ! oser manquer de respect au juge de ce comté !
HOUGTON.
Quand il sera sur son siège, je le respecterai.
JAKMAN
Quelle démoralisation ! Vous l’entendez, milord ?
SIR ROBERT.
Que vous ai-je dit !... le peuple aujourd’hui...
HOUGTON.
Aujourd’hui, le peuple sait ce qu’il vaut.
SIR ROBERT.
Et moi, je sais ce que tu me dois. J’exige sur-le-champ...
HOUGTON.
Que je vous paie... rien de mieux.
Tirant un portefeuille qui contient des bank-notes, et le remettant à sir Robert.
Tenez, comptez, milord, comptez bien : la somme y est.
SIR ROBERT, stupéfait.
Cet argent...
HOUGTON.
Ah ! vous avez cru, sir Robert, que parce qu’on était pauvre, on n’avait ni conscience ni volonté... vous êtes venu vers moi, votre fermier, et vous m’avez dit : les élections approchent ; il faut que je sois député... tu as de l’influence dans le comté : me promets-tu de me servir ? Moi, qui avais d autres idées, je vous répondis franchement : non milord ; là-dessus, vous devîntes mon ennemi, espérant m’arracher par la crainte ce que j’avais refusé à la persuasion.
SIR ROBERT.
Hougton !...
HOUGTON.
Oh ! je dis la vérité, milord, et je vous défie de me démentir... Heureusement que, pendant que vous me persécutiez, un autre me tendait la main : Hougton, me disait-il, paie sir Robert, non pas avec ta conscience, mais avec cet or, que je te prête... C’est ce que je fais.
SIR ROBERT.
Et cet homme qui te parlait ainsi, quel est-il ?
HOUGTON.
Celui qui sera membre de la chambre des communes à votre place... lord Broghill.
SIR ROBERT.
Broghill !
HOUGTON.
Maintenant, nous sommes quittes, milord ; adieu, je m’en vais
SIR ROBERT.
Encore un instant. Hougton, tu sais si jusqu’au jour de cette fatale discussion je t’ai jamais donné lieu de te plaindre de moi ? me suis-je montré dur, intraitable à ton égard ? T’ai-je blessé dans ton honneur, dans tes intérêts ? non, cent fois non. Eh bien ! je redeviendrai pour toi ce que j’étais ; je ferai plus, je te comblerai de grâces et de faveurs... et pour tout cela ne crois pas que je te demande encore ton influence sur les électeurs ; non, j’y renonce : mais du moins que Broghill ne l’emporte pas sur moi... oh ! je t’en conjure, que Broghill ne soit pas élu.
HOUGTON.
Je suis fâché, milord, de ne pouvoir vous satisfaire ; mais servir votre ressentiment, ce serait priver le pays d’un bon choix... M. Broghill sera nommé.
SIR ROBERT.
Tremble !
HOUGTON.
J’ai été soldat, milord, et un vieux soldat ne tremble guère.
SIR ROBERT.
Ah ! redoute ma vengeance.
HOUGTON.
Votre vengeance.
Se tournant vers Jakman.
Juge, si jamais sir Robert Ashton me traîne devant votre tribunal, vous vous souviendrez de ce mot-là, et vous ferez justice à qui de droit.
Il sort.
Scène IX
SIR ROBERT, JAKMAN
SIR ROBERT.
Monsieur Jakman, il faut que cet homme soit puni, chassé de la ferme qu’il occupe, poursuivi... ruiné...
JAKMAN.
Mais...
SIR ROBERT.
Mais quoi ?
JAKMAN.
Si ses titres sont en règle.
SIR ROBERT.
Qu’importe.
JAKMAN.
Tout le comté criera contre nous.
SIR ROBERT.
Je le forcerai à se taire... Que craignez-vous ? ne suis-je pas là pour vous protéger ? en épousant miss Amély, ne devenez-vous pas mon parent, mon allié naturel ?
JAKMAN, à part.
Où diantre me suis-je fourré ?
SIR ROBERT.
Écoutez-moi donc ; car voici ce que j’imagine de plus prompt et de plus sûr...
UN DOMESTIQUE, accourant.
Milord !
SIR ROBERT.
Qu’est-ce ? ne t’ai-je pas dit que je n’y étais pour personne ?
LE DOMESTIQUE.
Même pour lord Broghill ?
SIR ROBERT.
Broghill ! viendrait-il me demander raison de l’accueil fait tantôt à son intendant ? Ah ! je l’en remercierais !
À Jakman qui a pris son chapeau et qui gagne furtivement la porte.
Eh bien ! où allez-vous donc, Jakman ?
JAKMAN.
Je... je croyais, milord...
SIR ROBERT.
Passons ensemble dans mon cabinet, où nous achèverons cet entretien.
JAKMAN.
Mais M. Broghill qui attend...
SIR ROBERT.
M. Broghill attendra...
Au domestique.
Qu’il entre.
À Jakman.
Suivez-moi.
JAKMAN, à part.
Impossible d’échapper !
SIR ROBERT, impatienté.
Eh bien ! monsieur ?
JAKMAN.
Voilà, voilà, milord.
Ils entrent ensemble dans le cabinet ; # domestique introduit Broghill et sort.
Scène X
BROGHILL, seul
Chez sir Robert Ashton, moi !... moi qu’il hait !... l’entrevue sera terrible, je le crains... n’importe, ma résolution est prise... à ses emportements j’opposerai le sang-froid... il faudra qu’il m’écoute... il y va du repos de tous deux... il y va de mon bonheur... Fatale destinée qui place celle que j’aime sous la dépendance de cet homme !... Qu’elle était séduisante à cette fête d’hier !... Amély !... aimé d’Amély !...
Scène XI
BROGHILL, AMÉLY
AMÉLY, sortant doucement de son appartement.
C’était bien lui que j’avais vu descendre de cheval.
BROGHILL, se retournant.
Miss Amély !
AMÉLY, jouant la surprise.
Ah ! pardon, monsieur, je croyais trouver sir Robert dans ce salon.
BROGHILL.
Il ne peut tarder à venir... je l’attends.
Amély fait un mouvement pour s’éloigner.
De grâce, ne me privez pas si promptement de votre présence.
Moment de silence et d’embarras.
AMÉLY.
À quelle heure a fini hier le bal de lady Sidney ?
BROGHILL.
Je l’ignore ; j’en suis sorti presque aussitôt que vous.
AMÉLY.
C’est singulier ! vous paraissiez tant vous y plaire !
BROGHILL.
Sans doute... ce bruit, ce monde, ces fleurs, ces salons étincelants de lumière, cette foule qui se croise et se heurte, tout cela séduit, enivre, subjugue ; mais au milieu de ce bruyant chaos, quand la tête s’exalte, quand le cœur bondit, ou cherche un bonheur isolé de tous les autres bonheurs, qui vous appartienne, qui soit à vous, à vous seul... alors vous apparaît une femme belle, parmi toutes ces femmes qu’on admire ; on ne voit qu’elle, toujours, partout : on la suit des yeux à travers ce tourbillon où elle glisse légère et gracieuse... on se trouble à sa voix, on palpite au frôlement de sa robe, et si par hasard son bouquet s’échappe et tombe...
Il entr’ouvre son habit et laisse voir un bouquet de bal.
AMÉLY, vivement.
Le mien !
BROGHILL.
Cependant, elle s’éloigne... elle quitte le bal... dès lors tout s’efface ; plus de joie où elle n’est plus... Vous dérobant à cette foule glacée qui vous entoure, vous vous réfugiez dans la retraite... là, des souvenirs enivrants, des vœux sans nombre, une brûlante insomnie, et quand vient le jour enfin, une résolution grande et forte.
AMÉLY.
Et quelle est-elle ?
BROGHILL.
De lui consacrer sa vie entière.
AMÉLY, réprimant un élan de joie.
Ah ! prenez garde, milord ; il y a des femmes naïves et franches, chez qui des paroles comme les vôtres restent gravées, des femmes étrangères à la coquetterie, jetant volontiers leur âme au dehors et croyant sincèrement qu’on les aime, parce qu’on le leur dit... et peut-être parce qu’elles le désirent... à celles-là il faut la certitude d’un dévouement sans bornes ; car c’est ainsi qu’elles se dévouent ; à celles-là, il faut un cœur exempt de tout vœu pour l’avenir, de tout regret pour le passé ; car elles sont jalouses et de l’avenir et du passé.
BROGHILL.
Le passé ! ce mot m’apprend que mes erreurs ne vous sont pas inconnues ; c’est dans leur aveu que j’en chercherai le pardon... Eh bien ! oui, en Italie... à Venise... sous ce ciel qui brûle, dans ce climat où la raison s’égare si vite... une femme... la célèbre marquise d’Aquéia... Oh ! mais je ne l’ai jamais aimée, jamais... la séduction, la vanité, l’orgueil satisfait... rien de plus... comment son image aurait-elle trouvé place dans ce cœur où vous deviez régner un jour, vous si différente d’elle ? Ah ! croyez-moi, Amély, l’amour d’une jeune fille, cet amour si pur, si chaste, si vrai, cet amour qui m’embrase, est un trésor qu’on ne rencontre qu’une fois en sa vie... Amély !... eh quoi ! pas un mot, pas un regard qui me fasse craindre ou espérer !
AMÉLY, qui l’écoutait pensive et rêveuse, se ranimant tout-à-coup.
Du bruit !... sir Robert !
Elle s’enfuit précipitamment et rentre dans son appartement.
Scène XII
BROGHILL, SIR ROBERT
SIR ROBERT, à la cantonade.
Oui, oui, dans un instant.
BROGHILL, à part.
Du calme et de la modération.
SIR ROBERT, allant à Broghill.
Puis-je savoir, monsieur, quel motif vous amène chez moi, dans un pareil moment, lorsque je vous croyais au milieu des électeurs assemblés, briguant tous les suffrages et conquérant toutes les voix ?
BROGHILL, qui a repris tout son calme.
J’ai su, monsieur, que vous vous absteniez d’y paraître et j’ai réglé ma conduite sur la vôtre... il me tardait d’ailleurs d’avoir l’honneur de vous voir.
SIR ROBERT, vivement.
Ah ! je comprends.
Il court à une armoire, l’ouvre et en retire des épées et une boîte de pistolets.
BROGHILL, froidement.
Que faites-vous là ?
SIR ROBERT.
D’après la manière dont j’ai traité ce matin votre intendant, je ne doute pas que vous ne veniez me demander satisfaction.
BROGHILL.
Nullement ; je me suis battu deux fois dans ma vie ; soit hasard, soit bonheur, deux fois j’ai tué... je serai prudent à l’avenir.
SIR ROBERT.
Pardieu ! si votre intention est de vous amuser à mes dépens.
BROGHILL.
Oh ! telle n’est pas mon idée, je vous jure, et c’est afin de vous en convaincre que je vous prie de m’accorder quelques moments d’attention ; ce que j’ai à vous dire est sérieux, très sérieux, sur mon âme.
SIR ROBERT.
Allons, monsieur, puisqu’il le faut absolument.
BROGHILL.
Sir Robert, nous sommes à l’égard l’un de l’autre dans une situation des plus critiques... Un malheureux esprit de jalousie semble s’être glissé entre nous, je ne désire rien tant que de l’éloigner et je viens réclamer votre aide... ne restons pas ennemis... si nos goûts sont différents, poursuivons chacun notre carrière sans chercher à nous traverser. Croyez-moi, plus de rivalité, plus de haine... un accord franc et loyal... la paix enfin.
Il lui tend la main.
SIR ROBERT, se levant et la repoussant.
La paix !
BROGHILL.
Rien de plus facile que de la cimenter pour toujours... Miss Amély est votre cousine, je l’aime et j’ai lieu de croire que mon amour trouverait grâce à ses yeux... elle est héritière d’un beau nom, le mien est noble aussi, elle n’a point de fortune, j’en ai pour elle et pour moi. Vous voyez, sir Robert, que tout est pour le mieux... accordez-moi la main de miss Amély, et que l’alliance de nos maisons entraîne celle de nos cœurs.
SIR ROBERT.
Miss Amély ne sera jamais votre femme, retenez bien cela, monsieur, jamais... j’ai d’autres vues sur elle.
BROGHILL.
Des vues qui cependant ont besoin de son approbation.
SIR ROBERT, avec violence.
Ni de la sienne, ni de la vôtre, monsieur ; je suis maître dans ma famille et je n’entends pas qu’on m’y fasse la loi. Mon humeur est rude ? n’importe, je n’en changerai pas pour vous plaire. Quant aux conséquences dont vous me parliez, je les brave ; je me tiendrai, parbleu, en bonne posture d’attendre les événements ; je vous engage à en faire autant.
BROGHILL.
C’est ce que je ferai, monsieur ; gardez-vous d’en douter.
SIR ROBERT.
À la bonne heure, vous voilà qui prenez feu.
BROGHILL.
Sir Robert, je suis venu vous trouver, comme mon égal et non comme mon supérieur... comme mon égal, je vous sommerai de changer de langage.
SIR ROBERT.
Et si je ne le voulais pas.
BROGHILL, s’avançant vers lui avec emportement.
Oh ! alors !...
Scène XIII
BROGHILL, SIR ROBERT, AMÉLY
AMÉLY, se précipitant en scène, attirée par le bruit.
Dieu !
SIR ROBERT, avec violence.
Qu’y a-t-il ?... que voulez-vous ?
BROGHILL.
Miss Amély !... sa présence m’a rendu toute ma raison.
S’approchant de Robert avec calme.
Je m’étais flatté, monsieur, qu’une explication franche et cordiale amènerait entre nous la bonne intelligence... je me suis trompé... Cependant j’ose croire encore qu’en réfléchissant à ce qui s’est passé, vous reviendrez à des sentiments meilleurs.
SIR ROBERT.
Jamais, monsieur, je vous le répète, et afin que vous ne conserviez plus aucune espérance sur miss Amély, c’est devant vous, c’est à l’instant même que j’entends lui donner un mari.
Ouvrant la porte de son cabinet et appelant.
Jakman ! Jakman !
Scène XIV
BROGHILL, SIR ROBERT, AMÉLY, JAKMAN
SIR ROBERT, à Jakman.
Monsieur, j’ai fait part à miss Amély de vos recherches... elle s’en trouve honorée et consent dès ce jour à devenir votre femme.
JAKMAN.
Il serait vrai !...
Moment de silence.
AMÉLY, avec dignité.
Placez-vous à cette table, monsieur, et écrivez ce que je vais vous dicter.
JAKMAN.
Mais...
SIR ROBERT.
Que signifie...
AMÉLY, avec calme.
Écrivez, monsieur, au nom de la loi dont vous êtes l’interprète.
Sir Robert a jeté sur elle un regard terrible, elle continue sans s’émouvoir.
Moi, Amély Lowbarn, usant du droit accordé à toute personne majeure de disposer librement de son cœur et de sa main, je déclare me soustraire à la tyrannie de sir Robert Ashton, en me plaçant sous la protection immédiate de l’époux que je choisis.
Elle présente sa main à lord Broghill, qui la saisit avec transport.
JAKMAN, à part.
Comme c’est agréable pour moi !
SIR ROBERT.
Quoi ! vous osez !
AMÉLY, souriant.
Ne suis-je pas la fille d’un coquin d’Écossais ? Les Écossais ont mauvaise tête, mon cousin.
SIR ROBERT.
Tremblez !...
BROGHILL, se plaçant entre elle et lui.
Oubliez-vous, monsieur, que vous parlez à lady Broghill ?...
Cris et fanfares au dehors : Vive M. Broghill ! vive notre brave député.
SIR ROBERT.
Lui !... toujours lui !...
Les cris se rapprochent.
Dieu me damne, je crois qu’ils osent pénétrer jusqu’ici !
Scène XV
BROGHILL, SIR ROBERT, AMÉLY, JAKMAN, WILLY, HOUGTON, BETZI, ÉLECTEURS, HOMMES et FEMMES DU PEUPLE
Ils entrent dans le plus grand tumulte.
SIR ROBERT.
Arrière, canaille !... qui vous a permis ?...
WILLY, courant à Broghill.
Triomphe complet !... nous sommes députés !...
HOUGTON.
Venez, venez vite, on vous attend, on vous demande.
SIR ROBERT, saisissant une cravache dans la main d’un des assistants et courant sur Hougton.
Ah ! c’est donc toi qui as conduit tout ceci ?
HOUGTON, tirant un couteau de dessous sa veste, et présentant la pointe à sir Robert.
Milord, ne frappez pas...
Sir Robert tombe dans un fauteuil, tandis que Broghill et Amély sortent en triomphe.
ACTE II
Un an après le premier.
Au cercle du Léopard, rendez-vous ordinaire des principaux propriétaires du comté. Un jardin anglais ; tout est illuminé, à l’exception d’un bosquet, placé à gauche. Mur et porte au fond ; au-dessus de la porte un transparent avec ces mots : Cercle du Léopard... et plus bas : les Électeurs du comté à leur fidèle représentant. À droite, une maison, où l’on monte par un escalier à perron.
Scène première
BROGHILL, AMÉLY, PEUPLE
Broghill est debout sur le perron autour duquel se presse une foule confuse ; dans le bosquet à gauche, Amély cachée ; derrière elle un domestique. Au lever du rideau, des bravos et des applaudissements éclatent de toutes parts, puis le calme se rétablit, Broghill prend la parole.
BROGHILL.
Oui, messieurs, de retour dans ce comté, après un an d’absence, mon premier soin devait être de vous rendre compte des pouvoirs dont vous m’avez investi... Malheur au député qui, dans la grande lutte du pays contre les gouvernas, trahit sa mission !... Quelle est-elle ?... De conserver les droits du peuple et son propre honneur. Vos droits, je les ai protégés contre tout envahissement ; mon honneur, je l’ai défendu contre toute séduction... tel je vous quittai, tel je reviens parmi vous... pas de titres, de places, de cordon ; rien, rien que ma conscience et votre approbation.
Les applaudissements redoublent. Broghill descend du perron au milieu de la plus vive agitation ; on l’entoure, on le félicite.
AMÉLY, sortant du bosquet et courant à lui.
Ah ! mon ami... quel triomphe !
On s’éloigne peu à peu, tout le monde se retire, et se disperse dans le jardin ; Amély et Broghill restent seuls.
BROGHILL.
Tu étais là ?
AMÉLY.
Cachée à l’écart, j’ai tout vu, tout entendu... Je ne t’avais pas prévenu que je viendrais, parce que tu me l’aurais peut-être défendu, et qu’alors il eût fallu t’obéir, et me priver du plus grand bonheur que puisse goûter une femme, qui met sa joie dans l’époux qu’elle s’est donné.
BROGHILL.
Que tes paroles sont douces, et qu’on s’entendrait volontiers flatter par toi !
AMÉLY.
De la flatterie !... Mais regarde donc autour de toi... cette fête dont tu es le héros, ces honneurs qu’on te prodigue, ne te disent-ils pas assez ce que tu vaux et ce qu’on t’apprécie.
BROGHILL.
Ah ! cette supériorité que tu me vantes, si je l’ai quelque fois ambitionnée, c’était surtout pour toi, Amély, pour toi à qui je ne voudrais rien laisser à désirer sur cette terre. Les femmes aiment l’éclat et le bruit... ce qu’elles nous donnent en bonheur leur doit être rendu en estime et en considération.
AMÉLY.
Eh ! qu’ai-je à souhaiter ?... Crois-tu donc que j’ignore tes succès ?... crois-tu que ta réputation ne soit pas arrivée jusqu’à moi ? Du fond de ce comté où tu m’avais laissée en partant pour Londres, je me transportais en idée auprès de toi ; je te voyais à la tribune ; ta parole fière et rapide entraînait, subjuguait ; puis un murmure d’admiration, des hommages sans nombre, les ministres pâlissant devant toi, ton nom volant de bouche en bouche et grandissant chaque jour !... ce nom, c’est mon bien, c’est celui de mon fils au berceau, ce sera son héritage de gloire et d’orgueil !
BROGHILL.
Oh ! oui, tout pour notre fils... à lui le fruit de mes veilles et de mes travaux.
AMÉLY, vivement.
Est-ce que tu songerais à retourner à Londres, à me fuir, à rentrer de nouveau dans le tourbillon des affaires ?
BROGHILL.
Non, plus de vœux qui te soient étrangers, plus de rêves d’ambition ; j’ai payé ma dette à l’état ; je ne penserai désormais qu’à mon propre bonheur, et c’est auprès de toi que je le place.
AMÉLY.
Auprès de moi !... que cette assurance m’est chère !... C’est que, vois-tu, pour être nécessaire, ton absence n’en était pas moins pénible. À Londres, me disais-je, dans ces brillants salons qu’il fréquente, sont des femmes séduisantes pour tous, et peut-être pour lui.
BROGHILL.
Quelle idée !... Tu as pu soupçonner ?...
AMÉLY.
Ah ! j’ai fait mieux que cela ; pendant un moment j’ai cru que tu m’avais oubliée pour la marquise d’Aquéia, cette étrangère célèbre par ses charmes, cette Vénitienne que tu as connue dans tes voyages.
Vivement.
Ne dis pas que non, tu me l’as avoué autrefois, avant notre mariage, ne prévoyant guère que le hasard qui l’a conduite à Londres, vous rapprocherait pour mon supplice.
BROGHILL, embarrassé.
Et qui a pu te faire présumer ?...
AMÉLY.
Que sais-je ?... tes lettres étaient si rares, si brèves et si froides !... et puis des bruits vagues... quelques récits sans suite... On t’avait vu, à Hyde-Park, à cheval auprès du carrosse de la marquise... tu accompagnais la marquise dans les rues... tu allais au bal chez la marquise... Que te dirai-je en fin ?... une pauvre femme qui aime est si crédule, si facile à prendre l’alarme !
Mouvement de Broghill.
Oh ! mais non, je suis folle, avec ma jalousie ! Pardon, pardon, mon ami, de te parler d’autre chose que de ma tendresse.
Scène II
BROGHILL, AMÉLY, WILLY
WILLY, accourant.
Ah ! milord, si vous saviez...
AMÉLY, gaiement.
Encore quelque merveille que l’infatigable curiosité de ce pauvre Willy lui aura découverte.
BROGHILL.
Parleras-tu, voyons ?
WILLY.
Ce n’est qu’à milord seul...
AMÉLY.
En ce cas, je me retire... Adieu, mon ami... Reviendras-tu bientôt ?
BROGHILL.
Dès que je pourrai décemment m’échapper de la fête.
AMÉLY.
Adieu donc.
BROGHILL.
Adieu.
Il la reconduit jusqu’à la porte du jardin. Elle sort, suivie du domestique qui l’accompagne.
Scène III
BROGHILL, WILLY
WILLY.
Milord se souvient-il du fermier Hougton ?
BROGHILL.
Oui certes ; cet homme dont la noble fierté ne craignit pas, il y a un an, d’entrer en lutte contre l’orgueil de sir Robert Ashton.
WILLY.
Sir Robert Ashton devait l’emporter, et c’est ce qui est arrivé... La haine du baronnet, prenant sans cesse de nouvelles forces, s’est étendue sur lui ; elle l’a entouré, enveloppé de toutes parts, et quand, fort de son droit, il s’est présenté, ce matin, devant la justice sous les traits de M. Jakman, la justice l’a repoussé parce qu’il était faible, l’a condamné parce qu’il était obscur... Oh ! alors, jetant de côté tout respect pour un juge inique, Hougton s’est levé et l’a frappé au visage.
BROGHILL.
Ciel !... il est perdu !...
WILLY.
Pas encore... il espère éviter les poursuites.
BROGHILL.
Qui te l’a dit ?
WILLY.
Lui-même.
BROGHILL.
Où ?
WILLY.
À l’entrée du petit bois qui touche à cette maison... Il demande à vous parler.
BROGHILL.
Dans quel but ?
WILLY.
C’est justement ce que je voudrais savoir... Venez, venez vite.
BROGHILL.
Oui, courons...
Ils vont pour sortir ; Hougton se précipite en scène et referme brusquement derrière lui la porte du jardin.
Scène IV
BROGHILL, WILLY, HOUGTON
HOUGTON.
Les misérables !...
Écoutant.
Ils s’arrêtent... non... ils continuent leur marche !
BROGHILL.
Willy, place-toi à l’entrée de cette allée, et veille à ce que personne ne nous surprenne.
WILLY, exécutant l’ordre de Broghill.
Allons, bon ! voilà que je ne saurai plus rien, maintenant...juste au moment le plus intéressant.
BROGHILL, attirant vivement Hougton sur l’avant-scène.
Frapper un magistrat !
HOUGTON.
Ah ! tenez, monsieur Broghill, ne me demandez pas comment ça s’est fait ; il y a des moments, voyez-vous, des moments terribles, où l’on devient fou, où la tête brûle, où l’on ne se connaît plus, et alors l’échafaud serait là qu’on ne reculerait pas.
BROGHILL.
Malheureux ! mais la loi est terrible.
HOUGTON.
Je saurai m’y soustraire.
BROGHILL.
Comment ?
HOUGTON.
En gagnant les bords de la mer... en m’embarquant pour l’étranger...
BROGHILL.
Et en quoi puis-je vous servir ? Que vous manque-t-il ?... de l’argent ?...
HOUGTON.
J’en ai, de l’argent.
BROGHILL.
Que vous faut-il donc ?
HOUGTON.
Des armes.
BROGHILL.
Des armes !
HOUGTON.
Je n’ai pour toute défense que ce méchant couteau, que je porte sous ma veste, et ce n’est pas assez ; car je suis décidé, en cas d’attaque, à vendre chèrement mes jours... Ils ne m’auront pas vivant, je ne veux pas qu’on me traîne sur la Place publique pour y être fouetté par le bourreau... non, je ne le veux pas... Des armes !... Vous hésitez ? mais vous ne savez donc pas ce que c’est que l’infamie, c’est plus que la mort, pour un vieux soldat.
BROGHILL.
Oh ! vous avez raison...
Appelant.
Willy !
Willy se rapproche avec empressement.
Cours au château... dans mon cabinet... sur mon bureau... est une boîte de pistolets que tu apporteras sur-le-champ.
WILLY.
Est-ce que par hasard, milord ?...
BROGHILL.
Mais va donc...
HOUGTON.
Pas de lenteur... songez que de votre prompt retour dépend peut-être mon salut...
WILLY.
Oh ! bien... soyez tranquille... alors... un si brave homme !... c’est que je vous aime, voyez-vous... je vous aime, comme si vous étiez mon père.
Il sort en courant.
HOUGTON, à part.
Son père !
Scène V
HOUGTON, BROGHILL
Moment de silence. Hougton, qui a suivi des yeux Willy, se détourne pour essuyer une larme.
BROGHILL.
Qu’avez-vous ? des larmes dans vos yeux !...
HOUGTON.
Oh ! n’y faites pas attention... le trouble... l’agitation... tant d’événements dans une seule journée...
Nouveau silence.
Dites-moi, monsieur Broghill, quand, après vos longs voyages, vous êtes revenu dans ce comté, et qu’accablé des affaires de la succession de votre mère, vous avez témoigné le désir de prendre un secrétaire, qui vous a parlé de ce jeune homme ?
BROGHILL.
Vous.
HOUGTON.
Qui l’a fait venir de Londres ?
BROGHILL.
Vous.
HOUGTON.
Et depuis, qui a sans cesse sollicité pour lui votre confiance et votre amitié ?
BROGHILL.
Toujours vous.
HOUGTON.
Eh bien ! au moment de m’exiler à jamais du pays, c’est encore moi qui implore, en sa faveur, la continuation de vos bontés... Oh ! je le vois, mon émotion, ma voix tremblante, mes yeux mouillés de pleurs, tout cela vous étonne... et pour tant, que vous me comprendriez vite si je vous disais !...
BROGHILL.
Parlez, expliquez-vous, et que mon attachement pour Willy s’augmente encore de toute l’affection que je vous ai vouée.
HOUGTON.
Eh bien ! apprenez donc ce qui a toujours été le secret de ma vie, ce que lui-même ignore, parce qu’il doit l’ignorer, apprenez qu’il y a vingt ans...
S’interrompant.
Du bruit !... la foule se dirige de ce côté !... vos amis !... sir Robert est au milieu d’eux !... Ah ! malgré moi, ma main a serré le manche de ce couteau.
BROGHILL, lui saisissant le bras.
Hougton !
HOUGTON, jetant le couteau.
Vous avez raison ; ce serait une lâcheté.
BROGHILL.
Entrez là, dans ce bosquet obscur.
HOUGTON.
Si près de lui !... oh ! non, je ne répondrais pas de moi... Où vous attendrais-je ?...
BROGHILL.
À l’entrée du petit bois.
HOUGTON.
Quand ?
BROGHILL.
Dès que Willy sera de retour.
HOUGTON.
J’y compte.
BROGHILL.
Allez, allez vite... les voici.
Hougton sort rapidement par la porte du jardin. Par un des côtés entre presque en même temps un groupe nombreux et animé, au milieu duquel est sir Robert.
Scène VI
BROGHILL, SIR ROBERT, ÉLECTEURS de toutes classes, UN COLONEL, UN CAPITAINE DE VAISSEAU, en uniformes
SIR ROBERT, costume de chasse, bottes à éperons, un fouet à la main, démarche fière et insolente.
Parbleu, messieurs, c’est chose fort étrange qu’il y ait grande réunion au cercle du Léopard, sans que j’en aie été averti, moi le premier dans ce comté par mon rang et ma fortune : doute-t-on du plaisir que j’aurais éprouvé, tout d’abord, à offrir mes hommages à l’illustre représentant de nos droits et franchises ?
Apercevant Broghill qui l’écoute le dos tourné et les bras croisés.
Eh ! justement le voilà...
S’approchant d’un air de persiflage.
M. Broghill me permettra-t-il ?...
Broghill le salue froidement et sans répondre.
Diable ! pour un député vous êtes silencieux !...
BROGHILL.
Le silence est quelquefois une vertu.
SIR ROBERT.
La vôtre ?
BROGHILL.
Oui, tant qu’on ne me force pas à parler haut et ferme.
SIR ROBERT.
Et que faut-il faire pour cela ?
BROGHILL.
Ce que vous faites en ce moment. Je suis fâché qu’après un an d’absence, nous nous revoyions de la sorte ; mais la politesse doit faire place à la vérité... je dirai donc que votre présence ici est au moins importune.
SIR ROBERT, se tournant vers les assistants.
Est-ce votre avis, messieurs ?
TOUS.
Oui, oui.
SIR ROBERT, avec dépit.
À merveille !... mais avant de m’exclure de l’assemblée, où j’ai été admis jusqu’à ce jour, vous vous êtes consultés ? oserai-je vous en demander les motifs ? Qui de vous serait assez bon pour me les expliquer ?
BROGHILL.
Moi.
SIR ROBERT.
Vous !... ah ! tant mieux, monsieur, tant mieux.
BROGHILL.
Sir Robert, depuis longtemps votre ton et vos manières vous ont rendu l’effroi de ce comté ; chacun tremble, et vous, profitant des avantages de votre position, fier d’un empire conquis par la violence, vous vous érigez en tyran, en des pote, en maître absolu ; tout cède à volonté... les lois elles mêmes ne sont plus une barrière entre la faiblesse et vous, témoin l’injuste condamnation qui a, ce matin, poussé au désespoir le fermier Hougton.
SIR ROBERT.
Monsieur !
BROGHILL.
Oh ! vous n’imposerez pas silence à l’opinion publique, dont je me déclare en ce moment l’interprète ; parmi tous ceux qui nous écoutent, il n’en est pas un qui ne pense comme moi.
Approbation générale.
Vous le voyez, sir Robert, soyez donc généreux et épargnez-leur la peine de vous répéter l’avis que je viens de vous donner.
SIR ROBERT, d’un ton menaçant.
Quel avis ?
BROGHILL, froidement.
Que vous êtes de trop en ces lieux.
SIR ROBERT, avec emportement.
Eh bien ! moi, je déclare que j’y reste et que nul ne m’en fera sortir.
BROGHILL.
C’est donc à nous à vous céder la place... je me retire... À demain, messieurs... bonsoir, sir Robert.
SIR ROBERT, ricanant.
Bonsoir, monsieur Broghill... Ah ! j’oubliais, mes compliments à ma trop sensible cousine Amély de Lowbarn.
BROGHILL, se rapprochant vivement.
Respectez-la, monsieur, c’est ma femme.
SIR ROBERT.
Soit, je la respecte tellement que, si je la rencontrais, n’osant la regarder en face, je lui tournerais le dos, au risque de déchirer sa robe avec mes éperons.
BROGHILL, s’élançant sur lui.
Et moi, en attendant que je te déchire le cœur, je veux te marquer d’un soufflet au visage.
SIR ROBERT.
Halte-là ! halte-là, je te mets sous mes pieds.
Il le terrasse vivement.
Messieurs, ce n’est qu’un homme contre un homme, et j’espère que personne ne se mêlera de rien... Eh bien ! Broghill, qu’en dis-tu ? à mon tour ai-je la main prompte et le poignet ferme ?oh ! tu resteras là, jusqu’à ce que tu conviennes que la force est de mon côté.
BROGHILL.
Oui, la force qui tient lieu de courage... si tu n’es pas un lâche, tu me laisseras me relever, tu me mettras une épée dans la main, et tu me diras : défends-toi...
SIR ROBERT.
Allons, debout.
Aux deux officiers témoins de la scène.
Colonel, donnez-lui votre épée ; à moi la vôtre, capitaine.
BROGHILL, s’emparant de l’épée qu’on lui présente.
Un combat, un combat à mort.
SIR ROBERT, avec sang-froid.
Peut-être.
BROGHILL.
Habit bas... la poitrine découverte... il faut que la pointe aille au cœur de l’un de nous deux.
SIR ROBERT.
Volontiers ; mais franchement je crois que c’est inutile : mon intention n’est pas de vous tuer.
BROGHILL.
Et quelle est-elle ?
SIR ROBERT.
De vous déshonorer.
BROGHILL.
Misérable ! voici l’empreinte de ta semelle, je l’effacerai dans ton sang... en garde.
SIR ROBERT, le désarmant.
Vous n’êtes pas de ma force... tenez donc mieux votre épée.
BROGHILL.
Encore, encore...
SIR ROBERT.
Non pardieu, suis-je donc ici pour vous donner des leçons d’escrime ? Si pourtant quelqu’un désire...
Saisi d’indignation, tout le monde s’avance.
BROGHILL.
Arrière tous !... cet homme m’appartient, et nul n’a le droit d’usurper ma vengeance.
Courant à sir Robert qui se dirige vers la porte, en haussant les épaules.
Vous ne sortirez pas, monsieur, vous ne sortirez pas ; cette place où nous sommes, cette place où vous m’avez renversé et foulé aux pieds, il faut que l’un de nous deux la couvre de son corps.
SIR ROBERT.
Eh ! monsieur, ne vous ai-je pas donné toute satisfaction ?
BROGHILL, apercevant Willy qui entre, et poussant un cri de joie.
Oh ! non, il en reste encore une !
Scène VII
LES MÊMES, WILLY
BROGHILL, courant à lui et s’emparant des pistolets.
Donne.
Allant à sir Robert.
On n’en chargera qu’un, on tirera au sort, puis le pied contre pied, les yeux sur les yeux et le canon sur la poitrine... comprenez-nous, monsieur, qu’il n’y a plus là mi force ni adresse, et qu’alors les chances sont égales ?
SIR ROBERT.
Un pareil combat !
BROGHILL.
Ah ! il refuse.
Violents murmures.
TOUS.
Ah ! ah !...
SIR ROBERT, promenant sur l’assemblée un regard d’audace.
J’accepte !...
WILLY, à Broghill.
Grand Dieu ! milord, y songez-vous ? jouer de la sorte votre existence !... et vous croyez que je le souffrirai ? non pas, oh ! non pas, je le jure... il y a en moi plus d’énergie qu’on ne pense ; s’il le faut, eh bien ! je me jetterai entre vous et sir Robert, et la balle sera pour moi : vous ne vous battrez pas ainsi, ce serait un assassinat.
BROGHILL, avec force.
Retirez-vous, Willy, je vous l’ordonne... retire-toi, je t’en prie.
WILLY, sanglotant.
Ah ! milord.
BROGHILL.
Allons, du courage... ta main et que tout soit dit.
Pendant ce temps on a chargé les armes.
SIR ROBERT.
Êtes-vous prêt ?
BROGHILL.
Me voici.
Ils se placent tous deux face à face, le pistolet contre la poitrine.
SIR ROBERT.
À vous le premier, c’est le droit de l’offensé.
BROGHILL.
Au cœur donc.
L’amorce brûle et le coup ne part pas.
SIR ROBERT, avec calme.
Rien.
BROGHILL, de même.
Le sort vous favorise.
SIR ROBERT.
Oui, là, dans le canon de ce pistolet votre destinée tout entière : mon doigt presse la détente et cet avenir d’orgueil que vous avez rêvé si longtemps s’évanouit, et vous n’êtes plus l’heureux époux d’une femme soustraite à mon autorité, mon vainqueur, mon rival de chaque jour ; vous n’êtes plus le représentant de ce comté, l’illustre député dont le mérite écrasa le mien.
BROGHILL.
Je vous attends.
SIR ROBERT.
Ah ! vous frémissez !
BROGHILL.
D’impatience... tirez donc, monsieur.
WILLY.
Tirez, le bourreau tue et n’insulte pas.
SIR ROBERT.
J’ai déjà déclaré que dans ce duel je ne tuerais que l’honneur de lord Broghill.
Il décharge son pistolet en l’air ; vive sensation. Jetant le pistolet.
Au revoir, messieurs, j’espère que c’est assez, et que personne ne me retiendra plus. L’empreinte de ma semelle est encore sur votre poitrine.
Il traverse la foule muette de surprise, et s’éloigne lentement.
Scène VIII
BROGHILL, puis WILLY
BROGHILL.
Parti !... il est parti ! et vous l’avez laissé sortir, cet homme que j’exècre... mais vous ne savez donc pas ce que c’est qu’un affront semblable à celui que j’ai reçu vous ne savez donc pas qu’il me faut son sang à tout prix ?... Être frappé ! foulé aux pieds ! traîné dans la poussière... Puissance du ciel ! il existe encore...
Il tombe accablé sur un banc de pierre ; son pied rencontre en ce moment le couteau qu’Hougton a jeté, il le ramasse avec joie et le cache dans son habit sans être vu ; puis se levant avec un éclat de rire terrible, il s’élance hors du jardin et referme précipitamment la porte derrière lui.
WILLY.
Ô ciel ! ce transport ! cet horrible délire !... Courons !... impossible !... cette porte... fermée... Mais aidez-moi donc à la briser !
La porte ébranlée cède et vole en éclats, tout le monde va pour se précipiter hors de scène, Broghill reparaît pâle et égaré.
BROGHILL.
Où allez-vous ?
WILLY.
Ce désordre affreux !
BROGHILL, à part, se laissant tomber sur le banc.
Je suis vengé !
Tumulte, confusion.
WILLY.
Du bruit ! des flambeaux !... un cadavre porté à bras !
Scène IX
BROGHILL, WILLY, JAKMAN, QUELQUES SOLDATS, VALETS, avec des torches, DEUX HOMMES, portant le corps sanglant de sir Robert, HOUGTON
WILLY.
Sir Robert !
JAKMAN.
Assassiné à la porte de cette maison... et l’assassin...
BROGHILL, se levant par un mouvement involontaire.
L’assassin !
Tous les regards se portent sur lui.
HOUGTON, qui s’est tenu caché dans la foule, paraissant tout-à-coup, et se plaçant entre Jakman et Broghill.
C’est moi !
BROGHILL, vivement.
Toi !
HOUGTON, se penchant à son oreille.
Je dois être flétri... j’aime mieux l’échafaud !
Mouvement général, Broghill prêt à s’évanouir s’appuie sur Willy resté stupéfait. Hougton a pris sa place au milieu des soldats.
ACTE III
Le cabinet de Broghill. Porte au fond et à gauche. À droite une fenêtre donnant sur le jardin. Une bibliothèque, un bureau ; sur le bureau les pistolets qui ont servi au duel ; à côté de ces pistolets un coffre gothique fermé par une forte serrure. Il est dix heures du soir.
Scène première
WILLY, assis près du bureau, une lampe devant lui, et tenant un livre à la main
Impossible de lire... en vain je cherche à fixer mon attention... elle est toujours ailleurs !...
Il jette le livre sur le bureau, se lève, fait deux ou trois pas dans l’appartement, et se rassoit.
Je vivrai cent ans, que j’aurai là, sans cesse, sous les yeux, le corps sanglant de sir Robert... et pourtant, deux mois se sont écoulés depuis ce fatal événement... demain on exécutera le meurtrier, et tout sera fini... Le meurtrier ! lui, Hougton !... À cette idée, je ne sais pourquoi mon esprit se trouble, mon cœur bat : il me semble que Hougton n’est pas coupable... Mais d’où viennent donc mes terreurs pour cet homme ? Autrefois, ce n’était que de l’amitié, de la reconnaissance, comme on en ressent pour quiconque vous aime et vous le prouve... Il était innocent alors ! et aujourd’hui que, de son propre aveu, il a commis un crime, aujourd’hui que tout lien est rompu entre nous, aujourd’hui, ce n’est plus seulement de l’affection, c’est un penchant irrésistible, c’est une sympathie que je ne comprends pas et qui fait que je frissonne à la seule pensée de sa mort, comme si je devais en mourir !... Ah ! plus je réfléchis à ce qui s’est passé, à ce qui se passe encore, et plus j’éprouve le besoin de dissiper mes doutes... Cette curiosité, tant de fois reprochée, c’est maintenant qu’elle se réveille en moi, active, infatigable... Il faudra que je sache... Quelqu’un !
Scène II
WILLY, BETZI
WILLY.
Ah ! c’est toi, Betzi ?
BETZI.
Avant de se retirer dans son appartement, milady m’envoie savoir si milord est rentré.
WILLY.
Pas encore.
BETZI, regardant la pendule.
Dix heures passées... Est-ce qu’il serait ce soir de quelque réunion dans le voisinage ?
WILLY.
Ignores-tu que, depuis la fameuse assemblée du Léopard, il a totalement rompu avec le monde ?
BETZI.
Milady a là-dessus d’étranges idées.
WILLY.
Quelles idées ?
BETZI.
Ce que tout le monde attribue à la catastrophe dont nous parlions, elle l’attribue, elle, à une cause bien différente : elle prétend que le jour de l’arrivée de milord, avant l’événement, ils ont eu ensemble une conversation relative à certaine marquise d’Aquéia, que dans cette conversation elle avait déjà remarqué en lui du trouble, de l’embarras, qu’il n’était plus le même enfin.
WILLY.
Et là-dessus, voilà que son imagination travaille, n’est-ce pas ? voilà qu’elle devient inquiète, soupçonneuse, et qu’elle rejette sur le souvenir d’une rivale adorée l’humeur sombre et fantasque de son mari !
BETZI.
Mais c’est surtout depuis quelques jours que sa jalousie ne connaît plus de bornes : on lui a dit que la marquise, qui voyage, doit traverser incessamment ce comté, et s’arrêter en passant chez une de ses amies, dans le voisinage.
WILLY.
La marquise ! la marquise !... il s’agit bien de la marquise... Mais non, les femmes... ça ne raisonne pas, ça rapporte tout à soi, ça ne juge que d’après ses passions ou ses intérêts... milady comme les autres... Ah ! si l’on savait !...
BETZI, vivement.
Quoi donc ?
WILLY.
Oh ! rien... je ne suis qu’un curieux, un bavard.
BETZI, piquée.
Certainement, et je soutiendrai toujours que c’est une infamie d’être sans cesse sur le dos de milord, épiant ses gestes et ses paroles... un si bon maître...
WILLY.
C’est justement parce qu’il est bon que je m’intéresse à lui, et que rien de ce qui le touche ne m’est étranger.
BETZI.
Fi ! c’est honteux !
Après un moment de silence.
Est-ce que vraiment vous auriez découvert quelque chose !
WILLY.
Des choses merveilleuses... Eh ! mais non, tu dirais encore que je suis un fou.
BETZI.
Bah !
WILLY.
Au fait, je puis bien te conter ça, à toi, que je dois épouser... En parlant à sa moitié...
BETZI.
C’est comme si l’on parlait à soi-même.
WILLY.
Or donc, hier comme aujourd’hui, milord s’esquiva du château à la nuit tombante... Je le suivais de loin, évitant d’être remarqué, mais attentif à ses moindres mouvements... Il se rendit d’abord derrière la prison du comté... Là, se trouvait un individu enveloppé dans un large manteau, et dont il me fut impossible de distinguer les traits ; cet individu qui l’attendait vint à lui... la conversation fut longue et animée. Milord étendit la main vers les vieux bâtiments de la prison ; son interlocuteur secoua la tête ; milord lui saisit le bras, qu’il serra convulsivement ; puis, se penchant à son oreille, y laissa tomber quelques mots. Il y eut un moment de silence ; l’inconnu, après avoir réfléchi, fit un signe affirmatif, milord en parut transporté de joie ; et tous deux se séparèrent, lui lentement, milord avec une rapidité qui s’augmentait sans cesse. Il marcha longtemps sans but, sans projet, comme un homme qu’on poursuit et qui cherche à fuir ; pâle, haletant, couvert de sueur, épuisé de fatigue, il se laissa enfin tomber sur une pierre, et y resta fixe et immobile : c’était à l’entrée du petit bois, à la place où fut assassiné sir Robert Ashton.
BETZI.
Grand Dieu !
WILLY.
Je crus qu’il s’était évanoui, et j’allais m’approcher, quand il se releva tout-à-coup... Sa démarche était alors lourde et pénible ; il y avait dans tout son être quelque chose de bizarre et d’effrayant... Il se dirigea vers le cimetière du village, pénétra furtivement, et s’agenouilla sur une tombe : c’était celle de sir Robert Ashton.
Betzi recule d’effroi.
Quelques minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles je n’entendis que des sanglots... puis soudain se redressant brusque et furieux, il frappe du pied le marbre sépulcral, et s’enfuit en proférant d’horribles imprécations... Je voulus de nouveau courir après lui... il avait disparu... Rentré au château, je le trouvai là dans ce fauteuil, triste, pensif, mais calme !
BETZI.
Et ce matin ? aujourd’hui ?... vous n’avez rien remarqué ?...
WILLY.
Oh ! si fait.
Il va continuer ; on entend au dehors la voix de Broghill ; il se replace vivement au bureau et reprend le livre qu’il tenait. Betzi effrayée va pour s’enfuir ; Broghill entre précipitamment, suivi de Flokart et de deux gardes armés de fusils.
Scène III
WILLY, BETZI, BROGHILL, FLOKART, LES DEUX GARDES
BROGHILL.
Des rondes de nuit dans le parc ?... Qui vous a prié de faire des rondes de nuit ?...
FLOKART.
Mais... milord, l’usage...
BROGHILL.
J’entends qu’il n’en soit plus ainsi... jusqu’à nouvel ordre, du moins.
À Betzi.
Et vous, que demandez-vous ?
BETZI.
Je venais de la part de milady m’informer...
BROGHILL.
De quoi ? de ce que je fais ?... Ne suis-je pas maître de mes actions ? en dois-je compte à quelqu’un ?... La première fois que vous vous chargerez d’un pareil message, je vous chasse... et vous aussi qui semblez prendre à tâche de contrarier mes volontés.
Mouvement.
Allons, allons... c’est bien... sortez.
Scène IV
BROGHILL, WILLY
BROGHILL, debout devant la pendule.
Dix heures et demie !... À onze heures il sera ici !... car l’entreprise doit réussir... de l’or, tout l’or que je possède, pourvu qu’elle réussisse.
S’approchant de Willy.
Ah ! ah ! tu étais là, Willy ?
WILLY.
Je lisais en attendant le retour de milord...
BROGHILL.
Et que lisais-tu ?
WILLY.
Ce traité de morale législative.
BROGHILL.
La morale ! la législation ! pitoyables rêveries !... maudits soient mille fois le monde et les lois qui le gouvernent ; la vertu, la justice, toutes jongleries de fripons !... j’abîmerais l’univers entier dans le néant si j’en avais la force.
WILLY.
Est-ce bien vous, milord, qui parlez de la sorte ?... vous, qui jadis...
BROGHILL.
Jadis !... qu’entendez-vous par jadis ?... Selon vous, depuis quand s’est donc opéré en moi ce changement inconcevable ? depuis l’époque où le crime fut commis, n’est-ce pas ?... Oui, monsieur, oui, c’est de cette époque... plût au ciel que cet affreux souvenir fût à jamais effacé !... mais loin de s’anéantir, il est devenu pour moi une source de calamités toujours nouvelles, une source intarissable ! N’est-ce pas assez que j’aie été déshonoré publiquement et qu’on m’ait soupçonné d’avoir cherché vengeance dans un meurtre.
Willy fait un mouvement.
On m’en a soupçonné... et c’est quand personne n’hésite plus à me rendre témoignage, que, seul, vous semblez encore douter de mon innocence... Soyez satisfait, vous m’avez mis assez bas.
Des sanglots étouffent sa voix ; il se tourne en se couvrant la figure de ses mains.
WILLY.
Ah ! comment supporter l’idée du mal que je vous cause ? comment oser regarder en face le meilleur des maîtres, le meilleur des hommes ? Je vous aime, je vous vénère plus que je ne puis l’exprimer ; je mourrai pour vous servir ; oui, milord, oui, je suis un insensé, un étourdi, sans jugement et sans expérience... je suis cent fois pis que tout cela... mais jamais une pensée contraire à la fidélité que je vous dois n’est entrée dans mon âme.
BROGHILL, vivement.
Bien, très bien ! cette assurance m’est précieuse ; il est si doux, lorsqu’on souffre comme moi, d’entendre résonner à son oreille des paroles affectueuses. Je t’ai brusqué, Willy... c’est mal de ma part... oublie cela... quant à moi, je ne veux plus voir en toi qu’un ami dont le dévouement m’est assuré.
WILLY.
À la vie, à la mort... je vous l’ai dit, et puissé-je bientôt vous le prouver !
BROGHILL.
Tu le peux.
WILLY.
Où ?... quand ?... comment ?...
BROGHILL.
Cette nuit, à l’instant même.
WILLY.
Que faut-il faire ?
BROGHILL.
Rends-toi mystérieusement dans les écuries du château ; tu selleras à la hâte un cheval... le meilleur, le plus vigoureux... tu le feras sortir sans bruit, et tu le conduiras sur la grande route, à l’endroit où le chemin se partage.
WILLY, réfléchissant.
À l’endroit où le chemin se partage.
BROGHILL.
Là, tu rencontreras un inconnu...
WILLY, à part.
L’homme au manteau ; c’est sûr.
BROGHILL.
Tu ne lui adresseras aucune question.
WILLY.
Pourquoi cela ?
BROGHILL.
Parce qu’il ne te répondrait pas.
WILLY.
C’est différent.
BROGHILL.
Tu lui laisseras le cheval, et tu reviendras immédiatement me rendre compte de ta mission.
WILLY.
Et puis ?
BROGHILL.
Rien de plus.
WILLY, à part.
Tiens, c’est drôle ! Enfin, c’est égal, je comprendrai peut-être plus tard.
BROGHILL.
Du zèle, et surtout de la discrétion.
WILLY.
Oh ! soyez tranquille, milord... discret comme la tombe.
À ce mot Broghill frémit ; Willy, à qui ce mouvement n’a point échappé, s’arrête, les yeux fixés sur son maître. Moment de silence, on entend sous la fenêtre trois coups frappés dans la main.
BROGHILL, avec joie.
C’est lui.
WILLY.
Du bruit !... sous cette fenêtre !...
BROGHILL.
Non, non, tu te trompes.
WILLY.
Ah ! si je n’avais pas promis d’être discret...
BROGHILL.
Mais va donc.
Il le pousse dehors, referme vivement la porte et court à la fenêtre, qu’il ouvre. Hougton entre ; tous deux se regardent quelque temps sans parler. Onze heures sonnent.
Scène V
BROGHILL, HOUGTON
HOUGTON, rompant le silence.
Je devais être ici à onze heures... me voilà.
BROGHILL.
Tout a donc réussi ?
HOUGTON.
Tout.
BROGHILL.
Votre liberté ?
HOUGTON.
Vous l’aviez payée d’avance au geôlier ; le geôlier me l’a donnée... Il est maintenant sur la grande route, où il attend le cheval que vous m’avez promis...
BROGHILL.
Et que je viens d’envoyer... Vous êtes sauvé... sauvé ! Ah ! mon ami, de combien de tourments et d’anxiété n’ai-je pas acheté ce moment de bonheur !... mais le temps presse... chaque minute est un siècle.
HOUGTON.
Oh ! quel que soit le danger, il faut que vous m’écoutiez... Asseyez-vous et prêtez-moi votre attention, toute votre attention, ce que j’ai à vous dire vous paraîtra d’abord étranger à notre situation. Il n’en est rien... Écoutez-moi donc sans m’interrompre...
Après une pause.
Vous savez qu’avant d’être fermier j’ai été soldat ; c’était en 1810 ; je servais, en Portugal, sous les ordres du duc de Wellington. Un jour, sur la route, le détachement dont je faisais partie fut subitement assailli par une fusillade meurtrière ; on tirait sur nous des fenêtres d’un château voisin ; le capitaine ordonne qu’on enlève ce poste à la baïonnette, ce qui fut dit fut fait : le château fut livré au pillage. Nous venions d’enfoncer les portes d’un appartement reculé : une femme se présente à nous, pâle, tremblante... le soldat Houghton sut la faire respecter de ses camarades : c’était la jeune comtesse de... Oh ! mais, non, vous ne devez pas savoir qui elle est ?... Personne ne le saura jamais... car, sauvée par ce pauvre soldat, la comtesse sentit bientôt que la reconnaissance pouvait devenir de l’amour... Que vous dirai-je enfin ? Je retournai sous mes drapeaux ; la guerre continua, et deux ans plus tard, lorsque la victoire de Salamanque nous eut conduits à Madrid, j’y retrouvai la grande dame : elle était mère : le soldat avait un fils...
Mouvement de Broghill.
Oh ! ne m’interrompez pas, milord ; c’est ici que mon histoire va se rattacher à la vôtre... Ce fils, né d’une faute tenue secrète, et que le rang de sa mère séparait d’elle pour toujours, ce fils me fut remis par la comtesse expirante, qui exigea de moi la promesse solennelle que je suivrais en tout ses instructions relativement à son avenir ; je promis... Mon fils devait être, et fut élevé, à Londres, sans connaître son père, qui pourtant ne cessa pas un seul instant de veiller sur lui. Un protecteur mystérieux était là, fournissant à son instruction, à ses besoins, à ses plaisirs même, et ce protecteur c’était le soldat devenu paysan, le soldat pauvre, mais laborieux ; c’était le fermier Hougton, qui, la bêche ou la charrue en main, arrachait de la terre, arrosée chaque jour de sa sueur, un avenir de luxe et d’indépendance pour celui qu’il ne lui était pas permis d’embrasser... Ah ! j’ai bien souffert et bien travaillé... Par bonheur le ciel m’a pris en aide... la tâche que j’avais entreprise, je l’ai achevée... mon fils a grandi en âge et en mérite, et la carrière de la fortune lui est ouverte... c’est une belle place que celle de secrétaire de lord Broghill !...
BROGHILL.
Mon secrétaire !... lui... Willy !...
HOUGTON.
C’est mon fils... oui, milord, c’est mon fils... ou plutôt c’est dès à présent le vôtre... Et maintenant, si vous me demandez quel prix je mets au sacrifice de ma vie et de mon honneur, que je vous ai vendus... je vous répondrai : ce prix, c’est l’avenir de mon fils...
BROGHILL.
Doutez-vous de mon dévouement ? avez-vous oublié les promesses que je vous fis à ce sujet ?
HOUGTON.
Des promesses !... non pas, milord, mais une certitude... il y a un pacte entre nous, pacte terrible, qu’il faut rendre inviolable, avant de nous séparer...
BROGHILL.
Et pour cela, que prétendez-vous ?
HOUGTON, lui présentant un papier.
Lisez.
BROGHILL.
« Le 4 octobre 1829, à onze heures, sir Robert Ashton fut assassiné... »
HOUGTON.
Par qui ?...
Il présente la plume à Broghill qui, dominé par son regard, la prend et signe en tremblant.
Oh ! ne craignez rien, milord... ce papier entre mes mains serait une preuve contre vous... ce n’est point là ce que je veux... ce coffre
Allant vers le bureau et désignant le coffre qui s’y trouve.
Ne contient-il pas quelques objets de prix qui ont appartenu à votre mère, et que, depuis sa mort, vous conservez religieusement, comme des gages de deuil et de piété filiale ?
BROGHILL, d’une voix troublée.
Oui.
HOUGTON, froidement.
Ouvrez ce coffre...
Broghill hésite, puis il l’ouvre.
C’est à côté de vos regrets que je place vos remords ; au souvenir de votre mère, j’attache celui de mon dévouement... jurez que chaque jour vous relirez cette date terrible, qui vous rappellera tout à la fois et votre crime et vos devoirs envers mon fils.
BROGHILL.
Je le jure.
HOUGTON.
Bien.
BROGHILL.
Est-ce tout ?
HOUGTON.
Le couteau qui a servi au meurtre, qu’en avez-vous fait ?
BROGHILL.
Ce couteau... je ne sais... j’ignore...
HOUGTON.
Je saurais le retrouver, si jamais vous manquiez à vos serments.
Mouvement d’effroi de Broghill.
Adieu, milord, la nuit est avancée : adieu, souvenez-vous de mon fils... je ne vous oublierai pas...
Il ressort par la fenêtre ; Broghill est tombé anéanti sur un fauteuil auprès du bureau, le coffre ouvert devant lui.
Scène VI
BROGHILL, seul, les yeux attachés sur le coffre
Qu’ai-je fait !
Prenant le papier.
Ce pacte terrible...
Une détonation au dehors.
Qu’est-ce que cela ? un coup de feu...Hougton découvert, poursuivi peut-être...
Il va pour s’élancer vers la porte ; entre Amély tremblante et agitée.
Scène VII
BROGHILL, AMÉLY
AMÉLY.
Ce bruit !... que se passe-t-il ?
BROGHILL.
Je cours... Ah !
Il revient au coffre, y replace précipitamment le papier qu’il tient et s’éloigne.
AMÉLY, seule.
Cet écrit si brusquement soustrait à mes regards, et enfermé là... Une lettre de la marquise d’Aquéia, peut-être... c’est qu’il n’a jamais cessé de penser à elle, j’en suis sûre... c’est qu’ils s’entendent tous les deux... qu’ils s’écrivent... Ah si je le savais !
Scène VIII
AMÉLY, WILLY
WILLY, accourant à la hâte sans voir Amély.
Ah ! milord, quelle rencontre ! sur la grande route la voiture de la marquise d’Aquéia.
AMÉLY, courant à lui.
La marquise !
WILLY, stupéfait.
Qu’ai-je dit ?
AMÉLY.
Arrivée !... elle !... la marquise !... je ne m’étais donc pas trompée... cet écrit, enfermé là, lui annonçait sa venue... cet écrit, je le veux... Willy, prenez ce coffre, ouvrez-le moi sur-le-champ.
WILLY, étonné.
Milord seul en a la clef.
AMÉLY.
La clef !... mais vous ne me comprenez donc pas ?... je vous dis de briser la serrure ; faut-il appeler quelque autre plus docile à mes ordres ?
WILLY.
Des ordres ! du moment que milady l’ordonne...
AMÉLY.
Hâtez-vous...
WILLY, à part.
Au fait, s’il y a là-dessous quelque chose, autant vaut que ce soit moi qui l’apprenne le premier.
AMÉLY.
Eh bien ?
WILLY.
J’obéis.
AMÉLY.
Hâtez-vous donc.
WILLY.
Mais ce poinçon est trop faible.
AMÉLY.
Attendez, je reviens...
Elle entre dans la chambre voisine. Willy place le coffre à terre et s’agenouille après avoir pris sur le bureau un poinçon qu’il glisse dans la serrure ; au moment où elle cède à ses efforts, la porte s’ouvre brusquement et Broghill entre, suivi de Flokart.
Scène IX
WILLY, BROGHILL, FLOKART
BROGHILL, à Flokart sans voir Willy.
Un homme qui s’échappait par-dessus les murs du parc, et sur qui vous avez tiré, sans l’atteindre... folie !... vision !...
Apercevant Willy.
Misérable !
Il court vers le bureau, saisit un pistolet qui s’y trouve et le tourne contre Willy.
FLOKART, le lui arrachant.
Arrêtez, arrêtez, milord, ce serait un meurtre.
BROGHILL.
Un meurtre !... oui, vous avez raison... Sortez, laissez-nous... Oh ! ne craignez rien... je suis calme maintenant.
Scène X
BROGHILL, WHLLY
Broghill, après avoir suivi Flokart jusqu’à la porte du fond qu’il referme avec soin, prend un fauteuil, s’assoit, se recueille un instant, puis fait signe à Willy de s’approcher.
WILLY.
Permettez-moi, milord, de vous expliquer.
BROGHILL, impérieusement.
Pas un mot !...
Nouveau silence.
Vous vous êtes fait mon confident !... savez-vous à quel prix ?... Vous vous êtes, dès ce jour, vendu à moi corps et âme : vous m’appartenez... vous resterez à mon service... je vous ferai du bien sous le rapport de la fortune ; mais si jamais un mot inconsidéré vient à sortir de votre bouche, si jamais vous donnez lieu à mes soupçons ou à ma défiance, attendez-vous à l’expier par votre mort... ou peut-être plus cher encore... Vous venez de conclure un terrible marché... il est trop tard pour reculer... par tout ce qu’il y a de plus sacré et de plus épouvantable au monde, songez à garder la foi que j’exige de vous... Maintenant, regardez-moi, regardez-moi bien... je suis l’assassin de sir Robert Ashton !...
À ce mot Willy recule avec horreur, un cri se fait entendre dans la chambre.
Amély... elle était là... Malheur ! malheur sur moi !
AMÉLY, qui a repris ses sens.
Rassurez-vous... votre secret de honte et d’infamie est mort en moi.
BROGHILL.
Tu me le jures.
AMÉLY.
Par notre enfant, à qui je dois compte de l’honneur de son père...
Cris au dehors.
Le peuple se presse sur la grande place... Ah ! qu’ai-je vu ?... un échafaud !...
WILLY.
Celui de l’innocent !
BROGHILL.
L’innocent est sauvé, et le coupable aussi... L’assassin ne passera pas sous la main flétrissante du bourreau...
Saisissant Amély et Willy, et les attirant tous les deux à lui.
Vous l’avez juré ?... Toi, par notre enfant ?... et toi ?...
WILLY.
J’appartiens à milord.
BROGHILL.
Oui.
ACTE IV
Une salle du château : au fond, une galerie donnant sur la campagne, une porte et deux fenêtres. À droite, l’appartement de Broghill. À gauche, celui de sa femme Une table et tout ce qu’il faut pour écrire, des fleurs, des lustres, de riches draperies, tous les apprêts d’une fête.
Scène première
BROGHILL, FLOKART, PLUSIEURS DOMESTIQUES
BROGHILL, à Flokart et aux domestiques, qui achèvent de ranger.
Bien, très bien ! que rien ne soit épargné.
Flokart et les domestiques s’éloignent.
Je veux que la fête de demain étonne par son éclat et sa magnificence ; un bal ! un concert ! un souper splendide !... toute la noblesse des environs !... des femmes charmantes...
Allant à Willy, qui le contemple et qu’il n’a pas encore remarqué.
Que fais-tu là ?
WILLY.
J’ai pitié de vous, milord.
BROGHILL.
Pitié !...
WILLY.
Ce doit être un horrible combat que celui que vous vous livrez en ce moment.
BROGHILL.
La joie n’est-elle pas sur mon front ? le sourire sur mes lèvres ?
WILLY.
Oui, mais dans votre âme ?
BROGHILL.
Tais-toi !
WILLY.
Nous sommes bien à plaindre tous les deux.
BROGHILL.
Encore !
WILLY.
Et pourtant, quelles que soient vos souffrances, elles n’égalent pas les miennes.
BROGHILL, avec intérêt.
Tu souffres, toi, Willy !... Parle, dispose de ma fortune, de mon crédit... pour toi, je suis prêt à tout faire.
WILLY.
Tout !... Ah ! s’il m’était possible d’espérer...
Se rapprochant vivement.
Milord, il y a bientôt six mois... c’était, je crois, la veille du jour où devait être exécuté le fermier Hougton, que Dieu sauva...
BROGHILL.
Passons, passons...
WILLY.
Je me trouvais, la nuit, dans votre cabinet, agenouillé devant un coffre, que j’avais ouvert... vous avez su depuis dans quel but, et par quel ordre...
BROGHILL, brusquement.
Pourquoi me rappeler cette scène ?
WILLY.
Parce qu’elle a été la source de tous mes maux... Au reste, je n’ai ni plainte ni reproche à vous adresser ; et soyez convaincu qu’en quittant le château, avec votre permission, que je sollicite en ce moment, je n’emporterai d’autre souvenir que celui des bontés dont vous m’avez jadis comblé.
BROGHILL.
Quitter le château !... y pensez-vous ?...
WILLY.
Milord est trop juste pour se refuser à une demande d’où dépend mon repos.
BROGHILL.
Et le mien, monsieur ? et le mien ?... croyez-vous qu’il faille le risquer ?
WILLY.
Oh ! rassurez-vous ; tant que je vivrai, mon cœur sera fermé à tout ressentiment, ma bouche à toute révélation dangereuse... Que décide milord ?...
BROGHILL.
Que vous êtes un fou ou un traître... Si vous êtes un fou, je dois me garantir de vos extravagances ; si vous êtes un traître, je dois vous ôter la faculté de me nuire... Avez-vous oublié que vous m’appartenez ?...
WILLY.
Toujours ce mot fatal !
BROGHILL.
C’est votre arrêt.
WILLY.
Mais cet arrêt, qui m’a mis sous votre dépendance, et qui a fait de moi un martyr de chaque jour, de chaque heure, de chaque minute, cet arrêt ne m’a déjà été que trop funeste... Je suis votre prisonnier, votre esclave... mes paroles, mes actions, tout est épié, surveillé, je ne puis faire un mouvement à droite ou à gauche que l’œil de mon gardien ne soit ouvert sur moi ; sa vigilance est une torture pour mon cœur... Plus de gaieté, plus d’insouciance, plus de jeunesse... Un ami me tend-il la main pour m’attirer à lui ? il faut que je la repousse... une femme qui a compris ma tendresse sourit-elle à mes rêves de bonheur ? il faut que son sourire me laisse froid et glacé... Et pourquoi ? parce qu’il existe dans le monde un homme, appelé lord Broghill, qui en a tué un autre, appelé sir Robert Ashton, et que je sais cela, moi... N’est-ce pas pitié, mon Dieu !...
BROGHILL.
Si tel est votre sort, n’en accusez que vous-même... Votre situation est misérable, j’en conviens ; mais rien ne pourra la changer.
WILLY.
Non ? eh bien ! moi, je vous déclare qu’elle changera, et dès cet instant je vous somme de chercher un autre secrétaire ; je ne suis plus à votre service.
BROGHILL.
Vous ne le quitterez qu’avec la vie... N’allez pas croire que j’ai peur de vous ; j’ai tout prévu ; j’ai creusé un abîme sous vos pas, et de quelque côté que vous veuillez remuer, il est prêt à vous engloutir...Si une fois vous y tombez, vous pourrez appeler si haut qu’il vous plaira, il n’y aura pas d’homme sur terre qui entende vos cris.
WILLY.
Je n’en pousserai qu’un ; prenez garde qu’il n’éveille le bourreau qui dort.
BROGHILL.
Des menaces !... Ah ! traître... dis ce que tu voudras, nul ne te croira, et tous t’auront en exécration comme un vil imposteur.
WILLY.
Et c’est le coupable qui parle ainsi à l’innocent !
BROGHILL.
J’ai juré de conserver à tout prix ma réputation ; à l’abattement du remords a succédé en moi une énergie nouvelle... n’essaie donc pas de te lever contre moi, car je t’écraserais... Adieu...
Revenant sur ses pas.
Quant à votre projet de fuir du château, croyez-moi, renoncez-y ; ce serait une folie, dont vous auriez à vous repentir ensuite toute votre vie.
Il entre chez sa femme.
Scène II
WILLY, seul
Ma vie ! et que m’importe ma vie ! il croit m’intimider ? je serai ferme et résolu... y a-t-il une puissance capable de retenir dans les chaînes une âme ardente et déterminée ? Mais ses menaces, ses horribles menaces !... Si j’en viens aux prises avec lui, quel espoir de succès ? si je suis abattu, quelle est la peine qui m’attend ?... il a parlé de piège, d’abîme creusé sous mes pas... Ah ! malgré moi je frémis... Esclave, reprends donc tes fers, cent fois plus pesants à l’avenir ; rampe aux genoux du maître, souffre et meurs lentement... Non, la liberté, la liberté que donnent la force et le courage... luttons avec énergie... si j’ai le dessous, eh bien ! il me restera du moins la consolation de m’être conduit en homme...je briserai le joug... Partons.
Il sort en courant et heurte violemment Jakman qui entre, introduit par Flokart.
Scène III
JAKMAN et FLOKART
JAKMAN.
Prenez donc garde, que diable.
FLOKART.
Milord est maintenant dans l’appartement de milady... je vais lui annoncer votre visite.
JAKMAN.
Annoncez, annoncez, mon cher.
Scène IV
JAKMAN, puis BROGHILL et AMÉLY
JAKMAN, rajustant sa toilette dérangée par la secousse.
En vérité, c’est à qui nous marchera sur le corps, aujourd’hui... le sot métier que celui de fonctionnaire public !
BROGHILL, à voix basse à Amély qui entre avec lui.
Des pleurs !... toujours des pleurs, madame !... il faut que cela cesse…. je vous en avertis...
AMÉLY.
Plus bas, monsieur, nous ne sommes pas seuls.
BROGHILL, changeant de ton.
Salut à monsieur Jakman... Savez-vous que vous êtes d’une rareté désespérante ! on ne vous voit plus ! c’est ce que me faisait encore observer à l’instant même ma chère Amély.
JAKMAN.
Milady est cent fois trop bonne... Que voulez-vous ? mes occupations d’un côté, de l’autre la solitude dans laquelle vous avez constamment vécu depuis la mort de sir Robert Ashton...
Broghill se trouble.
AMÉLY, qui s’en aperçoit, prenant vivement la parole.
Solitude bien naturelle... Sir Robert n’était-il pas mon parent ? l’allié de mon mari ?... tout ressentiment ne devait-il pas s’éteindre sur la tombe ?... Oh notre douleur fut bien vive et bien profonde, je vous jure...
JAKMAN.
Qui pourrait en douter ?
Jetant les yeux autour de lui.
Mais je vois avec satisfaction que vous avez enfin compris que les regrets ont un terme.
BROGHILL, reprenant sa gaieté.
Vous avez reçu notre invitation de bal ?
JAKMAN.
Je m’empresserai de m’y rendre... un bon magistrat se doit à ses administrés.
BROGHILL.
Asseyez-vous donc, monsieur Jakman.
JAKMAN.
Inutile, milord, inutile... je venais seulement vous avertir que le service annuel, fondé par la noblesse du comté, en l’honneur de sir Robert Ashton, aura lieu ce soir aux flambeaux...
BROGHILL.
Ce soir !... déjà un an ?
JAKMAN.
Oui, jour pour jour, ou plutôt nuit pour nuit... car, si je ne me trompe, ce fut vers onze heures que l’infâme Hougton... Oh ! mon Dieu, qu’avez-vous, milady ?... Et vous-même, milord ?...
BROGHILL, vivement.
Rien... le souvenir de cette affreuse aventure...
Avec calme.
Soyez certain, monsieur, que ma femme et moi nous ne serons pas les derniers à rendre hommage à la mémoire de l’infortuné baronnet.
Jakman salue respectueusement et va pour s’éloigner ; entre Betzi.
Scène V
JAKMAN, BROGHILL, AMÉLY, BETZI, en désordre
BETZI.
Ô mon Dieu ! mon Dieu ! quel malheur !...
BROGHILL.
Ces cris ?...
AMÉLY.
Qu’y a-t-il ?
BETZI.
N’avoir qu’une inclination... et dire qu’elle vous échappe !... Willy !...
TOUS.
Eh bien ?...
BETZI.
Parti.
BROGHILL.
Qu’entends-je !...
BETZI.
Oh ! tenez, voyez par cette fenêtre...
BROGHILL, se jetant sur la sonnette, et sonnant à tout briser.
Holà ! quelqu’un !... du monde’... accourez... accourez tous...
Flokart et les domestiques entrent de différents côtés.
Qu’on poursuive cet homme qui fuit ; qu’on le ramène.
BETZI.
Oui, oui ; qu’on le ramène, le monstre.
Betzi et les domestiques sortent précipitamment, ainsi que Flokart.
BROGHILL, à lui-même.
Il lève le masque !... il me brave !... ah ! pardieu, il s’en repentira.
À Jakman.
Vous, monsieur, ne sortez pas de cette maison ; vous y serez bientôt nécessaire... ne sortez pas ; c’est au juge que je parle.
Il s’éloigne par la porte à droite.
Scène VI
AMÉLY et JAKMAN
AMÉLY, à part.
Ce départ brusque et inattendu !... cet éclat !... la colère de Broghill !... que va-t-il se passer ?
JAKMAN, s’approchant d’elle.
Milady pourrait-elle m’apprendre ?...
Scène VII
AMÉLY, JAKMAN, BETZI et WILLY, ramené de force par les domestiques
BETZI.
Le voilà !... le voilà !...
WILLY.
Malheureuse ! tu m’as perdu.
BETZI.
Au contraire, je vous ai retrouvé,
WILLY.
Mais où est-il donc ce lord, qui me traite en esclave, et me fait traîner devant lui par ses valets ?... où est-il ?
Scène VIII
LES MÊMES, BROGHILL rentrant, suivi de FLOKART
BROGHILL.
Me voici.
BETZI.
De grâce, milord, dites-lui donc...
BROGHILL.
Sortez !...
On fait sortir Betzi étonnée.
Scène IX
LES MÊMES, excepté BETZI
BROGHILL, bas à Amély.
Quoi que je dise, quoi que je fasse, gardez-vous de me démentir.
AMÉLY.
Quel mystère !... vous m’effrayez.
WILLY.
M’apprendra-t-on enfin les motifs de la violence exercée sur ma personne ?
BROGHILL.
Je vous trouve bien hardi d’élever ainsi la voix !
WILLY.
Comme homme et comme Anglais, je suis libre, et je prétends rester libre.
BROGHILL.
Cette liberté, que vous revendiquez avec tant d’audace, il vous faudra pourtant y renoncer.
WILLY.
Et qui m’en privera ?
BROGHILL.
La loi.
WILLY.
C’est à elle que je m’adresse pour la conservation de mes droits.
BROGHILL.
C’est à elle que je m’adresse pour vous en déclarer indigne.
Lui montrant Jakman.
Voici votre juge.
WILLY.
Soit !... Mais mon crime ?
BROGHILL.
Vous ne l’ignorez pas... un vol commis dans ma maison...
TOUS.
Un vol !...
Amély fait un mouvement.
BROGHILL.
Songez à votre fils !...
WILLY.
Horreur et mensonge !
Il veut parler ; la voix lui manque ; il tombe accablé dans un fauteuil.
BROGHILL, avec une modération affectée.
J’ai toujours eu pour principe de n’être la cause volontaire du mal de personne ; mais l’heure de la justice a sonné, et je dois à la société des révélations trop longtemps différées. Il y a près de six mois, une nuit, en entrant dans mon cabinet, je trouvai, ouvert et brisé, un coffre contenant quelques valeurs et des bijoux qui avaient appartenu à ma mère... devant ce coffre fut surpris un homme, pâle et tremblant... c’était l’accusé... Mon intendant, que voilà, peut attester l’exactitude du fait... il était présent... je lui ordonnai de se retirer et de garder le plus profond silence. Resté seul avec Willy, j’essayai de parler à son âme ; je lui demandai l’aveu sincère de sa faute... Une partie des objets contenus dans le coffre avait déjà disparu, j’en sollicitai la remise. Le croiriez-vous ? il nia effrontément que le larcin eût été commis par lui, affirmant qu’attiré par un bruit étrange, il avait trouvé le coffre brisé et renversé à terre, et qu’il s’apprêtait à le relever lors de ma brusque apparition... que sais-je enfin ? Étonné, sans être convaincu par son assurance, je lui dis que, dans une affaire aussi grave, j’étais déterminé à ne pas céder à de simples soupçons ; mais que le temps seul pouvant me découvrir la vérité, j’insistais sur ce qu’il demeurât à mon service, et lui déclarais que la première tentative d’évasion serait regardée par moi comme un indice du crime, et que dès lors je serais sans pitié... Vous savez le reste.
Vive sensation dans l’assemblée ; Broghill va se rasseoir auprès d’Amély qui, par un mouvement involontaire, s’éloigne avec effroi.
JAKMAN, à Willy qui, plongé dans une ombre stupeur, semble n’a voir rien entendu de tout ce qui s’est passé.
Qu’avez-vous à alléguer pour votre défense ?
Cette question, restée d’abord sans réponse, est répétée d’une voix forte et impérative ; Willy se lève alors lentement, et passant la main sur son front de l’air d’un homme qui cherche à rappeler ses souvenirs.
WILLY.
Ma défense !... quelle défense ? de quoi suis-je accusé ?... Pourquoi êtes-vous là, vous, qui m’interrogez ?... et vous tous, qui me regardez en silence, que me voulez-vous ?
Avec explosion.
Ah ! je m’en souviens... un vol, n’est-ce pas ? Un vol ? mais je suis innocent... j’en jure par le Dieu du ciel qui doit me juger un jour ; je suis innocent...
À Broghill.
Dites-leur donc que je suis innocent, vous... ou bien alors, des preuves, monsieur, des preuves...
BROGHILL, froidement.
Qu’on entre dans la chambre voisine ; j’y ai fait transporter la malle appartenant à l’accusé.
Sur un signe de Jakman, Flokart et quelques autres entrent dans la chambre dont la porte est restée ouverte. Broghill debout sur le seuil.
Dans cette malle sont encore les objets dérobés.
WILLY, lui frappant brusquement sur l’épaule, et le forçant à se retourner de façon qu’ils se trouvent tous deux face à face.
Comment le savez-vous ?
BROGHILL, troublé par cette question inattendue, mais se remettant tout-à-coup.
Pour vous avoir vu les y déposer.
WILLY.
Quand ?
BROGHILL.
Ce matin.
WILLY.
N’admirez-vous pas que milord se soit trouvé là, juste au moment où je les cachais... Mais tu mens, milord... tu mens...
BROGHILL, montrant Flokart qui rentre tenant à la main des bijoux et quelques valeurs en papier.
Voyez !
Rumeur générale. Willy demeure comme frappé de la foudre. Amély indignée va parler, Broghill d’un regard lui impose silence.
WILLY, qui s’est ranimé peu à peu, s’avançant vers Broghill, et lui présentant sa poitrine.
Un coup de couteau, milord ; après ce que vous avez fait, il ne vous reste plus qu’à me tuer comme vous avez tué sir Robert Ashton...
Violente interruption.
Ah ! je l’avais prévu !... des cris !... des murmures ! Ils ne le croient pas ! ils ne veulent as le croire !... Debout, monsieur, vous m’accusiez tout à heure, c’est moi qui vous accuse à présent.
BROGHILL, avec dédain.
Insensé ! penses-tu qu’une accusation partie d’où tu es, puisse arriver jusqu’à moi.
WILLY, amèrement.
Ah ! je comprends tout maintenant ; vous aviez raison, l’abîme était creusé sous mes pas...
Avec rage.
mais je n’y tomberai pas seul...
Allant vers la table, où s’est placé Jakman.
Monsieur, je suis convaincu que vous ne voudrez pas contribuer à l’injustice atroce dont je suis victime ; je suis convaincu que vous ne voudrez pas qu’un innocent soit incarcéré et condamné, pour qu’un coupable vive en paix et en liberté... Je déclare donc que les effets représentés et trouvés parmi les miens y ont été furtivement glissés par lord Broghill : je déclare de plus que lord Broghill est un meurtrier, que j’ai découvert son crime, et que c’est dans la crainte d’une révélation qu’il s’est déterminé à me perdre.
BROGHILL, s’élançant sur lui.
Te tairas-tu ?
WILLY.
Ah ! vous n’êtes plus calme maintenant !...
JAKMAN.
Eh ! milord, notre indignation n’a-t-elle pas déjà fait justice de sa folie !... Ce serait quelque chose de beau en vérité, si quand un gentilhomme dénonce un de ses domestiques pour vol...
WILLY.
Je ne suis pas le domestique de M. Broghill.
JAKMAN.
Vous êtes à ses gages, et cela suffit pour que la loi repousse votre témoignage. Qu’on le saisisse...
WILLY.
Infamie sur toi, juge prévaricateur !... j’en appelle à Dieu, ton maître et le mien.
Étendant le bras vers Broghill, et criant à pleine voix.
Assassin ! assassin de sir Robert Ashton !
BROGHILL.
Emmenez cet homme !...
On saisit Willy.
JAKMAN.
Oui, oui, qu’on l’entraîne.
À Broghill.
Milord, agréez nos respects.
WILLY, en passant devant Broghill.
Assassin et calomniateur !...
Tout le monde sort en tumulte. Resté seul, Broghill chancelle et tombe à la renverse, épuisé par la lutte qu’il vient de soutenir. Amély, effrayée, s’élance vers la sonnette.
ACTE V
Même décoration qu’au troisième acte, le cabinet de lord Broghill. Sur le bureau, le coffre et les pistolets. Deux flambeaux sur la cheminée.
Scène première
BROGHILL, AMÉLY, BETZI
Broghill est étendu sans connaissance dans un fauteuil ; autour de lui, Amély, Flokart et quelques domestiques.
AMÉLY, à Betzi qui entre en pleurant.
Willy ?
BETZI.
Dans une des salles du château, où on l’a enfermé, en attendant qu’il soit transféré dans la prison du comté.
AMÉLY.
Prends cette clef... qu’il soit libre... qu’il parte...
Betzi va pour s’éloigner par le fond.
Non, de ce côté ; par la porte qui conduit à l’escalier dérobé.
Betzi prend la clef et sort.
BROGHILL, reprenant ses sens.
Où suis-je !
Se levant brusquement.
Sortez, sortez tous ; sortirez-vous ?
Tout le monde s’éloigne épouvanté.
Scène II
BROGHILL, AMÉLY
BROGHILL, courant à Amély.
Tu ne m’as pas quitté ?... tu veillais sur moi !... Que s’est-il passé ?... n’ai-je rien dit ?...
AMÉLY, froidement.
Rien !
BROGHILL.
Ah ! je respire !... l’horrible rêve que j’ai fait !... La place publique... autour de moi un peuple immense... à mes côtés le bourreau... devant moi l’échafaud... Monte ! me crie-t-on... Je m’avance, je pose le pied sur la fatale échelle... Surprise et abomination !... au-dessus de ma tête, sur l’estrade sanglante, deux spectres qui, poussant sous leurs linceuls un long éclat de rire, me tendaient la main comme pour m’appeler à eux. Ah !...
AMÉLY.
C’étaient vos deux victimes ? l’une condamnée pour vous, et l’autre par vous ?... Milord, songez à Hougton !... milord, songez à Willy...
BROGHILL.
Hougton... Willy... qui donc me délivrera de ces deux hommes ?
AMÉLY.
Quelle horreur !
BROGHILL.
Amély...
AMÉLY.
Oh ! n’espérez pas que je me taise davantage ; plus de lâches concessions. Vous parlez de vos souffrances ? et croyez-vous que je n’ai pas souffert, moi, qui, jeune et confiante, avait lié ma destinée à la vôtre, et qui, au lieu de la félicité promise, n’ai recueilli que larmes et désespoir ? La voyez-vous, la pauvre femme, se débattant sous le poids d’un secret de mort, passer ses jours en pleurs, ses nuits en prières ?... la voyez-vous auprès du berceau de son fils, osant à peine lui apprendre le nom de son père ?
BROGHILL.
Ce nom, que jusqu’à présent j’ai soustrait à l’infamie, lui sera transmis sans tache. Malheur ! malheur à quiconque se trouverait encore sur la route que je me suis tracée !... je l’écraserais sous mes pieds.
AMÉLY.
Et si c’était moi ?
BROGHILL.
Toi !... Cela ne saurait être...
AMÉLY, avec force.
Cela est... Que j’aie été forcée de laisser tomber ma main dans celle d’un meurtrier, de vivre partout, sans cesse, à toute heure, auprès d’un meurtrier ; c’était mon destin de femme, mon devoir d’épouse... Que j’aie connu plus tard le pacte hideux qui a fait d’un innocent un coupable, et que je me sois tue... je le pouvais encore... l’innocent ne mourait pas... Mais aujourd’hui que, joignant au crime la lâcheté, vous sacrifiez bassement un pauvre jeune homme qui n’a que vous pour soutien, aujourd’hui que vous dressez un gibet, ma conscience se révolte et je dis : Milord, l’injustice ne s’accomplira pas. Non, dussé-je me perdre avec vous et sacrifier l’avenir de mon fils, sur qui vous finiriez par attirer la vengeance du ciel... Adieu.
Scène III
BROGHILL, seul
Ainsi, le seul être à qui je pusse confier mes angoisses, le seul qui, me connaissant, me supportât jusqu’ici sans horreur, s’isole désormais de ma destinée... Aucun terme à mes maux !... le temps ! le temps qui efface tout, ne fait qu’ajouter au désespoir de ma situation ! ah ! pourquoi m’obstiner dans cette lutte cruelle ?... Onze heures !... l’heure du crime... Ce fut aussi à onze heures que dans cette chambre, à cette place, Hougton me parla de son fils... et son fils, je l’ai déshonoré...
Avec emportement.
Il le fallait... Qu’il vienne m’en demander compte... le serment qu’il exigea de moi je le renie...
Ouvrant le coffre.
Ce fatal écrit, qui fit trop longtemps mon supplice, je l’anéantis, et si jamais lui-même se présente...
La fenêtre donnant sur le parc s’ouvre violemment, et Hougton se précipite en scène pâle et agité.
Scène IV
BROGHILL, HOUGTON
HOUGTON.
Milord !
BROGHILL.
Dieu !
HOUGTON.
On me poursuit.
BROGHILL.
Qui donc ?
HOUGTON.
La justice, à qui j’appartiens, depuis que j’ai pris votre place.
BROGHILL.
Plus bas... Ne crains rien... n’es-tu pas ici chez moi ?
HOUGTON.
Vous me sauverez, n’est-ce pas ? vous me sauverez de l’échafaud ? Ce serait horrible, après y avoir échappé, de le voir se dresser une seconde fois !... Fermez cette fenêtre...
BROGHILL, après avoir tout fermé.
Par quel motif, bravant l’arrêt qui vous proscrit, avez-vous osé...
HOUGTON.
Par quel motif ! Eh ! le sais-je ? L’exil est si cruel ! les tourments du meurtrier dont la loi a marqué la tête, si vifs et si poignants ! et puis mon fils !... l’idée que j’en étais séparé pour toujours... l’incertitude de son sort... Ah ! parlez-moi de mon fils ! dites-moi que vous avez tenu vos promesses... dites-moi qu’il est heureux... Vous ne répondez pas, milord !... vous détournez la tête !... mon fils !... serait-il mort ?...
On entend la voix de Willy.
Oh ! mais non, le voilà... et ne pouvoir me révéler à lui ! le presser contre mon cœur !... fatal mystère ! Ah ! ce rideau ! que je voie au moins ses traits, que j’entende au moins le son de sa voix.
Il se jette vivement derrière le rideau de la fenêtre.
Scène V
BROGHILL, HOUGTON, WILLY et BETZI, entrant par la porte à gauche
BETZI.
Oh ! je vous en conjure, venez, suivez-moi, partons.
WILLY.
Que je parte ! Non, laisse-moi, va-t’en, va-t’en, te dis-je.
Il la pousse dehors, ferme toutes les portes et va se placer les bras croisés devant Broghill.
Scène VI
BROGHILL, WILLY, HOUGTON, caché
WILLY.
Ah ! c’est donc vous, milord, qui voulez que je fuie ! et pourquoi ? parce que sans doute le monde, qui juge sur l’apparence, me croira coupable, en me voyant reculer devant l’éclat d’une procédure ?... Le moyen est bien trouvé ! oui, certes ! mais je ne fuirai pas...je veux contempler la justice en face, et savoir enfin pour qui elle est.
HOUGTON, à l’écart.
Qu’ai-je entendu !
Courant à Willy.
Accusé !... toi, mon fils !...
WILLY, reculant de surprise.
Hougton !
HOUGTON.
Ton père, ton père, que rien n’arrête plus dès qu’un danger le menace ; ton père, prêt à se placer entre toi et tes ennemis... ton père que tu as appelé souvent en vain ! Comprends-tu, enfant ?... ton père !...
WILLY.
Oh ! oui, mon père ! quel autre pourrait réclamer ce titre dans un pareil moment ? quel autre oserait me serrer dans ses bras ; moi, déshonoré, flétri, accusé de vol ?
HOUGTON.
Mais qui donc t’accuse ?
WILLY, montrant Broghill.
Lui !
HOUGTON.
Impossible !
WILLY.
Lui !
HOUGTON.
Vous, milord ?
BROGHILL, avec force.
Eh bien ! oui... son honneur était nécessaire à la conservation du mien, je l’ai sacrifié comme j’avais autrefois sacrifié le vôtre... comme je lui sacrifierai tout au monde... Je me méprise, je me déteste moi-même ; mais les choses ont été trop loin pour reculer.
HOUGTON.
Vous reculerez cependant ; vous reculerez devant votre serment indignement faussé, devant votre conscience, devant l’écrit que je vous ai fait déposer dans ce coffre, et que vous deviez relire chaque jour... Qu’en avez-vous fait ?
BROGHILL, le brûlant à un l’un des flambeaux placés sur la cheminée.
Le voici...
HOUGTON, tirant le couteau de son sein.
Et voici le couteau que j’avais promis de vous rapporter, si jamais vous deveniez parjure.
WILLY.
Arrêtez... sa mort ne nous sauverait pas. Milord, je tombe à vos pieds... Mon père, vous ne l’ignorez pas, fut frappé d’une injuste condamnation : on le cherche, on le poursuit, il est perdu s’il retombe entre les mains du bourreau... Qu’il s’échappe, et je me résigne à mon sort : rien, rien pour moi ; mais le salut de mon père !
HOUGTON.
Milord, le salut de mon fils !
On frappe vivement à la porte du fond, mouvement de surprise et d’effroi.
BETZI, en dehors.
Du monde !... des soldats !... la maison est cernée... On demande Hougton : on veut Hougton !...
WILLY.
Grand Dieu !
BROGHILL, montrant la porte à gauche.
Fuyez... là... par cette porte... échappez au danger !
HOUGTON.
Je ne sortirai pas d’ici que vous n’ayez déclaré par écrit...
Le bruit continue.
WILLY.
Mon père, les entendez-vous ?
HOUGTON, poussant Broghill vers le bureau.
Écrivez que votre accusation flétrissante était fausse et calomnieuse, et que mon fils est innocent.
BROGHILL.
Mais... mon honneur !
HOUGTON.
Le sien ne vaut-il pas le vôtre ?
BROGHILL.
Que résoudre ! que faire ?...
HOUGTON.
Votre devoir : écrivez...
BROGHILL.
Eh bien ! oui... vous serez satisfait... Périssent mes coupables espérances !... qu’on sache que je suis l’assassin de sir Robert... le calomniateur de Willy... un infâme enfin !
Il prend la plume et va écrire. Bruit à la porte à droite.
AMÉLY, en dehors.
Broghill ! Broghill !
BROGHILL.
Elle ! Amély !... mon fils ! et je leur léguerais un nom couvert d’opprobre !
HOUGTON.
Écrivez donc, milord, ou bien j’ouvre cette porte, et je parle.
BROGHILL, saisissant un des pistolets placés sur le bureau, et le lui déchargeant dans la poitrine.
Tu ne parleras pas !
Hougton chancelle et tombe, en étouffant un cri. Willy se précipite vers le couteau qu’il tenait et qui s’est échappé de sa main.
BROGHILL, qui l’a prévenu dans ce mouvement, s’empare du cout ce fer ! à moi la vengeance d’Hougton !
Il se frappe.
AMÉLY, qui est parvenue à ouvrir la porte de droite, s’élançant en scène.
Au meurtre !
Courant au fond, ouvrant violemment la porte.
Entrez, entrez tous !
Pâle, égarée, elle revient tomber à genoux auprès de Broghill expirant.
Scène VII
BROGHILL, WILLY, HOUGTON, AMÉLY, BETZI, JAKMAN, FLOKART, SOLDATS, GENS DU CHATEAU
BROGHILL, à Jakman.
Vous cherchiez le meurtrier de sir Robert Ashton.
Montrant Hougton mort.
Le voici... il avait osé pénétrer jusqu’à moi. Frappé par lui... en me défendant... je l’ai tué.
WILLY, qui était tombé à genoux auprès du cadavre, se relevant brusquement.
Dis assassiné... Mon père !... c’est mon père, entendez-vous... Là, dans ce coffre... un papier... la preuve du crime... brûlée... anéantie... et puis enfin ce couteau...
Murmure.
Ah ! vous voilà encore, vous ne m’écoutez pas... Mon Dieu, ne m’écouterez-vous donc jamais ?...
JAKMAN.
Cet homme est en délire.
BROGHILL, qui a suivi avec anxiété tous les mouvements de Willy, saisissant avec joie cette parole.
En délire !... Oui... cet homme est fou. Je demande sa grâce, sa grâce pleine et entière... c’est mon dernier vœu, respectez-le.
WILLY.
Misérable !...
S’arrêtant.
Oh !... mais non, je suis fou... ils l’ont dit...
BROGHILL, à Amély.
L’honneur de notre fils !... l’honneur...
Il expire.
JAKMAN.
Messieurs... c’était un brave et loyal seigneur !
WILLY.
Justice des hommes !...